LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE JUDAÏSME

 

CHAPITRE VII. — LA BIBLE EN GREC. LES HAGIOGRAPHA.

 

 

La Loi et les Prophètes ne sont pas toute la Bible ; elle contient une troisième classe de livres, que les Juifs appelaient simplement les Écritures (en grec Hagiographa, les saints écrits), comme les Psaumes, Job, les Proverbes, Daniel, etc. Mais avant de passer à ces livres, j’ai à signaler un fait considérable ; c’est la traduction de la Loi en grec. Les Juifs établis en Égypte sous les Ptolémées apprirent à parler la langue grecque, qui les mettait en commerce avec l’Asie Mineure et l’Europe ; bientôt leurs enfants n’en surent pas d’autre, et c’était celle que parlaient d’ailleurs les recrues qu’ils pouvaient faire dans le monde hellénique. Ils sentirent donc le besoin de traduire la Loi, qui était leur religion tout entière ; et c’est ce qu’ils durent faire à peu près vers l’époque où fut élevé en Égypte le temple d’Onias. Plus tard, le mouvement naturel qui reporte le plus loin possible en arrière l’origine de tout ce qui est sacré fit qu’on voulut que cette traduction eût été faite dès le temps de Ptolémée Philadelphe, c’est-à-dire cent ans plus tôt. On imagina aussi qu’elle avait une origine merveilleuse, et on conta qu’elle était l’œuvre de soixante-douze interprètes (six pour chacune des douze tribus), qui avaient travaillé séparément les uns des autres, et s’étaient miraculeusement rencontrés. De là le nom de version des soixante-dix (en nombre rond) ou des Septante. Cette fable est exposée dans un écrit qui subsiste et qui a eu longtemps de l’autorité ; il porte le nom d’un prétendu Aristée. Voir aussi Joseph, Antiquités, livre XII.

Cet événement, qui a eu si peu de retentissement que nous n’en pouvons déterminer la date précise, est pourtant un des plus grands qu’il y ait dans l’histoire ; car il a seul rendu possible la propagation du judaïsme parmi les Gentils et l’avènement du Christianisme. Les Juifs hellénistes, au temps de Philon, en comprenaient toute l’importance, puisque nous lisons dans la Vie de Moïse : Aujourd’hui encore, il y a tous les ans une fête et un pèlerinage dans l’île de Pharos, où abordent non seulement des Juifs, mais aussi d’autres visiteurs en grand nombre, qui viennent saluer le lieu où la lumière de cette traduction a éclaté, et rendre grâces à notre dieu pour ce bienfait déjà ancien et toujours nouveau. Après les prières et les actions de grâces, les uns dressent des tentes au bord de la mer, et les autres se couchent sur le sable en plein air pour manger avec leurs parents et leurs amis, et s’estiment plus magnifiquement établis sur cette plage qu’à un banquet dressé dans le palais des rois.

Plus tard au contraire, quand du judaïsme hellénisé fut sorti le christianisme, ceux qui étaient restés Juifs maudirent un travail qui avait abouti à ce résultat odieux ; de sorte que le jour où la tradition disait que cette œuvre avait été accomplie devint pour eut un jour de deuil[1].

La traduction de la Loi en grec est très probablement la première traduction qui ait été faite d’un livre quelconque. Aucun peuple chez les anciens, pas même les Grecs, n’était assez curieux de pénétrer dans la pensée des autres peuples, pour aller jusqu’à étudier patiemment une langue barbare et jusqu’à traduire mot à mot des livres où tout lui était étrange. Aussi ce ne sont pas les Hellènes qui ont eu l’idée de mettre en grec la Bible hébraïque, mais les Juifs, qui l’ont fait par zèle religieux ; et ce qui paraît plus étonnant encore aujourd’hui, c’est que les Hellènes, même après que cette traduction a été faite, ne l’ont pas lue ; car ni les Gentils ne se souciaient de la lire, ni les Juifs ne voulaient la laisser voir à des Gentils. Elle n’était à l’usage que des judaïsants, et n’existait pas pour les autres[2].

La version grecque de la Loi, ainsi que celles des autres livres, qu’on y ajouta depuis, présente une particularité tout à fait digne d’attention ; c’est que le nom de Iehova n’y paraît nulle part et n’a pas été transcrit en grec. Une vénération superstitieuse, qui s’autorisait d’un verset du Lévitique mal compris (XXIV, 16), défendait aux Juifs de prononcer le nom de leur dieu. Cette superstition des noms ineffables était égyptienne[3].

Quand les Juifs lisaient le livre saint, et qu’ils y rencontraient le nom sacré, au lieu de le prononcer, ils prononçaient comme équivalent le mot Adonaï, qui signifie, Mon maître, Mon seigneur[4]. Ce nom d’Adonaï a même été écrit quelquefois dans le texte hébreu (mais non dans le Pentateuque), à la place de celui de Iehova. La version grecque l’a supposé partout, et l’a traduit par à δ κύριος, en latin Dominus, en français le Seigneur ; c’est ainsi que cette appellation a passé dans la Vulgate et dans les Bibles en langues modernes. Cet accident de traduction, qui semble peu de chose, a peut-être beaucoup aidé à la fortune du dieu des Juifs ; car en lui ôtant, avec son nom hébreu, la marque juive, il lui a rendu plus facile d’être accepté comme le dieu de tous les hommes. Épictète appelle aussi son dieu de ce nom (I, 29, etc.)[5].

La version grecque prit naturellement chez les Juifs hellénistes toute l’autorité d’un texte. Philon d’Alexandrie ne cite l’Écriture et ne la commente que d’après la traduction. Mais ce qui est plus remarquable, Paul lui-même, élevé à Jérusalem, disciple du fameux Gamaliel, un des rabbins les plus illustres (le Talmud est plein de son nom et de ses décisions), et nourri par lui des textes saints, du moins selon le livre des Actes (XXII, 3), n’en cite pas moins les Écritures d’après le grec, du moment qu’il écrit en grec, et il ne corrige même pas les inexactitudes des traducteurs. Pour mieux comprendre cela, il faut faire réflexion que la langue de Paul (aussi bien que de Jésus), quoiqu’elle s’appelât de l’hébreu, n’était plus le véritable hébreu, mais le syro-chaldaïque. La langue de la Bible était pour Paul une langue morte ; mais un apôtre ne se sert pas volontiers d’une langue morte[6].

A plus forte raison, les Pères de l’Église font de même, puisqu’à l’exception d’Hiéronyme ou Jérôme, ils ne savaient pas l’hébreu.

La version grecque contient des infidélités, les unes involontaires, d’autres voulues, parce qu’entre l’époque où l’original avait été écrit et celle où on le traduisait, les idées religieuses avaient changé, et cela sous l’influence de l’esprit hellénique, qui s’infiltrait insensiblement chez les Juifs.

Dans l’Exode, XXIV, 20, les soixante-dix Anciens étant montés sur le Sinaï avec Moïse, ils virent le dieu d’Israël... et il ne mit pas sa main sur eux ; ils virent le dieu, et ils mangèrent et burent (c’est-à-dire qu’ils restèrent en vie : voir XXX, 20). La version grecque corrige ainsi ce passage : Ils virent le lieu où résidait le dieu d’Israël... Ils furent vus dans le lieu où était le dieu... etc. On ne comprenait plus le dieu que comme invisible.

Au chapitre u1 de l’Exode, le dieu apparaît à Moïse, et le charge de tirer son peuple d’Égypte, et de l’amener à la montagne où il doit recevoir sa Loi. Et Moïse dit au dieu : Quand je serai allé aux enfants d’Israël, et que je leur aurai dit : Le dieu de vos pères m’a envoyé vers vous, alors s’ils me disent : Quel est son nom ? que leur dirai-je ? Et le dieu dit : Je suis ce-lui que je suis. Il dit encore : Tu diras aux fils d’Israël : C’est Je suis qui m’a envoyé vers vous. Le dieu dit encore à Moïse : C’est Iehova, le dieu de vos pères, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac et le dieu de Jacob, qui m’a envoyé vers vous. Voilà mon nom à toujours. — J’ai traduit, mais ce passage est en réalité intraduisible. Il faut savoir seulement qu’en hébreu le mot Je suis et le nom Iehova s’écrivent à peu près de même, de manière que l’un peut être donné pour l’explication de l’autre[7].

Il n’est pas possible de rendre exactement en français la définition que le dieu donne de ce qu’il est. Les verbes hébreux n’ont pas de présent, et c’est tantôt le passé, tantôt le futur qui en tient lieu : c’est le futur qui se trouve ici. On pourrait donc traduire aussi bien : Je serai celui que je suis, et les commentateurs entendent par là : Je suis ou serai toujours le même, toujours vivant, toujours puissant, de sorte que mon peuple peut compter sur moi à jamais. La version grecque a traduit : C’est moi qui suis celui qui est, έγώ είμι δ ών, phrase qui peut s’entendre au sens de l’hébreu, mais qui peut être prise aussi et qui en effet a été prise tout autrement. On y a vu une formule métaphysique, dans laquelle le dieu se définit par l’idée de l’existence absolue, à la manière de Platon, ou même de Philon. Ce sont là des spéculations bien éloignées du simple génie du judaïsme primitif[8].

J’aurai encore l’occasion dans la suite de signaler ces divergences entre la version grecque et le texte hébreu. Je reviens aux livres dont il me reste à parler, après avoir relevé seulement ce fait singulier, que la foi du monde chrétien étant fondée sur la Bible, elle a ainsi pour base un livre que les peuples convertis n’ont lu que dans des traductions, tandis que celui qui le lisait dans le texte (ou à peu près) n’a pas été converti.

Les Hagiographa se distinguent des livres que j’ai étudiés jusqu’ici en ce qu’ils ne sont attribués ni à Moïse ni à aucun nabi ou prophète des temps anciens ; ou du moins ils ne leur ont pas été attribués d’abord et ne se sont pas produits sous leur nom. Car plusieurs de ces écrits ont été postérieurement rapportés à des personnages antiques, tels que David et Salomon ; mais c’est une fiction dont on ne s’avisa que quand on possédait déjà ces livres depuis longtemps. Autrement, ils auraient été au premier rang parmi les Prophètes.

LES PSAUMES.

C’est dans cette classe que les Juifs plaçaient les Tehillim, c’est-à-dire les Louanges, en grec les Psaumes ou les Hymnes ; ce dernier mot est celui de Philon. Il est venu un temps où les Juifs les ont rapportés à David, parce que David était musicien, d’après l’Écriture[9].

Il suffit cependant d’y jeter les yeux pour se convaincre que ceux qui les ont écrits ne prétendaient nullement les donner pour des chants de David et ne parlaient pas en son nom ; mais qu’ils n’entendaient exprimer que leurs sentiments à eux-mêmes ; tandis qu’au contraire ceux qui ont composé Isaïe, Jérémie, etc., prenaient en effet le personnage de ces prophètes et paraissaient transcrire simplement des paroles sorties de leur bouche. Il n’y a pas longtemps qu’on aurait eu en France besoin d’effort pour faire reconnaître que les Psaumes sont ce que je viens de dire. Aujourd’hui l’autorité de M. Édouard Reuss suffit pour me dispenser d’établir là-dessus la vérité[10]. On peut se demander seulement s’il n’y a pas lieu d’être plus hardi encore ; si on doit s’arrêter, avec M. Reuss, au temps d’Antiochos l’Épiphane, et s’il ne faut pas descendre au besoin jusqu’aux derniers Asmonées, jusqu’à Hérode même, sinon au delà[11].

Il faut bien prendre garde, quand on cherche à déterminer la date d’un livre de la Bible par la situation qu’il exprime, que souvent la situation chez les Juifs restait la même, malgré la diversité des événements. Un chant de victoire, où Juda se vante de commander à d’autres peuples, peut se rapporter également au règne d’Hyrcan, à celui de Jannée, à celui d’Hérode. Quant aux psaumes beaucoup plus nombreux qui sont remplis par la peinture des humiliations des Juifs et de leurs douleurs, à combien de dates différentes ils peuvent répondre 1 Sous Antiochos, Jérusalem avait été surprise, son Temple profané, ses bâtiments brûlés, sa population massacrée ou emmenée captive : moins de cent ans après, elle fut emportée d’assaut par Pompée. Trente ans après Pompée, elle le fut de nouveau par Hérode et Sossius ; et déjà cette fois on mit le feu au Temple, en attendant qu’il fût entièrement brillé par Titus, comme le premier Temple l’avait été par les Chaldéens. C’est ainsi que tel trait, qu’on a rapporté à la persécution d’Antiochos, se rapporte peut-être en réalité à des événements postérieurs de plus d’un siècle.

Les Psaumes se divisent en cinq parties, séparées chacune de la suivante par ce qu’on appelle une doxologie : la première s’arrête au psaume XLI, la seconde au psaume LXXII, la troisième au psaume LXXXIX, la quatrième au psaume CVI[12]. C’est dans la dernière que se trouve le psaume fameux qui commence par, Au bord des eaux de Babylone (CXXXVII). N’est-il pas probable que c’est Rome qui est Babylone, et que cette imprécation superbe se rapporte à la journée odieuse où les Romains avec Hérode emportèrent d’assaut Jérusalem et y portèrent le carnage ? Peut-être qu’en suivant cette idée, on entrera plus aisément dans la férocité des derniers versets, et on sera touché de ce qu’il y a de souffrance dans ces fureurs.

Ce qui est certain, c’est que les psaumes, même ceux qu’on pourrait supposer les plus anciens, sont plus récents que la plupart des prophètes. On y voit le règne de Iehova définitivement établi ; Jérusalem et la Judée sont tout à fait purgées d’idolâtrie. Tandis que les prophètes reprochent sans cesse à Israël le culte des dieux des Gentils, et y voient la source de tous ses malheurs, au contraire dans les Psaumes le peuple de Iehova s’accuse bien de ses fautes, mais il se rend témoignage de sa fidélité : Nous ne t’avons pas oublié, nous n’avons pas violé ton pacte... Si nous avions oublié le nom de notre dieu ! Si nous avions élevé nos mains vers un dieu étranger !... Mais c’est pour l’amour de toi que nous sommes tués tous les jours (XLIV, 18-23). La Loi de Iehova est désormais souveraine ; toujours présente à la pensée du fidèle, elle revient sans cesse dans ses discours.

