LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

CHAPITRE IX. — LES STOÏQUES ET ÉPICURE.

 

 

Ce fut un triste temps pour la Grèce, et particulièrement pour Athènes, la ville de la pensée libre, que le demi-siècle qui suivit la mort d’Alexandre. Pendant qu’il vivait encore, le bruit de sa mort ayant couru un jour mal à propos dans Athènes, un orateur avait dit : S’il était mort, toute la terre en sentirait l’odeur. Il faut dire plutôt que quand Alexandre aurait vécu, on n’en aurait pas moins senti une odeur de cadavre ; c’est la liberté qui était le corps mort. Elle essaya de revivre à Lamia, et acheva de mourir à Cranon dans une convulsion dernière. Puis les lieutenants du Macédonien firent à leur chef les funérailles sanglantes qu’il avait prédites ; la Grèce et l’Asie se couvrirent de carnage, et il sortit de là des rois. Cette royauté asiatique, que les Grecs n’avaient encore vue que de loin, chez les Barbares, s’étala de tous côtés, avec toutes ses habitudes d’assassinat et de débauche. On vit ces familles, où les pères et les fils, les maris et les femmes s’égorgeaient si souvent ; car pour le meurtre des frères, c’était, dit Plutarque, quelque chose comme ces demandes préalables des géomètres, dont on ne peut pas se passer. C’est précisément à Athènes qu’un Macédonien commença à porter ce titre royal : Démétrios le prit avec son père Antigone, et il naquit d’eux une dynastie qui devait peser sur la Grèce jusqu’aux Romains. Démétrios avait enlevé Athènes à Cassandre, qui l’avait arrachée à Polysperchon, qui la lui avait prise à lui-même ; car Cassandre l’avait comme héritée de son père Antipatre, celui par qui Démosthène était mort, et qui le premier avait mis une garnison macédonienne dans un port d’Athènes. Pendant ce temps, Athènes avait changé de système de gouvernement à chaque fois qu’elle changeait de maure, ceux-ci s’appuyant sur les honnêtes gens, et ceux-là sur le populaire. Démétrios se présenta comme un champion de la démocratie, chassa la garnison établie par Cassandre, se trouva assez fort lui-même pour se passer d’en établir une, et déclara qu’Athènes était libre. Il est vrai que plus tard, les Athéniens lui ayant fermé leurs portes au retour d’une expédition malheureuse, il attendit, revint en force quelque temps après, assiégea la ville et la réduisit à une famine affreuse. On disait qu’un père et un fils qui attendaient la mort dans leur maison, ayant vu Lotit à coup un rat crevé qui tombait du toit, s’étaient battus pour se l’arracher. Athènes se rendit, et cette fois Démétrios mit garnison, non plus dans le port, mais dans la ville, tout juste en face de l’acropole. On sut ce qu’il fallait attendre de ces rois libérateurs.

Plutarque a écrit la vie de ce personnage ; et on ne la lit pas sans être frappé de voir combien cette tyrannie ressemble, sur un moins grand théâtre, à celle des Césars romaine. C’est la même dureté, la même folie, le même besoin d’insulter en opprimant, comme pour donner à la domination un plus haut goût. Ce sont les mêmes apothéoses ; et, comme à Rome, l’insolence du maître ne vient pas à bout d’égaler la bassesse des sujets. Un citoyen qui demandait une grâce au peuple avait présenté à l’appui de sa requête une lettre de Démétrios. Le peuple mécontent fit ce qu’on lui demandait, mais défendit de produire à l’avenir une lettre royale. Le prince s’emporta et le peuple eut peur ; si bien que ceux qui avaient fait passer le décret furent bannis, et plusieurs même mis à mort, et qu’on en rendit un autre portant que tout ce qu’ordonnerait Démétrios serait désormais tenu pour une loi. On plia à ses volontés jusqu’au calendrier : comme il avait eu la fantaisie de faire une double cérémonie qui ne devait se faire qu’en. tel mois et en tel autre, on déclara qu’il serait le mois qu’il fallait, et on fit cela à deux fois, de façon qu’on fit tenir trois mois en un seul. Il avait une maîtresse, et une vieille maîtresse, la fameuse Lamia. Ayant levé un jour dans Athènes une contribution de deux cent cinquante talents (plus d’un million), il dit que ce serait pour Lamia et ses femmes, pour leur parfumerie. On raconte enfin, mais ceci ne se passe plus à Athènes, c’est à Pella de Macédoine, en pays barbare, qu’un jour qu’il se promenait par la ville, comme on lui apportait de tons côtés des requêtes, il les recevait et les ramassait dans sa chlamyde, puis arrivé à un pont, il laissa tomber sa chlamyde et jeta le paquet dans la rivière. Tout n’était pas si gai dans ses caprices. Il poursuivait de ses désirs un beau jeune garçon, un enfant encore, qui se dérobait obstinément à ses poursuites. Un jour il le surprit dans un bain particulier où il se croyait à l’abri ; l’enfant se voyant à sa discrétion, leva le couvercle d’une chaudière et se jeta dans l’eau bouillante.

Alexandre tout le premier, dans sa courte vie, avait laissé échapper plus d’un trait d’extravagance ; les rois d’après lui furent ses héritiers en cela comme en tout le reste : ils se firent aussi dieux comme lui. Athènes, qui avait refusé les honneurs divins à Alexandre, ne les refusa pas à Démétrios et à son père. Ils furent déclarés dieux sauveurs, et on leur donna un prêtre qui remplaça l’archonte et qui mettait son nom à tous les actes. On mit leur image avec celle des anciens dieux sur à robe brodée qu’on portait en procession aux fêtes de Pallas. On déclara que les députés qu’on leur enverrait ne seraient plus des députés, mais des théores, c’est-à-dire à peu prés des pèlerins. On associa le nom sacré de Déméter ou Cérès à celui de Démétrios (dont le seul est : qui appartient à Déméter), et on chanta dans les rues : Voici, l’entrée de Déméter et de Démétrios. On fit un mois démétrion et des fêtes démétriades, sans doute à la faveur de l’équivoque. A l’occasion de je ne sais quel acte religieux qu’on eut à accomplir, on décréta qu’on irait consulter solennellement le dieu sauveur, et qu’on lui demanderait, nones une réponse, mais un oracle. On finit par le loger dans le Parthénon, chez Pallas sa sœur aînée (le Parthénon, c’est la chambre de la Vierge), et il faisait là des orgies avec ses maîtresses et ses mignons. Il se fit faire un costume royal qui était celui d’une idole.

Je demande ce qu’il y a de plus fort, ou même de nouveau après cela dans Tacite ou dans Suétone, mais tout prend à Rome d’autres proportions, tout y est agrandi. Les fous du Palatin étaient en spectacle à toutes les nations et disposaient de toutes les forces du monde ; leur histoire a été écrite dans une langue qui est devenue universelle, et dans des livres qu’on relit tous les jours. La littérature des temps macédoniens n’eut pas cet éclat, et elle n’existe plus pour nous.

Ces tyrans d’Athènes étaient pourtant eux-mêmes presque Athéniens ; ils ont de l’esprit et de cette grâce qui est le don grec par excellence. Ils entendent les bons mots et ils en disent ; ils aiment les lettres et les arts ; il y a de jolies scènes dans leur histoire. Qui ne connaît la belle Stratonice, le jeune Antiochos son beau-fils, malade d’amour pour elle, le diagnostic du médecin Érasistrate, et la complaisance de Séleucos, qui cède sa femme à son fils ? Démétrios est le père de Stratonice. Quand il prit Rhodes, il y trouva le fameux Ialyse de Protogène, que le peintre venait à peine d’achever, et il en eut un soin respectueux.

Que devenaient la religion et la philosophie, sous l’influence de ces hommes et de ces temps ? Il semble que la religion, déjà si entamée par la critique, ne pouvait guère résister à de pareils spectacles. Dans ce chant de fête en l’honneur de Démétrios, qui nous a été conservé, on le saluait fils de Poséidon ou Neptune et d’Aphrodite, puis on ajoutait : Les autres dieux sont loin, ou bien ils n’ont pas d’oreilles, ou bien ils ne sont pas, ou ils ne se soucient pas de nous. Toi, tu es là, nous te voyons ; tu n’es pas de pierre ou de bois, tu es tout de bon. Voilà où en était la foi aux dieux chez beaucoup d’esprits ; d’autres, sous l’impression du même dégoût, avaient d’autant plus besoin de croyances, mais de croyances pures ; d’autres s’enfonçaient plus désespérément dans toutes les superstitions, et on n’entendait parler que de songes, d’oracles et de prodiges.

Pour la philosophie, elle prit le plus grand développement dans ces jours mauvais, et attira à elle toutes les forces de la pensée. Ces abaissements et ces ruines contiennent, à vrai dire, tout le secret de la révolution religieuse dont je fais l’histoire. L’avènement du Christianisme sera le dernier symptôme de l’agonie de l’humanité, désespérant d’elle-même ; le premier a été l’établissement de la religion philosophique.

La religion philosophique n’est pas la philosophie. Celle-ci est une force libre de l’esprit humain, elle se confond avec la science et la vie même ; elle ne constitue pas une singularité et une exception. Elle trouve sa place partout, elle n’est point une profession ni un ministère. Certains esprits peuvent être plus particulièrement philosophes, c’est-à-dire raisonneurs et observateurs en grand, comme il en est qui sont plus poètes ou plus politiques ; mais ceux-là mêmes, quand ils sont descendus de leur chaire ou qu’ils ont fini leur livre, rentrent dans la vie générale, et redeviennent des gens comme nous. Voilà ce que lai philosophie est aujourd’hui, et ce qu’elle doit être. Mais les philosophes en Grèce sont des gens à part, et il y a là une vie philosophique qui n’est pas la vie de tout le monde. La philosophie détache les hommes les uns des autres, et les distribue en groupes pareils à nos communions ; elle a ses .pratiques, quelquefois même son costume ; il se fait entre l’ordre spirituel et l’ordre extérieur une séparation qui s’accuse de plus en plus jusqu’à ce que le Christianisme l’achève. Eh bien ! c’est cette séparation même qu’il faut reconnaître, non comme le principe, mais comme le signe d’un état mauvais. On ne s’en avise que parce qu’on n’attend plus dans la vie commune ni liberté ni justice. L’air manquant à ciel ouvert, on se met sous une cloche où on tâche de respirer artificiellement. Et l’humanité y languit jusqu’à des jours meilleurs, on l’air étant redevenu plus pur et les poitrines plus saines, elle brise la cloche des sectes on des Églises, et se remet à respirer à pleins poumons.

