LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE JUDAÏSME

 

CHAPITRE PREMIER. — ISRAËL AVANT LA LOI.

 

 

La propagande chrétienne a été précédée de plusieurs siècles par une propagande juive ; c’est celle-ci qui a rendu l’autre possible et qui en a préparé le succès. On ne peut dire précisément à quel moment les Juifs ont commencé à se mêler aux races grecques ; mais c’est seulement après qu’à Alexandrie, où ils étaient établis, ils eurent traduit en grec leurs Écritures, qu’ils commencèrent 4ritablement à exercer sur les esprits du monde hellénique cette action puissante qui devait aboutir à l’avènement du Christianisme.

Qu’était-ce à l’origine que ces Juifs, ou plutôt ces Israélites, car c’est leur nom primitif ? Ils prétendent être sortis d’une famille de nomades, qui de la Chaldée était venue s’établir dans la Palestine, d’où elle avait émigré en Égypte. Mais, quoi qu’il en soit de cette famille, le peuple lui-même ne parait pour la première fois qu’en Égypte, où on peut croire qu’il était venu directement de Chaldée : il y vit longtemps sous la domination des Égyptiens, jusqu’à ce qu’il se révolte et qu’il échappe à la servitude en se transportant dans le prétendu pays de ses pères, la Palestine, dont il devient maître. Ce peuple n’est pas le sept, à beaucoup près, qui doive son origine à des fugitifs et à des proscrits ; mais ce qu’il a de particulier, c’est qu’il est retombé, après un certain temps, dans une condition semblable à celle par laquelle il avait commencé, et que la portion de son existence vraiment éclairée par l’histoire s’est passée tout entière dans la sujétion et l’oppression. Menacés de bonne heure, à l’époque même de leur prospérité et de leur indépendance, par les grands empires qui les entourent, les Israélites se débattent longtemps contre la conquête et succombent enfin ; ils ne font plus alors que passer d’une domination à une autre, des Assyriens ou des Babyloniens aux Perses, des Perses aux Macédoniens d’Égypte ou de Syrie, des Macédoniens aux Romains ; mais ils résistent tour à tour à tous leurs maîtres et finissent par être détruits au lieu d’être subjugués. L’antique récit de leur captivité en Égypte est donc en quelque sorte le symbole de toute leur histoire. Quand ils ne se dérobent plus à la servitude par un exode, ils trouvent d’autres défenses, non moins sûres que la mer Rouge ou le désert ; ils s’enveloppent de leur foi comme d’un retranchement où la domination ne pénètre pas ; ils vivent à part de leurs maîtres, et, seuls parmi toutes les races conquises, ils demeurent fermés et inaccessibles à la religion des vainqueurs.

Mais, en même temps que la nation d’Israël opposait à tout ce qu’on entreprenait sur elle une résistance invincible, elle ne se retranchait pas néanmoins dans un isolement qui l’eût empêchée elle-même d’entreprendre. Sans se laisser entamer, elle réussissait à entamer, au contraire, les populations de toute origine par une action sourde et incessante, s’aidant tour à tour de leurs intérêts commerciaux, ou politiques, ou moraux. Elle ne cédait jamais rien et elle gagnait tous les jours quelque chose : ce sont ces deux caractères essentiels et distincts qui ont fait le succès de la propagande d’Israël. Il serait intéressant de rechercher quelles circonstances historiques ont favorisé, dès les anciens temps, le développement de ces instincts, sans doute naturels à la race ; mais nous ne remontons pas bien haut dans leur histoire. On ne connaît vraiment un peuple qu’à partir du temps d’où date sa littérature, et la littérature des Hébreux, la Bible, qui a passé longtemps pour si prodigieusement antique, ne l’est pas beaucoup en réalité.

Cependant cette littérature, quelle qu’en soit la date, contient toute la suite de leurs annales, et ces annales prétendent remonter jusqu’au commencement du monde, et jusqu’à la naissance d’un premier homme, qu’elles appellent simplement l’Homme : c’est ce que veut dire Adam en hébreu. D’Adam elles nous conduisent à Abraham, qui vit en Chaldée, d’où il vient, dit-on, en passant l’Euphrate, s’établir en Palestine. Il reçoit la promesse divine que cette terre sera un jour la possession d’un peuple qui doit sortir de lui.

Jacob, petit-fils d’Abraham, chassé de la Palestine par la famine, s’établit en Égypte. C’est là qu’il naît de lui tout un peuple, qui, après un long temps d’oppression, est tiré d’Égypte par Moyse, et conduit dans la Palestine par le désert.

On n’a pas retrouvé jusqu’ici la trace de ces événements, insignifiants pour les Égyptiens, dans les monuments antiques de l’Égypte. Il est vrai que, dans des fragments d’une histoire grecque de l’Égypte, citée par Joseph sous le nom du prêtre égyptien Manéthon, il est parlé d’un peuple étranger, les Hycsos ou Pasteurs[1], qui avaient jadis conquis l’Égypte, maltraité ses habitants et insulté ses dieux, et qui, au bout de cinq cents ans, ayant été enfin chassés d’Égypte, s’étaient établis en Judée et y avaient fondé Jérusalem. Il était dit aussi dans cette histoire que plus tard un roi Aménophis, invité par les dieux à purger son royaume des lépreux et des hommes souillés par d’autres maladies impures, avait fait ramasser ces hommes et les avait fait jeter dans des carrières, puis les avait laissés s’établir dans une ville des Hycsos, Avaris, que ceux-ci avaient abandonnée ; que cette population se révolta sous un chef nommé Osarsiph, qui depuis changea son nom contre celui de Moyse ; qu’ils reçurent dans Avaris des Hycsos rappelés de Jérusalem ; que, avec eux, ils firent en Égypte toutes les horreurs imaginables, et insultèrent brutalement à la religion des Égyptiens. Le fameux papyrus Harris, récemment retrouvé, parle en effet de ce peuple impur et impie qui fut quelque temps maître de l’Égypte ; mais il n’est question dans le papyrus ni de Jérusalem, bien entendu, ni de Moyse ; et il est à croire que c’est seulement dans, des temps modernes, et après l’établissement d’Onias en Égypte, que des Égyptiens ennemis des Juifs s’avisèrent d’identifier ceux-ci avec le peuple odieux et sacrilège, sous qui l’antique Égypte et sa religion avaient tant souffert[2].

Les hommes que Moyse avait conduits dans la Palestine la conquirent sur les peuples qui l’habitaient, et qui appelèrent ces émigrés les Hébreux, c’est-à-dire ceux de l’autre rive (de l’Euphrate)[3]. Eux-mêmes s’appelaient du nom d’Israël, qui signifie soldat d’un dieu : c’était, d’après la tradition, le nom que la voix de ce dieu avait donné à Jacob lui-même.

La tradition veut encore que ce soit Moyse qui ait donné aux Israélites ce qu’ils appellent leur Loi, l’ayant lui-même reçue de son dieu ; mais on verra que cela ne peut être admis et qu’il y a en réalité bien des siècles entre le temps où l’on place Moyse et celui où furent écrits les livres de la Loi.

Il ne paraît même pas que les Israélites établis en Palestine aient constitué de longtemps ce qu’on peut appeler une nation. Les suffètes ou juges qui figurent seuls pendant des siècles dans leurs annales appartiennent tantôt à une tribu, tantôt à une autre, et paraissent comme au hasard en tel ou tel endroit, sans aucune loi de succession et sans aucun siège de gouvernement, laissant même entre eux des intervalles tout à fait vides : il y a une femme parmi eux. Ce sont des chefs qui s’élèvent là où les Hébreux sont attaqués par leurs voisins, et qui, si leurs armes sont heureuses, réunissent alors naturellement autour d’eux des hommes de tout le pays. Il s’établit enfin une royauté, qui se fonde dans les montagnes du sud de la terre israélite, parmi les tribus de Benjamin et de Juda ; Saül est de la première et David de la seconde. David assied cette royauté dans la ville de Jérusalem, qu’il enlève au peuple des Jébuséens. Son fils Salomon y règne après lui : le nom de Salomon représentait pour les Israélites l’idéal même de la royauté, d’une royauté entourée de toute espèce de grandeur et d’éclat. Mais on raconte que, aussitôt après sa mort, la nation israélite se sépara en deux royaumes : celui du nord, le plus étendu, comprenant à lui seul dix tribus sur douze, garde le nom de royaume d’Israël. On l’appelle aussi du nom d’Éphraïm, la plus grande et la plus puissante des dix tribus, ou de celui de la ville de Samarie, qui en devint la capitale. L’autre royaume, appelé du nom de Juda et borné à cette tribu et à celle de Benjamin, resta, dit-on, celui des descendants de Salomon, et eut son siége à Jérusalem.

Rien de plus troublé que l’existence du royaume du nord ; au dehors et au dedans des révolutions incessantes frappent les rois et les dynasties. Après s’être défendue avec peine contre les Syriens, Samarie fut perdue du jour où elle eut affaire aux rois d’Assyrie. Elle fut détruite enfin dans les premières années du VIIIe siècle avant notre ère, et la population en fut transportée dans le pays des Assyriens.

Le royaume du sud resta fidèle à une race royale qui se vantait de sortir de Salomon et de David. Souvent menacé par ses voisins, il fut mis en très grand danger par la même invasion assyrienne qui termina l’existence de Samarie. Il y échappa pourtant et subsista encore plus d’un siècle. Durant ce temps même, il semble que Juda grandit par le malheur de ses frères, et que le lien assez lâche de la conquête assyrienne laissa les villes de Samarie se rattacher à l’autorité des rois de Jérusalem. La tribu de Juda conduisit- désormais toutes les autres, et c’est à partir de là que le nom de Iehoudim, qui désignait les hommes de cette tribu, commença à figurer dans l’histoire[4].

Cependant les Chaldéens, qui avaient succédé à la puissance des Assyriens, envahirent à leur tour la Judée. Jérusalem périt elle-même à l’entrée du vie siècle, et les enfants de Juda allèrent vivre esclaves à Babylone. Mais un événement extraordinaire, la chute soudaine de l’empire de Babylone, vint mettre fin à cet exil, et les ramena dans le pays de leurs pères.

