LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

CHAPITRE XIII. — LA PHILOSOPHIE SOUS AUGUSTE ET TIBÈRE. - HORACE. - LES DÉCLAMATEURS. - VALÉRIUS. - LE JUDAÏSME.

 

 

Étudions maintenant l’époque des Césars sous un autre aspect, celui de la philosophie et de la science. La science d’abord est évidemment peu de chose là où il y a tant de superstition. Le poème de Manilius, inspiré par l’école savante des Stoïques, et qui semble consacré à ce que la science a de plus haut, témoigne également de l’ignorance générale par les grands efforts que fait l’auteur pour faire entendre les vérités les plus simples, comme la sphéricité de la terre et du ciel apparent, et par les étranges doctrines que lui-même professe en plus d’un endroit. Ainsi, pour s’expliquer la voie lactée, il suppose que c’est une lézarde dans le ciel, et il se montre naturellement fort inquiet de voir un pareil bâtiment menacer ruine. Il pense, ou il répète, que certains coquillages grossissent à mesure que la lune croit et perdent leur substance à mesure qu’elle décroît. Il trace sur la voûte céleste des ares de cercle qu’il croit réels et solides ; ces cercles, en enserrant le monde, l’empêchent de se désagréger et de tomber, etc. Quant au grand nombre des hommes, ils continuaient d’ignorer même ce qui pouvait se savoir de la manière la plus sure, comme la cause des éclipses. Sénèque témoigne que de son temps encore elles causaient aux populations une terreur profonde ; les comètes épouvantaient encore bien plus. Au commencement du règne de Tibère, un soulèvement des soldats fut arrêté par une éclipse qui les effraya. Suétone nous assure qu’Auguste, qui avait grand’peur du tonnerre, et qui se sauvait dans une cave quand il tonnait, portait sur lui, pour se préserver, une peau de veau marin.

Encore une fois, la science chez les anciens ne sortait pas des écoles, et ceux qui vivaient hors des écoles ne croyaient pas en avoir affaire, même les lettrés et les beaux-esprits. En tout sens, dans ces jours de découragement, l’humanité s’abandonne ; ce qu’elle surprend en elle de curiosité ou de hardiesse, elle le désavoue ; elle a honte de l’industrie comme de la science ; elle maudit le travail des métaux, elle condamne enfin lai navigation comme une audace sacrilège :

Audax omnia perpeti

Gens humana ruit per vetitum nefas[1].

C’est ce qui fait que la philosophie de cette époque, car il est temps d’en parler, a de plus en plus le caractère d’une religion, et qu’elle est surtout pratique et édifiante.

Il ne subsiste pas un seul écrit philosophique du siècle d’Auguste, et cependant on n’avait jamais tarit philosophé à Rome. Il ne se produisit alors ni un Cicéron, ni un Brutus, ni un Sénèque ; mais la philosophie n’avait pas besoin de trouver un de ces grands interprètes, pour être maîtresse des esprits. Des hommes d’ailleurs éminents, Asinius- Pollion, Tite-Live, avaient écrit des livres de philosophie. Ils sont perdus, ainsi que les livres des Sextius père et fils, qui philosophaient en grec, quoique Romains. Mais toute la littérature du temps témoigne de l’empire qu’exerçait alors la philosophie. Si un poète adresse à un ami une lettre de consolation, il lui dira : Je ne vais pas te redire les discours des sages, que tu sais par cœur. Quand Livie, la femme d’Auguste, perd son fils Drusus, elle se remet pour être consolée, nous dit Sénèque, entre les mains d’Aréos, le philosophe de son mari. En effet, Auguste avait constamment auprès de lui Aréos et ses deux fils, Denys et Nicanor. Auguste lui-même avait écrit une Exhortation à la philosophie, Hortationes ad philosophiam. Et il ne faut pas croire que la philosophie ne fût qu’à l’usage des grands et des personnages. Nous voyons dans Horace, un philosophe, Stertinius, qui se trouve à point nommé sur le bord de la rivière au moment où un homme qui s’est ruiné à faire des spéculations va s’y jeter. Il le ranime et lui fait reprendre goût à la vie ; le malheureux laisse pousser sa barbe, et le voilà philosophe ; car on faisait profession, pour ainsi dire, en philosophie comme en religion, et en se séparait du monde par l’extérieur même.

Ces sages, en se promenant ainsi par les rues, étaient exposés aux insultes des polissons de Rome (un autre poète dit, des filles publiques), qui tiraient en passant cette barbe vénérable : ils n’avaient pas trop, pour se défendre, du bâton qu’ils portaient toujours à la main. La milice philosophique n’est pas imposante dans ces passages ; mais lés puissances populaires ont tout à la fois des côtés vulgaires et de grands aspects. On voit ailleurs la sagesse paraître dans toute sa majesté, et les sages présentés comme appartenant plutôt au ciel qu’à ce monde :

Credibile est illos pariter vitiisque locisque

Altius humanis exseruisse caput[2].

Au défaut des prédications et des entretiens des philosophes, qu’on entendait alors tous les jours, mais qui sont maintenant évanouis, il me suffit du petit volume que composent les œuvres d’Horace pour retrouver vivant cet esprit de moralité édifiante et même religieuse qui gouvernait la vie intérieure des hommes de ce temps. Je prie qu’on veuille bien s’arrêter un peu à faire avec moi cette étude.

Et d’abord, c’est à la plus haute vertu stoïque qu’Horace demande ses inspirations, toutes les fois qu’il fait de la grande poésie ; ses plus beaux vers célèbrent sous toutes les formes ce Sage de l’École qui est un saint, le bienheureux véritable, celui qui passe devant les tas d’or sans détourner les yeux, — celui qui, le jour où la Fortune s’envole, rend sans peine ce qu’elle avait donné, et, s’enveloppant de sa vertu, épouse volontiers, sans dot, la pauvreté honnête ; — celui qui craint l’opprobre plus que la mort, et qui n’hésite pas à mourir pour ceux qu’il aime ou pour la patrie. Les strophes célèbres sur le Juste obstiné :