Les prophètes parlaient souvent, soit des divisions entre Juda et Éphraïm, soit de leur réconciliation, et de leur alliance contre l’étranger : il n’en est plus parlé dans les Psaumes, où on n’aperçoit pas même la trace d’une distinction entre ces deux portions d’Israël[13]. En effet, depuis la prise de Sichem et du temple de Garizim par Hyrcan, la Judée ne fait qu’un, et les héritiers des dix tribus n’ont plus d’existence indépendante. Dans l’histoire des rois Asmonées ou dans celle d’Hérode, Joseph n’a rien à nous dire de Samarie. C’est seulement sous la domination des Romains, qui favorisaient sans doute tout ce qui pouvait diviser les Juifs entre eux, qu’il est question de nouveau du schisme des Samaritains et de leur mauvais vouloir. On ne les appelle plus d’ailleurs que de ce nom ; ceux d’Éphraïm et de Manassé sont absolument oubliés.

On remarque dans le texte des Psaumes un mot nouveau, celui de hasid, (δσιος, sanctus) qui exprime précisément ce que nous rendons par le mot de fidèle ou de dévot. Le nom de ces dévots, mécontents et amers, espèce de jansénistes des temps de la royauté juive, était devenu un nom de parti. Si parmi les Psaumes un assez grand nombre n’expriment que des sentiments communs à tout Israël, sentiments qui répondent à une joie ou à une calamité publique, il y en a beaucoup aussi dans lesquels nous entendons la plainte de ces « saints», qui demandent justice à leur dieu contre ceux qui ne sont ni ses amis ni les leurs[14].

Les prophètes n’emploient que le nom de Iehova ; les Psaumes y associent souvent celui d’Élohim, et il y en a même où le nom d’Élohim est employé seul. On pourrait croire alors que le nom de Iehova avait disparu par un respect superstitieux, et qu’on ne craignait plus seulement de le prononcer, mais même de l’écrire. Les psaumes où les deux noms sont mêlés ne permettent pas, ce semble, de s’arrêter à cette explication. Ne serait-ce pas plutôt que les Juifs, au contact du monde hellénique, avaient été gagnés peu à peu par un sentiment religieux plus large, qui leur faisait quelquefois nommer la divinité d’un nom moins particulier et moins local ? Tertullien fait remarquer (Apol., 17) qu’il arrive souvent aux Gentils, au lieu d’invoquer Jupiter ou tel autre, de dire simplement Deus, reconnaissant ainsi le dieu unique et universel. Ils disaient : Grand Dieu ! bon Dieu ! plaise à Dieu ! On peut croire que cela avait commencé bien avant Tertullien, et aussi que ce mouvement des esprits s’était fait sentir chez les Juifs eux-mêmes. Les Psaumes, et en général les Hagiographa, touchent par là aux temps chrétiens.

Un certain nombre de psaumes (IX, XXV, etc.), présentent une particularité où il est permis de reconnaître les bas temps de la littérature juive. Ils sont formés de stances qui commencent chacune par chacune des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu, suivant l’ordre alphabétique. Il faut remarquer surtout le fameux psaume CXIX, où chacune des vingt-deux stances se compose de huit distiques, commençant tous par la même lettre.

Les cent cinquante pièces dont se compose le recueil étant tout à fait isolées les unes des autres, on pourrait supposer qu’elles ont été ramassées çà et là, et qu’il y a eu, pour ainsi dire, autant de psalmistes que de psaumes. Je suis cependant disposé à croire qu’il y a eu un auteur principal des Psaumes, et à dire comme Philon : Celui qui a écrit les hymnes ; parce que je sens dans les plus belles de ces poésies, non seulement une unité d’impression qui me frappe, mais aussi une force et une puissance qui n’appartiennent pas aisément à plusieurs. Cela n’empêche pas que les chants de ce premier poète n’aient pu en inspirer d’autres, ou encore que des morceaux d’origine diverse n’aient été placés dans le recueil une fois formé. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que l’auteur des Psaumes ne soit pas connu par son nom : toute la littérature juive est anonyme ou pseudonyme.

M. Reuss a appelé le Psautier : le livre des cantiques de la Synagogue. II est devenu aussi le livre des cantiques de l’Église, et les âmes chrétiennes ne se nourrissent pas moins des Psaumes que de l’Évangile. C’est qu’il n’y a rien dans la Bible qui soit d’un caractère plus universellement humain. La Loi est la loi des Juifs, et non notre loi. Les Prophètes sans doute sont pleins de sentiments qui nous touchent ; mais ces sentiments y sont placés dans un cadre fourni par l’histoire juive, et les noms qui figurent dans cette histoire reviennent aussi sans cesse dans les prophéties : Assur, Babylone, l’Égypte, Moab, Édom, la rivalité d’Éphraïm et dé Juda ; les Juifs y parlent librement de leurs affaires, parce que la crise même qu’Israël a traversée l’a fait libre, et que la forme prophétique ajoute encore à cette liberté en mettant l’écrivain plus à l’aise. Il n’en est plus de même dans les Psaumes : les Juifs fidèles souffrent au dedans du gouvernement profane de leurs rois ; ou bien ils se sentent tombés au dehors sous une domination insupportable ; mais ce sont choses dont il n’est pas possible de parler tout haut ; les ressentiments doivent s’envelopper d’expressions vagues, et c’est assez de se plaindre en termes généraux des méchants et des Gentils. Mais il est résulté de là que les mêmes chants qui soulageaient les souffrances des Juifs ont pu répondre depuis, sans qu’il y eût rien à y changer, aux sentiments de bien d’autres malheureux. Le nom seul de Iehova y mettait l’empreinte du judaïsme, mais on a vu que ce nom disparaissait dans les traductions.

Les Psaumes sont avant tout le cri d’un peuple persécuté dans sa foi. C’est par là qu’ils ont été quelque chose de tout à fait nouveau, et c’est par là en même temps qu’ils ont eu une action si puissante sur tous les hommes.

Je ne veux pas dire, hélas ! que la persécution fût chose nouvelle ; l’oppression de l’homme par l’homme est de tous les temps. Mais à l’origine, lorsque sur un point quelconque du monde la force brutale écrasait les faibles, ou bien ceux-ci souffraient et mouraient comme l’animal, sans être capables même de protester ; ou bien ils se révoltaient, rendaient violence pour violente, et, vaincus enfin, mouraient encore ; mais leur âme ne s’élevait pas à la pleine conscience de leur droit et ne savait pas faire appel à une justice supérieure. D’ailleurs l’oppression elle-même, dans sa brutalité aveugle, n’atteignait pas directement l’âme dans l’opprimé ; elle exigeait de lui du travail, des humiliations, des tributs, des vies humaines ; elle ne lui demandait pas le sacrifice de sa foi, car elle ne savait ce que c’est qu’une foi. Mais au temps des Psaumes, quand Israël se sentait accablé par la puissance des Gentils, il y avait, d’une part, chez les Juifs une énergie du sentiment religieux portée au comble par la glorieuse guerre de l’indépendance, suivie d’un siècle de liberté ; et, d’autre part, leurs ennemis n’opposaient pas uniquement des soldats à des soldats, mais des idées à des idées ; ils voulaient soumettre les âmes avec les corps ; ils prétendaient enlever aux vaincus leur vie morale, avec la Loi de leur dieu. Et puis on ne leur faisait pas seulement la guerre du dehors ; l’étranger avait au dedans des complices, d’autant plus détestés qu’ils étaient des frères. Enfin les ennemis d’Israël, quoique assez forts pour lui faire sentir les tristesses de la servitude, ne l’étaient pas assez pour l’anéantir ni pour le réduire à se soumettre ; les saints continuaient de vivre et de lutter, et quand toute résistance extérieure était suspendue, la résistance morale durait encore ; elle dura toujours et n’eut jamais à désespérer. C’est ainsi que se développèrent à Jérusalem une éloquence et une poésie qui jusque-là n’avaient eu lieu d’éclore nulle part, celles de la persécution.

Mais telle que je viens de la définir, la persécution, une fois introduite dans le monde, ne s’en est plus retirée. La multitude qui, par toute l’étendue de l’Empire romain, se rattacha aux mécontentements et à la religion des Juifs, hérita aussi des haines qu’ils avaient soulevées. La communauté persécutée s’élargit, mais elle continua de trouver dans les psaumes l’aliment de ses colères et de ses espérances, l’inspiration de ses dévouements. Ensuite, quand les persécutés ne furent plus les chrétiens, ce furent les hérétiques, les schismatiques, les opposants, que l’Église fit souffrir à son tour, après avoir tant souffert elle-même. Tous répétèrent les uns après les autres, avec la même passion que les Juifs, leurs cris de détresse et leurs cris de vengeance, leurs appels à un dieu fidèle jusque dans ses sévérités, consolateur et libérateur.

Iehova, ne me reprends point dans ta colère, ne me châtie point dans ta rigueur. Iehova, aie pitié de moi, car je suis sans force ; guéris-moi, Iehova, car mes os sont brisés. Ma vie est anéantie : dis-moi, Iehova, jusques à quand ?[15]Pourquoi t’éloignes-tu, pourquoi te caches-tu au temps qu’on m’opprime ?... Ils disent : Son dieu l’a oublié ; il a voilé sa face ; il ne voit rien. Iehova, lève-toi !Ils comptent sur leurs chars et sur leurs chevaux : nous, nous comptons sur le nom de Iehova, notre dieu. — Mon dieu, mon dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?... Je ne suis qu’un ver, plutôt qu’un homme, l’opprobre des hommes, le rebut des peuples. Tous ceux qui me voient m’insultent, ils me rient au nez... Toi donc, Iehova, ne t’éloigne point ; tu es ma force ; hâte-toi de me secourir. — Les yeux de Iehova sont sur les justes et ses oreilles s’ouvrent à leurs cris. — Encore un peu de temps, le méchant n’est plus ; tu regardes où il était : il n’y a plus rien. — On me dit tous les jours : Où est ton dieu ? Mon âme, pourquoi es-tu abattue ? Pourquoi frémis-tu au-dedans de moi ? Espère en mon dieu ; je le retrouverai encore. — Tous les jours on nous tue à cause de toi... Lève-toi donc ; pourquoi es-tu endormi ?Ne mettras-tu pas mes larmes dans ton outre [comme un vin de prix] ? Ne sont-elles pas écrites sur ton livre ?Mon dieu, casse-leur les dents dans la bouche... ; qu’ils s’écoulent comme l’eau et qu’ils se fondent... ; qu’ils ne voient pas le soleil, non plus qu’un fœtus avorté... Le juste se réjouira au jour de la vengeance ; il lavera ses pieds au sang des méchants. — Ne fais point de grâce à pas un d’eux... ; ne les tue pas non plus, de peur qu’on n’oublie le châtiment ; fais-les durer, errants et malheureux... ; qu’ils soient comme les chiens qui passent les nuits à hurler sans trouver à rassasier leur faim. — Qu’ils se dissipent comme la fumée ; qu’ils fondent comme la cire ; que ton pied et la langue de tes chiens se plongent dans le sang de tes ennemis. — Délivre-moi, mon dieu ; mes ennemis sont plus nombreux que les cheveux de ma tête... ; pour toi j’ai souffert toute espèce d’opprobre... ; je suis un sujet de chanson pour ceux qui boivent... Que le puits ne ferme pas sa gueule sur moi... ; ne détourne pas ton visage... ; Hâte-toi, exauce-moi... ; que mes ennemis soient effacés de la liste des vivants. — Ils disparaîtront comme disparaît un songe quand on s’éveille[16]. — Mon dieu tient le vase olé il fera boire la lie aux méchants. — J’ai mangé la cendre comme le pain, et j’ai bu mes larmes avec l’eau... ; ma vie a passé comme l’ombre et comme l’herbe desséchée... Mais toi, Iehova, tu subsistes éternellement. — Je t’appelle, Iehova, du fond des eaux qui m’engloutissent... Israël, compte sur Iehova ; tu trouveras en lui miséricorde..., et il rachètera Israël du châtiment de tous ses péchés. — Si je t’oublie, Jérusalem, que mes membres m’oublient [c’est-à-dire me manquent, me fassent défaut]... Fille de Babel la destructrice, heureux qui te rendra ce que tu nous as fait ; heureux qui te prendra tes petits-enfants, et leur brisera la tête contre la pierre ![17]

Que de voix ont répété ces plaintes, qui n’étaient plus des voix juives 1 Les fils de la religion nouvelle se les sont appropriées tout entières, y compris les menaces mêmes et les fureurs :

Tigre altéré de sang, Décie impitoyable,

Ce Dieu t’a trop longtemps abandonné les siens

De ton heureux destin vois la suite effroyable

Le Scythe va venger la Perse et les chrétiens.

Encore un peu plus outre, et ton heure est venue...

Ainsi parle Polyeucte ; ainsi parlait Cyprien, l’illustre évêque de Carthage[18]. Et on sait la rage qui s’étale dans Tertullien à la fin de son livre des Spectacles, où il jouit avec une ivresse féroce du spectacle que donneront aux fidèles, à la fin du monde, les tortures et le désespoir de leurs persécuteurs :

Vous anéantirez ceux qui nous font la guerre,

Et si l’impiété nous juge sur la terre,

Vous la jugerez dans les cieux[19].

Seulement dans ces vers, ainsi que dans Tertullien, c’est pour une autre vie quelle chrétien se promet la vengeance qu’il savoure ainsi d’avance, tandis que l’idée d’une autre vie est absente des Psaumes, qui ne supposent rien après la mort, et où on n’attend jamais de Iehova qu’une justice prochaine et comme présente[20].

On ne sait pas assez que l’office de la semaine sainte en particulier est composé en grande partie des psaumes les plus chargés d’imprécations, et que ces imprécations se perpétueront ainsi dans la bouche des chrétiens tant que durera l’Église. II est vrai qu’il n’y a plus de Gentils ; mais il y a toujours des méchants ; les méchants ou les Gentils, aux yeux des «saints», ce sont les infidèles, les hérétiques, les impies, et même tout simplement les profanes[21].

Il ne faut pas croire d’ailleurs que l’effet des Psaumes se soit borné à soulager les souffrances ou les ressentiments collectifs d’une nation ou d’une communauté religieuse. Il a fallu sans doute une cause publique pour susciter cette poésie ; il n’y a que les douleurs d’un peuple qui puissent trouver d’abord une si grande voix pour s’exprimer. Mais cette voix, quand une fois elle s’est fait entendre, a eu un écho dans le cœur des malheureux obscurs et isolés, dont les tristesses sans cela seraient à jamais restées muettes. Le plus humble, le plus ignoré, peut souffrir de l’injustice des hommes autant que soutirait Israël ; il répétera donc les plaintes d’Israël en se les appliquant, et cela d’autant plus naturellement que, dans les Psaumes, l’imagination, qui a besoin d’images particulières et sensibles, avait peint Israël sous les traits d’un homme. Ainsi quand Gilbert, à près de 2.000 ans de la date de ces chants hébreux, laissait échapper ces vers si personnels :

J’ai révélé mon cour au Dieu de l’innocence, etc. ;

il ne faisait guère que traduire quelques versets du psaume XLI, ou d’autres semblables[22].

