LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE JUDAÏSME

 

CHAPITRE VIII. — FIN DE L’HISTOIRE DES JUIFS.

 

 

La Loi, les Prophètes, les Hagiographa, composent toute la Bible hébraïque ; ce sont les seuls livres qui soient reconnus par les Juifs comme livres saints. Mais le judaïsme a encore produit un certain nombre d’écrits que nous ne lisons qu’en grec, soit que le texte hébreu ou chaldaïque en ait été perdu, ou que le grec ait été l’original. On les appelle en grec apocrypha, ce qui ne veut pas dire écrits apocryphes, ni écrits cachés ou secrets, mais ce qu’on exprimerait plutôt par les termes d’écrits non reconnus, non officiels. La Bible hébraïque elle-même n’étant lue qu’en grec pair les Chrétiens, ceux-ci n’étaient pas disposés à mettre une différence entre les livres hébreux et les livres grecs. Une grande partie des apocrypha ont donc été adoptés par eux, et la plupart de ceux-là sont reconnus comme livres saints par l’Église romaine, et font pour elle partie de la Bible.

Ce sont le Premier livre des Machabées, la Sagesse de Jésus fils de Sirach, le Second livre des Machabées, Tobie, Judith, la Sagesse de Salomon, Baruch. A ces livres, il faut ajouter des additions considérables, qui ont été faites à certaines portions de la vraie Bible, et dont j’ai parlé déjà, savoir les additions à Esther et les additions à Daniel, écrits purement grecs, qu’il faut se garder de confondre avec le texte hébreu, dont on ne les sépare pas toujours.

Enfin, dans l’édition officielle de la Vulgate de la Bible. faite par l’ordre du pape Clément VIII, on a imprimé, à la suite des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament reçus pour sacrés, un Troisième livre d’Esdras et un Quatrième livre d’Esdras. Ces livres sont précédés d’un avertissement portant qu’on les publie pour qu’ils ne se perdent pas, parce qu’ils sont cités quelquefois par les Pères[1].

Comme la plupart des apocrypha se rapportent aux derniers temps ; de l’histoire du peuple juif, il me paraît qu’avant de parler de ces livres, je dois achever cette histoire, que j’ai déjà conduite bien près de sa fin. La mort d’Hérode fut suivie d’une véritable anarchie. Les États d’Hérode furent partagés entre ses fils ; mais dans la Judée propre, que Rome laisse à Archélaos, sans lui accorder le titre de roi, la révolte éclate de tous côtés. Les uns demandent aux Romains l’abolition du principat des Hérodes ; les autres osent s’insurger contre les Romains eux-mêmes. A la suite d’une sédition qui met un moment en péril dans Jérusalem les troupes romaines, 2.000 Juifs sont mis en croix. Des fanatiques et des aventuriers s’élèvent çà et là, et prennent le titre de roi. Au bout de dix ans, Archélaos est déposé par les Romains, et la Judée propre est réunie à la province romaine. Elle est gouvernée par un procurateur de César ; des soldats romains tiennent garnison dans Jérusalem ; un recensement est ordonné et exécuté, et cette mesure provoque de nouveaux soulèvements.

C’est dans ces temps troublés que l’idée de l’Oint acheva de prendre possession des esprits. Nous ne sommes pas assurés qu’Hérode ait été regardé comme l’Oint par excellence, et certainement lui-même ne s’est pas donné pour tel. Mais, après lui, il paraît bien que l’Oint devient présent et visible, et que des hommes vivants ne craignent pas de prendre ce rôle. Judas de Galilée, l’un de ceux qui inquiétèrent alors les Romains, est signalé par Joseph, non pas seulement comme ayant prétendu être roi, mais aussi comme l’auteur d’une nouvelle secte, dont les disciples ne reconnaissaient que leur dieu pour chef et pour maître (Ant., XVIII, 1-6). Il ne s’explique pas plus clairement ; car il n’a laissé échapper nulle part dans ses livres ce nom de l’Oint attendu, trop suspect à l’autorité romaine ; mais il est probable que c’est là ce que Judas prétendait être.