Justum et tenacem propositi virum,

qui ne fléchit ni devant une populace, ni devant un tyran, et qui ne tremblerait pas quand le monde croulerait sur lui, ont paru dignes d’être appliquées au Christ lui-même, ce chef des martyrs, et je les ai vues gravées sur le piédestal d’une tète de Christ[3]. Ceux qui se défieraient de l’Horace des Odes, et qui craindraient de prendre trop au sérieux ces élans lyriques, auraient tort à mon avis ; car ces images expriment au moins son idéal ; mais l’Horace de tous les jours, celui des Satires et des Épîtres, n’a pas des pensées moins sérieuses sous des formes plus familières. Dès qu’il a un moment de libre, sur le lit de repos, ou se promenant sous le portique, il pense à lui ; il s’occupe de se corriger et de mieux vivre. Et dans la pièce où il peint avec tant de charme la douce vie qu’il mène aux champs : On cause à table, dit-il, non pas de la terre du voisin ou de sa maison, ou d’un mime qui danse bien ou mal, mais de sujets qui nous touchent davantage, et sur lesquels il est plus fâcheux d’être ignorant : si c’est la fortune qui fait le bonheur, ou la vertu ; si c’est l’utile ou l’honnête qui est le principe de l’amitié ; enfin quelle est l’essence du bien, et qu’est-ce qu’il faut appeler hier suprême ? Nous ne causons guère aujourd’hui de ces choses-là au dessert ni au salon. C’est ainsi que les enseignements philosophiques se mêlaient à la vie entière d’un honnête homme, à peu près comme la Bible se mêle à l’existence d’un vrai protestant. Mais environ dix ans après cette pièce, à l’âge de quarante-cinq ans, (il mourut à cinquante-sept), il écrivait sa première Épître, où il philosophe plus que jamais. Nos pères du XVIIe siècle, arrivés à un certain âge, se tournaient vers la dévotion ; il en fait autant à sa manière : Je laisse là les vers et les bagatelles ; je m’inquiète du vrai et du bien, et me donne à cela tout entier... Je trouve le temps long et pénible à supporter, tant qu’il me faut ajourner l’espoir et la résolution de m’appliquer de tout cœur à la seule affaire qui profite également au pauvre et au riche, qu’on souffre également d’avoir négligée, jeune homme ou vieillard... Ton âme est tourmentée de l’amour de l’argent, ou de tout autre désir dangereux : eh bien ! il y a des paroles qui peuvent soulager ton mal, et t’en délivrer en grande partie. L’amour de la louange te monte au cerveau : il est telle pratique salutaire, il est tel livre qui, lu par trois fois suivant les rites, accomplira ta guérison. C’est ainsi qu’il apprenait à se retrancher dans une conscience pure comme dans une forteresse :

Hic murus aheneus esto,

Nil conscire sibi, nulla pallescere culpa[4] ;

et il adressait à ses amis les mêmes conseils : Les brigands se lèvent bien dans la nuit pour égorger un homme. Quand il s’agit de ton salut, ne te décideras-tu pas à t’éveiller ? Écoute : pour n’avoir pas voulu te donner un peu de peine en santé, il faudra t’évertuer étant malade. Si tu ne demandes pas avant le jour un livre et une lampe, si tu n’appliques pas ton esprit à la sagesse et à l’honnête, ce sera l’amour ou la jalousie qui t’ôtera le sommeil en te faisant souffrir. Quand quelque chose te blesse l’œil, tu l’enlèves tout de suite ; et le mal qui te ronge l’âme, tu remets à long terme à le traiter ! Si tu commençais seulement ; la chose serait à moitié faite ; décide-toi à être sage ; mets-toi à l’œuvre. Qui recule l’heure de bien vivre ressemble au paysan qui attend que la rivière ait fini de couler ; la rivière coule et coulera sans s’arrêter, à tout jamais. C’est le thème, souvent traité par nos sermonnaires, des Délais de la Conversion, ou du Retardement de la Pénitence, Et il conclut : Jeune homme, c’est aujourd’hui même qu’il faut que ton cœur tout neuf boive les paroles salutaires ; qu’il faut aller chercher ceux qui valent mieux que toi. Les hommes du siècle d’Auguste travaillaient donc à leur salut tout comme ceux du siècle de Louis XIV, et par les mêmes moyens : méditations, lectures, conversations édifiantes ; et ce mot même de salut, pour le dire en passant, vient de la philosophie et non de. la Bible. Mais au temps de Louis XIV, ces moralités constituaient une langue à. part, réservée aux prêtres et aux dévots, et que les gens du monde ne pouvaient guère parler sans affectation ; tandis qu’Horace prêchait sa morale librement et sur le ton naturel, et c’est ce qui fait qu’on se plait tant à ses sermons.

Je ne joue pas ici sur le mot latin sermones, par lequel Horace désigne ses Entretiens de morale, mais il est certain qu’au sens même du mot français, la plupart de ses Satires et de ses Épîtres sont des sermons familiers. Dans les Satires, il est prédicateur et parle à la foule ; dans les Épîtres, il est plutôt directeur de conscience et occupé de tel ou tel de ses amis ; non que ce qu’il adresse à cet ami ne puisse profiter à tous, mais il n’en a pas moins particulièrement eu vue celui-ci ou celui-là. Quand il parle à Mécène, il évite sans doute avec soin d’avoir l’air de lui faire la leçon ; et la morale qui remplit son Épître, il affecte de se l’adresser à lui-même. Mais il est plus libre avec Tibulle ou avec de jeunes amis qui sont des disciples, comme les Lollius, les Morus, les Iccius et d’autres encore. Quelques-uns parmi eux faisaient avec éclat profession de la vie philosophique, comme Iccius, par exemple, adepte de l’école pythagorique, qui vivait au besoin de poissons et de légumes avec de l’eau pure. Cela ne l’avait pas empêché d’aller guerroyer en Asie pour faire fortune ; mais Horace lui disait alors dans une ode légère : Tu ne philosopheras donc plus ? Que vas-tu faire de toute ta bibliothèque de philosophes ? Horace écrit à Tibulle : Te promènes-tu doucement à l’ombre fraîche de tes bois, occupé des pensées qui conviennent au sage et à l’honnête homme ?... Préserve-toi également des vaines espérances et des inquiétudes, des emportements et des faiblesses ; et persuade-toi que chaque jour qui te luit est le dernier de tes jours.

C’est à Lollius qu’il adressait la belle Épître philosophique dont je citais tout à l’heure un passage si vif et si pressant. C’est à lui qu’il écrit encore : A travers toutes tes occupations, tu liras, tu interrogeras les sages ; ils te diront le moyen de couler doucement ta vie..., de te préserver des soucis et d’être content de toi-même (quid te tibi reddat amicum). Il dit de même à Florus : Si tu pouvais renoncer à tout ce qui nourrit tes soucis et engourdit ton âme, tu atteindrais au but où t’appelle une sagesse vraiment divine :

Quo te cœlestis sapientia duceret ires.