Ce n’est pas tout ; de même que ces chants se sont étendus des douleurs d’un peuple aux douleurs d’un homme, il est arrivé aussi, par une nouvelle transformation, que les cris qu’avaient arrachés à Israël des épreuves tout extérieures, des calamités qui frappaient sur la chair et sur les sens, ont traduit plus tard des émotions, non seulement morales, mais encore mystiques. Les Juifs disaient au sens propre : Les méchants vont disparaître, et l’héritage restera aux bons (Ps. XXXVII) : le chrétien d’aujourd’hui entend par là un héritage céleste et surnaturel. Israël s’écriait : Comme le cerf brame après l’eau des sources, ainsi, mon dieu, mon âme soupire après toi. Mon âme a soif de mon dieu, du dieu vivant ; quand donc reparaîtrai je devant sa face (Ps. XLII). En parlant ainsi, il était tout à l’ardent désir de revoir Jérusalem après en avoir été exilé, et ce Temple où Iehova faisait sa demeure. Ce verset a exprimé depuis et exprime encore tous les jours les ardeurs spirituelles d’une piété qui ne cherche son dieu qu’au dedans de soi. — Seigneur, dit encore le psalmiste (Ps. LI), ouvre mes lèvres ; mets ta louange dans ma bouche. Pour des sacrifices, tu ne t’en soucies pas ; autrement je t’en offrirais ; tu n’as pas de goût aux holocaustes. Le sacrifice que tu veux de moi est mon cœur brisé ; ma tristesse et mon affliction sont l’offrande que tu agrées. C’est encore là un chant de l’exil, qui veut dire seulement que l’exil n’est pas le temps des fêtes, et que le dieu des Juifs, tant que leur ville sainte reste en proie aux impies, ne leur demande d’autre culte que leur douleur. La preuve que c’en est bien là le sens est que le poète ajoute aussitôt : Rends à Sion ta bonté, relève les murs de Jérusalem ; alors tu te plairas aux sacrifices et à l’holocauste qui consume une victime entière. Aujourd’hui on laisse volontiers dans l’ombre ces derniers versets, et les premiers ont changé de sens. On croit y entendre un dieu tout intérieur, pour qui le culte du dehors est comme s’il n’était pas ; qui ne nous demande que notre âme et qui ne la veut que désolée ; non pas, comme dans le psaume, à cause des malheurs publics, mais par une tristesse singulière et nouvelle, qui vient du sentiment de nos péchés. On sait que sept de ces chants, qui exprimaient plus particulièrement les misères et les humiliations d’Israël, servent aujourd’hui, sous le nom de Psaumes de la pénitence, à l’expression du repentir d’un pécheur contrit. C’est ainsi que nous refaisons les Psaumes en les lisant, à l’usage d’une religion raffinée, qui n’aurait pas même été comprise par les Juifs d’alors.

Quelquefois aussi l’esprit nouveau, en se substituant à l’ancien, a lu dans un psaume tout autre chose que ce qui y était écrit. C’est ce qui est arrivé pour la fin du psaume CXLIV : Arrache-nous aux mains des enfants de l’étranger... Leurs fils croissent comme de jeunes plants ; leurs filles s’élèvent comme des piliers bien taillés. Leurs greniers sont pleins et regorgent de toutes choses. Leurs brebis sont fécondes ;... leurs bœufs sont gras ;... on n’entend point de cris d’alarme dans leurs rues. Heureux, disent-ils, le peuple qui a tous ces biens ! Heureux plutôt le peuple qui a pour dieu Iehova ! — C’est ainsi que parle la Vulgate, d’après les Septante ; mais ni cette antithèse ni ce disent-ils ne sont dans le texte. Il parait qu’il faut traduire : Que nos fils croissent... que nos greniers soient pleins... et ainsi du reste. Heureux le peuple qui a tous ces biens, le peuple qui a Iehova pour dieu [car c’est Iehova qui les lui donne] ! — Il n’y a ainsi dans l’hébreu qu’une espérance et une promesse de prospérité ; c’est plus tard que, sous l’influence d’idées morales, d’origine philosophique et stoïque, on a mis en opposition avec les biens terrestres ce bien mystique d’être le peuple du Seigneur.

On lit dans la Vie de Pascal écrite par sa sœur que le psaume CXIX (qu’elle appelle le psaume CXVIII) lui paraissait contenir tant de choses admirables qu’il sentait de la délectation à le réciter. Quand il s’entretenait avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportait en sorte qu’il paraissait hors de lui-même. Ces choses admirables étaient souvent bien loin de la pensée de l’auteur original. Aussi dans ce verset : Je suis à toi, sauve-moi, parce que j’ai recherché tes commandements (94), Pascal trouvait le mystère de la prédestination, et dans celui-ci (119) : J’ai regardé comme des coupables tous les profanes, celui du petit nombre des élus ; et celui de la grâce efficace dans cet autre (99) : Je vois plus clair que mes maîtres, parce que je suis plein de ta Loi. Ce verset fait peut-être allusion, dans le texte, à la faiblesse des prêtres et des grands prêtres qui servaient les infidèles : Pascal l’applique à Rome et aux Jésuites[23].

Heureuse, dit le même psaume (verset 1), la voie des purs, de ceux qui marchent dans la Loi du Seigneur[24] ! » — J’ai pris plaisir à tes commandements, autant qu’à tous les trésors du monde (14). — Je confesserai ta Loi devant les rois, et je n’en rougirai point (46). — Tes commandements ont été le sujet de mes chants dans le lieu de mon exil (54). — Je me lève au milieu de la nuit pour célébrer tes jugements (62). — L’iniquité des orgueilleux s’est amassée contre moi ; mais je donnerai à tes commandements mon cœur tout entier. Eux, ils ont le cœur figé comme une graisse insensible, mais moi, je me suis attaché à ta Loi (69-70). — Je reconnais, Seigneur, que tes jugements sont toute justice, et que tu m’as châtié dans ton équité (75). — Mes yeux se sont presque éteints dans l’attente de ta parole ; je disais : Quand me consoleras-tu (82) ?Oh ! combien j’aime ta Loi ! elle est ma pensée pendant tout le jour (97). — Il est temps que le Seigneur agisse : ils ont aboli ta Loi (126) !Mes yeux se fondent en ruisseaux de larmes parce qu’on n’observe pas ta Loi (136). — Ainsi parlait l’Israélite fidèle sous l’oppression des Gentils, et des Juifs qui pactisaient avec les Gentils, et Pascal répétait tout cela dans sa cellule d’anachorète, tandis que Port-Royal se défendait péniblement contre la cour et le pape, et l’archevêque, et le monde,

Errant, pauvre, banni, proscrit, persécuté,

content et fier de ses peines, et d’autant plus ardent pour sa foi, comme plus méprisant pour la doctrine régnante et pour ses docteurs[25].

Rien ne fait mieux comprendre qu’un tel exemple comment les Juifs, avec une centaine de chants~inspirés par une crise de leur histoire, se sont trouvés être les interprètes des souffrances morales de l’humanité, de celles mêmes, c’est sur quoi je veux appuyer, qui semblaient le moins faites pour retentir avec éclat. Le philosophe, par exemple, suivant Platon ou Zénon, qui passait sa vie caché dans un coin et chuchotant sa doctrine, qui, avec son amour de la justice, se sentait perdu au milieu de la foule aveugle et folle, pareil à un homme tombé parmi des bêtes féroces, et qui s’isolait de son mieux afin de se conserver pur[26], avait sans doute ses amertumes, ses indignations, ses soupirs, mais qui restaient renfermés en lui-même, ou ne se traduisaient que dans des confidences faites comme à voix basse à quelques auditeurs recueillis. Rien de commun entre ces épanchements d’un sage, et la voix d’une foule qui se soulève contre un ennemi public, et qui combat tour à tour avec des armes et avec des cris. Mais, quand ces cris, tels qu’on les entend dans les Psaumes, ont été partout répandus et répétés, alors telle âme endolorie, dans ses méditations solitaires, y a reconnu sa souffrance et s’en est servie pour la traduire et la soulager. C’est ainsi que les Psaumes sont devenus la plainte et la prière universelle.

A l’époque de l’avènement du christianisme, les Psaumes, alors attribués à David, car Paul les cite sous son nom (Rom., IV, 6, etc.), avaient toute l’autorité des Prophètes, et chacun les tirait à soi comme les Prophètes. Je dirai plus tard quelle étrange exégèse leur a été appliquée, sous l’influence de la croyance au Messie, et surtout des croyances chrétiennes.

Les Psaumes sont donc un des plus grands titres des Juifs ; on ne peut en parler qu’avec admiration et reconnaissance. On doit s’avouer pourtant que l’impression générale en est triste et dure, ainsi que l’étaient les temps qui les ont inspirés. J’excepte quelques chants glorieux, qui célèbrent la grandeur de Iehova, ses œuvres divines et ses bienfaits. Mais ce qui domine dans les Psaumes est le cri de la vengeance et de la haine. Ce cri sort, comme le dit le poète, des profondeurs de l’abîme : De profundis clamavi ad te. Il ne reste plus alors aux Juifs que l’espérance tourmentée et maladive qui persiste jusque dans le désespoir. Le souffle pur et fortifiant qu’on sentait dans les Prophètes ne soulève plus la poitrine des fils d’Israël. Où sont les magnifiques promesses d’Isaïe sur la grandeur de Sion ? où est le Libérateur, le Pacifique, le Fort et le Sage qui doit amener avec lui un âge d’or ; les riantes images de l’enfant qui joue avec le serpent, de l’agneau couché à côté du loup ? Dans les Psaumes, l’agneau est sous la dent du loup qui le déchire. On n’y entend pas la voix du dieu qui console, qui ouvre les chemins du salut, qui annonce du haut des montagnes la bonne nouvelle de la paix et de la justice. Les tristesses mêmes de Jérémie et les amertumes d’Ézéchiel étaient bienfaisantes ; elles retrempaient les âmes et les préparaient à faire leur devoir avec confiance et dévouement ; tous deux prêchaient à Israël que sa destinée était dans ses mains, et qu’il serait récompensé suivant ses mérites. Mais les Psaumes ne font plus appel à sa vertu, dont il a reconnu l’impuissance ; ou du moins les seules vertus qu’ils lui demandent sont la patience, la résignation, l’humilité, l’abandon au surnaturel et au miracle. Ils défendent de mal faire plutôt qu’ils n’excitent à faire le bien ; ils n’ont pas d’élan vers l’action, ni vers le prochain ; je ne sais s’il y est parlé une seule fois d’aimer ses frères. Les Psaumes sont d’admirables prières des agonisants, plutôt qu’une parole de vie ; il se dégage de cette poésie une ombre pareille à celle du cloître, dont la tristesse n’a que trop longtemps enveloppé le monde chrétien.

Cependant la piété a aussi des sources inconnues de joie et d’amour : les chants qui s’adressent au Temple sont pleins d’ardeur tendre, ceux surtout qui ont été composés dans l’exil. La maison du Seigneur, la maison de Dieu, c’est une idée qui touche encore vivement la dévotion moderne ; mais le Dieu d’aujourd’hui a partout des temples ; pour le Juif, la maison de Iehova était unique ; il ne résidait, il n’était présent qu’en ce point du monde ; c’était le foyer de la patrie, où se concentraient toutes les espérances du fidèle avec toutes ses affections. Comme la biche languit après le ruisseau, ainsi je languis après toi. Mon âme a soif de mon dieu ; quand reparaîtrai-je devant sa face ? Mes larmes sont mon breuvage le jour et la nuit, depuis qu’on me dit tous les jours : Où est ton dieu ? Je me souviens, et cela me fait pleurer, comme je marchais au milieu de la foule pressée, comme je la conduisais solennellement à la maison de mon dieu, parmi lés cris d’adoration de la multitude transportée (XLIII). Et encore : Mon âme se consume en soupirant après les parvis de Iehova... Le passereau a son nid ; la tourterelle a le sien pour y loger ses petits. Pour moi tes autels, Iehova Sabaoth, mon roi, mon dieu ! Heureux ceux qui demeurent dans ta maison ; ils peuvent te célébrer sans cesse... Sous leurs pas des sources jaillissent dans la vallée aride, et la pluie d’automne y répand ses bienfaits... Un seul jour dans ta maison vaut mieux qu’ailleurs toute une vie (LXXXIV). Si nous avons besoin pourtant de nous distraire de la monotonie de ces ardeurs, relisons les quelques psaumes où le poète oublie les souffrances d’Israël et sa douloureuse histoire pour les grands spectacles de la nature. Les psaumes appartiennent à un âge de réflexion, où l’homme s’interroge sur ces spectacles, et où il en analyse avec curiosité la merveille ; il retrouve d’ailleurs dans cette contemplation la sérénité et même la joie qui lui manquent partout ailleurs ; il est enlevé par là aux préoccupations pénibles et aux sentiments irritants. Mais ce qui fait l’originalité de ces chants juifs sur la nature, ce n’est pas seulement qu’ils sont religieux, et que le poète croit à un dieu qui a fait le monde et qui le gouverne ; c’est surtout que ce dieu est le dieu d’Israël (car quel autre pourrait être, aux yeux d’Israël, le dieu suprême ?) et que la grandeur que ce dieu déploie dans ses œuvres répond aux siens de ce qu’il peut faire pour eux, et des miracles qu’ils doivent attendre de lui, après tant d’autres miracles. C’est lui qui a fait le soleil, et c’est lui qui a fait la Loi ; le fameux psaume : Cali enarrant gloriam Dei (XIX) est tout entier dans cette antithèse. Voici d’abord le soleil : Iehova lui a préparé au ciel sa demeure ; de là, pareil au fiancé qui sort de son appartement, il se met en marche fier et joyeux, comme un capitaine. Il part d’un bout du ciel et il atteint à l’autre bout[27]. Et puis tout de suite : La Loi de Iehova est souveraine ; elle relève l’âme, etc. Et ailleurs (XXIX) : La voix de Iehova tonne sur les eaux (c’est-à-dire sur les nuées)... la voix de Iehova brise les cèdres... ; la voix de Iehova jette le feu et la famine... ; puis, pour conclure : Iehova donnera force à son peuple. Et encore (LXV) : Tu nous exauces par des coups terribles de ta justice, dieu de mon salut ; tu es l’espoir du monde entier, jusqu’aux extrémités de la terre et des mers ; tu es celui dont la force a établi les montagnes sur leur base, qui apaises le soulèvement des vagues et celui des peuples... Tu regardes la terre, et tu la fécondes ; tu y répands la fertilité. Les eaux de mon dieu coulent à pleins bords ; tu prépares le blé pour tes créatures ; tu façonnes le sol en arrosant les sillons ; tu le travailles et tu l’amollis partes pluies ; tu bénis les germes qui poussent. — Quoi ! s’écrie ailleurs le poète (XCIV), celui qui a fabriqué l’oreille n’entendrait pas, et celui qui a façonné l’œil ne verrait pas !Tous les dieux des peuples sont impuissants, mais Iehova est celui qui a fait le ciel (LXIII). — Mais le psaume CIV est celui où le poète s’est le plus abandonné à son imagination émue : Iehova mon dieu, que tu es grand ! tu es vêtu de splendeur et de gloire. Il s’enveloppe de la lumière comme d’un vêtement ; il étend les cieux autour de lui comme une tente... Il a assis la terre sur ses fondements, pour qu’elle ne soit jamais ébranlée... ; les montagnes se sont élevées ; les vallées se sont ouvertes... Il a répandu les sources en rivières ; il les a fait couler des montagnes ; elles abreuvent toutes les bêtes à quatre pieds ; les onagres y viennent étancher leur soif ; les oiseaux habitent auprès, et chantent sous les feuilles... Il fait pousser l’herbe pour les bestiaux, et le blé, pour que le travail de l’homme tire de la terre sa nourriture, et aussi le vin, qui réjouit son cœur... Cependant tu amènes l’ombre ; c’est la nuit ; alors toutes les bêtes des forêts courent çà et là ; les lionceaux rugissent après la proie et demandent au dieu leur pâture. Le jour revient, ils disparaissent, ils vont se coucher dans leurs tanières : l’homme sort alors pour son travail et le poursuit jusqu’au soir... Voici la mer, et sa vaste étendue : des êtres innombrables y fourmillent, des animaux petits et grands ; on y voit marcher les navires, et la grande bête que tu as faite pour s’y jouer. Tout ce qui vit compte sur toi, et attend, au moment donné, sa nourriture... ; tu détournes ta face, ils sont détruits... ; tu envoies ton souffle, ils vivent, et la face de la terre est renouvelée. Mais à quoi vont aboutir toutes ces peintures ? Que la gloire de Iehova dure à jamais !... Je chanterai Iehova toute ma vie... Que les pécheurs disparaissent de la terre ; que les méchants soient enlevés de sa face. Le fond de la pensée de l’écrivain et de son enthousiasme, c’est que le dieu qui a formé le ciel et la terre, qui a fait la mer et les montagnes, qui a multiplié ces créatures dont son souffle est la vie, est aussi celui qui sauvera Israël et qui exterminera les Gentils. Voilà ce qui donne à ces paysages tant de chaleur et de passion. Mais il semble bien que, dans cette pièce en particulier, le psalmiste, sans perdre de vue sa foi ni sa prière, s’est laissé d’ailleurs entraîner comme poète au charme des tableaux qu’il a tracés.