L’auteur du livre des Actes, qui parle aussi de l’entreprise de Judas (V, 37), en la plaçant par erreur après celle d’un certain Theudas, qui n’est venu au contraire qu’après Judas (Ant., XX, V, 1), s’exprime ainsi sur le compte de celui qu’il a cru être le premier : Jadis s’éleva Theudas, qui prétendit être un personnage[2]. Joseph dit qu’il prétendait être un prophète, et vraisemblablement il se donnait pour l’Oint.

L’anarchie n’eut qu’un temps, et Jérusalem demeura romaine en apparence ; mais la main de Rome, si forte pourtant et si lourde, a bien de la peine à la contenir. Dès qu’on touchait ou qu’on paraissait toucher à la religion, il se produisait des émotions menaçantes. Il y en eut déjà sous le fameux procurateur Pilatus, qui coûtèrent aux Juifs beaucoup de sang. Les fantaisies despotiques de Caligula faillirent amener dès le temps de cet empereur la guerre terrible qui n’éclata pourtant qu’à la fin du principat de Néron.

Cependant il s’était élevé un homme, au temps de Tibère, qui, sans faire appel aux armes, contribua beaucoup sans doute à irriter les esprits, et à rendre l’ordre établi insupportable. C’est Jean, qui prêchait l’avènement prochain du règne du Seigneur, qui voulait qu’on s’y préparât par la réforme des mœurs et par la pratique de la justice, et qui invitait tous ceux qui venaient l’entendre à l’ablution (baptisma en grec) dans le Jourdain, signe et gage de la purification des âmes, d’où le nom qu’il a gardé de Jean le Baptistès ou le baptiseur. Il attaquait avec âpreté les vices de ces grands, dont les mœurs étaient celles des Gentils ; il inquiéta ainsi le tétrarque de la Galilée et de la Pérée, Hérode Antipas, fils d’Hérode le Grand, qui l’emprisonna d’abord, puis le fit mourir. Il est le premier auteur de la révolution religieuse qui s’accomplit en Galilée. Ce n’est qu’après lui, suivant les évangiles mêmes, que parut Jésus, sur qui l’histoire de Joseph, qui a mentionné Jean, reste muette.

Au temps de Claude, il y eut une grande exaspération dans la Judée ; c’est alors que se montre l’Oint Theudas, sous le procurateur Fadus. Celui-ci eut pour successeur le fameux Félix, frère de Narcisse, sous qui tout se précipita vers une catastrophe : après le règne de Claude, il demeura encore procurateur sous Néron. La Judée se remplit, dit Joseph, de brigands et de thaumaturges (γόητες), et plus loin : Les thaumaturges et les imposteurs entraînaient la foule dans le désert[3]. Elle y devait voir des prodiges, des signes éclatants, par lesquels se manifesterait une intervention divine. Un Égyptien, qui se donnait, dit Joseph, pour un prophète (sans doute pour l’Oint), se fit suivre par une multitude en délire jusque sur la montagne des Oliviers ; il leur avait promis que de là ils verraient les murailles de Jérusalem tomber à son commandement. lis furent enveloppés par une troupe romaine, qui en tua 400. C’est sous Félix qu’on commença à parler des sicaires (en latin sicarii, les hommes à couteau). Aux jours de fête, où Jérusalem se remplissait tout à coup d’une multitude extraordinaire venue du dehors, ces gens se mêlaient dans la foule, avec des couteaux sous leurs habits, et tuaient impunément ceux que leur fanatisme tenait pour ennemis ou pour suspects. On nous dit ailleurs que, dès qu’ils avaient entendu un incirconcis parler du Seigneur ou de la Loi, le tenant dès lors pour Juif, ils s’arrangeaient pour le surprendre, et le menaçaient de le tuer s’il ne se faisait circoncire[4]. Félix eut pour successeur Festus, et à celui-ci, toujours sous Néron, succéda Gessius Florus. C’est alors qu’éclata enfin la révolte qui couvait depuis si longtemps.

Poussés à bout parles duretés du procurateur, les juifs, qui jusque-là ne s’étaient soulevés que contre tel ou tel chef romain, rompirent audacieusement avec l’empereur et avec l’empire, en refusant de recevoir et d’offrir au Temple les victimes que César y faisait sacrifier pour la prospérité de Rome et des peuples. Ils avaient surpris dans la forteresse de Masada, près de Jérusalem, une garnison romaine, et ils l’avaient massacrée ; ils emportèrent, dans Jérusalem même, les positions occupées par les Romains, ils les forcèrent à se retrancher dans des cours où la garnison romaine se résigna à capituler ; puis ils violèrent la capitulation et égorgèrent ceux qui s’étaient rendus. Il n’y avait plus dès lors de paix possible.

