LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

CHAPITRE XV. — LUCAIN, PÉTRONE, PERSE. - LE MONDE PAÏEN À LA MORT DE NÉRON.

 

 

Lucain n’est qu’un écho de Sénèque, et la morale de Sénèque retentit avec plus d’éclat encore dans ses vers. Son Caton est l’idéal du saint suivant les Stoïques : il ne vit pas pour lui, mais pour l’humanité,

Nec sibi, sed toti genitum se credere manda.

Il est la chasteté même. Désintéressé entre les ambitions rivales, il subit la guerre avec une tristesse profonde ; depuis qu’elle a éclaté, il s’est interdit toutes les joies, et porte le deuil du genre humain ; il voudrait pouvoir mourir pour tous, et racheter de son sang tous les crimes. Après tout, il lui a fallu prendre parti ; la cause qu’il a embrassée est la cause sainte ; c’est en vain que l’autre a eu pour elle les dieux. Déjà Virgile avait donné à Caton la première place parmi les justes dans l’Élysée :

Secretosque pios, his dantem jura Catonem ;

mais on peut dire que Lucain a opposé la canonisation de Caton à l’apothéose des Césars. Tandis que, d’une part, il trouve les hommes bien vengés des dieux qui ont trahi la liberté à Pharsale, puisque Pharsale a fait des dieux avec des morts, de l’autre, il salue Caton de cet hommage : Voilà le vrai père de la patrie ; celui-là, ô Rome, mérite tes autels. C’est un nom par lequel en tous temps on peut jurer sans rougir, et si jamais tu te relèves libre du joug, c’est celui-là que tu feras dieu. Il ouvre ici, pour ainsi dire, le panthéon de l’Église chrétienne ; elle a fait ou elle devait faire précisément ce que demandait le poète, mettre à la place des dieux de la tyrannie ceux de la liberté et de la conscience, les dieux des persécutés. Caton est le premier des martyrs.

C’est Caton encore qui est dans Lucain l’interprète de la conscience, et prescrit d’écouter sa voix plutôt que la voix des dieux. C’est par les vers que Lucain a mis dans la bouche de Caton que la philosophie a imposé silence aux oracles.

Je ne veux plus relever dans Lucain que ses hymnes à la paix, à la fraternité humaine, à l’amour universel :

Inque vicem gens omnis amet.

Et sacer orbis amor.

Heu ! miseri qui bella gerunt[1].

Voici maintenant Pétrone, le bel esprit libertin, le camarade des plaisirs du prince, le disciple complaisant, sinon insouciant, d’Épicure : il est néanmoins le frère des Stoïques par la justice et la charité. Non seulement il est un témoin du succès des leçons des philosophes, répétées par les bouches les moins philosophiques — Mes amis, dit son Trimalchion, les esclaves sont des hommes et ils ont bu le même lait que nous[2] — ; mais lui-même, dans son Fragment poétique sur la Guerre civile, ramassant les vices et les iniquités par lesquels Rome a mérité de périr, il flétrit avec force et le pillage du monde, et les mutilations des jeunes esclaves, et cette arène où on apportait dans des cages dorées les bêtes de l’Afrique et de l’Asie, pour leur faire boire le sang des hommes aux applaudissements des spectateurs.

Mais il y a un écrivain dans la littérature du temps de Néron auquel on doit s’arrêter avec respect ; c’est Perse, ce poète qui a si peu vécu et si peu écrit, et qui, pour quelque six cents vers qu’il a laissés, avait mérité, à vingt-huit ans, une belle renommée : multum et verœ gloriœ, quamvis uno libro, Persius meruit. Nulle part la morale stoïque n’a été plus haute, ni plus sincère, ni plus touchante. Quelle dévotion fervente pour la sagesse, et quel noble mépris pour les misérables qui la méprisent ! Quel étonnement en face de ces existences attachées à la terre, et vides des choses du ciel !

O curvæ in terris animas et cœlestium inanes[3].

Comme il comprend largement la philosophie ! à est la maîtresse qui nous enseigne ce que nous sommes et pourquoi nous sommes au monde, et quelle place Dieu a assignée à chacun de nous dans le service de l’humanité. Elle est si essentiellement charitable, que les héritiers du riche se plaignent qu’elle lui fasse dissiper en bienfaits ce dont ils comptaient hériter : Voilà ce que c’est que ces maîtres grecs, et cette sagesse qui nous est venue d’outre-mer avec le poivre et les dattes. Elle a, d’un autre côté, une haine du mal qui a inspiré au poète les plus beaux vers peut-être de son livre : Père des dieux, pour les plus affreux tyrans, je ne te demande pas d’autre supplice... ; qu’ils voient une fois la vertu, et qu’ils sèchent de douleur de ravoir perdue :

Virtatem videant intabescantque relicta.

Vaine protestation, je l’avoue, d’une morale impuissante ; ce n’est pas ce châtiment mystique qui fera justice à l’humanité des grands coupables, et c’est là une faible ressource contre un Néron. Mais à défaut de la délivrance impossible, il y avait du moins un soulagement et une vengeance dans cette fière joie de l’honnête homme et dans ce cri de mépris et d’horreur pour le méchant.

Mais je ne veux pas dire adieu à Perse sans relire la page mémorable où il a épanché sa jeune âme devant son cher Cornutus : C’est la coutume des poètes, de demander cent bouches, et cent langues, et cent voix, soit pour composer un drame qu’un sombre tragédien va hurler, soit pour décrire la blessure du Parthe qui retire le fer de la plaie... Pour moi je n’ai pas ces ambitions... ; je ne parle pas pour la foule ; c’est à toi seul, Cornutus, que ma muse veut que je m’adresse, pour te donner mon cœur à fouiller ; c’est à toi, tendre ami, que je me plais à montrer quelle place ta tiens dans ma vie. Écoute le son que rend mon amitié ; ton oreille expérimentée reconnaîtra qu’elle est solide, et que te n’as pas affaire au vernis menteur d’une parole fardée. Voilà pourquoi, moi aussi, je voudrais avoir cent bouches : je voudrais pouvoir chanter d’une voix assez sonore quelle grande image de toi est gravée aux derniers replis de mon cœur, et trouver des mots qui dévoilent pleinement ce qui jusqu’ici est resté caché et intraduisible dans mes fibres les plus secrètes.

Le jour où je dépouillai la robe prétexte, gardienne de ma timidité..., à l’heure que le chemin de la vie devient douteux, et que l’inexpérience d’une âme encore neuve la jette dans un carrefour où des voies s’ouvrent en tous sens, je me suis mis sous ta conduite, ô Cornutus ! Tu as accueilli mes jeunes ans dans le sein de ta sagesse socratique. C’est alors qu’une règle adroite redressa en les trompant mes mauvais instincts ; que l’âme domptée par la raison, et travaillant elle-même à sa défaite, prit, sous ta main habile, la forme que tu lui voulus donner. Je me souviens comment je consumais avec toi les longues journées, et comment je donnais au repas avec toi les premiers moments de la nuit. Nous travaillions ensemble, ensemble nous arrivions au repos, et nous délassions notre esprit fatigué à une table frugale. N’en doute pas, nos destinées à tous deux sont associées d’une manière indissoluble, et s’accomplissent sous l’influence d’un même astre... Il est une étoile, quelle qu’elle puisse être, il en est une, qui m’attache pour jamais à toi.

Il n’y a pas longtemps que je lisais, dans les Lettres d’Alexis de Tocqueville, les témoignages de son attachement fidèle pour le vieux prêtre qui avait été son précepteur ; et maintenant je me demande, en rapprochant et en comparant mes lectures, s’il y a une si grande différence, que dis-je ? s’il y a vraiment une différence qui vaille, d’être comptée entre les sentiments et les idées qui m’intéressent d’une part et de l’autre, entre ces deux nobles et touchants fils de /famille, le stoïque et le chrétien.

