LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE JUDAÏSME

 

CHAPITRE II. — LES LIVRES MOSAÏQUES. - LA GENÈSE.

 

 

La Loi ou la tora comprenait cinq livres, d’où vient qu’on l’appelle en grec le Pentateuque, c’est-à-dire le livre en cinq volumes.

Les Juifs ne désignaient ces cinq parties que par les premiers mots de chaque livre. En grec, on leur a donné des titres pris du sujet de chacun : la Genèse, c’est-à-dire la Naissance, les Origines ; l’Exode, ou la Sortie ; le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome (c’est-à-dire la Seconde rédaction de la Loi). J’ai déjà dit que le cinquième livre doit être mis tout à fait à part des quatre autres. Je ne parlerai ici que de ces quatre premiers, en les réunissant, au besoin, sous cette désignation : les Quatre Livres.

La Genèse s’ouvre par un verset fameux : Au commencement Élohim fit le ciel et la terre. On a vu qu’Élohim est un pluriel qui signifie les dieux, mais que la Bible construit ce pluriel avec un verbe au singulier, comme pour montrer qu’elle l’applique au seul dieu des Juifs, qui est le dieu par excellence.

Il semble alors qu’elle devrait l’accompagner de l’article, et elle le fait quelquefois. Mais à force d’être employé pour désigner le seul dieu des Juifs, ce nom était devenu un nom propre, et il s’emploie le plus souvent sans article ; de même, à peu près, qu’Adam, qui signifie homme, est devenu le nom propre du premier des hommes, appelé Homme par excellence.

Je n’ai pas traduit, créa le ciel et la terre, parce que le mot hébreu n’a rien de l’acception métaphysique que comporte quelquefois le mot de créer. L’antique narrateur ne sait ce que c’est ; il ne s’est jamais demandé, comme Sénèque, si son dieu travaille sur une matière préexistante, ou s’il se fait sa matière à lui-même[1]. Il dit simplement que son dieu a fait le ciel et la terre. On voit par le verset 2 qu’avant cet acte divin, il y avait un chaos, sur lequel flottait le souffle du dieu ; le ciel n’est formé qu’au second jour, et la terre au troisième. C’est au sixième qu’il fait naître les animaux, et, après eux, l’homme. Il le fit à sa ressemblance ; il les fit mâle et femelle (c’est le texte qui passe ainsi tout à coup du singulier au pluriel), et il leur dit : Croissez et multipliez ; remplissez la terre et vous l’assujettissez[2].

Mais c’est ici que se présente dans le texte sacré un accident très remarquable. Au moment où le récit de la création semble fini, il recommence, et il recommence avec des détails sensiblement différents. Le nouveau récit part du verset 4 du chapitre II ; les trois premiers versets de ce chapitre auraient dû être compris dans le chapitre Ier.

Il débute ainsi : Voici l’histoire du ciel et de la terre, quand le dieu Iehova forma la terre et le ciel ; de sorte que ce qui précède semble être comme non avenu. Le vieux récit ne dit pas quel est le dieu qui a créé le ciel et la terre ; le nouveau dit expressément que c’est Iehova : c’était Iehova pour les Juifs, comme c’était Ormazd pour les Perses. On lit dans l’inscription fameuse de l’Elvend :

C’est un dieu puissant qu’Auramazdâ !

C’est lui qui a fait cette terre ici ;

C’est lui qui a fait ce ciel là-bas ;

C’est lui qui a fait le mortel[3].

Dans le nouveau récit, il n’est plus parlé des six jours. Il est dit que la terre était nue et aride, parce qu’il n’y avait pas encore de pluie pour l’arroser ; ni d’homme pour la cultiver ; mais une vapeur s’éleva de la terre et en arrosa la surface, et le dieu fit l’homme avec de la terre dans laquelle il souffla un souffle de vie. Cette fois, c’est l’homme seul qui est créé d’abord, sans la femme. Le dieu le place dans le jardin de Volupté (ou d’Éden) ; il fait naître les arbres, dont il remplit ce jardin ; mais il ne veut pas que l’homme reste seul, et il songe à l’apparier. Il crée d’abord les animaux de toute espèce ; mais, l’homme n’ayant toujours pas trouvé l’être qu’il lui faut, il tire cet être d’une des côtes de l’homme pendant son sommeil. Ainsi naît la femme, Hommesse, qui doit être attachée à l’homme au point de ne faire avec lui qu’une seule chair[4].