A force de remplir son imagination de la grandeur de son dieu, Israël arrive presque au monothéisme ; je ne dis pas au véritable monothéisme philosophique, mais à quelque chose qui en approche. Dans le psaume LXXXII, le poète nous représente son dieu présidant l’assemblée des dieux, ce qui ne veut pas dire des rois, comme on se l’est imaginé, mais bien réellement des dieux, qui d’en haut conduisent les destinées de tous les peuples, comme Iehova conduit celles d’Israël. Le dieu du psalmiste juge ces dieux ; il leur reproche de mal gouverner leurs peuples et de laisser régner parmi eux l’iniquité, et alors il les menace du ton d’un supérieur et d’un maître. Je vous le déclare, vous êtes dieux, vous êtes tous des fils du Très-Haut : néanmoins vous mourrez comme des hommes et comme un prince quelconque [c’est-à-dire un prince d’ici-bas]. Mon dieu, lève-toi, et juge la terre ; car tous les peuples sont à toi[28].

Les fils de quelqu’un, en langage biblique, cela signifie simplement ses inférieurs, quand les inférieurs sont d’ailleurs à peu près du même rang[29]. Cela ne marque donc pas qu’ils tiennent réellement leur naissance du dieu suprême. Le Très-Haut, ce ne peut être que Iehova (voir en effet psaume VII, 18). Iehova donc leur dit : Vous êtes des dieux ; vous êtes mes fils ; vous faites figure à côté de moi ; mais, puisqu’ils l’offensent, il leur déclare qu’il les détruira, et qu’il restera le seul dieu de toute la terre. Eh bien ! il a tenu parole, et il est demeuré seul en effet, du moins dans cette portion du monde dont notre pensée ne sort guère, et qui est remplie par le judaïsme, le christianisme et l’islamisme.

On sait que Bossuet a tiré de ce psaume, traduit à sa manière, des phrases superbes sur ces dieux de la terre qui sont les rois. Mais tout ce qu’il dit est fort loin de l’original[30].

Je dirai, en finissant, que si la poésie des Psaumes a un moins grand vol que celle des prophètes, elle n’en a été peut-être que plus populaire, et qu’il y a un grand effet dans sa sévérité monotone et son énergique simplicité.

JOB. — LES PROVERBES. — LES MÉGHILLOTH. — DANIEL. — LES CHRONIQUES, ETC.

C’est aussi parmi les Hagiographa, que les Juifs plaçaient trois ouvrages d’un caractère sentencieux, ou, comme disaient les Grecs, gnomique, savoir Job, les Mischlé ou Proverbes et le Qohéleth ou Ecclésiaste.

Dans un passage d’Ézéchiel (XIV, 14), Iehova, menaçant Israël de sa colère, déclare que le pays sur lequel elle sera une fois descendue ne trouvera pas grâce, quand même il s’y rencontrerait trois justes, tels que Noé, Daniel et Job ; eux seuls seront épargnés, mais personne autre à cause d’eux. C’est ce personnage de Job qui figure dans le poème qui porte ce nom, ou du moins dans les appendices de ce poème.

Le livre de Job s’ouvre par un prologue en prose. Il y est dit que dans la terre d’Uz, qui parait être située eu nord de l’Arabie, près de l’Euphrate, vivait un juste plein de mérites et amide Iehova, que Iehova se résout à l’éprouver par le malheur, et qu’il le frappe dans ses biens, dans ses enfants, dans son corps même ; que Job accepte tout de son dieu et qu’il ne lui échappe pas un murmure. A la fin du poème est un épilogue en prose, où Iehova récompense Job en le comblant de nouveau de prospérités.

Il est dit encore à la fin du prologue que, tandis que Job est abîmé dans la souffrance et le désespoir, trois sages, ses amis, viennent le visiter et le consoler et s’entretiennent avec lui. C’est ce qui amène le poème, qui est assez étendu (il égale à peu près les deux cinquièmes des Psaumes), et qui ne se compose que d’une suite de discours séparés, et annoncés par de courts préambules tels que : Alors Job ouvrit la bouche et maudit sa naissance. — Alors Éliphaz de Théman prit la parole et dit. — Alors Job répondit, et dit..., etc. — A la fin Iehova prend lui-même la parole : Alors Iehova, du milieu d’un tourbillon, répondit à Job, et dit[31].

Quoique encadré entre le prologue et l’épilogue, le poème n’y a, pour ainsi dire, aucun rapport. D’abord Job ne s’y montre pas, à beaucoup près, si résigné ; il fait entendre, au contraire, plaintes sur plaintes et témoigne beaucoup de vivacité et d’impatience, malgré les efforts des trois sages pour le rappeler au respect de la justice divine. Aussi est-on très étonné, quand on arrive à l’épilogue, d’entendre Iehova déclarer que Job seul a bien parlé et condamner ses amis. Cette conclusion n’est pas d’accord avec l’impression qu’on a reçue en lisant le poème.

Ce n’est pas tout : il faut dire encore que les discours qui le remplissent ne se rapportent même pas à la situation indiquée parle prologue. Il y a bien quelques versets où Job parle d’une maladie qui le consume ; mais des traits de ce genre, qui reviennent souvent aussi dans les Psaumes, ne paraissent que des images, pour figurer en général la misère et l’affliction. Quand nous nous représentons Job sur son tas de cendres, se grattant avec un tesson, c’est d’après le prologue, ce n’est nullement d’après le poème. Il n’est question nulle part, dans celui-ci, ni de ses troupeaux détruits, ni de ses serviteurs exterminés, ni même de ses dix enfants frappés de mort. Au contraire, voici un endroit où Job dit en termes exprès qu’il est abandonné de tous les siens et en horreur au fils même de ses entrailles (XIX, 17), ce qui suppose qu’il a ses enfants. En revanche, le prologue n’indique pas que Job ait rien eu à souffrir des hommes de son pays, de ses frères. Dans le poème, au contraire, la plainte qui revient sans cesse est celle du juste persécuté par les méchants.

Qu’on relise des passages comme ceux-ci : A ta place je me tournerais vers le dieu... qui relève les humbles et sauve ceux qui sont dans le deuil ; qui dissipe les conseils des prudents et les empêche d’accomplir leurs projets ; qui prend les habiles dans leurs propres rets et fait manquer les desseins des astucieux... Alors l’espérance revient au malheureux ; alors l’injustice a la bouche fermée... Heureux celui que son dieu châtie... Ne méprise pas les châtiments du Tout-Puissant. Il blesse, et panse la blessure ; il frappe, et sa main guérit... En temps de disette, il te sauvera de la mort ; dans le combat, il te préservera du glaive. Il te mettra à l’abri de la langue qui frappe comme un fouet ; il te préservera de la dévastation (ch. V). Ces plaintes ressemblent beaucoup à celles qui retentissent dans les Psaumes. On y entend un fidèle, disgracié et ruiné pour sa fidélité même, et qui demande compte à son dieu de son infortune et du triomphe de ses ennemis. On peut se demander quelquefois s’il parle pour lui seul, ou pour tous les saints comme lui. On serait tenté de croire que le poète a tout Israël en vue quand il se fait dire : Tes fils ont péché contre le Tout-Puissant, et il les a abandonnés à leurs crimes ; mais si tu recours à ton dieu, si tu l’invoques par la prière, si tu te maintiens pur et droit, il sera touché pour toi ; il fera habiter la prospérité avec ta justice, et tes commencements auront été peu de chose, comparés aux grandeurs de ta fin (ch. VIII). — Rien n’empêche cependant que le poète ait rapporté à sa situation personnelle toutes ses pensées ; c’est ce que font volontiers les gnomiques, et déjà dans les Psaumes, et même auparavant dans les Prophètes, il y a plus d’un passage qu’on peut croire inspiré à l’écrivain par le ressentiment particulier de ce qu’il a souffert. Mais ce qu’a souffert le poète de Job n’a évidemment rien de commun avec les aventures merveilleuses du prologue :

Des frères ont été perfides comme un torrent, comme le courant d’une eau passagère, qui roule troublée par les glaçons et gonflée par des flots de neige : au temps de la sécheresse elle s’évanouit ; aux premières chaleurs, elle disparaît de son lieu. Pour elle, les caravanes se détournent de leur route, entrent dans le vide du désert et y périssent... Ainsi vous m’avez manqué de foi ; à la vue du malheur, vous avez fui (VI, 15). Et plus loin : Vous jetez vos rets sur l’orphelin ; vous creusez le piège où doit tomber votre ami. Cela ne s’adresse pas à Eliphaz, Baldad et Sophar, amis fidèles, dont les longs discours sont, après tout, bien innocents, s’ils ne sont pas toujours consolants ; mais à ces tièdes et à ces faux frères qui, dans les temps mauvais, au lieu de soutenir le persécuté, sont tout prêts à se tourner contre lui.

On a douté justement si le prologue et l’épilogue sont de la même main et du même temps que le poème. Si on l’admettait (et c’est ce que des contradictions comme celle que j’ai signalée plus haut rendent difficile), encore faudrait-il admettre que l’auteur n’a pris l’histoire de Job que comme un cadre commode, où il a pu enchâsser l’expression de ses sentiments. Il a fait dire à Job, sous le prétexte de sa misère extraordinaire et de son indépendance d’homme du désert, ce que lui-même avait sur le cœur et ce que peut-être il n’aurait pu dire en son propre nom sans scandale. Il ne s’est pas arrêté à ce scrupule, que le cadre était beaucoup trop étroit pour ce qu’il prétendait y faire entrer.

Il est à remarquer que, dans le poème proprement dit, et si l’on met à part ce qui est en prose, l’auteur n’appelle jamais son dieu du nom de Iehova ; il ne se sert que de ces vieux noms : le Dieu, le Fort, le Tout-Puissant. On a vu qu’il en est de même dans un grand nombre de psaumes.

Le thème principal du livre de Job est le même qui est indiqué déjà dans un passage de Jérémie (XII, 1) : Iehova, quand je débats avec toi, la justice est de ton côté ; toutefois je veux entrer avec toi en contestation. Pourquoi a prospéré le train des méchants ? pourquoi sont en paix ceux qui se livrent au mal ? Tu les a plantés et ils ont pris racine ; ils croissent et ils portent des fruits. Toi cependant, Iehova, tu me connais, tu me vois, tu sais quel est mon cœur envers toi. Mène-les égorger comme des moutons ; marque-les pour le jour de la tuerie. — C’est absolument de la même manière que se pose pour l’auteur de Job le problème de la Providence ; c’est son patriotisme, plutôt que sa philosophie, qui s’inquiète et se révolte. Et la solution qu’il demande à son dieu n’est pas d’un ordre métaphysique ; c’est simplement que justice soit faite, pour la confusion des ennemis de Iehova et l’exaltation de ses fidèles.

Celui qui parle a souffert pour la cause sainte, et il est découragé ; il se sent ébranlé dans sa foi. Ses amis lui disent : Autrefois tu prêchais les autres ; tes discours fortifiaient les chancelants et raffermissaient leurs genoux ; maintenant te voilà atteint, et tu fléchis (ch. IV). Il se souvient du temps où il était considérable et puissant, où il protégeait les faibles (ch. XXIX) ; aujourd’hui il est à la merci des derniers misérables. La nuit même ne donne pas de relâche à ses tristesses ; son sommeil est troublé par des visions funestes (VII, 14). Mais dans sa disgrâce, dans sa solitude, il se recueille ; il interroge les générations passées (VIII, 8), les discours des anciens Sages, au temps où nos pères étaient les maîtres du pays et où l’étranger n’était pas entré chez eux (XV, 19).