Il lui écrivait encore, cachant le conseil sous la forme d’une confession : Il est à propos de devenir sage, de dire adieu aux frivolités, d’abandonner à ceux qui sont jeunes les amusements de leur âge... Je me dis donc, ruminant tout bas ces pensées : Si tu te sentais pris du mal qui donne toujours soif, tu consulterais les médecins ; et quand tu vois que plus tu as, plus tu désires, tu n’iras pas aussi consulter ! Puis il ajoute que la cupidité n’est pas tout, qu’il y a d’autres maladies dont il faut se guérir encore : la vaine gloire, la colère, la peur de la mort, les superstitions ; il faut surtout se faire doux et bon à l’approche de la vieillesse :

Lenior et melior fis accedente senectat ?

J’ai dit qu’Horace se confesse ; car lui, qui prêche si bien, n’est pas toujours content de lui-même, et il écrit à un autre ami qu’il ne se sent pas bon, et que, par conséquent, il n’est pas heureux (vivere nec recte nec suaviter) ; l’âme est ce qu’il y a en lui de moins bien portant. Quand, après cela, il souhaite à Celsus la santé, Celsus comprendra ce qu’il lui souhaite.

Dans ces prédications familières, Horace ne recule pas devant les pensées les plus fortes. En recommandant à Quinctius d’être honnête homme, il définit en philosophe, et cette fois-en 5toique, l’honnête homme on le Sage, et couronne tout naturellement sa définition par cette grande idée de l’affranchissement de la vertu par la mort, la plus haute de celles où se complaisait l’école. II emprunte à la tragédie grecque la scène où Bacchos, sous la figure d’un homme, est amené devant Penthée, le roi des Thébains. Penthée menace et ne réussit pas à l’effrayer. Je te tiendrai dans les chaînes. L’inconnu répond : Un Dieu me délivrera dès que je voudrai. Et Horace ajoute, en oubliant la fable antique : Il veut dire : Je puis mourir. — Comme on sent bien que c’était là, depuis le grand exemple de Caton, célébré par Horace lui-même, un lieu commun à l’usage de tous les nobles esprits ! Cet exemple et cette philosophie semblaient autoriser le suicide, mais consacraient encore mieux, pour qui savait les entendre, une espèce de suicide plus pur, celui qui consiste à confesser sa foi par sa mort même. Il n’y a pas loin du personnage qu’Horace amène devant Penthée, à un martyr devant le tribunal d’un proconsul.

Horace a tant besoin de philosopher qu’il philosophe même avec son villicus, l’esclave régisseur de son domaine : Voyons, dit-il, qui fera le mieux de nous deux, toi sarclant mon champ et moi mon âme, et qui sera en meilleur état, d’Horace ou de son bien. Ailleurs, il met en scène un esclave de la ville, plus ouvert d’esprit et plus raffiné ; et celui-là, il le fait philosopher lui-même. Dave prouve à son maître, d’après les Stoïques, qu’il n’est pas plus libre que son esclave, n’étant pas plus maître de ses passions ; il débite tout ce qu’il a appris, dit-il, chez le portier d’un philosophe. Sans croire que Dave, même avec les instructions de ce portier, raisonnât aussi bien tous les jours, il est à croire qu’en effet dans Rome, à tous les étages, on pouvait attraper quelque chose de la morale qui sortait de la bouche des philosophes de profession.

Maintenant considérons que c’est un poète chez qui je recueille tous ces témoignages, un poète qui chantait le vin et la volupté, dont les mœurs étaient bien loin d’être austères, et qui se nommait lui-même spirituellement un pourceau du troupeau d’Épicure. C’est lui qui travaille ainsi à s’édifier et à édifier les autres ; qui nous montre ceux avec qui il est en commerce occupés des mêmes pensées que lui ; et qui n’a pas, pour ainsi dire, d’autre sujet que la morale : qui ne parle que de méditations, de bonnes lectures, de conversion et de guérison ; qui nous dit de songer que chaque jour peut être le dernier, de ne pas étouffer sous les jouissances du corps l’étincelle divine, d’affranchir d’âme enfin par tous les moyens, fût-ce par la mort. Nous pouvons imaginer par là ce que prêchaient des voix plus imposantes et plus sévères ; et nous ne craindrons pas de parler, quelque paradoxale que soit l’expression, du christianisme d’Horace, en ce sens qu’il existe déjà autour de lui, au-dessus de lui si l’on veut, un esprit chrétien.

On en surprend les inspirations jusque dans les poètes érotiques. C’est un Properce qui condamne si sévèrement les peintures licencieuses qui apprennent le mal aux yeux encore innocents. C’est un Ovide qui déclare que le péché est dans la volonté, et que là même où le corps est gardé, l’âme peut-être adultère. Mais si on sort des poésies d’amour, on trouve dans Properce lui-même la belle Élégie où Cornelia morte s’adresse pour la dernière fois à son Paulus ; elle veut qu’on grave sur sa tombe qu’elle a été la femme d’un seul mari. Elle se présente avec confiance devant les juges des morts : J’ai vécu sans tache, dit-elle, entre les deux torches (la torche du mariage et celle des funérailles) :

Viximus insignes inter utramque tacem.

Elle n’a pas eu besoin, d’ailleurs, de la crainte d’un juge pour être pure ; j’ai déjà rappelé ces belles paroles

Ne possim melior judicis esse motu.

Elle se promet, ou plutôt le poète se promet pour elle, qu’outre les hommages des hommes qui la pleurent, la terre où elle entre lui fera un bon accueil, et peut-être le ciel même, car le ciel s’est ouvert plus d’une fois à la vertu. Rien de plus imposant que cette noble profession de foi conjugale ; mais plus attachante encore est l’image de cette humble mère de famille que Virgile nous a représentée en passant, qui se lève avant la lumière, et rallume le feu couvert sous la cendre pour travailler avec ses femmes jusque dans la nuit, afin d’assurer la pureté du lit nuptial et d’élever ses enfants en bas âge. C’est l’honnête femme (ou femme forte) du livre des Proverbes, avec je ne sais quoi de plus recueilli et de plus touchant.