Ce récit, si différent du premier, s’en distingue encore par cette particularité, que, dans le premier, le créateur est désigné constamment (jusqu’à trente fois) par le seul mot Élohim, tandis que, dans le second, il ne l’est jamais par ce mot seul, mais toujours (c’est-à-dire onze fois), par les deux mots réunis, Iehova Élohim, le dieu Iehova.

Quand on a fait cette remarque, on s’aperçoit que l’emploi de cette appellation, Iehova Élohim, se continue au chapitre suivant, où il est dit comment la’ femme, à la suggestion du serpent, détermine l’homme à cueillir le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, malgré la défense que le dieu en avait faite, et comment cette désobéissance les chasse du jardin en les condamnant à la mort. Ce récit tient d’ailleurs nécessairement à celui du chapitre II. Le chapitre IV paraît aussi faire suite tout naturellement au chapitre III.

Tout à coup, en arrivant au chapitre V, on s’aperçoit que le premier verset fait suite au verset 3 du chapitre II, c’est-à-dire au premier récit de la création : Voici la liste des descendants d’Adam, depuis le jour qu’Élohim fit l’homme à sa ressemblance ; il les fit mâle et femelle et les appela Homme (Adam). — Celui qui écrit ainsi parait ignorer tout ce qu’on lit aux chapitres II-IV. Et il se trouve précisément qu’il ignore aussi le nom de Iehova et ne tonnait que le vieux mot d’Élohim.

Une fois qu’on est placé sur cette voie, l’observation va s’étendant de plus en plus, et on reconnaît que la Genèse tout entière peut se partager en deux séries de textes, dont la première est indépendante de la seconde. La première est le fond même du livre. La seconde se compose d’additions et de modifications qu’on a faites au texte original. Dans la première série, le dieu (Élohim) n’est jamais appelé du nom de Iehova ; dans la seconde, il est toujours appelé de ce nom. C’est de là qu’on a nommé la seconde série le récit jéhoviste, par opposition au récit élohiste, qui compose la première.

On sait que c’est un Français, Astruc, qui le premier a signalé cette distinction dans un ouvrage anonyme intitulé : Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s’est servi pour composer le livre de la Genèse, Bruxelles, 1753. Ce titre singulier, qui reconnaît Moyse pour l’auteur du livre sacré, montre assez que le critique n’est pas bien hardi ; la libre critique n’était pas possible en France sous la domination de l’Église. Astruc n’en a pas moins posé dans ce livre, en deux cent cinquante pages, les véritables fondements de l’exégèse biblique.

Il est curieux de remarquer que l’écrivain jéhoviste, qui a augmenté ainsi d’un tiers environ le texte primitif de la Genèse, n’a pas eu l’idée de récrire ce texte et de le rajeunir, en substituant, par exemple, le nom de Iehova là où il lisait seulement celui d’Élohim. Il s’est borné à mettre bout à bout les fragments anciens et les modernes, sans se soucier même des disparates. Cela est bien précieux pour nous, puisqu’il en résulte que la date récente des livres dits mosaïques, tels que nous les lisons aujourd’hui, n’empêche pas qu’ils ne nous aient conservé des témoignages authentiques de temps plus anciens ; et ainsi ces livres reculent, au moins dans certaines parties, jusqu’à une assez haute antiquité.

Le texte élohiste finit d’ailleurs avec la Genèse, pourvu que l’on comprenne dans la Genèse deux chapitres qui la suivent immédiatement et n’auraient pas dû en être séparés, et dont on a fait les chapitres I et II de l’Exode. A partir de là, on ne voit plus, en général, dans la Loi ni dans les Prophètes, que le seul nom de Iehova[5].

La distinction des récits élohistes et des récits jéhovistes est très aisée à faire en gros, mais il se rencontre quelques difficultés dans le détail. D’abord il peut se présenter une suite de versets qui se trouvent ne renfermer aucune des deux appellations divines. Ensuite il arrive quelquefois, quoique cela soit très rare, que le nom de Iehova s’est introduit dans un récit élohiste, ou réciproquement ; c’est une irrégularité, dont il faut trouver l’explication, et on la trouve[6].

