LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE JUDAÏSME

 

CHAPITRE V — LE DEUTÉRONOME. - LES PREMIERS PROPHÈTES.

 

 

Quand on passe des quatre premiers livres du Pentateuque au Deutéronome[1], l’impression générale qu’on reçoit de celui-ci est toute différente. Elle suffit pour avertir qu’on a sous les yeux une couvre d’un autre temps ; mais c’est ce qu’on établit d’ailleurs par des observations positives. On a signalé en effet des divergences frappantes entre la législation de l’Exode, du Lévitique et des Nombres et celle du Deutéronome. L’une des plus remarquables est celle qui se rapporte à la situation des Lévites. Les anciens livres distinguent la descendance d’Aaron, seule appelée à la prêtrise, et la tribu de Lévi, chargée seulement d’assister et de servir les prêtres dans leurs fonctions sacrées : dans le Deutéronome, il n’est plus parlé de la race d’Aaron, et les prêtres paraissent pris simplement parmi les Lévites (XVIII, 1, etc.). De plus, dans les anciens livres, il est dit que la tribu de Lévi, n’ayant point de part dans la distribution de la terre donnée à Israël, aura en dédommagement un certain nombre de villes avec un champ autour de chacune. Ils auront en outre la dîme de tous les fruits de la terre. Non seulement le Deutéronome ne parle pas de ces villes lévitiques, mais il suppose évidemment que les Lévites sont indifféremment répandus dans les villes de toutes les tribus, olé ils n’ont, pour vivre, que des aumônes, qu’ils partagent avec les indigents[2].

L’Exode, le Lévitique et les Nombres ont déjà en vue le Temple, je l’ai dit, sous le nom de tente sacrée ou tabernacle ; mais dans le Deutéronome, la religion du Temple est bien autrement développée ; il est constamment présent à la pensée de l’écrivain. Celui-ci ne laisse échapper aucune occasion de célébrer le lieu que Iehova aura choisi entre toutes vos tribus pour y faire habiter son nom, c’est-à-dire la maison sainte de Sion, et de rapporter à ce centre sacré toutes les prescriptions du culte. Voyez particulièrement les chapitres XII et XVI. Il satisfait d’ailleurs à des difficultés qu’évidemment les anciens livres ne prévoyaient pas. Le Lévitique, pour mieux forcer l’obéissance, ne défendait pas seulement de sacrifier ailleurs qu’au Temple, mais même d’égorger ailleurs les bœufs et les moutons qu’on tuait seulement pour les manger, sans intention de sacrifice (XVII, 3) ; à moins qu’on ne veuille dire que le sacrifice était alors inséparable du repas. Mais la Judée a grandi ; elle s’étend maintenant bien loin au delà de Jérusalem, sans parler des Juifs qui vivent en dehors de la Judée. Le Deutéronome permet donc qu’on tue partout pour manger (XII, 15 et 20), et qu’on ne conduise à Jérusalem que les animaux destinés aux sacrifices. De même, au lieu de porter les dîmes au Temple, on pourra les vendre sur place, et on ira faire au Temple ses offrandes avec l’argent que les dîmes auront produit (XIV, 24).

La Judée n’est pas seulement devenue plus grande, mais aussi plus riche, plus prospère, plus glorieuse même au temps du Deutéronome. C’est alors que Iehova dit à Israël : Tu prêteras sur gage aux autres peuples, et tu n’emprunteras point d’eux (XV, 6). Et ailleurs : Iehova te mettra plus haut que toutes les nations qu’il a faites ; il te comblera de renom et de gloire (XXVI, 19). En aucun temps sans doute il ne faut prendre à la lettre ces hyperboles : le premier des peuples, cela veut dire simplement le premier dans la Palestine, par rapport à Édom, à Moab, etc. N’importe, on chercherait en vain dans les anciens livres l’expression d’un tel orgueil.

C’est à peine s’il est parlé de prophètes et de prophétie dans les anciens livres. Il n’y a guère qu’un passage qui s’y rapporte, au chapitre X des Nombres. Le peuple s’étant soulevé contre Moyse, celui-ci s’entoure des soixante-dix Anciens ; Iehova répand sur ces soixante-dix hommes une partie du souffle ou esprit qui était sur Moyse, et ils se mettent à prophétiser. Il y en a deux qui étaient demeurés au camp, et qui de leur côté aussi prophétisent. Josué accourt à Moyse pour lui dire : Il y a au camp deux hommes qui prophétisent : ne le permets pas. Mais Moyse lui dit : Es-tu jaloux d’eux pour moi ? Que tout le peuple de Iehova ne prophétise-t-il comme eux ! Il est clair que prophétiser, c’est prêcher au nom de Iehova, et remuer les âmes par une parole inspirée. Un verset du chapitre suivant (XII, 6) montre que ces prophètes recevaient ordinairement l’inspiration du dieu par un songe. Balaam enfin est aussi un prophète, quoique ce nom ne lui soit pas appliqué, et quoiqu’il ne soit pas d’Israël. C’est tout, et on remarquera que les Nombres sont le dernier, et probablement le plus récent des quatre premiers livres du Pentateuque. Au temps du Deutéronome, on voit que le prophétisme avait pris un très grand développement ; ce livre en consacre l’autorité d’une manière expresse : Iehova y promet solennellement, puisqu’il ne doit plus communiquer directement avec son peuple depuis la Loi qu’il lui adonnée sur la montagne, qu’il se fera entendre à lui par ses prophètes. Il mettra dans leur bouche sa parole ; il en fera les interprètes de ses commandements, et si leurs avertissements sont méprisés, il les vengera (XXIII, 15 à 20). Mais plus le Deutéronome relève le ministère du prophète, plus il en redoute l’abus, et il prononce des peines terribles contre le prophète qui trahirait le dieu au nom de qui il doit parler, ou qui prétendrait parler au nom d’autres dieux (Ibid. et XIII, 1 à 5).

Le prophétisme a été la forme sous laquelle la divination, qu’il était impossible de proscrire d’une manière absolue, a trouvé sa place en Israël. Les oracles du grand prêtre durent tomber en désuétude quand le grand prêtre devint le prince ; ce n’est pas au pouvoir que la multitude a envie de demander des inspirations. Mais Iehova parlait aussi par les songes et par les prophètes[3]. Voici comment le Deutéronome s’exprime sur ceux-ci (XVIII, 9) : Quand tu seras entré au pays que Iehova ton dieu te donne, tu n’apprendras pas à pratiquer les abominations des peuples du pays... Il n’y aura pas de devin chez toi. Car ceux qui font cela sont en abomination à Iehova, et c’est pour ces abominations que Iehova ton dieu les chasse devant toi... Ces peuples que tu chasses consultent les devins... ; mais toi, Iehova ton dieu ne te le permet pas. Iehova ton dieu te suscitera un prophète comme moi parmi tes frères (c’est Moyse qui parle) ; et tu le consulteras. Ainsi c’est au prophétisme que recourait chez les Juifs une curiosité qui, là comme ailleurs, était insatiable de révélations sur l’avenir. Mais cette espèce de divination, qui n’était attachée ni à un siège particulier, ni à une cérémonie liturgique, ni à des objets sensibles, avait par là quelque chose de spirituel et d’insaisissable qui la mettait vraiment à part.