Cependant le fanatisme déchaînait le fanatisme. Le jour même de cette tuerie, Joseph nous dit que dans Césarée, qu’on peut appeler la capitale des Gentils sur la terre juive, on massacra en une heure plus de 20.000 Juifs. Il ajoute qu’à leur tour les Juifs furieux mirent à feu et à sang une partie de la Syrie, et que les Syriens égorgèrent en revanche dans les villes tout ce qu’ils purent prendre de Juifs. Il dit que ceux de Damas parquèrent leurs Juifs dans leur gymnase, et que là encore, en une heure, ils massacrèrent 10.000 hommes désarmés[5]. Et c’est là qu’il ajoute ce trait bien remarquable, qu’il leur fallut, pour mener à bien leur complot, se cacher de leurs femmes, qui presque toutes appartenaient à la religion judaïque. Il y eut aussi des massacres à Alexandrie.

Cependant le gouverneur de Syrie, Cestius, s’étant fait battre par les Juifs devant Jérusalem, Néron donna à Vespasien le gouvernement de la province et ta conduite de la guerre, à la fin de l’an 67. L’arrivée de Vespasien en Syrie fut signalée par un soulèvement des habitants d’Antioche contre les Juifs de la ville ; on tua ceux qui refusaient de sacrifier, et il y eut de nombreux martyrs[6]. En Judée, la guerre, menée d’abord avec vigueur, fut suspendue par la chute de Néron et les révolutions intérieures de Rome ; mais Vespasien fut proclamé empereur, et chargea son fils Titus d’achever son œuvre par le siège de Jérusalem. Il le commença à la fin du mois de février de l’an 70 ; mais longtemps déjà avant cette date, Jérusalem, où étaient accourus de tout le pays tous ceux qui ne voulaient pas se soumettre aux Romains, et qui ne pouvaient pas leur tenir tête, était en proie à toutes les discordes et à tous les attentats. Suivant Joseph, ceux qu’on appelait les zélés qannaïm, (ζηλωταί en grec), remplissaient la ville de leurs insolences et de leurs violences. La guerre civile avait éclaté, et à peine arrêtée par la victoire d’un parti, elle renaissait aussitôt, le parti vainqueur se divisant à son tour : on se massacrait jusque dans le Temple. Le siège, qui sembla d’abord suspendre ces fureurs, les exaspéra bientôt, quand la ville eut à endurer toutes les souffrances de la famine. On tuait les riches, dit Joseph, à cause des ressources qu’ils avaient, et les pauvres, parce que, n’ayant pas de ressources, ils essayaient de s’échapper. On ne doit pas sans doute accepter tous les récits de Joseph, encore moins toutes ses déclamations : le Juif qui avait passé aux Romains, et qui s’était fait courtisan de César, ne peut en être cru sur parole au sujet des hommes indomptables qui combattirent et qui moururent en patriotes à la fois et en martyrs[7]. Mais on ne peut artère douter que Jérusalem n’ait vu et souffert pendant ces temps-là des horreurs de toute espèce. Le siège, conduit avec la supériorité militaire des Romains, aboutit à des assauts répétés, sous lesquels la ville succomba enfin, arrachée morceau par morceau à ses opiniâtres défenseurs. Dans un de ces assauts, on mit le feu au Temple, qui fut entièrement consumé : ce sanctuaire, objet de la vénération de tous les hommes, Grecs et Barbares[8], disparut de la face de la terre. Jérusalem périt, après cinq mois de siège, au commencement d’août de l’an 70. C’est ainsi que Titus acheva son œuvre, après avoir soutenu l’une des plus rudes guerres que les Romains aient jamais eu à supporter pour venir à bout d’un peuple.

Enfin, après un siége aussi cruel que lent,

Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant

Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,

Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines[9].

Titus, en effet, rasa les fortifications de Jérusalem, puis l’empereur fit vendre toutes les terres de la Judée, et ordonna que les deux drachmes que les Juifs, dans le monde entier, versaient tous les ans dans le Temple de Jérusalem, seraient versées désormais dans celui du Capitole.

