LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

CHAPITRE XII. — LA RELIGION AU TEMPS D’AUGUSTE. - VIRGILE. - L’ASTROLOGIE ET MANILIUS.

 

 

Ceux qui avaient assassiné César ne jouirent pas longtemps de l’affranchissement des ides de mars. Ils se trouvèrent plus faibles contre son ombre que contre lui-même. Cicéron combattit par la parole, et mourut ; Brutus combattit par l’épée, et mourut. La terre fut pour quelques jours à deux maîtres, et demeura bientôt à un seul : le césarisme resta définitivement établi ; il devait durer plus de quatre cents ans, autant que la puissance romaine elle-même. Ce malheur était inévitable ; on l’a assez dit, et je ne crois pas qu’on puisse le contester ; mais, pour être inévitable, il n’en était pas moins triste. La maladie inévitable est toujours la maladie ; la mort inévitable est toujours la mort. On est allé plus loin : on a soutenu que les provinces, c’est-à-dire les peuples sujets, avaient trouvé dans l’ordre nouveau la sécurité et la justice. On fait dire cela à Tacite : il dit seulement qu’elles avaient espéré ce bienfait, et que cette espérance leur avait fait accueillir avec faveur le pouvoir d’un seul ; mais ce pouvoir a-t-il tenu ses promesses ? Tacite encore semble le reconnaître pour ce qui regarde Auguste lui-même ; il lui accorde d’avoir montré le respect des droits des citoyens et des ménagements pour les alliés, jus apud cives, modestiam apud socios. Et on ne peut guères douter qu’à partir du moment où le pouvoir d’Auguste s’est établi, après d’affreuses guerres et à la suite de tant de désordres, certaines tyrannies locales n’aient été contenues par la pensée qu’on aurait désormais des comptes à rendre. Mais il ne faut pas s’exagérer ce bienfait du pouvoir suprême. Une phrase de Sénèque nous apprend que sous Auguste même, un Volésus, proconsul d’Asie, avait fait décapiter trois cents hommes en un jour, et qu’il se promenait fièrement, content de son œuvre, au milieu de ces trois cents corps décapités. D’autre part une phrase de Tacite nous fait savoir que ce Volésus, pour sa conduite dans sa province, fut accusé comme Verrès et condamné comme lui à l’exil ; l’empereur lui-même avait appuyé la plainte. Cette justice d’Auguste n’a pas dépassé celle qu’avait obtenue Cicéron. Sous Trajan encore, on voit un préteur d’Afrique qui se conduit comme un brigand dans sa province ; il volait de toutes manières et on l’accusait de s’être fait payer pour tuer des innocents. Condamné, il mangea voluptueusement dans l’exil le fruit de ses rapines, tandis que la pauvre province, avec sa cause gagnée, demeurait dans le deuil.

Ce que les provinces accueillaient avec plaisir dans l’avènement des Césars, c’était un gouvernement à la place de l’anarchie. Un gouvernement, c’est ce qui a presque toujours manqué aux cités du monde antique, mais ce qui manquait plus que jamais à Rome depuis le temps de Marius. On eut cela sous l’empire, et ce fut un bien. Il y faut ajouter le bienfait des réformes ou des soulagements que l’expérience seule et le travail du temps durent amener, aidés de l’effort des bons esprits et des honnêtes gens : cela s’est fait sous les Césars plutôt que par eux. Mais il s’est produit, par le fait du despotisme, une triste compensation à tout ce qu’on a pu gagner d’ailleurs ; c’est qu’il n’y a eu sans doute alors de grand et de puissant que des courtisans, c’est-à-dire des caractères médiocres et bas ; ou, si les empereurs ont été forcés de laisser arriver aux honneurs quelques têtes plus nobles, ces hommes distingués frirent évidemment ceux qui eurent le moins de pouvoir et de liberté. Ceux-là seulement étaient surveillés de très près ; ceux qui plaisaient à César et aux amis de César demeuraient aisément impunis. Les intrigues du Palatium remplacèrent celles des factions. Ce qui est clair, c’est qu’un Cicéron ne pouvait plus faire entendre sous les Césars ses protestations éloquentes. Il ne pouvait plus y avoir de Verrines ; il ne s’ensuit pas de là qu’il n’y eût plus de Verrès. Je crains en un mot qu’il ne se mêle beaucoup d’illusion dans la pensée que l’avènement des Césars a été salutaire aux opprimés, au dedans ou au dehors. Le tableau le plus vif qui ait jamais été fait des misères de la paix romaine (et ubi solitudinem faciunt, pacem appellant), les dévastations, les massacres, les coups de fouet, le viol des femmes, est de ces temps mêmes ; c’est celui que Tacite a mis dans la harangue du chef breton Galgacus. Quant aux peuples non soumis, ils n’étaient qu’une matière pour exercer les armes des soldats romains, et pour faire ensuite le plaisir du peuple dans les carnages de l’amphithéâtre. Certes, ni La Fontaine, ni Byron, quand ils faisaient parler le paysan du Danube ou le Gladiateur mourant, n’avaient songé que les peuples eussent tant à se louer du césarisme. En Italie même, dans les campagnes, nous voyons le riche qui dépouille le pauvre de son patrimoine, et qui va le chassant devant lui : Ils s’en vont, emportant avec eux leurs dieux domestiques, le mari et la femme et les enfants déguenillés. Dans un petit roman, qui faisait le thème d’un exercice d’école au temps d’Auguste, nous apercevons déjà le château féodal du moyen âge, perché sur la montagne, d’où le riche guette ses aubaines, les proies que lui jette la mer[1]. A Rome, la plèbe des citoyens était ménagée et flattée ; mais dans les persécutions contre les Juifs, les chrétiens, les sectateurs des religions égyptiennes, on voit comment étaient traitées ces populations inférieures, de sang d’affranchi, c’est-à-dire servile, qu’on déportait ou qu’on proscrivait en masse.

Je ne dirai qu’un mot pour ce qui regarde les esclaves, et je le prends dans cette espèce de testament d’Auguste, dans cet Exposé de la situation de l’empire, que le maître du monde avait écrit, quelques années seulement avant sa mort, pour le faire lire à tous ses sujets, et que le monument d’Ancyre nous a conservé. L’empereur parle ainsi, dans ce compte rendu solennel adressé au monde : J’ai débarrassé la mer des brigands (ces brigands étaient les auxiliaires dont s’était servi Sextus, fils de Pompée, pour essayer de tenir tête aux trois héritiers de César et de leur arracher l’empire). Dans cette guerre, beaucoup d’esclaves, échappés de chez leurs maîtres, avaient pris les armes contre la république. J’en ai fait prisonniers environ 30.000, et je les ai rendus à leurs maîtres, pour qu’ils subissent la peine de leur crime (ad supplicium sumendum). Voilà comment le règne des Césars fut inauguré pour la population servile. Les esclaves furent plus que jamais des ennemis publics, hostes, au dedans comme au dehors. C’est sous Auguste aussi qu’on décide que si un maître est assassiné ; tous les esclaves vivant sous son toit seront mis à mort sans distinction de sexe ni d’âge ; la décision est confirmée sous Néron, et bientôt elle est appliquée ; il y eut un jour où quatre cents esclaves, hommes, femmes et enfants, furent égorgés à la fois, tous peut-être innocents de la mort qu’ils expiaient, et la plupart reconnus pour tels. Une moitié de la population esclave se compose de forçats enchaînés dans des bagnes, ergastula, où ils vivent et où ils meurent. Revenons aux citoyens : au moindre signe, ils ont à subir la mort, l’exil, la confiscation. Ovide, pour avoir déplu, va mourir seul au bord du Danube. Tout le monde n’était pas assez en vue pour être exposé à de si grands coups ; mais la tyrannie descend naturellement d’étage en étage, et, à sa manière, se fait toute à tous. Au lieu des horreurs éclatantes des proscriptions, il règne une terreur permanente, froide et sourde, où le sang coule goutte à goutte ; et encore se fait-il de temps en temps de grandes tueries, comme à la mort de Séjan.

Il est vrai qu’avec la servitude, Auguste avait apporté la paix ; je ne parle pas du temple de Janus fermé, car il fut rouvert presque aussitôt, mais de la paix dans l’étendue de l’empire. C’était surtout ce dont on lui avait su gré, au sortir des longues convulsions des guerres civiles : les poètes chantaient cette paix, qui n’était pas bornée aux murailles de Rome, mais répandait ses bienfaits par tout l’univers. Elle dura jusqu’à la mort de Néron, paix inquiète et pénible, où on sentait toujours sur sa poitrine le pied d’un maître. Quels maîtres, d’ailleurs, que ceux d’alors ! les meilleurs sont ceux qui ne sont qu’odieux, sans être des fous ou des brutes : de la boue détrempée avec du sang, c’est le mot d’un Grec sur Tibère : ceux qui se voyaient à la merci d’un Caligula, d’un Claude, d’un Néron, ne pouvaient échapper au désespoir que par l’anéantissement. On n’était plus déchiré, mais on étouffait ; la paix elle-même finit par devenir intolérable, et on en sortit par de nouvelles crises. Déjà, sous Néron, tandis qu’elle durait encore, certains esprits ne la pouvaient plus supporter. Ils enviaient la génération qui n’avait perdu la liberté qu’après l’avoir défendus sur les champs de bataille ; ils reprochaient au destin, s’il les condamnait à la servitude, de ne pas leur donner aussi les combats[2]. Il est difficile, après tout, de mesurer d’où nous sommes ce qu’avaient été les souffrances des hommes sous Rome libre, et ce qu’elles furent sous la Rome des empereurs ; mais, ce qui est certain, c’est qu’en ces derniers temps ceux qui souffraient avaient perdu ce qui ne se perd que dans le tombeau, l’espérance.

On aperçoit d’ailleurs, dès l’ouverture même du régime nouveau, un signe sûr de l’abaissement de l’humanité, c’est que la pensée philosophique s’arrête et recule. Tant qu’on a eu quelques forces pour se débattre contre le despotisme, on s’est débattu aussi contre le surnaturel. Maintenant on se sent vaincu, et on s’abandonne ; les dieux triomphent en même temps que les soldats ; et on se résigne à croire et à adorer comme à servir.

Je ne prétends pas dire qu’il ne reste rien du travail critique fait par plusieurs siècles de philosophie, et qu’il ait été perdu absolument. Certainement Épicure n’est pas venu en vain, ni l’école plus savante de la nouvelle Académie. Beaucoup se mêlent encore de raisonner et de douter. Beaucoup se piquent de ne pas croire aux fables des enfers et à l’autre vie. La renommée de Lucrèce, le poète sans religion, va grandissant tous les jours ; et Virgile admire et envie la hardiesse de ses doctrines : Felix qui potuit[3]... — Il n’y a rien après la mort, et la mort elle-même n’est rien ; ce vers fameux est de Sénèque. On se flatte de vivre dans un siècle avisé, et qui a secoué la crédulité antique. La science se vante avec orgueil d’avoir supprimé les miracles et arraché à Jupiter son tonnerre[4] (hélas ! notre Boileau croyait encore que c’est Dieu qui tonne). Quelques-uns osaient dire : Ce que je sais, c’est que ce qui est impossible n’arrive pas, et que ce qui est possible n’est point miracle. On mettait en doute la Providence, à plus forte raison la divination et les songes. On se moquait des expiations des prêtres, qui effaçaient un crime avec une cérémonie ; on attaquait la foi des prodiges. Je sais, disait Tite-Live, que par suite de la même indifférence qui refuse de croire à des menaces des dieux, on ne notifie plus au peuple les prodiges et on ne les inscrit plus dans nos annales. Enfin, et par-dessus tout, on désavouait la mythologie. Les poètes mêmes de l’amour se moquaient de ces amours de Jupiter, par lesquelles il déshonore sa personne et sa maison[5]. Et un poète plus grave condamnait tous ceux dont les vers nous ont rait un ciel qui n’est que fable ; pour qui c’est la terre qui a l’ait le ciel, tandis que c’est de lui qu’elle tient son être[6].