Les additions jéhovistes, au delà des chapitres II et III, se distinguent de celles de ces deux chapitres en ce que dans celles-ci le dieu est appelé Iehova Élohim, comme pour faire une transition entre l’appellation d’Élohim et celle de Iehova ; tandis qu’à partir du chapitre IV, on ne trouve plus que Iehova tout court, et il en sera ainsi dans tout le reste de la Bible.

Le récit sur Caïn et Abel, au chapitre IV, est une addition jéhoviste. La Genèse primitive ne connaît pas ces deux personnages, comme en témoigne le verset 3 du chapitre V. On est étonné d’entendre parler d’une femme de Caïn sans qu’il ait été question de sa naissance, ni qu’on sache où la placer, car le texte primitif l’ignore également. Enfin, Caïn, quand Iehova le bannit après le meurtre, exprime la crainte que, s’il part pour cet exil, le premier qui le rencontrera ne le tue, tandis que le texte primitif suppose évidemment qu’il n’y a personne encore sur la terre. Ces difficultés étaient insolubles quand on regardait ces deux chapitres comme ne formant qu’un seul tout : elles ne le sont plus du moment que l’on considère le chapitre IV comme interpolé, et comme provenant de quelques traditions particulières sur les origines du genre humain.

Le récit, sur les trois fils de Noé, à la fin du chapitre ix, est aussi une addition introduite pour autoriser la domination des fils de Sem et de Japhet sur les fils de Chanaan.

Si on appelle mythologie de la Genèse la partie de ce livre antérieure à l’histoire d’Abraham, cette mythologie comprend la création, le jardin d’Éden, la chute de l’homme, les patriarches (avec leurs vies de plusieurs siècles), le déluge, la tour de Babel. Déjà les fragments cités par Eusèbe (Chron., p. 14) d’une Histoire grecque de la Chaldée attribuée à Bérose, un prêtre babylonien du temps d’Antiochos Soter, nous avertissaient que le récit du déluge était d’origine chaldéenne. On trouvait aussi clans ces fragments une série de rois mythologiques d’avant le déluge, dont les règnes de plusieurs myriades d’années paraissaient le type premier et gigantesque auquel on pouvait rapporter la chronologie déjà si extraordinaire des patriarches. Joseph lui-même avait fait ces rapprochements[7]. Mais on a aujourd’hui beaucoup mieux que le témoignage de Joseph et d’Eusèbe.

Il est maintenant avéré que le récit du déluge dans la Genèse dérive d’une espèce de poème chaldéen, tout récemment découvert dans des textes cunéiformes, qui nous en ont conservé des fragments considérables. D’autres textes ont donné depuis le tableau de la création ; d’autres, celui de la chute de l’homme par le péché, où figure un dragon d’où viennent sans doute et le serpent de la Genèse et le dragon de l’Apocalypse. Pour le récit sur la tour de Babel ou Babylone, il est clair qu’il ne pouvait être venu que de la Chaldée : il se trouvait dan,-, l’Histoire grecque citée par Eusèbe sous le nom d’Abydénos ; il a reparu aussi dans les textes cunéiformes. L’auteur de ces découvertes, George Smith, qui est mort au milieu de ses travaux, en avait rassemblé les résultats dans un livre intitulé (en anglais) : la Version chaldéenne de la Genèse, où il essaye de retrouver la Genèse tout entière dans les monuments chaldéens. La démonstration est achevée pour certaines parties ; pour d’autres, elle est encore incomplète. Mais on ne peut plus douter que les originaux de la Genèse ne soient les récits chaldéens, et que la source de la mythologie biblique ne doive être cherchée à Babylone[8].

Il est fort singulier que cette mythologie, ramassée, pour ainsi dire, dans les premières pages, ne reparaisse plus ensuite dans la Bible. Il n’y est pas reparlé une seule fois du paradis perdu par la faute de la femme et celle de l’homme. et par les suggestions du serpent : cette croyance, qui est devenue fondamentale dans le christianisme, paraît n’avoir eu aucune importance dans la religion des anciens Juifs[9].