Quand les cités de l’Italie grecque, si grandes et si florissantes au VIe siècle avant notre ère, s’abîmèrent dans l’anarchie d’abord et puis dans les tyrannies, alors la secte pythagorique parut et grandit. C’est en face de Denys, le fameux despote de Syracuse, qu’elle a eu le plus d’éclat. A la suite de l’a prise d’Athènes par Lysandre, les sectes socratiques s’élèvent à leur tour. Mais ce fut tout autre chose encore sous la domination macédonienne. La philosophie n’avait eu à elle jusque-là que les philosophes, on du moins la plupart des disciples ne philosophaient que jusqu’aux limites de la jeunesse ; dorénavant, beaucoup appartinrent à leur école pour toute leur vie, et demeurèrent attachés à ses principes, à peu près comme aux dogmes d’une Église.

Et que pouvait-on faire de mieux que de philosopher ! Ce n’était plus le temps où Platon se plaignait que le mouvement du dehors et les tentations de la vie publique enlevaient à l’étude de la sagesse les esprits nés pour s’y adonner. Qu’attendre maintenant de l’éloquence et du gouvernement des peuples ? Démosthène s’était empoisonné dans un temple d’où on était allé l’arracher pour le livrer à Antipatre. Phocion, un de ces sages chagrins que les désordres de la démocratie détachaient presque de leur patrie, qui n’étaient ni hardis ni fiers pour elle, et lui recommandaient avec une pitié méprisante de se résigner à une situation humble, puisqu’elle l’avait méritée, n’avait pourtant pas été plus heureux. La démocratie le détestait, parce qu’il s’accommodait même de l’étranger plutôt que d’elle ; et c’est l’étranger qui le livra à la démocratie, un Macédonien ayant cru à propos de favoriser un mouvement populaire pour se défendre contre d’autres Macédoniens. On sentait d’ailleurs que la Macédoine avait eu en lui un associé plus qu’un sujet. Il avait refusé les présents d’Alexandre, et prétendait ne servir qu’à sa façon. Les maîtres ne doivent rien à ces gens-là. Il fut donc abandonné au peuple, ou à la populace, et exposé en plein théâtre à la bée furieuse qui aboyait de toutes ses voix et qui le condamna sans l’entendre. Il but la ciguë, lui et les siens, et comme la provision de poison était épuisée, il fut obligé de payer pour en avoir d’autre et pouvoir mourir. Callisthène enfin, à la suite d’Alexandre, s’était fait en vain courtisan. Comme plus tard Sénèque, il dit et il écrivit des flatteries déplorables ; mais comme Sénèque aussi, il ne put étouffer des dégoûts et des impatiences qui le perdirent, et le maître finit par le faire tuer. Après de tels exemples, il était clair qu’il n’y avait plus pour les penseurs d’autre parti à prendre que de se réfugier dans leurs écoles.

Mais on voulut que la philosophie fût pratique, et qu’elle satisfît du moins au dedans à ce besoin d’action qui ne trouvait plus d’issue au dehors. Les âmes souffraient, elles cherchaient à être soulagées ; ayant perdu leur voie, elles demandaient à être conduites. Il y eut encore des esprits qui restèrent fidèles aux belles spéculations de Platon ou aux études sévères d’Aristote mais le grand mouvement n’était pas là. Deux écoles moins célèbres, celles d’Antisthène et d’Aristippe, qui tiraient surtout de l’enseignement de Socrate des conséquences pratiques et populaires, devinrent dominantes en se transformant : d’Antisthène sortit Zénon, et d’Aristippe Épicure. La philosophie de Zénon ou de la Stoa (c’est-à-dire du Portique), et la philosophie d’Épicure régnèrent depuis l’an 300 avant notre ère jusqu’à la fin du paganisme. Ceux de la Stoa, ou les Stoïques, plaçaient le souverain bien, le bien absolu, dans l’honnête ; Épicure et les siens le mettaient dans le plaisir, ou du moins ils le disaient. Les autres écoles prenaient part à la dispute ; on se passionnait pour cette question, et elle produisait des efforts de dialectique poussés jusqu’à une subtilité infinie. Il n’est pas difficile de démêler où allait en effet toute cette passion et tout ce travail. Le souverain bien qu’ils poursuivaient, c’était celui qui était perdu sans retour, la liberté.

Bien suprême et incomparable, dont l’homme spirituel ne se passe pas plus aisément que l’homme physique ne se passe d’air. On demandait à la sagesse de le retrouver quelque part. C’est parce que la philosophie antique tendait là sans cesse qu’elle eut sur les âmes J’empire d’une religion ; et quand la religion proprement dite s’empara du monde, c’est par là aussi qu’elle l’entraîna. C’est la liberté que le genre humain a poursuivie dans l’Église, et qu’il a cru d’abord y avoir trouvée, mais qui n’y était pas, et qu’il a fallu chercher ailleurs.

Les deux écoles s’accordent pour ouvrir à la liberté un asile au dedans de nous-mêmes, derrière ce retranchement impénétrable qu’on ne peut forcer[1]. Mais les hommes se sont répartis entre l’une et l’autre suivant la différence des caractères : ceux-ci se défendirent en se roidissant, ceux-là en se dérobant. Les uns disaient avec hauteur : Nous ne nous soumettrons à rien ; et les autres avec finesse : Nous ne serons dupes de rien. Ces deux sagesses se rencontraient dans une indifférer tranquille. Parlons d’abord des Stoïques.

Antisthène avait fait revivre Socrate sous un aspect qui est un peu effacé dans Xénophon et dans Platon. Le Socrate rude et populaire, le va-nu-pieds, parait chez eux sans doute, mais l’originalité de sa figure n’y sert que d’assaisonnement à une sagesse élégante ou magnifique ; Antisthène rappela le maître, extérieurement du moins, par ses habitudes simples et grossières. Il était mal vêtu, il recommandait le travail et la peine et invoquait l’exemple d’Hercule[2] ; il frayait avec les gens mal famés, et quand on le lui reprochait, il répondait que le médecin doit vivre parmi les malades. C’est précisément ce qu’on fait dire à Jésus dans l’Évangile. Mais son disciple Diogène exagéra cet esprit, et attacha à jamais à son école le nom d’école des Chiens ou Cyniques. Diogène vit finir l’indépendance grecque et acheva de vieillir sous Alexandre ; l’attente, puis le spectacle de la .servitude exaspéra en lui la passion de la liberté. Mais cette passion prit les allures d’une manie ; c’est ainsi qu’elle se fit tolérer. Diogène, fut, comme on l’a dit, un Socrate fou. Dans son tonneau, avec son écuelle et sa lanterne, il eut l’air d’être libre à lui tout seul, et soulagea ses compagnons d’esclavage par ses boutades. Il dit, ou on lui fit dire, tous les mots que chacun avait dans le cœur. Alexandre demandant à ce vieux homme ce qu’il pourrait faire pour lui, il répondit : Que tu t’ôtes de mon soleil. Il se moqua des Mystères, des fêtes, de la divination, de l’eau de purification, qui ne peut pas plus laver un péché qu’un solécisme, des ex-voto offerts par ceux qui se sont sauvés du naufrage : Il y en aurait, disait-il, bien davantage, si on avait ceux des noyés. Il railla sans pitié l’illusion d’une autre vie. Ses sarcasmes battirent en brèche le polythéisme et firent la place nette. Et sa morale, par la succession de ses disciples, va rejoindre la prédication des moines : ils ont été en effet les Cyniques des temps chrétiens. Us ont ce mépris des hommes, cette insolence intrépide ; ils sont prêts, comme Diogène, à demander l’aumône aux statues, pour s’habituer aux refus ; ils condamnent comme lui le mariage et la famille ; ils font fi de la patrie ; ils outrent tout, pour dompter la foule en l’étonnant.

Les philosophes de la Stoa, sans adopter le cynisme, gardèrent la sévérité et même l’âpreté de cette morale. C’est par l’énergie de la volonté qu’ils essayèrent de s’affranchir dans la servitude universelle ; ils se dirent qu’ils seraient libres malgré tout, du moment qu’ils ne voudraient pas d’après autrui. Les thèses austères que Platon avait éloquemment prêchées, ils les reprirent sur un ton et avec un accent qu’il n’y mettait pas ; ils en firent ces fameux paradoxes, dont tout retentit, et qui furent comme des dogmes religieux ; car la religion a même emprunté d’eux ce mot de dogmes, qui ne signifiait que des opinions ou des principes, et qui leur doit sans doute le sens plus ambitieux qu’il a pris. Voici comment ils ont raisonné. Si aucun bien ne peut entrer en comparaison avec la vertu, autant vaut dire, et il faut dire, qu’il n’y a d’autre bien que la vertu. Si aucun mal ne peut entrer en comparaison avec le péché, autant vaut dire, et il faut dire, qu’il n’y a pas d’autre mal que le péché. Ainsi la douleur n’est pas un mal, ni l’indigence, ni l’abjection, ni la maladie, ni la mort ; de même que la fortune, la grandeur, le plaisir, la santé, la vie, ne sont pas des biens. Les uns et les autres sont choses neutres et indifférentes, comme étant choses du dehors ; il n’y a que le dedans qui importe. Tout cela, qu’on y regarde bien, c’est le Christianisme même. Une multitude de disciples croyaient ces doctrines, ou tout au moins les professaient, ce qui est plus de la moitié de croire. Us étaient partis de cette sage parole socratique, qu’il faut suivre la nature ; et ils se trouvaient tout à coup en plein surnaturel, je veux dire en pleine illusion.

Ils ajoutaient que pour vouloir le bien, il suffit de comprendre que c’est le bien en effet ; car pourquoi voudrions-nous ce que nous ne jugerions pas nous être bon ? Celui qui jugerait bien de toute chose serait donc parfaitement vertueux, et dès lors parfaitement heureux ; celui-là serait le Sage. De là toute une autre série de paradoxes : Le Sage se suffit à lui-même[3] ; le Sage ne connais ni le désir ni la crainte. Il est libre, puisque sa volonté ne fléchit pas sous l’action des choses extérieures. Il est riche, puisqu’il a tous les vrais biens et qu’il est exempt des vraies misères. Il est puissant, il règne, puisqu’il ne fait que ce qu’il veut. Il est même le seul libre, le seul riche, le seul puissant, le seul roi. Il est encore le seul véritable artisan en toute espèce d’ouvrage, puisqu’il est le seul qui fasse tout suivant la règle du bien, qui est la règle suprême.

On trouve parmi les couvres attribuées à Jean d’Antioche, celui qu’on appelle Chrysostome, un discours intitulé : Comparaison de la puissance, de la richesse et de la grandeur d’un roi avec un moine qui vit dans la vraie philosophie du Christ. C’est le paradoxe stoïque transporté dans l’Église. Il y est moins pur et moins grand en réalité ; car le moine chrétien, qui avait tout un peuple derrière lui, était quelque chose, même au dehors, tandis qu’au dehors le philosophe n’était rien. Celui-ci honorait dans son Sage idéal une grandeur tout invisible, mais qui, selon lui, était la vraie, et qui lui faisait estimer celle des prétendus grands son juste prix.