J’ai dit tout à l’heure qu’il n’y a pas véritablement de philosophie chrétienne. Quant à la religion chrétienne, elle n’est ni méconnue de personne, ni méconnaissable, et j’arriverai bientôt enfin à l’histoire de la révolution par laquelle elle s’est établie ; mais elle n’a pas cependant non plus tout renouvelé dans l’ancien monde, et il s’en faut de beaucoup. Elle a mis le Christ dans le ciel à la place des anciens dieux ; voilà ce qui était nouveau ; mais presque tout l’héritage des anciens dieux, en fait de croyances comme de pratiques, lui est resté, on l’a vu déjà, et elle l’a accepté au nom du Christ. Un certain nombre de superstitions helléniques, décréditées à la fois par la critique des philosophes et par l’antipathie des Juifs, ont paru d’abord céder la place ; mais la plupart sont rentrées en grâce peu à peu, et sont définitivement restées chrétiennes. Le christianisme surtout a profité de cette passion religieuse, de cette fureur du surnaturel et du miracle dont aucun siècle n’a été plus violemment possédé. Il ne faut pas être dupe de quelques témoignages d’incrédulité que quelques raisonneurs laissaient encore échapper çà et là. Par exemple on affectait dans les écoles et chez les lettrés de nier les enfers ; mais les peuples, d’un consentement universel, lés redoutaient et les conjuraient : consensus hominum aut timentium inferos aut colentium[4]. Il ne faut pas non plus s’en rapporter à ces plaintes banales, que les badauds répètent dans tous les temps : Tout va mal, parce qu’il n’y a plus de religion. On ne croit plus que Dieu est Dieu (nemo cœlum cœlum putat) ; on n’observe plus de jeûne ; on ne donnerait pas ça de Jupiter ; chacun n’a d’yeux que pour son argent et pour faire son compte. Ainsi devisent, dans Pétrone, avec bien d’autres bavardages encore, les personnages du souper de Trimalchion. Tout cela ne signifie rien, et le même Pétrone témoigne assez ailleurs de la superstition universelle. Il y a un endroit dans son livre où une prêtresse se vante, pour tâcher de faire peur à des gens qui l’ont volée, qu’il y a tant de dieux dans le pays, qu’il y est plus facile de mettre la main sur un dieu que sur un homme. Une autre prêtresse, à qui on a tué son oie sacrée, se console moyennant deux pièces d’or, avec lesquelles on lui dit qu’elle aura de quoi acheter des dieux et des oies. La superstition en effet n’a contre elle alors que d’être si vulgaire et de descendre si bas, qu’il faut bien qu’elle donne quelquefois envie de rire ou de se défendre ; mais en général elle n’en règne pas moins sur les esprits.

Les écrivains partagent trop souvent eux-mêmes les croyances populaires. En plusieurs endroits, Sénèque semble croire à l’astrologie ; il harle même de la reconnaissance qu’on doit au soleil et à la lune. Il admet en général la doctrine des présages, tout en s’efforçant d’en donner une explication rationnelle, ou qui prétend l’être ; il prononce qu’il est également difficile de s’expliquer l’influence des astres et d’en douter. A ceux qui objectent que, si la foudre qui tombe est un signe des destins, ces destins ne sauraient être conjurés par les expiations des aruspices, il répond que l’expiation elle-même est comprise dans le destin. Il paraît croire à une grande catastrophe qui amènera la fin du monde présent, et d’où un monde nouveau doit sortir. J’imagine qu’il ne se tenait pas pour bien sûr de tout cela, mais il n’objecte rien aux idées reçues autour de lui, et il ne se fait aucun scrupule de parler à son tour comme tout le monde. A plus forte raison, les poètes acceptent sans difficulté la foi commune. Lucain, après avoir raconté la mort de Pompée, nous représente son âme qui abandonne son corps sur le bûcher pour s’élever au ciel, où elle prend place parmi les âmes saintes ; de là elle contemple avec mépris notre monde misésable et la dépouille qu’elle a laissée ; puis, prenant son vol vers Pharsale, elle entre dans le cœur de Caton et de Brutus. Est-ce un poème païen, ou est-ce une Vie des saints que nous lisons ? Et ce tombeau de Pompée, et tertre obscur renfermant un esprit divin, que viendra prier celui qui refuse son encens aux dieux du Capitole, n’annonce-il pas déjà le culte des tombeaux des martyrs ?

Mais prenons simplement Sénèque, Lucain et les autres comme des témoins de l’état général des esprits. La magie triomphe déjà presque comme au temps où Pline écrira que l’empire du monde lui appartient : qu’on voie la Médée de Sénèque, et surtout la Thessalienne de Lucain. Néron se livrait avec passion à ces pratiques ; là comme ailleurs, il prétendait pousser à bout la nature. La magie était regardée comme employant particulièrement à ses œuvres une nouvelle espèce de personnages divins, appelés du nom de démons, que le christianisme a empruntés au monde païen et non à la Bible, on ils ne sont pas connus. Et c’est la magie qui a fait que ce nom de démons, qui s’appliquait d’abord également aux bons génies, a pris exclusivement la signification odieuse qu’il a gardée. Les dieux de la magie étaient les dieux infernaux, car c’est à la mort qu’elle s’adresse de préférence. Ces morts, qui vivaient hier, et que chacun retrouve dans ses imaginations et dans ces songes, elle ne croyait pas si difficile de communiquer avec eux. C’est d’ailleurs pour conjurer la mort qu’on emploie surtout les arts magiques ; ou au contraire, et peut-être encore plus souvent, pour la faire tomber sur d’autres têtes ; de sorte que les initiés dans ces mystères pourraient être appelés des thaumaturges de la mort. Mais les dieux infernaux, qui dans la haute antiquité étaient aussi augustes et aussi saints que les autres, se transformèrent. Comme la magie, dans ses prétentions aux miracles, réussissait bien mieux à tuer ou à faire le mal qu’à autre chose, les dieux infernaux étaient donc des dieux malfaisants ; ou plutôt ce n’étaient plus des dieux, car la conscience, devenue plus délicate, ne supportait pas l’idée que des dieux fussent méchants. Les maîtres des enfers en vinrent donc à n’être que les démons, maudits depuis par l’Église. La magie fut déclarée odieuse aux divinités du ciel (superis detestanda diis) ; la magicienne n’entrera jamais dans les Champs-Élysies ; en termes chrétiens, elle est damnée (quos nulla meretur Thessalis elysios) ; elle est souillée et abominable ; en un mot, c’est la sorcière du moyen âge, celle dont M. Michelet a fait l’histoire.

Dans les vers de Lucain où je recueille tous ces traits, on entrevoit même, au delà des Furies, d’Hécate, de Proserpine, au delà de Pluton, je ne sais quel dieu du mal mystérieux, caché au dernier étage du Tartare comme au fond de la spirale de Dante, le Diable, pour appeler par son nom[5].

