LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

CHAPITRE VIII. — ARISTOTE.

 

 

C’est dix ans après la mort de Platon que se livra cette cruelle bataille de Chéronée, qui décida du sort d’Athènes et de la Grèce et les asservit aux Macédoniens. C’est une de ces catastrophes comme il ne s’en présente que trop dans l’histoire, qui attristent ceux mêmes qui les jugent inévitables, ceux mêmes qui reconnaissent qu’elles ont pu se présenter comme un remède à certains maux.

Il est certain que la liberté grecque était celle d’un petit nombre, qui opprimait tout le reste. Quelques cités dominantes tenaient toutes les autres sous un joug pesant. Tantôt les peuples étaient accablés par l’empire brutal de Lacédémone, tantôt exaspérés par les désordres et les injustices qu’Athènes se permettait, ou qu’elle permettait à. ses mercenaires et à ses stratèges. Quand une de ces cités insolentes éprouvait à son tour un échec, les sujets applaudissaient ; ils prenaient parti pour un plus fort, qui était au moins un vengeur, et qu’on se figurait volontiers comme un libérateur. C’est ainsi qu’on célébra l’humiliation d’Athènes sous Lysandre et la destruction de ses murailles comme le signal de l’affranchissement de la Grèce. Et c’est ainsi que, dès que Philippe commença à poindre, les Grecs se tournèrent vers lui de tous côtés.

De même au dedans chaque cité était une oligarchie, même quand elle s’appelait démocratie, ou plutôt l’aristocratie était l’essence de cette démocratie prétendue. La cité laissait en dehors d’elle, non seulement la foule des esclaves, mais la population considérable des métèques ou gens établis, qui vivaient de la vie d’Athènes sans avoir les droits des Athéniens. De là l’étrange définition qu’un orateur nous a laissée du démocrate de ce temps-là : Tout le monde sait qu’un homme vraiment démotique (ou populaire) doit être de naissance libre de père et de mère, de peur que le malheur de sa naissance ne lui fasse haïr les lois qui conservent la démocratie. Quiconque n’était pas citoyen était donc un ennemi de la cité. Cette cité si jalouse s’ouvrait pourtant à des hommes nouveaux, quand les révolutions et les exils, ou quand la guerre l’avaient décimée ou dépeuplée ; mais combien cela lui coûtait ! Un autre orateur dit encore, après la bataille de Chéronée : Mais ce qu’il y avait de plus triste et qui faisait pleurer, c’était de voir le peuple réduit à conférer par ses décrets la liberté à des esclaves, et le nom d’Athénien à des étrangers ! Il n’en faut pas davantage pour être assuré que ni étrangers ni esclaves n’ont dû s’inquiéter pour la république d’Athènes menacée, et que le souvenir de Chéronée n’a pas été pour eux aussi douloureux qu’il l’est pour nous quand nous lisons Démosthène.

Mais cette aristocratie des citoyens, privilégiée par rapport aux étrangers et aux esclaves, n’en était pas moins, sous un autre aspect, une plèbe, une multitude pauvre et mécontente, toujours en querelle avec les riches et les honnêtes gens, et qui les menaçait sans cesse de quelque révolution intérieure. De sorte que ces heureux, à leur tour, dégoûtés de la liberté par la peur, étaient prêts à se jeter dans les bras d’un maître ; et qu’ainsi les hommes placés au-dessus du démos se trouvaient d’accord contre la démocratie avec tout ce qu’elle tenait au-dessous d’elle. Les modérés, qui longtemps avait été laconisants, devinrent macédonisants et royalistes au temps de Philippe.

Un trait qu’il ne faut pas oublier, car il n’y en a pas qui marque mieux la différence entre la démocratie antique et la nôtre, c’est que l’élection, qui est à nos yeux la démocratie elle-même, était suspecte alors comme aristocratique, et on voulait que les fonctions publiques fussent, autant que possible, données par le sort.

D’autre part, quand les Grecs regardaient du côté du véritable étranger, de ce roi d’Asie qui semblait tenir en échec depuis près de deux cents ans la civilisation hellénique, ils se disaient que leurs divisions les rendraient toujours impuissants contre la Perse, et qu’ils ne viendraient à bout de la barbarie qu’en s’unissant. Dans un temps où Philippe  ne comptait pas encore, Démosthène disait déjà qu’il fallait bien que quelqu’un mît les Grecs d’accord, fût-ce sans le vouloir, et que ce quelqu’un serait le grand roi, s’il s’avisait de remuer. Il ne remuait guère, se sentant trop faible pour cela ; mais sans qu’il entreprît rien contre la Grèce propre, il pesait sur les Grecs de la côte et des îles, asservis ou menacés. Ceux qui, en Grèce, luttèrent contre Philippe, étaient dans cette situation fausse et malheureuse, de se trouver par cela même du côté des Perses et d’être amenés à faire bon marché de leurs frères d’Asie.

Enfin une grande plaie des républiques grecques, et en particulier de celle d’Athènes, était, je l’ai dit déjà, de n’avoir pas de gouvernement. Aucun chef n’y était chargé de l’action commune, et ne tenait les forces de la cité dans sa main. Tout flottait au gré des résolutions mobiles que suggéraient à l’assemblée ces meneurs populaires ou démagogues, dont le nom a pris un si mauvais sens ; et le décret prévalait sur la loi, comme dit si bien Aristote. De là une anarchie et une impuissance dont la conscience importune et toujours présente appelait encore une révolution.

Quand la démocratie tournait ainsi en démagogie, et qu’ainsi elle était moins un gouvernement qu’un état de crise, alors les esclaves lui devenaient amis, par cela même qu’ils étaient ennemis de la démocratie régulière, qui n’était qu’une oligarchie à leur égard. C’est en ce sens qu’Aristote dit que les esclaves aiment les démocraties et les tyrannies, c’est-à-dire tout ce qui menace la cité aristocratique. Mais ce qui est bien remarquable, c’est qu’il dit la même chose des femmes ; nous faisant voir par là que les femmes aussi, dans les cités, étaient opprimées et mécontentes, et que tous les faibles avaient également à souffrir dans ces républiques de la Grèce antique.