Mais si de pareils traits témoignent de l’action inévitable du temps et de la réflexion, cependant l’esprit d’incrédulité ne prévalait pas, et le passage même de Tite-Live le prouve ; par cela seul qu’il se fait du progrès de la raison publique un sujet de plainte, il montre assez qu’on s’apprête à retourner en arrière. Après tout, le grand nombre croit autant que jamais, et les esprits plus avancés qui croient ne plus croire sont très mal assurés dans leur critique. Il n’y a guère que la mythologie qui soit véritablement décréditée, et j’en ai donné les raisons. Cela est grave pour la religion établie, et la menace, mais cela n’atteint pas jusqu’aux racines d’où une autre religion peut sortir.

Le siècle d’Auguste est donc un siècle dévot. On apprend en même temps l’obéissance aux maîtres de la terre et la soumission aux puissances du ciel ; l’humanité a perdu toute foi en elle-même et se jette aux pieds des dieux. Auguste, en rétablissant l’ordre, rétablit aussi la religion. Il attacha pour toujours au titre de prince celui de souverain pontife et le gouvernement des choses saintes[7]. Il était membre en outre de cinq collèges sacerdotaux. Il releva les édifices sacrés tombés en ruines[8]. Il rétablit les fêtes oubliées et en institua de nouvelles ; il grossit par des présents magnifiques le trésor des dieux ; il augmenta le nombre des prêtres, et ajouta à leur dignité comme à leurs avantages ; il affecta le regret de n’avoir pas dans sa famille une fille d’un âge convenable pour la consacrer comme Vestale. Aussi fut-il ordonné que désormais les prêtres et les prêtresses, aux prières qu’ils adressaient aux dieux pour le sénat et pour le peuple, ajouteraient des prières pour l’empereur. L’Église a trouvé cette règle établie. Il fut déclaré sacrosanctus ; son nom fut placé dans le chant des prêtres Saliens. Dion a très bien exprimé, dans le discours qu’il fait tenir à Agrippa au conseil d’auguste, l’esprit du gouvernement des Césars dans les choses religieuses : Tu ne souffriras ni athéisme ni magie, c’est-à-dire ni irréligion, ni religion secrète et indisciplinée ; c’est le principe des Concordats. César déjà avait régné suivant cet esprit, qui est celui de quiconque veut assujettir les peuples. Il est curieux de voir dans ses Mémoires comme il invoque la Providence, ou comme il se vante d’avoir protégé à deux fois le temple de la grande Artémis d’Éphèse. Mais César n’eut pas le loisir, comme Auguste, de commander à l’opinion de son temps.

A côté de César, Lucrèce composait son poème ; Cicéron préparait ses deux Dialogues sur les Dieux et sur la Divination, dont l’un était franchement impie, et l’autre, avec plus de ménagements, ne l’était guère moins. Sous Auguste, on sent que de telles hardiesses n’étaient plus possibles. Virgile, je l’ai dit, admire Lucrèce et il l’envie ; mais il se refuse respectueusement à tant oser. Horace n’était pas dévot dans sa jeunesse : adorateur peu assidu et peu prodigue,

Parcus deoram cultor et infrequent.

Dans une pièce de ce temps, écrite avant que tout fût bien rassis dans l’empire, il avait professé, au sujet de prétendues manifestations des dieux, l’incrédulité d’Épicure : il n’y revint pas, et ne toucha plus à la religion que pour l’honorer. Ovide lui-même, en plein Art d’Aimer, enseigne à se soumettre à la foi et désavoue à son tour l’incrédulité d’Épicure : Il est bon qu’il y ait des dieux, et, puisque cela est bon, nous devons le croire et porter sur les autels antiques le vin et l’encens. Non, ils ne s’abandonnent pas à un repos indolent et tout semblable au sommeil ; vivez bien, la divinité est là présente[9]. On ne peut se dissimuler que toute la brillante poésie de ce règne est aussi religieuse que monarchique. Les poètes érotiques ne sont pas les moins dévots ; Tibulle se plait à étaler comme autant de titres à la faveur des dieux tous les devoirs qu’il leur rend sans cesse, et, quand son imagination se représente le bonheur de vivre aux champs avec Délie, il ne manque pas de l’associer en idée à ces démonstrations de sa piété[10] ; toutes ses élégies sont pleines de prières, de sacrifices, d’expiations, et ces choses se retrouvent dans Properce. Tout un poème d’Ovide, les Fastes, est consacré à célébrer les croyances et les pratiques de la religion romaine, et, de temps en temps, il mêle à ses descriptions ses prières. Une partie considérable des œuvres d’Horace sont des chants religieux, de vrais hymnes à Jupiter et à tous les dieux, qu’il invoque pour le salut de l’empire. On sait qu’il fut chargé de composer le cantique qui fut chanté par des chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles en l’honneur de l’Apollon Palatin, pour la célébration du grand Jubilé romain institué par Auguste ; c’est le Carmen sæculare. Il a consacré par une autre pièce le souvenir de cette commission sacrée ; et, s’adressant aux jeunes filles dont la bouche a répété ses chants : Plus tard, dit-il, quand tu seras mariée, tu pourras dire : C’est moi qui, au jour où revenait la fête du siècle, ai fait entendre le cantique aimé des dieux, docile aux mètres du poète Horace. Il y a encore dans ses carmina un autre chant du même genre, qui s’adresse aussi à Apollon et à sa sœur. Quelquefois, c’est une prédication solennelle, qui rappelle Rome à la piété et à la vertu pour la rappeler à sa grandeur. Mais, quoi que puisse chanter le poète dans les caprices de sa muse, qu’il s’inspire de la campagne, ou de ses amours, ou de ses amis, toujours il fait la part des Dieux, et il a toujours à la bouche leurs noms sacrés, ainsi que les mots d’au, tels, de libations ou de sacrifices. Et dans son Épître à Auguste, pour recommander la poésie à l’homme qui gouverne la cité elle-même, il présente le poète comme chargé d’un ministère moral et religieux. Le poète, dit-il, fait l’éducation de l’enfant ; il avertit l’homme, il l’instruit, il le console dans ses chagrins ; et puis : Où est-ce que les jeunes garçons et les jeunes filles apprendraient les prières à adresser aux dieux, si la Muse ne leur eût donné le poète ? Il dresse le chœur qui demande le secours des dieux, et que les dieux écoutent ; ses doctes cantiques les touchent et font descendre l’eau du ciel, détournent les maladies, écartent les dangers, obtiennent la paix bienfaisante et les riches moissons. C’est par les vers qu’on fléchit également les dieux d’en haut et les mânes. Enfin c’est la religion de Rome, autant que sa fortune, car ces deux choses n’en font qu’une aux yeux des Romains, qui est la grande inspiration de Virgile : il est par excellence le poète pieux. Déjà, dans les Géorgiques, quand il dit les joies et les félicités des champs, il s’arrête sur ce dernier trait : C’est ici qu’on révère les dieux, sacra deum sanctique patres. Et quel accent dans la prière solennelle par laquelle il appelle toutes les divinités nationales au secours de Rome abattue !

Di patrii indigetes et Romule Vestaque mater...

Mais l’Enéide surtout est un poème sacré, et je dirais presque un poème chrétien. Malgré l’épisode des amours de Didon, qui contraste avec tout le reste, le héros y est l’idéal du roi-pontife, pius Æneas, toujours occupé d’hommages aux dieux et de fonctions saintes. Et les dieux, à leur tour, le conduisent continuellement par la main[11]. Enée, d’ailleurs, est l’image d’Auguste ; il y a un moment où il laisse voir tout à coup Auguste lui-même, non pas l’homme, hélas ! mais le personnage, le père commun des peuples et le vicaire des dieux. Car aux époques où quelque grande illusion s’est emparée des hommes, les poètes en sont les premiers et le plus gravement atteints ; nous en avons eu dans notre temps même d’illustres exemples : Virgile et Horace ont eu la foi de la religion d’Auguste. Sur ce bouclier d’Enée, où un dieu a tracé d’avance les grandes destinées de Rome, le poète nous fait voir le Capitole, les danses sacrées des Salii et des Luperques, la mitre de laine des flamines, les anciles tombés du ciel, les matrones promenant lentement par la ville, sur des chariots, les objets sacrés. Il termine en nous montrant Auguste à Actium ; avec lui sont le sénat et le peuple, les dieux domestiques et les grands dieux,

Cum patribus populoque, penatibus et magnis dis ;

contre lui les dieux monstrueux de l’Egypte ;

Omnigenumque deum monstra et latrator Anubis[12] ;

puis le voilà vainqueur, rentrant dans Rome en grande pompe ; trois cents édifices sacrés à élèvent majestueusement dans la ville sainte ; partout des chœurs, des autels, des victimes qui tombent égorgées. Lui-même, siégeant sur le seuil du temple d’Apollon, reçoit les offrandes des peuples et les suspend aux portes superbes ; les dations soumises défilent devant lui dans la variété de leurs costumes et de leur langage, car il en vient de tous les points de l’univers. — Saint Jean de Latran ou Saint Pierre ont vu, dans des conditions différentes, d’aussi grands triomphes et des scènes qui ressemblaient à celles-là.

La mythologie tient peu de place dans l’Énéide, et, pour y paraître, elle a dû se faire, s’il se pouvait, digne et sévère. En nous racontant, d’après la tradition, les rancunes d’une déesse irritée, le poète ne peut s’empêcher de protester lui-même contre ce qu’il raconte :

... tantæne animis cœlestibus iræ ![13]

Point d’indécence, point de libertinage dans son Olympe : Jupiter n’y parle à son épouse auguste qu’avec une respectueuse tendresse :

O germana mihi atque eadem gratissima conjux[14].

La séduction même, si vivement dépeinte, que Vénus exerce sur Vulcain est une séduction légitime[15]. Enfin, dans son tableau de l’autre vie, il remplace les imaginations naïves d’Homère par les symboles de Platon et par l’appareil d’une théologie moins poétique qu’imposante, mais qui a fait de ces enfers le modèle des enfers chrétiens. Il y parle en hiérophante, à qui les dieux infernaux ont permis de révéler leurs secrets :

Sit mihi fas audits, loqui, sit numine vestro

Pandore ras alta terra et caligine mersas[16].