Le livre de Job, ainsi que les Psaumes, est donc chrétien, en ce sens qu’il est la protestation des saints contre les impies, des dévots contre le monde. Ce n’est pas qu’il renferme d’ailleurs ce qu’on appelle une philosophie chrétienne ; il ne traduit en réalité aucune philosophie. Rien n’est plus décousu, rien n’est moins logique que la suite de ces discours : M. Renan a justement appuyé sur l’incapacité de l’antique génie hébreu pour le syllogisme. Il est très difficile de distinguer dans le dialogue, ou plutôt dans les monologues qui se succèdent, entre l’objection et la réponse. Une idée s’empare de l’âme et se produit ; une autre se produit à son tour et se dresse à côté d’elle, sans que l’esprit se travaille à les concilier, sans qu’il s’avise même qu’elles pourraient être inconciliables. Tantôt le poème exprime fortement ce qu’il y a d’injuste dans certaines misères ou certaines prospérités ; tantôt il accable l’homme de la conscience de ses faiblesses et de ses fautes, qui ont mérité son malheur, ou bien il prévoit que telle fortune inique aboutira infailliblement à la ruine ; tantôt il se confond à la pensée de la grandeur et de la force de ce dieu, maître de tous, et qui n’a de loi que sa volonté. Mais ce qui, dans le livre de Job, serait tout à fait antichrétien, au sens moderne, c’est que la croyance à une autre vie n’y tient absolument aucune place ; et que le poète ne se doute même pas qu’il puisse être question d’une autre vie, pas plus du reste qu’aucun autre écrivain du Vieux Testament[32].

Ce que j’appelle chrétien dans le livre de Job, c’est-à-dire ce que le christianisme a emprunté à ce livre, c’est le sentiment de mélancolie qu’avaient développé chez les Juifs, outre l’influence de leur climat, celle d’une oppression qui pesait sur leur conscience sans l’étouffer. Ajoutons que leur vie mêlée à celle des Grecs avait rendu leur esprit plus délié et leur sensibilité plus fine, et c’est surtout dans les livres gnomiques que se marque ce progrès. Périsse la nuit où je suis né, et le jour où il a été dit : Un enfant mâle est venu au monde ! Que ce jour-là ne soit que ténèbres ; que le dieu ne le visite pas ; que la lumière ne l’éclaire pas... Que ne suis-je mort dès le sein de ma mère ! au sortir de ses entrailles, que n’ai-je expiré ! pourquoi des genoux m’ont-ils reçu ? pourquoi ai-je trouvé des mamelles à sucer ? Aujourd’hui je me reposerais couché, je dormirais tranquille avec les rois et les maîtres de la terre... Je serais anéanti comme l’avorton, comme l’enfant mort-né, qui n’a pas vu la lumière. Je serais là où les plus cruels ne sévissent plus, où ceux qui sont épuisés se reposent ; où les forçats dorment ensemble, sans être harcelés par les cris du surveillant (ch. III). Quelles paroles ! et combien elles ont dû trouver d’écho dans ce monde d’esclaves et d’opprimés où la propagande juive les a portées par toute la terre !

Il dira encore : L’homme, né de la femme, est de durée courte, et plein de misères. Il se fane comme une fleur ; il s’évanouit comme une ombre (ch. XIV). — Et, une fois qu’il a disparu, il n’a plus de part à rien en cette vie : Que ses fils s’élèvent, il n’en sait rien ; qu’ils soient abaissés, il n’en prend pas de souci. — Et plus loin : J’appelle le tombeau mon père, et la pourriture ma mère et ma sœur (XVII, 14). — Il n’y a rien au delà de cette poésie funèbre.

Ailleurs, ce n’est plus l’homme en général sur qui il s’apitoie ; c’est le méchant, l’ennemi de son dieu, qu’il écrase : Il disparaîtra comme sa fiente, et ceux qui le regardaient diront : Où est-il ? (ch. XX). — L’opulence qu’il a engloutie, son ventre la rejette ; le Seigneur la lui fait vomir.

Il n’est pas moins intéressant de prendre le livre de Job sous un autre aspect, non plus comme déplorant le néant de l’homme, mais comme célébrant la toute-puissance de son dieu. C’est là un thème qu’on a vu déjà développé dans les Psaumes, avec des effets qui frappent vivement l’esprit ; je dirai même, des effets qu’il semble la poésie grecque n’a pas connus. La race grecque est aristocratique et orgueilleuse ; fière de ses grandeurs, elle voit les dieux en quelque sorte de niveau : « Les dieux et les hommes sont un même sang, » dit leur Pindare ; savante d’ailleurs et raisonneuse, elle aborde familièrement la nature, et l’interroge avec une curiosité hardie. Elle plie pourtant aussi quelquefois, humble et épouvantée, sous la fatalité plus forte, maîtresse des hommes et des dieux ; mais si elle subit, avec un sombre étonnement, cette puissance aveugle, elle ne la glorifie pas. Les Juifs au contraire sont restés étrangers à la science ; dans la nature tout les étonne, et accoutumés d’ailleurs à avoir un maître, ils trouvent tout simple qu’il y ait un maître aussi dans le ciel. Mais ce maître, en qui ils mettent toutes leurs espérances, et dont la protection est leur seule ressource, ils ne sauraient trop exalter sa grandeur : C’est le dieu qui fait des merveilles inconcevables, innombrables ; qui verse la pluie sur la terre et répand l’eau dans les champs arides ; qui relève ceux qui sont abaissés et rend à la vie ceux qui désespèrent ; qui confond les conseils des habiles et met à néant leurs projets (V, 9). — Je renvoie ici aux psaumes que j’ai cités ; mais la prière triomphante qui remplit ces psaumes n’est pas ce qui domine dans le poème de Job. Si, là encore, le poète est intarissable sur la grandeur de son dieu, il la considère plutôt sous une autre face, comme la réponse à toute plainte et à tout murmure ; car ce dieu est trop au-dessus de l’homme pour que l’homme ose élever la voix en face de lui. C’est le sens de plus d’un passage du poème, et surtout des magnifiques développements qui le terminent, où le dieu lui-même écrase en quelque sorte la plainte de Job et la nôtre, en étalant ces miracles de la nature qui dépassent tant notre portée. Là se placent les versets célèbres sur la mer ; les tonnerres qui répondent à l’appel d’en haut et disent : Nous voici ; l’onagre et les hôtes du désert ; le cheval qui hennit au son de la trompette, et qui crie : Allons ! les monstres étranges du Nil, transformés à distance par l’imagination et devenus encore plus étranges. A celui qui a fait tout cela, qui peut demander des comptes ? et que reste-t-il à l’homme misérable que de se taire et d’adorer ? Ainsi ces morceaux, qui nous étonnent par leurs magnificences descriptives, sont bien autre chose que des descriptions ; ce sont des cris qui échappent à l’humanité, quand elle croit sentir au-dessus de sa tête un pouvoir par qui elle respire, ou sous qui elle tremble. Le Grec, libre et philosophe, n’avait pas dans ses dieux tant de confiance, et ils ne lui faisaient pas non plus tant de peur.

Cependant l’auteur de Job est lui-même, à sa manière, un penseur ; il réfléchit, il pose les grands problèmes, s’il n’a pas une méthode pour les résoudre ; il dédaigne les esprits légers qui vivent à l’aveugle sans se rendre compte de la vie ; il sait le prix de l’intelligence, et il la célèbre dans un passage mémorable (ch. XXVIII). Il dit qu’il y a un filon d’où on tire l’argent et une source où on peut aller puiser l’or ; qu’il y a dans les profondeurs de la terre des mines où les hommes descendent pour en extraire les métaux et les pierres précieuses : Mais la sagesse, où se trouve-t-elle, et d’où est-ce qu’on la peut tirer ?.. Elle n’est pas dans les lieux souterrains, et la mer ne la renferme pas en elle. Elle ne s’achète pas au prix de l’or, elle ne s’échange pas contre l’argent... Elle échappe à tous les êtres vivants, et même aux oiseaux de l’air... Il n’y a que le dieu qui sache où il faut la chercher et le lieu où elle réside... Le jour où il créa la force des vents, où il distribua les eaux avec mesure... il l’a connue, il l’a produite, il l’a découverte, il l’a saisie tout entière, et il a dit à l’homme : La crainte du Seigneur, c’est la sagesse. Les figures qui paraissent dans ce morceau sont entrées plus tard dans l’élaboration de la doctrine alexandrine et chrétienne du Verbe.

L’homme qui souffre de l’injustice a besoin de se rendre le témoignage qu’il est pur ; l’homme qui demande miséricorde sent qu’il doit être miséricordieux : c’est ainsi que l’auteur de Job déclare qu’il a fait un pacte avec ses yeux, et qu’il n’a jamais regardé une vierge, ni la femme d’un autre ; il condamne l’adultère avec une singulière énergie (XXXI, 1-12). Il proteste ensuite qu’il n’a jamais été injuste avec son serviteur (ou sa servante) : car n’est-ce pas mon dieu qui l’a fait comme il m’a fait ?Ai-je refusé aux indigents ce qu’ils demandaient ? ai-je usé dans les larmes les yeux des veuves ? Ai-je mangé mon plat à moi seul, sans en donner part à l’orphelin ?... Ai-je vu le pauvre périssant, faute de vêtements... sans que j’aie couvert ses membres, pour qu’il me bénisse ; sans qu’il se soit réchauffé sous la laine de mes brebis ?... Me suis-je réjoui du malheur d’un ennemi ?... ai-je laissé pécher ma langue jusqu’à demander sa mort ? — Voilà certes des traits touchants, et qui sont de ceux que l’auteur du Discours sur la montagne a trop oubliés, quand il a reproché aux anciens d’ignorer la charité. Ces sentiments au reste sont de tous les pays et de tous les temps ; les Grecs aussi les ont éprouvés et exprimés, mais non pas peut-être d’une manière si vive et si pressante ; parce qu’eux mêmes ils n’ont pas eu autant à souffrir, et n’ont pas vécu, en général, dans une condition si simple et si humble. Job est l’idéal du Juif opprimé, et celui du chrétien des premiers temps[33].

Dans le prologue de Job, au milieu des fils du dieu qui forment la cour de Iehova, parait un personnage qui est appelé le satan, c’est-à-dire, en hébreu, l’adversaire. Dans la guerre, un satan est simplement un ennemi (I Sam., XXIX, 4, etc.) ; devant le tribunal d’un juge ou d’un roi, c’est un accusateur, un plaignant, un dénonciateur. Celui de Job est une espèce d’accusateur public, qui fait la police de ce monde, et présente à Iehova son rapport. Il en est de même du satan qui figure au chapitre III de Zacharie : il se tient devant Iehova, à la droite du grand prêtre Josué, pour parler contre celui-ci ; mais Iehova rejette sa plainte et le fait taire. Dans l’un ni dans l’autre passage, rien n’indique que le satan soit un esprit ennemi du dieu devant qui il parle ; c’est une notion qui paraît inconnue aux anciens Juifs. Dans un verset des Chroniques (I, XX, 1), le livre peut-être le plus récent de la Bible hébraïque, on lit : Mais un satan s’éleva contre Israël, et porta David à faire le dénombrement de son peuple ; car cet acte est regardé comme excitant la colère de Iehova (versets 3, 7, etc.). Ce satan-là, plus encore que celui de Job, est une espèce d’agent provocateur, qui suggère de mauvaises pensées. On voit comment le mot a pu se prêter au sens dont je parlerai plus tard, et qu’il a pris dans le Nouveau Testament, celui d’un génie du mal[34].

Les Sentences de Salomon, παροίμιαι dans le grec, proverbia dans la Vulgate, d’où Proverbes, sont un livre purement gnomique, où, bien entendu, il n’y a de. Salomon que son nom. Philon dit quelque part, en citant ce livre : Un des disciples de Moïse, dont le nom est le Pacifique, en hébreu Salomon ; il prend ainsi le nom de Salomon dans un sens tout allégorique. Il dit ailleurs : Un de ceux qui composent le chœur divin. Je ne trouve rien dans ce livre qui puisse servir à le dater. Tout ce qu’on peut dire est qu’il a été écrit dans un temps tranquille, sous un roi, par un sujet habitué à la servitude[35].

Le livre des Proverbes réunit sous un titre commun des morceaux de diverses provenances, et probablement aussi de dates diverses. Un premier recueil s’arrête à la fin du chapitre IX ; un autre à la fin du chapitre XXIV ; le chapitre XXX est encore à part, et dans le chapitre XXXI et dernier, il y a deux morceaux d’origine différente. Le second, distribué en 22 versets, suivant l’ordre alphabétique des lettres initiales, corme dans certains psaumes, est le célèbre portrait de ce qu’on appelle la femme forte, et qui est plutôt la femme excellente, ou, comme auraient dit nos pères, la prude femme. Il y a lieu de croire que la portion du livre qui commente au chapitre XXV est très postérieure à ce qui précède.

Le premier recueil forme un véritable discours ; le second n’est qu’une série de sentences détachées et symétriques. Un même esprit moral est répandu dans tout le livre. Cet esprit ne devrait pas être appelé chrétien, si on mettait sous ce mot l’idée d’une sainteté supérieure. Chez tous les peuples, les livres proprement gnomiques, tels que sont les Proverbes (pour Job, il dépasse ce genre de beaucoup), enseignent avant tout la sagesse, qui n’est ni passionnée ni exaltée. C’est ainsi qu’il est recommandé de ne pas se porter caution pour autrui, car on s’en trouve mal (VI, 1 ; XXII, 26), et de ne pas se mêler des querelles des autres (XXVI, 17) ; de s’adresser plutôt au voisin qui est proche qu’au frère qui est loin (XXVII, 10) : c’est une leçon qu’on trouve aussi dans Hésiode. C’est ainsi que sont signalées les ruses des marchés : Cela ne vaut rien, dit l’acheteur, cela ne vaut rien ; puis il s’en va se vanter de son achat (XX, 14). Cette sagesse est dure au besoin, et suppose une rudesse de mœurs qui ne saurait d’ailleurs nous étonner, car il n’y a pas si longtemps qu’elle régnait aussi chez nous : on y compte surtout, pour corriger l’enfant, et même pour corriger l’homme, sur la vertu des coups bien appliqués, et qui pénètrent jusqu’aux entrailles[36]. La vertu, la charité même est enseignée comme un bon calcul : Le juste mangera tout son saoul ; le ventre des méchants souffrira la faim (XIII, 26). — Donner au pauvre, c’est prêter à Iehova, et il paiera l’intérêt (XIX, 17). — Celui qui commet l’adultère court à sa perte ;... car la jalousie enflamme le mari, et il ne ménage rien dans sa vengeance ; il n’accepte aucune satisfaction, il repousse toutes les offres (VI, 34). — J’ai parlé d’un calcul d’intérêt ; on trouve même ailleurs un calcul de rancune et de vengeance : Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, et s’il a soif, donne-lui à boire. Cela est beau, mais le livre ajoute immédiatement : car tu amasseras ainsi des charbons ardents sur sa tête (XXV, 21-22). Paul n’a pas craint de reproduire et d’adopter ensemble les deux versets (Rom., XII, 20).