Ainsi l’inégalité et l’injustice dans la communauté hellénique, l’inégalité et l’injustice dans la cité, l’impatience de la grandeur odieuse des Barbares, le sentiment humiliant de la faiblesse à laquelle on était réduit faute d’unité et de discipline, voilà les puissances redoutables qui conspiraient pour changer l’état de la Grèce. Mais c’est ici que se montrent tristement les conditions fatales attachées trop souvent aux mouvements de l’humanité ; à tous ces maux, la Grèce n’a trouvé que le déplorable remède de la servitude. On l’a dit supérieurement : l’histoire n’est qu’une série de ressources pour une série de misères[1] ; mais que de ressources qui ne sont elles-mêmes que des misères nouvelles ! Si les Hellènes s’étaient constitués en une fédération d’États-Unis, égaux et indépendants ; si dans chacun de ces États tous avaient été libres et citoyens ; si cette fédération de la Grèce propre avait couvert de sa protection la Grèce d’Asie, et l’avait associée à sa liberté et à sa grandeur ; si les Grecs s’étaient donné des chefs suprêmes, sans force contre la volonté publique, et investis d’une force irrésistible pour l’accomplissement de cette volonté ; qui aurait jamais parlé de Philippe ? ou plutôt qui aurait jamais parlé de tyrans ai de rois ? La Macédoine elle-même et toutes les petites royautés barbares auraient été enveloppées dans la grande fraternité grecque. Les soldats ne se seraient pas partagé le monde ; il n’y aurait eu ni Lagides, ni Séleucides ; et enfin, car qui peut nous arrêter sur la route infinie de ces pensées ? il n’y aurait pas eu d’empire romain.

Mais il est trop clair que de telles idées ne pouvaient entrer alors dans l’esprit d’aucun peuple ni d’aucun homme. L’excuse de ces aristocraties oppressives est que ceux qu’elles opprimaient n’avaient pas plus qu’elles-mêmes la notion du droit ; elles n’avaient pas contre elles des principes, mais des instincts, dont la résistance pourtant a suffi à les perdre, en leur retirant toute force pour se défendre. De sorte qu’il n’y avait pas d’espoir que ces dominations tyranniques fissent place à la liberté ; elles ne pouvaient disparaître et ne disparurent en effet qu’au profit d’une tyrannie plus forte, qui dévora à la fois les maîtres et les sujets.

Voilà donc les Macédoniens en possession de la Grèce, non pas précisément à la manière dont le furent plus tard les Romains. Ni Philippe ni Alexandre ou ses successeurs ne conquirent, à proprement parler, les cités grecques, mais ils y faisaient ce qu’ils voulaient, parce qu’ils étaient les plus forts. Thèbes, pour s’être révoltée, fut détruite ; Athènes fut plusieurs fois obligée de recevoir garnison. A cette chute des grandes cités, les sujets gagnèrent-ils autre chose que la satisfaction de leurs ressentiments, et une si terrible révolution leur fut-elle un soulagement véritable ? On serait tenté de le supposer. II semble qu’une tyrannie unique, ou du moins dominante, a pu entraîner moins de violences et de désordres que plusieurs tyrannies moins fortes, toujours en lutte et inquiètes. Au dedans même de chaque république, il est possible que les aristocraties, domptées par le malheur, soient devenues plus larges d’esprit et plus faciles à l’égard de ceux d’en bas, et qu’il y ait eu moins de distance qu’auparavant entre le citoyen et le non citoyen, peut être même entre le libre et l’esclave. Je dis que cela est possible. Je n’oserais dire davantage ; je me défie beaucoup des vertus du régime macédonien. Et quoique ce régime soit protégé par le silence de l’histoire, ce silence qui se fait toujours sous les despotismes et qui couvre le mal qu’ils font, tandis que les vices des gouvernements libres s’étalent au grand jour ; cependant quand on voit, au temps de Polybe, au moment du dernier réveil des Grecs, ce que ce régime avait fait de la Grèce et en quel état il l’avait réduite, on est averti de ne pas concevoir une trop haute idée de ses bienfaits. D’ailleurs, si l’oppression peut être une maîtresse de justice et de fraternité, quand elle est subie avec peine par des hommes dont l’âme reste libre et qui se rapprochent entre eux pour mieux résister ; au contraire, la servitude à laquelle on s’accoutume fausse la conscience, et ne développe que l’esprit d’égoïsme et d’injustice.

Mais en supposant que la révolution d’où sortit l’empire des Macédoniens ait fait quelque bien aux hommes, ce bien a été acheté trop cher, puisqu’il en a coûté à la Grèce la liberté. Elle la perdit à Chéronée, et elle ne devait plus la revoir. Liberté privilégiée, je l’avoue, orgueil de quelques-uns, mais qui offrait à tous un exemple et un idéal. Pour ne parler que d’Athènes, quel spectacle que celui de cette assemblée et de cette tribune, où un homme supérieur conduisait par la seule puissance de l’esprit et de la volonté une communauté de vinât mille hommes, tous égaux en dignité comme en droits, et chez qui s’étaient épanouies toutes les espèces de grandeur dont l’humanité est capable ! Il y a deux mille ans que ce spectacle est évanoui, et nous le suivons encore des yeux, à ce moment où il disparaît, avec une inexprimable tristesse. Il y a pourtant des gens parmi nous qui, de la distance où nous sommes, crient à ces Athéniens accablés, que c’est bien fait, qu’ils avaient méconnu l’égalité et que l’égalité a triomphé, triomphé par la servitude ! Pour moi, je par, donne à Démosthène de n’avoir pas vu tout ce que nous pouvons voir aujourd’hui, et de n’avoir pas si vite fait son deuil de sa patrie. Ce qu’il voyait, c’est qu’il y avait une Athènes, hier encore la tête du monde, et tout à coup en danger de n’être plus rien. Il ne distingua pas, il ne pouvait distinguer les droits sourds ou les nécessités obscures qui dans l’ombre travaillaient peut-être contre le passé ; mais il distinguait à merveille l’avidité de Philippe, et son impudence, et ses machinations, et tant de mauvais sentiments conjurés avec lui, et se portant, comme toujours, du côté de la force. Il détestait donc Philippe de tout son amour pour la liberté menacée, et jamais amour ne fut plus sérieux et plus raisonné. Je demande à m’arrêter un moment pour le faire comprendre.