Les enfers, à la porte desquels habitent les mauvaises joies, mala mentis gaudia, où Minos tient ses assises sévères, vitasque et crimina discit, où le coupable, au milieu même du supplice, fait amende honorable à la justice violée :

Discite justitiam moniti et non temnere divos[17] ;

les voyages de ces âmes à travers plusieurs existences, et les épreuves qu’elles ont à subir ; la Sibylle qui promène Enée parmi ces mystères ; la même Sibylle que Virgile avait déjà prise à témoin dans ses Églogues : celui qui a chanté tout cela est bien l’initiateur du grand poète chrétien du moyen âge ; on comprend que Dante ait voulu marcher derrière lui pour descendre aux lieux d’en bas. Mais Virgile n’aurait pas consenti à l’y conduire ; en vrai disciple d’Athènes, il détournait ses regards de ces horreurs : t Il n’est pas permis, disait-il, à qui est pur, de franchir ce seuil abominable.,

Nulli fas canto sceleratum insistere limen ;

et tandis que le fils de l’Église, dans son étroite et dure intolérance, exclut son maître, comme païen, du spectacle des béatitudes célestes, le maître, au contraire, dans une pensée plus haute et plus sainte, fermait ses yeux à des tourments dont il n’aurait pas été permis d’avoir pitié. Aujourd’hui notre imagination est devenue trop juste et trop humaine pour supporter même, avec Virgile, l’idée de pareilles souffrances ; et j’ose dire que s’il se trouvait encore un poète pour peindre l’enfer, il ne viendrait pas à bout de se faire lire deux fois.

Si j’ai rappelé tout d’abord le chœur des poètes d’Auguste, et Virgile à leur tête, c’est que, dès qu’on se remet en mémoire ces beaux vers, on se convainc que l’esprit religieux qui y respire est bien jusqu’à un certain point celui du temps, et non pas seulement l’œuvre de la politique d’un homme. Cette politique a suivi un mouvement qu’elle n’a pas fait ; de même que le Concordat est l’œuvre de la réaction religieuse qui a succédé à la Révolution française, et non pas cette réaction l’œuvre du Concordat. Quand les hommes n’attendent plus rien de leurs propres forces, ils se rejettent du côté des dieux, et les habiles les conduisent aux autels pour se consacrer eux-mêmes. Leur foi s’évanouirait comme une fumée, du moment qu’ils reprendraient confiance et courage ; mais ce ne peut être avant ce jour-là. C’est un jour qui n’est jamais venu pour le monde romain. La riche littérature de l’époque d’Auguste nous éclaire à merveille sur l’état des âmes, et nous montre qu’elles étaient livrées à toutes les croyances comme à toutes les pratiques religieuses ou superstitieuses qui se sont perpétuées pendant tant de siècles dans le monde chrétien. Religion ou superstition, il n’y a pas de distinction entre ces deux choses pour une raison fermement critique : ces mots expriment des idées toutes relatives ; la superstition de celui-ci est toujours la religion de celui-là, comme la religion des uns est la superstition des autres. Mais enfin cet âge vivait en plein surnaturel aussi bien que les âges suivants, et à peu près de la même manière.

Commençons par les croyances, et d’abord par les plus hautes et les plus pures, qui sont de la philosophie autant presque que de la religion. On n’avait plus la force, même parmi les meilleurs esprits, de ne voir dans la nature que la nature même ; Lucrèce l’avait en vain proclamée libre, on lui rend un maître ; là aussi, on met une royauté, in regno nati sumus. On croit plus que jamais à un gouvernement du monde, gouvernement qui réside dans un dieu suprême, sinon unique, qui est bien celui que les chrétiens nomment simplement Dieu. Qu’on l’appelle en effet Deus, ou Divinitas, ou Jupiter, c’est toujours le même. Tout est plein de Jupiter.

Ab Jove principium, Musæ, Jovis omnia plena.

Que chanterais-je avant le Père du monde, qui règne sur les hommes et sur les dieux ?... Il n’engendre rien qui soit plus grand que lui-même ; rien ne subsiste qui lui soit égal ni qui approche de lui[18]. On enseigne, même en vers, que les déités diverses ne sont que des vertus divines cachées sous des figures qui frappent davantage l’imagination[19]. Ce dieu est démontré par l’ordre universel du monde, où il n’y a rien qui soit fait en vain ni au hasard :

Nec quidquam rationis aget frustrave creatum est[20].

Tout a été ordonné pour le service des dieux et des hommes. La création est un bienfait. Et quand je dis la création, je puis prendre ce mot au sens moderne saris aucune inexactitude. C’est une erreur de croire que le christianisme seul ait fait faire à la raison l’étrange tour de force d’imaginer le monde né de rien. On disputait déjà dans les écoles antiques si Dieu avait trouvé la matière toute faite, ou s’il se l’était faite à lui-même. La divinité est, d’ailleurs, dans l’ordre moral, tout ce qu’elle doit être pour satisfaire la conscience. Les dieux condamnent la force qui s’emporte, et grandissent celle qui se modère. — Rome n’est si haut que parce qu’elle s’abaisse devant les dieux.

Dis te minorem quod geris, imperas.

Plus on s’est refusé à soi-même, plus on obtient d’en haut. — Les dieux demandent le cœur, non le sacrifice. — L’éloquence continue aussi d’employer tous les lieux communs spiritualistes : Rien ne meurt que le corps. — L’homme, c’est Ovide qui le proclame, l’homme est fait à l’image des dieux ; et un autre poète ajoute que la divinité est descendue en nous et y réside, et que, quand nous cherchons Dieu, c’est Dieu même qui se cherche,

. . . . . Quem denique in unum

Descendit deus atque habitat, seque ipso requirit.

Mais au-dessous de ces belles spéculations, une religion plus vulgaire cherchait et trouvait le surnaturel dans tous les coins de la nature. Le temps dont parle Musset n’était pas passé,

Où quatre mille dieux n’avaient pas un athée.

Les dieux grecs cependant, les dieux de la mythologie, ne vivaient plus guère que dans les œuvres des arts ou dans les vers des poètes. Mais le soleil, la lune, les astres étaient des dieux ; et puis tout un peuple d’êtres surnaturels, sous le nom de démons ou de génies, était répandu dans l’air entre le ciel et la terre, sortes d’intermédiaires entre la nature divine et l’humaine ; c’étaient eux qui se manifestaient par les prodiges et les miracles. Les philosophes y croyaient. On racontait que Brutus, à la veille de sa dernière campagne, couché sous sa tente et ne dormant pas, vit une figure qui se tenait debout près de son lit sans lui rien dire, et que, lui ayant demandé : Qui es-tu ? il entendit cette réponse : Je suis ton mauvais génie, et tu me verras bientôt à Philippes. Les dieux se révélaient quelquefois par leur protection, plus souvent par leur colère. Denys d’Halicarnasse raconte que les femmes romaines ayant fait faire une statue à la Fortune féminine, cette statue parla devant tous pour honorer leur piété, et il ajoute que son récit pourra servir à redresser ceux qui pensent que les dieux ne se soucient pas des honneurs que les hommes leur rendent, et ne s’irritent pas des impiétés et des injustices. Cette manifestation de la déesse, qui n’eut pas lieu une fois seulement, mais deux fois, comme le portent les annales des pontifes, doit faire que ceux qui sont scrupuleux à conserver les opinions que leur pères leur ont transmises sur les dieux, s’attachent plus fermement et sans trouble à ces croyances ; et quant à ceux qui méprisent les antiques traditions, ne donnant à la divinité aucune espèce d’autorité sur Ies pensées humaines, ils pourront abjurer cette opinion malheureuse ; ou, s’ils sont incurables, ils en seront plus détestés de tous et plus maudits. — Denys, sans doute, est un esprit médiocre ; M. Michelet l’a jugé d’un mot, en relevant chez lui un avant-goût de l’imbécillité byzantine ; mais un esprit de cet ordre nous donne mieux que les beaux génies la mesure où s’arrêtait la raison du commun des hommes. Il représente la foule, et c’est dans la foule que s’est opéré le mouvement religieux dont je cherche le secret dans cette histoire.

D’ailleurs, il n’y a pas si loin de la foi de Tite-Live à celle de Denys, et les histoires de Tite-Live sont pleines de ce qu’on appelait des prodiges. Il est vrai qu’il s’en excuse ; il sait, je le rappelais tout à l’heure, que les prodiges ne sont plus reconnus d’une manière publique et officielle. Mais, dit-il, en écrivant sur ces faits antiques, je prends moi-même, comme malgré moi, un esprit d’un autre temps, et je me ferais un scrupule quand les sages d’autrefois ont fait pour ces événements des expiations publiques, de ne pas daigner les insérer dans mon récit. Et, ainsi rassuré contre les railleries des incrédules, il remplit des pages de ces manifestations divines ; il rapporte qu’un bœuf est monté jusqu’au troisième étage d’une maison ; il assure même qu’un autre bœuf a prononcé ces propres paroles : Rome, prends garde à toi ; il raconte que des rats ont rongé l’or consacré darce un temple, ajoutant seulement cette fois que c’est ainsi qu’une religion égarée fait intervenir les dieux jusque dans les plus misérables accidents. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que croit-il au juste ? Qu’a-t-il gardé précisément de cette foi qu’il regrette ? On ne sait, mais on ne peut douter qu’elle ne subsistât encore tout entière dans des esprits moins cultivés et moins choisis.

Pour n’être plus reconnus épar l’État, les prodiges n’occupaient guère moins les esprits des peuples. Tous les événements de cette époque ne sont entrés dans l’histoire qu’avec le cortège d’une multitude de signes qui passaient pour les avoir annoncés. Tous les livres, ceux des prosateurs comme ceux des poètes, sont remplis des présages sinistres dont on entourait la mort de César. On en trouve aussi pour celle d’Auguste et de tous les autres ; il y avait eu tes présages de la victoire de Pharsale ; il y eut ceux du désastre de Varus. Les biographies des Césars, Suétone, écho de tout ce que les Romains se racontaient les uns aux autres, sont semées de toute espèce de miracles. On y lit que Livie, étant grosse de Tibère, prit un œuf de poule qu’elle couva pour tirer de ce qui naîtrait un présage ; il vint un poulet qui portait déjà une crête, signe de la grandeur promise à l’enfant attendu. Il y est dit encore que Tibère ayant voulu faire taire les oracles de la Fortune de Préneste, qui se rendaient par des sorts, avait fait emporter les sorts à Rome dans un coffret bien scellé : quand on ouvrit le coffret, il était vide, et les sorts ne s’y retrouvèrent que lorsqu’on l’eut rapporté à Préneste. Mais je ne finirais pas de transcrire ces contes. Je ne veux pas oublier pourtant l’histoire du coup de foudre qui emporta le C, première lettre du nom de Cæsar, c’est-à-dire d’Auguste, gravé sur le piédestal de sa statue. Comme le C vaut cent en chiffres, et que æsar, dit-on, en étrusque, signifiait dieu, cela voulait dire que dans cent jours il serait dieu, ou, en d’autres termes, qu’il serait mort.