A la magie se rattache l’Évocation des morts. D’autres divinations fleurissent autant que jamais, et surtout l’inspection des entrailles des victimes, ou haruspicine. Une scène de l’Œdipe montre combien c’était un art compliqué, et de quelle infinité d’observations minutieuses se composait ce savant mensonge. Une autre science étrusque, celle de la foudre, est longuement développée dans les Recherches sur la Nature de Sénèque. Enfin l’astrologie règne à côté de la magie, et plus universellement encore. Il importe .peu que les Oracles proprement dits aient perdu de leur influence, et que les puissants, comme dit le poète, les aient fait taire : et superos vetuere loqui ; le monde est en proie aux inspirés et aux prophètes. Si une femme, dit Sénèque, se traîne sur les genoux dans les rues, en poussant des hurlements ; si un vieil homme en robe de lin, tenant d’une main une branche de laurier, de l’autre une lanterne allumée en plein jour, va criant que telle ou telle divinité est en colère, vous accourez, vous écoutez, et vous dites, vous entretenant les uns les autres dans vos terreurs : C’est un homme de dieu. Ces scènes se produisaient surtout dans les épidémies et les alarmes de toute espèce ; dans ces calamités où les hommes éperdus s’emportaient à des violences contre les dieux mêmes : et diis ipsis manus intentantur. Sénèque dit encore : On ne voit jamais tant de gens qui prophétisent, que si les esprits sont frappés de quelque crainte où se mêle la superstition. — Les Galles, faisant tournoyer leurs têtes, d’où pendent leurs cheveux ensanglantés, annoncent aux peuples par leurs hurlements des catastrophes sinistres :

. . . . . . . . . . . . Crinemque rotantes

Sanguineum, populis ulularunt tristia Galli.

On n’est dock pas étonné que le règne de Néron ait enfanté l’Apocalypse ; elle est née chez ceux qui souffraient le plus, dans un temps où tout souffrait.

L’idée de la fin prochaine du monde occupait surtout l’imagination des hommes, et c’était un thème sur lequel les écrivains s’exerçaient volontiers. Lucain s’en inspirait dans son poème comme Sénèque dans ses tragédies ; et celui-ci la développait avec complaisance sans ses Recherches sur la Nature. Cette grande destruction, d’après les Stoïques, devait s’accomplir par le feu, comme le proclame encore le premier verset du Dies iræ[6]. Cependant d’autres traditions voulaient que le monde finit par un déluge, pareil à celui dans lequel déjà une première génération d’hommes avait péri : la vieille histoire de ce premier déluge, et d’un couple unique de justes échappant seul dans un navire qui vient s’arrêter sur une montagne, tenait sa place dans le grand poème d’Ovide. Il se mêlait aussi à l’idée de la destruction prochaine celle d’une régénération : j’en ai déjà montré le témoignage au temps de Sulla[7]. — Toute race vivante sera renouvelée, et le ciel donnera à la terre une humanité née sous de meilleurs auspices, et qui ignorera le crime. Mais celle-là non plus ne conservera pas longtemps son innocence, et elle doit la perdre en vieillissant. Ces idées étaient tristes pour l’avenir, et pour le présent plus encore ; elles expliquent peut-être le redoublement de frayeur que les éclipses causaient alors aux hommes, au témoignage de Sénèque : il leur semblait qu’elles marquaient la fin.

Sénèque avait écrit contre les Superstitions un livre qui est perdu, et qui est bien regrettable. Si nous l’avions, il suffirait peut-être seul à l’histoire pour donner l’idée complète de la grande fièvre religieuse du temps, dont l’avènement du christianisme n’a été, pour ainsi dire, que la crise. Augustin nous en a conservé environ deux pages, dans lesquelles Sénèque relevait les pratiques scandaleuses ou barbares, les incisions sanglantes, les mutilations ; on tiendrait, dit-il, à coup sûr ces gens-là pour fous, s’ils étaient en moins nombreuse compagnie ; il faut les tenir pour raisonnables, du moment qu’ils sont en foule pour déraisonner. — Me voici au Capitole : j’ai honte de dire l’extravagance des devoirs que des cerveaux troublés ont imaginé de rendre aux dieux. Celui-là sert de nomenclateur à Jupiter, cet autre lui dit l’heure qu’il est ; un autre se fait son lecteur, un autre se charge de le frotter d’huile, et le mouvement de son bras imite cette action. Des femmes coiffent Junon ou Minerve ; elles se tiennent à distance, non seulement de la statue, mais de la chapelle, et font le geste de coiffer avec leurs doigts ; d’autres leur présentent le miroir. Ceux-ci prient les dieux de leur servir de caution en justice ; ceux-là leur remettent des mémoires et leur expliquent leurs procès. Un mime habile, un chef de troupe, vieux et décrépit, donnait tous les jours une représentation au Capitole, comme si les dieux avaient pu prendre plaisir à le voir jouer quand les hommes ne s’en souciaient plus. Des gens de tous les métiers passent là leur temps à travailler pour les immortels. — Et plus loin : Après tout, les services qu’ils offrent ainsi aux dieux, s’ils sont inutiles, n’ont rien de honteux ni d’indécent. Mais voici des femmes qui s’établissent au Capitole avec l’idée qu’elles sont les maîtresses de Jupiter ; et la pensée de Junon, que les poètes font si jalouse, ne leur fait pas peur. Quelque précieuse que soit cette page, j’imagine qu’il y avait dans Sénèque des observations plus profondes et d’une plus haute portée ; Augustin ne nous a donné que des détails choisis de telle façon que le ridicule ne tombât pas sur les pratiques dévotes des chrétiens. Il n’a pas recueilli ce qui pouvait porter contre les superstitions de toute origine ; un temps même a dû venir où, l’Église triomphante n’ayant plus besoin de ces armes contre le paganisme, le livre fut jugé impie et disparut comme disparaissait aussi la dernière partie du livre de Cicéron sur les Dieux. Quoi qu’il en soit, une description aussi vivante nous en apprend déjà plus que des dissertations philosophiques sur l’état d’enfance spirituelle où se trouvait, au temps de Sénèque, la plus grande partie de l’humanité.

Sénèque se moquait en particulier, dans ce livre, de la religion du sabbat juif, qui avait gagné, non seulement les judaïsants, mais la foule même des païens ; tout le monde allumait ce jour-là des cierges ou des lampions ; et cependant ni les dieux n’ont besoin de lumière, ni les hommes ne se trouvent bien de s’enfumer. Perse nous peint ces mêmes illuminations, et les prières qu’on marmotte ; et, pêle-mêle avec ces pratiques juives, les momeries des Galles ou des prêtresses d’Isis, menaçant les gens de leur faire enfler le corps s’ils ne mangent dévotement trois têtes d’ail tous les matins ; enfin les terreurs causées parles revenants, ou par le présage fatal d’un œuf cassé. Lucain proteste à son tour contre ces dieux d’Égypte qui se sont emparés de Rome ; contre cet Osiris dont les dévots font le deuil : votre deuil même, dit le poète, atteste que votre dieu n’est qu’un homme. On peut voir enfin dans le roman de Pétrone les superstitions du dernier étage : les loups-garous, les stryges, dévorant la substance des morts, et ne laissant à la place d’un corps qu’une guenille bourrée de paille. — Voici la Sibylle de Cumes : elle est condamnée par un veau imprudent à une vieillesse plusieurs fois séculaire, qui dessèche et réduit son corps à rien sans que la vie soit éteinte ; on la voit, dit-on, dans un bocal, où se conserve sa triste existence ; les, petits garçons lui disent en grec, car c’est sa langue : Que veux-tu, Sibylle ? et elle répond : Je veux mourir. — Voici un homme qui est devenu riche tout à coup ; c’est qu’il a attrapé son bonnet à un lutin (incuboni), et il a trouvé un trésor.

Enfin, dans un livre qui ne fut publié qu’après Néron, mais qui était déjà écrit en grande partie sous son règne, Pline décrit les superstitions de son temps en témoin d’autant plus intéressant à entendre, qu’il n’est lui-même ni plus ni moins superstitieux que le grand nombre ; toutes les pratiques dont il parle, il en parle à la fois sans engouement et sans mépris. Tout le monde craint, nous dit-il, à être l’objet de veaux et d’imprécations funestes. — Après avoir avals un œuf, on en brisait la coquille, pour conjurer le mauvais sort. — On racontait que. César, le grand César, en montant dans une voiture, ne manquait pas de répéter trois fois une formule qui devait le préserver de tout accident, et cela devint plus tard d’un usage universel. — On choisissait des gens portant des noms heureux pour figurer dans les purifications publiques. — On ne nommait pas les morts sans prendre, des précautions pour se garantir de leur colère. — On croyait généralement à la vertu des nombres impairs, etc. Voilà, dit Pline, les traditions que nous ont laissées des générations qui croyaient que les dieux interviennent dans tout et à toute heure, et qui ont mérité ainsi que ces dieux voient arec indulgence la corruption de notre temps.