Le plus étrange des paradoxes était celui-ci : que toutes les fautes sont égales. Ce n’était pourtant qu’une délicatesse de la conscience, qui craignait de mesurer les fautes, de peur d’être amenée à dire : Celle-ci est légère. En effet, si elle est peu de chose, pourquoi ne pas se la permettre en vue d’un grand intérêt ? Le Stoïque pense qu’aucun intérêt ne peut entrer en compensation avec une faute, parce que l’intérêt pour lui a une mesure, la faute n’en a point. Il n’y a pas de faute légère : elle est faute, et tout est dit ; par cela seul elle doit être insupportable et impossible. Le Chrétien qui se moque de ces principes ne fait pas attention que, dans sa croyance, si ce n’est pis tous les péchés, qui sont égaux, ce sont tous les péchés mortels, puisqu’ils entraînent tous également la damnation éternelle. Égalité matérielle et épouvantable, qui frappe sûr les pécheurs et qui les abîme, tandis que l’égalité spirituelle des Stoïques ne frappe que sur le péché. Et le Chrétien reste exposé à la tentation que conjurait le Stoïque, celle de dire : Qu’importe cette faute ! c’est véniel. Il ne mesure le péché que sur la punition.

L’illusion des paradoxes sautait aux yeux et prêtait à rire ; mais elle avait aussi des conséquences graves, commet toute erreur en a toujours. Si les choses du dehors ne comptent pas, alors une famille et des amis ne sont rien, et ce n’est rien que de les perdre[4] :

Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,

Que je m’en soucierais autant que de cela.

Le sarcasme de Molière tombe également sur le fanatisme stoïque et sur le fanatisme chrétien. Ce que la langue des Stoïques appelle le dehors, c’est véritablement la vie elle-même. La conquête, la servitude, les scandales et les iniquités publiques sont choses du dehors ; tout cela sera donc indifférent pour le Sage. L’honneur d’une femme ou d’une fille, c’est chose du dehors. On raconte que Stilbon ; le maître de Zénon, refusait absolument de s’émouvoir pour si peu de chose. Le Trissotin de Molière, dans les étranges propos qu’il tient sur ce sujet à Henriette, n’est que l’écho de Stilbon. Ce n’est pas tout : la même distinction tranchée et absolue que le Stoïque met entre le bien et le mal, il la met aussi entre ceux qui font bien et ceux qui font mal, entre les sages ou les bons et les non sages ou les méchants ; et il est conduit à tenir ceux-ci pour néant dans ses pensées, faisant de sa vertu même une affaire qui ne les regarde pas, et qui se passe tout entière entre la Raison suprême et lui. En un mot, le Sage des Stoïques et le Saint qui a remplacé le Sage, en s’enveloppant de leur vertu, suivant l’expression d’Horace, risquent de mettre entre eux et l’humanité la barrière d’une sorte d’égoïsme supérieur.

Zénon ne l’entendait pas ainsi : il ne prétendait d& tacher l’homme des choses du dehors que pour qu’il fit le bien résolument, sans se laisser corrompre par les tentations ni effrayer par les menaces. Il ne prêchait pas la force inerte et stérile à laquelle l’école se réduisit plus tard, mais l’action, au profit de la justice. Ses disciples donnèrent plus d’une fois l’exemple de l’indépendance et du courage. Ils ne faisaient pas volontiers leur cour aux puissants. Ils inspiraient les belles entreprises et les réformes généreuses. Et ce qu’ils préconisaient surtout dans Héraclès, c’était d’avoir servi par ses travaux le genre humain.

Et d’ailleurs le bien, dont ils faisaient l’unique objet de la volonté, ils ne le considéraient pas seulement comme la règle d’une âme, mais comme celle de l’humanité entière, ou plutôt comme celle de toute la nature et de l’ensemble des êtres mortels ou immortels[5]. Zénon a construit sa République comme Platon, mais il l’a faite plus large ; ce n’est pas une cité grecque, cent la cité universelle. Plutarque dit très bien : Nous n’y sommes pas distribués par États et par villes, chacun avec sa justice particulière ; mais nous y sommes tous compatriotes et concitoyens, vivant d’une même vie sous une même loi, comme un grand troupeau gouverné par un seul gouvernement. C’est le gouvernement de la Raison, du Logos ; le mot grec est masculin ; on l’a traduit en latin par le Verbe ; nous pouvons le traduire par le Droit. Quiconque obéit à la raison, fût-il étranger, fût-il Barbare, fût-il esclave, est citoyen dans cette cité, où il n’y a pas d’autre grandeur ni d’autre suprématie que celle de la sagesse et de la vertu. Ce n’est pas seulement le travail de la pensée qui a conduit Zénon à des vues supérieures à celles de ses maîtres ; c’est la leçon des événements et du malheur. Les révolutions qui mirent sous le joug des Macédoniens, avec les Grecs, les Barbares et l’Asie entière, firent comprendre que Grecs et Barbares étaient également l’humanité[6]. Le sac d’Olynthe et celui de Thèbes, ainsi que les menaces suspendues sur Athènes, apprirent aux hommes le respect du captif et de l’esclave. Au contraire, les coups de hasard qui élevaient brusquement au plus haut un misérable leur firent désapprendre le respect des grands et des puissants. Toutes les distinctions parurent autant de mensonges de la fortune, à travers lesquels on démêlait la vérité.

La République de Zénon était un des grands monuments de l’antiquité ; Plutarque témoigne combien elle était admirée. Elle a disparu avec tous les livres, si considérables et si nombreux, où s’était déposé le travail de la plus féconde des époques philosophiques. Voilà comment il nous arrive, ici et ailleurs, d’être en peine de l’origine de certaines idées, dont nous voyons tout à coup le monde rempli sans avoir pu les saisir à leur naissance.

Un dogme de l’Église qui semble d’un mysticisme raffiné, la Communion des Saints, a pourtant son origine dans la philosophie stoïque. Je lis dans le Catéchisme du diocèse :

Cet article, Je crois la Communion des Saints, nous enseigne que les biens spirituels de l’Église Bout communs à tous ses membres, unis entre eux comme les membres du même corps... Les biens spirituels de l’Église sont les mérites de Jésus-Christ, de la sainte Vierge et des Saints, les Sacrements, le saint Sacrifice de la Messe, les prières et les bonnes œuvres.

Eh bien ! les Stoïques disaient aussi, que le moindre mouvement qu’un sage vient à faire suivant l’ordre profite à tous les sages répandus dans le monde entier. Idée rationnelle au fond, car cela signifie que tout ce qui est fait selon l’ordre concourt à l’ordre, et que tout ce qui concourt à l’ordre est un bien pour ceux qui le conçoivent et qui l’aiment. Ce n’est pas dire asses ; l’ordre profite à ceux mêmes qui s’en écartent ; mais les formules de l’École ne lui permettaient pas de convenir qu’il pût y avoir quelque chose de bon pour les mauvais.

La Cité de Dieu d’Augustin est un souvenir de celle de Zénon ; Marc-Aurèle disait, la Cité de Jupiter. Seulement il faut croire au Christ pour être de la tâté chrétienne, taudis que polir entrer dans la Cité stoïque à suffit de croire à la Raison.

Mais le malheur de l’une et de l’autre de ces Cités spéculatives, est d’accoutumer les hommes à se consoler trop aisément de la réalité par l’idéal, et à prendre trop vite leur parti des misères humaines. Pour l’honnête homme asservi, emprisonné, dépouillé ou exilé, il peut être beau de se dire que son âme n’en reste pas moins indépendante et libre ; que la force brutale ne peut lui arracher sa vraie richesse ni sa vraie patrie ; que c’est lui qui, règne et que ce sont ses tyrans qui sont des esclaves. C’est d’ailleurs aussi une sorte de représaille légitime pour l’opprimé, que de voir clairement combien est petit et misérable en lui-même celui qui l’écrase. Mais si l’humanité prend à la lettre ces grandes paroles, qu’a-t-elle à faire que de subir toute espèce de mal sans murmurer, puisqu’il n’y a plus alors ni souffrance ni iniquité qui vaille la peine qu’on se révolte ? Pendant que le Sage triomphait dans la République stoïque, les peuples avaient à supporter tous les scandales et toutes les violences, et s’enfonçaient de plus en plus dans leur misère. Pendant que le philosophe prêchait à l’esclave que par la loi de la Cité d’en haut il était libre, l’esclave, en réalité, était battu au gré d’un maître, et quelquefois se pendait de désespoir.

C’est ainsi que, pendant les temps chrétiens, on se résignait aux souffrances, j’entends à celles des autres, en se disant que la vie est bien peu de chose, et qu’il n’y a à tenir compte que de l’éternité. C’est seulement depuis que l’esprit humain s’est dégagé des idées théologiques, que le mal lui est devenu insupportable, et qu’il lui a déclaré une guerre qui ne s’arrêtera plus.

Cependant il est vrai de dire que les idées, même quand elles affectent de rompre avec les réalités, agissent néanmoins sur elles ; et il n’est pas douteux que les mœurs privées et publiques n’aient dû se ressentir jusque dans ces temps mauvais des nobles aspirations de l’École. Parmi les leçons de ces maîtres, il y en avait d’ailleurs qui ne contenaient que la vérité morale toute pure, sans mélange d’illusion. L’esclave, disait Chrysippe, est un salarié à perpétuité ; c’était comme s’il eût dit qu’il ne devait y avoir que des salariés et non des esclaves. Du jour où ce mot eut été prononcé et compris, le mouvement qui devait aboutir à l’abolition de l’esclavage avait commencé.

Il en est de la théologie des Stoïques comme de leur morale. Tantôt on y sent la force amassée par le long travail de la pensée libre ; tantôt on s’aperçoit que cette force a fléchi sous le poids de la servitude, et qu’elle renonce à lutter. Sous le nom de Zeus ou Jupiter, les Stoïques reconnaissaient véritablement un dieu unique dont tous les autres ne représentaient que les attributs on les bienfaits. Ils réduisaient la mythologie, nous le savons positivement, à des allégories physiques. Ils témoignaient particulièrement un grand mépris pour les croyances populaires qui se rapportaient aux lieux d’en bas. Ils se moquaient du Tartare et des Champs-Élysées ; et n’admettaient même pas volontiers, malgré l’autorité de Platon, l’immortalité des âmes ; car, dans leur ferme foi aux principes de leur morale, ils ne voulaient pas qu’on eût d’autre objet dans la vertu que la vertu même. D’après le témoignage de Plutarque, Zénon allait jusqu’à dire qu’on ne devrait pas élever de temples aux dieux, parce qu’un temple n’était pas une demeure digne de la divinité. C’est-à-dire qu’il parlait comme le livre des Actes fait parler Paul à l’Aréopage. Le dieu qui a fait le monde et tout ce qui est dans le monde, qui est maître de la terre et du ciel, n’habite pas dans des temples faits de main d’homme. C’est donc une parole grecque qui a ruiné les temples des anciens dieux. Zénon disait encore que la religion n’est autre chose que la sagesse, et que le Sage est le véritable prêtre, comme il avait dit qu’il est le véritable roi. Ce dernier mot avait pu déplaire aux rois et aux puissants ; l’autre devait bien davantage blesser les prêtres.