Ce sont les hommes de Juda qui reprirent ainsi possession de la Palestine, n’ayant pas cessé de former dans l’exil même un corps de peuple. Les dix tribus dont était composé le royaume du nord, déjà détruit depuis près de deux cents ans, ne se reconstituèrent pas. Ceux de Juda eux-mêmes ne revinrent pas tous, et il resta ainsi, répandus de côté et d’autre, un grand nombre de fils d’Israël, qui finirent par s’appeler tous, ainsi que tous ceux qui peuplaient la Palestine, du nom des Judéens ou Juifs, les seuls qui étaient en vue. Ces communautés juives se développèrent d’ailleurs avec le temps de telle sorte, qu’il se trouva que la plus grande partie des Juifs étaient établis hors de la Judée. C’est cet état des Juifs, disséminés par toute la terre depuis la transmigration à Babylone, qui finit par s’appeler d’un seul mot, la Dispersion[5].

Cyrus permit aux Juifs de relever Jérusalem et de rétablir leur existence nationale. Ils vécurent dés lors sous l’obéissance de l’étranger, mais dominés plutôt qu’asservis, et ne se laissant pas prendre tout entiers. Cette espèce d’indépendance, que la Perse n’inquiéta pas, que la royauté macédonienne de Syrie menaça et troubla longtemps, mais qu’elle fut forcée de respecter, ils la maintinrent, dans une certaine mesure sous les Romains mêmes, et restèrent au milieu de leur empire les plus libres des sujets. On ne put leur arracher cette liberté que bien tard, et Rome eut à faire pour cela un effort extraordinaire.

C’est leur religion qui leur a fait cette situation à part, et qui est l’âme de leur histoire ; mais, pour étudier cette religion, à quels monuments pouvons-nous nous adresser ? Les plus anciens livres que nous ayons sont ceux qu’on a attribués à Moyse, et qui renferment ce qu’on appelle sa Loi : on verra que ces livres sont probablement postérieurs de plus de dix siècles à l’époque où on place ce personnage. Mais, dans leur partie historique, c’es livres, ainsi que d’autres plus récents encore, qui portent les noms de Josué, des Juges, de Samuel et des Rois, se composent de récits qui remontent plus haut, en ce sens qu’ils ont été faits évidemment d’après des monuments plus anciens, aujourd’hui perdus. On reconnaît même que souvent les textes antiques ont été simplement transcrits dans ces livres plus modernes, de sorte qu’ils nous conservent encore vivant le témoignage d’un passé lointain auquel nous n’atteignons pas directement : c’est ainsi qu’on est arrivé à reconnaître que la religion attribuée à Moyse est, en réalité, bien plus récente, et qu’elle n’existait pas encore, je ne dis pas seulement à l’époque de Moyse, mais même à celle des Rois. La religion de ces anciens temps, que j’appellerai l’israélisme, diffère essentiellement du judaïsme, et doit être d’abord étudiée à part.

Voici les principales différences entre la religion d’avant la Loi et la religion d’après la Loi. Premièrement la Loi ne permet aux fils d’Israël d’adorer qu’un dieu, qu’elle appelle leur dieu, et dont le nom est Iehova. Secondement, la Loi défend qu’on adore aucune image ou idole[6]. Troisièmement, la Loi défend de sacrifier nulle part ailleurs que dans le sanctuaire unique qu’elle ordonne d’élever à Iehova.

Or il est certain que, jusqu’à la chute des deux royaumes, Israël adorait librement, à côté de Iehova, beaucoup d’autres dieux. Il est certain aussi qu’Israël a longtemps adoré son dieu sous la figure d’un taureau. Il est certain enfin qu’Israël sacrifiait en toutes sortes d’endroits, sur des hauteurs plantées d’arbres : c’est ce que l’Écriture appelle les Hauts Lieux.

Maintenant ai-je besoin d’ajouter que ni avant ni après la Loi Israël n’a jamais été ce qu’on appelle monothéiste ? Le monothéisme est une idée philosophique, qui n’est devenue une croyance religieuse qu’à l’époque où la philosophie est entrée dans la religion, c’est-à-dire à l’époque chrétienne. Aucune religion de l’antiquité n’a été monothéiste.

Non seulement les anciens Israélites adoraient d’autres dieux que Iehova (c’est ce qui va être établi tout à l’heure) ; mais il parait qu’ils n’ont pas toujours connu Iehova, et qu’ils n’ont pas toujours eu un dieu particulier. Ils reconnaissaient d’une manière générale les dieux, Élohim.

Il est vrai que, dans la Bible, ce nom d’Élohim, quoique pluriel par nature, ne s’emploie qu’au singulier ; l’adjectif ou le verbe qui y est joint reste au singulier, de manière qu’Élohim ne désigne qu’un seul dieu, celui que les Juifs adoraient au temps de la Bible. Il en est de même des mots Adonaï (les seigneurs), Schaddaï (les forts) : c’est ce que les hébraïsants appellent le pluriel de majesté. Mais la critique philosophique a pensé, et rien n’est plus légitime, que cet idiotisme même doit s’expliquer, et que l’explication ta plus naturelle est de croire qu’Élohim, à l’origine, a été un pluriel véritable ; qu’il y a eu un temps où les Hébreux invoquaient les dieux, et croyaient que c’étaient les dieux qui gouvernaient leurs affaires. Cette conjecture, déjà par elle-même si plausible, est confirmée par trois ou quatre passages qui subsistent encore dans la Bible, où Élohim est bien un pluriel, construit avec le verbe au pluriel. Abraham dit : Quand les dieux m’ont fait sortir de la demeure de mon père (XX, 13). Jacob élève un autel à l’endroit où les dieux lui ont apparu, au pluriel encore (XL, 7), etc.[7] Voici quelque chose de plus explicite. Non seulement l’Élohim de la Genèse dit au pluriel : Faisons, descendons (I, 26 ; XI, 7) ; mais le serpent ayant dit à l’homme et à la femme, pour les exciter à cueillir le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal : Si vous mangez ce fruit, vous serez comme des dieux (III, 5) ; Iehova lui-même, quand la faute est commise, dit à son tour avec ironie (III, 22) : Voilà que l’homme est devenu comme un de nous. Ces passages très clairs peuvent servir à en interpréter d’autres, où le pluriel a moins d’évidence. Dans le récit sur les géants (VI, 2), il est probable qu’il faut lire au pluriel : Les fils des dieux (c’est-à-dire, les dieux) voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent des femmes parmi elles, — et non pas : Les fils du dieu. Enfin la triple apparition de XVIII, 2, qui contraste avec tant d’autres où il n’y a qu’un personnage, parait bien venir d’un antique récit où Abraham recevait trois dieux, comme le vieil Hyriée dans Ovide (Fastes, V, 495) reçoit Jupiter, Neptune et Mercure. Il est probable aussi que l’échelle céleste de la vision de Jacob (XXVIII, 12) était couverte de dieux à l’origine, et non pas seulement de ces figures mystérieuses que la Bible appelle messagers de Iehova. Il est permis de croire, d’après ces textes, que, dans les récits primitifs avec lesquels la Bible a été faite, on lisait aussi : Les dieux formèrent le ciel et la terre ; Les dieux dirent : Que la lumière soit, etc. J’aurai encore à revenir sur ce mot d’Élohim, quand j’aborderai directement l’étude de la Genèse.

Quant à Iehova, il est probable que ce dieu n’appartenait pas en propre aux fils d’Israël, et les orientalistes penchent à croire qu’ils l’ont pris à la Chaldée. J’ai dit qu’en Israël il n’a pas toujours été connu, et nous avons là-dessus un témoignage formel. Dans l’Exode (VI, 3), Iehova lui-même parle en ces termes à Moyse : Je me suis manifesté à Abraham, à Isaac et à Jacob comme le dieu Schaddaï (le Fort), mais sous mon nom de Iehova, ils ne m’ont pas connu. L’écrivain qui fait parler ainsi le dieu avait sans doute sous les yeux d’antiques monuments, où le nom de Iehova ne paraissait pas. Cependant ce nom est dans la fameuse inscription moabite de Mésa, publiée en 1870 par M. Clermont-Ganneau ; de sorte qu’à moins d’en contester l’authenticité, il faudra admettre que le nom de Iehova existait dès le IXe siècle avant notre ère, du moins dans le royaume du nord ; car c’est dans une ville de ce royaume que l’inscription signale un autel de Iehova. Ce serait alors pour les hommes de Juda que ce nom aurait été nouveau.

Il revient aujourd’hui à toutes les pages de la Bible : je parle de la Bible hébraïque ; car il a absolument disparu dans les versions antiques grecques et latines, et aussi dans presque toutes les traductions modernes. Au lieu de Iehova, on a écrit le Seigneur, ou l’Éternel : on verra plus tard d’où cette substitution est venue.

Le nom de Iehovah ou Iehova se compose des quatre consonnes I, H, V, H. L’aspiration finale paraît être tombée avec le temps ; elle est de celles que les hébraïsants appellent quiescentes, et dont ils disent qu’on n’a pas à tenir compte dans la prononciation.

Quant aux voyelles, on sait que les points par lesquels elles se marquent dans l’écriture hébraïque (l’alphabet n’ayant que des consonnes ou des aspirées), sont d’origine assez récente, et ne peuvent faire foi de la prononciation antique. D’ailleurs, pour ce nom en particulier, on a cru avoir des raisons de supposer que, par certaines considérations religieuses, qui en faisaient un nom ineffable, on l’écrivait avec des points-voyelles empruntés à un autre nom. On trouve des témoignages en faveur de transcriptions diverses, dont la plus en faveur est aujourd’hui Iahvé. Je m’en tiens à la transcription Iehova (celle que donnent les points-voyelles), non seulement parce que je la regarde comme consacrée par un vieil usage, et qu’elle a pour elle les formes grecques données par plusieurs écrivains[8] ; mais parce que la forme samaritaine Iahvé, qu’on adopte volontiers maintenant, semble n’avoir été imaginée que pour rapprocher davantage le nom divin du verbe être, en vertu d’une interprétation indiquée dans un verset célèbre de l’Exode (III, 14). Et il faut toujours se défier des interprétations. — L’i étant consonne, ie ne compte que pour une syllabe ; l’e est muet.