Dans un temps antérieur à ces préoccupations, Démosthène, plaidant contre un homme qui t’avait insulté, et qui comptait l’avoir insulté impunément, parce qu’il était riche et considérable de toute manière, adressait aux juges ces vives paroles en terminant son discours :

Écoutez : tout à l’heure, quand le tribunal lèvera la séance, chacun de vous va s’en aller chez lui, l’un marchant vite, l’autre lentement, sans se préoccuper de rien, sans se retourner, sans s’inquiéter si celui qu’il rencontre sur son passage est un ami ou un ennemi, s’il est grand ou petit, robuste ou faible, enfin sans aucun souci de ce genre. Et pourquoi ? parce qu’au fond du coeur il est persuadé, il est sûr, par la confiance qu’il a dans la constitution de cette république, que personne ne mettra la main sur lui, ne l’outragera ni ne le frappera. Eh bien ! cette sécurité avec laquelle vous allez sortir d’ici, ne voulez-vous pas, avant de partir, me l’assurer à moi-même ! Et par quel raisonnement pourrais-je me déterminer à survivre à cet affront, si vous le laissez passer ? On me dira : Soit tranquille, on ne t’insultera plus à l’avenir. Et si on le fait, punirez-vous alors, quand vous aurez absous aujourd’hui ? Non, Athéniens, ne trahissez pas ma cause, la vôtre, celle des lois. Considérez en effet, je vous prie, cherchez pourquoi ceux de vous qui rendent les jugements sont si puissants et si souverains arbitres de toutes choses dans cette ville, qu’ils soient deux cents ou mille, ou en quelque nombre que la république les appelle à juger. Ce n’est pas qu’ils soient armés au milieu des autres citoyens sans armes, ni qu’ils soient les plus beaux hommes ou les plus robustes, ni qu’ils aient aucun avantage de ce genre ; mais c’est par la force des lois. Et qu’est-ce que la force des lois ? Si un de vous vient à être outragé et les réclame, vont-elles accourir pour lui prêter assistance ? Non, elles ne sont qu’une lettre écrite, elles ne sauraient faire cela. En quoi donc consiste leur force ? En ce que vous les faites prévaloir et assurez leur protection à celui qui en a besoin. Ainsi, les lois tiennent de vous leur force, et à votre tour vous tenez la vôtre des lois : Il faut donc faire pour elles ce que vous feriez pour vous-mêmes si vous étiez outragés ; regarder la violation des lois comme une insulté commune, quel que soit celui sur qui elle tombe ; et ne pas permettre qu’il y ait ni service public, ni larmes, ni protecteur quelconque, ni quelque artifice que ce soit, ni rien au monde, qui fasse qu’on ait violé les lois et qu’on ne soit pas puni.

Quiconque a jamais senti l’irritation profonde que cause à tout mur honnête, là même où il n’est pas intéressé, le scandale de l’arbitraire et la volonté d’un homme se mettant à la place de la loi, sera profondément touché de ces paroles, et comprendra la passion que pouvait inspirer la noble ville où les citoyens seuls, je l’avoue, mais où les citoyens du moins pouvaient s’exprimer ainsi. Trente ans plus tard, lorsque, après la mort d’Alexandre, Athènes fit une dernière tentative d’indépendance et battit une fois les Macédoniens, l’orateur qui célébra les morts disait en glorifiant leur victoire : Oui, le brave fait le bonheur universel avec le sien propre. Le bonheur, en effet, c’est de n’obéir pas à la menace d’un homme, mais à la voix seule de la loi ; c’est que des hommes libres n’aient pas à craindre d’être accusés, mais seulement d’être convaincus ; c’est que la sûreté de chacun ne dépende pas de ceux qui flattent les maîtres et qui calomnient leurs concitoyens, mais qu’elle soit placée sous la protection des lois. Voilà en vue de quels avantages ceux dont nous parlons, acceptant épreuves sur épreuves, et, par leur péril d’un jour, affranchissant à jamais des craintes de l’avenir leur patrie et la Grèce, ont donné leur vie pour que nous vivions avec honneur. Rapprochez ces deux discours, l’un n’est que la confirmation de l’autre, et tous deux ensemble sont la justification de ceux qui ont lutté obstinément contre Philippe, le prétendu sauveur et libérateur.

C’est ce que fit Démosthène avec une vigueur incroyable, je dirai presque avec un incroyable succès. Ce dénouement, qui semble fatal et qui l’était en effet, il le retarda assez et le rendit assez incertain pour que Philippe lui-même ait douté de sa fortune. Philippe en effet l’a confessé, lorsque le soir et sur le champ de bataille, il se mit à réciter et à mimer la formule solennelle dans laquelle était encadrée, suivant l’usage, la motion par laquelle Démosthène avait jeté contre lui une double armée qui avait failli l’arrêter. La postérité est restée et restera fidèle à Démosthène, et elle répétera toujours le serment sublime par lequel il se défendait en face de ses concitoyens, huit ans après Chéronée : Non, il ne se peut pas, Athéniens, il ne se peut pas que vous ayez mal fait, en vous jetant en avant pour défendre la liberté de la Grèce ; non, par ceux qui sont morts autrefois à Marathon ! Parole plus belle encore si on considère qu’au moment où il la prononçait, un éblouissement passait de la Grèce sur le monde, qui pouvait troubler toute conscience et toute foi. Nous venons de voir, disait Eschine, des choses qui paraîtront incroyables à ceux qui viendront après nous. Le jeune Alexandre, conduisant la Grèce armée, venait de conquérir l’Asie, c’est-à-dire un monde. Il était arrivé là ce qui s’est si souvent représenté dans l’histoire. Il avait été donné à un homme de réunir dans sa main toutes les forces qu’avait créées la liberté. C’est toujours elle qui a fait les fonds des victoires par lesquelles s’illustrent les grands despotes ; il y a plus ; c’est elle aussi qui a fait les frais de leur génie ; quant au despotisme lui-même, pour peu qu’il dure, il ne laisse après lui que faiblesse et impuissance pour l’avenir.

Démosthène ne se laissa pas vaincre par la gloire même d’Alexandre, comme il ne se laissa pas intimider par toutes ces faiblesses des hommes, ces peurs, ces convoitises, ces ressentiments, ces préjugés, qui sont trop souvent ce qu’on nomme d’un plus beau nom la force des choses. Les âmes trempées comme la sienne sentent instinctivement, quand même elles ne s’en rendraient pas compte, que si en de certains temps il n’y a de possible pour les hommes que la servitude, par la faute des uns, ou des autres, ou de tous ; cependant, fût-elle une nécessité, elle n’en demeure pas moins un malheur et un opprobre, et ne doit jamais être acceptée, même par qui est résigné à la subir.