La prière que fait Cornelia, qu’on écrive sur sa pierre que l’époux chez qui elle meurt a été son seul époux, n’est pas un trait isolé. Femme d’un seul mari était un titre d’honneur, d’autant plus consacré par la conscience publique que la facilité des divorces donnait de plus grands scandales[5] ; univira ou univiria se lit encore dans plusieurs Inscriptions funéraires. Parmi les enfants que Cornelia laisse à Paulus, il y a une fille : Imite-moi, lui dit-elle, et ne sois non plus qu’à un seul. Didon s’écrie dans Virgile, au moment où elle se sent gagnée par un nouvel amour, qui trouble en elle le souvenir de Sichée : Mais que le père des dieux me frappe de sa foudre pour me jeter parmi les pâles ombres de l’Érèbe et dans leur profonde nuit, avant que je t’offense, ô pudeur sainte ! et que je viole tes lois. Celui qui le premier s’unit à moi a emporté mon amour ; qu’il le garde enfermé avec lui dans son tombeau ! Didon, il est vrai, a peut-être la conscience secrète qu’elle ne peut appartenir à Énée par un mariage légitime ; mais certainement il y a aussi dans ses paroles le même sentiment qui inspire la Cornelia de l’Élégie. Ainsi l’effronterie même des désordres, en révoltant l’imagination, avait suscité une délicatesse qui regardait le second mariage d’une femme veuve comme une profanation. Et, au contraire, on honorait presque comme une Vestale la femme qui, étant demeurée veuve dans la fleur de l’âge et de la beauté, restait attachée et comme mariée à la chambre où sa belle-mère la tenait sous sa garde. Quand nous verrons plus tard tout un parti dans l’Église condamner les secondes noces, et Tertullien se faire l’interprète et le champion ardent de ces idées, reconnaissons que, pour en trouver la source, qui certes n’est pas juive, on doit pourtant remonter plus haut que les temps chrétiens. Je me complais à citer des poètes ; car les sentiments qui paraissent dans leurs vers sont ceux de tous les esprits délicats, et n’ont pas la marque d’une école ni d’un système.

Cependant nous voudrions bien entendre les philosophes eux-mêmes, et jusqu’à un certain point nous le pouvons encore, du moins pour la fin du règne d’Auguste. C’est alors que florissaient ces écoles d’éloquence où des maîtres, qui n’étaient souvent orateurs que pour l’école même, prononçaient des discours appelés déclamations (c’étaient le plus souvent des plaidoyers), sur des sujets fictifs et bizarres, imaginés pour ces exercices. Sénèque, père du philosophe, avait fait un recueil, qui subsiste, des traits qui l’avaient surtout frappé dans ces déclamations. Beaucoup de ces traits sont empruntés à l’enseignement des philosophes ; car les déclamateurs étaient leurs élèves et tout pleins de leurs leçons ; et les philosophes eux-mêmes avaient été quelquefois déclamateurs. Quoiqu’il y ait là de temps en temps des traits de philosophie critique, c’est naturellement la philosophie religieuse et morale qui domine dans les déclamations. On y trouve de vives expressions du spiritualisme : la foi à la divinité (divinitas) ; c’est peut-être la première fois que se rencontre en latin ce mot, qui débarrasse l’esprit en quelque sorte du polythéisme. On y lit sur la charité les choses les plus vives : C’est un homme : je ne donnerais pas du pain à un homme ?... Il est des devoirs qui ne sont pas dans la loi, et qui sont plus impérieux que les droits écrits... ; donner l’aumône à un mendiant, la sépulture à un cadavre. On est coupable de ne pas tendre, la main à qui est à terre ; c’est là une loi aussi, la loi de l’humanité[6]. — On n’y parle de l’exposition des enfants que comme d’une cruauté ; et à ce propos il est remarquable qu’Ovide, ayant à raconter un de ces romans où un père ordonne que l’enfant qui naîtra soit sacrifié si c’est une fille, nous montre ce père lui-même embarrassé de son arrêt, et demandant pardon à cette religion de la nature, qu’il outrage : invitus mando ; pietas, ignosce[7].

Nous lisons encore dans le recueil de Sénèque le père une invective éloquente contre toutes les insultes à la dignité humaine qu’on se permettait alors sur des créatures placées en dehors de la cité et de la loi : des troupeaux d’eunuques remplissant les grandes maisons, au service du luxe et de l’impudicité ; les hommes libres eux-mêmes victimes d’un brigandage organisé pour remplir ces bagnes où était engloutie toute une population de forçats qu’on employait à la culture des grands domaines ; d’autres embauchés par surprise et enrôlés dans des bandes de gladiateurs. Ce sont à peu près les mêmes mœurs que les évêques chrétiens flétriront plus tard avec la même éloquence. Le déclamateur romain fait cette sortie à l’occasion d’un de ces thèmes proposés dans les écoles, où on s’attachait à trouver quelque chose d’outré et d’extraordinaire pour pousser jusqu’à l’excès l’hyperbole des orateurs : on met en cause un homme qui élève des enfants trouvés pour les faire mendier, et qui les estropie afin qu’ils mendient plus fructueusement. Voilà un beau sujet pour l’indignation ; mais l’auteur de ce tableau répondait à cette indignation par une amère ironie, en demandant si les honnêtes gens, coupables eux-mêmes de tant d’attentats, avaient bien le droit de condamner ce misérable. Et un autre décriait, avec un sarcasme tout semblable : Eh bien ! il y aura moins de pères pour exposer leurs enfants.

On voit donc qu’en même temps que ces iniquités s’étalaient au dehors dans la vie, la conscience protestait au dedans et prenait la philosophie et l’éloquence pour interprètes. Ovide aussi, élève de ces mêmes écoles, maudit quelque part, à propos d’an eunuque, celui qui, le premier, mutila ainsi des enfants. Un autre scandale, celui des avortements, est flétri également par le poète et l’était par tout le monde. Si une femme qui a arraché le fruit de ses entrailles meurt victime elle-même de ses manœuvres, tous ceux qui la voient porter sur le lit funèbre s’écrient qu’elle a bien mérité son sort.