A quelque époque qu’on fasse remonter le culte de Iehova chez les enfants d’Israël, il est certain que la Bible elle-même nous les montre adorant constamment d’autres dieux que Iehova. Il est vrai qu’elle les appelle des dieux étrangers, par opposition à celui qui est seul le dieu d’Israël. Il n’est pas douteux qu’il n’en fût ainsi au temps où la Bible que nous lisons a été écrite ; mais il est permis de croire que plus anciennement cette distinction n’existait pas, et que tous les dieux frayaient ensemble. Dès le chapitre XXXV de la Genèse, on entend Jacob, au moment où il va élever un autel à son dieu, dire à ses enfants et à ses serviteurs : « Otez d’entre vous les dieux de l’étranger. » lis les avaient donc gardés jusque-là. Mais, après Moyse et sa Loi, après même que les Israélites sont entrés dans la terre de Chanaan, et qu’ainsi Iehova a rempli envers eux toutes ses promesses, on nous raconte qu’à ce moment encore ils ‘abandonnent pour d’autres dieux ; on nous montre Josué réduit à les presser de revenir à Iehova (Jos., XXIV, 14). Et cela n’empêche pas que dans la suite encore, selon le livre des Juges (II, 11 ; X, 6), ils ne recommencent à adorer d’autres dieux. Dans l’histoire de Gédéon, il est dit que le père même de Gédéon rendait un culte à un Baal sur un autel que son fils renverse pendant une nuit, et le premier mouvement du peuple est de prendre fait et cause pour le Baal. Gédéon à son tour consacre dans sa ville d’Ophra une figure, avec laquelle, dit le texte (VIII, 27), tout Israël commit le péché. Le livre ajoute, il est vrai, que Gédéon et les siens s’en trouvèrent mal ; niais il est probable que les vieux récits ne le prenaient pas ainsi, et qu’ils ne mentionnaient cet acte religieux de Gédéon que pour lui en faire honneur.

Au temps de Samuel, même pluralité de cultes que sous les Juges ; il crie à son tour aux fils d’Israël : Revenez à Iehova ; ôtez du milieu de vous les dieux étrangers. Rien de plus frappant enfin que ce qu’on raconte de Salomon. Ce roi, qui est en quelque sorte l’idéal de la royauté pour Israël ; ce roi d’une si merveilleuse sagesse, on nous le représente adorant toute sorte de dieux. L’écrivain, qui parle sous le règne de la Loi, ne manque pas de dire encore que ce sont des dieux étrangers qu’adore Salomon, les dieux de ses femmes, et que ce n’a été là qu’un égarement de sa vieillesse ; mais enfin la tradition établissait qu’il avait couvert le pays d’autels élevés à ces dieux, et ce qu’il faut remarquer surtout, c’est que le livre des Rois atteste ailleurs que ces autels subsistaient encore plus de trois cents ans après lui (II, XXIII, 13). Salomon avait bâti, dit-on, le Temple de Jérusalem, ce Temple que la Bible a pu peindre tout à son aise comme une merveille incomparable, quand il n’en subsistait plus que la mémoire ; mais quels cultes étranges ce temple n’a-t-il pas vu célébrer ? Nous l’entrevoyons encore par le livre des Rois, et j’y reviendrai tout à l’heure.

Parmi tes dieux que les Hébreux ont adorés, d’après la Bible, dès leur établissement dans la Palestine, il y a des déesses, Aschera et Aschtoreth ou Astarté, deux figures divines qu’on a réduites à une seule mal à propos, à ce qu’il parait, et qui semblent être une Aphrodite et une Artémis. Au temps de la Bible, quand les fils d’Israël n’ont plus d’autre dieu que Iehova, le principe féminin disparaît de leur religion, qui par là encore se trouve en opposition avec beaucoup d’autres, et en accord avec la théologie philosophique. Le dieu des Juifs n’était pas, d’ailleurs le seul dieu sans femme ; l’Ormazd des Perses n’avait pas non plus de déesse à côté de lui.

Le récit de la destruction de Samarie est suivi, dans le livre des Rois, d’un trait d’histoire religieuse qui est un des plus curieux qu’on puisse recueillir dans la Bible. Le roi d’Assyrie avait transporté dans les terres de son obéissance, suivant l’habitude des conquérants aux temps antiques, la population des villes du royaume du nord, et il avait repeuplé ces villes avec des hommes pris dans la Babylonie et la Syrie. L’écrivain sacré raconte que ces nouveaux venus n’adoraient pas Iehova, et que Iehova irrité envoya contre eux des lions qui les tuaient. On dit au roi d’Assur : Ceux que tu as établis ne connaissent pas le culte dû dieu du pays ; voilà pourquoi il a envoyé des lions qui les tuent. Le roi d’Assur ordonne alors qu’on leur envoie un prêtre qui leur enseigne le culte du dieu du pays ; on l’envoie en effet, et il leur apprend à adorer Iehova. Mais ces peuples n’en ont pas moins chacun son dieu, et ils adorent ces dieux en même temps que Iehova, à qui ils donnent aussi des prêtres (II, XVII)Et cela, dit le texte, a continué depuis ce temps-là jusqu’aujourd’hui. Il est clair que, dans la pensée de l’écrivain, la colère de Iehova contre ces peuples qui le méconnaissent ne se fonde que sur ce qu’ils sont maintenant chez lui, et qu’ainsi ils lui doivent un culte ; et, quand une fois ils lui ont rendu ce qu’ils lui doivent tout en restant d’ailleurs fidèles à leurs anciens dieux, sa colère s’apaise ; il n’y a plus de lions pour les dévorer, et ils vivent établis paisiblement dans le pays[9].

Il est si naturel à l’homme, quand il demande à des è1res célestes un appui pour sa faiblesse, de s’adresser à la fois à plusieurs dieux, comme un malade inquiet s’adresse à plusieurs médecins, que, aujourd’hui encore le mélange des cultes se retrouve dans des pays où la religion n’est pas soumise à une forte discipline. Les musulmans albanais se font un devoir de brûler des cierges à saint Nicolas. Les chrétiens mirdites consultent avec respect les derviches. Les femmes de Khosrova, en Chaldée, font des offrandes à Notre-Dame pour obtenir des enfants... A Pondichéry..., les trois communions [Hindous, Musulmans, Chrétiens] se font un devoir et un mérite d’observer leurs fêtes en commun, et d’assister avec un égal recueillement à leurs solennités mutuelles[10], etc.

 

Voilà pour ce qui regarde la pluralité des dieux, voici maintenant pour ce qui touche les images ou idoles :

C’est dans l’Exode que nous trouvons pour la première fois la mention du taureau d’or, et rien n’est plus étrange que le récit où il figure[11]. C’est au moment olé Iehova vient de tirer son peuple de l’Égypte par une suite de miracles, où lui-même rient de promulguer sur le Sinaï les Dix paroles au milieu des éclairs et des tonnerres, quand Moyse est encore sur la montagne, recueillant de la bouche du dieu le reste de sa Loi ; c’est alors que nous lisons tout à coup (XXXII, 1) : Le peuple, voyant que Moyse tardait à descendre de la montagne, entoura Aaron, disant : Viens, fais-nous des dieux qui marchent devant nous ; car, pour ce Moyse.... nous ne savons ce qu’il est devenu. Aaron leur dit : Donnez vos pendants d’oreilles en or... ; et il les prit... et en fit un taureau, et ils dirent : Voilà tes dieux, Israël, qui t’ont fait sortir d’Égypte. Aaron dressa au taureau un autel, et il cria : Demain, fête de Iehova ! et le lendemain... ils offrirent des sacrifices. Et il n’y avait que quelques jours que Iehova avait proféré ce commandement solennel : Tu ne te feras point d’images pour les adorer et les servir ! Aaron n’est pas même étonné ; il ne résiste pas, il n’hésite pas. On ne sait comment concilier cette première partie du récit avec la seconde, où Moyse indigné détruit l’idole et punit si impitoyablement cette adoration par le massacre de trois mille hommes. Il semble que les deux morceaux n’ont pas la même origine, et que la seconde moitié n’a été imaginée et ajoutée que pour concilier cette vieille histoire avec l’existence de la Loi. C’est qu’en réalité la Loi était récente et n’était venue qu’après bien des siècles, pendant lesquels Israël avait adoré sans scrupule le taureau d’or. Remarquons surtout ce cri d’Aaron : Demain, fête de Iehova ! Il semble bien prouver que les Hébreux ne sont pas représentés ici comme adorant un dieu étranger : c’est Iehova, c’est leur dieu même qu’ils adorent soles la forme dd taureau. Qu’est-ce que cela veut dire, sinon que Iehova était en effet un taureau à l’origine, et que nous sommes réellement ici tout près des dieux taureaux de l’Assyrie, mais bien loin de la Loi qui défend de rendre un culte à aucune image ?

Il est singulier encore que, dans le châtiment du peuple, Aaron en particulier n’est pas puni, lui que Iehova avait fait son grand prêtre, et qui est celui qui a dressé l’autel du taureau et appelé le peuple à fêter l’idole. C’est à peine si Moyse lui reproche sa complaisance pour le désir de la foule ; on ne lui demande d’ailleurs et il ne fait aucune expiation. J’imagine que la tradition antique, que l’auteur de l’Exode avait sous les yeux, célébrait la consécration du taureau par Aaron, au lieu de la condamner. Comment supposer d’ailleurs qu’il eût été traité en coupable, puisqu’il demeurait grand prêtre ? Dans la suite cependant on n’a pas compris qu’il en pût être ainsi, et le Deutéronome, qui est un livre bien plus moderne, représente Iehova irrité en effet contre Aaron, et Moyse demandant grâce pour son frère (IX, 20). Il n’y a rien de cela dans l’Exode. Dans cette histoire, c’est Israël tout entier qui adore le taureau ; plus tard, la Bible nous représente ce culte comme étant celui du royaume du nord. Quand les dix tribus ont cessé d’obéir au petit-fils de David qui règne à Jérusalem, et que Jéroboam a établi dans Sichem sa capitale, Jéroboam dit en lui-même : Maintenant le royaume pourrait bien retourner à la maison de David. Si ce peuple-ci monte pour sacrifier à la maison de Iehova dans Jérusalem, le cœur de ce peuple se retournera vers son seigneur Roboam, roi de Juda, et ils me tueront... Le roi ayant donc pris conseil fit deux taureaux d’or et dit au peuple : Ce n’est pas la peine de monter à Jérusalem. Voici tes dieux, ô Israël, qui t’ont fait sortir du pays d’Égypte ; et il en mit un à Béthel et l’autre à Dan... et le peuple allait adorer jusqu’à Dan même[12].

Mais ce récit, qui est l’œuvre des hommes de Juda, ne représente pas la réalité des choses. Si on se souvient du taureau de l’Exode, et si on considère que Béthel figure dans la Genèse comme une ville sainte bien avant qu’il soit parlé d’aucune autre, on se convaincra que le culte du taureau à Béthel n’était rien moins qu’une nouveauté[13]. Au point de vue religieux, ce n’est sans doute pas le royaume d’Éphraïm qui s’est séparé de Jérusalem, mais plutôt Jérusalem qui a fini par se détacher d’Éphraïm, et du taureau qui y recevait l’hommage d’Israël depuis un temps immémorial. Éphraïm n’a jamais eu d’autre culte.