La religion des Stoïques voulait être la religion de la raison, si ces deux mots peuvent jamais s’accorder ensemble. C’est la raison même ou le Verbe qui est pour eux la divinité, telle que la chante l’hymne célèbre de Cléanthe.  C’est toi qui es notre père, ô Zeus ! à nous qui seuls avons reçu le don de la parole... C’est toi qui, la foudre en main, fais prévaloir la raison universelle, répandue à travers toutes choses, unie aux astres grands et petits... Rien ne se fait sans toi, ni au ciel, ni sur la terre, ni dans la mer, excepté le mal que font les méchants. Mais toi, tu remets partout le bien au lieu du mal, l’ordre au lieu du désordre, l’amitié au lieu de la haine. Tu fais entrer le bien et le mal dans une même harmonie, d’où se dégage la raison universelle et éternelle. Mais ils la négligent et la fuient, ces mortels méchants et malheureux qui, dans l’avide poursuite du bien, ne savent plus voir et entendre la loi divine, tandis qu’ils seraient heureux s’ils lui obéissaient sagement. Les uns courent à la gloire, d’autres au gain, d’autres à la volupté ; et ils vont contre le but qu’ils poursuivent. Ô Zeus ! préserve-les de l’erreur funeste ; délivres-en leur âme, et donne-leur de comprendre la pensée par laquelle tu gouvernes le monde suivant l’ordre. Alors, gratifiés par toi, nous te rendrons grâces à notre tour, et nous chanterons tes louanges perpétuellement, ainsi qu’il sied aux mortels ; car il n’y a pas de plus noble office pour les hommes, ni pour les dieux, que de chanter sans cesse comme il convient la Loi commune.

Un autre poète, Aratos, a répété ces mots : C’est toi qui es notre père ; et, dans les Actes des Apôtres, on nous représente Paul, quand il prêche à l’Aréopage le dieu nouveau, invoquant l’autorité des vieux poètes et citant précisément ce même vers. Certes, jamais Église n’a eu un plus beau cantique que celui qu’on vient de lire, et il s’en faut de peu qu’il ne célèbre en effet d’autre dieu que la raison et la justice. Mais il les personnifie, et au lieu d’une idée suprême et régulatrice, il en fait une personne vivante, Il contient ainsi le dogme de la Providence divine, je ne dis pas l’ides, qu’on trouve déjà dans Hérodote. Le dogme lui-même est dans Platon et dans Xénophon ; mais l’école des Stoïques l’a approfondi avec une complaisance et avec une force telle, qu’on peut dire qu’elle se l’est approprié. Ce sont eux qui lui ont donné tous ses développements, tels que la doctrine des causes finales, et tant de solutions laborieuses essayées pour les problèmes insolubles qu’il entraîne nécessairement avec lui, ceux de l’existence du mal, de la destinée, de la liberté. Les Chrétiens ont pris toutes leurs pensées sur tous ces sujets dans les livres des Stoïques.

Diogène de Laërte a résumé la théologie stoïque dans cette définition, bien voisine de celle de nos catéchismes : Le Dieu qu’ils croient est un être vivant, immortel, intelligent, parfait, spirituel, heureux, en qui rien de mal ne peut entrer, dont la providence gouverne le monde et tout ce qui est dans le monde, qui n’a pas figure humaine, qui est l’artisan de l’univers et comme le père de toutes choses, soit qu’on le considère dans son ensemble, oit dans la portion de lui qui pénètre chaque nature et qu’on appelle de noms divers selon me diverses fonctions.

Mais le spiritualisme le plus élevé et en apparence le plus abstrait est toujours amené à tendre la main aux religions populaires. Comme Platon, les Stoïques étalent obligée de reconnaître et d’adorer les dieux ; comme lui, ils crurent faire assez en écartant le plus possible let mythologies, et en mettant les dieux en quelque sorte dans la nature, je veux dire dans les astres. Dieux inférieurs sans doute, et qui n’étaient pas éternels, non plus que le monde lui-même ; un jour devait venir que Zeus ou le Dieu suprême subsisterait seul. Mais les astres, étaient du moins des démones ou génies[7] : les Stoïques acceptèrent cette croyance ou cette imagination pythagorique d’êtres intermédiaires entre Dieu et l’homme ; et il fallait bien l’accepter, puisqu’ils acceptaient la divination.

C’est là leur plus grande faiblesse, et qui nous fait le mieux comprendre l’état religieux de ces temps. La divination paraissait alors aussi inséparable du sentiment religieux que la prière l’est aujourd’hui. Rien n’occupait une plus grande place dans la vie des hommes d’alors que les oracles et les présages. Les disciples d’Épicure osèrent les combattre ; mais c’étaient des indifférents, des impies, des matérialistes, comme on dirait aujourd’hui. On ne concevait pas alors que l’élévation morale, les pensées édifiantes, l’esprit de pureté ou de dévouement pussent subsister sans l’idée divine ; et l’idée divine à son tour, aux yeux de la foule et de bien des philosophes peut-être, entraînait nécessairement celle du commerce que la divination ménageait entre la terre et le ciel.

Je résume les doctrines des Stoïques : au dedans, le culte de la force morale, le mépris des biens et des maux vulgaires, la résignation et l’austérité ; au de hors, la consécration de la justice, la reconnaissance de l’égalité et de la fraternité des hommes et des peuples ; au-dessus de nous, un dieu raison, un dieu Verbe, une providence qui veille continuellement sur les hommes, et qui ne veut être servie que par la pratique du devoir et de la vertu. Sous l’influence de ces enseignements, l’aspect du monde fut changé. La loi morale, jusque-là enfermée dans la conscience, ou se traduisant seulement de temps à autre dans quelques livres ou quelques discours, parut alors de tous côtés visible et agissante. Partout on vit des hommes qui méprisaient les plaisirs, qui supportaient et même recherchaient lies peines, et qui désavouaient comme un vain prestige tout ce qui en impose au grand nombre. Partout le fort trouvait devant lui les protestations au moins de la justice, et le faible entrevoyait des pensées qui fortifiaient son cœur et lui faisaient porter la tête plus haut. Les voix surtout qui rappelaient les hommes au sentiment de la communauté humaine étaient avidement écoutées, et répétées par tous les échos dans les places publiques et dans les maisons. Ainsi s’établit tout un ensemble de croyances qu’il nous arrive encore tous les jours d’appeler chrétiennes, sans penser que non seulement elles datent de plus loin que le Christianisme, mais qu’elles sont plus hautes. L’apôtre Paul, qui croyait que le monde présent allait finir avant même que la génération à laquelle il parlait eût cessé de vivre, disait à ceux de Corinthe : Le temps est court ; ainsi, que désormais ceux qui ont des femmes soient comme n’en ayant point, et ceux qui s’affligent comme ne s’affligeant point, et ceux qui se réjouissent comme ne se réjouissant point, et ceux qui acquièrent comme ne possédant point, et ceux qui usent du monde comme n’en usant point, car l’apparence de monde s’en va. Ce qu’il demandait est précisément ce qu’avaient fait les Stoïques. Ils ne se laissaient posséder ni par les affections, ni par la tristesse, ni par la joie, ni par les objets des sens ; ils vivaient comme ne vivant point. Mais ce n’était pas qu’ils attendissent, comme la troupe du Christ, un coup d’en haut et un lendemain miraculeux ; c’est que leur âme, portée à la plus grande exaltation morale, ne s’intéressait qu’à elle-même, à sa propre force et à sa propre grandeur, et estimait qu’il n’y a qu’une chose sérieuse dans la vie, qui est de bien faire, c’est-à-dire de bien vouloir.

Mais l’éducation chrétienne que l’école stoïque a donnée au monde a dû être contrariée, à ce qu’il semble, par la philosophie rivale d’Épicure, qui possédait l’autre moitié, la plus grande peut-être, du monde pensant. Cependant la vérité est que dans l’histoire des origines du Christianisme l’école d’Épicure doit avoir aussi sa part.

 

La morale d’Épicure est la même que celle d’Aristippe de Cyrène, qui était disciple de Socrate, et on peut s’étonner que Socrate ait inspiré une doctrine qui a pour fin le plaisir. Mais une sagesse supérieure comprend l’homme tout entier et donne satisfaction à tous ses instincts. Quand Socrate avait devant lui des esprits tels que celui d’Aristippe, calmes, faciles, faits pour tout sentir et pour jouir de ce qu’ils sentent, il trouvait sans doute un langage aussi pour eux. Il leur montrait par exemple que la tempérance est une excellente ouvrière de volupté ; et, comme Xénophon même la lui fait dire, que la nature par elle-même n’est pas exigeante, de sorte que celui qui s’en rapporte à elle seule peut avoir autant de jouissances que ceux qui font le plus de frais pour remuer les sens, en même temps qu’il a beaucoup moins de peines. Il les tenait en garde contre toute espèce de passion et contre toute espèce d’erreur, parce que l’erreur et la passion sont des causes de trouble et de souffrance. Il leur prêchait enfin que le plaisir n’est inaccessible à personne, qu’il peut être goûté par le pauvre comme par le riche, par le plus humble comme par le plus grand, par l’esclave comme par l’homme libre ; et ainsi il les ramenait encore au détachement en leur proposant la volupté. C’est cet aspect, cette face unique d’une large philosophie qui a fait la philosophie d’Aristippe.

Épicure a repris ces idées avec une telle puissance, qu’il les représente à lui seul aux yeux des modernes. Chez les anciens mêmes, c’est Épicure qui a donné à cette morale tout son relief, parce qu’il l’a prêchée en face de la morale des Stoïques. Ceux qui étaient étonnés et effarouchés par ces paradoxes, que le bien ne peut se trouver que dans la vertu, et dans une vertu qui ne comporte pas de faiblesse ; que le plaisir n’est rien et que la douleur n’est pas un mal ; se rejetèrent avec enthousiasme du côté de celui qui enseignait au contraire qu’il n’y a de bien que le plaisir et qu’il n’y a de mal que la douleur. Et s’il arrivait que leur conscience fût d’abord en peine de ce que devenaient, avec une pareille doctrine, le devoir et l’honnêteté, ils se rassuraient quand Épicure leur faisait voir, comme Aristippe et comme Socrate, que la volupté suppose la sobriété, la modération, la régularité de la vie, les bons rapports avec les hommes, le soin de la réputation ; et qu’en un mot elle a la vertu même pour instrument et pour ministre.

