LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE JUDAÏSME

 

NOTE. — Des Apocrypha autres que le Premier des Machabées et le livre de Jésus fils de Sirach.

 

 

Le Second livre des Machabées se reconnaît comme très moderne, soit aux croyances qui y sont professées sur la résurrection des morts, soit à l’expression d’un monothéisme très dogmatique (XVII, 37). On y remarque encore ce trait de métaphysique hellénique, que le monde a été créé de rien (έξ ούκ όντων, VII, 28) : on ne découvrirait rien de semblable dans toute la Bible. Enfin il y est dit (V, 19), à propos de la profanation du Temple par Antiochos, que le Seigneur n’a pas choisi le peuple pour le Temple, mais le Temple pour le peuple ; que le Temple a pu être frappé avec le peuple quand le peuple a été puni pour ses fautes, mais qu’il se relèvera avec lui. Il semble qu’on ne doive avoir trouvé de telles paroles qu’après la destruction du Temple[1]. Cette date explique que Joseph ne fasse dans son Histoire aucune mention des récits sur Héliodore et sur les sept enfants martyrs, que nous ne connaissons que par ce livre.

 

Ce qui frappe le plus dans Tobie est la figure que font dans ce roman pieux les anges et les démons. Le livre se termine par une allusion transparente. Tobie est un Juif que les Assyriens ont emmené prisonnier à Ninive ; il meurt à 158 ans, en prédisant à ses enfants que Jérusalem va être détruite et le Temple brûlé ; mais que la ville et le Temple renaîtront pour durer à jamais, et que tous les peuples y viendront adorer le Seigneur en renonçant aux idoles ; il leur annonce en même temps la ruine prochaine de Ninive. Tobie, son fils, vit à son tour jusqu’à 127 ans ; il a le temps d’apprendre que Ninive a été détruite, et il se réjouit avant de mourir, à cause de Ninive (XIV, 15). Il est clair que l’écrivain est un Juif des derniers temps, qui a vu tomber la ville sainte et son Temple, qui rêve une Jérusalem nouvelle (XIII, 20), et qui se flatte surtout qu’avant de mourir, il aura la joie de voir abîmée la Ninive d’alors, c’est-à-dire Rome.

Toute récente qu’est la date de Tobie, l’auteur du livre ne parait pas croire à la résurrection, ni attendre rien après la mort. On pourrait supposer le contraire en lisant le verset II, 18, de la Vulgate, mais ce verset n’est pas dans le grec. En général, la Vulgate de Tobie n’est pas la traduction fidèle du texte : elle le corrige de manière à lui donner un caractère plus édifiant, mais moins original. Ainsi elle supprime ce dernier trait : Et il se réjouit avant de mourir à cause de Ninive.

 

Judith (ce nom signifie la Juive) est encore un roman sans aucune valeur historique. Joseph, qui n’a rien dit du personnage de Tobie, se tait également sur celui de Judith, dont il ne pouvait pas ne pas parler, s’il eût connu cette histoire. On peut conclure que Judith, aussi bien que Tobie, est postérieur à la prise de Jérusalem par Titus. Ce qui est dit au verset III, 8, que le général assyrien prétend exterminer tous les dieux de tous les pays, pour que Nabuchodonosor soit adoré comme dieu par les hommes de toute langue, est une protestation contre l’apothéose des Césars, que Rome imposait au monde[2].    

 

J’ai déjà parlé des Additions grecques aux livres d’Esther et de Daniel. Ces dernières portent probablement leur date dans le verset 14 du Cantique dans la fournaise, où il est dit que les Juifs n’ont plus de prince, et que le sacrifice a cessé. Pour les additions d’Esther, on peut croire que la manière dont il y est parlé de la paix universelle (les Romains disaient la paix romaine), et ce qui est dit ensuite des Juifs, ce peuple qui trouble seul la synarchie (gouvernement en commun) établie parmi les peuples, sont des traits où on reconnaît que la Judée est alors sujette des empereurs[3].

 

La Vulgate officielle place Baruch à la suite de Jérémie, sans pour cela qu’on le fasse entrer en compte dans le nombre des prophètes[4]. Ce livre grec n’a été écrit non plus qu’après la ruine de Jérusalem par Titus. C’est cette ruine et celle du Temple qui y sont déplorées, 11, 24-26. Les Romains sont cette race insolente à la langue Barbare, IV, 15. C’est à Rome que s’adressent les menaces du prophète, IV, 32. Elle sera détruite à son tour ; elle périra par le feu : c’était l’espoir des Juifs depuis les guerres civiles qui ouvrirent le règne des Flaviens, et oit le Capitole fut brûlé. Mais Jérusalem renaîtra, et elle se repeuplera de ses enfants rassemblés de l’Orient, IV, 36 : on croyait qu’ils devaient être ramenés par les Parthes. Le sixième chapitre, qui a un titre à part : Lettre de Jérémie, est un morceau qui pourrait être chrétien aussi bien que juif : il est écrit par un sujet soumis des empereurs, qui ne fait la guerre qu’à l’idolâtrie, et qui la combat en philosophe. — Joseph ignore les prophéties de Baruch.