Tacite porte à 600.000 âmes le nombre des assiégés de tout âge et de tout sexe[10]. Le jour où la dernière enceinte fut emportée, il y eut un effroyable carnage. Sans s’arrêter aux chiffres impossibles de Joseph, on peut dire que le siège de Jérusalem a été une des plus grandes destructions de vies humaines qu’on ait jamais faites. Il faut y ajouter les grandes tueries par lesquelles les Romains célébrèrent les fêtes de leur victoire : à Césarée, à Bérite, et dans toutes les villes de Syrie où il passa, Titus donna des spectacles dans lesquels on sacrifia des Juifs de toutes les manières. Les uns durent s’entre-tuer comme gladiateurs, d’autres combattre les bêtes ; il y en eut qui furent brûlés vifs : on consommait jusqu’à 2.500 hommes dans un seul de ces spectacles. Qu’on juge de ce que ce dut être à Rome.

Trois hommes avaient particulièrement porté le poids de cette défense mémorable entre toutes, C’étaient Éléazar fils de Siméon, Jean fils de Lévi, et Siméon fils de Gioras. Le premier mourut tué par des Juifs dans les luttes intérieures où les assiégés consumaient leurs forces : les deux autres tinrent jusqu’au bout, et furent pris avec la ville au dernier jour. On les transporta à Rome pour les faire figurer dans la pompe du triomphe. La coutume romaine voulait que le chef des vaincus flet mis à mort dans cette journée. Au moment où le char du triomphateur arrivait devant le Capitole, on emmenait le prisonnier la corde au cou, en le maltraitant de toutes manières, jusqu’au cachot où on le tuait, et c’était là, aux yeux des Romains, le plus beau des spectacles et le fruit le plus goûté de la victoire[11]. La procession attendait au pied du Capitole l’annonce de cette mort, et alors s’élevaient les acclamations et commençaient les sacrifices offerts aux dieux. Voilà comme avait fini notre Vercingétorix, après avoir attendu cette fin pendant six ans, parce que le triomphe de César avait été retardé par les guerres civiles. Siméon eut l’honneur d’être considéré comme le chef des Juifs, et mourut de cette manière. Jean languit jusqu’à la fin de sa vie dans les prisons des Romains.

Ces deux noms sont loin d’avoir reçu les hommages qu’ils devaient attendre. L’Église chrétienne maudissait trop tout ce qui était juif pour les honorer, et d’un autre côté les Juifs eux-mêmes les ont laissés tomber dans l’ombre. Les Talmuds ni les Midraschim ne les ont pas prononcés une seule fois, non plus que ceux de Judas et de ses frères[12].

Les livres rabbiniques ne s’intéressent qu’aux rabbins, et à ce qui se fait sous leur influence. Or il semble, quoiqu’on ne voie pas très clair dans cette histoire, que les rabbins ne s’associèrent pas à la révolte qui aboutit à la ruine de Jérusalem ; que les plus considérables d’entre eux se tinrent à l’écart, et s’établirent pendant le siège à Iabné.

Au triomphe de Vespasien et de Titus, on porta solennellement dans Rome les objets consacrés au culte de Iehova qui avaient été pris dans le Temple : on les voit encore aujourd’hui dans les bas-reliefs de l’arc de Titus, où on remarque particulièrement le chandelier à sept branches[13].

Vespasien et son fils ne prirent pas le nom de judaicus, suivant la coutume romaine ; sans doute parce que ce nom avait quelque chose d’équivoque, et rappelait l’idée des judaïsants[14].

Dès le commencement de la guerre, et avant le siège de Jérusalem, les sicaires s’étaient emparés de la forteresse de Masada, et ils la tenaient encore. Ce fut le dernier obstacle que les Romains trouvèrent devant eux. Joseph raconte que ces champions obstinés de l’indépendance juive, se voyant forcés par les Romains, s’entre-tuèrent tous, après avoir égorgé leurs femmes et leurs enfants. Deux autres places fortes, Hérodion et Machéronte, s’étaient rendues.

Un grand nombre de Juifs s’étaient réfugiés en Égypte, et essayaient d’y rallumer la guerre. Livrés aux Romains, ils se laissèrent torturer et tuer sans se soumettre à saluer l’empereur du nom de maître. Vespasien fit détruire alors le temple que les Juifs avaient en Égypte ; ce temple survécut ainsi à peine à celui de Jérusalem. Une autre tentative de soulèvement, en Cyrénaïque, fut également étouffée dans le sang.