Le sentiment de l’égalité des hommes, déjà si vif au siècle qui a suivi Alexandre, l’était devenu de jour en jour davantage. La distinction des races, qui a tant favorisé chez les modernes le préjugé de l’esclavage, manquait à la servitude antique. Les esclaves étant de la même espèce que les hommes libres, le passage en était plus facile de l’une de ces conditions à l’autre ; et en effet on voyait tous les jours des esclaves entrer, par la porte de l’affranchissement, dans la condition des citoyens. Il y avait en Grèce une espèce d’affranchissement qui appartient à l’histoire religieuse, c’est celui qui s’accomplissait sous la forme de vente de l’esclave à un dieu (particulièrement l’Apollon de Delphes) pour être libre (c’est la formule) sous cette garantie sacrée ; en réalité ce n’était pas une vente, mais un rachat. Un grand nombre d’Inscriptions nous ont conservé des actes de ce genre ; tout récemment encore MM. Foucart et Wescher en ont trouvé à Delphes plus de quatre cents ; elles sont toutes du second siècle avant notre ère. Qui payait la somme pour laquelle le dieu était censé acquérir l’esclave ? Si c’était l’esclave lui-même, l’esclavage était donc assez doux et laissait au serviteur assez de droits pour que celui-ci pût amasser la somme nécessaire à sa liberté. Si c’était un bienfaiteur, l’esclave en trouvait donc, même en mettant à part les affranchissements dus à l’amour. Mais il y a lieu de croire femme qu’il faut désirer : Si elle aime son engagement, si elle ne met rien avant son mari, si elle est charitable (misericors), si elle est courageuse et capable de porter avec lui le mal qui peut l’atteindre : si elle a tout cela, elle est assez riche. Les déclamateurs répétaient volontiers les prédications des philosophes contre la richesse. Je ne demande pas de biens ; la prospérité est chose fragile et périssable ; les caresses de la fortune ne nous apportent qu’un éclat plein de dangers, qui se répand sur nous sans raison et qui nous abandonne de même. Mais la richesse n’est pas seulement vaine, elle est coupable : c’est elle qui détruit toute honnêteté, toute piété : c’est elle qui fait les mauvais pères et les mauvais fils. — Voici des armées en présence des concitoyens, des parents se font face, prêts à en venir aux mains ; des deux côtés les collines se couvrent de cavalerie, et au-dessous tout le terrain se jonche de corps morts, et disparaît sous la multitude des cadavres et des gens qui les dépouillent. Si on demande quelle cause est-ce qui porte ainsi l’homme à attenter contre l’homme — car les bêtes ne se font pas la guerre ; et quand elles se la feraient, ce ne sont pas les mœurs qui conviennent à l’espèce humaine, faite pour la paix, et qui approche autant que possible de la nature divine —, et quelle maladie cruelle, quelle fureur et quel égarement, quand vous n’êtes qu’une même famille et un même sang, vous pousse à verser le sang les uns des autres ; quelle fatalité ou quel hasard funeste a mis en nous ce délire ; faudra-t-il dire que c’est pour dresser des tables où s’asseoient des populations entières ? pour qu’une maison resplendisse de l’éclat de l’or ? cela vaut-il donc ces fratricides ? — Et plus loin : Ô pauvreté ! que tu es un bien peu compris ! On aime à voir dans ce passage, à côté de l’aversion qu’inspirait l’opulence extravagante de quelques puissants, maîtres et fléaux du reste des hommes, la sainte horreur de la guerre impie et l’appel à la fraternité du genre humain.

C’est encore un sentiment qu’on a souvent appelé chrétien que celui de notre faiblesse morale, et de la facilité avec laquelle elle cède à la contagion du péché. Le voici exprimé, toujours à propos du mal que font les richesses : Les riches ont bien des vices, et le plus grand est de ne pas aimer. Il ne faut pas que personne se croie assez fort pour se défendre du mal : il suffit d’en approcher pour en être atteint et pour qu’il se gagne : j’ai peur de devenir mauvais à mon tour. Plusieurs fois, nous voyons reparaître cette expression : Il s’éleva contre les richesses (in divitias dixit, quum in divitias inveheretur) ; c’est le même thème qui reviendra sans cesse, soit dans les textes saints, soit dans les livres de piété des chrétiens. Mais ces souvenirs des écoles, recueillis par Sénèque le père dans un livre achevé probablement sous Caligula, remontent à des temps tout païens, jusqu’au règne d’Auguste et aux premières années de Tibère, puisque l’auteur n’écrit que pour faire connaître à ses fils des déclamations qu’ils n’ont pas pu entendre eux-mêmes.

Au principat de Tibère appartiennent les dernières années d’Ovide et de Manilius, et le compilateur moraliste Valerius (Valère Maxime). J’ai assez parlé de Manilius, et la philosophie religieuse tient bien peu de place dans Ovide. Cependant il faut remarquer la brillante exposition qu’il a faite, au dernier livre des Métamorphoses, de la doctrine pythagorique ; elle est un témoignage de la renaissance de cette doctrine à nome sous l’influence de l’enseignement des deux Sextius, et cette renaissance elle-même est un des signes de la crise religieuse de cette époque, puisque aucune philosophie ne ressemble autant que celle-là à une religion. Beaucoup d’enthousiastes adoptèrent une pratique qui était d’ailleurs celle de certains prêtres ou de certains dévots de l’Orient, l’abstinence de la chair des animaux ; soit qu’ils fissent profession de croire à la métempsychose, soit simplement par un pieux dégoût du sang versé et de ces saveurs achetées par des meurtres. Sénèque le fils (le grand Sénèque) nous a appris que, dans sa jeunesse, l’éloquence d’un philosophe d’Égypte, Sotion, l’entraîna à vivre pendant quelque temps de ce régime. Il n’y a pas d’enthousiasme qui puisse prévaloir contre la force des choses, et cette abstinence ne pouvait devenir la règle du genre humain ; les repas restèrent et devaient rester ce qu’ils étaient ; niais on ne peut douter que ces prédications n’aient contribué à décréditer les sacrifices. Car ce n’est pas le judaïsme apparemment qui a appris aux chrétiens à ne pas faire d’un temple une boucherie. Mais qu’on relise seulement ces vers d’Ovide : Ils ont associé les dieux à leur crime ; ils ont cru que la divinité qui réside au ciel pouvait prendre plaisir au sang du beauf laborieux. Une victime sans tache, et d’une beauté irréprochable, car c’est son malheur d’être trouvée belle, parée de bandelettes d’or, est amenée devant l’autel ; elle entend, sans la comprendre, la prière fatale ; on place sur sa tête, entre ses cornes, les grains qu’elle-même a fait sortir de la terre, et, frappée du coup mortel, elle teint de sou sang les couteaux qu’elle voit peut-être se réfléchir dans l’eau lustrale. Vivante encore, on arrache de sa poitrine ses entrailles, on les interroge et on y cherche les secrets d’en haut. Il y a trop d’esprit là-dedans ; Ovide n’est jamais un écrivain sérieux ; mais sous ces paroles on sent la pensée plus simple et plus grave de ses maîtres. Leurs leçons n’ont évidemment pas été perdues ; et si les Pythagoriques n’ont pas déshabitué les hommes de la chair des bêtes, on peut dire qu’ils en ont dégoûté les dieux.