Il est bien à remarquer que le taureau d’or n’a pas de nom propre dans la Bible : c’est précisément parce qu’il n’est autre que Iehova. Les écrivains de Juda ne pouvaient, ni lui donner un autre nom, ni consentir à l’appeler de ce nom, qui était sacré pour eux, et qu’ils auraient cru profaner en l’appliquant à l’idole. C’était pourtant bien Iehova que les dix tribus adoraient, sous cette forme, et que ceux mêmes de Juda adorèrent sans doute ainsi longtemps ; mais, comme l’idole était établie à Béthel et non à Jérusalem, il vint un moment où les dévots de Jérusalem tinrent le taureau pour rival et ennemi du dieu qu’ils adoraient chez eux sans image[14].

Il resta cependant quelque chose du taureau divin dans le Temple même de Jérusalem. On y voyait des kéroubs sur l’arche ou coure sacré où Iehova résidait et d’où il rendait ses oracles : C’est là que je te parlerai... entre les deux kéroubs qui sont sur le coffre (Ex. XXV, 22). Or, ces kéroubs étaient des animaux fantastiques qui avaient des ailes, mais dont la tête était une tête de taureau[15]. Un vieux texte, cité par Salomon dit Raschi, montre qu’ils étaient ithyphalliques[16]. Il y avait aussi des kéroubs dans toute la décoration du Temple[17].

Quand nous lisons l’histoire de Jéhu, nous sommes étonnés que ce roi, qu’on représente comme choisi par Iehova et comme oint par un prophète de Iehova pour détruire la maison d’Achab l’impie, et avec elle le culte odieux du Baal, continue cependant d’adorer sans aucun scrupule le taureau d’or, et il semble que l’écrivain s’en étonne lui-même (II Rois, X, 29). C’est qu’il n’est plus au point de vue des temps dont il parle. Pour Jéhu, le culte du taureau était absolument la même chose que le culte de Iehova et ne pouvait offenser en rien sa piété. Les grands prophètes de cette époque, qui, au nom de Iehova, prêchent si intrépidement les rois et les peuples, ne nous sont pas donnés comme ayant jamais dit une parole contre le culte du taureau. On ne peut douter au contraire que le Iehova taureau ne fût le dieu d’Élie et d’Élisée, aussi bien que celui de Jéhu, et le seul Iehova qu’on connût alors.

 

Reste à parler des Hauts Lieux ; c’est-à-dire de ces hauteurs plantées d’arbres, dont l’ombrage les rendait sacrées, et où l’on venait adorer de tous côtés. On y élevait au dieu des habitacles qui ressemblaient à nos reposoirs (II Rois, XXIII, 7). On sacrifiait ainsi à Iehova au temps des Juges[18] ; on fit de même au temps des Rois. Non seulement Salomon sacrifie ainsi à Gabaon, mais Iehova accepte son sacrifice, puisqu’il lui apparaît la nuit suivante et lui accorde des grâces (I, III, 4). Cela s’est perpétué dans le royaume de Juda comme dans celui d’Israël. Le roi de Juda Ézéchias, contemporain de la destruction du royaume du nord, est le premier qu’on nous représente comme ayant eu la pensée d’interdire le culte des Hauts Lieux, et d’exiger qu’on ne sacrifie qu’au Temple de Jérusalem. Jusque-là les princes les plus pieux, ceux dont le livre saint nous dit lui-même que leur cœur appartint à Iehova pendant tout le temps de leur vie, avaient pratiqué ce culte sans hésitation et sans scrupule[19]. Il n’en faut pas davantage pour faire voir qu’on avait absolument ignoré jusqu’alors la prétendue Loi de Moyse, laquelle défend expressément de sacrifier partout ailleurs qu’à l’entrée du tabernacle (Lév., XVII, 9). Rien de plus inconciliable avec ce qui n’a cessé de se faire, dans Juda comme dans Israël, jusqu’à l’invasion des Assyriens. Ce n’est pas là une loi violée comme toutes les lois peuvent l’être, par la faiblesse ou la passion des hommes ; cette infraction universelle, continue, solennelle, témoigne assez qu’on ne viole pas la Loi, mais qu’on l’ignore, c’est-à-dire qu’elle n’existe pas.

Le livre des Rois suppose même que la destruction des Hauts Lieux par Ézéchias fut pour beaucoup un scandale : il semblait que le roi, en exigeant qu’on ne sacrifiât plus qu’à Jérusalem, avait diminué le dieu pour agrandir ses prêtres. Pendant le siège de Jérusalem par les Assyriens, un envoyé du roi d’Assyrie, qui parlemente avec les principaux de Juda pour les déterminer à la soumission, leur parle ainsi (XVIII, 22) : Vous dites : Nous nous confions en Iehova notre dieu ; — mais Ézéchias ne lui a-t-il pas ôté ses Hauts Lieux et ses autels, en disant à Juda : Vous n’adorerez qu’ici, en Jérusalem ? Ainsi, ce même zèle du Temple et du sacerdoce de Jérusalem, qui depuis a consacré pour les Juifs le nom d’Ézéchias, avait part d’abord une nouveauté téméraire.

 

Par les trois grands caractères que j’ai signalés, le culte des dieux étrangers, celui du taureau d’or, celui des Hauts Lieux, l’israélisme parait déjà bien semblable aux religions des Gentils : il l’est encore en ce que Iehova, comme tant d’autres dieux, était honoré en ces temps-là par l’homicide et par la débauche. Et d’abord il recevait des sacrifices humains. Tout le monde connaît l’histoire de Jephté (Juges, XI) : il voue à Iehova, avant de livrer bataille, le premier être vivant qui à son retour sortira des portes de sa maison ; c’est sa fille qu’il en voit sortir, et il la sacrifie sans pitié, comme Agamemnon sacrifie Iphigénie. Il fait là précisément la même chose que ce que le livre des Rois raconte de Mésa, roi de Moab, au temps du roi de Juda Josias. Assiégé par les deux rois de Juda et de Samarie et près d’être forcé, il immole son fils aîné en holocauste à Iehova sur les murailles de la place, et par ce sacrifice il obtient que la colère de Iehova se retourne contre Israël[20]. Nous ne savons si ce fils est déjà grand, comme la fille de Jephté, ou si c’est un enfant au berceau ; mais les sacrifices de petits enfants étaient une habitude de ces temps barbares. On les tuait par le feu en l’honneur d’un dieu qu’on appelait le molek (le roi), et qui parait avoir été le dieu de tous les peuples sémitiques. Les historiens grecs et latins parlent de sacrifices de cette espèce qui se faisaient à Carthage, et appellent le dieu du nom de Cronos ou Saturne. Diodore raconte (XX, 14) que, vers 300 avant notre ère, dans l’alarme que donna à la cité une victoire d’Agathocle, on brûla ainsi jusqu’à trois cents enfants des meilleures familles. Voici comment parle Plutarque, à la fin de son livre De la peur des dieux, au sujet de ces autodafé antiques : Ainsi ils sacrifiaient eux-mêmes leurs enfants en connaissance de cause ; ceux qui n’en avaient pas achetaient les enfants des pauvres, pour les égorger[21], comme des moutons ou des poulets. La mère était là, sans marque d’émotion et sans plainte ; car, s’il lui échappait un gémissement ou une larme, on ne lui payait pas son enfant, et il n’en était pas moins sacrifié. Cependant, autour de l’image, tout retentissait du bruit des flûtes et des tambours, afin qu’on ne pût entendre les cris des victimes. Les Hébreux pratiquaient également ces sacrifices, et on nous dit que les rois mêmes brûlaient ainsi leurs enfants[22].

On a soutenu que Iehova et le molek n’étaient à l’origine qu’un même dieu, et il est certain que le Lévitique, dans les versets où il interdit ces affreux sacrifices, non seulement n’indique en aucune manière qu’ils s’adressent à un dieu étranger, mais au contraire les condamne à ce titre qu’ils profanent le nom de Iehova[23].

Mais, tandis que jusqu’ici la Loi témoignait contre l’ancienne religion d’Israël en la contredisant d’une manière formelle, au contraire, sur cet article des sacrifices humains, elle atteste l’antique barbarie en ce qu’elle en a gardé quelque chose. Elle déclare expressément que tout premier-né appartient à Iehova, et qu’il doit lui être offert (Exode, XXII, 29). Elle accorde, il est vrai (XIII, 12), que l’enfant peut être racheté par le sacrifice d’un mouton, et non seulement l’enfant, mais l’âne (qui est en ce pays ce que le cheval est ailleurs). Il fallait bien que ce rachat fût possible, et qu’il fût la règle des temps ordinaires ; mais, dans les calamités publiques ou privées, le zèle dévot ne s’y arrêtait pas, et se croyait tente de jeter en proie au dieu ces vies innocentes. On ne peut en douter quand on lit dans Michée (VI, 7) : Ferai-je ma cour à Iehova par des holocaustes ?... Prendra-t-il plaisir aux moutons égorgés par milliers ?... Donnerai-je mon premier-né pour me racheter, et le fruit de mes entrailles payera-t-il pour moi ? On lit d’ailleurs dans le Lévitique (XXVII, 28) un texte sur lequel il n’y a pas d’équivoque possible : Ce que quelqu’un aura voué à Iehova de ce qui est à lui, personne humaine, ou animal, on pièce de terre, ne pourra être racheté... Tout vœu par lequel aura été vouée une personne humaine ne pourra être racheté, mais elle mourra. Augustin a donc eu le droit d’imputer à la Loi juive l’immolation de victimes humaines[24].

Enfin, Israël, comme tant d’autres peuples, honorait son dieu par la prostitution, celle des femmes et celle des mâles. Des troupeaux d’hiérodules, comme les appelait le monde hellénique, faisaient ce service dans l’enceinte même de la demeure du dieu, où ils avaient leurs cellules, et dont ils grossissaient le trésor d’une partie de leur salaire. Josias, dit le livre des Rois (II, XXIII, 7), démolit les chambres des prostitués, dans la maison de Iehova. C’est là probablement ce qui est condamné dans un verset du Lévitique (XIX, 29), et plus tard dans le Deutéronome (XXIII, 18) ; il faut remarquer pourtant que ces passages n’interdisent ces prostitutions sacrées qu’aux fils et aux filles d’Israël. Le Deutéronome, qui est, comme on le verra, un livre plus récent que les autres livres du Pentateuque, défend de faire du salaire de ces prostitués une offrande à Iehova[25].