Rien des espèces de divinations étaient florissantes : les augures d’abord (rien ne s’est jamais fait à Rome, dit Tite-Live, que sous la garantie des auspices, c’est-à-dire des signes donnés par les oiseaux) ; les livres sibyllins ; l’aruspicine, qui comprenait la science des signes écrits dans les entrailles des victimes, et la science des foudres ; les sorts ; les oracles, quoique fort déchus ; l’évocation des morts, et enfin l’astrologie. Il faut y ajouter la divination libre et capricieuse des Inspirés. Auguste voua aux dieux une célébration extraordinaire des Grands Jeux, parce qu’une femme, qui s’était gravé des signes mystérieux sur le bras, s’était mise à prophétiser et à menacer Rome de la colère des dieux ; il crut devoir obéir à l’émotion que ce spectacle avait excitée dans la foule. Du temps de Caligula, la première fois que s’ouvrit sous ses auspices une nouvelle année, on raconte qu’un esclave monta sur le lit sacré (pulvinar) du Jupiter du Capitole, et fit entendre toutes sortes de prédictions sinistres, après quoi il tua un chien qu’il avait apporté et s’égorgea lui-même. Mais la première illusion et la première passion du temps est l’astrologie. Elle règne surtout au temps des Césars ; les poètes témoignent de son empire. Horace dit à Leuconoé : Ne va pas chercher quelle fin les dieux nous ont marquée à tous deux, c’est un mystère : ne sonde pas les calculs de la science de Babylone, nec babylonios tentaris numeros. Et à Mécène : Quel que soit l’astre, dit-il, dont les influences redoutables menacent ma vie, oui, mon horoscope s’accorde d’une manière merveilleuse avec le tien. — Mortels, dit Properce, vous vous efforcez de connaître l’heure incertaine de la mort, et par où elle doit venir vous surprendre ; vous étudiez l’art découvert sous le ciel pur des Phéniciens, pour savoir quelle étoile est propice ou ennemie. Et, à côté des poètes, voici l’histoire qui témoigne que, sous les Césars, quiconque était mécontent ou inquiet demandait à l’astrologie des espérances ; ce qu’on cherchait surtout dans le ciel, c’était la mort de l’empereur, ou celle des gens dont on devait hériter. Auguste, dit-on, défendit de consulter les astrologues autrement que devant témoins ; et, même devant témoins, de les consulter sur la mort de personne. Et on ajoute que, pour défier les horoscopes clandestins, il fit tirer le sien lui-même et le fit afficher partout : je veux dire le thème de sa nativité, sur lequel chacun pouvait faire ensuite ses calculs. C’est à la fin du règne d’Auguste que l’astrologie prend, pour ainsi dire, solennellement possession des esprits dans Rome par le poème de Manilius. C’est une œuvre animée d’une foi profonde, et le poète est l’interprète convaincu d’une religion. Écolier de Lucrèce en tant qu’il fait de la poésie philosophique, trouvant même çà et là quelques vers dignes de son maître, comme ceux que j’ai rappelés sur la science qui tue les miracles, ou comme cette expression si souvent citée de l’inquiétude perpétuelle de l’âme humaine : On se dispose toujours à vivre, mais on ne vit jamais[21] ; Manilius est bien loin, d’ailleurs, de la liberté d’esprit d’Épicure, et il accepte la doctrine des Stoïques tout entière, y compris les superstitions. Il ne doute ni que l’avenir ne soit écrit dans les figures que les astres tracent sur la sphère céleste, ni que l’homme ne soit appelé à le déchiffrer. L’homme peut se tromper, mais l’ordre des étoiles ne se trompe ni ne le trompe :

Nam neque decipitur ratio nec decipit unquam.

L’âme étant originaire du ciel, comment ne comprendrait-elle pas la langue du ciel ? L’humanité fait des dieux par l’apothéose ; comment n’entendrait-elle pas les dieux ? Il ne recule devant aucune subtilité, si bizarre qu’elle soit, pour venir à bout des difficultés, des objections, des contradictions, qui sont terribles. Après tout, si le ciel est obscur, c’est qu’il veut l’être. Ainsi se défendent toutes les révélations. Quand Pascal trouvait des prophéties qui lui semblaient un peu tirées par les cheveux, il disait que Dieu n’avait pas voulu qu’elles fussent entendues. Les dieux de Manilius sont aussi des dieux cachés :

Dissimulant, non se ostentant mortalibus astra[22].

Ils ne se communiquent qu’à ceux qui achètent cette faveur tout son prix. Mais on ne saurait la payer trop cher ; si on fait tant pour les biens périssables, que ne fera-t-on pas pour le ciel ? L’homme peut bien se donner tout entier, quand il veut que Dieu se donne :

Impendendus homo est, deus esse ut possit in ipso.

Quelle ferveur d’enthousiasme et quel langage ! On ne lit pas assez ce curieux poème ; on ne trouverait certes aucun profit a y étudier le grimoire que Manilius a mis en vers ; mais on y peut faire la plus intéressante de toutes les études, celle des mystères de l’esprit humain. Le poème, commencé quand Auguste régnait encore, fut achevé sous Tibère ; celui-ci était digne que l’ouvrage lui fût offert. On connaît son application à l’astrologie et l’histoire de Thrasylle son maître. Un autre, Thrasylle, fils du premier, passait pour avoir prédit à Agrippine que Néron serait empereur, et aussi comment il la payerait du don de l’empire. L’astrologie est désormais souveraine. Mais, puissante comme les religions, elle est persécutée comme elles. De temps en temps, on bannissait de Rome les maîtres de ces calculs, mathematici ; mais ils y rentraient toujours.

Eh bien ! cette maladie de l’esprit humain, poursuivant le secret de l’avenir et croyant toujours l’atteindre, la société chrétienne en a hérité comme de tant d’autres. Certaines formes de la divination ont passé ; la divination elle-même a subsisté. Les oracles attachés aux temples des dieux ont disparu avec ces temples et leur sacerdoce. Les auspices étaient par excellence une divination d’état. Exercée par des augures choisis entre les premiers personnages, cette divination ne faisait qu’un, pour ainsi dire, avec l’empire même, et n’avait plus de raison d’être dès que l’empire était détruit Enfin, l’inspection des entrailles des victimes cessa naturellement quand les sacrifices eux-mêmes eurent cessé par une révolution dont j’aurai plus tard à rendre compte. D’un autre côté, certaines pratiques de divination persistèrent sans être reconnues pour légitimes ; l’Église les condamnait comme coupables, non comme illusoires ; elles tombaient dans la sorcellerie, la religion suspecte et souterraine des dieux du mal. Parmi ces pratiques, il y en a une qui resta longtemps autorisée et publique, celle des sorts ; elle finit par être proscrite. Mais d’autres illusions continuèrent de vivre au grand jour et en grand honneur.

D’abord, l’exaltation prophétique des Inspirés régna pendant toute la durée de la crise religieuse au milieu de laquelle s’accomplit la révolution chrétienne. C’était, en quelque sorte, l’état normal des hommes remués par ces orages. L’Apocalypse est sortie de là, et chacun prétendait avoir ses apocalypses. Cela s’apaisa, quand l’Église fut définitivement assise : l’inspiration fut surtout alors à l’usage des dissidents et des persécutés ; mais elle reparut à ce titre dans tous les moments d’agitation et de trouble ; et, dans tous les temps, l’Église a reconnu ce don chez quelques-uns de ses saints.

Les sibylles, ou celle qu’on appelait par excellence la Sibylle, celle de Cumes, celle dont Virgile avait confessé la doctrine ; les sibylles, dis-je, et les livres qu’on mettait sous leur nom, furent des autorités pour l’Église aussi bien que pour l’empire. Elles figurent, peintes par Michel-ange et par Raphaël, sur les voûtes de ses temples ; et le premier verset de la prose des Morts (Dies iræ) proclame encore tous les jours, par toute la chrétienté, que le monde sera réduit en cendres, suivant la parole de David et de la Sibylle :

Teste David cum Sibylla[23].

Enfin l’astrologie a vécu jusqu’au temps bien récent encore où l’esprit philosophique et scientifique a décidément prévalu. Sans avoir été consacrée par la religion, elle n’a jamais été non plus contredite par elle, et tes papes aussi bien que les rois avaient auprès d’eux leurs astrologues, comme les Césars. Ainsi toutes ces choses caractérisent les siècles où a régné l’Église aussi bien que les temps où régnaient les dieux.

Les dieux conseillaient les hommes par la divination ; ils faisaient plus par la magie ; ils les aidaient et travaillaient avec eux. La magie est le paroxysme de la maladie des religions ; elle sévit avec fureur au temps des Césars et dés le règne d’Auguste. Elle parait dans Virgile, dans Horace, dans les élégiaques. La Canidie d’Horace, avec Sagana et Véia, ses compagnes, pour préparer un philtre amoureux, fait mourir de faim un enfant, enterré jusqu’au menton, entouré de mets qu’il ne peut toucher et qu’on renouvelle sans cesse pour le consumer par la fureur du désir ; nous suivons l’horrible scène, nous entendons les dernières paroles de l’enfant, qui jette sur la tête de ces femmes, avant de mourir, une malédiction terrible. Canidie sait animer des figures de cire, décrocher la lune du ciel, ressusciter les morts dont le bûcher a fait des cendres. C’est une Médée de tous les jours, et, d’autre part, Médée, sujet favori alors pour les poètes, n’est qu’une Canidie reportée dans le lointain grandiose des temps mythiques.

La critique raisonneuse qui niait les enfers était loin d’avoir prévalu dans la vie des hommes d’alors. Au contraire, Ies terreurs sacrées qui remplissaient leur existence redoublaient à la pensée de ce qui était au-delà, et c’est après la mort que la colère des dieux paraissait le plus redoutable. C’est en vain que la philosophie proteste ; la foule croit ; les philosophes eux-mêmes trouvent bon qu’elle croie. Un disciple de l’école stoïque, vers le temps de la mort d’Auguste, écrit qu’il faut traiter les hommes comme les enfants, qu’on rend sages en les effrayant avec les noms de Lamia, Gorgo, Ephialte et Mormolycé, les ogres et les croquemitaines des anciens. On les détournera du mal en leur présentant des châtiments divins, des menaces, des épouvantes, qu’on fait entrer en eux par le discours ou par des images, ou dont on leur dit que tel ou tel a été réellement frappé. Car le grand troupeau des femmes et tout le vulgaire des hommes ne sauraient être conduits par des raisons philosophiques et amenés ainsi à la piété, à la pureté, à la probité ; il y but aussi la crainte des dieux, qui ne va pas sans merveilleux et sans fables. Un vers de Properce nous a conservé pourtant la belle protestation d’une âme pure, qui n’a que faire pour être bonne de la crainte du juge. Mais l’imagination se plaît à avoir peur et à faire peur. De là tous ces supplices décrits brièvement dans Virgile, mais complaisamment étalés dans une pièce d’Ovide, l’Ibis, qui est une malédiction jetée à un ennemi. Il y a dans ces tableaux un raffinement de cruauté qui n’atteint pas, je l’avoue, jusqu’aux horreurs que l’esprit du moyen âge inspirait à Dante, mais qui en approche ; des peines atroces et qui ne doivent jamais finir, une mort en quelque sorte éternelle, c’est bien là l’enfer chrétien :

Nec mortis paginas mors altera finiet hujus,

Horaque erit tantis ultima nulla malis[24].