Sur le jardin d’Éden (c’est-à-dire de plaisance) et ses arbres merveilleux, ce qu’on a trouvé dans les textes cunéiformes est jusqu’à présent peu de chose ; mais ce mythe avait passé dans les livres religieux des anciens Perses, où il a pu être étudié[10]. Du reste, sans qu’on sache toujours par quelle voie, toute cette mythologie a passé partout. Si le mythe de la création n’est pas dans Hésiode, il était dans d’autres livres, où le lisait Ovide, chez qui nous le retrouvons. L’Éden ressemble à la fois à l’âge d’or et aux Champs Élysées. Pandore fait pendant à Ève : c’est toujours une femme qui introduit le mal dans le monde. Les néphilim ou géants (ch. VI), nés des amours des cils des dieux avec les filles des hommes, rappellent aussi les fables grecques. Il était même arrivé aux Grecs quelque chose de la tradition sur les langues contenue dans l’histoire de la tour de Babel, ce qui peut faire supposer qu’ils connaissaient même cette histoire, quoique nous n’en trouvions aujourd’hui chez eux aucune trace. Platon parle d’un récit d’après lequel, à l’origine des choses, tous les hommes parlaient le même langage, et même tous les animaux[11].

Si maintenant on passe à la partie de la Genèse qu’on peut relativement appeler l’histoire, et qui commence au chapitre XII, on doit remarquer particulièrement, dans les interprétations jéhovistes, le développement qu’elles donnent aux promesses divines faites à Abraham. Dans le texte primitif (XVII, 4), Élohim dit simplement à Abraham : Je fais un pacte avec toi ; je te ferai père d’une foule de peuples ; des rois sortiront de toi. Et voici l’effet de ce pacte : Élohim dit : Je serai le dieu de ta race, et je l’établirai sur la terre de Chanaan, et ta race à son tour pratiquera sur ses fils la circoncision ; ce sera le signe du pacte fait entre elle et moi. Voici maintenant les additions jéhovistes : Je bénirai ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront, et tous les peuples du pays seront bénis en toi (XII, 3 et XXII, 18). — Regarde le ciel et compte les étoiles, si tu les peux compter... ainsi sera ta postérité (XV, 5). — J’ai donné ce pays à ta postérité, depuis le fleuve d’Égypte jusqu’au grand fleuve, le fleuve d’Euphrate (XV, 18). — Et Abraham ordonnera à ses enfants, et à sa race après lui, de se tenir dans la voie de Iehova et d’observer la justice, afin que Iehova tienne à Abraham les promesses qu’il lui a faites (XVIII, 19). — Plus tard, Iehova répète à Isaac ces promesses : Je multiplierai ta race comme les étoiles du ciel... et en elle seront bénis tous les peuples du pays, parce qu’Abraham a obéi à ma parole, et qu’il a observé mes lois et mes commandements (XXVI, 4). Je ne m’exagère pas la portée de ces nouvelles promesses ; j’ai mis du pays là où d’autres mettent de la terre, parce que je crois que le texte n’entend parler en effet que de la Palestine (voir XXVIII, 13). Il y a là pourtant un bien autre orgueil, une situation bien autrement considérable d’Israël ; il y a l’idée toute nouvelle d’une loi divine, d’une tora ; et enfin celle de la prépondérance de la race israélite sur tous les petits peuples voisins, dont la fortune dépendra désormais des rapports d’amitié ou d’inimitié qu’ils entretiendront avec elle[12].

On a beaucoup ajouté aussi à l’histoire de Jacob. Les traits qui tendent à donner l’avantage à Jacob sur Ésaü, c’est-à-dire à Israël sur l’Idumée, comme la cession du droit d’aînesse, ou la bénédiction surprise à Isaac, sont des additions jéhovistes. Si on compare XXXIII, 1-16, morceau élohiste, et XXXII, 3-23, morceau jéhoviste, on verra que, dans le premier, Ésaü est bienveillant et même tendre pour son frère, tandis que, dans l’autre, il est menaçant et redouté.

L’étrange histoire qui remplit le chapitre XXXVIII, et qui ne regarde que Juda, et par suite les hommes de Juda, est encore une addition.