Malgré les traces des anciennes mœurs que la Loi conserve encore, la religion de la Loi est donc dans son ensemble beaucoup moins libre et moins païenne que l’antique religion d’Israël. Cette transformation ne s’est pas faite tout d’un coup sans doute, et on peut en suivre les progrès dans l’histoire des deux royaumes : on reconnaîtra qu’ils répondent à ceux d’un patriotisme qui de plus en plus s’éloigne des étrangers et s’attache au dieu et au culte du pays. Tel est déjà le caractère de cette lutte entre Iehova et le Baal phénicien, qui éclate sous Achab et Jézabel à Samarie, et sous leur fille Athalie à Jérusalem. Le tableau de cette crise, dans Samarie, est un des plus dramatiques du livre des Rois. C’est là qu’on voit paraître les grands prophètes, ces espèces de tribuns sauvages, qui sortent tout à coup de leur désert et de leurs jeûnes pour se jeter au milieu de la multitude et pour commander aux rois. Les récits sur Élie et Élisée sont de la poésie, nais cette poésie recouvre une histoire, et ne fait que traduire avec éclat la puissante originalité des hommes et des mœurs.

A Jérusalem, c’est le grand prêtre qui renverse Athalie et son dieu ; un prêtre était tout autre chose qu’un prophète. Quand les Chroniques, livre moderne et sans autorité, font prophétiser le grand prêtre Zacharie, fils de Joad, elles le confondent peut-être avec Zacharie le prophète ; en tout cas, ce trait n’est pas dans le livre des Rois. — C’est de ce passage des Chroniques que Racine s’est autorisé pour faire prophétiser Joad lui-même.

Iehova donc avait prévalu, mais la religion de Iehova ne ressemblait guère encore à ce qu’elle est devenue depuis. Le passage de l’israélisme au judaïsme ne s’acheva que par la destruction du royaume de Samarie, au commencement du vin` siècle. Cette destruction même parut condamner les anciennes croyances et l’ancien culte, d’après le livre des Rois II (XVII, 7).

Jusqu’à ce temps, Juda et Jérusalem étaient peu de chose en Israël. Joseph, père d’Éphraïm et de Manassé, est le plus illustre des fils de Jacob, et bien supérieur à son frère Juda. Jérusalem était une ville chananéenne, qui ne fut conquise que fort tard par Israël ; les villes saintes étaient Béthel et Silo, du royaume du nord ; c’est dans ces villes que résida longtemps l’arche du dieu[26]. Quelle que soit la date du Temple de Jérusalem (car la tradition qui le rapporte à Salomon n’a peut-être aucune valeur historique), il n’intéressa longtemps que les deux tribus dont cette ville était la capitale.

Mais la disparition du royaume du nord donna à celui de Juda une importance toute nouvelle. Sous le coup de cette catastrophe, tout ce qui restait d’Israël se resserra autour de Jérusalem, de son roi et de ses prêtres. C’est alors, sous Ézéchias, que commence à prévaloir la religion du Temple. Il devient le centre auquel s’attachent toutes les affections du peuple de Iehova. Le torrent de l’invasion assyrienne qui emporta Samarie avait failli emporter Juda ; ses campagnes furent ravagées, ses villes forcées, à l’exception de Jérusalem ; Jérusalem même fut bloquée et affamée. Cependant les Assyriens finirent par lever le siège et sortirent même du pays ; mais ce ne fut pas sans emporter des sommes énormes ; le roi avait épuisé, pour les payer, son trésor et celui de son dieu ; il avait livré jusqu’à l’or dont les portes du Temple étaient revêtues ; mais enfin Jérusalem et le Temple restèrent debout, et semblèrent désormais les garants de la protection de Iehova. Ézéchias vécut encore quinze ans et régna en paix on jouit d’autant plus de cette paix qu’on avait été plus près de la ruine. Son règne passa pour un règne heureux et réparateur ; il fut consacré d’ailleurs dans la suite par cette même réforme religieuse qui n’avait paru d’abord qu’une nouveauté téméraire.

Cependant Manassé, le fils même d’Ézéchias, pendant un règne de cinquante-cinq ans, qui ne fut traversé par aucune disgrâce, remit en honneur, si on en croit le livre des Rois, le culte des Hauts Lieux et celui des dieux étrangers ; il offrit son fils au molek en sacrifice. Il versa d’ailleurs beaucoup de sang, dit le texte, peut-être celui des prêtres et des zélés de Iehova, que révoltait ce retour aux traditions du passé. Son fils Amon suivit la même voie vingt ans encore, mais il fut assassiné, et remplacé par son fils Josias, qui était un enfant de huit ans. Sous ce nouveau règne, qui dura trente ans, on reprit la tentative d’Ézéchias, toujours d’après le livre des Rois, et on s’efforça d’exterminer toutes les religions qui pouvaient faire obstacle à la domination de Iehova et de ses prêtres. L’avènement du judaïsme pourrait être daté de Josias, c’est-à-dire de la fin du VIIIe siècle avant notre ère[27].

Voici, d’après le livre des Rois, quelle fut l’occasion de cette révolution religieuse. Dans la dix-huitième année du règne de Josias, le roi ayant envoyé un sopher (γραμματεύς, scriba) auprès du grand prêtre, pour conférer avec lui sur des dépenses à faire en vue de la réparation du Temple, le grand prêtre dit au sopher : J’ai  trouvé un livre de la Loi dans la maison de Iehova ; et il le lui donna à lire. Le sopher à son tour le lut au roi, et le roi, à cette lecture, fut profondément troublé ; il déchira ses habits en signe de deuil quand il eut entendu les paroles du livre de la Loi. Allez, dit-il, consultez Iehova pour moi, pour tout le peuple et pour tout Juda, au sujet des paroles de ce livre, qui vient d’être trouvé ; car grande est la colère de Iehova contre nous, parce que nos pères n’ont pas obéi aux paroles du livre et n’ont pas fait ce qui y est ordonné. Là-dessus, les envoyés du roi, le grand prêtre à leur tête, vont consulter Hulda, la prophétesse. Que le grand prêtre ait besoin d’une prophétesse pour obtenir l’oracle de son dieu, rien ne montre mieux la différence entre les prêtres et les prophètes. On voit d’ailleurs que la femme, qui n’avait point de part au sacerdoce dans Israël, n’était pas exclue de la prophétie. Hulda rend aux envoyés cette réponse : Ainsi a dit Iehova, dieu d’Israël : Dites à l’homme qui vous a envoyés vers moi : Ainsi a dit Iehova : voici que je vais envoyer la ruine sur ce lieu et ses habitants, selon toutes les paroles du livre que le roi de Juda a lu. Pour le roi lui-même, la prophétesse annonce qu’il lui est fait grâce, parce qu’il s’est humilié devant Iehova, et ce n’est qu’après lui que les calamités envoyées d’en haut frapperont son peuple. Le roi fait assembler alors le peuple entier dans la maison de Iehova, et fait lire dans cette assemblée les paroles du livre du Pacte, comme le texte l’appelle cette fois, et le roi et le peuple conclurent solennellement un pacte avec Iehova (II Rois, XXII, 3 ; XXIII, 3).

Les paroles du livre dont il est question ici sont sans doute celles qu’on lit au chapitre XXVIII du Deutéronome, à partir du verset 15. II y est dit en effet que, si les fils d’Israël sont infidèles à Iehova, ils seront frappés de toutes les malédictions, et particulièrement qu’ils seront battus par leurs ennemis ; qu’ils perdront leurs terres ; qu’ils se verront enlever leurs femmes et leurs enfants ; que Iehova suscitera contre eux une nation inconnue, qui détruira leurs villes, les emmènera en captivité, eux et leur roi, et les dispersera à tous les points de la terre ; mais quel jugement peut-on porter sur un tel récit ?

Rien de plus étrange d’abord que cette parole du grand prêtre : J’ai trouvé le livre de la Loi, sans qu’il explique ni comment ce livre a pu se perdre, ni comment il a été retrouvé. Cela a conduit tout naturellement à supposer que la Loi en effet n’avait pas été alors retrouvée, mais bien écrite pour la première fois, de sorte qu’on pouvait dater du règne de Josias la composition du Pentateuque. On concevait ce travail comme ayant été fait précisément pour autoriser les nouveautés qui se produisirent à cette époque et pour servir de fondement à l’ordre nouveau qui s’établissait. 0n s’expliquait par là que la prétendue Loi de Moyse fût en si complète opposition avec toute l’histoire d’Israël : autant il était impossible de croire qu’elle eût pu être méconnue pendant tant de siècles, autant il était aisé de comprendre qu’elle avait été pendant ce temps inconnue, c’est-à-dire qu’elle n’existait pas.

 Ainsi, la critique acceptait ce passage du livre des Rois pour s’en servir contre la tradition ; mais elle aurait dû aller plus loin et se défier de ce passage même. Elle n’aurait pas dû admettre que ni un livre, ni une prophétesse, vingt ans avant la destruction du royaume de Juda et la captivité de Babylone, eût pu annoncer à Jérusalem ces calamités et en marquer le temps précis. Ce n’est là qu’une fiction dramatique imaginée après coup, et qui ne peut servir par conséquent en aucune manière à déterminer la date du livre ou des livres de la Loi.

L’écrivain, qui vivait sous la Loi et qui rencontrait au temps de Josias un mouvement religieux analogue à celui dont plus tard la Loi est sortie ; qui d’ailleurs était nourri dans la tradition que la Loi remontait jusqu’à Moyse, a été tout naturellement conduit à imaginer que la Loi avait été oubliée pendant des siècles et pour ainsi dire enterrée, et qu’on l’avait tout à coup retrouvée alors.

La vérité est sans doute qu’un ensemble de réformes religieuses s’étant accompli, sous le règne de Josias, au profit du Temple de Jérusalem et du sacerdoce de Juda, on se servit, pour les appuyer, du nom antique et vénéré de Moyse, et peut-être parla-t-on alors pour la première fois d’une Loi qu’on supposa qu’il avait reçue de son dieu et qu’il avait transmise à son peuple.