Je n’en suis pas moins persuadé que le livre des Proverbes a contribué pour sa part au succès de la propagande juive, parce qu’il est plein d’une sagesse toute populaire et à l’usage du plus grand nombre. J’ajoute que cette sagesse ne doit pas être dédaignée. L’orthodoxe peut être embarrassé de certains traits, où il ne reconnaît pas assez la marque divine ; mais le philosophe sait à quel point le bien est difficile et à quel point le mal est puissant ; il trouve que c’est beaucoup de combattre les appétits et les passions de notre nature, même en transigeant avec elle. Si on peut obtenir du riche qu’il donne son argent, qu’importe que ce soit en lui promettant que Iehova le récompensera de ses avances ? Si on persuade à un homme ulcéré de nourrir celui qu’il déteste, qu’importe que ce soit en le flattant que le mal qu’on lui a fait n’en sera que plus rigoureusement puni un jour (sans doute si son ennemi ne se montre pas touché et reconnaissant) ? Il ne restera encore que trop de cœurs obstinés, dont l’avarice ou la fureur ne se laissera pas détourner à ces promesses. Je pense même que ceux qui croient y céder, dans l’illusion de leur imagination, ne cèdent en réalité qu’aux suggestions de l’humanité et de la conscience. N’est-ce pas elles qui parlent dans ce verset : Celui qui bouche son oreille au cri du pauvre criera à son tour et on ne l’écoutera pas (XXI, 13) ? ou dans cet autre : N’accuse pas l’esclave devant son maître, de peur que ses imprécations n’attirent la peine sur toi (XXX, 10).

Il y a d’ailleurs des passages très purs et très élevés ; L’homme qui méprise le misérable méprise celui qui l’a fait ; au contraire on l’honore quand on est compatissant pour le pauvre (XIV, 31). — Hésiteras-tu à courir au secours de celui qu’on entraîne pour le tuer ? Si tu dis : Je ne sais qui il est, est-ce que celui qui pèse les cœurs ne te jugera pas ? (XXIV, 11). — Il y a surtout dans l’ensemble un esprit qui n’est pas méconnaissable, et que les Gentils n’ont pas méconnu en effet : les Juifs étaient bons pour les Juifs, les Juifs aimaient la famille. Les sentiments malveillants qu’ils rencontraient chez les autres hommes leur faisaient un besoin de s’entraider, et les conditions sévères de leur existence les attachaient à la pureté des mœurs. D’une part ils étaient enclins à condamner des plaisirs dont le scandale et les jouissances sont surtout le privilège des grands et des puissants ; car on peut dire qu’il n’y avait pas de grands chez eux, à l’exception des familles royales, à moitié grecques. Et, d’un autre côté, leur vie resserrée de toutes parts leur faisait sentir plus vivement le bonheur du foyer et la crainte des passions qui y portent le trouble. — Qui a trouvé fine femme a trouvé son bien et la grâce de Iehova (XVIII, 21). L’hymne en l’honneur de la femme, au dernier chapitre, n’est que le développement de ce verset. — Il y a un discours qui revient dans tout le livre : Mon fils, garde-toi de la femme étrangère ; mais un passage surtout nous charme, lorsqu’à la suite des avis austères et des prévisions menaçantes, on arrive tout à coup à ces paroles : Bois l’eau de ta citerne ; désaltère-toi à ton puits... Que de chez toi se répandent au dehors des eaux abondantes ; qu’elles soient à toi seul ; que l’étranger n’y ait point de part ; que ta fontaine soit bénie, et que ta joie soit en la femme de ta jeunesse. Qu’elle soit ta biche gracieuse, ta gazelle ravissante ; enivre-toi uniquement à ses mamelles ; abandonne-toi sans fin à son amour. C’est au premier recueil compris dans les Proverbes (ch. I-IX), que ce morceau appartient, c’est-à-dire à la partie du livre où il y a le plus de grandeur et de poésie[37].

C’est aussi dans cette partie que se trouve ce discours de la Sagesse, qui semble être le développement d’un passage de Job que j’ai cité, et dont les métaphores tout orientales ont fini par enfanter des mystères : Iehova m’a faite pour être le principe de ses œuvres... J’ai été produite de tout temps, dès l’origine, avant que la terre fût née... Je me plais sur la face de la terre et je trouve ma joie à habiter parmi les hommes (VIII, 22). — C’est là-dessus qu’a travaillé la théologie dont Philon d’Alexandrie est le grand docteur.

 

L’Ecclésiaste, ou le Prêcheur, est un livre anonyme, où Salomon lui-même prend la parole, par une fiction d’ailleurs mal soutenue : ce livre ne pouvait tromper personne ; la langue dans laquelle il est écrit suffisait, à ce qu’il parait, pour en établir la date récente. Tout y est d’accord avec cet indice ; tout y témoigne d’une époque savante et raffinée ; l’auteur s’y montre dégoûté des livres qui s’ajoutent aux livres sans qu’il y ait de terme (XII, 12). On peut encore chercher dans divers passages des allusions à l’histoire d’Hérode[38].

Le nom de Iehova n’est jamais employé dans ce livre, l’écrivain ne désigne son dieu que par le mot d’Élohim. — L’Ecclésiaste ne se trouve pas cité dans Philon.

Le ton sceptique et désespéré de l’Ecclésiaste a dû étonner et troubler bien des esprits. Il serait fort inutile d’en vouloir faire un livre édifiant à notre manière. On l’a essayé, en s’attachant aux deux derniers versets, où il est dit : Crains Dieu et garde ses commandements, car c’est le devoir de tous les hommes (et non, car c’est là tout l’homme, comme traduit la Vulgate, inexactement) ; parce qu’il tient compte de toutes nos actions, si secrètes qu’elles soient, les bonnes et les mauvaises[39]. Si on prenait cela au sens chrétien, en l’entendant d’un jugement de Dieu après la mort, le passage serait tellement en contradiction avec tout le reste du livre, qu’il faudrait y reconnaître une addition faite après coup à l’ouvrage par une main pieuse pour en corriger l’impression. Je crois plutôt qu’il n’y a pas de contradiction, mais seulement la même incertitude et la même fluctuation d’idées que j’ai déjà signalées dans Job. Tantôt l’écrivain est bien forcé de voir que justice n’est pas toujours faite en ce monde ; tantôt il revient à la pensée plus satisfaisante, et après tout si vraie en grande partie, qu’on se trouve bien de faire le bien et qu’on se trouve mal de faire le mal[40].

L’esprit du livre n’en est pas moins tout entier dans la formule célèbre par laquelle il s’ouvre et par laquelle il se ferme : Tout est néant, néant des néants[41]. — Ce n’est pas seulement le plaisir qui est vanité, ou la richesse, ou la grandeur ; c’est la sagesse, c’est même la justice ; car souvent le juste a une fortune digne du méchant, et le méchant une fortune digne du juste. Et puis tous deux meurent, et alors tout est fini. C’est pourquoi mange, bois, parfume-toi, vis joyeusement tous les jours de cette vie de néant avec la femme que tu aimes[42] ; car au schéol où tu vas (le pays souterrain, le pays des morts), il n’y a ni action, ni pensée, ni science, ni sagesse (IX, 9). — L’épicurien hébreu qui parlait ainsi avait-il laissé arriver jusqu’à lui quelque infiltration de l’épicurisme hellénique ? Je ne sais ; car ce qu’il ex-prime a été senti dans tous les pays et dans tous les temps ; témoin ce que raconte Hérodote (II, 78) de la momie qui figurait dans les banquets des Égyptiens ; ou plutôt témoin les textes égyptiens que M. Maspero a cités à ce propos dans son commentaire sur le second livre d’Hérodote, et qu’il rapporte à plus de 1600 ans avant notre ère. L’Ecclésiaste semble n’être qu’un écho de ces antiques poésies[43].

II faut bien se garder de croire que l’Ecclésiaste soit pour cela un livre irréligieux. Nous ne séparons guère aujourd’hui le sentiment religieux de la croyance à une autre vie ; mais il n’en était pas ainsi chez les anciens Juifs, qui n’avaient pas cette croyance. Et quand ils réfléchissaient aux injustices et aux mécomptes de cette vie, ils croyaient être assez pieux de dire : Résignons-nous, laissons faire à Dieu : soyons heureux comme nous pouvons, sans nous tourmenter de ce qui est au-dessus de nous, et en faisant d’ailleurs notre devoir[44].

Oui, ce livre étrange, et touchant à sa manière, est bien un livre pieux. Il l’est d’abord par la force avec laquelle il rend le mépris de la vie, de ses spectacles, de ses connaissances, de ses joies. C’est l’Ecclésiaste qui a dit : Il n’y a rien de nouveau sous le soleil (I, 9). Il appelle l’étude de la nature une tâche fatigante que Dieu a donnée à l’homme pour s’y peiner (I, 13). — J’ai dit au rire : Tu n’es que folie, et au plaisir : Que me veux-tu ? (II, 2)... — Un couplet fameux étale les vicissitudes de la vie Temps pour naître, et temps pour mourir... Temps pour pleurer et temps pour rire (III, 2)... Et cette vie qui n’est rien, elle est tout pourtant : Mieux vaut un chien vivant qu’un lion mort (IX, 4). — Il n’y a pas, sur ce thème, d’éloquence à la fois plus sobre et plus forte.

Mais l’accent de la piété n’est pas méconnaissable, dès que l’écrivain est en présence de son dieu ; c’est celle d’une âme également religieuse et philosophe. Prends garde à tes démarches, quand tu entres dans la maison de Dieu, et approche pour faire sa volonté, plutôt que pour offrir des victimes comme les profanes, qui ne savent pas combien ils font mal. N’ouvre pas la bouche indistinctement ; ne te presse pas de proférer paroles sur paroles. Dieu est au ciel, et toi sur la terre ; contente-toi donc de peu de mots (V, 1). — Si tu vois le pauvre opprimé et la justice violée dans un pays, ne t’étonne pas de ce désordre : il y a le grand au-dessus du grand, et le très grand par-dessus tous deux (V, 8). — Citons encore ces vives exhortations à l’aumône : Jette ton pain à l’eau ; avec le temps tu le trouveras [c’est-à-dire qu’un bienfait n’est jamais perdu]. Distribue-le à sept, à huit même ; car tu ne sais pas quels malheurs peuvent arriver [et de quels secours tu peux toi-même avoir besoin] (XI, 1). — Je n’ai donc pas de peine à tenir pour authentique le précepte final du livre, qui est en tout cas le fond même de la sagesse et de la religion juive : Crains Dieu et garde ses commandements. C’est l’essence même de la prédication d’Israël parmi les peuples[45].

Je n’ai rien à tirer, pour l’histoire des origines du Christianisme, de la pièce de poésie amoureuse intitulée Chanson des chansons (Canticum canticorum), morceau plein de charme par l’impression de l’ensemble, malgré la prodigieuse obscurité des détails[46].

 

Les Lamentations, Qinoth, sont des espèces de psaumes. On les a appelées Lamentations de Jérémie, et on les place dans nos Bibles à la suite de ce prophète, parce que quelques lignes mises en tête de la version grecque, et reproduites dans la Vulgate, les attribuent à Jérémie, dont le génie est particulièrement pathétique et plaintif ; mais le livre qui porte le nom du prophète est plus ancien que les Lamentations. Il suffirait, pour témoigner combien celles-ci sont modernes, de la forme alphabétique qu’elles affectent, ainsi qu’un petit nombre de psaumes, et qui consiste en ce que le premier verset d’une pièce commence par la première lettre de l’alphabet, le second par la seconde, et ainsi de suite. La troisième pièce est plus raffinée encore : il y a trois versets qui commencent par un aleph, puis trois qui commencent par un beth, etc. ; la cinquième pièce seule n’est pas alphabétique. Ce sont là des raffinements que l’antique littérature juive ne connaît pas[47].

On ne croira donc pas aisément que la catastrophe qui a inspiré les Lamentations soit la destruction de Jérusalem par les Chaldéens. Elles déplorent sans doute des calamités beaucoup plus modernes, mais lesquelles ? Je suis porté à croire qu’il s’agit du siège et de la prise de Jérusalem par Hérode et Sossius[48].

Les Lamentations ont fourni à l’Église une partie de l’office de Ténèbres pour ses deux grands jours de deuil, le jeudi saint et le vendredi saint[49].

 

C’est parmi les Hagiographa, que se trouve le petit livre qui contient la gracieuse histoire de Ruth. Elle a été rattachée au livre des Juges, à la suite duquel on l’a placée dans nos Bibles, et elle en a la simplicité et la poésie ; mais les mœurs du livre des Juges sont barbares ; celles du livre de Ruth sont douces et pures. Cette églogue, comme toutes les églogues, est sortie d’une civilisation délicate. La conduite de Ruth avec Noémi, celle dé Booz avec Ruth, sont également touchantes. Tout le livre respire ce que les chrétiens ont appelé une morale chrétienne ; et d’ailleurs ce récit, où l’aïeule de David (car David est fils de Jessé, fils d’Obed, fils de Ruth) figure dans une situation si humble, était fait plus qu’aucun autre pour plaire au grand nombre et pour être goûté des plus petits[50].

 

L’histoire d’Esther est fort inférieure ; elle est chargée d’effets dramatiques assez grossiers, de nature pourtant à remuer et à flatter la foule. C’est un roman suggéré par la persécution, et reporté dans le lointain des temps antiques. Le projet d’un massacre général des Juifs à jour fixe, et le massacre qu’ils font eux-mêmes de tous leurs ennemis par tout l’empire quand ils triomphent, sont des imaginations inspirées par les scènes trop réelles qu’a présentées souvent l’histoire des Juifs. Joseph raconte qu’à Césarée on égorgea une fois en une heure tous les Juifs qui y étaient établis, au nombre de vingt mille. Les Juifs à leur tour portèrent le fer et le feu par toute la Syrie, qui se remplit de massacres ; on tua les Juifs de tous côtés, mais on ne pouvait tuer, dit-il, les judaïsants. Il nous parle de 130.000 Juifs égorgés dans Scythopolis, 2.500 dans Ascalon, 2.000 dans Ptolémaïde, 50.000 dans Alexandrie ! je prends ces chiffres tels qu’il les donne. Cela se passait sous Néron ; mais, avant Néron, on avait déjà vu sans doute de pareilles scènes ; nous le savons pour Alexandrie par le livre de Philon contre Flaccus, préfet d’Égypte sous Caligula, et nous pouvons présumer que ce n’est pas non plus alors la première fois qu’elles se produisent. Elles font comprendre le IXe chapitre d’Esther.

S’il n’y a pas dans l’histoire des Juifs une Esther réelle aussi haut placée et qui ait fait autant que celle-là, elle est l’idéal de ces Juives qui, établies au foyer et dans le lit d’un Gentil, faisaient profiter leur dieu et leur peuple de l’amour qu’elles inspiraient ; car c’est surtout parmi les femmes et par les femmes que se faisait la propagande du judaïsme[51].