Quoiqu’il y eût encore à faire bien des observations intéressantes, je ne pousserai pas plus loin cette confrontation, mais je ne devais pas non plus la négliger. Sans doute cette distinction du texte élohiste et du texte jéhoviste est depuis longtemps connue ; cependant on ne la connaît pas encore assez ; bien peu de personnes, en dehors des érudits, l’appliquent dans le détail et en mesurent toute la portée. C’est une des choses qui font le mieux saisir dans la Bible, où on le méconnaît plus qu’ailleurs, ce perpétuel devenir que la critique poursuit maintenant dans toute étude.

Les récits historiques, à partir de l’émigration d’Abraham, sont le fondement même sur lequel repose la foi d’Israël en son dieu et sa confiance en ses propres destinées ; elles sont la première assise du judaïsme. Le christianisme étant l’héritier du judaïsme, la Genèse tiendrait déjà par là une grande place dans l’histoire de ses origines ; mais, au premier abord, il semble que ce n’est pas dans ce livre qu’il faut aller chercher l’esprit chrétien. Il est certain que les récits qu’on y trouve ne sont pas la partie la plus religieuse ni la plus édifiante de la Bible. Ils contiennent des aventures aussi singulières, sinon aussi poétiques, que les fables d’aucun peuple. Ce sont des inventions bien naïves, que l’histoire du plat de lentilles de Jacob, ou celle du même Jacob qui couvre ses bras de poil de chèvre pour surprendre la bénédiction destinée à son acné aux membres velus, ou celle de Rachel qui dérobe les bons dieux de son père ; car, dans tout ce que je vais dire, il n’y a pas de distinction à faire entre la Genèse primitive et la nouvelle, celle-ci étant sans doute empruntée à des livres déjà anciens.

Ces récits ne sont pas seulement naïfs ; il arrive plus d’une fois qu’ils sont choquants ; ils présentent des scènes de mœurs fort grossières, où les pères du peuple de Iehova font des choses qui blessent singulièrement la décence, et jusqu’à l’honnêteté. Il suffit de rappeler l’histoire si ingénument brutale des filles de Loth ; celle d’Agar chassée au désert, avec son enfant, son pain et sa cruche ; celle du double mariage de Jacob, ou la manière dont Lia achète à Rachel une nuit de son mari ; l’aventure enfin de Juda avec Thamar, et tel passage non moins scandaleux, quoique scandaleux d’une autre manière, comme l’histoire du massacre de ceux de Sichem à la suite de l’enlèvement de Dina. C’est là ce que les incrédules du temps de Pascal appelaient des sots contes[13], et Pascal ne se défendait qu’en cherchant sous ces contes des allégories et des mystères.

Cependant si ce ne sont pas de telles histoires qui ont fait la conversion des Gentils, elles ne l’ont pas non plus empêchée ; car il y avait là de quoi étonner les philosophes, non de quoi choquer les autres : mais ce qui est déjà chrétien dans la Genèse, je veux dire ce qui a dû toucher la foule, quand les livres des Juifs se sont répandus, c’est le caractère éminemment populaire des récits et des exemples. Fénelon, rassasié des pompes de Louis XIV, ne tarissait pas sur le charme de la vie simple qu’on voit dans Homère ; mais combien les tableaux d’Homère sont déjà riches et brillants en comparaison des dessins sévères de la Bible ! Agamemnon est un bien plus grand seigneur qu’Abraham ; Nausicaa elle-même est une grande dame à côté de la fille de Bathuel donnant à boire à Éliézer et à ses chameaux. Les héros des fables grecques, même malheureux ou proscrits, et jusque dans les situations les plus difficiles, sont des héros fils des dieux ; et nul, parmi les petits et les chétifs, ne peut songer un instant à se mettre à leur place. Il n’en est pas de même d’Abraham, qui s’en va seul avec son fils sur la montagne pour l’immoler, tous deux portant le bois et le feu du sacrifice ; ou de Rébecca, rencontrée et devinée à la fontaine, puis amenée comme épouse à Isaac ; elle se voile le visage quand elle l’aperçoit, et reçue dans la tente de Sara, elle fait oublier à son mari la mort de sa mère. Jacob, amoureux de Rachel, sert jusqu’à sept ans pour l’obtenir, puis sept ans encore, quand on l’a trompé en lui donnant sa sœur au lieu d’elle : la femme bien-aimée n’a que deux fils, et meurt en donnant le jour à Benjamin, l’enfant de douleur. Qu’on voie encore Joseph dans la citerne, vendu aux marchands qui passent, ensuite amené chez Putiphar, puis sortant d’une prison pour devenir tout à coup comme le vizir de l’Égypte ; les épreuves auxquelles il soumet ses frères, la façon dont il se découvre à eux en pleurant, et le retour enfin de son vieux père. Qu’on voie Moïse exposé par sa sœur, recueilli ensuite au bord du Nil, et, comme on demande pour lui une nourrice, la sœur amenant la mère ; ce sont là des scènes qui sont à la mesure et à la portée de tous, du plus malheureux et du plus humble.