Entre l’enfer et le paradis, il n’y a point encore de lieu qui s’appelle le purgatoire ; c’est un nom qui manque à la géographie de l’autre monde, mais il ne manque que le nom. La purification elle-même, par les supplices et en particulier parle feu, est dans Virgile : aut exuritur igni ; et, plus tard, Sénèque s’exprimera là-dessus en des termes qui pourraient être dans le catéchisme : l’âme se nettoie, expurgatur, se débarrasse des souillures qui restent en elle et de la corruption attachée à toute existence mortelle, puis, s’élevant aux régions d’en haut, court prendre sa place parmi les âmes heureuses.

A la religion des enfers tient celle des crânes ; en eux, l’homme se survit, pour ainsi dire, sur cette terre même, et quelquefois y poursuit son œuvre. Les mânes de la victime s’attachent à celui par qui elle a souffert, et le poursuivent sans relâche jusqu’à ce qu’ils aient obtenu satisfaction. Tite-Live termine ainsi l’histoire du fameux Appius Claudius et des Dis qui régnèrent avec lui dans Rome : Ainsi les mânes de Virginie, plus heureuse dans sa mort que dans sa vie, après s’être promenés si longtemps de maison en maison pour poursuivre sa vengeance, ne laissèrent pas debout un seul des coupables et purent enfin se reposer. Je n’ai pas besoin d’insister sur la croyance aux revenants, qui apparaissaient surtout dans les songes, particulièrement pour réclamer la sépulture :

Ipsa sed in somnis inhumati venit imago

Conjugis[25] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin, l’idée d’une résurrection, sans être généralement reçue et populaire, se répandait en ce temps-là et s’autorisait des traditions pythagoriques qui recommençaient à être en honneur. On plaisantait là-dessus les Pythagoriques : Que vous importe que votre ami soit mort, vous qui comptez qu’il ressuscitera ? Mais, tout en plaisantant sur cette doctrine, on s’accoutumait à l’entendre professer. Ovide chantait la métempsychose : Morte carent animæ[26], et l’auteur du poème à Messala donnait rendez-vous à son héros, pour continuer sots éloge, au jour lointain où lui-même se retrouverait homme une seconde fois.

On croyait de plus en plus à la fin prochaine du monde ; on mêlait à l’idée de cette destruction prochaine celle d’une régénération, et celle-là dominait chez les esprits qui avaient besoin d’espérances. On appelait et on attendait un sauveur. C’est ce sauveur que salue la fameuse quatrième Églogue où Virgile promet un renouvellement du monde :

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.....

Jam nova progenies cœlo demittitur alto[27].

L’humanité, sous la conduite d’un guide qui va naître et qui ramènera l’âge d’or après l’âge de fer, dépouillera à la fois ses iniquités et les misères qui en sont la peine :

Te duce, si qua manent sceleris vestigia nostri,

Irrita perpetua solvent formidine terras[28].

Qui serait ce sauveur ? On ne savait. Au temps des Églogues, c’était le premier enfant venu, de noble race, à qui il plaisait à un poète de prédire en termes éclatants de belles destinées. Au temps des Géorgiques, Octave étant devenu le maître du monde, c’était Octave :

Hunc saltem everso juvenem succurrere sœclo

Ne prohibete ![29] . . . . . . . . . .

Pour les Juifs, ce fut leur Messie. Car l’antique tradition juive d’un Oint ou Messie, qui ne se rapportait d’abord qu’à un roi, à un chef guerrier, dont l’avènement devait rendre à Juda sa grandeur passée, se transforma vers ce temps, sous l’influence de cette attente universelle. On prit à la lettre les figures d’une terre renouvelée, où il n’y a plus ni violence ni souffrance, figures qui n’étaient dans les vieux livres de la Bible que des traits d’une hyperbole orientale pour exprimer la prospérité et la paix ; et on crut à un monde nouveau où le Messie régnerait avec les élus ressuscités.

Je n’ai pas fini de recueillir toutes les croyances du temps. Il y en avait de bassement superstitieuses ; d’autres plus élevées, qui s’inspiraient d’une pensée morale. Aux premières appartient une illusion aussi vieille que les religions elles-mêmes ou que la faiblesse humaine d’où elles sont nées ; celle de croire que les fautes ou les crimes peuvent être effacés par des offrandes, des cérémonies, des ablutions. Les historiens et les poètes du siècle d’Auguste témoignent comme ceux d’avant eux de cet état des esprits. Ovide nous parle de la fontaine de Mercure, où la marchand, après s’être purifié, va puiser de l’eau dans un vase purifié également avec le soufre. Il trempe dans cette eau une branche de laurier avec laquelle il arrose les objets de son commerce. Il en répand aussi sur ses cheveux, et il prie. Efface, dit-il au dieu, efface avec cette eau mes mensonges et mes parjures. Ovide encore s’écrie ailleurs : Esprits trop faciles à croire, si vous imagines que l’eau d’une rivière peut laver des meurtres odieux[30]. Vaines étaient ces réclamations des sages ; une religion nouvelle était près de s’établir, et elle allait avoir pour sacrement premier et essentiel le baptême !

On croyait encore alors, comme aux anciens temps, à la réversibilité des fautes, à la peine du crime retombant sur un héritier innocent :

Delicta majorum immeritus lues[31].

Et ailleurs :

Negligis immeritis nocituram

Postmodo te natis fraudem committeres ?[32]

On recueille avec plus de respect les preuves qui abondent, au milieu de cette époque si dissolue, de ce qu’on pourrait appeler la religion de la chasteté. Les poètes de l’amour sont les premiers à le dire, la chasteté est aimée des dieux, casta placent superis ; elle est imposée à quiconque veut approcher de l’autel. L’abstinence de la volupté est une dévotion habituelle à ceux et à celles mêmes dont la vie est toute à la volupté. L’institution dies Vestales avait d’ailleurs place la virginité aussi haut que possible dans la société romaine, et l’avait revêtue de majesté. Les devoirs de leur état sont si rigoureux qu’un rhème proposé pour un exercice oratoire était celui-ci : Une Vestale est accusée de les avoir violés, seulement parce qu’on a trouvé un vers écrit de sa main qui exprime un regret pour les joies du mariage[33]. Parmi ces sujets fictifs traités dans les écoles par les rhéteurs, on rencontre pue petit roman où figure aussi une vierge. Prise par des pirates, elle a été livrée à un prostitueur[34] ; mais à mesure que des hommes approchaient d’elle, elle obtenait d’eux de l’épargner. Un jour, elle rencontre un soldat plus brutal, de qui elle ne peut obtenir grâce : elle le tue en lui arrachant son épée. On l’absout de ce meurtre ; on la renvoie dans son pays ; là, elle ne craint pas de se présenter pour être prêtresse, mais quelques-uns la repoussent à la fois comme impure et comme homicide. Sa défense était le thème proposé aux orateurs. Un d’entre eux lui faisait dire que ce n’était pas elle qui avait pu tuer ce soldat ; un être plus qu’humain, paraissant à côté d’elle, l’avait assistée et avait donné des forces à son faible bras. Et l’orateur s’écriait : Qui que vous soyez, dieux immortels, qui avez fait un miracle pour la tirer de ce lieu infâme, vous n’avez pas protégé une ingrate ; elle vous consacre la virginité qu’elle vous doit.

On voit assez qu’il y a là une variante de la même histoire que les chrétiens ont reproduite dans la légende de quelques vierges martyres. Sainte Agnès, sainte Théodure (l’héroïne d’une tragédie de Corneille), ont été aussi livrées au prostitueur pour être enfermées dans la maison de débauche. Théodore en est tirée par le dévouement d’un jeune chrétien ; Agnès n’y entre même pas ; un jeune homme, au moment qu’on l’y conduit, ayant oser jeter sur elle des regards insolents, une flamme ailée vient frapper ses yeux, l’aveugle et le terrasse ; ses amis l’emportent à demi mort. Ce feu du ciel (ignis ales) est l’équivalent de l’altior humana species du rhéteur du temps d’Auguste ; c’est toujours le miracle protégeant une virginité sacrée.

Si on veut descendre, en fait de superstitions, jusqu’aux plus grossières et aux plus puériles, on trouve dans la littérature d’alors le loup-garou (Virgile même en parle) ; les stryges ou vampires, qui sucent le sang et les entrailles des enfants au berceau. En un mot ce que nous appelons volontiers l’esprit du moyen âge était déjà celui de cette brillante époque, prise dans son fond ; ce fond est recouvert pour nous par l’éclat d’une élite qui fait l’histoire et qui la remplit, mais il s’étend profondément au-dessous d’elle, et elle-même n’en est pas absolument dégagée. C’est sur ce fond que le christianisme a poussé.

Le siècle d’Auguste n’était pas moins religieux par les pratiques que par les croyances, et sa littérature est également pleine des démonstrations de la religion publique et des dévotions des particuliers.

L’ancienne Rome était déjà une ville sainte : Nous avons, dit un personnage de Tite-Live, une ville fondée en vertu des auspices et des augures ; une ville où il n’y a pas un coin qui ne soit consacré et plein des dieux ; des sacrifices solennels sont attachés à tel emplacement comme à tel jour. Il y avait dans Rome jusqu’à mille endroits où on honorait l’image des dieux Lares, auxquels était associé le Génie de l’empereur. Les Vestales offraient sans cesse des prières pour le salut de la cité, et elles en faisaient de particulières pour tel ou tel danger public, par exemple pour conjurer la désertion des esclaves qui de tous côtés s’en allaient rejoindre Sextus Pompée dans sa guerre contre les héritiers de César. J’ai déjà parlé du cantique d’Horace, composé pour la grande fête ordonnée, disait-on, par la Sibylle, en l’honneur des dieux qui aiment les sept collines,

Di quibus septem placuere colles.

Des pratiques religieuses étaient attachées à tous les actes de la vie publique. Le magistrat qui convoquait l’assemblée du peuple faisait une prière aux dieux avant de commencer son discours, præfatus divos. Le sénat leur offrait l’encens avant d’entrer en séance. Au début d’une guerre[35], ou à la suite d’un désastre, tel que celui de Varus, on faisait vœu de leur élever un temple ou de célébrer ulve fête extraordinaire. Le vœu était fait à la condition du succès, si respublica in meliorem statum vertisset. Dans les épidémies, on leur servait des festins dans leurs temples ; les images divines étaient placées sur des lits de table ; c’est le lectisternium ; Denys avait vu cette cérémonie, qu’il a décrite. Dans les sécheresses, les dames s’en allaient pieds nus, les cheveux tombant, l’âme purifiée (mentibus puris), et montaient au temple de Jupiter pour demander de l’eau aux,dieux, comme depuis on a suivi en procession les châsses des saints. Quand un consul entrait en charge, au renouvellement de l’année, il allait d’abord sacrifier en grande pompe au Capitole. Le triomphateur en faisait autant, et, en arrivant au pied du temple, il descendait de son char pour en monter les degrés sur ses genoux. C’est ce qu’on nous marque expressément pour César, et aussi pour Claude. Mais, plus généralement, toute fête est religieuse, et l’idée même d’une fête ne peut se séparer de celle des hommages rendus aux dieux, des victimes égorgées, des processions à travers les rues tendues de tapisseries,

It per velatas annua pompa vias ;

des costumes des prêtres, parmi lesquels il faut s& représenter ceux des Salii, que Denys nous a décrits, aussi bizarres que leurs danses, et témoignant par leur bizarrerie même d’une antiquité qui les consacre ; car rien n’est vraiment sacré que ce qui semble être perpétuel. Le calendrier est déjà dans l’ancienne Rome ce qu’il doit être dans l’Église, la marque que la religion a mise sur la vie des peuples, et comme son titre de possession. La distinction même des jours fastes et néfastes est une distinction religieuse.