Je n’oublie pas mon sujet, quoique les pensées que soulève l’asservissement de la Grèce m’en aient écarté un moment. J’y suis ramené par un des traits qui caractérise le mieux la révolution macédonienne : c’est le fanatisme qui l’a servie, et qui a triomphé avec Philippe. J’ai déjà montré combien les crises qu’Athènes a traversées, à la fin de la guerre du Péloponnèse avaient profité aux vieilles, croyances ; les honnêtes gens se rattachaient à celles-ci comme à une défense, et comme à la seule prise qu’ils pussent avoir sur la multitude ; et la multitude elle-même, dans ces temps d’inquiétude et d’ébranlement général, était plus accessible au surnaturel et,aux superstitions, les orateurs ont toujours à la bouche le nom des dieux et leurs oracles., Pour ruiner Démosthène, Eschine fait continuellement un appel perfide au sentiment religieux ; et Démosthène lui-même, qui ne s’inspirait que de sa conscience et qui se défiait de la Pythie, était quelquefois obligé de parler le même langage. Mais Philippe n’est arrivé à son but, qu’en, se faisant le chef d’une ligue sainte. L’attentat des Phocidiens contre le champ d’Apollon : à Delphes avait fait éclater la Guerre sacrée. Une sentence fut portée contre ces malheureux, et Philippe se chargea de l’exécuter. Diodore, nous raconte qu’il noya d’un seul, coup trois mille, prisonniers, dans la mer, ainsi traités comme sacrilèges, Il extermina ensuite tout un peuple. Arrivé à cet endroit de, son, histoire, Diodore, qui n’est évidemment ici que l’écho des, écrivains de l’époque macédonienne, S’attache à montrer comment la vengeance des dieux s’est appesantie, non seulement sur ceux qui avaient profané le champ sacré, mais sur ceux mêmes qui s’étaient, pour ainsi dire, trop approchés des profanateurs. L’un fut réduit à se jeter du haut en bas d’une roche, l’autre fut tué par les siens, et son corps fut mis en croix ; un troisième fut consumé par une longue et affreuse mamie, un quatrième par une existence pénible et précaire, traversée de toutes les misères, et qu’une mort violente termina enfin. Ce dernier laissait après lui une poignée nommes, qui finirent par être ou vendus comme esclaves ou égorgés. Athènes même et Lacédémone, pour avoir protégé les Phocidiens, perdent la puissance et l’indépendance. Une femme d’un chef phocidien devient, à ce qu’on assure, une infâme prostituée ; une autre finit par être folle, et elle meurt brûlée, le feu ayant, été mis à sa maison. En revanche, Philippe, le vengeur du dieu, pour prix de sa piété, s’élève au comble de la grandeur et de la gloire. Les dévots et les prêtres ; alors comme toujours, attribuaient aux dieux la triste besogne qu’ils avaient faite.

Les temps s’annoncent donc comme mauvais pour la liberté de la pensée. Le mouvement philosophique parait cependant d’abord bien étendu et bien bruyant, tout autre mouvement s’étant arrêté. Mais outre que cette passion avec laquelle la pensée travaille alors sur elle-même témoigne trop qu’elle n’a plus d’autre champ où elle puisse utilement s’exercer ; dans cet ordre même de la spéculation pure, elle se montre timide à l’égard des puissances du ciel, sentant bien qu’elles sont sous la garde de celles de la terre, qui se sentiraient ébranlées si on renversait celles d’en haut. Les Stoïques se soumettront à la religion publique, et l’école d’Épicure ne se révoltera pas contre elle ; elle tâchera seulement de lui échapper autant que possible en se dérobant. La physique en particulier fut entravée pour toujours par les croyances religieuses dans le développement qu’il semble qu’autrement elle aurait pris. Mais avant d’arriver à la philosophie et à la science de l’époque proprement macédonienne, j’ai à étudier un génie formé encore par la liberté, celui d’Aristotèle ou Aristote. Celui-là avait déjà quarante-cinq ans lors de la victoire de Philippe ; aussi dépasse-t-il en grandeur, non pas peut-être ceux qui avaient philosophé avant lui dans la Grèce libre, mais tous ceux qui ont suivi.

Le génie d’Aristote paraît tout d’abord si sévèrement scientifique qu’il ne semble pas que le sentiment religieux lui doive grand’chose. Sa philosophie n’avait rien de populaire, et n’était pas faite pour la foule. Il était très peu lu, même des philosophes, au témoignage de Cicéron. Et cependant il a été aussi, après Platon, un des maîtres de la pensée chrétienne ; et il a consacré comme lui tout à la fois de grandes vérités et de grandes erreurs.

Mais il est triste d’avoir à reconnaître avant tout que sa science, non plus que l’imagination de Platon, ne travaille pas avec une pleine liberté d’esprit. Il n’est pas un penseur désintéressé, mais le partisan inquiet d’une aristocratie menacée, aristocratie de la cité. Cet étranger (il était de Stagire en Macédoine) semble avoir adopté pleinement les préjugés et les intérêts des honnêtes gens d’Athènes qui remplissaient son école comme ils avaient rempli celle de Platon. Il prend le fait pour le droit ; il professe que les citoyens constituent une noblesse et que cette noblesse a ses quartiers. Il veut que ces nobles soient affranchis de toutes les nécessités de la vie et qu’ils soient propriétaires de la terre, tandis que ceux qui la cultivent seront des esclaves ou au moins des serfs ; qu’ils s’abstiennent de tout métier et de toute industrie, car l’artisan n’est encore qu’une espèce d’esclave, incapable des vertus faites seulement pour l’homme libre, lequel ne doit pas vivre pour le service d’autrui. Une conséquence remarquable de ces doctrines aristocratiques est la condamnation qu’il prononce (d’accord évidemment avec l’esprit général du temps) contre ceux qui font valoir leur argent. C’est à ses yeux un véritable péché contre nature, parce que l’argent ne produit pas comme la terre naturellement. Cette réprobation est un des principes que la philosophie antique a légués au Christianisme ; il a prévalu jusqu’à notre temps dans l’Église chrétienne, qui certes ne le tenait pas des Juifs. Mais Aristote soutient comme légitimes les deux grandes iniquités du monde ancien, l’esclavage et la conquête ; ceux qui servent doivent servir, car leur nature est inférieure ; il est permis de les assujettir, et même d’en faire la chasse comme d’un gibier. Il n’y a pas de droit envers l’esclave ; l’autorité du maître à son égard est despotique ; mais cela doit être, et cela est bien[2]. Quoique l’Église appelée du nom de chrétienne ait adopté ces doctrines, et qu’elles se retrouvent dans Thomas d’Aquin et dans Bossuet, rien n’est moins chrétien, au sens où on aime à prendre ce mot. Aristote d’ailleurs va jusqu’à ce point, et ici il n’a plus l’Église pour complice, de recommander l’abandon des enfants mal venus ; et là où les mœurs ne le permettent pas, il veut, s’il y a trop de grossesses, car dans ces étroites aristocraties les privilèges sont en péril si ceux qui y prennent part augmentent en nombre, qu’on recoure à l’avortement. Il traite les femmes tout juste un peu mieux que les esclaves. Il a dit quelque part : Les esclaves et les autres serviteurs animés, c’est-à-dire les animaux domestiques ; il dit au contraire : Les femmes sont la moitié de la cité. Le bonheur est chose placée au-dessus de l’esclave, et peut-être même la vertu. Mais les femmes n’étant que sujettes, la vertu leur est permise ; seulement c’est une vertu à leur mesure, qui reste nécessairement inférieure à celle de l’homme.