Dans la mythologie même, comparez Pandore et Ève. Hésiode nous dit qu’Héphestos façonne avec de la terre une fille charmante ; Athénée l’habille ; les Grâces, la Séduction, les Saisons la parent et la coiffent ; puis Hermès met en elle l’esprit de mensonge et les discours rusés et trompeurs. Elle s’appelle Pandora, parce qu’elle est douée par tous les dieux, pour faire le malheur des hommes. Hermès l’amène à Épiméthée comme un présent de Zeus ; Prométhée avait en vain averti son frère de se garder des présents du dieu, et en effet elle apporte avec elle le vase d’où s’échappent toutes les misères. Nous admirons, nous autres lettrés, cette jolie fable ; mais voici une pauvre femme, une esclave, ou même cette matrone de Virgile, qui se lève avant le jour pour travailler avec ses servantes, afin d’assurer sa pudicité et d’élever ses enfants : que leur font ces vers gracieux et ces inventions élégantes ? Dans la Genèse, Ève est tirée d’une côte d’Adam durant son sommeil ; Adam la voit, et dit : Celle-ci est os de mes os et chair de ma chair. Puis, quand elle a fait manger à l’homme le fruit défendu, Iehova prononce sa sentence : Tu enfanteras dans la douleur ; tu auras besoin de ton mari et il sera ton maître. Quant au serpent, il rampera et mangera la terre ; il y aura inimitié entre sa race et les enfants de la femme ; ceux-ci lui écraseront la tête, et il leur mordra le talon. — Cela est simple jusqu’à la rudesse, mais tous s’y intéressent et tous sont touchés.

Ajoutons qu’ainsi que le fond même, le style dans lequel ces choses sont contées est accessible à tous. Point de luxe de langage ; point de versification musicale ; point d’art savant ; point d’éloquence ni de rhé torique ; il ne s’agit pas de charmer une aristocratie dans ses fêtes, mais d’instruire et d’édifier jusqu’au dernier des fils d’Israël. Sans doute cette sévérité est souvent bien nue ; elle n’a pas, par exemple, de quoi émouvoir et transporter une foule assemblée dans un théâtre ; mais, à force d’être sobre, et même pauvre, ce style s’est trouvé classique à sa manière ; rien n’y a passé de mode ; rien n’y est de trop ; aucun trait ne nous arrête ni ne nous fatigue ; cette manière d’écrire est la plus durable et la plus universelle ; elle est entendue et sentie dans tout pays et en tout temps. C’est ainsi que se montre, dès les premières pages de la Bible, un esprit tout différent de celui du monde hellénique, bien moins riche, bien moins fécond, bien moins ouvert à la lumière, mais essentiellement populaire, et qui par là a prévalu. Cette littérature était la seule où on entendait la voix d’une race pauvre et dédaignée, et cette voix a fini par couvrir toutes les autres[14].

Je terminerai par cette remarque, qu’il ne nous est pas possible de dire à quand remontent les écrits originaux, soit élohistes, soit jéhovistes, avec lesquels l’auteur de la Genèse a fait le sien. L’un des recueils dont se compose le livre des Proverbes porte ce titre (XXV, 1) : Voici encore des sentences de Salomon, que les hommes d’Ézéchias, roi de Juda, ont recueillies. Sans accepter, au sujet des Proverbes, la tradition exprimée dans ce verset (on verra qu’il s’en faut bien que ce livre soit si vieux), il est permis de supposer, d’après celte tradition, que le règne d’Ézéchias a été une époque littéraire, et que ce roi fut une espèce de Pisistrate, qui fit recueillir par des hommes choisis les monuments de la poésie et de l’histoire d’Israël. C’est la seule indication de ce genre qui soit arrivée jusqu’à nous.