Peu après avoir fait mourir Sénèque, Lucain, et Pétrone, Néron lui-même meurt, réduit à se tuer de sa main ; c’est à cette date que je m’arrête, parce que c’est celle où l’histoire profane reconnaît pour la première fois l’existence des Chrétiens[8]. Cependant la sagesse hellénique suivra encore sa voie bien longtemps sans rencontrer le Christianisme. De longtemps il n’y aura pas de littérature chrétienne, et ni Épictète, ni Plutarque, ni Marc-Aurèle n’ont certainement rien emprunté aux livres chrétiens. Mais le christianisme a pu cependant agir peu à peu, par une infiltration secrète, sur ceux mêmes qui en étaient le plus séparés ; et il est prudent de ne pas aller plus loin que Sénèque, si on veut mesurer exactement ce que la religion et la philosophie auraient fait, sans le Christ, du monde ancien. Pour qui a quelque peu de sens critique, il est clair que les Chrétiens n’ont pas donné à Sénèque une parcelle de sa doctrine ; ils paraissent alors à peine, et il est probable qu’il ne distinguait même pas leur religion de celle des Juifs, et ne voyait en eux qu’une secte juive très fanatique et très révolutionnaire. Quant aux Juifs eux-mêmes ; tout ce qu’on peut conjecturer est que le judaïsme, qui gagnait de plus en plus dans l’empire, avait répandu dans l’air des sentiments plutôt que des idées, dont l’influence a dû se faire sentir jusque sur la sagesse des gentils, comme aussi cette sagesse agissait à son tour sur le judaïsme. Sénèque pour sa part n’est en aucune façon un judaïsant ; mais sa philosophie est celle d’un temps où beaucoup judaïsaient au-dessous de lui ; et il n’est pas impossible que cela ait contribué en quelque chose, sans qu’il s’en doutât lui-même, à donner à cette philosophie un accent plus vif de piété mystique, ou d’austérité, ou d’humanité. Mais le travail qui s’était fait ainsi dans les âmes, et dont ses écrits peuvent témoigner, est indépendant de la prédication de Jésus et de celle de ses apôtres, qui n’avait pas eu le temps de se faire sentir jusqu’à lui. Il ne faut pas oublier qu’à la date où on place la Lettre de Paul à ceux de Rome, Sénèque touchait à soixante ans. Ce que nous surprenons dans ses livres, c’est donc bien l’état moral et religieux du monde romain avant le Christ. Il n’y avait rien du Christ ni de Paul dans Sénèque ; mais le mouvement spirituel qui depuis un demi-siècle agitait le monde, avait abouti d’une part à Sénèque et de l’autre à Paul. Établissons-nous donc à cette date, qui sépare les deux âges de l’histoire religieuse, et demandons-nous, en récapitulant tout ce qui précède, ce qu’un païen pouvait déjà croire et sentir, ce qu’il pouvait pratiquer avant d’avoir entendu prêcher le christianisme.

Il croyait à un dieu suprême, créateur du monde et du genre humain, très bon et très grand, gouvernant toutes choses, et de qui relève toute puissance comme toute loi ; dont la. Providence veille particulièrement sur les bons et ne les éprouve que pour leur bien. Ce dieu est présent partout, et témoin même de nos pensées. Sa volonté doit toujours être faite, et la liberté est de lui obéir. Et ce n’est pas assez de lui obéir, il faut l’aimer.

Il est vrai qu’au-dessous de ce dieu il en reconnaissait d’autres, mais ces dieux inférieurs n’entraient pas en comparaison avec leur père et leur maître ; ils n’étaient que des ministres ou plutôt des manifestations de ce que l’on appelait d’un nom unique, la divinité. En un mot, c’étaient des anges. Ce n’est pas moi qui parle ainsi, c’est un Père de l’Eglise, Augustin, qui nous dit en propres termes : Les dieux, que nous, nous appelons les anges, d’un nom moins haut (deos quos nos familiarius angelos dicimus). Les païens, à cette époque, n’étaient pas réellement plus polythéistes que les Chrétiens[9].

On croyait à de bons démons, gardiens de la vie de chaque homme et de sa conscience. On croyait aussi à des démons mauvais, artisans de malice et d’iniquité, et même à un dieu suprême du mal, auquel il ne manquait que le nom du Diable.

On croyait à l’intervention des puissances surnaturelles dans la nature et dans la vie. On se persuadait que le ciel écoutait les prières des hommes ; que, d’autre part, les démons du mal obéissaient aux conjurations. On croyait aux miracles, aux apparitions, aux présages, aux avertissements d’en haut, à tous les prodiges ; le vulgaire descendait, en fait de surnaturel, aussi bas que peut descendre l’ignorance et la grossièreté des esprits, jusqu’aux lutins, aux vampires et aux croquemitaines. On était particulièrement sous l’empire du merveilleux malfaisant qui constitue la magie et la sorcellerie. On reconnaissait des possédés.

On pensait que le Ciel pouvait révéler l’avenir aux hommes et qu’il leur accordait en effet des révélations. On croyait aux prophètes, aux inspirés, aux visions apocalyptiques.

Les païens croyaient aux prédictions de la Sibylle. On a vu que l’Église les invoque encore.

Les païens croyaient à l’astrologie : il y a tout au plus deux cents ans que la chrétienté n’y croit plus.

On croyait à l’âme, substance indivisible, spirituelle et céleste ; on faisait de cette âme l’essence même de l’homme. On lui accordait l’immortalité. On croyait à. un enfer avec ses supplices éternels, à un paradis, à un purgatoire. On se représentait les âmes des morts comme s’intéressant aux choses dé cette vie, et revenant par fois sur la terre. On imaginait que les âmes d’élite montaient au ciel’ et prenaient place parmi les êtres supérieurs ou les dieux. On faisait des divi, en attendant qu’on fît des saints.

Quelques-uns croyaient à une résurrection des morts.

On supposait que les dieux étaient offensés par les fautes des hommes, et on redoutait leur colère. Oc craignait de les blesser, non seulement par l’immoralité ou le crime, mais par la négligence dans l’accomplissement des devoirs religieux. On se figurait une réversibilité des fautes qui faisait retomber jusque sur L’enfant le péché du père. Mais on avait, pour conjurer la peine, les expiations de toute espèce, et en particuliers les ablutions, par lesquelles on lavait les taches de l’âme.

On s’attendait à la fin prochaine du monde, con damné par les iniquités des hommes, et à l’avènement d’un monde nouveau.

Enfin on avait un goût particulier pour les religions secrètes ; on se tournait de préférence vers les dieux lointains et mystérieux de l’Orient.

Quant aux pratiques du culte, que de choses qui sont également païennes et chrétiennes (je parle du christianisme catholique) ! Les temples, les chapelles, les autels, les images, les prêtres, avec leur vêtement théâtral, les chants sacrés, les processions, l’eau lustrale, les arbres ou les pierres chargées de fleurs et d’offrandes, les ex-voto. Il y avait des prières publiques pour l’empire et pour le chef de l’empire, des jubilés, des pèlerinages, des démonstrations solennelles pour conjurer les calamités ; il y avait des fêtes pour toutes les dates, et pour toutes les occasions de la vie publique et de la vie privée ; le calendrier était tout religieux : fêtes du printemps ou de l’hiver, fête de la nouvelle année, fête des morts, etc. Le paganisme avait ses confréries sacrées, ses dieux patrons des navires, et, pour tout dire, ses dévotions à propos de tout ; car tous les actes, tous les sentiments, tous les intérêts devaient nu compte aux dieux, et ce compte était tenu avec une exactitude que la piété du moyen âge n’a pu non seulement dépasser, mais égaler. Toutes les formes de la superstition florissaient aussi comme au moyen âge autour de la religion, si toutefois on peut distinguer ces deux choses.