Au fond Épicure et Zénon poursuivaient tous deux également, je le répète, la tranquillité de 1’âme et son affranchissement. Mais tandis que les Stoïques les cherchaient dans l’indépendance d’une volonté supérieure à toutes les choses du dehors, Épicure les met dans l’indifférence. La liberté stoïque est de n’obéir qu’à la loi suprême, celle d’Épicure est de n’obéir à rien. Au dedans, pas de devoir ; la fin est simplement de se contenter. Au dehors, pas d’obligations, ou le moins possible : il conseille qu’on s’épargne celles de la famille, en n’ayant ni femme ni enfants ; il conseille encore d’éviter les charges de la vie publique, et de ne pas se mêler de politique. Au-dessus enfin, s’il admet des dieux, ce sont des dieux qui n’ont aucun rapport avec les hommes ; de ce côté aussi, il rompt tout lien. Et c’est par cette théologie négative que sa doctrine a eu un si grand retentissement.

Il s’est d’abord débarrassé du souci d’une autre vie. On a vu déjà que l’immortalité de l’âme n’avait jamais eu en Grèce le caractère et l’autorité d’un dogme établi. Malgré la complaisance de Platon pour cette idée, les Stoïques en général n’y croyaient pas. Quelques-uns pourtant se plaisaient à penser que l’âme survit au corps, comme une nature supérieure, non pas éternelle, mais céleste, et faite pour durer autant que les astres. Tous la regardaient comme une émanation de l’Esprit divin qui circule à travers le mondé ; elle devait rentrer dans cette source et s’y perdre quand elle cesserait d’exister à part. Pour Épicure l’âme est simplement un corps qui se dissout comme un autre et ne laisse rien après lui ; et il n’y a pas d’avenir pour elle au delà de l’existence présente.

Mais il étonna surtout les hommes par ses hardiesses à l’égard des dieux. Il admit pourtant leur existence et le culte qu’on leur rendait ; mais en laissant subsister la religion publique, il lui retira tout ce qui en faisait la vie. Les dieux d’Épicure étaient, comme on sait, des dieux fainéants. Le monde, qui s’était fait sans eux par un concours d’atomes, continuait de marcher sans eux. Ils ne s’intéressaient à rien, ils ne se fâchaient de rien. Non seulement on était ainsi débarrassé de ces dieux ennemis, vindicatifs, méchants, auxquels croyaient trop aisément les esprits faibles[8] ; mais il ne fallait pas plus attendre des dieux des actes de bonté ou de justice que de colère. Il n’y avait rien à espérer d’eux, ni rien à craindre. Ils ne demandaient pas d’expiations, ils n’accordaient pas d’oracles : il n’y avait plus de divination. La divination se rattache en effet nécessairement à l’idée d’une Providence divine, et les Stoïques n’avaient pu se résoudre à l’en séparer ; Épicure rejetait à la fois l’une et l’autre. Et se moquant de cette Providence qu’ils avaient toujours à la bouche et qu’ils se plaisaient à personnifier, il l’appelait la vieille qui dit la bonne aventure, anus fatidica, dit Cicéron. Enfin, de même qu’il avait renouvelé, au sujet des atomes, la doctrine antique des philosophes naturalistes d’Ionie, il osait répéter aussi d’après eux que le soleil, la lune et les astres n’étaient qu’une matière inanimée, et nos pas des dieux.

La secousse que cet enseignement donna aux esprits fut prodigieuse. Le surnaturel est si peu de chose aujourd’hui parmi nous, et même il tenait déjà si .pet de place dans la vie des hommes à des époques qui passent pour religieuses, comme notre XVIIe siècle, que nous avons peine à comprendre le grand effet de la prédiction d’Épicure. Mais le monde était véritablement alors accablé sous le surnaturel, comme parle Lucrèce :

Humana ante oculos fœde quum vita jaceret

In terris oppressa gravi sub religione[9].

L’humanité pouvait dire ce que dit Phèdre dans Racine :

De victimes moi-même à toute heure entourée,

Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.

On ne faisait rien sans un sacrifice, qui portait avec lui une promesse ou une menace. En même temps que les oracles célèbres décidaient des grands intérêts, mille prétendus signes célestes troublaient le train ordinaire de la vie. Les dieux modernes jouissent à peu près, dans leur ciel, du repos qu’Épieurs leur a ordonné ; ceux d’alors s’agitaient sans cesse et agitaient aussi l’esprit des hommes. Parmi les portraits moraux qui composent le livre célèbre de Théophraste, celui du superstitieux est un des plus fortement tracés : La superstition est une crainte lâche des dieux ! le superstitieux est l’homme qui après &’être lavé les mains et tout arrosé d’eau sacrée, prend du laurier dans sa bouche et se promène ainsi tout le jour. Si une belette passe devant lui, il attendra pour continuer son chemin qu’une autre personne ait passé, ou bien il commencera par jeter trois pierres par-dessus la voie. En cas qu’il ait trouvé un serpent dans sa maison, il invoque Sabazios si ce n’est qu’un parias ; si c’est le serpent sacré, il fait à l’endroit même une consécration... Si les souris lui rongent son sac aux farines, il demande au devin : Qu’y a-t-il à faire ? et si on lui répond qu’il n’y a qu’à faire mettre une pièce à, son sac, il n’en tient compte et va faire un sacrifice expiatoire... Tous les mois il se fait purifier chez les purificateurs orphiques, ainsi que sa femme ; et si sa femme n’a pas le temps, il y mène les petits enfants avec la nourrice, etc., etc. Le théâtre contemporain parait avoir reproduit à peu près les mêmes peintures.

Et d’autres poètes nous représentent ces frayeurs sous un aspect plus sombre, comme dans de plus grandes proportions ; ils nous font voir des troupes d’hommes qui courent pâles et tremblants dans les villes consternées, quand les statues des dieux suent le sang et qu’on entend des mugissements dans les enclos sacrés.

Enfin la place que la magie tient à cette époque dans les préoccupations des hommes peut être soupçonnée par celle qu’elle prend dans la littérature ; témoin la Charmeuse de Théocrite et la Médée d’Apollonios. Mais des anecdotes particulières en diront plus que des généralités sur cette obsession du surnaturel. J’en prendrai une au commencement et une autre vers la fin de la période de l’histoire grecque comprise entre Alexandre et les Romains. Agathocle, livrant bataille aux Carthaginois en Sicile, et voyant ses hommes effrayés parla multitude des Barbares, imagina de lâcher dans son camp des chouettes qu’il avait fait ramasser, et qui vinrent s’abattre sur les casques et sur les boucliers des soldats. Ceux-ci reprirent courage, et ces oiseaux leur furent un présage heureux, parce qu’ils sont consacrés à Athénée ou Minerve. Ces imaginations, dit l’historien, qui paraissent vaines à quelques-uns, ont souvent causé de grands succès ; c’est ce qui arriva alors, car tout le monde se dit que la déesse elle-même venait d’annoncer clairement la victoire.

Environ cent ans plus tard, c’est-à-dire cinquante ans après la mort d’Épicure, pendant que les Romains faisaient la guerre en Sicile, un certain Nicias avait agi chaudement pour eux dans la ville d’Engyion. Cette ville était célèbre par une épiphanie (ou manifestation) des déesses qu’on appelait les Mères. Nicias se voyait menacé par le parti contraire, qui était le plus fort, d’être livré aux Carthaginois. Voici ce qu’il imagina pour se sauver. Il affecta pendant quelque temps de faire l’esprit fort au sujet des Mères et de leur épiphanie ; il se moquait tout haut de ce conte. Puis, un jour d’assemblée, tandis qu’il haranguait le peuple dans le théâtre, il s’arrête au milieu de son discours et tombe par terre comme foudroyé, à la manière de Paul sur le chemin de Damas. Il se relève peu à peu, et tout à coup jetant son vêtement de dessus et déchirant celui de dessous, il court à moitié nu et sort du théâtre, en criant que les Mères sont à sa poursuite. Personne n’ose le saisir ni lui faire obstacle ; le voilà aux portes de la ville, et bientôt à Syracuse près de Marcellus : sa femme l’avait rejoint dans sa fuite. Par cette surprise de tout un peuple, on voit ce que c’était alors que de croire aux dieux.

La superstition ce jour-là a favorisé et sauvé un homme ; mais combien plus elle en pouvait menacer ou perdre ! et surtout que d’inquiétudes, que de craintes la superstition devait accumuler dans la vie de tous les jours, et que de violences elle devait faire, soit à la raison, soit à la liberté humaine ! Le philosophe qui mettait les dieux en congé délivrait donc aussi les hommes.

Cependant il y avait toujours des dieux ; Épicure et ses disciples, comme tout le monde, venaient dans les temples, célébraient les fêtes, faisaient des prières, des sacrifices, des adorations, et prononçaient des serments. Théodore de Cyrène, tout récemment, avait osé nier, dit-on, les dieux mêmes ; c’est dans son livre, à ce qu’on assure, qu’Épicure avait pris toutes ses doctrines d’irréligion. Mais s’il l’avait suivi jusque-là, il serait resté seul, et peut-être il eut été persécuté, au lieu de fonder la plus grande école et la plus docile qu’un maître ait jamais vue se former autour de lui. Car la manière dont cette école s’étendit tint du miracle. Épicure lui-même avait vécu presque ignoré de la Grèce et à peine connu dans Athènes. Et bientôt, non seulement la Grèce et l’Italie, mais jusqu’aux pays barbares, dit Cicéron, étaient entraînés par sa doctrine.