La Sagesse de Salomon (par opposition à celle du Fils de Sirach), ou simplement, la Sagesse, est un livre d’un caractère tout particulier, empreint de philosophie hellénique et alexandrine[5]. On y trouve même un Logos ou Verbe de Dieu (XVIII, 15), mais ce n’est pas tant le Logos de Philon que le memra des targums, c’est-à-dire la manifestation extérieure de Iehova. On y rencontre aussi le diabolos, dont il n’est jamais parlé, que je sache, dans Philon[6]. On y retrouve enfin les rêves des derniers temps : le Seigneur vengeant les siens sur les pécheurs et leur donnant la royauté, tandis qu’il renverse les trônes des puissants, IV, 16-24.

Il y a dans ce livre un ascétisme que la vraie Bible ne connaît pas : heureuse la stérile, heureuse la vierge, heureux l’eunuque, III, 13. Il combat le paganisme dans la Bible elle-même : Ce n’était pas le serpent d’airain qui les guérissait ; C’était toi, mon dieu, XVI, 7.

 

Le Troisième livre d’Esdras forme une suite aux livres bibliques d’Esdras et de Néhémie. Le verset IV, 45 : Le Temple que les Iduméens ont brûlé, quand la Judée fut dévastée par les Chaldéens, peut être dirigé, soit contre l’Iduméen Hérode, soit contre les Iduméens du temps de Titus, à qui les Juifs, comme on le voit par Joseph, s’en prenaient volontiers de leurs malheurs.

 

Le texte grec du Quatrième livre d’Esdras est perdu, et, jusqu’à notre temps, on ne connaissait ce livre que par la Vulgate latine. Mais on en a retrouvé des versions en syriaque, en éthiopien, en arabe et en arménien, et M. Hilgenfeld a donné dans son Messias Judæorum (Leipzig, 1860) la traduction en latin de ces différentes versions. Elles ont permis de reconnaître l’infidélité de la version latine, qui a altéré le texte pour le rendre chrétien, et qui a même ajouté à ce texte quatre chapitres, deux au commencement du livre et deux à la fin[7].

Il suffit des chapitres XI et XII pour faire reconnaître que le livre est postérieur à Domitien[8].

 

Je ne doute pas qu’à la suite du Quatrième livre d’Esdras Rome n’eût donné place, dans la Vulgate de Clément VIII, au Livre d’Hénoch, si ce livre s’était conservé comme l’autre dans une version latine. Il semble même qu’on n’eût guère pu se dispenser de le reconnaître pour canonique, puisqu’une épître qui fait partie du Nouveau Testament se réfère à l’autorité du Livre d’Hénoch et en cite textuellement un passage[9]. Mais le Livre d’Hénoch s’était entièrement perdu, sauf quelques pages du texte grec conservées dans Georges le Syncellos.

Il a été retrouvé, à la fin du siècle dernier, dans une version éthiopienne, qui a été publiée en 1838. Il en avait été fait en 1821 une traduction anglaise, d’après laquelle le livre a été traduit en latin dans les Prophetæ veteres pseudepigraphi de Gfrœrer, Stuttgard, 1840[10]. M. Renan dit que ce livre forme encore une partie intégrante de la Bible éthiopienne[11].

On a vu dans le Livre d’Hénoch et on peut y voir bien des choses ; voici ce que je crois y démêler pour mon compte. La grosse corne, LXXXIX, 13, est à mes yeux le Messie. Les agneaux, LXXXIX, 8, sont ceux qui attendent et qui annoncent le royaume de Dieu ; celui du verset 11 peut être Jean le Baptiste. Les douze derniers bergers sont les Césars. La nouvelle maison (ou le troisième Temple), LXXXIX, 39, remplace celle qui a été détruite par Titus.

Il y est dit, à propos de la construction du second Temple, que tout ce qui y est offert est souillé, LXXXVIII, 114. M. Hilgenfeld a remarqué d’ailleurs que Dieu, qui a abandonné le premier Temple au moment où il allait être détruit, ne reparaît plus dans la vision que lorsqu’il élève le troisième Temple au milieu de la Jérusalem nouvelle. Tout cela ne me semble convenir qu’à un écrivain qui a vu détruire le second Temple, et qui le regarde comme ayant été condamné dés l’origine, sans doute (comme le dit M. Colani) parce qu’il a été dès l’origine sous la domination des Gentils[12].