Valerius a un esprit et une âme médiocres. Son recueil d’Exemples mémorables est rempli de témoignages de superstition et de contes puérils. C’est un excellent sujet de Tibère, platement adulateur, non seulement de son maître, mais du nom même de César. Il ne parle du divin Julius qu’en se prosternant ; il déclare que Brutus, en l’assassinant, a répandu à jamais sur sa propre mémoire une malédiction que rien ne peut conjurer. II a fait un chapitre des propos et des actions abominables, tout exprès pour y placer Séjan, et pour accabler le parricide de ses plus lourdes déclamations ; il termine en assurant qu’à l’heure qu’il est, Séjan subit aux enfers les peines qu’il mérite, si toutefois il a été reçu même aux enfers. Sa conscience d’ailleurs n’est pas marins large que celle de la foule : il trouve admirable que les forces du peuple romain aient écrasé Séjan avec toute sa race, et aucun scrupule ne se mêle à son admiration pour le dévouement d’un esclave qui, afin de sauver son maître proscrit en le faisant passer pour mort, tue un vieux mendiant qu’il rencontre, et met ce corps à la place de l’autre sur le bûcher. Nous n’avons donc affaire ici ni à un sage ni à un grand homme, dont le cœur ou la pensée monte plus haut que le vulgaire de son époque ; c’est un Romain ordinaire, qui a lu les Grecs, sans doute, comme tous les lettrés, mais qui s’en tient avant tout aux traditions et aux doctrines de son pays. Eh bien ! la morale de Valerius n’est bien souvent que celle que tout le monde appelle morale chrétienne.

Il a un livre sur l’austérité (continentia), un autre sur la pauvreté, un autre sur la patience, un autre sur la chasteté ; ces deux derniers titres se retrouvent dans la liste des livres de Tertullien. Il compare le Sage, comme plus tard on comparera le chrétien, à un soldat qui fait campagne, plein d’ardeur à la fois et de fermeté ; et il nous représente la philosophie (on dira bientôt la religion) chassant du cœur où elle est reçue toute affection vaine et déshonnête, et l’assurant dans le retranchement d’une vertu inébranlable où il est plus fort que ta crainte et que la douleur. Cette âme qu’il nous figure toujours sous les armes, faisant la faction de la vie, établie, non dans ce corps qui doit mourir, mais dans le ciel même comme dans un fort, d’où elle repousse, invincible, les attaques du vice, et préserve en soi toutes les délicatesses de la vertu, les tenant comme à l’abri de sa grandeur ; est-ce l’âme d’un philosophe ou celle d’un saint ? Il parle comme un dévot des biens du monde, biens fragiles et périssables, pareils à des jouets d’enfant... qu’il ne faut ni estimer ni appeler des biens, qui ne font que doubler l’amertume des maux qui nous frappent par les regrets qu’ils nous laissent. Il sait que la vertu ne fait pas acception des personnes, qu’elle est accessible au petit comme au grand, et à l’esclave comme à l’homme libre, et qu’elle ne mesure pas l’homme à sa dignité, mais à l’empire qu’il a sur soi. Il adresse enfin à la chasteté (pudicitia) le plus solennel hommage. C’est elle qui veille sur le feu sacré de Vesta, qui repose sur le lit de Junon au Capitole ; c’est elle qui protège l’enfant, qui est l’honneur de l’adolescence, qui fait respecter la mère de famille. Il l’invoque : Écoute, dit-il, le récit des traits que toi-même as inspirés. Et parmi ces grands exemples d’une vertu qu’on a si souvent refusée au monde antique, à côté de Lucrèce, de Virginie et d’autres Romaines ou Grecques, il cite les femmes de ces Teutons arrêtés et exterminés par Marius, qui demandèrent à être attachées au service des Vestale$ pour vivre comme ces vierges sans aucun commerce avec les hommes ; et, comme on le leur refusa, s’étranglèrent pour ne pas être souillées. Il rapporte l’histoire plus étonnante encore du jeune Étrusque Spurinna, dont l’extraordinaire beauté troublait les femmes et alarmait les maris et les pères ; il se déchira le visage et se défigura. Quand on ne verrait là qu’une fiction et un étrange idéal, on sera encore frappé des idées dont cette fiction témoigne ; le trait serait fort bien placé parmi les légendes des saints.

Suétone dit qu’Auguste, en fait de religions étrangères, ne respectait que celles qui étaient consacrées et pour ainsi dire classiques, comme celle d’Éleusis, et qu’il affectait de mépriser toutes les autres. Quand il visita l’Égypte, il refusa d’aller voir Apis, et il approuva son petit-fils Caïus d’avoir passé devant Jérusalem sans être allé adorer au Temple. A Rome, il ne permit pas qu’on bâtit des temples aux dieux d’Égypte dans l’enceinte du pomœrium, limite religieuse de la ville de Romulus, mais à une certaine distance seulement de cette enceinte. Mais cette sévérité même n’était qu’un effort pour résister au mouvement qui emportait le monde vers les religions asiatiques. Un moment, elles avaient comme pris possession, sous la protection d’Antoine, de la moitié du monde romain. Il faisait régner à ses côtés Isis avec Cléopâtre ; lui-même représentait Osiris ou Bacchos. On racontait que la nuit qui précéda la bataille d’Actium, on entendit le dieu et son chœur, confus et long cortége[8], qui traversaient invisibles Alexandrie avec un grand bruit de voix et d’instruments, au milieu du silence de la ville consternée ; le bruit redoubla vers la porte qui regardait du côté du camp ennemi ; la Bacchanale, en s’évanouissant, semblait emporter avec elle la fortune du vieux soldat. Comme l’a compris M. Michelet, Antoine et Cléopâtre figuraient dans leur union le futur hymen de l’Occident avec la mysticité orientale. Ce jour-là, celle-ci fut vaincue, mais non pour longtemps.