Voici comment il s’y prenait pour établir que les dieux existent. Tous les hommes ont dans l’esprit l’idée ou l’image des, dieux. Cette image étant innée ne peut provenir que d’un objet véritable, qui est la forme des dieux. Et en effet ils sont, et ils De sont que ces figures mêmes que nous avons dans l’esprit, figures impalpables et sans matière solide, des dieux au trait, disait Cicéron, qui n’en sont pas moins bienheureux et immortels[10]. On explique cette singulière thèse par une doctrine à la fois subtile et grossière sur les perceptions et les idées, qui était celle d’Épicure ; mais on peut dire en général que les systèmes tiennent le plus souvent à des causes qui n’ont rien de salivant ni d’abstrait. Celui-ci n’atteste autre chose, à mon sens, que la puissance avec laquelle les figures des dieux, reproduites par l’art de tous côtés, s’étaient emparées de l’imagination populaire. Dès que les yeux d’un Grec s’étaient ouverts, il avait vu Zeus, Pallas, Aphrodite ; il les retrouvait tous les jours dans des peintures, dans des marbres, daos des tapisseries. L’art avait encore la plus fraîche jeunesse ; les œuvres d’Apelle, de Lysippe, de Praxitèle venaient d’éclore. Comment croire que les dieux n’existaient pas, quand on vivait au milieu d’eux autant qu’au milieu, des hommes, et, avec plus de plaisir ; quand on les voyait si beaux, et qu’on avait les sens pleins de leurs formes divines ? Aussi l’action de ces dieux, paraissait toute présente. Une inscription «Érétrie nous montre que cette ville ayant été forcée de subir une garnison étrangère, puis en ayant été délivrée, il se trouva que cette garnison se retira précisément pendant la procession de Dionysos et au bruit des hymnes chantés en l’honneur du dieu. Aussitôt on rapporta au dieu le bienfait de cette délivrance, et on institua une commémoration solennelle de cette divine intervention.

Lorsque vinrent les temps chrétiens, le prestige était bien diminué ; la poésie était usée, l’art ne produisait plus que des répétitions affaiblies ; les délicats en avaient alors assez des dieux. Mais la mythologie autour d’Épicure était encore toute vivante. On n’en était plus sans doute au temps d’Homère, pas même à celui où Pindare entendait le dieu Pan lui-même chanter un de ses hymnes. Cependant les anciens poètes n’avaient pas vieilli, et la poésie mythologique venait de se renouveler en quelque sorte à Alexandrie. Les Hymnes de Callimaque nous montrent le polythéisme dans tout son lustre. L’un célèbre la fête où on baigne solennellement Pallas dans l’Inachos ; l’autre la procession où on porte le calathos ou corbeille sacrée de Déméter, qu’il ne faut pas regarder passer d’en haut, car ce serait une profanation ; celui-ci nous montre Délos toute remplie du culte d’Apollon : Jamais Hespéros en se levant n’y trouve le silence, et les chants sacrés ne s’y taisent jamais. La fête d’Adonis à Alexandrie est le sujet d’un petit poème de Théocrite, et sa mort divine a été chantée aussi par Bion. Si nous cherchons d’autres témoins que des poètes, voici un passage d’un historien contemporain, Callixène de Rhodes, qui nous a été conservé, et qui nous fait assister à une de tes solennités du paganisme alexandrin. C’est une pompe ou procession (car c’est le sens de ce mot en grec) ordonnée par Ptolémée Philadelphe. Elle mit à défiler à travers le stade une journée entière, depuis le lever de l’étoile du matin jusqu’à celui de l’étoile du soir ; et le premier de ces astres était en effet figuré en tète du cortège, comme le dernier à la fin. Elle se divisait en une multitude de processions particulières consacrées aux différentes divinités. Celle de Dionysos nous est décrite en détail. C’étaient d’abord des troupes d’enfants et des troupes de satyres. Puis l’An et la Pentétéride (ou période de cinq ans), avec les quatre Saisons ; un char traîné par 120 hommes et portant la statue du dieu ; des prêtres, hommes et femmes, et des ministres de toute espèce ; des bacchantes, les cheveux épars, couronnées les unes de serpents, les autres de vigne, ayant dans les mains des poignards ou des serpents. Encore des chars traînés par 60 hommes, par 300, par 500, par 600 ; un bataillon de 1.600 enfants portant chacun quelque objet de prix ; ailleurs 500 jeunes filles ; un escadron d’ânes montés par des satyres ou des silènes ; des attelages d’éléphants, de cerfs, d’autruches, de toute espèce de bêtes ; des chameaux chargés de tentes barbares remplies de femmes indiennes et autres, ou voiturant 300 livres d’encens, 300 livres de myrrhe, etc. ; des noirs portant 600 dents d’éléphants, de l’ébène et autres produits ; des chasseurs avec 2.400 chiens de toute race, toute une ménagerie d’animaux exotiques ; des troupes de femmes représentant tontes les vides grecques et asiatiques de l’empire des Ptolémées ; une profusion de vases et d’objets en or ou en argent dont l’écrivain donne le compte, renonçant à compter ceux qui n’étaient qu’en airain[11]. Sur l’un des chars était un chœur de 600 chanteurs avec 300 citharistes ; sur un autre, un thyrse d’or r sur un autre un phallos. Ou bien un pressoir où 60 satyres foulaient des raisins. Ou encore une outre en peau de panthère contenant 3.000 métrètes de vin (environ 415 hectolitres). Le vin allait se répandant sur la voie, et la foule le recueillait au passage. Sur un autre char était une espèce d’antre, d’où s’envolaient incessamment des oiseaux à qui on avait attaché des rubans à la patte pour qu’ils pussent être pris par les spectateurs. Plusieurs autres portaient des figures et des représentations sacrées. Ici la statue de Nysa, qui se soulevait de temps en temps par un mécanisme pour faire une libation de lait. Ailleurs le triomphe de Dionysos revenant des Indes, c’est-à-dire la statue colossale du dieu magnifiquement vêtu et porté sur un éléphant. Ailleurs encore toute une scène : c’était Dionysos poursuivi par Héra ou Junon, et se réfugiant à l’autel de Rhéa ; des figures l’entouraient, parmi lesquelles celles d’Alexandre et de Ptolémée, couronnées de lierre d’or. D’autres chars en grand nombre portaient d’autres statues des dieux et des rois. On étalait aussi sur des tables des représentations diverses, comme celle de la chambre nuptiale de Sémélé. L’écrivain abrége, ne suffisant pas à tout dire, et je réduis encore beaucoup son récit. Tout cela n’est que la procession de Dionysos : il y avait encore celle de Zeus et celle de beaucoup d’autres dieux ; tout à la fin venait celle d’Alexandre, lequel paraissait sur un char traîné par des éléphants. La marche était fermée par toute une armée d’environ 150.000 fantassins et 20.000 cavaliers !

Voilà des pompes religieuses dont on peut dire que les peuples les plus dévots n’en ont pas vu souvent de pareilles ; il y là un luxe d’imagerie sacrée et de décoration théâtrale au-dessus de tout ce que la foi du moyen âge a jamais pu étaler dans ses triomphes. J’ajoute que ces magnificences étaient nouvelles encore, de moins à ce degré d’éclat, à l’époque de Ptolémée Philadelphe, puisqu’un historien du temps les décrivait si complaisamment ; et ainsi ce n’étaient pas de ces choses qui continuent de se faire simplement parce qu’elles se font depuis longtemps. Ce culte est encore ici dans sa ferveur. Maintenant se figure-t-on qu’à des hommes à qui la religion offrait de tels spectacles, un philosophe pût venir dire qu’il n’y a pas de dieux, que Zeus, Héra, Dionysos et tous les autres ne sont que de pures fictions et des noms vides de réalité ? Et en supposant qu’il eût enseigné cela impunément, un tel enseignement pouvait-il jamais être populaire et conquérir la foule des esprits ?

Plus tard, mais beaucoup plus tard, quand, après des siècles remplis de ces solennités, l’effet s’en fut affaibli et usé par leur banalité même, alors des Juifs, c’est-à-dire des opprimés, peu sensibles à ce qui était l’orgueil et le plaisir de leurs maîtres et à des somptuosités dent les vaincus faisaient les frais, des Juifs, ennemis-nés de ces croyances, purent lutter résolument, mais néanmoins péniblement, contre la séduction de ces merveilles, et en détacher peu à peu des mécontents et des misérables. Mais dans un temps où la race grecque, prenant possession du monde de l’Asie, et comme dédommagée de sa liberté par sa grandeur, était toute fière encore de ses dieux ; où cette multitude se l’était elle-même dans leurs fêtes, elle ne pouvait douter de divinités si éclatantes et si présentes, et le philosophe a dû ménager l’imagination en proclamant leur existence, et en les reconnaissant sous ces figures mêmes sous lesquelles on était habitué à les adorer.

Non seulement Épicure confessait les dieux, mais il avait écrit des livres sur la sainteté, sur la piété, des livres de dévotion pour ainsi dire. Était-il sincère ? Je n’en sain rien, mais je le crois volontiers. Ceux qui se sont moqués de ses dieux inutiles, relégués dans les métacosmes ou intermondes, c’est-à-dire dans les intervalles que laissent entré eux les mondes ou cieux sphériques en nombre infini dont se compose son univers, ne se sont pas souvenus que les dieux d’Aristote ressemblent déjà beaucoup à ceux-là, et que cette bizarrerie n’était pas tout à fait une nouveauté. Nous prêtons trop facilement à ces sages d’un autre temps, à ces hommes du Midi qui vivaient tant par les sens, nos habitudes de froide logique. Les hommes d’alors étaient des hommes d’imagination.

Cependant si nous n’avions, au sujet des livres religieux d’Épicure et de son école, que les quelques mots que noue en dit Cicéron, je crois que nous aurions bien de la peine à nous en faire une idée. Mais les cendres d’Herculanum nous ont conservé et nous ont rendu plusieurs livres de Philodème, un philosophe de cette école, contemporain de Cicéron, parmi lesquels il s’en trouve deux qui se rapportent précisément à cet ordre d’idées. L’un a pour titre : Sur ce qu’on peut conjecturer de la façon de vivre des dieux, et c’est un véritable livre de théologie. On y voit l’effort qu’on faisait pour satisfaire l’imagination sur ces dieux à figure humaine et fantastique tout ensemble. On essayait de se rendre compte, jusque dans le détail, de ce que pouvaient être ces existences divines, comme la scolastique du moyen âge a travaillé depuis sur celles des anges. On tâchait de se représenter leur félicité éternelle : ils ne dormaient pas, car s’ils dormaient, ils rêveraient[12], et le rêve serait un trouble. Ils ignorent le labeur de la digestion, et cependant ils sont à table éternellement, absorbant une sorte d’ambrosie subtile qui ne fait que passer à travers leur forme divine et se renouveler sains cesse. Ils discourent entre eux pendant ces repas : comment des Grecs auraient-ils pu se figurer des dieux sans discours ? Mais quelle langue parlent-ils ? On n’hésitait pas à répondre : ils parlent grec. Il n’y a pas d’autre langue qui soit digne des dieux. Et d’ailleurs y a-t-il des dieux qui ne soit pas Grecs ? Le livre se termine par cette réflexion, qu’il y a des choses qu’on peut conjecturer sur les dieux, mais d’autres aussi qu’il faut se résoudre à ignorer. Après tout, les dieux sauront bien jouir de leur immortalité, sans s’inquiéter des sottises qu’auront pu dire sur leur compte les philosophes.