Tout ce qui était juif fut plongé dans la consternation par la ruine de Jérusalem, ou plutôt par la ruine du Temple ; ils n’avaient vécu que pour leur dieu, et c’était leur dieu qui leur manquait. On fit le deuil, on jeûna ; beaucoup se condamnèrent à ne plus manger de viande et à ne plus boire de vin[15]. Sur les ruines de Jérusalem ne siégeait plus même aucune autorité religieuse. Le sanhédrin résidait à Iabné, ville qui déjà trente ans avant la guerre paraît avoir été un des principaux centres du judaïsme, quoique la population y fût mêlée de Gentils[16].

M. de Saulcy a salué cette défense de Jérusalem d’un cri d’admiration et de sympathie auquel je fais écho de tout mon cœur. Les Juifs ont donné là un spectacle dont l’humanité devra toujours leur tenir compte. Ce siège désespéré, cette résistance incomparable, ce martyre d’un peuple entier, témoignent d’une force intérieure qui explique assez comment le judaïsme a moralement subjugué le monde[17]. Le récit de cette guerre, quoique fait par Joseph, c’est-à-dire par un écrivain médiocre d’esprit et de cœur, demeurera toujours comme une protestation contre la conquête romaine et contre toute conquête ; protestation qu’aucune grandeur, nuls souvenirs ni monuments ne peuvent effacer. L’exemple de Jérusalem protégera mieux que tous les discours l’inviolabilité de la patrie et celle de la conscience.

Les affreux souvenirs de la guerre de Titus, les exécutions épouvantables qui avaient étouffé dans l’Égypte et la Cyrénaïque les derniers restes de cette guerre, avaient laissé dans les Juifs de ces provinces, moins anéantis que ceux de la Judée, d’implacables ressentiments. Ils se réveillèrent pendant la guerre de Trajan contre les Parthes, guerre où étaient sans doute mêlés les Juifs de chez les Parthes, demeurés libres. En Cyrénaïque, il n’y eut pas précisément une guerre, mais un massacre des Grecs et des Romains surpris par des Juifs. Dion impute à ceux-ci d’effroyables atrocités[18].

Ils firent à leur tour paraître leurs ennemis dans l’arène, aux prises avec les bêtes féroces. Dion compte plus de 220 mille hommes massacrés ; il en compte plus de 240 mille dans l’île de Cypre : les Juifs, dit Eusèbe, étaient comme possédés par un démon de révolte. En Égypte, les Grecs, accablés par les Juifs, se retranchèrent dans Alexandrie ; les Juifs de la ville furent à leur tour égorgés ou brillés vifs. Il y eut là une guerre véritable, pour laquelle Trajan dut envoyer des forces considérables, et qui finit par de grandes tueries de Juifs[19].

La Judée, sous Trajan, resta tranquille. Cela dura jusqu’à la seizième année d’Hadrien ; mais l’empereur ayant alors voulu faire de Jérusalem une colonie romaine, c’est-à-dire une ville de Gentils, où seraient établis les dieux des Gentils, les Juifs n’en purent supporter l’idée. La Judée propre s’insurgea, et essaya une dernière fois de revivre. Le rabbin Akiba fut le prophète de cette guerre ; il n’est connu, je crois, que par les sources rabbiniques ; mais il y fait la plus grande figure, et il y paraît au premier rang des docteurs et des martyrs[20]. Pour le capitaine, on ne sait pas son nom propre ; les textes l’appellent le fils de Koziba, Ben Koziba ou Bar Koziba. Mais Akiba lui ayant appliqué la prophétie de Balaam (Nombres, XXIV, 17) : Une étoile est sortie de Jacob, ce ne fut plus Bar Koziba, mais Bar Kokhaba, le fils de l’étoile, en grec Barcochébas[21]. La guerre avait été d’abord souterraine ; le pays se couvrait de tranchées. où des troupes d’hommes s’abritaient, se rejoignant les unes les autres par des communications secrètes ; puis la révolte éclata. Elle s’étendit à des hommes de toute race, et il sembla, dit Dion, que la terre entière en fût remuée. Julius Severus, chargé de la combattre, ne voulut pas se hasarder dans une grande bataille contre le désespoir furieux des insurgés ; il les coupa les uns des autres et les détruisit péniblement par une succession de combats et de sièges. Le dernier fut celui de Bettar, quelle que soit la ville ainsi désignée, où les plus obstinés furent à la fin acculés et forcés[22]. Près de 500.000 hommes, d’après Dion, périrent par le fer ; une multitude immense fut consumée par la famine, par les maladies et par le feu. Mais les Romains eux-mêmes furent rudement éprouvés. Hadrien, en écrivant au sénat, n’osa pas se servir, au début de sa lettre, de la formule ordinaire : Bonne santé à vous et vos enfants ; nous sommes en bonne santé ici, moi et l’armée[23].