Quant à la Genèse, telle que nous la lisons, on a reconnu que ceux qui l’ont rédigée ne prétendaient nullement la donner pour l’œuvre de Moïse, puisqu’ils y ont mis des phrases du genre de celle-ci (XXXVI, 31) : voici ceux qui ont régné au pays d’Édom, quand il n’y avait pas encore de roi en Israël. Il y en avait donc, ou il y en avait eu, au temps où la Genèse a été écrite. Resterait à déterminer ce temps d’une manière plus précise. Au chapitre XLIX, parmi les paroles de Jacob mourant à ses fils, on lit ces mots qui s’adressent à Juda (verset 8) : Juda, tes frères t’honoreront[15]... ; les fils de ton père se prosterneront devant toi... Le sceptre ne sortira pas de Juda, ni le commandement de sa postérité, jusqu’au jour où il arrivera à Silo et où tous les peuples lui obéiront. Cela doit avoir été écrit après l’exil de Babylone, quand Juda, en effet, était devenu la tête d’Israël ; que sa prééminence était reconnue par les tribus ses sœurs et ses rivales, et qu’il régnait même à Silo, c’est-à-dire jusque dans la ville sainte de l’antique royaume d’Éphraïm[16].

On ne peut d’ailleurs séparer la Genèse de l’Exode, dont le commencement fait suite immédiatement à la fin de la Genèse. Or, l’Exode contient la Loi, et on a vu que la Loi ne peut être que de cette même époque où nous conduit l’interprétation des versets sur Juda.

Si on trouvait que ce chapitre sur la Genèse est bien court et bien insuffisant pour un tel sujet, qu’on se rappelle encore que je n’ai pas entrepris l’étude générale du judaïsme ou de la Bible ; que mon objet est beaucoup moins vaste ; et que ce chapitre en particulier n’est pas écrit pour exposer tout ce que peut suggérer à l’esprit la lecture d’un livre si original et si riche, mais pour y étudier deux choses : premièrement, comment on y sent déjà le mouvement qui travaille et transforme sans cesse le judaïsme ; ensuite, quelle a été la part de la Genèse dans l’action que les Écritures ont exercée sur les esprits.

 

 

 



[1] Nat. quæst., Préface, 14.

[2] Le premier chapitre de la Genèse a été l’objet d’un Mémoire sur le texte primitif du premier récit de la création, par M. Gustave d’Eichthal, 1875 (Sandoz et Fischbacher). On apprend beaucoup dans ce savant et ingénieux travail ; on n’ose cependant accepter les conclusions d’une critique aussi hardie, qui ne craint même pas d’effacer de ce qu’elle appelle le texte original le verset fameux : Élohim dit que la lumière soit, et la lumière fut.

[3] Je prends cette traduction dans un livre très récent et très savant de M. James Darmesteter : Ormazd et Ahriman, leurs origines et leur histoire, librairie Vieweg, 1876. — Le mot là-bas étonne : il semble que c’est là-haut qu’on attendrait (pag. 21).

[4] La vieille traduction calviniste du seizième siècle n’a pas craint d’employer le mot que j’ai souligné. Ischa, en effet, répond à isch, comme hommesse répondrait à homme. C’est Adam qui dit, au verset 23. On la nommera Hommesse, car elle a été prise de l’homme.

[5] Néanmoins, dans les parties historiques de la Bible, faites d’après de vieux livres, et qui se bornent quelquefois à les transcrire, on retrouve çà et là le nom d’Élohim.