Hâtons-nous de laisser ces petitesses, les mêmes qui nous ont déjà attristés dans Platon, pour les belles doctrines par où Aristote est le digne héritier de son maître, et même s’élève quelquefois plus haut que lui le rappellerai tour à tour sa morale intérieure, sa critique religieuse, et enfin sa morale sociale, qui est ce qu’il a de plus original ; Aristote professe à son tour que la fin de l’homme est le bien, l’excellent même ; qu’il doit vivre conformément à la droite raison ; que le bonheur consiste à agir suivant la perfection de la vertu ; que la volupté ne saurait être le bien suprême ; que ceux qui croient poursuivre la volupté ne savent pas toujours eux-mêmes quelle est la vraie volupté qu’ils poursuivent, car il y a en tout être un instinct supérieur (ou divin) ; que les méchants ont besoin de se distraire d’eux-mêmes et de se fuir ; que le juste est le seul qui sache véritablement, et dans le bon sens du mot, s’aimer soi-même. Tout cela est dans Platon, mais son disciple l’a mis en formules précises et souveraines. La belle phrase de Cicéron où le moi parait dans toute sa grandeur : mens cujusque is est quisque, est prise d’Aristote[3].

Aristote condamne comme son maître le suicide, et il est le premier, si je ne me trompe, qui ait dit que le suicide n’est pas un acte de courage, mais une marque de faiblesse. C’est une vérité, je le crois, mais une de ces vérités dont il faut se servir pour se conduire soi-même et non pour juger les autres. Il faudrait se sentir bien fort et être bien sûr de soi, pour déclarer faible celui qui a pu faire une telle violence à la nature. Il condamne aussi les amours grecques, et d’une manière qui lui fait honneur, en ce qu’il n’a pas besoin d’effort pour cela, et qu’il les rejette simplement comme nous ferions, avec un sang-froid méprisant, comme un cas bizarre qui ne s’explique que par une dépravation particulière ou par des habitudes prises dans l’enfance.

Aristote parle des dieux le moins possible, et je ne sais s’il emploie jamais leurs noms, qui revenaient encore assez souvent dans Platon, surtout celui de Zeus, le père suprême. Il raille la mythologie comme enfantine et bonne pour contenter le vulgaire ou pour le gouverner ; il fait voir que ces dieux à figure d’hommes ne seraient que des hommes éternels. Il se moque du nectar et de l’ambroisie des vieux poètes, qui parlaient pour le roi de leur temps, sans souci de nous. Quelquefois il se met à couvert en disant : Que les êtres divins dans leur essence auguste et sacrée sont hors de notre portée, et que nous ne saurons jamais d’eux que bien peu de chose. Le plus souvent il dit absolument, le dieu ; l’expression revient à chaque page ; c’est véritablement lui qui l’a établie dans la langue philosophique ; et l’idée qu’il rend ainsi ne diffère guère de celle que nous traduisons en disant, Dieu. — Ce dieu est cependant entouré, comme le Iehova de la Bible, d’une armée céleste, je veux dire des astres, qu’Aristote, aussi bien que Platon, reconnais pour des dieux.

Mais rien dans Aristote n’est plus intéressant à étudier que certaines vues de morale sociale où ce fier esprit, tout à l’heure enfermé dans les bornes des erreurs de son temps, parait emporté par des pensées plus larges et plus hautes que ses habitudes. Il a embrassé plus pleinement peut-être que Platon même l’idée de la justice, suivie jusque dans son action au dehors et dans le gouvernement des hommes. La justice est la vertu parfaite, prise non en elle-même, mais par rapport à autrui. Aussi est-elle la première des vertus : ni l’étoile du matin ni l’étoile du soir ne sont aussi belles, et, comme dit le proverbe, dans la justice est ramassée toute vertu. Et plus loin : Elle est entre nos vertus la seule qui soit un bien pour les autres comme pour nous-mêmes. Ainsi s’exprime le même philosophe qui avait dit qu’il n’y a pas de droits pour l’esclave ; il est clair que de ces deux paroles, l’une devait effacer l’autre, et que c’était à la plus grande qu’il appartenait de prévaloir. C’est Aristote aussi qui a dit, allant cette fois plus loin encore, que la cité (bientôt on dira l’humanité) repose sur l’amour plus même que sur la justice, et enfin, que la justice suprême est amour. Le sentiment de la fraternité humaine et la loi de l’amour des hommes sont sortis de cette grande philosophie, et non d’un texte sacré ; c’est ce que je développerai plus tard, mais je dois le proclamer des ce moment même. Et jusque dans cette question de l’esclavage, où il a eu le malheur de combattre la justice, il est du moins encore pour elle un témoin, puisqu’il nous apprend que plusieurs condamnaient l’esclavage comme une violence faite à la nature, et reprochaient à la loi qui fait des esclaves d’être ce qu’on appelait dans le droit public d’Athènes une loi contre la loi. Ainsi un philosophe pouvait manquer à son devoir, mais la philosophie faisait le sien.

Aristote lui-même, corrigeant quelque part sa politique par sa morale, avoue que l’esclave a des droits aussi sur nous, non comme esclave sans doute, mais comme homme. Nous voyons dans son testament qu’il ordonnait qu’aucun des enfants qui l’avaient servi ne fût vendu, et qu’arrivés à l’âge d’homme ils fussent libres. Nous aimons, dit-il dans sa Morale, ceux qui ont de l’humanité ; et il ajoutait : On voit bien dans les voyages que tout homme est pour un homme un frère et un ami. Aristote est un observateur, qui ne s’échauffe pas et ne fait pas d’éloquence ; c’est par la délicatesse même de l’observation que se marque chez lui la délicatesse du coeur. Mes amis, il n’y a pas d’amis ! est d’abord un mot piquant, mais c’est plus que cela chez celui qui a dit qu’il d’y a que l’homme de bien qui soit aimable, et qui l’est surtout pour l’homme de bien[4].