Une des nouveautés du Deutéronome est la condamnation qu’il prononce contre ce que nous appelons l’astrolâtrie : Ne va pas, quand tu lèves les yeux au ciel, et que tu vois le soleil, la lune et les étoiles, tous les bataillons du ciel, te prosterner devant eux et les servir (IV, 19). Sans doute l’adoration des astres est au fond de toutes les religions, mais elle y est recouverte et enveloppée de mythologie. Il n’y a guère de dieu dans lequel les mythologues n’aient retrouvé le soleil, et peut-être le retrouverait-on dans Iehova lui-même à l’origine. Mais l’astrolâtrie toute nue, à la manière des Perses, l’adoration du soleil, de la lune et des étoiles non transformés en personnes divines, ne paraît nulle part dans les quatre premiers livres du Pentateuque[4].

Le silence du Deutéronome sur certaines traditions des autres livres suffit au contraire quelquefois pour avertir qu’il n’appartient pas à la même époque. En répétant, par exemple, les anciennes lois, par lesquelles les premiers-nés des animaux sont à Iehova, il se tait absolument sur les premiers-nés des hommes. Il se tait également sur cet acte terrible de la consécration, par lequel la vie d’un homme était vouée à Iehova, sans qu’il pût espérer de se racheter de la mort (Lévitique, XXVII, 28). On avait oublié ces barbaries des vieux âges.

Les trois livres de l’Exode, du Lévitique et des Nombres exposent la Loi ; ils ne la prêchent pas et ne la célèbrent pas. La Loi se fait au moment où on les écrit : au temps où on écrit le Deutéronome, elle est faite et consacrée. C’est alors qu’on trouve des paroles telles que celles-ci : Quel est le peuple... qui ait des règlements aussi justes que les lois que je vous propose aujourd’hui (IV, 8) ? Et ailleurs (XXXIII, 4) : Moyse nous a donné une Loi ; c’est le patrimoine du peuple de Jacob. Mais ce qui marque surtout dans le Deutéronome le progrès des temps, c’est l’esprit général du livre, et l’accent tout nouveau avec lequel le sentiment ou plut6t la passion religieuse y est exprimée.

Les anciens livres ne prescrivent guère que des actes extérieurs ; l’auteur du Deutéronome s’adresse surtout aux âmes ; il ne répète pas seulement la Loi, il la commente, il prêche au lieu d’ordonner. Il n’enseigne que plein d’un pieux enthousiasme et sur le ton oratoire, avec les développements où s’épanche un cœur touché.

Et d’abord Iehova est pour lui un dieu incomparable, sinon unique : la terre et le ciel sont à lui (X, 14). — Iehova ton dieu est le dieu des dieux (17) : c’est la première fois que cette expression se rencontre. Il y a même tel verset qui semble expressément monothéiste : Iehova seul est le dieu, et rien autre en dehors de lui (IV, 35 et 39). Mais il faut se défier des hyperboles du style biblique. On lira de même dans Isaïe (XLV, 21) : Il n’y a pas de dieu hors moi, et cela paraît bien formel encore. Mais voici qu’en un autre endroit du même livre (XLVII, 10) la ville de Babylone parle de même : Il y a moi, et il n’y a rien que moi, ce qui ne peut plus être pris à la lettre. Le précepte tant répété dans un livre qui a fait du bruit, de ne pas prendre de la littérature pour du dogme, doit être toujours présent à qui lit la Bible[5].

Un autre verset du Deutéronome (XXXII, 21) oppose Iehova aux non dieux : Il m’ont rendu jaloux avec un non-dieu. Mais ce verset porte avec lui son commentaire ; car il ajoute immédiatement : Et moi je les rendrai jaloux avec un non-peuple. La dernière incise ne permet pas de se tromper sur le sens de la première. Cela signifie simplement un dieu qui ne doit pas être leur dieu, un peuple qui ne doit pas être mon peuple. Il ne s’ensuit pas de là que les Juifs eussent réellement l’idée de dieux qui n’en fussent pas, de faux dieux, suivant l’expression chrétienne. Et cette expression même est de la langue de la philosophie grecque, et non de celle de la Bible[6].

Et pourtant, de même que, suivant le mot de La Rochefoucauld, on a toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui, on a aussi toujours assez de philosophie contre les superstitions d’autrui. Les Juifs, n’ayant plus d’images à adorer, depuis la Loi, n’eurent pas de peine à philosopher contre l’adoration des images. Le monde idolâtrique était lui-même traversé à ce sujet par bien des doutes, soit ceux que suggérait le sens commun, soit ceux qu’inspirait le spectacle de cette religion du feu et des astres, dans la Perse, qui n’avait point de dieux anthropomorphiques. Les Juifs, fiers de leur dieu sans figure, et pleinement libres à l’égard de l’idolâtrie, en vinrent à la traiter avec un profond mépris. Le Deutéronome parle des images tout autrement que les anciens livres ; il ne les rejette pas seulement comme ennemies, mais aussi comme vaines et impuissantes, comme choses de néant : œuvres de main d’homme, de bois et de pierre, qui ne voient ni n’entendent, ne goûtent, ni ne flairent (IV, 28). Nous n’avions vu jusqu’ici rien de semblable. Il dit encore (IV, 15) : Vous ne vous ferez point d’images ; car vous n’avez vu aucune forme le jour où Iehova notre dieu vous a parlé sur l’Horeb au milieu du feu. Cela semble se référer à l’Exode, et cependant cela est bien loin de l’Exode, dont le Deutéronome ne reproduit pas les récits anthropomorphiques. J’ai déjà fait remarquer que l’auteur du Deutéronome ne peut comprendre l’impunité d’Aaron après le sacrifice au taureau d’or, et qu’il croit devoir sur ce point suppléer au texte primitif (IX, 20).

On remarque même qu’il n’est jamais parlé dans le Deutéronome de ces apparitions si fréquentes dans les anciens livres, qui y sont appelées les Messagers ou Anges de Iehova. Ce nom ne s’y trouve pas une seule fois[7].

La religion du Deutéronome est d’ailleurs aussi tendre qu’elle est élevée. Il appelle Iehova du nom de père, que les anciens livres ne lui donnent pas encore. Et le mot n’est pas pris ici dans le sens où le Zeus d’Homère est appelé père des hommes et des dieux, c’est-à-dire auteur de toutes choses : idée grande, mais d’une sévérité froide dans sa grandeur ; Iehova est le père de son peuple dans un sens plus particulier et plus pieux : il a élevé Israël, il le conduit ; il transforme son nom en un diminutif caressant (Ieschouroun, XXXVII, 15) ; s’il le châtie, c’est comme on châtie son enfant ; il a mis en lui sa prédilection, il exige de lui à son tour les sentiments que des enfants aimés doivent à leur père, et c’est de ces sentiments que sortira un jour la prière : Notre père, qui es dans les cieux[8].