La religion publique, si grande par la grandeur même de Rome, descendait en même temps aux plus petites choses à force de scrupules : scrupule, est un terme métaphorique que la langue religieuse doit aux Romains[36]. Il a pris depuis un sens tout à fait relevé et spirituel ; il ne s’appliquait d’abord qu’à la minutie des observances, et une phrase de Valerius l’éclaire parfaitement : Il n’est pas étonnant que la bonté des dieux ait veillé avec tant de persévérance sur l’agrandissement et la conservation d’un empire qui pèse avec une conscience si vétilleuse jusqu’aux plus minces scrupules de religion ; car il faut reconnaître que notre république n’a jamais cessé d’avoir les yeux sur l’observation la plus rigoureuse de tous les rites. Et Tite-Live : Ce sont de petites choses, mais c’est en ne dédaignant pas ces petites choses que nos pères ont fait Rome si grande. On voit bien par là que Rome s’adore elle-même dans ses dieux. Il en est sans doute ainsi, jusqu’à un certain point, de tous les peuples ; mais le nom de Rome surtout est associé à ceux de Jupiter et du Capitole, comme celui d’Israël au nom de Iehova et de Sion ; car je ne crains pas d’opposer la force qui résiste sans fléchir à la force qui triomphe. Israël résiste avec Iehova, Rome triomphe avec Jupiter. Elle est éternelle comme lui. Quand ses poètes veulent dire toujours, ils disent : Tant que subsistera le Capitole, tant que le pontife en montera les degrés, et à côté de lui la Vestale silencieuse[37]. — Quoi ! dit Horace, au souvenir des soldats de Crassus, quoi ! ils ont servi sous le Parthe, quand Rome était debout et Jupiter[38] !

Elle doit être universelle aussi bien qu’éternelle, et embrasser l’espace comme le temps :

His ego nec rastas rerum nec tempora pono,

Imperium sine fine dedi[39]. . . . . .

Son empire est grand comme la terre et ses pensées comme le ciel[40] ; sa piété la met plus haut, non seulement que les hommes, mais que les dieux :

Supra homines, supra ire deos pietate videbis.

Elle est transfigurée à ses propres yeux ; elle se confond avec son idéal ; elle est le domicile même de la vertu et de la justice.

Famam, Roma, tuæ non pudet historiæ[41], etc.

On comprend que la lutte ait été longue et terrible entre ce Jupiter orgueilleux et le Seigneur des Juifs, opiniâtre et indomptable. C’est le nom du Seigneur qui a prévalu, mais sous ce nom on retrouve encore Jupiter. Le nouveau Dieu se fait Romain, Jérusalem est déshéritée, et Rome demeure la capitale spirituelle du monde, reine dans tous les lieux et dans tous les temps. Cette horreur d’innover, qui était le fond de l’esprit romain, a été d’abord, pour la prédication juive, un obstacle formidable ; mais quand l’obstacle a été surmonté à l’aide du temps (il y a fallu trois et quatre siècles), ce même esprit est devenu une force, une force telle que quinze siècles n’en sont pas encore venus à bout à l’heure qu’il est.

L’apothéose, telle qu’elle s’est produite au temps des Césars, n’est, à la bien prendre, qu’une des formes de cette adoration que Rome exigeait pour elle. La divinité de Rome se personnifiait dans le César. Les temples qu’on élevait dans les provinces étaient consacrés à l’empereur et à Rome ; et on n’en élevait aux empereurs vivants ni dans Rome même ni dans l’Italie. Là, ils devenaient dieux seulement après leur mort ; c’était à peu près la canonisation chrétienne, avec cette différence que les divi d’alors (on disait divus Julius, divus Augustus) étaient les grands hommes de l’État, tandis que les saints sont les grands hommes de l’Église, et satisfont à une autre espèce d’idéal[42].

C’étaient d’étranges dieux pourtant qu’un Auguste, et surtout un Claude, mais c’étaient les héritiers du dieu César et ses fils suivant la loi. Ils représentaient d’ailleurs Rome devant le monde ; ils la représentaient aussi devant les dieux, car ils étaient souverains pontifes, ils exerçaient ou ils conféraient tous les sacerdoces, et ils tenaient dans leurs mains la religion tout entière. Les évêques de Rome, jusqu’à l’an 500, furent tous saints, comme les Césars étaient dieux. Si la papauté eût été héréditaire, comme l’empire a toujours tâché de l’être, l’usage se serait perpétué sans docte que la Piété de chaque héritier consacrât la mémoire de son prédécesseur ; et personne ne se serait étonné d’entendre appeler saint après sa mort celui qui s’appelle Sa Sainteté pendant sa vie. Un poète du temps d’Auguste, partant de simples pontifes qui n’étaient pas des princes et qui n’avaient de dignité que celle de leur saint ministère, disait déjà qu’ils étaient presque des dieux, pene deos.

Il est vrai que les empereurs vivants eux-mêmes, avant d’être dieux officiellement, étaient déjà divinisés par une sorte de culte populaire. Les Romains, au dessert, faisaient des libations à Auguste, et associaient sa divinité à celle des Lares[43]. Mais dès qu’il y avait d’autres dieux que le dieu suprême, comment n’aurait-on pas été tenté d’appeler de ce nom les maîtres du monde ? Le poète des Métamorphoses nous représente Niobé qui dispute à Latone ses autels et qui dit aux peuples : Quelle folie de mettre des dieux dont vous entendez seulement parler au-dessus de ceux que vous voyez de vos yeux mêmes ! Ce langage était compris à Rome : les hommes d’un temps où la puissance était sans mesure, et n’avait rien qui la limitât ni pour le bien ni pour le mal, jugeaient que les princes étaient les vrais dieux. C’est encore une expression d’Ovide[44]. Mais la Bible elle-même ne dit-elle pas aux rois : Vous êtes des dieux ! Il est vrai qu’elle ajoute qu’ils mourront comme des hommes ; mais on savait bien aussi à Rome que les dieux du Palatin devaient mourir. Je ne sais si quelques-uns de ces dieux, ceux qui étaient fous, croyaient par hasard en eux-mêmes ; mais nul autre certainement n’a cru en leur divinité de leur vivant. Lorsque Pline disait à Trajan, dans un discours public et solennel : Tu sais que tu es un homme, quoique tu sois le premier des hommes. il parlait précisément comme pouvaient parler à Louis XIV ses évêques, et ni Pline ni Trajan n’avaient besoin pour cela d’être chrétiens. Telle Inscription même du temps d’Auguste distingue fort bien entre les dieux, et ceux qui sont seulement sur le pied de dieux (isothèes). Au fond, ces enfants de dieux, pères de dieux, n’étaient pas plus consacrés par l’apothéose que les rois chrétiens par les noms de christs ou oints du Seigneur. Les odes d’Horace en l’honneur du dieu Auguste ne sont guère que des Domine salvum. Quand il dit que Jupiter règne avec César pour second, tu secundo Cæsare regnes, se réservant le ciel et lui abandonnant la terre, il ne dit que ce que Grégoire de Nazianze disait également aux empereurs : Respectez votre pourpre, reconnaissez le grand mystère de Dieu dans vos personnes ; il gouverne par lui-même les choses célestes, il partage celles de la terre avec vous. Soyez donc des dieux à vos sujets[45]. Jupiter est le même que le dieu des Oraisons funèbres : celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires ; celui qui communique sa puissance aux princes et qui leur commande d’en user, comme il fait lui-même, pour le bien du monde ; celui qui leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que, pour dire assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême :

Regum timendorum in proprios greges,

Reges in ipsos imperium est Jovis[46].

L’attentat à la vie céleste des Césars était un sacrilège : il attirait sur les meurtriers, qu’on appelait des parricides, toutes les vengeances d’en haut. Eh bien ! les mêmes anathèmes, dans le monde chrétien, ont pesé sur la tête des régicides.

Descendons maintenant de la majesté de la religion publique à ces habitudes de la vie privée où se marque encore mieux la sincérité des croyances et l’empire qu’elles exercent sur l’homme tout entier. La littérature de cette époque nous éclaire très bien à ce sujet, parce qu’elle se compose surtout des œuvres des poètes. Les historiens ne nous donnent que les faits nouveaux ; les philosophes (j’entends ceux qui comptent), les idées nouvelles ; les poètes disent la vie tout entière, le fond de la vie et non pas seulement les accidents.

La religion entre alors aussi avant que jamais elle l’a pu faire dans toutes les joies, dans toutes les douleurs, dans toutes les occupations des hommes. Le mariage a ses divinités protectrices, di conjugales. La mort a ses offices de toute espèce : funérailles, anniversaires, culte des morts aimés, culte de tous les morts. Il y a plus d’une cérémonie funèbre dans le poème de Virgile ; et voici le discours qu’Énée tient à ses compagnons, en se retrouvant sur cette terre de Sicile où est mort son père : L’année dans son cours a parcouru le cercle entier des mois, depuis que nous avons confié à la terre la cendre du divin Anchise et que nous avons dressé pour lui les autels des morts. Voici le jour, oui, c’est bien le jour qui sera à jamais pour moi un jour de deuil, et aussi de solennels hommages, puisque ainsi l’ont voulu les dieux. Quand je serais exilé parmi les sables de Gétulie, ou surpris dans les mers de la Grèce, dans les murs mêmes de Mycènes, je n’en renouvellerais pas moins tous les ans les mêmes vœux, conduisant en son honneur la pompe funèbre, et chargeant les autels des offrandes voulues. Ce sont déjà les services des morts et les fondations perpétuelles. Une fondation d’une autre espèce est celle que plusieurs pères de famille firent par testament sous Auguste, ordonnant que leurs héritiers feraient conduire au Capitole des victimes avec une inscription portant que c’était l’accomplissement d’un vœu qu’ils avaient fait, pour le cas où l’empereur leur survivrait.

Ovide nous fait voir chez Didon, veuve, une chapelle consacrée à Sichée :

Est mihis marmoræ sacratus in sed Sichæus.

Et dans son poème des Fastes, il décrit les Feralia, c’est-à-dire notre Fête des Morts ; dont la date seulement a été changée ; elle se célébrait alors à la fin de février ; c’est-à-dire à la fin de l’ancienne année romaine, dont en donnait ainsi aux morts les derniers jours.

Voici, dans Ovide encore, une autre sorte d’anniversaire. Écrivant de l’exil le jour même de sa naissance, il dit qu’il n’a pas le courage d’en faire la fête, de s’habiller de blanc, de faire fumer l’autel ceint de fleurs, d’y brûler l’encens, et d’y offrir les gâteaux sacrés avec des prières.

Quelquefois, en élevant une statue et une chapelle à un dieu, on instituait aussi des espèces d’offices que des chœurs chantants y célébraient à des heures réglées, Des sacrifices et des chœurs dans les grandes occasions, des libations au moins et de l’encens dans les petites : les dieux ont leur part dans tout. On sacrifie quand on s’embarque, et on jette dans la mer les entrailles des victimes. Les navires ont des dieux pour patrons ; plus tard, ce seront des saints. En débarquant, on fait des dévotions aux divinités particulières du lieu qu’on aborde. On sacrifie pour le retour d’un ami :

Pascitur in vestrum reditum votiva juvenca[47].