Esther présente cette particularité, qui n’est sans doute qu’un hasard, que parmi les livres des Juifs, c’est le seul où le nom de leur dieu ne se trouve pas une seule fois sous aucune forme. — Je parle du texte hébreu, sans tenir compte des additions grecques. C’est dans les additions seulement que se trouve cette prière d’Esther que tout le monde connaît par Racine[52].

Et encore faut-il remarquer que le grec lui-même ne contient pas l’expression des espérances messianiques que le poète chrétien a mises dans la bouche d’Esther :

Ainsi donc un perfide, après tant de miracles,

Pourrait anéantir la foi de tes oracles ;

Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons,

Le Saint que tu promets, et que nous attendons.

L’Ecclésiaste, le Cantique, les Lamentations, Ruth et Esther étaient réunis par les Juifs sous cette appellation : Les cinq rouleaux ou volumes, méghilloth.

 

Le livre de Daniel, que l’Église catholique a placé parmi les prophètes, faisait partie des Hagiographa chez les Juifs, ce qui suffit à indiquer qu’il est plus moderne. Plusieurs chapitres de Daniel (depuis le verset 4 du chapitre II, jusqu’à la fin du chapitre VII) ne sont pas écrits dans la langue de la Bible, qui est l’hébreu proprement dit. mais dans la langue vulgaire du temps, ou syro-chaldaïque, qui tenait à la fois de l’hébreu et du syriaque[53].

Il n’y a pas de critique, si peu exigeante qu’elle soit, qui puisse prendre pour authentique le livre de Daniel, depuis que le principe rationaliste commande nécessairement à la critique. L’auteur de ce livre sait l’histoire d’Antiochos l’Épiphane, et il en a rempli sa prophétie, qui d’ailleurs ne ressemble pas du tout par sa composition aux autres écrits prophétiques. Les choses à venir, que Daniel est censé prophétiser au temps de Cyrus, n’y sont pas indiquées dans le style ordinaire des oracles, style lyrique, fait de traits vagues ou du moins rapides, par lesquels il semble que le prophète entrevoit seulement les choses comme à la lumière d’un éclair ; celui de Daniel a la précision d’une chronique : il entre dans le détail de l’histoire des rois de Syrie et d’Égypte jusqu’à Antiochos l’Épiphane, de leurs démêlés, de leurs alliances, de leurs intrigues ; il y manque les noms propres, mais il n’y manque que cela.

Comme cette chronique ne descend pas plus bas que le règne d’Antiochos, mort en l’an 164 avant notre ère, on en a conclu que l’auteur a écrit précisément à cette date. Si cela était, il serait bien difficile de ne pas supposer les prophètes plus anciens ; car il est évident que leurs livres, comparés à celui de Daniel, ne sont ni du même esprit, ni du même âge. Il y a entre ceux-là et celui-ci toute la distance de la poésie à la prose, d’un temps d’élan et d’enthousiasme à un temps de recueillement et de silence. Mais est-il certain que Daniel ait été écrit pendant le règne d’Antiochos ?

Les chapitres particulièrement prophétiques de ce livre (VII-XII) sont remplis d’énigmes qui n’ont pas toutes été déchiffrées. Voici pourtant quelques points qu’on peut établir. Dès le chapitre II, on trouve la vision de la statue dont la tête est d’or, la poitrine d’argent, le ventre d’airain, les jambes de fer, avec des pieds de fer et de terre ; puis une pierre se détache de la montagne, frappe les pieds de la statue et la renverse, et cette pierre devient une montagne, qui remplit la terre entière. Il est dit ensuite dans le texte même que les quatre métaux représentent quatre empires. Le dernier est certainement celui des Macédoniens. Le fer représente sa force supérieure ; le mélange du fer et de la terre signifie à la fois plusieurs choses, d’après le texte : d’abord que cet empire est divisé ; puis qu’il a une partie forte et une partie faible (Syrie et Égypte) ; enfin qu’il y a entre ces deux parties des alliances (celles des deux familles royales), mais qui ne produisent pas une véritable union, parce que le fer ne peut s’unir avec la terre. Maintenant, la pierre est un nouvel empire, qui ne sera jamais détruit, et dont la puissance ne passera pas à un autre peuple ; mais qui brisera et détruira tous les autres, pour subsister éternellement. Ces paroles ne peuvent désigner que l’empire romain. C’est ainsi que dans Zacharie (I, 18) les quatre empires ennemis d’Israël sont représentés par quatre turnes, et les forgerons qui abattent ces cornes sont les Romains.

Au chapitre VII, voici une nouvelle allégorie. Quatre bêtes représentent encore quatre empires, mais ce ne sont plus ceux du chapitre II ; ce qui n’est pas étonnant, puisque ces deux chapitres ne sont pas de la même provenance, l’un étant écrit en hébreu et l’autre en chaldaïque. Il est clair que la troisième bête, qui a quatre têtes, est l’empire macédonien[54]. Il est clair aussi que le quatrième animal, si épouvantable, et qui est différent de tous les autres, est l’empire romain. Les deux passages supposent également que les royaumes issus de la conquête d’Alexandre n’existent plus, et que Rome les a détruits, ce qui n’a été fait que sous Auguste. Il n’en faut pas davantage pour montrer que le livre de Daniel ne peut être du temps d’Antiochos.

Reste à expliquer comment c’est Antiochos qui parait remplir tous ces chapitres prophétiques : le chapitre XI en particulier semble n’avoir pas d’autre objet, tant l’écrivain y développe complaisamment la suite de l’histoire des royaumes de Syrie et d’Égypte, depuis Alexandre jusqu’au règne de l’Épiphane, où il vient aboutir. Il s’est appliqué à recueillir dans un livre historique toute la suite des faits, pour la tourner en prophétie, et on ne comprend pas d’abord quel intérêt il pouvait prendre à ces faits, s’il en était éloigné d’environ 120 ans. C’est ici qu’il faut recourir à une explication que j’ai déjà plusieurs fois indiquée, comme étant la clef de la chronologie des Prophètes : c’est que, sous le nom d’Antiochos, l’écrivain veut faire entendre un autre nom. Supposons, par exemple, que le livre soit du temps d’Hérode. La révolution qui a fait Hérode l’Iduméen roi de Judée a été en horreur aux Juifs dévots ; ils le regardaient comme l’ennemi public de Iehova et de son peuple. Il avait amené devant Jérusalem une armée romaine ; il avait assiégé le Temple en compagnie des Gentils ; le feu avait été mis aux portiques sacrés, et on avait fait d’horribles massacres dans le Temple même. Cette guerre impie suspendit sans doute le culte quotidien, et, comme on disait, le sacrifice perpétuel : le récit de Joseph le laisse deviner, quoiqu’il ne le dise pas en termes exprès, parce qu’il ménage constamment Hérode, par complaisance pour les Hérodes de son temps. Hérode osa placer l’aigle romaine au haut de la grande porte du Temple ; c’était en même temps une infraction à la Loi, ennemie de toute image d’être vivant, et un acte de’ courtisan envers les Romains, les plus détestés des Gentils. En un mot, Hérode est un Antiochos, plus odieux que le premier ; le zèle des dévots avait besoin de lui jeter ce nom à la face. Mais il fallait être prudent, et ne pas donner prise à ses vengeances, qui étaient terribles : l’écrivain s’est donc attaché à ne paraître occupé que de l’Antiochos d’autrefois et de l’histoire de la Syrie. C’est ainsi que j’entends la composition de la seconde moitié de Daniel.

Je ne me flatte pas d’expliquer tous les détails de la prophétie ; cependant on peut essayer d’interpréter divers passages. Ainsi il est dit au chapitre VII que de la tête du quatrième animal sortent dix cornes, et puis qu’une autre petite corne s’élève d’entre celles-là, et qu’elle fait tomber trois de ces dix ; cette corne a les yeux d’un homme et une bouche insolente. Je pense que les dix cornes sont les Asmonées[55] : elles sortent de la tête du quatrième animal, parce que ces princes s’étaient élevés en s’appuyant de la protection de Rome. Hérode est la petite corne, à cause de son humble origine ; les trois qu’il fait tomber sont les trois derniers Asmonées, qu’il a tués. Dans IX, 26, un Oint est retranché peut signifier l’aîné des fils de Jannée, déposé de la prêtrise et mutilé par son frère[56] : là commencerait, en 40 avant notre ère, la dernière des fameuses 70 semaines d’années ; puis au milieu de la semaine, en 37, arrive la prise de Jérusalem et du Temple. Le trait fameux de IX, 27 : Et sur l’aile l’abomination du brigand, fait sans doute allusion à l’aigle d’or placée sur le Temple par Hérode, et qui, à la fin de sa vie, fut abattue par une insurrection de fanatiques. Cette même expression, l’aile du Temple, est employée par un évangile[57]. Les versets VIII, 23-25 s’appliquent aussi parfaitement à Hérode.

Enfin ce n’est qu’à cette époque qu’on peut comprendre que l’écrivain ait espéré et promis aux siens le règne prochain des saints sur la terre : une pareille idée n’est pas du temps d’Antiochos. Les Juifs alors avaient bien de la peine à défendre leur foi, soit des violences des étrangers, soit des faiblesses et des défections de leurs frères. En se débattant contre l’hellénisme, ils étaient tout à la lutte, et n’avaient pas le loisir de faire de si beaux songes. Plus tard, ayant conquis l’indépendance d’une manière inespérée, et même étant devenus considérables aux yeux de ceux qui les entouraient, ils eurent lieu de se promettre de grandes destinées et leurs prophéties ont pu s’inspirer de leur histoire ; puis, quand ils furent tombés sous la domination romaine, ne pouvant plus se déprendre de leurs espérances, ils les transportèrent du monde réel clans le monde surnaturel ; ils comptèrent sur un miracle pour accomplir leurs prophéties, et c’est ainsi qu’ils imaginèrent le règne des saints. Mais c’est dans Daniel, pour la première fois, c’est-à-dire dans un livre que les Juifs, on ne peut trop le répéter, ne comptaient pas parmi les Prophètes, que la prophétie prend ce caractère d’invraisemblance. On peut dire qu’elle a perdu terre, et qu’elle s’envole dans les nuées (VII, 13).

Le livre de Daniel n’offre plus aucune trace de ce qu’on pourrait appeler la prédication prophétique. Il se compose uniquement de récits miraculeux, prodiges, songes, prédictions, tendant toujours à la glorification du peuple saint. Il y en a, parmi ces récits, qui ne sont pas sans quelque grandeur dans leur merveilleux, comme celui des trois mots mystérieux écrits par une main sur la muraille de la salle du festin de Balthazar ; ou même celui de Nabuchodonosor condamné à vivre sept ans loin des hommes en paissant avec les bœufs l’herbe des champs. D’autres sont puérils et sans imagination, comme II, 5-13, et III tout entier[58].

On a fait au livre de Daniel, comme à celui d’Esther, des additions grecques, qu’il ne faut pas confondre avec le texte original. C’est là seulement que se trouvent l’histoire de Susanne, celle de l’idole de Bel, celle du dragon, celle du prophète Habacuc qu’un ange transporte par les cheveux près de Daniel, jeté dans la fosse aux lions, et le cantique des trois jeunes gens dans la fournaise.

 

Les Hagiographa comprennent enfin trois écrits historiques, dont le principal, divisé en deux livres, s’appelle en hébreu d’un nom qui signifie littéralement : Récits des jours, et qu’Hiéronyme traduit par Chroniques. La Vulgate, d’après la traduction grecque, appelle ces livres Paralipomènes, ce qui paraît signifier : Choses qui restent en réserve ; comme qui dirait appendices ou suppléments (par rapport aux livres de Samuel et des Rois). Le sujet des Chroniques est le même que celui de ces livres, mais il y est traité dans un autre esprit, qui est celui d’une époque bien plus récente.

Le livre d’Esdras et celui de Néhémie (ou second livre d’Esdras) font suite aux Chroniques. Je ne m’arrêterai pas à ces divers livres historiques, qui offrent peu d’intérêt au point de vue des origines chrétiennes. Ils ont certainement peu contribué à la propagation du judaïsme parmi les Gentils ; mais il y a d’ailleurs dans les Hagiographa des livres qui doivent être mis au contraire au premier rang parmi ceux qui ont converti les peuples au dieu des Juifs. La Bible n’a rien de plus chrétien que les Psaumes ; les livres gnomiques sont des trésors où la prédication chrétienne a beaucoup puisé ; enfin Daniel, qui pour les Juifs n’était pas même un prophète, est devenu en quelque sorte pour la religion nouvelle le prophète par excellence, et c’est chez lui, comme on le verra plus loin, qu’on a cru trouver prédits avec le plus de précision et la Passion du Christ et le règne céleste du Fils de l’homme.

 

 

 



[1] Sinaï et Golgotha, par Maurice Hess, d’après H. GRÆTZ, 1867 (page 85).

[2] Je pense que c’est une pure illusion de croire que les Grecs, dans tout l’Orient, aient formé, comme on l’a dit, de grande ateliers de traduction, pour s’approprier la science orientale. On ne peut appuyer cette assertion que sur un témoignage sans autorité, celui de Georges le Syncellos (p. 271), qui ne parle d’ailleurs que d’Alexandrie. On a cité aussi Strabon, p. 806, mais le texte de Strabon n’implique rien de semblable.

[3] Voir Cicéron, De nat. deorum, III, 22 : Quem Ægyptii nefas habent nominare. Et déjà Hérodote, II, 86, 132, 170.

[4] Proprement, Mes maîtres ; Adonaï est un pluriel pris pour le singulier, comme Élohim.

[5] La Vulgate a deux foie transcrit simplement en lettres latines, non pas le nom de Iehova, mais celui d’Adonaï : Exode, VI, 3 ; Judith, XVI, 16.

[6] Lire particulièrement dans Paul les traductions d’Osée, XIII, 14 (I, Cor., XV, 55) et du Ps. CXVI, 10 (II, Cor., IV, 13). — Voir Renan, Histoire des langues sémitiques, 1re édition, p. 201 et suiv.

[7] Il faudra dire que ces deux mots s’écrivirent tout à fait de même, si à la forme classique du verbe être, qui est dans nos textes, on substitue une autre forme, qui doit être, selon Gesenius, la plus antique. Cette forme est restée dans la Genèse, XXVII, 29.