Il est dit déjà dans l’Exode qu’Israël appartient à Iehova plus que les autres peuples, qu’il est sa propriété particulière, et comme un clergé (qu’on me passe ce mot) consacré à son service. Le Deutéronome appuie sur cette idée, et il emploie, pour l’exprimer, le terme de peuple choisi ou élu, qui n’est pas dans les anciens livres, et qui a fait une si grande fortune. Ce n’est pas que vous fussiez plus nombreux que les autres peuples, si Iehova vous a aimés et vous a choisis ; au contraire, vous étiez le moindre de tous les peuples : mais c’est parce que Iehova vous aime et qu’il s’est engagé envers vos pères avec serment (VII, 7).

Dans un livre grec dont il sera parlé plus tard, le IVe livre d’Esdras, l’idée de l’élection des Juifs a été poussée à ce point, qu’il y est dit (VI, 54), que le monde n’a été créé que pour eux, et que tous les autres peuples sont comme un crachat aux yeux de Iehova.

A force de s’appliquer ce mot d’élu, et de le redire avec orgueil devant les Gentils, Israël le leur a appris si bien qu’ils se le sont approprié ; mais ils y ont mis un autre esprit. Les élus, chez nous, ce ne sont plus les Juifs, mais les chrétiens, ou, parmi les chrétiens, les âmes dévotes et qui se croient préférées. L’idée et le mot n’en viennent pas moins de la Bible et d’Israël.

Les anciens livres ne connaissent que la circoncision de la chair ; le Deutéronome le premier parle de la circoncision du cœur, X, 16.

L’ardeur passionnée d’Israël rétabli et sa foi en l’avenir éclatent surtout dans le morceau fameux qui est devenu chez les Juifs la prière par excellence[9] : Écoute, Israël, Iehova notre Dieu est l’unique Iehova[10]. Tu aimeras donc Iehova ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toutes tes forces. Et quand Iehova ton Dieu t’aura fait entrer dans le pays qu’il a promis par serment à tes .pères, Abraham, Isaac et Jacob, et que tu y posséderas de grandes et belles villes que tu n’auras point bâties, des maisons pleines de richesses que tu n’y auras point apportées, des citernes que tu n’auras pas creusées, des oliviers et des vignes que tu n’auras pas plantés... aie soin de ne pas oublier Iehova, qui t’a retiré du pays d’Égypte et de la demeure de servitude ; tu craindras Iehova ton Dieu, tu le serviras et tu jureras par son nom. A propos du verset du Lévitique : Tu aimeras ton frère comme toi-même, j’ai rappelé comment les auteurs des Évangiles ont détaché ce précepte d’une part, de l’autre celui du Deutéronome : Tu aimeras ton dieu de tout ton cœur, etc., pour les mettre ensemble et réduire à ces deux commandements la Loi tout entière. Le premier verset du Schema des Juifs est ainsi devenu dans le christianisme la formule de ce qu’on appelle l’amour de Dieu. Ce n’est pas précisément cela dans le texte, c’est un sentiment bien plus personnel, et c’est parce qu’il est personnel qu’il est si ardent. C’est Iehova, c’est son dieu à lui, et non pas celui de tous les hommes, qu’Israël aime d’un amour si fort : ce dieu l’a sauvé ; il lui a donné cette terre heureuse, qui n’était pas à lui et qu’il lui a fait conquérir ; c’est lui qui continuera à jamais de le protéger clans toutes ses épreuves et à qui il devra toutes ses prospérités ; Iehova représente pour Israël son existence même et sa fortune ; Iehova, c’est la patrie, une patrie qui a été perdue, puis recouvrée, mais qui est toujours menacée par des ennemis redoutables. On l’aime de toute la haine qu’on ressent pour ses ennemis, et de là ces paroles si vives : de tout ton cœur, de tout ton être et de toutes tes forces. Quand le christianisme s’en est emparé, pour les appliquer, dans un sentiment mystique, à un dieu spirituel, elles ont, en quelque sorte, changé de sens. Les critiques ont remarqué alors qu’elles dépassaient de beaucoup ce qu’on trouvait exprimé de sentiments semblables chez d’autres peuples ; de sorte qu’on est allé jusqu’à dire que l’amour de Dieu était chose ignorée de tontes les autres religions. On se trompait : il est reconnu au contraire que l’amour de Dieu (ou des dieux) se retrouve partout, et est inséparable de l’idée religieuse elle-même. Mais ce qui est vrai aussi c’est qu’aucune autre religion n’a dû mettre dans ce sentiment une telle énergie, et on en voit les raisons.

Le pieux écrivain n’est pas moins tendre pour ses frères que pour son dieu : Il ne faut pas, dit-il, qu’il y ait de misérables parmi vous (XV, 4). Le caractère d’humanité et de fraternité qui frappe dans la Loi se marque encore davantage dans le Deutéronome. Il renouvelle la loi de l’Exode qui dit que l’Israélite, homme ou femme, ne servira que sept ans (XV, 12). Il suppose aussi qu’au moment d’être affranchi, il pourra vouloir rester esclave, mais celé parce qu’il se trouvera bien dans la maison, et non parce qu’il sera menacé d’être séparé des siens. S’il sort, on ne le laissera pas partir les mains vides : Tu lui feras un présent, dit le texte, sur le bien que Iehova t’a donné. — Et qu’il te souvienne que toi-même as été esclave au pays d’Égypte. — Malheureusement cette loi, présentée d’une manière si touchante, ne fut pas observée longtemps ; et on voit par le livre qui porte le nom de Jérémie (XXXIV, 8-11), que les fils d’Israël furent bientôt des esclaves à perpétuité, comme ceux de tous les pays.

Le Deutéronome ne condamne plus seulement le prêt à intérêt à l’égard du pauvre ; il l’interdit absolument à l’égard du Juif (XXIII, 19). Un verset défend de saisir les pierres de la meule avec laquelle se fait le pain, qui est la vie ; un autre, de prendre pour gage le vêtement de la veuve (XXIV, 6, 17). Un autre vient en aide à la plus grande misère peut-être du monde antique, celle de l’esclave fugitif ; la terre d’Israël est un lieu d’asile (XXIII, 15) : Tu ne livreras point à son maître l’esclave qui se sera sauvé chez toi ; mais il demeurera avec toi, en ton sein, au lieu qu’il aura choisi et en la ville qu’il lui plaira, et tu ne le maltraiteras point. Cette immunité ne put subsister sans doute quand la Judée fut devenue une province romaine ; mais l’esprit qui l’avait prononcée vivait toujours ; la loi juive demeurait, moralement du moins, l’amie et l’auxiliaire de ceux qui étaient las de leurs maîtres. Il n’est donc pas étonnant que le monde romain ait vu se tourner vers le dieu d’Israël, de tous les points de la terre, les vœux et les hommages des mécontents et des maltraités.