En même temps, il est vrai, un courant d’idées parti de plus haut portait les âmes à croire que la divinité n’a que faire de sacrifices, de cérémonies, ni de temples même ; qu’elle ne veut d’autre temple que le cœur de l’homme de bien et d’autre culte que la vertu. C’est de ces pensées que va se nourrir le Christianisme des premiers temps ; mais l’Église reprendra bientôt la tradition des religions qu’elle a remplacées.

Enfin la morale grecque et romaine s’inspirait déjà de l’esprit de tristesse et d’abnégation qui devait être celui de la religion nouvelle. Elle faisait dédaigner les richesses, les honneurs, les voluptés, le bonheur même ; supporter l’insulte, souffrir la douleur et triompher dans les tortures. Elle inspirait le mépris de cette misérable existence, le sentiment profond du néant de tout ce qui la remplit ; la résignation à mourir, et quelquefois même l’envie de mourir ; la pensée de la mort dominant toute la vie ; l’horreur du péché, la conscience de notre infirmité morale, une aspiration passionnée au salut, à la conversion, à la persévérance ; l’éloignement du monde et l’amour de la retraite ; l’abandon de l’âme à la prédication qui l’entraîne, à la direction qui la conduit et qui l’enveloppe ; le recours à la philosophie comme à une force bienfaisante qui gouverne et qui console ; — des pratiques d’austérité et de pauvreté qu’on peut appeler monastiques ; la méditation journalière, l’examen de conscience ; le besoin d’appuyer la morale non seulement sur des pratiques, mais sur des dogmes et des articles de foi ; la disposition à la piété, le dédain et l’antipathie pour les incrédules, la transformation de la sagesse en une religion ; l’indifférence pour la science, l’art et l’industrie, toutes choses profanes. Enfin cette morale présentait à l’imagination comme idéal la figure d’un sage, véritable enfant de Dieu, vera progenies, pur jusqu’à dire impeccable, près à souffrir toutes les tortures, à avaler des charbons ardents ou à clouer ses bras sur une croix, et, dans sa force, essentiellement doux et pacifique, placidus et lenis[10] ; ne se plaignant ni des hommes ni du ciel ; paraissant au milieu des méchants comme la lumière parmi les ténèbres, non aliter quant in tenebris lumen effulsit[11] ; n’usant des choses de ce monde que comme un étranger et un passant, sed ut commodatis utetur peregrinus et properans[12] ; — portant Dieu en lui ; — triste et comme en deuil du genre humain.

Uni quippe vacat . . .

Humanum lugere gens.

Heureux s’il pouvait mourir pour tous et racheter de son sang tous les crimes !

Hic redimat sanguis populos, hac cæde luatur

Quidquid romani meruerunt pendere mores.

Cette morale ordonne la chasteté, celle de l’homme aussi bien que celle de la femme ; — le respect de l’esclave, notre égal et notre frère, du moins devait Dieu, et, dans la servitude du corps, libre par l’âme ; elle condamne les tueries de l’arène ; elle veut que le malheur soit sacré ; — elle prescrit la charité, car nous sommes les membres d’un même corps ; l’aumône,délicate et vraiment humaine, l’horreur de la guerre ; la soumission loyale au commandement légitime, et, en face du commandement injuste, la désobéissance et la liberté. — Je ne reviens pas ici sur les illusions et les défaillances de cette sagesse ; j’aime mieux ne la présenter qu’avec ses mérites et ses bienfaits.

Mais si ce résumé est fidèle (et chacun des chefs dont il se compose a été longuement établi) ; si le Christianisme, en arrivant dans le monde grec et romain, y a trouvé cette morale et ces croyances, et si l’état des esprits et des âmes à cette époque n’est que le dernier terme d’un travail que j’ai suivi depuis les premiers monuments de la pensée grecque, et qui était déjà bien avancé au temps de Platon, quelle place reste-t-il pour ce qu’on appelle due révélation divine, et pour une transformation soudaine et miraculeuse de l’homme ou de la société ?

La plus grande nouveauté du christianisme, c’est l’adoration du Crucifié. Et pourtant ce n’est pas à dire que, de ce côté-là même, rien n’eût préparé le monde à la religion nouvelle. Le Juste de Platon, fouetté, torturé, et mourant sur le pieu du supplice, ce Juste que je retrouvais tout à l’heure dans Sénèque clouant ses bras sur la croix, a paru naturellement aux Pères chrétiens une figure du Christ lui-même. D’un autre côté, l’homme-dieu Héraclès ou Hercule, tel qu’on le concevait depuis les Stoïques, et tel que Cicéron le représente, bienfaiteur de l’humanité, secourant et sauvant les malheureux, et cela au prix de ses souffrances, qui le font monter au ciel, consacrait l’idée d’une passion ayant pour objet le salut du monde[13]. Il ne restait qu’à associer l’idée du libérateur avec celle du Juste persécuté ; à se représenter le sauveur lattant, non plus contre des monstres, mais contre des crimes ; triomphant encore, mais moralement, par son martyre même ; et on arrivait ainsi à prendre pour idéal Caton plutôt qu’Hercule, et à voir en Caton, comme le montrent les vers de Lucain que je citais tout à l’heure, non seulement un saint, mais un Rédempteur.

Néanmoins il y a évidemment, dans la foi au Christ crucifié, quelque chose qui n’est pas hellénique et qui vient des Juifs et de la Galilée ; mais cette foi elle-même n’a pas tant changé le monde qu’on l’imagine.

On dit souvent que la morale antique, dans ses plus beaux efforts, était frappée d’impuissance ; qu’elle ne vivait que dans la conscience en dans l’école, et que le Christianisme seul l’a fait passer dans la loi et dans les faits. C’est une erreur qui vient de ce que nous connaissons guère l’histoire du droit et des lois romaines qu’à partir de l’époque chrétienne. Mais quelle que soit notre ignorance de ce qui précède, nous en savons cependant encore assez pour reconnaître que la philosophie exerçait déjà avant l’ère chrétienne la même espèce d’influence qu’elle continua d’avoir ensuite, et qu’eut après elle la religion. Ainsi, tandis qu’une ancienne jurisprudence assimilait les enfants d’une femme esclave, laquelle était en la possession d’un usufruitier, à la portée des animaux domestiques, il s’était formé, au temps de la jeunesse de Cicéron, une jurisprudence nouvelle qui se refusait à cette assimilation et mettait à part la personne humaine. Sous Auguste, il y eut une véritable rénovation du droit romain par l’illustre Antistius Labeo[14] ; or Labeo était un philosophe (qui et in cœteris operibus sapientiæ operam dederat[15]), un Stoïque sans doute, puisque son intraitable indépendance faisait que l’empereur était assez mal disposé pour lui. Il avait accompli apparemment, autant qu’il était en lui, le vœu si éloquemment exprimé par Cicéron, que la loi du dehors se modèle sur la loi du dedans et sur la véritable justice. C’est l’œuvre qui se continua après lui et qui ne fut jamais interrompue. Sous Claude, il fut décidé que, si un maître, pour ne pas soigner son esclave malade, l’exposait, à la grâce d’Esculape, dans l’île du Tibre où était le temple- de ce dieu, l’esclave serait libre dans le cas où il reviendrait à la santé. Et si le maître tuait l’esclave au lieu de l’exposer, il devait être poursuivi pour meurtre. Sous Néron, ou peut-être même avant lui, une magistrature avait été établie pour connaître des torts des maîtres envers leurs esclaves, et punir les cruautés, les débauches, et enfin l’avarice qui ne fournissait pas à leurs besoins. C’est le même Néron qui, à son avènement, au moment où il était encore l’écolier docile de Sénèque, désavoua le premier peut-être par un acte public la tradition des carnages de l’amphithéâtre, en donnant un combat de gladiateurs où il ne laissa périr personne, pas même les condamnés.