L’autre livre a un titre qui était celui d’un livre d’Épicure : de la Piété. Qu’est-ce donc que la piété d’Épicure ? Elle consiste d’abord, et jusque-là nous la comprenons, dans une élévation de pensée qui  tient au-dessous d’elle les superstitions, soit les superstitions populaires des dévots, soit les superstitions savantes et raffinées des Stoïques. Cet enseignement religieux se réduisait ainsi à peu près à une critique des religions : critique de la mythologie, critique des dogmes de Zénon et de Chrysippe. On s’attache surtout à montrer que les Stoïques, avec leur prétention d’être des saints, sont les véritables impies ; car ils rejettent les croyances vulgaires, et les leurs ne sont de nature, ni à faire honneur aux dieux, ni à toucher et à édifier les hommes. Au contraire Épicure et les siens croient aux dieux de tout le monde et les honorent comme tout le monde. Ils sont aussi pieux que personne, ou plutôt ils sont seuls vraiment pieux ; et c’est ici que se présente le paradoxe de l’école. Car n’attendant rien des dieux, ils ne les prient pas par intérêt ; mais seulement pour obéir à l’impression que fait sur leur âme la grandeur et la beauté merveilleuse des natures divines. Et rien n’est plus pur que ce sentiment profond du divin ; rien n’est plus capable de faire les hommes vraiment bons. Pénétré de la félicité incomparable des dieux, et comprenant qu’elle leur vient surtout de ce qu’ils ne font accessibles à aucune passion et à aucun trouble, l’homme ne modèle insensiblement sur ces divins exemplaires, et s’attache à chasser de son cœur toute misère humaine, c’est-à-dire tout vice et toute faiblesse. Il se fait dieu autant que le permet la nature. Voilà la piété que Philodème nous enseigne et que lui avait enseignée son maître ; on peut caractériser d’un mot cette théologie et cette morale religieuse : ce sont celles d’un artiste, celles de l’imagination.

On sait qu’Épicure lui-même fut divinisé par l’admiration des siens. Et ce qui nous étonne bien davantage, c’est qu’il entrait tout le premier dans ces enthousiasmes qui sont pour nous si étranges. Je ne veux pas trop presser ce qu’il dit à la fin de sa Lettre à Ménécée : En vivant ainsi, tu ne seras jamais troublé par rien, ni dans la veille ni en songe, et ta vie sera celle du dieu au milieu des hommes ; car ce n’est plus un être mortel, qu’un homme qui passe sa vie dans la jouissance des biens immortels. Ce ne sont là peut-être que des vivacités d’expression ; mais son ami Métrodore, celui qui était le plus près du prophète, parlait de sortir de cette vie d’en bas pour avoir part aux apparitions divines dont Épicure était l’hiérophante. Enfin voici ce qu’Épicure lui-même, au témoignage de Plutarque, écrivait à Colotès, un autre de ses disciples : Tandis que je parlais, dans sa vénération pour les vérités que tu entendais de moi, il te prit un désir sans explication naturelle de tomber à mes pieds et d’embrasser mes genoux, en me rendant honneur avec les formules et les démonstrations consacrées. Et il ajoutait : Et cela fit que je te rendis à mon tour un culte à toi-même, comme à un être sacré. Il ne faut pas en vouloir, continue Plutarque, à ceux qui disent qu’ils donneraient beaucoup pour voir une peinture représentait cette scène : l’un tombant à genoux aux pieds de i’autre, et celui-ci rendant prière pour prière et prosternement pour prosternement. — Tout en souriant, soyons avertis par là de l’état d’esprit où Épicure mettait les siens et où il était lui-même. C’est qu’il avait fait des miracles. Il avait guéri, du moins dans un grand nombre d’esprits, un mal qu’on aurait pu croire incurable. Combien la médecine du corps paraît merveilleuse, quand elle trouve une substance capable d’endormir la douleur ! Épicure faisait davantage pour les plus intolérables peut-être des souffrances de l’âme, celles de la superstition : il les détruisait radicalement jusque dans leur cause.

Le matin même de sa mort, voici ce qu’Épicure écrivait à son disciple Idoménée : Je t’écris dans le jour heureux qui est en même temps le dernier de ma vie. La strangurie persistait, et les maux d’entrailles, au plus haut degré de violence qui soit possible. Mais tout cela était combattu par la joie intérieure que me donnait le souvenir de mon enseignement. Montre-toi fidèle à l’attachement que tu as eu dès l’enfonce pour moi et pour la philosophie, en prenant soin des enfants de Métrodore. Il faudrait ne rien sentir pour prétendre que ce soit là le ton d’un charlatan. C’est véritablement un acte de foi. Si le souvenir de son enseignement suffit à charmer son agonie, ce n’est pas qu’il soit si sensible à l’orgueil d’avoir inventé et d’avoir été cru et admiré ; mais c’est que les vérités qu’il a trouvées et qu’il a dites ont été pour lui, comme pour les autres, la paix, la délivrance, le salut.

Épicure n’a pas échappé à l’influence qui domine presque toute la philosophie des Grecs ; Épicure aussi est un mystique : un des principaux traits du mystique est l’indifférence ou même le mépris pour la science. Plus la philosophie devient une religion, plus elle se laisse aller à ce sentiment. Il finira par gagner les Stoïques mêmes, qui y ont longtemps résisté ; et ils en viendront à dire quelquefois, comme Pascal, que la science n’est rien, puisqu’elle ne sert pas pour le salut. Mais, à tout prendre, la Stoa a été en tout temps, et surtout en ce temps-là, une école de théologie savante Épicure dédaigne la science autant que la théologie. C’est encore un des fardeaux dont il se flatte de décharger les hommes ; et l’esprit mystique est ici d’accord avec l’esprit de libertine insouciance. Son école ne se soucie en effet ni de grammaire, ni de musique, Di de poésie, ni d’histoire, ni de mathématiques même. Son astronomie est celle d’un enfant : il acceptait comme plausibles de vieilles opinions, souvent bien étranges : par exemple, que les phénomènes célestes ne sont probablement que des apparences ; tout cela se passe dans l’air ; une éclipse, c’est peut-être une flamme qui déteint ; quand l’astre reparaît, c’est qu’elle se rallume. Pourquoi ? par quelque hasard, qui ne vaut pas même la peine d’être recherché. Le soleil n’est pas plus grand que nous ne le voyons, ni la lune ; ceux qui veulent nous faire croire le contraire nous trompent. Sa physique tout entière n’est pas moins pauvre ; tout le monde le sait par le poème de Lucrèce. On voit combien se méprennent ceux qui font d’Épicure le père et l’auteur de cette libre philosophie des modernes qui au contraire fonde toute sagesse sur la science. Le dégoût de la science et celui de l’action tiennent au même principe. C’est un quiétisme qui, au lieu de surmonter les obstacles, trouve plus commode de se dérober.

Une philosophie plus docte et plus généreuse a rendu à Épicure dédain pour dédain. Les écrivains éloquents, les vrais citoyens traitaient légèrement toute cette école, la trouvant courte de vertu comme de science. On remarquait qu’elle ne produisait pas de génies et de maîtres illustres. On lui reprochait surtout qu’elle n’avait jamais formé un champion de la liberté, un serviteur de la chose publique, un homme qui eût souffert ou qui eût péri pour la justice.

Elle n’en fut pas moins puissante ni moins prompte à s’emparer des esprits. C’était assez qu’elle les eût débarrassés de ce joug des croyances qui pesait si lourdement sur eux, et que dans son bon sens vulgaire mais ferme, elle eût regardé d’un œil fixe le fantôme qui menaçait les hommes du haut du Ciel[13].

La grande cause de la popularité d’Épicure est qu’il expliquait la nature, quoique imparfaitement et grossièrement, et qu’il mettait l’explication à la portée de tous. Tous comprenaient ou croyaient comprendre la pluie éternelle des atomes, lesquels formaient l’univers en s’accrochant les uns aux autres ; cet infini rempli de mondes, où s évanouissait en quelque sorte le Ciel unique de la tradition ; cette âme formée elle-même d’atomes, matière pareille à toute autre matière, et qui devait se dissoudre également par la mort ; ces représentations qui se détachaient des objets sensibles comme une espèce de vapeur des corps, pour apporter les sensations à nos sens, et par lesquelles on rendait aussi raison des songes ; enfin toute cette mécanique telle quelle des mouvements du soleil et de la lune ou de leurs éclipses, ou celle des tonnerres, des tremblements de terre, des épidémies. On croyait voir clair dans tout cela, et on y voyait au moins la déchéance des puissances surnaturelles ; on apprenait là à ne s’inquiéter ni des dieux, ni des astres, ni des mystères de la mort, ni des songes, ni de leurs menaces, ni des monstres, ni de tous ces phénomènes ou ces prodiges qui jusque-là remplissaient les hommes d’un effroi religieux. Et tous avaient dans le cœur l’enthousiasme reconnaissant qu’a si bien exprimé Virgile : Heureux qui a pu pénétrer les raisons des choses, et qui a mis sous ses pieds toutes les terreurs, la fatalité inexorable et le fracas de l’avide Achéron ![14]

Mais, à la place des superstitions dont ils étaient délivrés, les fidèles d’Épicure en mirent une autre, celle de la nature, et aussi de l’homme qui s’en était fait l’explicateur. Ils firent, son apothéose, consacrant son nom au-dessus de ceux d’Héraclès, de Dionysos ou de Déméter : Ce fut un dieu, dit Lucrèce, il faut le proclamer, ce fut un dieu. Plutarque témoigne que ses dévots se livraient en son honneur aux frémissements, aux hurlements, aux démonstrations des mains frappées l’une sur l’autre, à tous les signes de vénération et d’adoration réservés jusque-là à de plus vieilles divinités. Celui qui avait fait abdiquer les dieux, pour ainsi dire, fut mis à la place même qu’il faisait vide. Il y a un grand mot de Shakespeare dans son Julius Cæsar. Brutus, qui vient de tuer César, harangue la foule, et elle applaudit au libérateur : Vive Brutus !Portons-le en triomphe. — Élevons-lui une statue. Et puis tout à coup : Faisons-le César ! Voilà comme il a réussi à les désabuser de la tyrannie. De même les dieux ont été effacés par Épicure, et la foule dit : Faisons-le dieu !

Une chose encore gagnait les âmes à Épicure ; cette philosophie qui semble égoïste est en même temps sociable. D’abord elle est plus dégagée qu’aucune autre de ce qui divise le plus les hommes ; car elle a dépouillé plus absolument les préjugés religieux ; et ceux-là emportent d’ordinaire avec eux tous les autres, ceux par exemple qui se rapportent aux distinctions de race et de naissance. En fondant le droit sur l’utile :

Asque ipsa utilitas, justi prope mater et æqui.