Le Deutéronome pense aussi aux femmes. Il règle le droit odieux de répudiation, et en cela même il leur rend service ; car s’il n’est pas parlé de ce droit antérieurement, c’est sans doute parce qu’il s’exerçait jusque-là sans aucune règle. Il tâche d’abord de mettre la femme à l’abri des caprices, en interdisant au mari de jamais la reprendre quand il l’a une fois répudiée. Il déclare encore que l’homme qui a été obligé d’épouser une fille, parce qu’il l’a séduite, ne peut plus la renvoyer, et que le droit de répudiation n’existe pas pour lui envers elle. Enfin la femme prise à la guerre n’est pas abandonnée absolument et sans réserve à la brutalité du vainqueur. Elle aura d’abord un mois pour pleurer son père et sa mère ; alors seulement elle entrera dans le lit du maître, et plus tard, si celui-ci s’en dégoûte, il ne pourra pas la vendre et devra la renvoyer libre (XXI, 13).

Le Deutéronome ne permet pas de battre sans mesure, au gré de la colère, le coupable même ; il fixe le nombre des coups : Car il ne faut pas qu’à force de le frapper, ton frère soit mis dans un état indigne sous tes yeux (XXV, 3). La charité de la Loi s’étend jusqu’au criminel dont elle prend la vie ; elle défend de laisser son corps à la potence ; il doit être enseveli le jour même (XXI, 23). Ainsi ces supplices d’après la mort, que notre Villon a décrits avec une poésie si sombre, les corps charriés deçà et delà par le vent, déchiquetés par les oiseaux, et sans cesse détruits par le soleil et par la pluie, tout cela était condamné par le saint livre, et c’est une des choses qui ont dût le plus toucher les misérables.

Je ne veux pas oublier les versets qui recommandent de ne pas prendre la mère avec le nid ; de ne pas atteler ensemble le bœuf et l’âne, de peur de fatiguer le plus faible ; de ne pas museler le bœuf qui foule le grain, en lui enviant sa part de ce blé qu’il nous apprête. Tout cela n’est que la poésie de la charité ; mais rien ne fait mieux entrer un sentiment dans les cœurs simples que la poésie[11].

Quoique le Deutéronome répète les menaces terribles prononcées dans les anciens livres de la part de Iehova, le dieu jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ses ennemis, il se contredit heureusement en proclamant la loi de la justice véritable : On ne fera pas mourir les pères pour les enfants, ni les enfants pour les pères ; mais chacun sera puni pour son péché (XXIV, 16).

Il est à remarquer qu’en reproduisant au chapitre V les Dix Paroles, le Deutéronome ne donne, pour l’observation du sabbat, que la raison prise de l’humanité. Arrivé à ce dernier commandement (Exode, XX, 10) : Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras ni sa femme, ni son serviteur ou sa servante, ni son bœuf ou son âne, il le modifie avec délicatesse de la manière suivante : Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, son champ, son serviteur, etc.

Tout concourt donc également à établir que le cinquième livre du Pentateuque est d’une date beaucoup plus récente que les quatre autres ; mais où doit-on le placer ? Si on met l’Exode au temps d’Esdras, c’est-à-dire au milieu du Ve siècle avant notre ère ; si on considère que les deux livres qui suivent doivent déjà être plus récents, et que de ceux-ci au Deutéronome la distance doit être considérable ; ce dernier devient bien moderne, et on se demande si on peut le supposer écrit avant l’époque grecque. Et en effet il s’y trouve des passages qu’il est naturel de rapporter à cette époque. Le plus remarquable est celui où Moyse est représenté comme prévoyant qu’Israël voudra un jour avoir des rois, et déclare quels sont à ce sujet les commandements de Iehova (XVII, 14-20). Dans les anciens livres, il n’est pas question de la royauté, même par voie d’anticipation prophétique, parce que personne n’y songeait au temps où ces livres ont été composés. Au contraire, quand on lit ici : Tu pourras établir pour roi au-dessus de toi un de tes frères ; tu ne pourras établir au-dessus de roi un étranger ; on pense naturellement à une époque où les Juifs pouvaient être sollicités de reconnaître pour leurs rois des rois étrangers ; c’est-à-dire au temps des Séleucides. Il est vrai qu’à cette date les Juifs n’avaient pas de rois, si on entend par là des chefs appelés en grec du nom dont on appelait les Séleucides, et que nous traduisons par rois. Mais le mot hébreu mélek, dont se sert le Deutéronome, ne répond pas exactement au grec βασιλεύς : il est appliqué dans le livre même à Moyse, que nous n’appelons pas roi (XXXIII, 5), et la version grecque le traduit aux deux endroits par άρχων. On a vu que les grands-prêtres Juifs étaient bien, à l’époque grecque, de véritables souverains, mais souverains d’un peuple défiant et indocile, qui avait précisément à leur égard les sentiments que le livre saint exprime ici, et qui les trouvait toujours trop semblables aux rois du dehors. La recommandation de ne pas avoir trop de chevaux, trop de femmes, trop d’or et d’argent, parait une protestation de l’esprit sévère des vrais Juifs contre les mœurs de l’Asie grecque, plutôt qu’un désaveu de la royauté des temps antiques[12]. La crainte que, par le goût des chevaux, les princes ne soient poussés vers l’Égypte et n’y ramènent leur peuple, n’est-elle pas aussi d’un temps où l’Égypte, par son commerce, et par la protection qu’elle donnait à Israël contre les Syriens, attirait en effet si vivement les Juifs, qui finirent par y établir une colonie véritable ? Et n’est-ce pas au même temps qu’il faut rapporter ce verset, où Moyse, qui vient de déclarer que l’Ammonite et le Moabite n’entreront jamais dans l’assemblée ou l’église de Iehova, c’est-à-dire qu’ils n’auront jamais droit de cité en Israël, dit au contraire que l’Égyptien y sera reçu dès la troisième génération (XXIII, 8) ?