Ce ne fut pas la religion de l’Égypte qui prévalut, quoiqu’elle paraisse alors très répandue et qu’elle semble le disputer à celle des Juifs. Les noms d’Isis et d’Osiris reviennent souvent dans les poètes du temps d’Auguste, ainsi que les dévotions dont on s’acquitte envers eux. Germanicus visite avec une curiosité respectueuse les ruines de Thèbes, et interroge les prêtres sur leurs antiquités sacrées. Un grand nombre d’Inscriptions sont des monuments des pèlerinages pieux qu’on allait faire en Égypte. Enfin la religion égyptienne partage avec le judaïsme, sous Tibère, l’honneur de la persécution, et cela suffit pour en attester l’influence croissante[9]. Comme le judaïsme, elle frappait les esprits par l’austérité de ses pratiques et par la pureté de sa morale. Les prêtres égyptiens sont circoncis ; ils s’abstiennent de la chair du porc ; ils vivent dans des cloîtres peu accessibles aux profanes, observant des rites antiques et mystérieux, imposant par la gravité de leur maintien et de leur physionomie. Ils ont des carêmes qui varient d’une à six semaines, où ils s’astreignent à toute espèce d’abstinences ; ils couchent sur des nattes ; ils s’éveillent la nuit pour célébrer les offices sacrés. Les Égyptiens élèvent tout ce qu’ils ont d’enfants, et se font honneur de ne pas suivre en cela les mœurs grecques et romaines. Le monde les respectait et les admirait, les imitait même quelquefois ; mais le monde ne s’est pas fait égyptien ; plus d’une raison y a mis obstacle. D’abord, depuis que l’Égypte de Cléopâtre avait tenu la fortune de Rome en suspens, se faire Égyptien eût été, ce semble, trop ouvertement se faire l’ennemi de la patrie. Mais surtout la religion égyptienne se méfait assez aisément avec la religion grecque-romaine, pour qu’on ne fût pas forcé de choisir entre l’une et l’autre. Les dieux égyptiens frayaient avec tous les autres dieux, et même avec la divinité des rois ou des Césars. La religion de l’Égypte avait en la même fortune que l’Égypte même. Celle-ci avait perdu l’indépendance dés le jour qu’elle avait perdu la puissance. Précisément parce qu’elle était trop grande pour se conserver inaperçue dans un coin d’un vaste empire, elle fut subjuguée d’un seul coup tout entière, et ses temples, comme le reste, s’ouvrirent aux vainqueurs. Lai Judée demeura indépendante sous les Perses, sous les Macédoniens, et jusqu’à un certain point sous les Romains mêmes. Son acropole, quelquefois violée, n’en subsistait pas moins, protégeant de ses murailles saintes un dieu indompté et intraitable comme son peuple. Il y avait là une force ; il n’y en avait pas ailleurs.

Et puis, les Juifs étaient partout, tandis que les Égyptiens n’étaient qu’en Égypte. Je veux dire que les Égyptiens qui se trouvaient dispersés ailleurs, tout en restant fidèles à leurs croyances, ne pouvaient cependant emporter avec eux leur patrie ; car qu’était-ce pour eux que la patrie, sinon ce sol même qu’ils avaient quitté Y Leur culte, ils pouvaient le pratiquer en Grèce ou à Rome comme en Égypte ; partout on élevait des temples à leurs dieux. Mais le dieu des Juifs n’acceptait pas l’hospitalité étrangère ; il n’avait d’autre temple que celui de sa montagne, à l’exception d’un temple en Égypte, exception curieuse, mais unique, qui n’empêchait pas que, partout ailleurs dans le monde, les Juifs ne relevaient absolument que de Jérusalem. Il y avait là des autorités juives, gardiennes et ministres de la loi juive ; la vie des Juifs sur toute la surface de la terre se rapportait à ce centre. Les Égyptiens n’avaient ni centre, ni autorité publique, ni loi, ni dieu qui fussent à eux seuls. C’est précisément parce que le judaïsme se rattachait à un foyer étroit et jaloux qu’il rayonnait de là avec tant de chaleur et de puissance, et entraînait tout ce qu’il avait une fois touché. On restait Grec ou Romain en adorant Isis et Sérapis ; on ne l’était plus qu’à moitié dès qu’on s’adressait au dieu des Juifs, même si on hésitait à se faire Juif tout à fait et qu’on se bornât à judaïser, suivant l’expression reçue. Quant à ceux qui devenaient Juifs, ils étaient enlevés absolument à leur cité.

Il y avait huit mille Juifs à Rome au temps d’Auguste : qu’on juge quel pouvait être le nombre des judaïsants. Des colonies juives florissaient à Alexandrie, à Antioche, à Éphèse, en Crète, à Pouzzoles, on peut dire dans toutes les villes grecques de l’empire, sans compter Rome même. Le judaïsme était à la mode à Rome dès le temps d’Horace. Dans la jolie pièce où il se représente en proie à un fâcheux qui s’est emparé de lui, il fait appel, pour s’en débarrasser, à un ami qu’il rencontre. Tu avais, dit-il, à me parler d’une affaire. Mais l’autre s’amuse à le laisser dans la peine : Je sais ce que c’est ; ce sera pour un meilleur moment ; aujourd’hui, c’est le trentième sabbat ; voudrais-tu insulter aux circoncis ?[10]Je n’ai pas, reprend Horace, de ces scrupules. — J’en ai, moi, je ne suis pas un esprit fort ; je suis du vulgaire ; tu ne m’en voudras pas. C’est à peu près le temps où Auguste écrivait à Tibère : Il n’y a pas de Juif qui jeûne plus scrupuleusement un jour de sabbat, que je n’ai fait aujourd’hui. Le simple sabbat même passait pour un mauvais jour, quoique Ovide assure qu’il n’est pas mauvais en amour, et quoiqu’il conseille aux jeunes gens d’aller ce jour-là à la synagogue pour y trouver des maîtresses. Mais un autre passage d’Horace est bien remarquable : a Nous sommes en nombre, et nous ferons comme les Juifs, nous te forcerons à te mettre avec nous :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ac veluti te

Judæi, cogemus in hanc discedere turbam.

Telle était déjà la force de la propagande juive, qu’elle frappait et étonnait Horace, si indifférent lui-même et si peu accessible à de tels effets.

Du reste, il n’y a pas là-dessus de plus éloquent témoignage que le sénatus-consulte rendu sous Tibère en l’an 22 contre les superstitions égyptiennes et judaïques, suivant l’expression de Tacite. Le récit développé de Joseph montre bien que le fort de la persécution porta sur les Juifs. Ce qui touche dans ce récit la religion égyptienne se réduit aux manœuvres de quelques prêtres d’Isis, qui livrèrent à l’amour d’un chevalier romain une dame de grande famille, en invitant celle-ci à passer une nuit dans le sanctuaire d’Anubis. Ces prêtres furent mis en croix, leur temple détruit, et leur statue «Isis jetée dans le Tibre. Voici maintenant, d’après Joseph, ce qui regarde les Juifs : n’oublions pas que Joseph lui-même est un Juif, qui tâche de présenter les choses de la manière la moins compromettante pour les siens.