Aussi bien ce passage est à peu près le seul dans le livre des Rois où il soit parlé de la Loi, dont il n’est jamais question dans ceux des Juges et de Samuel. Dans les Rois mêmes, elle n’avait été jusqu’alors nommée que deux fois. En rappelant les dernières recommandations de David à son fils Salomon, on lui fait dire qu’il faut observer tout ce qui est dans la Loi de Moyse (I, II, 3). Ailleurs (II, XIV, 6) on raconte qu’Amasias fit mourir les assassins de son père, et on ajoute qu’il ne fit pas mourir leurs enfants, conformément à ce qui est dit dans le livre de la Loi de Moyse[28]. Il n’est pas étonnant qu’un écrivain qui lui-même vivait sous la Loi ait laissé échapper ces paroles, expression de sa propre pensée. Mais nulle part. sous les rois, non plus que sous les Juges, la Loi n’est elle-même en action, pour ainsi dire, et ne parait tenir une place dans l’histoire du temps. Il est vrai que dans l’Athalie de Racine, avant de couronner le jeune Joas, on lui fait prêter serment sur le livre de la Loi, et Racine a pris cela dans le second livre des Chroniques ou Paralipomènes (XXIII, 11)[29]. Le même livre dit ailleurs (XVII, 9) que le roi Josaphat fit faire dans Juda ce que nous appellerions des missions par des lévites qui portaient avec eux le livre de la Loi. Mais il n’y a rien de cela dans le livre des Rois ; les Chroniques sont un ouvrage très récent et très éloigné des sources, dont le ‘témoignage ne prouve rien dans le silence du livre des Rois, et fait qu’on n’en remarque que mieux ce silence.

Le détail que nous donne l’Écriture de la révolution religieuse faite par Josias est une révélation éclatante de ce que disait l’histoire sur le paganisme d’Israël pendant toute la durée de l’existence des deux royaumes. A cette date de Josias, c’est-à-dire mille ans après celle où on place Moyse, le Temple, d’après le livre des Rois, était encore rempli de vases et d’ustensiles sacrés employés au culte du Baal ou à celui du soleil, de la lune et des étoiles, et c’est Josias qui les fait jeter au feu. A l’entrée de Jérusalem s’élevaient des autels d’Astaroth, de Chamos, de Melchom. Partout il y avait des Hauts Lieux, que Josias fit profaner, brisant les pierres saintes, coupant les arbres sacrés et jetant par-dessus des os de morts. Jérusalem était pleine d’inspirés, en proie à toute sorte d’esprits, et de devins ventriloques, qui faisaient monter et parler les morts, comme la femme d’Endor. Partout s’étalaient des pratiques que nous sommes habitués à considérer comme abominables aux yeux des Juifs, et parmi lesquelles il faut compter les prostitutions sacrées et les sacrifices au molek. Un feu était toujours allumé dans la vallée des fils d’Hinnom, attendant les enfants que leurs parents allaient donner au dieu à dévorer.

Enfin, d’après le livre des Rois, Josias fit célébrer solennellement la fête du pésa ou de la Pâque, comme il est écrit dans le livre du Pacte. Et le texte ajoute : Cette Pâque n’avait pas été faite, ni du temps des Juges qui gouvernèrent Israël, ni du temps des rois d’Israël ou des rois de Juda. C’est dans la dix-huitième année du roi Josias que fut faite cette Pâque à Iehova dans Jérusalem. Il est évident par ces versets que la célébration solennelle de la Pâque était une institution nouvelle, et que c’est par une pure fiction que plus tard on la fit remonter jusqu’à Moyse dans les livres de la Loi.

Qu’était-ce que cette fête de la Pâque ? L’Exode donne de ce mot une explication trop subtile pour être vraisemblable (XII, 11-12). Si on considère qu’elle se célébrait à la première pleine lune du printemps, et que le mois lunaire, dont elle marque la moitié, était le premier de l’année juive, on ne doutera pas qu’elle n’eût pour objet de fêter le renouvellement de l’année[30]. Les fêtes religieuses d’origine antique se rattachent toujours aux grandes dates astronomiques. J’imagine d’ailleurs que cette époque était fêtée par les enfants d’Israël bien avant le temps de Josias. La nouveauté fut de la fêter, comme dit le texte, dans Jérusalem, et d’y convoquer pour cela le peuple entier. Rien n’était- mieux fait pour établir la religion du Temple, et pour faire de la maison de Iehova le centre de l’existence des hommes de Juda.

Il semble donc qu’une grande révolution religieuse est définitivement accomplie, et que le judaïsme, comme nous l’entendons, règne désormais. Et pourtant, d’après le livre des Rois, notre source unique, Joachas, fils de Josias, fit, comme ses pères, tout ce qui déplaît à Iehova. Il en fut de même de ses successeurs Joachim et Joachin, et enfin de Sédécias, le dernier roi de Juda. Environ vingt ans après la mort de Josias, la royauté de Juda finissait en plein paganisme.

Il n’est donc pas possible d’en douter, la Loi, cette œuvre prétendue de Moyse, n’existait pas encore quand le royaume de Juda a été détruit. On doit croire seulement que les révolutions religieuses racontées dans le livre des Rois l’ont préparée. Ces révolutions ont pu être exagérées à distance ; cela n’empêche pas qu’elles n’aient été réelles, et que Jérusalem, à mesure qu’elle a vécu davantage, ne soit allée s’attachant de plus en plus à son Iehova, dieu jaloux, dont le culte tendait à devenir toujours plus sévère. C’est la ruine et l’exil qui ont achevé de former le judaïsme ; mais la ruine même et l’exil n’y auraient pas suffi, si le mouvement qui aboutit à l’établissement de la Loi n’avait commencé longtemps déjà avant la crise qui l’a conduit à son terme.

Après la prise et la destruction de Jérusalem par le roi de Babylone, la population de Juda, ou du moins l’élite de cette population, fut transportée dans le pays de ses maîtres : c’est ce qu’on appelle la transmigration ou la captivité de Babylone. Elle dura environ trois quarts de siècle, puis tout à coup la ville et l’empire de Babylone tombèrent à leur tour sous les armes de Cyrus.

Par des motifs sur lesquels nous ne pouvons faire que des conjectures, Cyrus victorieux permit aux Juifs de rentrer dans la Terre d’Israël et de rétablir Jérusalem. On peut croire qu’ils faisaient déjà, surtout depuis l’exil, le commerce de l’argent ; que déjà aussi ils avaient, comme capitalistes, la force que donne l’association, et qu’ainsi ils avaient rendu à Cyrus des services. Du reste, ce rétablissement des Juifs ne se fit pas tout d’un coup, puisque l’on compte près de cent ans de Zorobabel à Esdras et Néhémie. L’état juif ne fut donc réellement reconstitué qu’environ un siècle et demi après qu’il avait été détruit ; de sorte que ce qui s’établit alors a dei être profondément différent de ce qui avait été autrefois.

J’ai dit l’état juif, car c’est par la tribu de Juda que se fit le rétablissement d’Israël. Les Israélites des dix tribus, transportés depuis deux cents ans dans l’Assyrie, ne paraissent pas s’être remués alors, soit parce qu’ils s’étaient accoutumés à leur existence nouvelle, soit parce qu’ils n’étaient pas restés unis par un aussi fort lien de patriotisme et de foi. C’est Juda qui reprit possession de son pays, et c’est seulement à la longue qu’on vit se grouper autour de Juda comme autour d’un centre tous les restes d’Israël.

Cependant il n’y avait plus dans Juda de famille royale ; la race de David avait disparu, et probablement bien des choses du passé avaient disparu avec elle. Les Juifs eurent donc le champ libre pour les réformes et purent établir entre eux l’égalité et la justice, sous la suprématie de leur dieu et de, sa Loi, qui en fut la garantie. Les Juifs n’avaient plus au-dessus d’eux que leur grand prêtre. Ces grands prêtres devinrent dans la suite de vrais princes ou rois ; il est probable qu’ils ne furent d’abord que les chefs honorés d’une république. Cette constitution nouvelle, cette espèce de démocratie religieuse, avait besoin de s’appuyer sur l’autorité d’une écriture. Il fallait que cette écriture traduisît l’état nouveau, et il fallait aussi qu’elle parût consacrée par le temps. L’esprit juif se reporta alors de lui-même à ses plus antiques souvenirs ; il s’attacha au nom de Moyse, qui passait pour avoir tiré les Juifs de l’Égypte et en avoir fait un peuple, et c’est à Moyse qu’il attribua les institutions qu’il se donnait. C’est ainsi que se produisit la Loi, tora.

Les livres compris sous ce titre contiennent à la fois, et mêlés ensemble, le texte même de la Loi, et l’histoire d’Israël jusqu’à la Loi. L’histoire évidemment a été faite avec des livres plus anciens, qui ont disparu, mais dont on aperçoit encore la trace, soit dans les livres du Pentateuque, soit dans ceux qui suivent[31].

Tout ce que nous pouvons dire de cette littérature primitive, c’est que la source n’en était pas dans Juda, mais dans Éphraïm. L’importance donnée dans ces histoires au personnage de Joseph, père d’Éphraïm et de Manassé ; la sainteté de Béthel et celle de Silo ; les noms des villes auxquelles appartiennent la plupart des héros du livre des Juges, Débora, Gédéon, Abimélec, Jephté, Samson, etc. ; tout indique que c’est dans le royaume du nord qu’il faut aller chercher la naissance des récits qui nous ont été transmis par Juda.

La Loi elle-même peut avoir d’antiques origines, en ce sens que les commandements appelés les Dix Paroles ont peut-être été pris dans ces monuments primitifs, ou qu’elle peut contenir encore quelques prescriptions qui remontent à une tradition reculée. Mais l’ensemble de la Loi appartient incontestablement à la restauration de la république juive après l’exil, et elle a sa raison d’être dans cette restauration même.

Elle suppose évidemment qu’Israël ne fait qu’un seul peuple. Or cela ne s’est vu qu’avant la séparation des deux royaumes, ou après que tous deux ont été détruits. On a vu que la première hypothèse est impossible ; la seconde est donc obligée.

La Loi s’adresse à un peuple qui n’a pas de roi ; rien n’y suppose l’existence de la royauté. Si donc elle n’est pas antérieure à David (et cela est établi), elle est nécessairement postérieure à l’exil de Babylone[32].