Les anciens livres ne supposent pas que le culte des dieux étrangers soit une nouveauté en Israël ; l’impression qu’ils donnent est bien plutôt que Moyse y trouve l’idolâtrie invétérée, et a peine à la déraciner. On sent au contraire dans le Deutéronome que la religion de Iehova est depuis longtemps établie et régnante : les dieux pour qui plusieurs lui sont infidèles sont des dieux nouveaux, que tu n’as pas connus, ni toi ni tes pères, et qui sont introduits d’hier[13]. Cela signifie, je le crois, que nous sommes ici au moment où l’hellénisme syrien, qui, à partir d’Alexandre, a enveloppé peu à peu la Judée ; y fait pénétrer un paganisme jusque-là ignoré, et un esprit qui inspire aux fidèles de vives craintes. De là une sévérité et une intolérance passionnée, dont les anciens n’avaient pas besoin. Les vieilles lois n’atteignent que le dehors : elles ordonnent de tuer l’ennemi, d’exterminer ses dieux, d’exterminer aussi, dans Israël, quiconque sacrifierait aux dieux étrangers. La Loi nouvelle prévoit et punit les discours coupables, publics ou secrets, qui conduiraient à l’apostasie. S’il s’élève un inspiré, qui émeuve le peuple par quelque prodige, et l’appelle ensuite à servir un autre dieu, on ne l’écoutera pas, il sera mis à mort (VIII 1). Et tout de suite : Si ton frère, fils de ta mère[14], si ton fils, ou ta fille, ou la femme qui dort dans tes bras, ou ton ami qui est un autre toi-même, te détourne en secret pour te dire : Allons, servons d’autres dieux (des dieux que tu n’as pas connus, ni tes pères)... tu ne le croiras pas, tu ne l’écouteras pas ; ton œil n’aura pas pitié de lui ; tu ne lui feras pas miséricorde, tu ne tairas pas son crime, mais tu le feras mourir ; ta main se lèvera la première contre lui pour le tuer, et ensuite la main de tout le peuple ; tu l’accableras de pierres et il mourra, parce qu’il a cherché à te détourner de Iehova, qui t’a tiré du pays d’Égypte, du séjour de servitude. Et tout Israël, voyant cela, sera dans la crainte, et on ne recommencera pas à faire pareille chose au milieu de vous. — Il ajoute enfin que si c’est tout le peuple d’unie ville qui se laisse entraîner vers d’autres dieux, il devra être ex-terminé et la ville détruite par le fer et par le feu, pour n’être jamais rebâtie. Israël sait maintenant que son dieu est sa vie même ; il ne s’en laissera pas détacher, et dès lors il est invincible. Le mot d’intolérance, que j’ai prononcé, éveille, il est vrai, de tristes pensées ; à ce mot, l’histoire se lève tout entière dans notre esprit, pleine des fureurs du fanatisme. Il ne faut pas oublier pourtant que l’intolérance des Juifs a été surtout celle du martyre ; leur fanatisme a servi à d’autres pour les exterminer ; pour eux, il ne leur a guère servi qu’à mourir.

Une observation de détail confirme les inductions générales sur l’âge du livre. La montagne de Garizim, dont il n’est jamais parlé dans les anciens livres, figure dans le Deutéronome comme une montagne sainte, d’où doivent être données par les lévites des bénédictions solennelles, tandis que des malédictions sont prononcées sur la montagne d’Hébal. Ce n’est pas tout : au verset XXVII, 4, où il est ordonné, dans le texte juif, d’élever un autel sur Hébal, avec des pierres où seront gravées les promesses de la Loi, et d’y offrir des sacrifices d’actions de grâces, il se trouve que le texte samaritain, au lieu d’Hébal, porte Garizim. Le texte samaritain doit être le véritable ; car il n’est pas naturel d’offrir des sacrifices d’actions de grâces et de réjouissance (voir au verset 7) sur la montagne des malédictions. Or c’est au temps d’Alexandre que Joseph place l’établissement du temple de Garizim, qui, probablement, quoi que les Juifs en aient dit depuis, était à ce moment un lieu de prière respecté de tous, et non un monument d’hostilité et de schisme[15].

Ces considérations m’amènent à deux conclusions. L’une est certaine : c’est que le cinquième livre de la Loi est plus récent que les quatre autres, et qu’il en est séparé par un intervalle de temps considérable, pendant lequel la situation des Juifs a beaucoup changé, ainsi que leurs sentiments et leurs idées. L’autre serait que l’époque de ce livre doit être celle où les Juifs avaient déjà affaire aux Grecs et aux rois héritiers d’Alexandre. Celle-ci est évidemment paradoxale, au sens étymologique de ce mot, qui veut dire simplement, contraire à l’opinion reçue : je ne l’en crois pas moins plausible, et je la soumets comme telle à l’examen des érudits.

Le Deutéronome est moralement aussi nouveau, comparé aux quatre livrés, que l’Évangile peut l’être par rapport au Deutéronome. Je prendrais volontiers le mot de Deutéronome dans un sens qu’on ne lui donne pas, et je le traduirais par la Nouvelle Loi. Le judaïsme y prend la pleine conscience de lui-même, et il sait désormais tout ce qu’il vaut. L’écrivain sacré fait ressortir, dans les termes les plus vifs, la vertu morale qui est dans cette Loi et qui en fait l’âme : Ma parole n’a rien d’extraordinaire, rien de caché ni de difficile. Il ne faut pas monter au ciel ou traverser la mer pour y atteindre ; elle est là, présente, à la portée de tes discours et de tes pensées, et tu es toujours à même de l’accomplir (XXX, 11). Et ailleurs (IV, 7) : Où est la nation, si grande qu’elle soit, qui ait des dieux toujours présents, comme nous avons Iehova notre dieu, en quelque occasion que nous l’invoquions ? Et où est la nation, si grande qu’elle soit, qui ait une Loi comparable à celle qui vous est édictée aujourd’hui ? Et cela paraissait vrai de leur dieu comme de leur Loi. De leur dieu, car ils avaient péri, et il les avait ressuscités, et leur existence, leur prospérité était un miracle de ses mains. De leur Loi, car, faite pour une population de faibles et d’opprimés, elle convenait par cela même à tous les faibles et à tous les opprimés, c’est-à-dire au plus grand nombre. Ils parlaient donc ainsi avec conviction, et cette conviction même suffisait pour que la foule des non Juifs fût disposée à croire ce qu’elle leur entendait redire sans cesse. Il y a dans ces deux versets le secret de la conversion du monde.

Il n’aurait tenu qu’à l’auteur du Deutéronome de crier bien haut, comme dans le Discours sur la montagne : Les anciens vous disaient... mais moi je vous dis..., en opposant à une loi et à une justice encore grossières les délicatesses de sa piété et de sa charité ; mais au contraire le judaïsme de cet âge est plein de respect pour la vieille Loi, et ne songe qu’à autoriser ses aspirations nouvelles en les mettant sous la protection des noms et des traditions antiques. Il pouvait dire, plus sincèrement que ne l’ont dit les Chrétiens, qu’il ne prétendait pas détruire la Loi, mais la compléter : Le temps n’était pas venu de rompre avec le passé et d’être ingrat.

 

La tora ou la Loi formait la première partie de la Bible ; les Juifs mettaient dans la seconde les Prophètes ; mais le mot hébreu qu’on traduit par les Prophètes se traduirait peut-être mieux par les inspirés. Ils comprenaient sous ce mot, d’une part les livres historiques qui portent les noms de Josué, des Juges, de Samuel et des Rois ; de l’autre les livres qui sont purement prophétiques, au sens que nous attachons à ce terme. On regardait sans doute Josué et Samuel comme les auteurs des livres qui portent leur nom ; c’étaient les Premiers prophètes, qui comprenaient aussi les Juges et les Rois, quoique anonymes. Isaïe, Jérémie, etc., étaient les Derniers prophètes. C’est en ce sens général qu’on disait : la Loi et les Prophètes.