Jérusalem devint donc la colonie Ælia Capitolina (Ætius était le nomen gentilitium d’Hadrien), et un temple y fut élevé à Jupiter. Le règne de Iehova était fini.

On peut demander à quoi a servi aux Juifs cette résistance désespérée ; on peut plaindre ce qu’on appellera un fanatisme féroce : mais je ne puis m’empêcher de respecter leur obstination ; et je ne crois pas d’ailleurs qu’elle ait été aussi stérile qu’il le semble. Le sentiment d’intraitable fidélité à leur dieu qui a soulevé alors les Juifs est le même par lequel ils ont conservé vivant le judaïsme, sinon la Judée. Il est vrai qu’il leur en a coûté cher : il leur a fallu, pour des siècles, cesser de vivre de la vie commune du genre humain, et non seulement se résigner à toutes sortes de souffrances et d’avanies, mais encore, pour mieux préserver leur indépendance, isoler jusqu’à leur esprit, et l’emmurer dans la prison ténébreuse de leurs Talmuds. Mais à ce prix ils ont duré ; ils ont duré, pendant tout le moyen âge, en face de l’Église, comme ils avaient fait en face de l’empire romain, également invincibles aux deux plus redoutables tyrannies qui aient jamais pesé sur l’humanité. Et leur vigueur s’est si bien entretenue sous cette éducation du malheur, qu’à mesure que la liberté moderne les fait rentrer dans le concert des peuples, ils y apportent des forces considérables, qui s’annoncent comme devant contribuer grandement aux progrès de l’avenir[24].

 

 

 



[1] On a joint à la version latine de ces deux livres celle de la Prière de Manassé, petit écrit d’une page, dont le texte grec ne subsiste plus. Il se rapporte à une légende sur Manassé, qu’on trouve dans II Chron., XXXIII, 12, et qui est sans fondement historique, comme le prouve le chapitre XXI du second livre des Rois.

[2] Λέγων εΐναί τινα έαυτόν. Même expression au sujet de Simon de Samarie, VIII, 9.

[3] On appelait ainsi les rives du Jourdain entre le lac de Gennesareth et la mer Morte. Jos., Guerre des Juifs, III, X, 7. — Antiq., XX, VIII, 5.

[4] Philosophumena, IX, 26. C’est le curieux ouvrage sur les hérésies, retrouvé par Minoïde Mynas en 1840, et publié en 1851 par M. Miller, puis en 1860, avec une traduction latine, par M. Cruice.

[5] Damas appartenait alors à un petit prince indépendant des Romains. Voir II Cor., XI, 81, et Renan, t. II, p. 174.

[6] Guerre des Juifs, VII, III, 3.

[7] Parmi ce que j’appelle ses déclamations, il y en a de pitoyables, telles que le passage où il reproche aux chefs des assiégés, comme un crime épouvantable, d’avoir distribué à leurs soldats affamés l’huile et le vin tenus en réserve pour les sacrifices (Guerre des Juifs, V, XIII, 6).

[8] Guerre des Juifs, V, I, 3. Déjà un mois auparavant le sacrifice de tous les jours, ou sacrifice perpétuel, avait cessé, et c’était là un fait terrible pour la foi juive (Voir Daniel, VIII, 11 ; IX, 27 et Guerre des Juifs, VI, II, 1). On fit depuis commémoration de ce jour funeste (Derenbourg, p. 231).

[9] Racine, Bérénice, I, 4. On remarquera qu’Antiochus, qui fait ce récit, ne parle pas même du Temple, et cependant un homme qui revenait de Jérusalem ne pouvait pas l’oublier ; mais à l’époque de Racine, on ne se permettait pas sur le théâtre, c’est-à-dire en lieu profane, de parler de choses qui étaient alors choses saintes.