Les livres de la Loi supposent l’existence d’un Temple unique, où réside le dieu d’Israël. Il est vrai qu’il n’y est parlé que d’un tabernacle ou tente sacrée, parce que ces livres mettent tout dans la bouche de Moyse, et que, du temps de Moyse, il n’y avait pas de Temple. Cependant quelquefois ils nomment la maison de Iehova, et il est clair que c’est le Temple qui est désigné par les mots : A l’endroit, quel qu’il soit, où j’attacherai la mémoire de mon nom[33]. Enfin la Loi qui veut que tous les mâles d’Israël se présentent devant Iehova aux trois fêtes solennelles, est encore faite en vue du Temple. Si maintenant la Loi n’existait pas pendant la durée du premier Temple, elle ne peut avoir été écrite qu’après qu’on a eu bâti le second, et même après que le culte de Iehova y était depuis un assez long temps régulièrement pratiqué. Car on ne peut s’expliquer autrement ces détails si abondants et si minutieux sur toutes les observances de ce culte : description du sanctuaire et de tous les objets dont il est meublé, ainsi que des vêtements des prêtres ; indication de tous les rites des sacrifices et de toutes les fonctions sacerdotales ; prescriptions sur les fêtes, sur les prémices et sur les dînes, sur les vœux et les impuretés. Cela nous conduit au moins jusqu’au milieu du Ve siècle avant notre ère. C’est précisément l’époque d’Esdras, qui parait être le véritable auteur de la Loi. Nous n’avons sur Esdras et son œuvre aucun témoignage contemporain. Le livre qui porte son nom, et celui qui y fait suite sous le nom de Néhémie (ou second livre d’Esdras), sont très postérieurs aux événements qu’ils racontent. Voici comment ils s’expriment :

Esdras monta de Babylone ; c’était un sopher (γραμματεύς, scriba) exercé dans la loi de Moyse... Il avait appliqué son esprit à étudier la Loi de Iehova et à la pratiquer, et à enseigner en Israël ses commandements. Voici la teneur de la lettre que le roi Artaxerxès donna à Esdras, prêtre et sopher, le sophev qui enseignait les paroles des commandements de Iehova :Artaxerxès, roi des rois, à Esdras le prêtre, sopher de la doctrine du dieu du ciel... (Esdras, VII, 6, etc.).

Et dans Néhémie, VIII : Tout le peuple étant assemblé comme un seul homme..., ils dirent à Esdras le sopher d’apporter le livre de la Loi de Moyse (un peu plus loin il y a simplement le livre de Moyse, XIII, 1)... Esdras le prêtre apporta la Loi devant l’assemblée... Et il lut dans le livre... depuis le lever du jour jusqu’à midi..., et les oreilles de tout le peuple étaient à la lecture du livre de la Loi. Esdras le sopher se plaça sur une estrade... Esdras ouvrit le livre aux yeux de tout le peuple... et Esdras bénit Iehova le grand dieu, et tout le peuple répondit : Amen ! amen ! en levant les mains, et ils se prosternèrent devant Iehova la face contre terre. Et Josué, Bani, Serabia... et les lévites expliquaient la Loi au peuple... Ils lurent le livre de la Loi du dieu, l’expliquant et en faisant comprendre le sens... Néhémie, l’homme revêtu d’autorité, et Esdras le prêtre et sopher et les lévites... dirent : Ce jour est un jour saint devant Iehova notre dieu ; r ne vous affligez pas et ne pleurez pas ; car tout le peuple s’était mis à pleurer en entendant les paroles de la Loi... » Et tout le peuple alla boire et manger et distribuer les portions des victimes ; car ils avaient compris les paroles qu’on leur avait proposées. Et le lendemain les chefs de famille de tout le peuple, les prêtres et les lévites se rassemblèrent encore auprès d’Esdras le sopher, pour étudier les paroles de la Loi. Ils trouvèrent écrit, dans la Loi que Iehova avait édictée par Moyse, que les enfants d’Israël devaient demeurer sous des tentes pendant’ la fête du septième mois ; et qu’ils devaient publier et proclamer dans toutes les villes et à Jérusalem l’ordonnance suivante : Allez sur la montagne et apportez des feuillages... pour faire des tentes, comme il est écrit. Le peuple alla et apporta les feuillages et se fit des tentes, et ils demeurèrent sous ces tentes ; les enfants d’Israël n’avaient pas fait ainsi depuis le temps de Josué fils de Nun jusqu’à ce jour, et il y eut une grande joie. Et il lut dans le livre de la Loi du dieu jour par jour, depuis le premier jour jusqu’au dernier, et ce fut une fête de sept jours... Et le vingt-quatrième jour de ce mois, les enfants d’Israël se réunirent dans le jeûne, revêtus de sacs et couverts de terre... Ils confessèrent tous leurs péchés et les iniquités de leurs pères. Et, sans quitter la place, ils entendirent la lecture de la Loi de Iehova leur dieu pendant le quart du jour, et, pendant un autre quart, ils confessèrent leurs fautes, prosternés devant Iehova leur dieu. — Suit une longue confession ou prière, qui remplit trente-trois versets et qui aboutit à ces paroles :

C’est pourquoi nous arrêtons ceci par écrit, et nos chefs y mettent leur sceau (suit la liste des chefs)... Et le reste du peuple... leurs femmes, leurs fils et leurs filles, tous ceux qui étaient en âge de comprendre, adhérèrent à leurs frères et aux principaux du peuple, et s’engagèrent avec serment et imprécation à suivre la Loi de leur dieu, qui avait été donnée par Moyse, son serviteur, à garder et à accomplir tous les commandements de Iehova notre dieu, ses jugements et ses ordonnances.

A ne considérer que la lettre de ce récit, la Loi est plus ancienne qu’Esdras ; il la prend dans un livre, où il la lit, et qui est appelé livre de Moyse ; mais, pour un esprit critique, il y a là tout autre chose qu’une promulgation ; c’est bien l’établissement d’une loi nouvelle. Comme les livres de la Loi étaient déjà anciens, très anciens même, à I’époque où ont été écrits Esdras et Néhémie, on comprend que les hommes de cette époque les aient reportés aussi loin que possible dans le passé ; mais les récits d’Esdras et de Néhémie ont été tirés de livres anciens eux-mêmes, que nous n’avons plus, et il paraît clair que dans ces livres on ne supposait pas que la Loi fût antérieure à Esdras. L’importance donnée au personnage d’Esdras, la solennité de cette promulgation et de ces ratifications, l’émotion du peuplé, cette déclaration enfin si imprévue que la fête des Tentes, prescrite en effet dans la Loi (Lév., XXIII, 34), n’avait pourtant jamais encore été célébrée ; tout indique que la Loi n’a pas existé avant Esdras, et qu’il a proposé aux Juifs un pacte nouveau, consacré seulement par le nom antique sous le patronage duquel on l’a placé.

Ce qui est déjà visible dans Néhémie pour qui sait lire est rendu plus évident par le témoignage d’un livre grec fort curieux ; qui ne faisait pas partie de la Bible hébraïque et qui est compris parmi les apocrypha (ce terme sera expliqué plus tard) : c’est le Quatrième livre d’Esdras. D’après ce livre (ch. XIV), la Loi, toujours supposée antique, avait été brûlée avec Jérusalem et le Temple lors de l’invasion des Chaldéens, et il n’en restait absolument rien ; mais Esdras, à l’aide d’une inspiration surnaturelle, la récrit et la restitue d’un bout à l’autre en quarante jours. — Il semble, quoique l’auteur ne le dise pas expressément, qu’il n’entend pas seulement parler de la Loi proprement dite, mais de la Bible tout entière. On voit bien ce que cette fable veut dire : c’est que tout le monde savait que les livres de la Loi n’avaient pas existé avant Esdras ; mais comme, en même temps qu’on les savait nouveaux, on voulait qu’ils vinssent de Moyse, on recourait à l’idée d’une restauration miraculeuse ; et tout le monde l’acceptait, comme on peut voir par le témoignage des Pères de l’Église, à commencer par Clément d’Alexandrie et Tertullien[34].

Enfin, et c’est un argument décisif, il y a dans un des livres de la Loi un passage dont la date est marquée d’une manière précise : c’est le chapitre XXVI du Lévitique. Iehova y tient à son peuple un discours où il étale les châtiments qui menacent les fils d’Israël s’ils viennent à lui être infidèles pour d’autres dieux. Ils seront battus et accablés par leurs ennemis ; ils seront exterminés au pied des autels de leurs divinités, exterminées elles-mêmes ; ils verront leurs villes ruinées, leurs sanctuaires détruits, leurs campagnes dévastées ; enfin ils seront chassés de leur pays et dispersés parmi d’autres nations, où ils vivront misérables, pendant que leur terre restera en friche. Alors ils se repentiront et reconnaîtront leur faute, et Iehova se souviendra du pacte qu’il avait fait avec Jacob ; car il ne veut pas les perdre ; il est toujours celui qui les a retirés de l’Égypte pour être leur dieu. — Il est évident que ce passage n’a pu être écrit qu’après le retour de l’exil de Babylone.

On a regardé longtemps comme une objection décisive à la supposition que la Loi pût être aussi moderne, l’existence du Pentateuque samaritain. On disait que, si Ies Samaritains, qui ne reçoivent pas les autres livres de la Bible, ont admis le Pentateuque, c’est que, comme héritiers des dix tribus, ils ne recevaient que les livres écrits avant le schisme de Jéroboam. Cette thèse n’est plus aujourd’hui soutenue par personne[35]. En réalité, les Samaritains d’après la captivité de Babylone n’étaient nullement les héritiers des dix tribus ; ils occupaient seulement le sol que la capitale des dix tribus avait occupé. Pendant longtemps ils ne se séparèrent pas des Juifs, et n’eurent avec eux qu’une même Loi. Lorsque la Samarie nouvelle et Jérusalem furent devenues ennemies, la haine des Juifs se plut à faire remonter aussi haut que possible dans le passé l’infidélité qu’elle imputait aux Samaritains. Mais tout indique que la séparation ne date véritablement que de la persécution d’Antiochos, pendant laquelle les Samaritains plièrent sous les rois de Syrie et se détachèrent des juifs[36].

Arrivé ainsi aux livres de la Loi, je vais maintenant étudier ces livres en eux-mêmes. Mais je ne veux pas dire adieu à l’histoire antique d’Israël sans présenter une dernière remarque. Comme je me suis attaché surtout, en étudiant la religion primitive d’Israël, à faire voir combien elle était en opposition avec la Loi, j’ai pu laisser dans l’esprit du lecteur cette impression, qu’Israël, avant la Loi, ressemblait à tous les peuples païens. Il leur ressemblait sans doute, mais cependant il était lui. Puisque l’israélisme a abouti au judaïsme, il doit en avoir contenu le germe ; ces fils de Jacob, à qui s’appliquerait mieux qu’à personne le toto divisos orbe, ont eu de tout temps leur génie particulier. Ce génie paraît déjà dans les plus vieux récits de leurs Écritures : si on considère les personnages qui y représentent Israël, et si on compare ces pères premiers de la race (en grec, patriarches) aux herœs de la Grèce[37], on se dira que le peuple dont l’imagination a produit ces figures est bien le même qui, plus tard, a étonné et touché le monde hellénique parle caractère de sa Bible et de ses Psaumes, et par le contraste de ces œuvres austères avec la brillante littérature des Gentils.