LES PREMIERS PROPHÈTES[16].

Le livre de Josué et ceux des Rois peuvent être tout de suite reconnus comme postérieurs au Deutéronome, car ils y renvoient. Comparez d’une part Josué, XXIV, 13 et Deut., VI, 10-11 ; de l’autre I Rois, II, 3 et Deut., XVII, 19, ou II Rois, XIV, 6 et Deut., XXIV, 16. Ce qui a été dit de la nouveauté du Deutéronome par rapport au reste du Pentateuque s’applique donc à plus forte raison à ces livres.

On ne rencontre pas de ces citations dans les Juges ni dans Samuel ; mais outre que ces livres s’encadrent naturellement entre Josué et les Rois, on y trouve des traces du même esprit que j’ai signalé dans le Deutéronome. Ces traces se réduisent, pour les Juges, à peu de chose. Après avoir dit que Gédéon, à la suite d’une victoire, fit faire une idole avec l’or de son butin, et que tout Israël rendit un culte avec lui à cette idole, l’écrivain, scandalisé de ce qu’il raconte, croit devoir ajouter que ce que Gédéon avait fait là tourna à sa perte et à celle de sa maison. Ailleurs, en racontant l’histoire de Michas, qui se fait chez lui un sanctuaire avec une idole et des téraphim, qui prétend ainsi honorer Iehova, et fait desservir ce sanctuaire par un lévite, il a soin de dire (XVII, 6) qu’alors il n’y avait pas de chef en Israël, et que chacun faisait ce qui lui semblait bon ; remarque qui est répétée plusieurs fois dans ces derniers chapitres des Juges. C’est ainsi qu’il est dit dans le Deutéronome (XII, 8) : vous ne ferez pas comme nous faisons ici aujourd’hui, chaton ce que bon lui semble. Voir aussi Josué, XXII, 10-34. On remarque encore dans les Juges le même mauvais vouloir que dans le Deutéronome à l’égard de la royauté. C’est ce dont témoigne cette parole de Gédéon (VIII, 23) : Non, je ne régnerai pas sur vous, ni mon fils ; Iehova seul régnera sur vous, et surtout l’apologue des arbres qui veulent un roi, IX, 8. Tous les arbres utiles, l’olivier, le figuier, la vigne, déclinent également la royauté, qui les distrairait de leur œuvre bienfaisante ; il n’y a que l’arbre stérile et épineux qui soit prêt à régner et qui s’offre[17].

Dans les livres de Samuel, la royauté est encore plus maltraitée : le chapitre VIII du livre premier contient à ce sujet une tirade des plus violentes, qui semble protester contre la tentation que pourraient avoir les grands prêtres d’être ce qu’avaient été les anciens rois. D’autre part, cependant, le livre insiste sur le caractère sacré et inviolable de celui qui a reçu l’onction sainte. L’opposition entre les temps antiques et les temps modernes est aussi plus d’une fois marquée dans Samuel. Iehova y est exalté comme dans le Deutéronome ; il y est appelé de même le dieu vivant (I, XVII, 26), par opposition sans doute aux idoles. Il y est nommé aussi (pour la première fois dans les livres historiques), de ce nom de Iehova Sabaoth ou Iehova des bataillons, qui revient si souvent dans Isaïe, Jérémie et les autres, c’est-à-dire, à ce qu’il paraît, Iehova qui commande aux bataillons du ciel, aux puissances célestes. Ce nom n’est pas dans les anciens livres du Pentateuque : le Deutéronome ne l’emploie pas encore, peut-être à cause de cela même ; mais il nous y prépare, en se servant de l’expression de bataillons du ciel pour désigner les astres, dans les versets où il condamne l’astrolâtrie[18].

Dans les livres des Juges, de Samuel et des Rois, il est souvent parlé, ainsi que dans les vieux récits du Pentateuque, de ce que le texte appelle des Messagers (ou des Anges) d’Élohim ou de Iehova. Mais dans le Pentateuque, et même dans les Juges, on reconnaît que ces Messagers ne sont pas des êtres distincts du dieu lui même, et qui le servent, ainsi qu’on se les est représentés depuis ; nais de pures apparitions par lesquelles il se manifeste et qui se confondent avec lui, à peu près comme si on appelait l’éclair le messager de la foudre. Ainsi, dans la Genèse (XVI, 13), un Messager de Iehova parle à Agar dans le désert, et aussitôt il est dit : Elle donna un nom à Iehova qui lui parlait, disant : tu es un dieu visible. Ainsi dans les Juges (VI, 22), Gédéon s’aperçoit à un signe miraculeux que c’est un Messager de Iehova qui lui est apparu, et il s’écrie : Seigneur Iehova, j’ai donc vu le Messager de Iehova face à face. Et Iehova lui dit : Ne crains pas ; tu ne mourras point. Il n’y a pas dans ces livres un seul passage qui doive être pris autrement ; mais il n’en est pas de même pour certains endroits de Samuel ou des Rois. Là on trouve plus d’une fois ces expressions : Bon comme un Messager de Iehova ; clairvoyant comme un Messager de Iehova, qui indiquent assez qu’on prend maintenant ces Messagers pour des personnes, intermédiaires entre l’homme et le dieu ; et il y a un verset tout à fait décisif (II Sam., XXVI, 16), où il est dit que le Messager de Iehova ayant étendu sa main sur Israël pour y répandre la peste, et ayant fait mourir ainsi soixante-dix mille hommes, Iehova dit au Messager : C’est assez ; retire ta main. Les Messagers divins sont bien désormais ce que nous appelons des Anges.

Mais les questions de date, toutes curieuses qu’elles sont, ne sont pas si intéressantes ; en ce qui touche les livres historiques, qu’en ce qui regarde le Deutéronome ou les écrits prophétiques : je les laisse pour étudier les livres eux-mêmes. Et la première chose à dire, c’est que, bien qu’assez récents dans la forme dernière sous laquelle nous les lisons, ils n’en son pas moins antiques par les choses dont ils parlent, par les sources où ils ont puisé, et par la simplicité avec laquelle ils reproduisent d’ordinaire de vieux récits. Ils continuent la Genèse.

C’est pour cette raison sans doute que, comme la Genèse et les trois livres qui la suivent, ils nous parlent des Messagers ou Anges de Iehova. Ces apparitions figuraient dans les vieux récits qu’ils nous transmettent. Il ne s’en trouve pas dans le Deutéronome, parce que le Deutéronome ne contient pas de ces récits : ce n’est pas un livre de narration, mais de prédication ; il se compose uniquement de discours de Moyse[19].