D’autres réformes furent faites sous les empereurs suivants, à côté, mais en dehors du Christianisme ; d’autres attendirent jusqu’au premier empereur chrétien, d’autres jusqu’à Théodose ; d’autres jusqu’à l’invasion des Barbares ; d’autres jusqu’aux temps modernes. Il est enfin des satisfactions que la conscience du genre humain n’a pas encore obtenues à l’heure où nous sommes. Car il y a une étrange illusion dans l’esprit de ceux qui, persuadés que la raison humaine ne peut rien pour le bien, et que la foi peut tout, vont jusqu’à faire honneur à celle-ci de l’abolition de l’esclavage ; tandis qu’ils voient que l’esclavage subsiste encore, sous leurs yeux, dans deux pays catholiques, après quinze cents ans de règne du Christ, et ne menace ruine que depuis cent ans, c’est-à-dire depuis les combats et les victoires de la libre pensée.

Si on cède à la fantaisie de se placer par l’imagination en dehors de l’histoire, et de se demander ce qui serait advenu dans le cas où il n’y aurait pas eu de propagande juive et chrétienne, et où la religion grecque et romaine aurait continué d’exister, il faudra répondre, je crois, que le monde d’aujourd’hui ne serait pas pour cela aussi différent de ce qu’il est qu’on veut bien le dire. Il y aurait pour les esprits naïfs des dieux et des dérases, comme il y a des saints et des saintes, la madone et le bambino ; pour les esprits plus forts, il n’y aurait que Dieu ou la nature. Un biographe d’Alexandre Sévère a écrit que cet empereur pensait à recevoir le Christ au nombre des dieux et qu’on prétend qu’Hadrien avait la même pensée. Pour ce dernier point, on n’en peut rien croire ; mais voici comment le biographe s’explique : Hadrien avait fait faire des temples sans images dans toutes les villes ; ce sont ceux qu’on appelle aujourd’hui temples d’Hadrien, parce qu’ils n’appartiennent à aucun dieu. Il les destinait à l’usage que j’ai dit, mais on l’empêcha de suivre sa pensée, parce qu’on lut dans les entrailles des victimes que si son vœu était accompli, tout le monde se ferait chrétien et abandonnerait les autres temples. Le compilateur qui parlait ainsi, sous Constantin, en plein triomphe du Christianisme, s’est trompé certainement sur les intentions d’Hadrien ; mais il n’a pas dû se tromper sur les faits, je veux dire sur l’existence de ces temples sans images, qui n’étaient consacrés à aucun dieu en particulier. Il y a là une tentative de théologie philosophique sur laquelle on en voudrait savoir davantage. Mais quand cette espèce de protestantisme païen n’eût pas prévalu, et quand la religion vulgaire eût continué de vivre, plus indulgente à l’imagination et aux sens, alors les figures auraient subsisté, mais la foi s’en serait néanmoins retirée à la longue. La mythologie aurait fini par n’être guère que ce qu’elle était aux XVIe et XVIIe siècles dans le monde chrétien, une langue savante et une belle décoration. Les sacrifices auraient disparu d’eux-mêmes, parce qu’ils contaient cher, comme il est dit dans une satire de Perse, et qu’ils ne rapportaient pas ce qu’ils contaient. En un mot, la chrétienté s’appellerait d’un autre nom, mais elle serait ce qu’elle est, ou à peu près, et nous vivrions comme nous vivons. Tout ce qui devait changer aurait changé, mais par une transformation insensible.

On voit bien que ce n’est là qu’une idée ; car s’il est vrai que, dans l’histoire, tout se tient et tout s’enchaîne, il est vrai aussi qu’il ne se fait pas de mouvement considérable sans secousses. Les hommes souffrent, la souffrance fait la passion, et la passion fait les révolutions. La révolution chrétienne est sortie des misères et des ressentiments des peuples opprimés, qui se sont mis à la suite des Juifs par la raison que j’ai déjà dite, que les Juifs étaient les plus irréconciliables et les plus indomptables des vaincus.

Les Juifs trouvaient moyen de demeurer étrangers à l’empire romain dans Rome même ; ils maintinrent d’ailleurs l’indépendance de leur cité plus que ne fit aucun peuple. Ils conservaient la même indépendance à l’égard de leurs propres rois, ne supportant en eux qu’avec peine les créatures des empereurs. La religion qui faisait le fond de leur résistance devait trouver à ce titre seul bien des sympathies chez leurs fières en servitude ; elle mettait les peuples plus à l’aise pour détester les Romains avec les dieux des Romains. D’ailleurs, les Juifs, en se serrant derrière leur dieu pour résister à leurs ennemis, et cela depuis des siècles, avaient appris à s’aimer entre eux davantage. Ils se secouraient les uns les autres, ils savaient le prix d’une personne humaine. Ils enseignaient par l’exemple le respect du mariage et celui de la vie des enfants. L’esclavage, tel qu’ils le connaissaient, restait loin de l’épouvantable esclavage de Rome, avec ses bagnes et avec ses lupanars, qui étaient les bagnes des femmes. Ils maudissaient les carnages de l’amphithéâtre, et aussi ceux de la guerre que Remportait à travers le monde ; ils allaient jusqu’à refuser, quoi qu’il en coûtât, de servir sous l’aigle romaine. Ils condamnaient, comme haï de Dieu, tout ce dont souffrait la plus grande partie du genre humain.

Il y a un personnage, dans les comédies d’Aristophane, qui, étant las de la guerre à laquelle Athènes est en proie, s’avise de faire la paix pour lui tout seul. Cette imagination fantastique devenait jusqu’à un certain point une réalité pour le malheureux qui s’affiliait à la communauté juive ; il sortait d’un monde et entrait, pour ainsi dire, dans un autre ; il échappait, dans une certaine mesure aux misères de la vie romaine ; il y échappait d’autant plus que la propagande juive allait s’étendant et se fortifiant davantage.

Quant à la morale et à la philosophie profane, s’il est vrai que, de son côté, elle réprouvait également les iniquités et les scandales, il est vrai aussi que les moralistes, en les censurant, n’en souffraient pas. Ils les condamnaient par cela même avec d’autant plus d’autorité, mais ils les combattaient avec moins d’emportement et d’énergie. Ils étaient trop bien établis dans la société telle qu’elle était faite pour la trouver insupportable et pour ne penser qu’à la détruire. Considérons, dans la maison d’un maître romain, ces deux serviteurs, le Grec et le Juif. Le Grec est plein de génie ; il est ouvert à toutes les idées, et habile à les communiquer ; il va tout de suite de pair avec le vainqueur ; il l’endoctrine, il le persuade ; il se fait aimer, admirer, respecter même ; car je ne parle pas ici de cette grécaille, si méprisée des Latins, bonne à tous les métiers, et qui excellait dans les pires ; je parle des Grecs qui faisaient honneur à leur nom. Ceux-là devenaient, non les complaisants du maître, mais ses précepteurs et ses modèles. Ils lui faisaient parler leur langue ; ils transformaient sa vie et celle de tous autour de lui, en «répandant la vérité ; mais cela tranquillement, patiemment, trop patiemment peut-être ; et en effet, pourquoi auraient-ils été impatients ou irrités ?