Mais il n’en est pas moins vrai, et c’est la conclusion à laquelle ce chapitre doit aboutir, que ce qu’on appelle le judaïsme, et qu’on suppose d’ordinaire si antique, est, au contraire, une nouveauté, qui ne date peut-être que du cinquième siècle avant notre ère. Le judaïsme a été à l’israélisme ce que le christianisme est au judaïsme, une réforme, ou même une révolution religieuse. Cette révolution était renfermée dans les limites de la Palestine ; mais elle a préparé celle qui, plus tard, s’est étendue de la Judée au monde entier.

Il faut donc abandonner les illusions qu’on s’est longtemps faites sur la haute antiquité du livre attribué à Moyse, le plus ancien livre du monde, comme notre Pascal l’appelle sur la foi des apologistes juifs et chrétiens. C’est dans les textes hiéroglyphiques ou hiératiques de l’Égypte, puis dans les écritures cunéiformes de l’empire assyro-babylonien, qu’on reconnaît aujourd’hui, sans difficulté, les plus anciens livres du monde[38], et quant aux littératures japhétiques le Rig-Véda et les poèmes homériques sont probablement plus vieux que le Pentateuque. Celui-ci, replacé à sa date, est moins imposant peut-être, mais cette date rend mieux compte de l’action qu’il a exercée ; il n’aurait pas eu, je crois, le même succès, s’il eût été plus antique. La pensée et la langue y seraient moins nettes et moins dégagées : il étonnerait plus l’imagination ; il se ferait moins comprendre et obéir. Dans des livres plus primitifs, nous recueillerions avec respect les traditions vénérables et confuses des âges lointains : celui-ci nous frappe par l’expression d’un mouvement qui a renouvelé les lois et les mœurs, et ce mouvement a mis dans les paroles attribuées à Moyse un je ne sais quoi qui commande et qui entraîne. Homère lui-même, dans sa merveilleuse poésie, n’a pas cet accent de passion et d’autorité. En un mot, le Pentateuque est déjà un livre de propagande[39].

 

 

 



[1] Pour l’explication du mot Hycsos, qui contient plutôt l’idée de brigands que celle de pasteurs, voir Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, 1875, p. 171.

[2] Sur ce passage du papyrus Harris, voir les Transactions of the Society of biblical archaology, t. I, 1872, p. 355. — Voir aussi Joseph, Contre Apion, I, 14 et 26, et mon Mémoire sur la date des écrits qui portent les noms de Bérose et de Manéthon, 1873 (librairie Hachette). J’aurais pu mettre pour épigraphe à ce mémoire quelques lignes de M. Renan : Certes la critique a tout droit de suspecter les compositions de l’école alexandrine qui, sous le nom de Bérose, de Manéthon, de Sanchoniathon, prétendent nous représenter de vieilles littératures disparues pour jamais. Histoire des langues sémitiques, 1re édit. 1855, p. 231.

[3] La Genèse applique ce mot pour la première fois à Abraham émigrant de la Chaldée (XIII, 14).

[4] Iehoudim se trouve pour la première fois dans le second livre des Rois pour désigner ceux de Juda, au moment où vient d’être racontée l’invasion du royaume de Samarie par les Assyriens (XVI, 7). Ce nom n’est employé nulle part dans la Bible au sens général d’Israélites, si ce n’est dans le livre très récent d’Esther, ou dans des livres grecs plus récents encore.

Iehoudim a donné Ίουδαΐοι et Judaei. Juif est une transformation, ou plutôt une altération de judaeum ; les linguistes ne s’en rendent pas bien compte. Juif semble supposer la forme judivum.

[5] II Mach., I, 27. — Jacques, I, 1. — I Pierre, I, 1.

[6] Idole n’est que le mot grec qui veut dire image.

[7] Voir aussi Jos., XXIV, 19. — II Sam., VII, 23. — Ps., LVIII, 12.

[8] Ίαώ, Diodore, I, 94. — Ίαού, Clément d’Alexandrie, Stromates, VI, p. 666 de Potter. — Théodoret, Question 15 sur l’Exode, etc.

[9] Dans le livre des Rois (II, V, 17), Naaman, chef de l’armée du roi d’Aram ou de Syrie, déclare au prophète Élisée qu’il ne veut plus adorer d’autre dieu que Iehova. En conséquence il emporte en Syrie de la terre d’Israël, autant qu’en peuvent porter deux mulets, ne supposant pas qu’on puisse rendre un culte au dieu d’Israël autrement que sur de la terre qui est à lui.

[10] M. de Gobineau, à la page 7 de son ouvrage intitulé : les Religions et les Philosophies de l’Asie centrale, 2e édit., 1866, un des meilleurs livres qui aient paru de notre temps.

[11] On dit ordinairement le veau d’or, mais il paraît bien qu’il s’agit d’un jeune taureau ; il faudrait un mot qui fût pour le mâle, ce qu’est le mot génisse pour la femelle. Voir Fr. Lenormant, Lettres assyriologiques, t. II, 1872, p. 196, note.

[12] Joseph, au lieu de deux taureaux, dit deux génisses éponymes du dieu, (Antiq., VIII, VIII, 4). Était-il arrivé jusqu’à lui quelque témoignage d’un culte primitif où Iehova lui-même avait une forme femelle ?

[13] On ne peut douter qu’il n’en ait été de même de l’idole consacrée à Dan, d’après ce qui en est dit dans la curieuse histoire de Michas au livre des Juges. Voir particulièrement XVIII, 30-31.

[14] Tu es allé te faire d’autres dieux, dit un prophète à Jéroboam (I Rois, XIV, 9).

[15] Cela semble résulter du verset X, 14, d’Ézéchiel, comparé au verset I, 10, du même.

[16] Ce texte est cité dans la Bible de Cahen, note sur le verset 8 du chapitre XXV d’Ezéchiel.

[17] Ex., XXV, 31 et I Rois, VI, 19.

[18] Juges, VI, 24, etc. — I Sam., IX, 12, etc.

[19] I Rois, XV, 14.

[20] II Rois, III, 27. Voir la note de M. Ed. Reuss sur ce passage.

[21] Ainsi parle, Plutarque, mais Diodore dit que les enfants étaient placés sur les mains de l’idole, qui étaient faites de manière à ne pouvoir les retenir, de sorte qu’ils roulaient dans une fournaise, où ils étaient consumés. Y a-t-il eu un temps où on tuait les enfants avant de les jeter au feu ?

[22] II Rois, XXX, 6.

[23] Ch. XVIII, 21, et XX, 2. — Voir Iahve et Moloch, auctore W. G. comice de Baudissin, Lips., 1874, où est rappelé le livre de Daumer, Feuer-und-Molochdienst der alter Hebraeer.... 1842.

[24] Contra Faustum, XVIII, 4.

[25] La place que tenaient dans les religions antiques l’ivresse des sens et ce qu’on pourrait appeler le culte des instincts sexuels est un sujet qui a fourni récemment encore à un critique deux volumes entiers (JULES BAISSAC, les Origines de la religion, librairie Decaux, 1811). L’ouvrage est malheureusement plein de désordre et de confusion dans les détails ; mais l’auteur peut se flatter qu’il est absolument impossible à qui a seulement feuilleté son livre de méconnaître la vérité de sa thèse générale et l’importance de cette, thèse dans l’histoire des religions.

Sur les hiérodules, voir, entre autres textes, celui de Strabon (p. 559), sur Comana et Zéla, deux cités du Pont, placées sous un gouvernement sacerdotal qui ressemblait beaucoup à celui de Jérusalem.

Les prostituées sacrées figurent aussi dans les textes chaldéens (F. LENORMANT, la Magie chez les Chaldéens, 1874, p. 4).

[26] Juges, XX, 18, 27. — Josué, XVIII, 1, etc.

[27] Je n’ai pas tenu compte du récit des Chroniques, livre dont j’ai dit le peu d’autorité, sur la prétendue captivité de Manassé et sa prétendue conversion (II Chron., XXIII, 11-19). Ce récit est absolument démenti par le silence du livre des Rois. Il a été inventé sana doute pour l’édification des dévots, qui ne pouvaient souffrir que ce fils impie d’un saint roi mourut à la fois en pleine prospérité et en plein péché.

[28] Voir Deutéronome, XXIV, 16.

[29] Ou plutôt il a cru l’y prendre : la phrase dont il s’est autorisé, et dederunt in manus ejus tenendam legem, ne se trouve que dans la Vulgate.

[30] Le mot hébreu signifiant passage, il exprime peut-être le passage d’une année à l’autre.

[31] Nombres, XXI, 14. — Josué, X, 13. — II Samuel, I, 18.

[32] Il semble qu’il y ait la mention d’une royauté dans le cinquième livre du Pentateuque, le Deutéronome. Mais j’ai averti que ce livre doit être mis tout à fait à part des autres, et qu’il est d’une date bien plus récente. J’expliquerai, quand il en sera temps, les versets où on a cru trouver des rois.

[33] Exode, XXIII, 19 et XXXIV, 26. — Exode, XX, 24. — Si je ne cite pas le verset XV, 7, plus explicite encore, c’est qu’il est dans un cantique qui ne fait pas corps avec le récit.

[34] Tertullien, De cultu femin., I, 3. — Clément, Stromates, I, p. 410 de Potter.

[35] M. Wallon l’abandonne dans sa discussion sur l’authenticité du Pentateuque (La Sainte Bible, 1854, pag. 512) : Sans chercher un argument dans le Pentateuque samaritain, qui dans sa forme actuelle parait d’une époque postérieure... — Voir Michel Nicolas, Études critiques sur la Bible, 1862, t. I, p. 90.

[36] Joseph, Antiquités, XII, v. 5.

[37] Prononcer herœs comme en latin. — Pour les termes hébreux qui répondent à patriarches, voir I Chron., VIII, 26.

[38] Voir Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, p. 86.

[39] En terminant ce chapitre, je dois faire remarquer qu’il a en grande partie le même objet qu’un morceau intitulé : La Religion d’Israël, étude de mythologie comparée, par lequel s’ouvre le livre de M. Jules Soury, qui a pour titre : Études historiques sur les religions, les arts, la civilisation de l’Asie antérieure et de la Grèce, librairie Reinwald, 1877. C’est un travail excellent, où l’auteur met à profit toutes les ressources de la science contemporaine avec une largeur et une liberté de critique qui manquent quelquefois aux savants. J’ai dû redire ici bien des choses qui y sont dites, quand elles étaient essentielles à mon sujet. J’ai laissé dans le livre de M. Soury, et j’invite mes lecteurs à les y chercher, ses études curieuses, mais complexes, sur les origines des Sémites et de leurs dieux, qui dépassent tout à fait l’objet que je me suis proposé.