Sacrifier, sans doute, peut se traduire, si l’on veut, en ces termes, qu’on donne un repas en son honneur ; mais tout repas de fête est sacré ; les dieux y interviennent, et les prêtres. On sacrifie à Vénus quand on est amoureux :

Mactata veniet lenior hostia[48].

Toutes les époques des travaux de la campagne ou de ses plaisirs sont marquées par des sacrifices :

Nunc et in umbrosis Fauno decet immolare lucis

Seu poscat agna, sive malit hædo[49].

Avant tout, dit Virgile dans son poème, rends hommage aux dieux et sacrifie à Cérès. Et il décrit la solennité qui se célébrait au moment où l’hiver fait place au printemps. Les processions qu’on faisait dans les champs sont l’origine de nos Rogations. Il y a les fêtes du dieu Terme, ou terminalia ; les fêtes de Palès, pafilia, à la fin d’avril ; les fornacalia, fête de la déesse du four, et bien d’autres, dans lesquelles chômait le paysan, et le bœuf lui-même :

Festus in pratis vacat otioso

Cum bove pagus[50].

Plus tard Columelle, dans son livre sur l’Agriculture, faisait la promesse (que nous ne voyons pas qu’il ait tenue), de donner, avec la liste des fêtes de la campagne, le détail de toutes les lustrations et de tous les sacrifices qui se font pour les fruits de la terre, suivant les anciennes traditions. C’est dans ce même livre que l’auteur, à l’endroit où il parle des devoirs du propriétaire ou du maître, lui recommande expressément, chaque fois qu’il rentre aux champs en revenant de la ville, de rendre d’abord ses hommages aux dieux de la maison, deos penates adorare.

On consacrait un arbre à un dieu, et on sacrifiait tous les ans au pied de cet arbre. On sacrifiait au bord d’une source sacrée, comme la Bandusie d’Horace. Il y avait partout des pierres sacrées aussi, ou des troncs qu’on entourait de fleurs et auxquels on rendait hommage

Nam veneror, seu stipes habet desertus in agris.

Seu vetos in trivio florea serta lapis[51].

Mais je transcrirai la prière à Palès, qu’Ovide a placée dans le poème des Fastes, à l’occasion des palilia : Protége à la fois le troupeau et les conducteurs du troupeau. Si je me suis couché sous un arbre sacré, ou si j’y ai conduit mes bêtes ; si mes moutons ont brouté imprudemment l’herbe des tombeaux ; si je suis entré dans un bois interdit, et que mes regards y aient mis en fuite les Nymphes ou le dieu au pied de bouc ; si ma serpe y a dépouillé les arbres de leur ombre, pour offrir des feuilles fraîches à une brebis malade, fais grâce à ma faute ; qu’il me soit pardonné d’avoir mis le troupeau à l’abri pendant la grêle sous le toit d’une chapelle rustique ; pardonnez aussi, Nymphes, si j’ai profané vos eaux sacrées, si le pied de mes bêtes en a troublé la limpidité. Déesse, fléchis pour nous les divinités des sources et des fontaines, et celles qui sont répandues partout dans les bois. Garde-nous de surprendre les Dryades ou Diane au bain, ou le sommeil de Faune couché à midi dans les champs. Un seul texte comme celui-là donne, ce me semble, une impression plus vive que tous les faits, détachés des textes mêmes. On y sent, à travers un certain luxe d’imagination qui est du poète, combien croyantes étaient les populations des campagnes, et combien naïvement elles se figuraient le surnaturel comme présent en tout lieu et à toute heure[52].

Voici des dévotions plus sérieuses. Ovide exilé nous peint la triste nuit de son départ. Il adresse sa prière aux dieux du Capitole (sa maison était tout près du temple) ; sa femme prie à côté de lui, avec plus d’effusion encore ; puis il notes la montre, prosternée devant les images des Lares, les cheveux dénoués, et baisant religieusement le foyer éteint, en même temps qu’elle redouble ses prières. Plus tard, comme elle est restée à Rome, et qu’il lui demande, dans une autre pièce, d’aller solliciter sa grâce de Livie, il recommande qu’avant de faire cette démarche elle n’oublie pas de brûler l’encens et de répandre des libations de vin devant les dieux. De même que la femme d’Ovide baise son foyer, les navigateurs, échappés aux dangers de la mer, baisaient dévotement la terre du rivage ; et l’armée d’Antoine, après avoir foi péniblement devant les Parthes pendant plusieurs journées, en hâte elle réussi à traverser l’Araxe, derrière lequel elle se sent sauvée, baise aussi la terre amie en la touchant.

Si l’Église a placé une de ses fêtes au 1er janvier, la Circoncision de Jésus-Christ, c’est probablement parce que ce premier jour de l’année était marqué déjà dans l’ancienne Rome, comme toutes les fêtes, par toutes sortes de devoirs religieux.

Une des pièces écrites par Ovide dans l’exil exprime ses regrets de voir revenir la fête de Bacchus sans pouvoir la célébrer avec tous les pontes. Bacchus était leur patron, et à Rome sans doute comme en Grèce, chaque métier, j’allais dire chaque confrérie (collegium), avait le sien. Nulle part enfin, dès que les hommes prenaient intérêt à quelque chose, ils n’imaginaient qu’ils pussent se passer des dieux et de leur présence. Il en était de même aux temps véritablement chrétiens ; en effet, une religion ne mérite le nom de religion qu’autant qu’elle remplit ainsi l’existence. Elle n’est plus qu’une tradition, non une foi vivante, si elle ne s’étend pas à tout, et s’il y a des choses dans la vie qui ne la regardent pas.

J’ai parlé des vœux publics ; ceux des particuliers étaient de tous les jours et à propos de toutes circonstances : vœux dans le travail de l’accouchement ; vœux à l’occasion d’un accident ; vœux dans la mêlée. On sait la bonne Vierge que Louis XI portait à son bonnet et qu’il invoquait dans les moments critiques ; Sulla portait de même sur lui une petite figure d’Apollon. Voici, dit Horace, un enfant que la fièvre tient au lit depuis plus de quatre mois. La mère fait vœu, s’il guérit, qu’au premier jeûne solennel, elle le plongera au point du jour tout nu dans le Tibre. Il y retrouvera la fièvre, en cas que la fièvre l’ait quitté. Les ex-voto étaient une pratique universelle ; ils couvraient les murailles des temples païens comme ils couvrent les murailles de nos églises, particulièrement ceux des naufragés. Enfin, on vouait un enfant aux dieux, par exemple l’enfant qui n’était arrivé au monde que par l’opération césarienne. Une petite fille sauvée d’un danger de mort par une espèce de miracle est vouée à Diane, et destinée, au nom de la déesse, à une perpétuelle virginité.

Ce qui ne valait pas un vœu valait au moins une expiation ; l’expiation était la réponse à tout ce qui pouvait paraître une menace divine, comme un mauvais présage, et en particulier un songe. Et qu’est-ce qui n’était pas un présage ? C’en est un si, en sortant, on est rappelé par un cri, par une voix ; si on se heurte le pied au seuil : le présage peut être également ou un accident extérieur ou une imprudence. C’eût été un malheur d’entrer du pied gauche dans un temple : pour prévenir ce malheur, on avait soin que les marches fussent en nombre impair, afin qu’on n’eût qu’à commencer à monter du pied droit pour être assuré de poser d’abord le même pied sur le saint parvis. Si on est en route, le cri de l’oiseau nommé parra ; la rencontre d’une louve ou d’une femelle de renard, quand elle est pleine ; un serpent qui traverse la voie, sont choses redoutables. Au contraire, une lampe qui crache est un présage heureux : sternuit et lumen. Mais on s’inquiétait surtout des songes. On .avait vu en rêve une personne aimée sous un aspect qui faisait peine, on s’était réveillé en sursaut, on se hâtait d’adorer les dieux des visions nocturnes :

Excutior somno, simulacraque noctis adoro.

On avait revu des parents morts ; au réveil, on s’empressait de ranimer le feu du foyer et d’offrir aux Lares l’encens et la farine sacrée. En vertu d’un songe, on consacrait une statue, une chapelle ; on pratiquait quelque acte pieux. Le vulgaire, et dans la passion tout le monde était du vulgaire, par exemple en amour, allait se faire rassurer par des devineresses qui se chargeaient d’expliquer les songes. Quand le songeur était un empereur, le songe pouvait avoir des suites terribles : Tibère vit un jour une apparition qui lui ordonna de donner de l’argent à un homme qui lui était désigné ; il comprit, nous dit-on, que cette vision avait été suscitée par la magie, et il fit tuer l’homme.

Une pieuse grand’mère ne manquait pas de prendre son petit-fils au berceau pour lui mettre au front et aux lèvres de la salive avec le doigt du milieu ; cela préservait du mauvais œil. Quand une personne était malade, on purifiait la chambre à trois fois avec du soufre, en accompagnant cette cérémonie d’une incantation magique ; ou bien, vêtu d’une robe de lin sans ceinture, on faisait la nuit neuf invocations à Hécate, la déesse des carrefours. Un amant qui avait fait cela pour sa maîtresse se vantait de l’avoir guérie.

Ce qu’il fallait expier surtout, c’étaient les offenses commises contre les dieux mêmes : si on avait blasphémé, si on s’était présenté devant eux sans être pur, si on avait dérobé des fleurs à leurs autels ou dévoilé le secret de leurs mystères. Alors, il fallait se prosterner à l’entrée des temples et en baiser le seuil, en monter à genoux les degrés, frapper même de sa tête coupable contre les portes sacrées.

Une autre terreur était celle des sortilèges : ils rendaient malade ; ils faisaient tomber les cheveux d’une femme ; ils frappaient un homme d’impuissance. La force des malédictions n’était pas moins redoutable. Un poème d’Ovide, dont j’ai parlé déjà, imité d’un poème grec de Callimaque, nous développe tout l’appareil religieux avec lequel on dévouait une tête ennemie, et les imprécations effrayantes dont on l’enveloppait pour ainsi dire ; ce sont des anathèmes privés, pareils sans doute à ceux que lançait dans les grandes occasions la religion publique des anciens, suivie en cela encore par la religion nouvelle. Les mêmes formules ont servi depuis aux excommunications chrétiennes.

Qui que vous soyez, qui assistez à cet office de ma vengeance, prononcez des paroles de deuil, présentez au maudit un visage trempé de larmes. Abordez-le du pied gauche avec de sinistres augures ; couvrez-vous devant lui de vêtements noirs. Mais toi-même, qu’attends-tu pour ceindre ton front des bandelettes funéraires Y Voici, voici l’autel dressé pour ta mort. La pompe funèbre est toute prête ; il est temps de prononcer les imprécations homicides ; allons, tends lu gorge au couteau, victime abominable. Que le soleil ne luise plus pour toi, ni les rayons de Phébé ; que tous les astres manquent à la fois à tes yeux ! Que le feu se refuse à tes besoins, et l’air lui-même ; que ni la terre ni la mer n’aient de voie ouverte pour toi ! Puisses-tu errer, exilé et misérable, implorant de porte en porte le secours d’autrui et sollicitant un peu de pain d’une voix tremblante !... Et cela continue pendant plus à cinq cents vers.