Cependant le Juif, esclave dans cette maison, reste enfermé et farouche ; il ne communique, s’il n’y est forcé, avec personne qu’avec d’autres Juifs ; s’ils lui manquent, il n’ouvre la bouche que pour prier son dieu barbare dans sa langue barbare. Un jour, il murmure quelque chose à l’oreille d’un compagnon qui se plaint et dont il est sûr. Peu à peu, celui-là est atteint, comme par une espèce de contagion ; les voilà deux, puis trois bientôt, et puis davantage. Cela se fait sans bruit ; ceux qui s’entendent demeurent parfaitement isolés des autres, et semblent ne se soucier de personne. On les remarque pourtant, car ils ont des pratiques singulières, une austérité de vie plus singulière encore ; ils semblent posséder des secrets pour les maladies du corps et pour celles de l’âme : personne ne les comprend ni ne les aime, mais tout le monde s’occupe d’eux. La maîtresse, dans une heure d’ennui et de découragement, se sent attirée par ce mystère ; elle interroge une servante avec une curiosité qui est déjà de la faveur : Tu es donc Juive ! Elle lui demande des consolations, et elle les trouve. Pour le maître, on ne pense pas d’abord à rien essayer sur lui ; on n’en a pas même envie ; en aime mieux se faire une vie à part ; qui lui est fermée, et où son autorité ne pénètre pas. Il finit cependant par entendre parler de quelque chose ; il se moque, car il a bien d’autres aires dans l’esprit ; il laisse aux femmes ces fantaisies. Néanmoins le changement qui parait chez lui l’étonné : et si par hasard il se fait un vide dans son existence, et qu’il n’ait d’ailleurs ni doctrines arrêtées ni puissance de réflexion pour remplir te vide, il en vient à subir la fascination de l’étrangeté, et le voilà à son tour qui judaïse. Il s’est fait ainsi une révolution dans l’ombre. Tandis que la sagesse grecque entrait dans la maison par en haut tomme le soleil, et la remplissait de sa lumière, sans atteindre pourtant et sans pénétrer partout, le zèle juif remontait d’en bas comme une vapeur et s’infiltrait dans les âmes d’une manière à la fois merde et violente. L’esclave insociable et méprisé vient à bout de tous, parce que, dans son isolement même, Il a senti plus fortement et voulu plus énergiquement. Voilà ce que fut la propagande du judaïsme.

En même temps, cette religion, toute religion qu’elle était, allait, comme je l’ai montré déjà, à la rencontre de la philosophie qui se séparait de l’ancienne foi. Non seulement les Juifs n’avaient qu’un dieu, mais partout ailleurs qu’à Jérusalem (et Jérusalem n’était qu’un point, tandis qu’il y avait des Juifs par toute la terre), ce dieu n’avait ni temples, ni autels, ni sacrifices, ni prêtres, et on ne l’adorait que par la parole et par la pensée. A Jérusalem même, ce dieu n’avait pas d’images et demeurait invisible. Il avait un nom propre, comme tous les dieux de l’antiquité ; mais à force d’être sacré, ce nom était devenu ineffable ; on ne le prononçait plus, on ne l’écrivait plus, et, dans les traductions de la Bible, on n’appelait plus Iehova que le Seigneur, d’un nom qui convenait au dieu de tout le monde[16]. C’est ce qu’il devenait en effet de plus en plus. Horace a dit : La Grèce conquise conquit son vainqueur farouche ; ce qu’il avait dit avec gratitude, Sénèque le répétait avec indignation en parlant des Juifs. Au commencement du règne de Néron, lorsque, dans une alarme, on massacrait les Juifs de tous côtés dans les villes grecques de la Syrie, Joseph dit que ces massacres ne délivraient pas les Grecs de leurs inquiétudes, parce qu’il restait les judaïsants, qu’ils avaient toujours au milieu d’eux sans les bien connaître et sans oser les frapper. A Damas en particulier, quand on massacra ainsi les Juifs, la principale difficulté fut de dérober ce complot à la connaissance des femmes, qui presque toutes étaient attachées au judaïsme. Outre l’esprit d’indépendance qui, dans un temps où les femmes étaient des sujettes, leur faisait fuir la religion de leurs maîtres, elles n’étaient pas d’ailleurs arrêtées, comme les hommes, par l’obstacle de la circoncision. Il est vrai que ce que je viens de dire se passait à côté de la Judée, mais le mouvement se propageait partout, jusque dans Rome même, jusque chez les princes de la cité. En l’an 57, une femme de la première noblesse, Pomponia Græcina, était citée devant un tribunal de famille, présidé par son mari consulaire, comme accusée de judaïsme, superstitionis externæ rea ; le mari prononça l’absolution. La fameuse Poppée, la maîtresse, puis l’épouse de Néron, protégeait les Juifs dans les moments difficiles ; car, dit Joseph, elle était du nombre des adorateurs de Dieu.

Cependant les âmes ne se livraient pas tout entières, parce que beaucoup de Judaïsants ne pouvaient se décider à se faire Juifs ; quand tout à coup cette nouvelle se répandit, vers le temps de Claude, qu’il s’était élevé en Galilée une secte d’après laquelle Dieu acceptait désormais l’incirconcis comme le circoncis, et les viandes ou les pratiques des Hellènes comme celles des Juifs. C’était assez qu’on crût à un libérateur, à un Christ, qui devait enlever ses élus aux misères de cette vie et les faire entrer au royaume de Dieu. Dès lors toutes les barrières tombèrent, et l’élan qui emportait l’Occident vers une foi nouvelle fut irrésistible. Les Gentils passent au Seigneur, mais le Seigneur à son tour passe aux Gentils. Le judaïsme triomphe et s’arrête tout à la fois ; on ne judaïsera plus dorénavant, on christianise. Le dieu des Juifs s’achemine à grands pas vers la conquête du monde ; mais il ne se fait plus de Juifs dans le monde, tandis que, la veille encore, il s’en faisait tous les jours. Certes, la religion juive n’est pas morte en produisant le Christianisme, puisqu’elle vit encore ; mais à partir de cet enfantement extraordinaire, elle a à peu près cessé d’enfanter.

Aussi les chrétiens furent tout d’abord aussi odieux aux Juifs qu’aux païens fidèles. Et quand l’affreux incendie qui dévora Rome sous Néron eut exaspéré les peuples, les Juifs contribuèrent sans doute à détourner sur les chrétiens la fureur publique, qui autrement se serait attachée à eux-mêmes. C’est alors que les chrétiens prennent place pour la première fois dans l’histoire profane ; ils y entrent par le martyre : Pour faire tomber, dit Tacite, les rumeurs qui l’accusaient, Néron offrit en pâture d’autres coupables, et fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d’hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Pontius Pilatus. Réprimée ainsi un instant, cette exécrable superstition débordait de nouveau, non seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde renferme d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d’abord ceux qui avouaient leur secte, et, sur leurs révélations, une infinité d’autres, qui furent bien moins convaincus d’incendie que de haine pour le genre humain. On fit de leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de bétel, périssaient dévorés par des chiens ; d’autres mouraient sur des croix, ou bien ils étaient enduits de matières inflammables, et, quand le jour cessait de luire, on les brûlait en place de flambeaux. Néron prêtait ses jardins pour ce spectacle et donnait en même temps des jeux au Cirque, où tantôt il se mêlait au peuple en habit de cocher, et tantôt conduisait un char. Aussi, quoique ces hommes fassent coupables et eussent mérité les dernières rigueurs, les odeurs s’ouvraient à la compassion, en pensant que ce n’était pas au bien public, mais à la cruauté d’un seul qu’ils étaient immolés. (Traduction de Burnouf.)