On lui fait dire encore, comme il assistait un personnage peu estimable : Ce n’est pas pour lui, c’est pour l’homme. Ou un peu autrement : Ce n’est pas pour l’homme, c’est pour l’humanité. C’est une des plus belles doctrines d’Aristote que l’obligation qu’il impose à la cité de donner l’instruction à tous ses enfants ; non qu’il faille vouloir, comme il semble qu’il l’a voulu, sous prétexte que les citoyens appartiennent à la république plus qu’à eux-mêmes, imposer à tous par l’éducation une sorte d’esprit public ; c’est le procédé de l’Église et l’œuvre des catéchismes ; la liberté ne l’avoue pas. Mais elle proclame le devoir de faire que tout citoyen (et tous aujourd’hui sont citoyens) sache tout ce qu’il a besoin de savoir pour être véritablement un homme. Aristote recommande l’instruction comme la source de toute vertu ; et il sait ce qu’elle vaut pour la liberté, car il indique comme un caractère constant des tyrannies qu’elles la tiennent pour suspecte et cherchent à la ruiner, comme étant du nombre des choses qui font les hommes plus fiers et plus capables de s’appuyer les uns sur les autres.

Tout cela est sain et grand ; c’est le fruit mûr de la philosophie chez une race libre et généreuse ; c’est une sagesse digne de l’avenir. Mais Aristote n’a pu échapper à l’influence des idées religieuses, signe du découragement des esprits abaissés par le malheur des temps. Ainsi que son maître, la peur de déranger l’ordre établi le retirent sous l’empire des traditions sacrées. Comme Platon, il reconnaît les astres pour des dieux, et s’applaudit de se trouver sur ce point d’accord avec les croyances du vulgaire. Comme Platon, il se tait sur la divination, qui était de toutes les superstitions la plus sacrée aux yeux de la foule, il y a seulement chez lui deux pages où il insinue que les songes ne viennent pas des dieux, et semble vouloir les rapporter (avec Platon encore) à je ne sais quel merveilleux inférieur et naturel, Quant à l’immortalité de l’âme. J’ai déjà dit qu’elle n’était pas dans les religions antiques un point de foi. Aristote se prononce donc librement contre cette idée dans le livre de l’Ame ; sur ce point seul il s’écarte décidément de la religion de Platon.

Il est vrai qu’ailleurs il semble céder à d’autres pensées. Il serait dur à son avis de ne pas accorder un sentiment du vulgaire que les morts s’intéressent encore, un certain temps du moins, à ce qu’à ont laissé en ce monde ; il l’accorde donc. Je tiens peu de compte de cette concession ou de quelque autre semblable pour apprécier sa philosophie religieuse. Peut-être ne faut-il pas attacher non plus une grande valeur à un morceau d’éloquence sur le témoignage que les merveilles de la nature rendent à l’existence des dieux ; ce morceau était dans un de ses Dialogues, sorte d’écrits d’un caractère plus littéraire que scientifique, qui ne sont pas venus jusqu’à nous. Cicéron nous l’a traduit.

Mais le véritable Aristote, là où son génie se montre dans toute sa sincérité et dans toute sa force, a son mysticisme ainsi que Platon. Un mystique ! c’est un mot qui parait étrange en parlant de l’auteur de l’Histoire naturelle et de l’auteur de la Politique ; mais ce mot est juste. Ce n’est pas, il est vrai, un mystique du sentiment, c’est un mystique de l’intelligence. Dans un de ces Dialogues dont je parlais tout à l’heure, il faisait écho au Phédon, en plaçant dans la bouche du vieux Silène cet oracle : que le meilleur pour l’homme serait de ne pas naître, et que quand il est né, ce qu’il y a de meilleur pour lui est de bientôt mourir. Ailleurs il comparait la rigueur du destin qui enferme l’âme dans un corps mortel à la cruauté de certains brigands d’Etrurie, qui faisaient périr leurs victimes en attachant étroitement leurs corps en vie à des corps morts. Ce n’est encore là que de l’imagination ; mais dans ses livres de science pure il se montre, comme Platon et comme les chrétiens, détaché de l’action et amoureux de la vie théorétique ou contemplative. C’est la seule qui se suffise à elle-même, n’ayant besoin ni des choses ni des hommes. Cependant il vaut mieux peut-être au sage de n’être pas seul, même pour philosopher (car Aristote serait plutôt un cénobite qu’un anachorète), mais il se suffit encore s’il est seul. Ce n’est que dans la contemplation qu’il trouve la paix et qu’il est affranchi des troubles auxquels la vie du dehors et condamnée. Malheureusement une si haute existence est au-dessus de l’homme, car elle est vraiment divine ; mais il lui est permis d’y aspirer et d’y tendre. Ce n’est pas le cas d’écouter les conseils de ceux qui lui disent d’enfermer ses désirs dans les bornes de sa condition d’homme mortel. Au contraire, il doit se faire immortel autant qu’il est en lui, et vivre surtout par la partie supérieure de son être. Et, faisant appel à l’imagination des hommes et à l’idée qu’ils peuvent se faire de l’existence des dieux, Aristote montre qu’on ne saurait placer ces êtres suprêmes et inaccessibles dans les conditions mesquines de la vie active, et que, si on ne veut qu’ils dorment, comme Endymion dans la fable, il n’y a que la contemplation qui puisse remplir leur éternité !

On pourrait prendre cette dernière réflexion comme une simple image, employée pour faire mieux ressortir ce qu’il pense sur la haute valeur des méditations philosophiques ; mais il revient sur la même idée dans des pages où il ne parle plus des dieux, mais du dieu unique, qui est réellement l’objet de sa foi, comme il est celui de son étude. Car la même disposition qui éloigne le philosophe de l’action et lui fait mépriser les conditions nécessaires de la vie humaine, le porte aussi à se plonger et à se perdre dans la science du surnaturel et du divin, si cela peut s’appeler une science. J’ai appelé Platon le père de la théologie, mais Aristote est le théologien par excellence. Il est le premier qui ait prétendu faire de Dieu l’objet d’une connaissance aussi précise en quelque sorte et aussi arrêtée que peut l’être celle de la nature. Comme tous les autres d’ailleurs, il fait son dieu à sa ressemblance ; c’est donc le dieu du plus curieux et du plus dogmatique des esprits. Il trouve à son sujet des formules étrangement abstraites et savantes. Dieu est la vie et l’existence même, et par la vie il faut entendre la pensée. Et que pense-t-il ? Aristote répond : Il se pense lui-même. Ce que la pensée pense, c’est la pensée[5]. Il est le pur parfait, et ne comporte aucune imperfection. Il ne comporte pas même la vertu, il est au-dessus, de même que la bête est au-dessous du mal ou du péché. L’homme est entre deux, ni dieu ni bête ; Aristote est, je crois, le premier qui l’ait défini par cette antithèse, tant répétée depuis jusqu’à Pascal.