On vouait encore un homme à la mort en gravant son nom sur une lame de plomb avec des imprécations menaçantes. Tacite raconte que les ennemis de Germanicus employaient contre lui, entre autres maléfices, ces formules homicides ; et Burnouf a justement rapproché de ce passage le sacrifice des ligueurs au chant V de la Henriade. Quelquefois un mort, par une exécration de ce genre, placée sur son tombeau d’après son ordre ou en son nom, appelait sur la tête de ceux par qui il avait souffert la vengeance des dieux souterrains. Ainsi dans une Inscription d’Athènes : J’attache à ce plomb Satyros, Sunias, Démétrios, et les autres ennemis que je puis avoir ; je te les remets tous, dieu secourable ! Je te les donne à garder comme un dépôt, et eux, et le mal qu’ils m’ont fait : Hermès détenteur, détiens fidèlement ces noms et ces hommes. Hermès, Terre, je vous supplie de garder ces plaintes et de punir ceux que j’accuse. Je remercie celui qui a travaillé ce plomb.

Je n’ai pas parlé des sorts qu’on allait consulter, non plus au temple de Préneste, mais chez la première vieille armée de son urne fatidique, d’où elle tirait les réponses des dieux, ou les faisait tirer par un enfant ; mais comment n’oublierais-je pas quelque chose, ou plutôt, comment n’oublierais, je pas. une foule de choses ?

Je m’arrête pourtant : des lecteurs trouveront peut-être qu’il est grand temps ; ils demanderont à quoi bon ce recueil de faits cent fois cités et qu’on peut lire à toutes les pages des classiques, et à qui est-ce qu’on pense apprendre ces choses. Je répondrai que, sans prétendre les apprendre à personne, j’avais besoin de les rappeler et de les rassembler. Il ne s’agit pas seulement de savoir, mais de sentir quelle place tenait alors la religion dans la vie des hommes ; il faut, à l’aide des textes, traverser, pour ainsi dire, Rome en tout sens, et coup sur coup prendre sur le fait les croyances et les dévotions de toute espèce. Quelques-uns de ces témoignages sont fournis par les satiriques, qui s’attachent surtout aux excès et aux aberrations ; mais la plupart appartiennent à des poètes qui rendent simplement ce que tout le monde éprouve et ce que tout le monde fait, à commencer par eux-mêmes. Parmi les poètes, ceux qui développent une fable dans leurs poèmes ne prêtent eux-mêmes à leurs personnages que les sentiments et les actes qu’ils trouvent autour d’eux ; mais pour les lyriques et les élégiaques, ils expriment franchement leurs propres pensées et leurs habitudes. Et si, en contraste avec la poésie du siècle d’Auguste, où tout ce qui tient aux dieux reparaît si souvent, on considère à quel point se montre peu, dans les poèmes ou les romans des temps modernes, le détail des croyances et des pratiques chrétiennes, on sentira combien le climat des esprits est changé, pour ainsi dire, et combien il est devenu moins favorable soit à l’épanouissement, soit à l’éclosion des religions.

 

 

 



[1] Erat in summis montium jugis ardua divitis specuta ; illic iste naufragiorum reliquias computabat.

[2] Si dominum, fortuna, dabas, et bella dedisses !

[3] Un savant critique ne veut pas croire que ces vers de Virgile s’appliquent à Lucrèce : j’ai peine à m’associer à ces doutes.

[4] . . . . . Solvitque animis miracula rerum,

Eripuitque Jovi fulmen viresque tonandi.

[5] Jupiter infamat seque suamque domum.

[6] Quorum carminibus nihil est nisi fabula cœlam ;

Terraque composuit cœlum, quæ pendet ab illo.

[7] Les feux éternels sont sous la garde de César, divinité éternelle là résident à la fois les deux garanties de notre empire.

Ignibus æternis æterni numina præsunt

Cæsaris ; imperii pignora juncta vides.

[8] C’est ce qu’Horace célèbre dans l’ode : Delicta majorum ; et Ovide s’écrie : Saint fondateur, saint restaurateur des temples !

Templorum positor, templorum sancte repostor.

Auguste se vante, dans l’Inscription d’Ancyre, d’avoir bâti dix-neuf temples, qu’il énumère, et d’en avoir réparé quatre-vingt-deux.

[9] Expedit esse deos, et ut expedit, esse putemus, etc.

[10] Elle offrira au dieu des champs un raisin pour prix de ses vendanges, des épis pour ses moissons, un sacrifice pour les troupeaux qu’il nous donne.

Illa deo sciet agricolæ pro vitibus uvam,

Pro segete spicas, pro grege ferre dapem.

[11] Des oracles propices m’ont tracé toute ma carrière, et tous les dieux m’ont assisté de leurs conseils.

Namque omnem cursum mihi prospera dixit

Relligio, et cuncti suaserunt numine divi.

[12] Ses monstreuses divinités de toute espèce, et son Anubis aboyant.

[13] Quoi ! de telles colères dans des âmes divines !

[14] Ô ma sœur, et tout à la fois ma tendre épouse !

[15] Justa venus ; c’est une expression de Lucain.

[16] Qu’il me soit permis de dire ce qui m’a été révélé, et de découvrir sous vos auspices des mystères cachés au fond de la terre et de la nuit.

[17] Apprenez par cet exemple la justice et le respect des dieux.

[18] Unde nil majus generatur ipso,

Nec viget quidquam simile aut secundum.

[19] Pour que les choses, revêtues d’un corps, imposent ainsi davantage,

Pondus uti rebus persona imponere possit.

[20] Ce n’est pas une œuvre du hasard, mais le plan d’une intelligence supérieure.

Non casus opus est, magni sed numinis ordo.

[21] Victurosque agimus semper nec vivimus urquam.

[22] Oui, c’est un dieu caché que le dieu qu’il faut croire.

[23] Ce dernier vers a été retranché en France et remplacé par un autre, au XVIIe siècle, je crois, sous l’influence de la critique naissante. Aujourd’hui encore, dans le diocèse de Paris, on chante le verset ainsi corrigé, sans le nom de la Sibylle. Mais cette dernière marque de l’esprit gallican disparaîtra bientôt sans doute, et la leçon primitive, conservée dans le rite romain et déjà reçue dans beaucoup de diocèses de France, prévaudra partout.

[24] Point de seconde mort pour mettre un terme aux tourments de cette mort ; point d’heure qui soit la dernière pour ces souffrances.

[25] Lui-même, le fantôme de son époux, sans sépulture lui apparut dans son sommeil.

[26] Les âmes ne meurent pas.

[27] Je vois se rouvrir une grande période de siècles... Une race nouvelle descend sur la terre du haut du ciel.

[28] Sous toi les traces qui restent encore de nos crimes serons effacées, et le monde affranchi enfin de ses terreurs.

[29] Ah ! que ce noble jeune homme vienne enfin au secours du monde détruit ! Ne lui refusez pas cette gloire.

[30] Ah ! nimium faciles qui tristia crimina cædis

Fluminea tolli posse putetis aqua.

[31] Tu expieras innocent les crimes de tes aïeux.

[32] Te soucierais-tu peu de commettre un crime qui ne serait puni qu’après toi, sur tes enfants innocents ?

[33] Felices nuptæ ! moriar nisi nubere dolce est.

Heureuses les mariées ! je veux mourir si le mariage n’est pas un bonheur.

[34] C’est le mot par lequel M. Naudet a traduit constamment leno dans son Plaute. Il m’a paru par là suffisamment autorisé.

[35] Civitas religiosa, in principio maxime novorum bellorum. La cité scrupuleuse sur les devoirs de la religion, surtout à l’entrée d’une guerre nouvelle.

[36] Le scrupule, au sens propre, est petit caillou.

[37] . . . . . . . . . . . . . . . Dum Capitolium

Scandet cum tacita virgine pontifex.

Et encore :

Dum domus Æneæ Capitoli immobile saxum

Accolet, imperiumque pater romanos habebit.

Tant que la race d’Enée s’appuiera au roc immobile du Capitole, et que les pères de Rome garderont l’empire du monde.

[38] Incolumini Jove et urbe Roma.

[39] Je n’ai fixé de bornes ni à leur conquête ni à sa durée : l’empire que je leur ai donné sera sans fin.

[40] Imperium terris, animos æquabit Olympo.

Et Manilius :

Italia in somma, quam rerum maxima Roma

Imposuit terris, cæloque adjungitur ipsa.

L’Italie est au-dessus de tout ; Rome, souveraine du monde, ra faite la première sur la terre, tandis qu’elle-même tient au ciel.

[41] Rome, la Renommée n’a pas à rougir de ton histoire.

[42] Ce rapprochement entre l’apothéose et la canonisation est indiqué par Bourdaloue lui-même, dans le Panégyrique de saint Louis : Car dans les principes de la vraie religion, nous pouvons dire en quelque sorte de saint Louis ce que les Romains idolâtres disaient de leurs empereurs, qui avaient été mis au nombre des dieux : Reliquos deos accepimus : Cæsares dedimus. Pour les autres dieux de l’empire, disaient-ils, nous les avons reçus du ciel : mais, pour ceux-ci qui étaient nos princes, le ciel les a reçus de nous. Et moi, je dis : Pour les autres saints que nous honorons dans le monde chrétien, l’Église nous les a donnés ; mais pour saint Louis, c’est la France qui l’a donné à l’Eglise.

Avant les Césars, les provinces élevaient déjà des temples aux grands personnages de la République ; c’est ainsi que l’Asie voua un temple à Cicéron, au lendemain de son illustre consulat, son frère Quintus étant préteur de la province, comme on le voit dans la Lettre célèbre qui ouvre le recueil des Lettres de Cicéron à Quintus. En général on ne peut trop redire que les empereurs ne furent que des proconsuls agrandis, sous qui Rome fut traitée elle-même en province.

[43] . . . . . . . . . . . . . . . . Et alteris

Te mensis adhibet deum, etc.

[44] Turnque Cæsaribus eum conjuge Cæsare digna,

Dis varis ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand pourrais-je donner de l’encens aux Césars et à la digne épouse de César ; ils sont vraiment des dieux !

[45] Traduction de Bossuet : Politique tirée de l’Écriture.

[46] La puissance des rois est redoutable aux troupeaux qu’ils mènent, et aux rois celle de Jupiter.

[47] Je nourris une génisse, vouée aux dieux pour votre retour.

[48] Une victime la rendra plus clémente.

[49] C’est maintenant qu’il convient de sacrifier à Faune à l’ombre des bois sacrés, soit qu’il demande qu’on lui immole un agneau ou qu’il préfère une jeune chèvre.

[50] On pourrait appeler le dieu Terme le dieu du droit romain : C’est toi qui marques la borne des populations, des cités, des empires ; sans toi toute terre serait un objet de querelles.

Tu populos urbesque et rogna ingentia finis

Omnis erit sine te litigiosus ager.

[51] Car je ne manque pas de faire mes dévotions quand j’aperçois, couronné de fleurs, un tronc isolé dans un champ, ou une vieille pierre à l’endroit où se croisent les routes.

[52] Lucrèce nous dit que les paysans croyaient entendre dans l’écho la voix des Nymphes et des Faunes.