Quel étonnement et quel malaise on éprouve aujourd’hui en entendant ce langage ! Ainsi le grand juge comme le grand peintre de la tyrannie, nomme qui a mérité par la fierté de son esprit et de son âme d’être l’interprète de ce qu’il appelle la conscience de l’humanité, ne condamne dans ces supplices que la débauche de cruauté d’une nature perverse, et ne trouve d’ailleurs pour les victimes que des paroles d’indignation et de mépris. Hélas ! ces tristes sentiments sont ceux d’un Romain fidèle ; il ne connaît que Rome, et il sent qu’elle est menacée par ceux dont il parle dans sa grandeur et dans son existence même. Il les appelle les ennemis de genre humain, parce qu’il voit bien qu’ils sont ceux de Rome et de son empire. A sent qu’elle est sapée dans ses fondements par ces misérables, qui ne sont rien, et qu’on ne vient pourtant pas à bout d’extirper. En un mot, il est inique, mais non pas aveugle ; car l’avènement du Christianisme peut être défini, en effet : LA PREMIÈRE INVASION DES BARBARES.

Celle-là est venue de l’Orient ; elle est toute morale et ne détache de l’empire que des âmes, non des territoires ; mais elle le dissout par là moralement et en prépare la ruine, comme elle prépare aussi le monde nouveau qui doit s élever sur cette ruine, et qui est le nôtre.

Il y avait déjà trois cents ans qu’Ératosthène avait désavoué ceux qui, avant lui, divisaient les hommes en Grecs et en Barbares, et qui conseillaient à Alexandre de traiter les Grecs comme des amis et les Barbares comme des ennemis. Il disait qu’il y avait parmi les Barbares non seulement des hommes, mais des peuples véritablement civilisés, et il apportait en exemple la civilisation de l’Inde. Depuis dette époque, le monde grec et romain avait fait bien du chemin vers l’Orient ; mais il fallait que l’Orient, de son côté, marchât aussi vers le monde grec et romain ; et c’est par les Juifs que ce mouvement e est accompli. Il est donc temps d’étudier les Juifs. Je suis arrivé au moment où le ruisseau toujours grossissant du judaïsme vient tomber dans le grand fleuve hellénique et s’y absorber, tout en donnant aux eaux qui le reçoivent une teinte nouvelle. Je dois remonter maintenant à la source même d’où il est sorti, et le suivre dans son cours jusqu’au confluent, je veux dire jusqu’au Christianisme. Ce sera le sujet d’un second et dernier travail.

Je dirai encore en finissant qu’on ne déshonore pas le Christianisme en l’appelant une invasion des Barbares. Et ces mots n’expliquent pas seulement le passé du Christianisme, ils en annoncent aussi l’avenir.

L’invasion des Barbares a amené bien des souffrances et des désastres ; elle a emporté, avec l’ancien monde, des merveilles de civilisation. Et pourtant il est permis de croire qu’à tout prendre elle a profité à l’humanité, et que les nations ont bien fait d’échanger la domination romaine contre une anarchie d’où est sortie leur indépendance ; car tous tant que nous sommes, peuples d’aujourd’hui, nous n’existons que pair la dissolution du monde romain.

Le Christianisme aussi a fait, dans l’ordre intérieur, bien des ruines. L’Église, en se constituant, a condamné l’esprit humain à des servitudes et à des défaillances de toute espèce. Elle a fait de plus beaucoup de mal même au dehors ; elle a produit les guerres religieuses ; elle a eu ses cachots et ses bûchers. Et cependant il n’est pas défendu de penser que le gros du genre humain, en passant du paganisme au Christianisme, a gagné quelque chose en moralité et en liberté.

Mais les révolutions qui se sont accomplies alors n’ont pu être réellement un bienfait qu’à la condition qu’elles ne s’arrêteraient pas et qu’elles conduiraient les hommes à un état meilleur.

Le mérite du moyen âge est d’avoir enfanté le monde moderne ; en d’autres termes, le mérite de l’invasion des Barbares a été d’aboutir à ce qu’il n’y ait plus de Barbares.

De même le mérite et le bienfait de l’avènement du Christianisme est qu’il aboutisse à ce qu’il n’y ait plus ni païens ni Chrétiens, mais des esprits libres, définitivement affranchis de tous les dieux.

 

FIN

 

 

 



[1] Que tous les peuples s’aiment d’un égal amour... Le saint amour qui unit le monde... Ah ! malheureux ceux qui font la guerre.

[2] Il faudrait traduire, ils avont bu, si on voulait rendre la langue grossière que l’auteur fait parler à son personnage : et cumdem lactem biberunt.

[3] Remarquer jusqu’à ce féminin anima, comme dans le latin de l’Église.

[4] Un grand nombre d’Inscriptions sépulcrales expriment cette foi, que le corps est dans le ciel ou dans le Champ des Bienheureux.

[5] Indespecta tenet vobis qui tartare, cujus

Vos estis superi.

Celui qui occupe ce Tartare que vous n’avez jamais aperçu, celui pour qui vous êtes les dieux d’en haut.

[6] Et aussi cette formule dans la messe des Morts : Per eum qui venturus est judicare vivos et mortuos, et seculum per ignem. Par celui qui doit venir juger les vivants et les morts, et le monde par le feu.

[7] Je citerai ici textuellement le passage de Plutarque, dont je n’avais donné précédemment que le sens : Les habiles dans la science des Étrusques déclarèrent que ces prodiges annonçaient l’avènement d’une antre race d’hommes et le renouvellement de monde. Car il y a en tout, disent-ils, huit générations d’hommes, de vie et de mœurs toutes différentes, à chacune desquelles est assignée une dorée que la divinité détermine par la révolution d’une Grande année. Quand l’une prend 8n et que l’autre va commencer, il se produit quelque signe merveilleux sur la terre et dam le ciel, montrant clairement à ceux qui ont étudié et pénétré ces mystères, qu’il est né une humanité toute différente de celle qui la précède, et moins aimée, on au contraire plus aimée des dieux. Ce passage se rapporte à l’année du premier consulat de Sulla (88 avant notre ère).

[8] On croit l’entrevoir avant cette date dans ce que dit Suétone, que Claude fit chasser les Juifs de la ville à cause des troubles continuels suscités par un Chrestos. On suppose que Suétone a pris le nom du Christ pour celui : d’un Juif qui faisait du désordre dans Rome.

[9] On lit déjà dans Tertullien : La fonction de faire tomber dans le ventre de la mère le germe de l’homme, de le façonner, de l’élaborer, est accomplie certainement par une puissance ministre de la volonté divine, quelles que soient les lois suivant lesquelles elle l’exerce. C’est d’après cette pensée que la superstition romaine a imaginé une déesse Nourrice (Alemona) pour nourrir l’embryon..., une Partula..., une Lutina... Nous, nous chargeons les anges de ces offices divins (nos officia divins angelis credimus).

[10] Comparez l’Évangile de Matthieu, XI, 49.

[11] Comparez l’Évangile de Jean, I, 5.

[12] Comparez I Cor., VII, 31.

[13] Quum de omnibus gentibus optima mercrere, quum opem indigentibus salutemque ferres, vel Herculis perpeti ærumnas. D’être le bienfaiteur de tous les peuples, de secourir et de sauver les malheureux, au prix même des souffrances d’Hercule.

[14] Labeo ingenii qualitate et fiducia doctrinæ..... plurima innovare instituit. Labéon, appuyé sur la distinction de son esprit et la sûreté de sa science..... introduisit de grands changements.

[15] Dans tous ses travaux, il avait donné une part à la philosophie.

[16] On a remarqué que Diodore emploie ce mot, le Seigneur, en l’appliquant au dieu qu’on adorait à Thèbes en Égypte.