Il y avait un Juif qui s’était sauvé de son pays sous l’accusation d’avoir transgressé la Loi, et pour échapper au châtiment ; c’était en tous sens un misérable. Il vivait à Rome, où il faisait profession d’expliquer la sagesse des lois de Moïse, et il s’était associé trois de ses pareils. Ceux-ci avaient pour disciple Fulvie, femme des plus distinguées, qui s’était attachée au judaïsme. Ils l’engagèrent à envoyer au temple de Jérusalem des offrandes d’or et de pourpre, mais ils appliquèrent ce qu’elle leur remit à leur propre dépense, et ce n’était que pour cela qu’ils lui avaient fait cette demande. Tibère comptait parmi ses amis Saturninus, mari de Fulvie, qui lui dénonça le fait sur la plainte de sa femme. Tibère fit chasser de Rome tout ce qui était Juif[11]. Les consuls levèrent parmi cette population quatre mille hommes qu’ils envoyèrent dans l’île de Sardaigne ; mais un grand nombre furent suppliciés, n’ayant pas voulu servir par fidélité à leur loi. Voilà comment quatre misérables firent chasser de Rome tous les autres.

Il est difficile de croire que la décision de l’empereur et celle du Sénat, car c’est le Sénat qui prononça dans cette affaire, n’ait pas eu des motifs plus graves ; mai ; quand on prendrait le récit de Joseph sans le discuter, il en résulterait encore les faits suivants : Qu’il y avait à Rome des Juifs qui faisaient profession d’enseigner la sagesse des lois de Moïse, en d’autres termes, qui prêchaient le judaïsme et entreprenaient la conversion des païens ; qu’ils formaient entre eux des associations pour poursuivre cette entreprise ; qu’ils gagnaient particulièrement les femmes, et des femmes mêmes de la première distinction ; qu’enfin leur propagande était déjà à cette époque assez active et assez efficace pour que le Sénat s’en soit alarmé et irrité au point de déporter en masse ces ennemis de l’esprit romain. Tacite nous dit franchement ce que signifiait cette transportation en Sardaigne ; ces quatre mille hommes devaient être employés à réprimer le brigandage dont l’île était infestée ; et s’ils succombaient à l’insalubrité du climat, la perte n’était pas grande, vile damnum. Cette proscription devrait figurer dans l’histoire de l’Église comme la première en date de ce qu’on appelle les persécutions ; ce sont là des martyrs et des confesseurs au même titre que ceux qui remplirent plus tard la Légende. Mais l’Église ingrate s’est tellement détachée du judaïsme dont elle est sortie, qu’elle n’a pas su reconnaître les siens dans ces chrétiens d’avant le Christ. On aura remarqué dans le récit de Joseph l’opiniâtreté des zélés qui se font tuer plutôt que de se soumettre au service militaire, sans doute parce que, pour servir, il fallait prêter un serment, et que la Loi dit : Tu ne craindras que le Seigneur ton Dieu, tu ne serviras que lui, tu ne t’attacheras qu’à lui, et tu ne jureras qu’en son nom. Ce scrupule se perpétua longtemps parmi les chrétiens ; et Tertullien développe encore, dans un chapitre du livre intitulé de la Couronne, toutes les raisons qui doivent rendre le service militaire odieux et insupportable au vrai disciple du Christ.

De même qu’an n’a pas reconnu des martyrs dans ceux qui mouraient alors à Rome’ pour la foi juive, en ne veut pas reconnaître non plus dans Philon on Père de l’Église, et c’est cependant le titre que la véritable histoire doit lui donner. C’est à cette même époque que Philon composait tant de livres où, pour la première fois, nous trouvons la sagesse grecque associée à la tradition et aux Écritures d’Israël. II transformait le judaïsme, sous prétexte de l’interpréter, et il le présentait, je ne dis pas précisément aux Gentils, mais aux lettrés judaïsants ou disposés à judaïser, de la manière qui pouvait le leur rendre le plus acceptable. Les Justin, les Clément d’Alexandrie, les Origène n’ont fait que poursuivre l’œuvre de Philon.

Si donc on voulait n’entendre sous cette expression, l’avènement du christianisme, que la conquête du monde grec et romain par le dieu des Juifs, on peut dire que cet avènement avait eu lieu dès le temps d’Auguste et de Tibère, et que cette conquête était en train de s’accomplir avant même qu’il fût question de celui qui a été nommé le Christ. Judaïser, c’était la même chose que ce qui s’est appelé un peu plus tard christianiser ; et cela est si vrai que, dès qu’on a commencé de christianiser, on a cessé de judaïser par cela même ; car se faire chrétien, c’était se faire Juif, précisément dans la mesure où il convenait au monde de l’être, c’est-à-dire en demeurant Grec et Romain. Cependant voici que j’arrive enfin à l’époque où cette révolution s’est achevée au nom du Christ : l’époque de Claude et de Néron, celle où le césarisme a été le plus excessif et le plus insupportable, époque de fermentation morale et religieuse, où la philosophie prend un accent tout nouveau dans Sénèque, et où la foi juive, après l’ébranlement qui suit le passage de Jésus en Galilée, prend aussi un accent tout nouveau dans saint Paul.

 

 

 



[1] Hardie à tout braver, la race humaine se jette témérairement dans des voies interdites. Après qu’il venait de dire : Nos navires sacrilèges traversent des parages qu’il n’était pas permis d’aborder.

[2] On doit croire que leur tête s’élève également au-dessus de la terre et des vices de la terre.

[3] Etait-ce un pur philosophe qui avait fait cette application ! N’est-ce pas plutôt un chrétien philosophe, comme il y en avait chez nos pères des derniers siècles ?

[4] Que ce soit là pour toi un mur d’airain, de n’avoir rien sur la conscience, pas de remords qui te fasse pâlir.

[5] Quæ uno contentæ matrimonio fuerant corona pudicitiæ honorabantur. Les femmes qui s’en étaient tenues à un seul mariage recevaient la couronne de la chasteté.

[6] Ovide condamnait celui qui avait refusé à des malheureux une misérable nourriture,

Vilia qui quondam miseris alimenta negarat.

[7] Je ne donne cet ordre qu’à contrecœur : pardonne, ô nature sainte !

[8] C’est un hémistiche de La Fontaine.

[9] Actum est et de sacris ægyptiis judaisque pellendis. Il fut résolu aussi qu’on bannirait les religions d’Égypte et de Judée.

[10] On croit que ce trentième sabbat est la grande fête du Pardon.

[11] S’ils n’abjuraient dans un temps donné (TACITE).