[8] BOSSUET, Discours sur l’histoire universelle, seconde partie, III, huitième alinéa : Il lui déclare qu’il est celui qui est. Tout ce qui est, devant lui, n’est qu’une ombre. Je suis, dit-il, celui qui suis [VULGATE : Ego sum qui sum] : l’être et la perfection m’appartiennent à moi seul. Il prend un nouveau nom, qui désigne l’être et la rie en lui comme dans leur source, et c’est ce grand nom de Dieu, terrible, mystérieux, incommunicable, sous lequel il veut dorénavant être servi. Comparer Philon : Il n’y a que Dieu qui subsiste essentiellement ; c’est pourquoi il sera forcé de dire de lui-même : C’est moi qui suis celui qui est ; car tout ce qui vient après lui n’est pas, quant à l’être, et ne subsiste qu’en apparence et dans l’idée qu’on s’en fait.

[9] I, Sam., XVI, 14, etc. Il est dit seulement que David savait toucher un instrument à cordes ; mais apparemment ce talent supposait celui de chanter et celui de composer des chants. Achille aussi dans Homère chante en s’accompagnant sur un instrument. La tradition avait fini par rapporter à David l’institution de la musique qui se faisait entendre dans les cérémonies du culte de Iehova : II, Chron., VII, 6. Sirach, XLVII, 9.

[10] Le Psautier, ou le livre des cantiques de la Synagogue... traduction nouvelle... par Édouard Reuss, Sandoz et Fischbacher, 1815.

[11] Si par exemple on rapporte à Hérode le psaume ci, n’explique-t-on pas mieux qui on ne peut le faire autrement le verset fameux : Iehova l’a juré... Tu es prêtre à jamais, à la manière de Melchisédech ? Il n’y avait pas à dire cela aux Asmonées ; car en même temps qu’ils étaient princes ou rois, ils étaient prêtres, et saints à ce titre. Hérode ne l’était pas et ne pouvait l’Atre ; mais on a pu lui dire, le jour par exemple où il relevait le Temple, qu’il l’était aux yeux de Iehova, comme le vieux roi de Salem de la Genèse (XIV, 18).

[12] Une doxologie est une formule de glorification, des paroles pour rendre gloire à Iehova, telles que : Béni soit Iehova, le dieu d’Israël, etc. — Sur les chiffres des psaumes, voir l’avis à la fin de ma Préface.

[13] Sauf dans le psaume historique LXXVIII, à la fin.

[14] Le Premier et le Second livre des Machabées, qui emploient ce nom grécisé, άσσιδαΐοι, l’appliquent déjà aux zélés du temps d’Antiochos ; mais il est possible qu’ils fassent en cela un anachronisme.

[15] Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore,

Verrons-nous contre toi les méchants s’élever ? etc.

Athalie, second chœur.

[16] De tous ces vains plaisirs où leur âme se plonge,

Que leur restera-t-il ? Ce qui reste d’un songe..... etc.

Athalie, second chœur.

[17] Ps. VI, X, XX, XXII, XXXIV, XXXVII, XLII, XLIV, LVI, LVIII, LII, LIVIII, LXIX, LXXIII, LXXV, CII, CIXX, CXXXVII.

[18] Ad Demetrianum, 17. Voir aussi le Quatrième livre d’Esdras, fragment cité par Renan, t. V, p. 362.

[19] Jean-Baptiste Rousseau, Odes, I, X, à la fin.

[20] Voir encore les imprécations de Saurin et ses cris de triomphe, quand les armées de Louis XIV, qui étaient, hélas ! les armées françaises, sont exterminées à Hochstett et à Ramillies (Sermon sur les profondeurs divines, édition de Lausanne, 1759, t. III, p. 228).

Je citerai plus volontiers ce beau passage du sermon suivant (p. 258) : Mon peuple, que t’ai-je fait ?Ah ! Seigneur, que de choses tu nous as faites ! Chemins de Sion couverts de deuil, portes de Jérusalem désolées, sacrificateurs sanglotants, vierges dolentes, sanctuaires abattus, déserts peuplés de fugitifs, membres de Jésus-Christ errants sur la face de l’univers, enfants arrachés à leurs pères, prisons remplies de confesseurs, galères regorgeantes de martyrs, sang de nos compatriotes répandu comme de l’eau ; cadavres vénérables, puisque vous servîtes de témoins à la Religion, mais jetés à la voirie et donnés aux hôtes des champs et aux oiseaux des cieux pour pâture ; masures de nos temples, poudres, cendres, tristes restes des maisons consacrées à notre Dieu ; feux, roues, gibets, supplices inouïs jusqu’à notre siècle, répondez et déposes ici contre l’Éternel.

[21] Répands sur eux ta colère ; que la fureur de ta colère les saisisse. Que leur résidence soit déserte ; que leurs demeures restent sans habitants (le Jeudi-Saint, à Ténèbres).

Ils tomberont dans les profondeurs de la terre ; ils seront livrés à la main du glaive ; ils seront la proie des chacals (le Jeudi-Saint, à Laudes).

Sur eux tomberont des charbons ardents, tu les précipiteras dans le feu ; ils ne pourront durer à leurs souffrances (le Jeudi-Saint à Vêpres).

Applique-toi à juger tous les Gentils ; sois sans pitié pour ceux qui commettent l’iniquité (le Vendredi-Saint, à Ténèbres).

Ils reviendront le soir [sans avoir rien trouvé] ; ils seront affamés comme des chiens vagabonds, qui courent en vain à travers la ville (ibid.).

Il leur fera payer leur iniquité ; il les confondra dans leur malice ; le Seigneur notre dieu les perdra (ibid.).

Tu perdras tous ceux qui me font souffrir, parce que je suis ton serviteur (le Vendredi-Saint, à Laudes), etc.

Voilà comment l’Église applique le verset fameux dont elle a fait tant de bruit : Priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent (Matth., V, 44).

[22] J’ai révélé mon cœur au Dieu de l’innocence ;

Il a vu mes pleurs pénitents ;

Il guérit mes remords, il m’arme de constance ;

Les malheureux sont ses enfants.

 

Mes ennemis riant ont dit dans leur colère

Qu’il meure, et sa gloire avec lui ;

Mais à mon cœur calmé le Seigneur dit en père :

Leur haine sera ton appui.

 

A tes plus chers amis ils ont prêté leur rage ;

Tout trompe ta simplicité ;

Celui que tu nourris court vendre ton image

Noire de sa méchanceté.

 

Mais Dieu t’entend gémir !

[23] Au verset 119, le texte diffère des Septante et de la Vulgate ; il dit : Tu as rejeté comme des ordures tous les méchants.

[24] De Iehova dans le texte, mais je veux lire comme Pascal lisait.

[25] Ce sont sans doute les entretiens de Pascal qui avaient inspiré l’ouvrage de Hamon, Soliloquia in psalmum CXVIII, 1684, traduit par Fontaine sous ce titre : Les gémissements d’un mur chrétien exprimés dans les paroles du psaume 118. — Errant, pauvre, banni.... est un vers de Boileau dans sa fameuse épitaphe d’Arnauld.

[26] Gorgias, p. 485, République, p. 498.

[27] Le soleil n’est pas comparé dans ces versets à l’époux qui sort de sa chambre nuptiale, comme dit Jean-Baptiste, le lendemain du mariage ; mais au fiancé qui s’en va brillant et paré, avec un cortège, pour prendre sa femme et pour l’emmener chez lui, suivant le rite des noces juives. Voyez Matthieu, XXV, 1, 5, 6, etc.

[28] Ces idées sur les dieux des nations sont celles qu’exprime la version grecque du Deutéronome, dans un verset qui ne répond nullement au texte, et qui n’a pas passé dans la Vulgate (XXXII, 8). Je reviendrai plus tard sur cet endroit. Voir aussi Sirach, XVII, 15.

[29] Je serai ton serviteur et ton fils, dit le roi de Samarie au roi d’Assyrie (II, Rois, XVI, 1). — Les fils des prophètes, c’est-à-dire leurs disciples (I, Rois, XX, 35).

[30] Politique sacrée, V, 4.

[31] Les chapitres XXXII-XXXVII, où intervient un quatrième personnage, celui d’Éliu, sont généralement regardés comme des addition faite après coup, et qui dérange la suite de la composition.

[32] Ainsi l’homme qui est couché ne se relèvera plus ; il ne se réveillera pas tant que durera le ciel ; il ne sortira pas de son sommeil ; XIV, 12, trad. Renan. — Quant au verset XIX, 25, où on a cru voir la résurrection, j’en reparlerai plus tard.

[33] Nous pouvons lire maintenant en France ce beau livre dans la traduction savante de M. Renan, qui en conserve toute la poésie. Que n’avons-nous les Prophètes traduits de cette main ! (Le livre de Job, traduit par Ernest Renan, Michel Lévy, 1859).

[34] Le passage des Chroniques montre que l’idée d’une Némésis ou Jalousie divine, sur laquelle M. Tournier a écrit une Thèse si intéressante (Némésis et la jalousie des dieux, 1865) n’appartenait pas seulement aux Grecs.

[35] On verra plus loin, au chapitre des apocrypha, une conjecture sur l’auteur du livre.

[36] XIII, 24 ; XIX, 18 ; XX, 30.

[37] Voir V, 15. J’ai mis gazelle faute de trouver dans la langue un féminin de chamois. — Les eaux abondantes sont de nombreux enfants.

[38] Versets IV, 14 (comparer Eusèbe, Hist., I, 6, au sujet d’Antipatre) ; VIII, 10 ; IX, 14 ; (comparer Joseph, Antiq., XIV, XIV, 6).

[39] Voir Bossuet, dans l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre.

[40] De même il dira dans un endroit (III, 21) : Qui sait si l’âme de l’homme monte en haut, et si l’âme de la bête descend en bas ? et dans un autre (XII, 7) : La poussière retourne à la terre d’où elle est venue, et l’esprit de vie au Dieu qu’il l’a donné. — Ce dernier verset fait allusion à celui de la Genèse, II, 7 : Iehova forma l’homme de la poussière de la terre, et il lui souffla aux narines un esprit de vie, qui fit de lui une âme vivante.

[41] Vanitas vanitatum, I, 9 et XII, 8. Ce tour, néant des néants, est un hébraïsme qui équivaut à ce que nous appelons le superlatif.

[42] C’est le placens uxor d’Horace.

[43] Les corps se produisent pour passer, depuis le temps de Dieu (c’est-à-dire, de tout temps), et les générations pour venir en leur place. Le soleil levant se lève au matin ; le soleil couchant se couche à l’occident ; les mâles engendrent, les femelles conçoivent ; toute narine goûte les souffles de vie, du matin de leur naissance jusqu’au jour où ils vont à la place qui leur est destinée. Prends du bon temps, ô prêtre ! qu’il y ait des parfums et des essences exquises pour ton nez, des guirlandes de lotus pour les épaules et la gorge de ta sœur chérie, qui est assise auprès de toi [on sait que les Égyptiens épousaient leur sœur] ; qu’il y ait du chant et de la musique devant toi : négligeant tous les maux, ne songe qu’à la joie, jusqu’à ce que vienne ce jour où l’on aborde à la terre qui aime le silence..... Prends du bon temps, ô prêtre ! donne du pain à qui n’a pas de champ, et tu auras bon nom pour toujours. Annuaire de l’association pour l’encouragement des études grecques en France, 1816, pag. 188. Voir encore Maspero, Hist. anc. des peuples de l’Orient, p. 42.

[44] Voyez particulièrement VII, 16-18.

[45] On nous promet la publication prochaine d’une traduction de l’Ecclésiaste par M. Renan.

[46] Le Cantique des cantiques, traduit, etc., par Ernest Renan. Paris, Michel Lévy, 1860.

[47] La Vulgate met à part la cinquième pièce, sous le titre de Prière de Jérémie.

[48] Si cela est, l’Oint de IV, 20, est le roi grand-prêtre Antigone. Le peuple attendu (IV, 17) est celui des Parthes. L’apostrophe à Édom (IV, 21) n’adresse à Hérode. Le verset II, 20, rapproché d’un récit de Joseph (Guerre de Judée, VI, III, 4), fait penser au siége de Jérusalem par Titus ; mais plusieurs passages de la Bible montrent que ce trait d’une mère mangeant son enfant était un lieu commun dans la peinture de l’horreur d’un siège (II Rois, IV, 29. Jér., XIX, 9. Ézéch., v. 10). Et puis les Lamentations, si fortes qu’elles soient, ne semblent pas encore assez fortes pour déplorer la destruction définitive de Jérusalem et surtout du Temple. C’est à cela pourtant que Joseph parait les rapporter, quand il dit que Jérémie a prédit la ruine de la ville sainte par les Romains (Antiquités, X, V, 1).

[49] Les Lamentations sont récitées naturellement dans l’office par lequel les Juifs font la commémoration de la destruction du Temple. Prières des Israélites... Paris, 1807, p. 320.

[50] Je ne veux pas oublier de rappeler le poème de Victor Hugo, Booz endormi, dans la Légende des siècles.

[51] Guerre des Juifs, II, II, 2. Antiquités, XVIII, III, 5, et XX, VIII, 11. Vie de Joseph, par lui-même, 3.

[52] Mon ancien maître à l’École normale, M. Gibon, disait que ces vers de Racine étaient les plus beaux vers français qu’il y eût au monde.

[53] On a vu que Daniel est nommé dans Ézéchiel (XIV, 14 ; XXVIII, 3), comme un sage des anciens temps ; mais il n’est pu mentionné comme prophète, à la suite d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel et des Douze, dans le chap. XLIX du livre du Fils de Sirach, où on s’attendrait à trouver son nom. — Sur la langue syro-chaldaïque, voir Renan, Hist. des lang. sém., 1re édit., p. 207 et suiv.

[54] Qui forme les quatre royaumes de Macédoine, de Thrace, d’Égypte et de Syrie.

[55] On en trouve exactement dix si on y comprend Judas le Machabée, que l’on comptait comme grand prêtre, quoiqu’il ne paraisse pas l’avoir été (Joseph, Antiq., XII, x, 6).

[56] Les mots obscurs qui suivent : et rien à lui veulent-ils dire : Il n’a plus rien, il est dépouillé ?

[57] Matthieu, IV, 5.

[58] Hiéronyme ou Jérôme dit positivement, à propos de l’étrange récit sur Nabuchodonosor vivant de la vie des bêtes, qu’il n’y avait rien de cela dans les histoires des Chaldéens : Præsertim cum historiæ Chaldœorum nihil tale contineant. Cependant, d’après la Chronique d’Eusèbe (page 27), l’histoire de Chaldée écrite en grec par l’écrivain inconnu qu’on appelle du nom d’Abydénos racontait que Nabuchodonosor, au retour de ses grandes expéditions, avait été surpris et saisi de l’esprit des dieux, et s’était mis à prophétiser ; puis que ce fier conquérant avait tout à coup disparu du milieu des siens. Le récit du chapitre IV de Daniel est sans doute sorti de cette légende.