Épicure scandalisait les Stoïques ; mais il établissait le vrai fondement de toute société humaine, l’avantage de tous ; et, au point de vue politique, il définissait admirablement la justice, un pacte d’intérêts. Comme l’a tant bien vu M. J. Denis, c’est le Contrat social.

Épicure avait d’ailleurs lui-même et communiquait aux siens une certaine ouverture de cœur. Il est singulier que le Stoïque, plus capable des grands dévouements, soit en même temps- plus sec et plus farouche ; l’autre morale, moins généreuse, est plus aimable, et en et sens plus humaine. Il semble que dans l’isolement où elle place l’homme, le laissant sans religion, sans patrie, et volontiers sans famille, elle lui fasse une plus grande nécessité de se rapprocher de ses semblables. Elle leur donne dans une association volontaire ce qu’elle a, pour ainsi dire, épargné ailleurs. Et enfin des hommes qui s’affranchissent d’un même joug sentent le besoin de se fortifier en s’unissant. Épicure disait que l’amitié était un des plus grands biens que la sagesse put nous mi nager dans la vie, et il combattait vivement le principe stoïque, que le Sage se suffit.

On nous dit que dans sa maison, qui n’était pas grande, il avait pourtant rassemblé une tribu d’amis dévoués : et après lui, ses disciples conservèrent jusqu’à la fin le même esprit : ils formaient une espèce d’affiliation dont tous les membres fraternisaient. Épicure était comme le chef d’une grande famille, et il faisait entrer dans cette famille ses esclaves mêmes ; il les admettait à la vie philosophique ; l’un d’eux, Mys, avait laissé un nom dans la secte. Et à propos de ce philosophe esclave, il faut remarquer que tandis que la philosophie admet l’esclave à son sacerdoce, la religion, au témoignage d’Aristote, ne l’admettait pas au sien. C’est Épicure qui a dit ce beau mot, que l’esclave est un ami d’une condition moindre. Sa bonté d’ailleurs ne s’arrêtait pas à ceux qui étaient capables de philosopher : Épicure recommandait comme une chose méritoire de ne pas battre ses esclaves, mais d’avoir pitié et de pardonner.

Pour faire apprécier ce que valait une telle parole, je ne rappellerai pas tous les témoignages scandaleux ou navrants de l’histoire et du théâtre sur les brutalités des maîtres ; j’aime mieux citer une petite pièce innocente de l’Anthologie, l’épitaphe d’une mère de famille. Les vers disent qu’on voyait sur son tombeau une chouette, un arc, une oie, un chien et un fouet ; et ils expliquent que ce sont là autant de symboles : le fouet signifie non pas la dureté, nous dit-on, mais la justice de la maîtresse de la maison. Et il ne s’agit pas d’une veuve, forcée de faire le métier de maître ; car l’épitaphe exprime les regrets du mari. Un tel signe gravé sur un tombeau de femme nous fait une impression étrange. La mère de famille, armée du fouet, se retrouve, il est vrai, dans l’esclavage moderne, et le roman de madame Beecher-Stowe nous l’a peinte ; mais il ne nous montre pas l’instrument de correction figuré et comme consacré sur sa tombe, et ce trait-là manque au tableau.

Je n’ai pas besoin de dire combien la doctrine d’Épicure a fait de mal au polythéisme. Les dieux devenaient peu de chose du moment qu’on n’avait pas besoin d’eux, ni dans cette vie ni dans une autre, et la religion était bien malade. Épicure ruinait donc cette religion du passé, et aidait ainsi par avance à celle qui l’a renversée. Et si le Christianisme a pu se montrer plus hardi, à l’égard des dieux, des oracles et de tout le reste, que ne l’avaient été les philosophes, il l’a dû au travail souterrain continué pendant trois cents ans par une philosophie qui laissait au vieil arbre du paganisme ses branches et ses feuilles, mais qui en détruisait les racines. Mais la morale même d’Épicure, si peu religieuse, prépara pourtant la morale chrétienne de deux manières. Directement d’abord et par sa propre vertu. Elle rapprochait les hommes en faisant tomber la plupart des choses qui les séparent, et les associait d’autant mieux par les idées, qu’elle les détachait de toute autre association. Et puis, en ce qui regarde même l’intérieur de l’homme, elle était au fond bien plus pure qu’elle n’affectait de l’être. Si réellement elle avait pris pour fin le plaisir, elle n’aurait pas été une morale ; car une morale est une règle, et le plaisir n’en est pats une. La règle était la sagesse, qui savait seule où il fallait chercher le plaisir. Et sous ce mot flatteur, par lequel il attirait la nature, ce qu’on trouvait était la simplicité, la pauvreté même, de détachement, la retraite, la peur du mouvement et du bruit, le mépris de toutes les grandes ambitions des hommes. Il n’y avait quelquefois, entre la sagesse d’un Stoïque et celle d’un disciple d’Épicure, qu’une diversité de tempérament[15].

Ce que j’ai appelé l’esprit mystique à l’école d’Épicure a eu aussi ses résultats. Les peuples qui voyaient cette foule de disciples célébrant leur maître comme un dieu, promenant partout son portrait avec eux comme une image sacrée, fêtant son jour de naissance dans une cène commémorative, qu’il avait instituée par son testament ; tenant son enseignement pour une révélation et lui-même pour un libérateur et un sauveur, furent .moins étonnés sans doute d’entendre les Chrétiens parler avec enthousiasme de leur Christ. L’une et l’autre communauté, pour mieux assurer la paix de l’âme, fuyaient à la fois la vie de famille et la vie publique. Les premiers Chrétiens se dérobaient au service de l’État autant qu’il était en eux : Tertullien ne veut pas qu’un Chrétien soit ni magistrat ni soldat ; et il dit, plus énergiquement que je ne puis le traduire : Les affaires publiques ne sont pas nos affaires : Nec ulla magis res aliena quam publica. C’est tout à fait l’esprit d’Épicure. Enfin le Christianisme, comme Épicure, faisait bon marché de la liberté politique, toujours poursuivie et regrettée par les Stoïques, et acceptait volontiers le pouvoir d’un seul.

Pour tout dire, l’esprit stoïque est un esprit de réforme, et par conséquent de restauration et de conservation : celui d’Épicure n’allait qu’à relâcher et dissoudre. Tertullien encore disait que si les Chrétiens, sans s’insurger contre l’empire, s’en retiraient seulement, l’empire étonné ne se reconnaîtrait pas lui-même ; ce ne serait plus qu’un désert où il n’y aurait ni mouvement ni vie. Unetelle hypothèse n’est qu’une image de l’isolement moral où se sentait en effet l’ancienne religion, enveloppée de tous côtés par la nouvelle. Eh bien ! c’est à peu près ainsi qu’Épicure avait fait le vide autour de l’ordre ancien ; et le monde ne s’est séparé du passé, sous l’action de la parole chrétienne, que parce qu’il en était déjà en grande partie détaché.

Et pourtant quelle opposition ou plutôt quel abîme, dès qu’on prend les grands côtés des choses, entre le disciple d’Épicure et le Chrétien ! entre cette sagesse tranquille ou touchée seulement des joies de l’indépendance et de la révolte, et la croyance ardente et austère qui faisait les saints et les martyrs ! Avec quelle indignation les docteurs de la foi nouvelle auraient repoussé l’idée qu’elle dût quelque chose à Épicure ! Si ce n’est qu’on veuille dire qu’en blessant les âmes pieuses et sévères, son irréligion a rendu plus vif en elles le sentiment religieux, comme le scandale de son relâchement et de son indifférence n’a fait que les enflammer davantage pour la vertu. L’esprit chrétien ne serait sous cet aspect qu’un retour violent contre l’esprit d’Épicure. Je n’ai donc pas prétendu imposer au Christianisme une filiation odieuse, mais seulement faire voir comment il arrive que, de tous les côtés à la fois, tout concourt aux mouvements qui amènent certaines grandes révolutions ; et non seulement tout y concourt, mais tout y entre.

Épicure avait considérablement écrit ; on disait même que sa fécondité avait piqué d’honneur Chrysippe le Stoïque, et que celui-ci n’avait fait tant de volumes que pour l’effacer. Il ne nous reste aujourd’hui que quelques pages d’Épicure ; et de Chrysippe, comme de Zénon, il ne reste rien. Je ne pourrai donc étudier là doctrine stoïque dans toute sa richesse et dans toute sa force qu’en la prenant, plus tard, telle que Cicéron et Sénèque l’avaient reçue, lorsque leur éloquence la traduisit aux Romains.

 

 

 



[1] Rien ne peut forcer le retranchement impénétrable de la liberté d’un cœur. Fénelon.

[2] Il avait écrit un livre intitulé Héraclès.

[3] Cette formule était encore prise de Platon.

[4] C’est une idée que Platon avait jetée en avant, avec beaucoup d’autres.

[5] C’est encore une idée que Platon avait jetée en avant comme tant d’autres, sans la formuler dogmatiquement.

[6] Pour Platon, tous les Hellènes sont frères ; mais les Barbares ne le sont pas. Et pourtant c’était déjà beaucoup alors de demander qu’on s’abstint, du moins entre Grecs, de toutes les horreurs qui étaient la loi générale de la guerre.

[7] Prononcez es, comme en latin.

[8] Voyez par exemple l’Aphrodite qui tue Hippolyte et Phèdre, ou celle de Théocrite, acharnée après Daphnis.

[9] La vie humaine, errante et vite et méprisée,

Sous la religion gémissait écrasée.

(ANDRÉ CHÉNIER, fragment de l’Hermès. Vers publiés pour la première fois par M. Egger.)

[10] Deos monogrammos : la traduction est de M. Le Clerc.

[11] Il se fait encore aujourd’hui au Caire de ces processions de bijoux et de vaisselle d’or et d’argent (Voir la pompe de la corbeille de noces de la fille du vice-roi, dans le Journal de Genève du 1er février 1873).

[12] To sleep ! perchance to dream.

[13] Quæ caput a cœli regionibus ostendebat,

Horribili super aspectu mortalibus instans.

Primum Graius homo mortales tollere contra

Est oculos ausus primusque obsistere contra,

Un Grec fut le premier dont l’audace affermie

Leva des yeux mortels sur l’idole ennemie.

ANDRÉ CHÉNIER.

[14] Felix qui potuit rerum cognocere causæ !....

[15] Et Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et délicats [voluptueux], se porta en sa vie très dévotieusement et laborieusement : il escrit à un sien amy, qu’il ne vit que de pain bis et d’eau ; le pria de luy envoyer un peu de fromage, pour quand il voudra faire quelque sumptueux repas. MONTAIGNE.