Les Juges et Samuel racontent les temps héroïques ; l’époque relativement historique est dans les Rois : précieux monument, qui nous a conservé la double succession des rois d’Israël et de Juda, avec la durée de chaque règne et avec les principaux événements. C’est là qu’on voit le grand royaume du nord toujours agité, toujours en révolution ; les rois et les familles royales y tombant les uns sur les autres ; tandis que le petit royaume du sud se conserve dans ses montagnes, fidèle à la rate de David, constamment faible, humilié et menacé, mais subsistant ; survivant même à Samarie plus d’un siècle, et ne périssant enfin que pour revivre.

Ce n’est pas que les Juges, Samuel, ou même les Rois, soient proprement de l’histoire ; les Juifs sont bien loin d’atteindre jusque-là. Ils n’ont pas la curiosité, le besoin de savoir et de comprendre, qui crée l’histoire et qui en fait la grandeur ; ils n’ont ni la philosophie, ni la politique, ni l’éloquence, ni l’art qui compose des tableaux ou des portraits. Mais plus leur chronique est pauvre, plus aussi elle est à la portée de tous, et entre dans les esprits les plus simples. Et si elle manque d’art, elle ne manque pas pour cela d’imagination ; cette imagination n’est pas riche, mais elle est forte. Nous n’oublions, une fois que nous les avons vus, ni Débora, ni Jahel, ni Gédéon, ni Jephté ni Samson, quelque rapidement qu’ils aient passé devant nous. Rien de plus animé que les aventures de David, ou la peinture des merveilles du règne de Salomon. L’histoire des rois qui les suivent est plus sèche, mais elle offre encore des détails très dramatiques, et elle a surtout une partie bien originale, c’est celle où figurent les prophètes, et en particulier Élie le Thesbite, type idéal et merveilleux de ces Inspirés, qui sont tout autres que les prophètes écrivains. Il vit dans le désert ; des corbeaux lui apportent à manger, et il a pour boire l’eau du torrent ; il sort de là pour paraître devant les rois qu’Il menace, ou pour soulager les malheureux par des miracles. Il lutte aussi par des miracles contre les prophètes des dieux ennemis, leur enlève la foule et les extermine. Dans cette scène avec les prophètes de Baal, il y a de la comédie à côté de la tragédie (et c’est à peu près la seule trace de génie comique dans toute la Bible), une comédie grandiose et sauvage[20]. Toute la peinture du prophétisme a des traits d’une étrangeté saisissante. Les prophètes entrent en inspiration au son des instruments ; alors ils ne se possèdent plus ; ils se livrent à des mouvements désordonnés et à toutes sortes de démonstrations bizarres ; ils se roulent tout nus à terre pendant de longues heures ; ils se font sur le corps des incisions et des blessures. C’est quelquefois en troupe qu’ils s’abandonnent à ces transports, et la bande finit par entraîner avec elle dans son vertige le passant indifférent, du même ceux qui prétendaient la contenir et l’arrêter[21].

A la suite du meurtre des prophètes de Baal, pendant que roi et peuple, consumés par la sécheresse attendent avidement la pluie ; Élie se tient sur le Carmel, prosterné et la tête dans ses genoux. Puis il dit à son serviteur : Va regarder du côté de la mer. Il y va et dit : Il n’y a rien. Élie lui dit : Vas-y jusqu’à sept fois. A la septième fois, il dit : Je vois une petite nuée, grande comme la main, qui monte de la mer. Élie dit au roi : Attelle ton char et hâte-toi de partir, si tu ne veux être enveloppé par la pluie. Aussitôt une grande pluie commence à tomber, et le roi monte sur son char. Et la main de Iehova fut sur Élie ; et, retroussant ses habits, il se mit à courir devant le char du roi, et entra courant ainsi dans Jezrahel. C’est de l’histoire populaire que celle de la Bible, et la poésie de cette histoire est de la poésie populaire. Dans ces pays de l’Orient sémitique, les imaginations de la foule peuvent suffire à faire une littérature, et à contenter toutes les classes, parce qu’il n’y a pas de classes, et que les plus petits y sont par la nature et par la culture au niveau des plus grands[22].

Tout étranges que sont ces récits, il ne faut pas les oublier dans la recherche des causes qui ont aidé à la propagande du judaïsme. Quand le monde s’est mis à judaïser, il n’a pas été entraîné seulement par l’exemple des vertus des Juifs, de leur patience, de leur austérité, de leur charité, mais aussi par l’influence de leur superstition ; car jamais cette perpétuelle maladie du genre humain n’a été plus violente et plus contagieuse qu’à cette époque d’ébranlement et de désordre universel dont sortit l’empire. De même que le corps énervé à besoin de liqueurs fortes, l’esprit dévoyé a soif de l’ivresse du surnaturel. Les livres des Juifs respirent cette ivresse et la communiquent.

Quelques-uns des miracles d’Élie et d’Élisée ont servi de modèle pour ceux qu’on a prêtés à Jésus, comme le jeûne de quarante jours et la multiplication des pains[23].

Mais, laissant là les récits sur les prophètes, si on considère d’une manière générale et dans leur ensemble les narrations des Juges, de Samuel et des Rois, on y trouve le même caractère qui est dans celles de la Genèse et de l’Exode ; elles produisent sur les âmes la même impression ; elles ont causé aux philosophes le même scandale. Il suffit de rappeler l’article fameux de Bayle sur David, ce roi selon le cœur de Dieu[24]. Ailleurs encore, il y a bien des traits odieux ou pitoyables ; mais je ne veux pas m’arrêter au scandale plus que la multitude ne l’a fait ; j’aime mieux montrer par où elle a été gagnée. C’est que les plus grandes figures qui paraissent dans ces histoires y sont sans éclat, enveloppées plutôt d’obscurité, parfois même d’abjection, comme Moyse lui-même, qui n’était qu’un homme hors la loi et un banni. Hélas ! dit Gédéon, ma famille est la plus humble de Manassé, et moi je suis le dernier dans la maison de mon père. Jephté est le fils d’une prostituée. Voyez Samson, ses querelles, ses prouesses, sa Dalila ; Samson les yeux crevés, tournant la meule chez les Philistins, amené ensuite comme un bouffon au milieu de leur fête de victoire pour les faire rire, et les engloutissant avec lui sous les ruines de la salle dont il a ébranlé les piliers : tout cela est d’un grandiose tout populaire ; c’est l’épopée d’une race de captifs et d’esclaves. Viennent les rois ; le premier est sacré tout à coup à la porte d’une ville par un prophète qui passe, pendant que lui-même est à la recherche d’une troupe d’ânesses perdues. Le second est le jeune pâtre qui abat tout seul d’un coup de fronde le géant des Philistins ; son histoire est d’un bout à l’autre celle d’un chef de bandes, toujours entre la vie et la mort. Il est vrai que Salomon parait plein de grandeur et entouré de toutes les magnificences de la royauté ; mais ce portrait superbe, absolument isolé dans la Bible, est tracé avec une naïveté qui trahit des esprits peu accoutumés à ces splendeurs. On croit voir des travailleurs pauvres qui trompent leur misère en se repaissant des merveilles au milieu desquelles leur imagination se figure bien loin d’eux un calife ou un sultan.