 

Il existe parmi les textes grecs qui font suite à la version grecque de la Bible, un Troisième livre des Machabées, qui n’a pas passé de là dans la Vulgate, et qui n’est pas reconnu par l’Église. On y raconte que Ptolémée Philopator, irrité de ce que les Juifs de Jérusalem ne l’avaient pas laissé entrer dans le Saint des Saints, fit rassembler tous les Juifs de l’Égypte dans l’hippodrome d’Alexandrie, pour les faire fouler aux pieds par ses éléphants. Une suite de miracles l’arrêtent d’abord, puis son cœur est changé, et il devient le patron des Juifs. C’est un conte également absurde par le fond et par les détails[13].

 

Enfin il y a d’autres apocrypha juifs qui sont demeurés tout à fait à part de l’Ancien Testament, comme les Psaumes de Salomon, l’Assomption de Moyse (version latine) et l’Apocalypse de Baruch (version syriaque). Le même livre canonique (l’Épître de Juda) qui renvoie au Livre d’Énoch, consacre aussi l’Assomption de Moyse (verset 9), en lui empruntant la tradition de l’archange Michael qui dispute au diable le corps de Moyse[14].

 

 

 



[1] Le verset XV, 31 ne me parait nullement contredire cette supposition.

[2] M. Robiou a soutenu dans un travail savant, publié par la Revue archéologique, 1875, l’antiquité du livre de Judith, mais sans convaincre les incrédules. Son étude est intitulée : Deux questions de chronologie et d’histoire éclaircies par les annales d’Assurbanipal. — Voir sur Judith le tome V de M. Renan (les Évangiles), 1817, au chapitre II.

[3] C’est dans les additions grecques à Daniel que se trouve l’histoire de Sosanna ou Susanne. Eustathe, dans son commentaire sur Dionysios ou Denys le Périégète (le Guide des voyages) parle d’une tragédie de Sosanna dont l’auteur est, à ce qu’il suppose, ό Δαμασκηνός, l’homme de Damas (p. 376). On a voulu croire qu’il désigne ainsi Nicolas de Damas, l’écrivain du temps d’Auguste ; mais ils agit bien plutôt du fameux Jean de Damas, du septième siècle, désigné ordinairement par ce nom de Damascène. Il n’y a donc pas de raison de penser que l’histoire de Susanne fut connue du temps d’Auguste : Joseph n’en a pas parlé. — Au contraire Joseph a connu les additions à Esther, et s’en est servi.

[4] Baruch est donné comme le secrétaire de Jérémie dans Jérémie, XXXVI, 4.

[5] Voy. VII, 25 ; VIII, 7 et 20 ; IX, 15.

[6] Il semble bien que ce soit la Sagesse (XVI, 21) que Basile cite sous le nom de Philon dans la Lettre 190 (à Amphilochios).

[7] Le nom de Jésus (VII, 28) n’était pas dans le texte, où il y avait seulement le Messie.

[8] Dans le tome V de M. Renan (les Évangiles, 1877), le chapitre XVI presque tout entier est rempli par une étude sur le Quatrième livre d’Esdras.

[9] Jud., 14 (et 6). Ce qui est dit dans II Pierre, II, 4, de la chute des anges est pris sans doute aussi du Livre d’Hénoch (VII, 1-11 ; IX, 5).

[10] M. Dillmann a publié de nouveau le texte éthiopien, avec une traduction allemande et un commentaire, 1831.

Je prends cette indication dans l’Histoire des idées messianiques de M. Maurice Vernes, 1874, où se trouve une étude sur le Livre d’Hénoch. L’auteur fait remonter cet écrit jusqu’au temps du grand prêtre Jean ou Hyrcan, à la fin du second siècle de notre ère. Il a donné (p. 73-108) la traduction française des chapitres LXXXIV-LXXXIX.

[11] Vie de Jésus, édit. de 1867, p. 40, en note.

[12] Les chiffres de mes renvoie sont ceux de Gfrœrer.

[13] M. Chassang rajustement fait entrer dans son Histoire du roman et de ses rapports avec l’histoire dans l’antiquité grecque et latine, 2e édit., 1862, page 242.

[14] Voir l’Assomption de Moyse éditée par Hilgenfeld à la suite de l’édition de Clément Romain. Leipzig, 1876, p. 128-129.