Dans la nature, qui elle-même est définie une cause agissant en vue d’une fin, ce dieu est la première essence et la première cause. Il est le principe du mouvement, c’est-à-dire de tout : il est le moteur premier. Et ce moteur meut sans être mû lui-même, il est le bien, et meut par l’amour.

De brillantes images de Platon paraissent être la source de ces idées. Platon, pour qui le ciel était, comme pont toute l’antiquité, une sphère solide tournant, sur son axe autour d’un pôle, nous invite à monter par la pensée au-dessus de ce pôle, dans je ne sais quelle région où il fait résider le bien idéal, sorte de fantôme d’une pure conception de notre esprit. Puis il noue représente les dieux, et à leur suite les âmes, s’élevant avec des ailes jusque sur cette convexité du ciel, d’où elles jouissent du spectacle de l’ineffable, en même temps qu’elles tournent tout autour de leur vision, emportées par le mouvement de la sphère. Ce sont des rêves étranges, qui peut-être ne nous doivent pas compte de leur étrangeté, du moment qu’ils ne se présentent que comme des rêves, et ne font que figurer l’effort de la pensée vers l’invisible et l’inconnu. Mais ces beaux nuages platoniques, saisis tout à coup, pour ainsi dire, par le froid de l’analyse, se condensent dans Aristote en des axiomes, dans lesquels on croit d’abord tenir quelque chose, mais qui se fondent et s’évanouissent lorsqu’on vient à les presser. Son dieu est donc le Lien, et ce bien est la fin suprême, pour l’amour de laquelle le monde ou le Ciel (dans Aristote c’est la même chose) se meut d’un mouvement éternel.

Je prie maintenant ceux qui me lisent de se transporter à seize cents ans du temps où Aristote écrivait ces choses, et de relire la fin du poème où Dante a ramassé toute la poésie contenue dans la foi du moyen âge chrétien. Après qu’il a traversé toutes les régions de l’enfer, et ensuite toutes celles dû purgatoire ; après que dans le paradis même il s’est élevé d’étage en, étage jusqu’au cercle des anges et jusqu’au trône de la Vierge-mère, il obtient enfin par elle de se trouver tout à coup en face de Dieu et de sa lumière, source de toute lumière. Alors à quelle pensée va-t-il demander appui pour pénétrer l’impénétrable ? Où va-t-il prendre des mots pour ébaucher au moins des idées ?

Dans sa profondeur je vis enfermé, relié en un même volume par l’amour, tout ce qui est en feuillets dispersés dans l’univers : la substance et l’accident, et leurs modes, confondus ensemble de telle façon, que ce que j’en dis n’est qu’une pauvre lumière. L’ensemble de ce grand noeud, je crois l’avoir aperçu, car en disant ceci, je me sens encore épanoui de joie.

Et plus loin :

On devient tel à l’aspect de cette lumière, que s’en détourner vers une autre vue est chose à laquelle il est impossible de consentir. Car le bien, qui est l’objet du vouloir, se ramasse tout entier en elle, et ce qui en elle est perfection, est imperfection hors d’elle.

Plus loin encore :

Ô lumière éternelle, qui seule résides en toi-même, qui seule te comprends, et, seule intelligible à toi et te comprenant, t’aimes et te souris !

Et enfin (ce sont les vers qui terminent le chant et le poème) :

Ici manqua la force à l’élan de mon imagination. Mais déjà mon vouloir et mon désir étaient emportés, comme une roue qui tourne toujours également, par l’amour qui fait tourner le soleil avec les étoiles.

Voilà, comme dans le philosophe grec, ce bien absolu, en qui il ne peut y avoir que perfection, et qui est la cause parce qu’il est la fin. Voilà la pensée qui se pense elle-même et jouit d’elle-même. Voilà enfin ce moteur immobile qui meut tout au-dessous de soi par l’amour. D’un autre côté, dans les premiers vers que j’ai cités, la logique aristotélique, avec ses distinctions subtiles, vient également aboutir à la théologie. C’est donc à Aristote que remonte ce galimatias sublime ; je dis sublime par l’élan passionné dont il témoigne : Aristote est l’Atlas qui porte sur ses larges épaules le ciel catholique du moyen âge.

Il est vrai que ce n’est pas lui qui a suggéré à Dante cet autre passage :

Dans la substance également profonde et transparente de cette lumière suprême, j’apercevais trois cercles parfaitement égaux sous leurs trois couleurs. Le premier se reflétait dans le second comme l’arc-en-ciel dans l’arc-en-ciel, et le troisième semblait un feu qui s’exhalait également de chacun des deux autres.

Je n’ai pas à faire l’histoire de cette Trinité divine ; le premier germe en doit être cherché peut-être dans un passage de Platon, où il nous présente le monde réel comme engendré par le bien idéal qui en est le père. Je ne retrouve pas ces images dans Aristote ; mais puisque les vers de Dante m’ont conduit à parler de trinité, je ne puis oublier ce début du livre du Ciel où Aristote rappelle l’importance que les Pythagoriques attachaient au nombre trois, comme représentant la réalité complète, parce que tout corps a trois dimensions ; ou encore parce que trois figure le commencement, le milieu et la fin, c’est-à-dire la totalité de toute existence. C’est ainsi, dit-il, que trouvant ce nombre dans la nature même dont il est la loi, nous l’appliquons à nos dévotions envers les dieux[6].

Il y a un endroit où, pour repousser les hypothèses des philosophes qui imaginaient, plusieurs principes des choses, soit matériels, comme des éléments ou des particules premières, soit abstraits, comme les ombres pythagoriques (c’est-à-dire sans doute les proportions et les lois suivant lesquelles la matière se distribue), Aristote se plaint qu’on fasse ainsi de l’univers une pièce mal faite ; non plus une composition, main une série d’épisodes, où rien ne se tient nécessairement et où les êtres relèvent de plusieurs principes. La nature, dit-il, ne s’accommode pas de ce mauvais gouvernement :

Il faut qu’elle s’unisse

En la main d’un bon chef à qui tout obéisse[7].