A cette grande exception près, tous ces personnages représentent Israël et sa fortune, toujours luttant, toujours aux prises avec des épreuves pénibles et obscures. Par eux-mêmes ils sont peu de chose, mais Iehova est avec eux, et vient à leur secours par des coups extraordinaires et surhumains. Ainsi tombe Jéricho au son des trompettes ainsi mille Philistins sont abattus avec une mâchoire d’âne ; ainsi Sisara est terrassé par le clou de Jahel.

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle !

Israël n’attend jamais rien que d’un miracle.

Si nous descendons dans le détail, si nous rappelons dans notre mémoire la plupart des traits qui nous ont touchés en lisant ces livres, nous trouverons toujours qu’ils vont au cœur des humbles. C’est une terrible histoire que celle de cette concubine du lévite, que lui-même est forcé d’abandonner à une bourgade entière ; qui est violée pendant toute une nuit ; qui tombe morte à sa porte, où il la trouve le matin en sortant, et dont il coupe le corps en douze morceaux pour les envoyer aux douze tribus et faire appel à leur rage (Jug. XIX) ; ce drame barbare ne ressemble guère aux tragédies brillantes et solennelles d’Athènes, mais il était fait pour émouvoir le plus misérable dans son bouge.

Voici une scène pleine de douceur, mais toute familière : c’est le père de Samuel qui vient sacrifier au Temple, accompagné de ses deux femmes Anna et Phénenna, celle-ci féconde, celle-là stérile. Voyant Anna qui pleure, humiliée par l’orgueil triomphant de sa rivale, il lui dit : Pourquoi pleures-tu ? pourquoi ne manges-tu pas ? pourquoi ton cœur est-il triste ? Est-ce que je ne te vaux pas mieux que dix enfants ? Après le crime de David envers Urie, où est-ce que le prophète Nathan, pour prêcher David, va chercher une parabole ? Il lui présente l’image d’un riche enlevant à un pauvre sa brebis unique, qui fait toute sa richesse et tout son plaisir. L’histoire de la vigne de Naboth a à peu près le même caractère. Le sombre Élie est bien touchant quand il ressuscite l’enfant de la veuve, en s’étendant trois fois tout de son long sur ce petit corps. Le trait se répète à peu près dans l’histoire d’Élisée, et on y voit aussi une autre veuve, à qui les créanciers de son mari venaient enlever ses deux fils pour en faire leurs serfs, quand Élisée la sauve par un prodige. Enfin l’histoire antique ne consent pas volontiers, ailleurs que chez les Juifs, à peindre des misères telles que celle de ces deux femmes, dans Samarie assiégée et affamée, qui sont convenues de manger, en les partageant ensemble, leurs deux enfants ; il y en a une qui a sacrifié d’abord le sien, et qui vient se plaindre au roi, consterné de l’entendre, de ce que l’autre ne veut plus tenir sa promesse. En un mot, la Bible historique est partout le livre des petits et des misérables.

 

 

 



[1] Ce nom est pris d’un mot qui se trouve dans la version grecque d’un verset du livre (XVII, 18), version qui ne répond pas d’ailleurs exactement à l’hébreu. Il parait signifier : seconde édition de la Loi.

[2] Lévitique, XXV, 32 ; Nombres, XXXV, 2 ; XXVIII, 21 ; Deutéronome, XIV, 21 ; XVI, 11, etc. Voir, au sujet de ces divergences, l’Histoire critique des livres de l’Ancien Testament, traduite de A. Kuenen, par A. Pierson, 1860, pages 56-11.

[3] Voir I Samuel, XXVIII, 6.

[4] Dans l’Exode, XX, 4, ce qui est au ciel veut dire seulement les oiseaux, comme la chose est évidente par le Deutéronome, IV, 17.

[5] Matthew Arnold, Literature and dogma, traduit en français sous ce titre : La crise religieuse (librairie Germer Baillière), 1876.

[6] Elle n’est dans aucun livre biblique, mais seulement dans l’apocryphon grec de Baruch (VI, 59). — Voir Cicéron, De nat. deorum, II, 1.

[7] Ange (pour angel) n’est que le mot grec qui signifie messager.

[8] Deut., XXXII, 6 ; I, 31 ; VIII, 5. Le verset XXXII, 11 est le développement plein de grâce d’une image de l’Exode que j’ai citée (Ex., XIX, 4).

[9] On l’appelle le Schema, parce qu’elle commence par le mot Schema (écoute). Deut., VI, 4-13.

[10] Cela parait signifier simplement : Iehova est sans pareil ; il n’y a pas deux Iehova au monde.

[11] Il semble d’abord qu’il y ait quelque chose de semblable dans le verset de l’Exode : Tu ne feras pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère ; mais il parait bien que l’intention de ce verset est simplement à interdire une sorte de pratique magique qui était une superstition du temps : voir les commentateurs. — Exode, XXIII, 19 et XXXIV, 26 ; Deutér., XIV, 21.

[12] Le mot que je traduis par femmes, signifie concubines aussi bien qu’épouses.

[13] Voir XIII, 6 et XXXII, 17.

[14] On comprend la valeur de ces quatre derniers mots, là où existe la polygamie.

[15] Deutér., XI, 29 et XXVII, 4, 7, 12.

[16] Partout ailleurs qu’ici, je réserve dans tout mon livre le nom de prophètes à ceux à qui nous avons l’habitude de l’appliquer Isaïe, Jérémie, Ézéchiel et les Douze.

[17] Sur les mots : Iehova seul régnera sur vous, comparer, Isaïe, XXXIII, 21. — Sur les teraphim, voir I Sam., XV, 13.

[18] Voir IV, 19 et XVII, 3. — Sur les autres points que je signale, voir I, III, 1 ; II, VII, 7 et 22.

[19] On verra que les Messagers ou Anges de Iehova ne se trouvent pas non plus dans les livres que nous appelons prophétiques, sauf dans quelques cas très rares, où on transcrit par hasard dans ces livres une légende des anciens temps.

[20] I Rois, XVIII, 27.

[21] Il y a dans la Flûte enchantée une scène de ce genre, traduite en fantaisie bougonne. — Voir pour tous ces traits, I Sam., XVIII, 10, et II Rois, III, 15. — I Rois, XXII, 11 et 24 et XVIII, 28. — I Sam., XIX, 20-24. — Zach., XIII, 6.

[22] Il faut pourtant reconnaître que tout n’est pas grandiose dans ce qu’on nous raconte des prophètes ; ainsi, par exemple, si un homme a perdu ses bêtes, il s’adresse tout simplement à un prophète pour les retrouver, comme on ferait aujourd’hui à une somnambule, et on lui paie sa consultation (I Samuel, IX, 6 et 1).

[23] Rois, I, XIX, 8, et II, IV, 43. Pour le jeûne, il y avait déjà celui de Moyse. Exode, XXXIV, 28.

[24] Actes des Apôtres, XIII, 22. Comparer I Rois, XV, 5.