[6] C’est ainsi, par exemple, que le chapitre III, tout jéhoviste, commence cependant ainsi : Le serpent était la bête la plus rusée que Iehova Élohim eût faite. Il dit à la femme : Vraiment, est-ce qu’Élohim a dit : Vous ne mangerez pas... ? etc. La femme répondit... Pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin... Élohim a dit : N’en mangez pas... Le serpent dit : C’est qu’Élohim sait... etc. — Il est probable que l’écrivain n’a pas voulu placer le nom sacré de Iehova dans la bouche du serpent, ou même dans un dialogue avec le serpent, de peur de le profaner. Il en est encore ainsi sans doute dans le dialogue entre Joseph et la femme de Putiphar (XXXIX, 9). On trouvera dans Astruc ces explications et plusieurs autres. On peut cependant n’être pas toujours de l’avis d’Astruc, soit pour les explications mêmes, soit pour la manière de couper le texte ; mais je ne puis entrer ici dans ces discussions. Je me bornerai à dire qu’il me parait que les fragments dont se compose le récit élohiste ou primitif sont les suivants : I, 1 à II, 3. — V, 1 à 32. — VI, 9 à 22. — VII, 6 à 10. — VII, 17 à VIII, 18. — IX, 1 à 17. — X, 1 à 32. — XI, 10 à 32. — XXV, 1 à 20. — XVII, 3 à 27. — XIX, 20 à XX, 17. — XXI, 2 à 32. — XXII, 1 à 10. — XXII, 20 à XXIII, 20. — XXV, 1 à 18. — XXVIII, 1 à 12 et XXVIII, 17 à XXIX, 30. — XXX, 1 à 23. — XXXI, 4 à XXXII, 2. — XXXII, 24 à XXXVII, 86. — XL, 1 à Exode, II, 25.

[7] Antiquités, I, III, 6 et 9.

[8] The chaldean accourt of Genesis, containing the description of the creation, the fall of man, the deluge, the tower of Babel, the times of the patriarche, and Nimrod ; babylonian fables, and legends of the gods, from the cuneiform inscriptions. By George Smith.... London, 1870. On trouvera dans cet ouvrage une version fidèle de tous les textes chaldéens. Le livre a été traduit en allemand et beaucoup enrichi par F. Delitzsch, Leipzig, 4876.

On peut lire le récit du déluge, traduit en français, dans l’ouvrage de M. Fr. Lenormant : les Premières Civilisations, 1874, t. I. On le trouve aussi dans la Revue politique et littéraire, 1873, p. 816. Voir encore Maspero, page 161. — Quand je cite Maspero sans autre indication, je renvoie à l’Histoire ancienne des peuples de l’Orient.

[9] Sirach, XXV, 21, parait faire allusion à l’histoire d’Ève, sans que cela même soit certain ; mais ce livre grec est un de ceux qu’on appelle apocrypha, qui ne faisaient point partie des Saintes Écritures aux yeux des Juifs, et qui sont de date plus récente. — Le nom du jardin d’Éden on jardin de Iehova est çà et lit dans les Prophètes. Les Proverbes seuls connaissent les mots d’arbre de vie.

[10] Voir Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, 1re édit., p. 450 et suiv. — Littré, Du mythe de l’arbre de vie et de l’arbre de la science du bien et du mal dans la Genèse, (Revue de philosophie positive, novembre-décembre 1869.)

[11] Protagoras, p. 271. — M. Edmond Naville a publié en 1875, dans les Transactions of the Society of biblical archaeology, une légende égyptienne qui n’est pas sans analogie avec celle du déluge, quoique sensiblement différente. Le dieu Ra est irrité contre les hommes, qui ont blasphémé son nom ; il ordonne en conseil des dieux l’extermination de toute la race. Déjà des multitudes ont péri, lorsque le dieu se ravise. Il se fait préparer un breuvage composé à la fois du jus de toute sorte de fruits et du sang des hommes massacrés ; ses prêtres en remplissent 7000 cruches ; alors le dieu apaisé promet qu’il ne tuera plus les hommes.

[12] On remarquera que les additions jéhovistes ne parlent plus des rois qui devaient sortir d’Abraham. On remarquera aussi que l’histoire du sacrifice d’Isaac était dans le récit primitif, mais qu’on y a ajouté les versets où sont répétées les bénédictions divines.

[13] Pensées, XIX, 8, page 31 du manuscrit autographe.

[14] M. Renan dit plus hardiment qu’il n’y a pu là de style, Histoire des langues sémitiques, p. 20.

[15] Allusion au nom même de Juda, qui signifie honoré, comme si on disait en français : Honoré, tes frères t’honoreront.

[16] Le texte de ce verset est peut-être le plus controversé qu’il y ait dans toute la Bible, et les interprètes ne s’accordent ni sur la lettre ni sur le sens. Je m’en tiens au mot à mot le plus simple.