[10] Hist. V, 13. Joseph compte 1.100.000 tués dans le siége et 97.000 prisonniers faits pendant la guerre (Guerre des Juifs, IX, VI, 3).

[11] C’est ainsi que parle Cicéron, Verr., V, 30.

[12] Voir IV, Esdras, XII, 45. — Derenbourg, pages 282-288 et page 302. — On peut supposer aussi que les auteurs de ces livres craignaient, en appuyant sur les souvenirs de guerre, de paraître nourrir eux-mêmes, contre les pouvoirs de leur temps, des pensées d’indépendance et de révolte, et qu’ils mettaient plus volontiers en scène les hommes de paix.

V. Joguet, dans un ouvrage posthume auquel M. Duruy a rendu un juste témoignage, les Flaviens, 1876, se plaint avec amertume qu’il ne soit pas sorti des synagogues a une œuvre littéraire durable en faveur de la grande cause qui avait succombé, un appel à l’avenir contre l’injustice du sort et des hommes, un monument de piété patriotique aux nouveaux Machabées, de manière à vaincre le temps et le mauvais vouloir des conquérants ; a et qu’il ne nous reste de la grande guerre juive qu’un récit écrit dans la cour et sous l’approbation de Titus (page 36).

[13] Joseph ne mentionne pas l’arche parmi les objets qui figurèrent dans la cérémonie du triomphe, et on ne la retrouve pas non plus dans les bas-reliefs de l’arc de Titus. On a vu, en effet, qui elle avait disparu déjà au temps du livre attribué à Jérémie. Un chroniqueur byzantin, Jean d’Antioche ou Malala, dit que Titus fit présent à la ville d’Antioche de Kéroubs d’airain pris dans l’intérieur du Temple (p. 261 et 281, édit. de Bonn.). Il ne dit pas que ce soient les deux Kéroubs qui étaient sur l’arche, et s’il le disait, on ne pourrait l’admettre d’après une aussi faible autorité.

[14] Dion, LXVI, 7.

[15] Derenbourg, page 292.

[16] Philon, l’Ambassade à Gaius. Voir aussi, sur Iabné, Derenbourg, p. 288, 302, etc., Neubauer, la Géographie du Talmud, 1868, p. 73-76, et la traduction du Traité des Berakhoth, par M. Schwab, p. 80.

[17] Ce ne sont pas quelques hommes, ni une armée, c’est un peuple presque entier qui va mourir pour ses croyances et sa liberté. Duruy, Histoire des Romains, t. IV, 1871, page 152.

[18] De manger la chair de ceux qu’ils assassinaient ; de se faire de leurs boyaux des ceintures ; de les écorcher et de se vair de leur peau ; de les scier depuis la tête jusqu’au bas du corps.

[19] L’historien Appien faillit périr dans cette guerre. Voir le fragment d’Appien retrouvé par M. Miller (Revue archéologique, 1869).

[20] Derenbourg, p. 330, 335-6, 436.

[21] Eusèbe, Hist. ecclés., IV, 8. Cf. Justin, Apologie., 31, etc. Derenbourg, p. 423.

[22] Eusèbe, Hist. ecclés., IV, 8. Neubauer, p. 103. Le Talmud dit que Bar Koziba fut tué, et sa tête portée à l’empereur. Derenbourg, p. 434. — Sur la question de savoir ce que c’est que Bettar, il a paru encore, en 1877, une dissertation en allemand, que je n’ai pu lire (par Lebrecht, Berlin).

[23] Dion, LXIX, 14. Sans doute en latin : Ego exercitusque valemus. On sait les mots fameux par lesquels se termine le dernier bulletin de la campagne de Russie, du 3 décembre 1812 : La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure (Correspondance de Napoléon, t. XXIV, p. 383). Mais s’il avait eu à employer la formule romaine, moi et mon armée, Bonaparte lui-même aurait reculé.

[24] On ne doit pas oublier, dans un livre de critique, de rappeler que l’exégèse religieuse des temps modernes est sortie principalement de la polémique des rabbins contre la théologie chrétienne :

Éclaircie des rabbins les savantes ténèbres.

(Boileau, Sat. VIII, vers 216.)