Quand on lit ce .passage, on ne peut s’empêcher de remarquer que le moment où le théisme achève de se constituer dans la philosophie grecque, et trouve chez Aristote son expression la plus ferme et la plus dogmatique, est précisément celui de la monarchie d’Alexandre. La nature cesse d’être libre en même temps que la Grèce. L’Esprit qu’enseignait Anaxagore, ou même, Socrate, ne me parait pas la même chose que le dieu qu’Aristote a enseigné. Le premier n’est que l’une même de la nature ; le second (qui parait déjà dans le Timée de Platon) est au-dessus et en dehors d’elle, et règne au plus haut des cieux comme un roi au fond d’un palais.

Quoi qu’il en soit de cette coïncidence, il est certain qu’Aristote s’est servi de la philosophie pour consacrer la royauté, et qu’il a proclamé une espèce de droit divin chez certains hommes : S’il se trouve, dit-il, une famille entière, même un homme entre tous les autres, tellement supérieur en vertu que la sienne toute seule surpasse celle de tous, il est juste de faire de cette famille une race royale et souveraine, ou un roi de cet homme unique... Car on ne saurait convenablement ni le tuer ni le bannir, ni le réduire à obéir à son tour... Il ne reste donc qu’à lui obéir à lui-même, et à le faire maître de tout, non pas pour un temps[8], mais absolument. Et ailleurs : Prétendre soumettre aux lois ces hommes à part serait ridicule ; ils pourraient répondre ce qu’Antisthène dit que répondirent les lions, quand les lièvres faisaient des harangues pour réclamer l’égalité. Voilà des phrases qui accusent tristement la date à laquelle elles sont écrites ; et il parlait sans doute pour Philippe et pour Alexandre, quand il a dit qu’un personnage de cette espèce est comme un dieu parmi les hommes. C’est la même chose que Bossuet croyait lire dans l’Écriture : Vous êtes des dieux ! Quand les grands esprits parlent ainsi, la foule traduit les mêmes pensées par les plus grossières et les plus indignes apothéoses. Est-ce bien le même homme qui disait ailleurs : Nous ne voulons pas que ce soit un homme qui commande, mais la raison ; ou encore : Celui qui fait régner la loi, fait régner la divinité et la raison ; celui qui fait régner un homme, donne ainsi le pouvoir à la passion, c’est-à-dire à la bête. La loi, c’est l’intelligence sans passion. Ainsi aurait dû parler toujours le disciple de Socrate et le fils adoptif d’Athènes.

J’ai déjà trouvé dans le Cyrus de Xénophon l’alliance du trône et de l’autel ; je la retrouve dans Aristote. Celui qui exerce le pouvoir absolu doit montrer, dit-il, le plus grand zèle pour la religion ; Pourvu toutefois que sa piété n’aille pas jusqu’à la simplicité. Et en recommandant la religion aux puissants, il savait qu’il les y trouverait bien disposés ; car c’est lui encore qui dit ailleurs que les heureux sont dévots.

II semble que le nom d’Aristote soit le nom même de la science, et cependant la science aussi, dans Aristote, a souffert de la théologie. On a déjà vu que le génie grec venait à peine de prendre l’essor dans l’étude de la nature, quand il fut arrêté par une réaction dont le point de départ fut peut-être l’épouvantable peste qui marque pour Athènes le commencement de cette triste Guerre de trente ans, appelée la Guerre du Péloponnèse.

Plutarque, dans la Vie de Nicias, à propos de la terreur qu’une éclipse de lune causa à ce général et à son armée en Sicile, dit qu’il existait pourtant un livre d’Anaxagore sur la lune, plein de science et de liberté ; mais qu’on ne le lisait guère, et que ces sortes d’études étaient peu répandues, parce qu’elles étaient décréditées comme impies. Et Socrate lui-même désavoua ces recherches téméraires, qui rendaient la philosophie suspecte à tous les esprits religieux. Platon et Aristote cependant ne purent se tenir de porter leur curiosité sur les choses du ciel ; mais cette curiosité n’oublia pas la prudence, et ne vit que ce qu’il était permis de voir. Tous deux ayant à peu près le même système du monde, il suffit de le considérer dans Aristote, où il est plus développé et plus complet. Il croyait comme toute l’antiquité à un Ciel, c’est-à-dire à une sphère des étoiles fixes ; et ce n’est pas là ce qui étonne. Mais tandis que des esprits hardis, perçant la voûte de ce Ciel, avaient imaginé, au delà, d’autres cieux ou d’autres mondes, répandus à travers l’infini, Aristote maintient obstinément qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir qu’un Ciel et qu’un monde, entendant par là cette sphère apparente des étoiles fixes, et que tout s’arrête où s’arrêtent nos yeux. Au centre du Ciel ou du monde, il place la terre immobile. Cependant les Pythagoriques d’Italie s’étaient élevés à cette idée, que la terre est une planète comme une autre, qui se meut autour du soleil placé au centre, en tournant sur elle-même, et déterminant ainsi le jour et la nuit sans aucune révolution du Ciel. Et Platon vieux se repentit, dit-on, d’avoir mis la terre au milieu du monde ; mais Aristote écarte cette doctrine par les plus pauvres raisons. Les mêmes philosophes, les Pythagoriques d’Italie, avaient reconnu que les comètes sont des espèces de planètes qu’on ne voit qu’à de grands intervalles ; et d’autres penseurs avaient compris que l’éloignement de leurs apparitions tient à ce qu’elles mettent un très long temps à accomplir leur révolution totale. Aristote se refuse encore à rien croire de tout cela, et fait des comètes de purs météores. Enfin, tandis que d’autres avaient eu la conscience du mouvement perpétuel qui travaille la nature et qui sans cesse engendre ou détruit, et qu’ils se représentaient les astres mêmes et les cieux comme changeants et périssables, et la création actuelle comme ayant succédé à des créations antérieures et devant faire place à d’autres à son tour[9], Platon et ses disciples déclarent au contraire tes astres immortels, et le Ciel à jamais à l’abri de tout dérangement et de toute corruption. Aristote même enchérit encore ici sur son maître, et, pour mieux garder le Ciel de finir, veut qu’il n’ait pas commencé, qu’il soit éternel et absolument immuable. Quel est le sens de sa résistance sur tous ces points ?

On ne peut guère douter que les hardiesses de la philosophie naissante n’aient été suspectes aux Socratiques parce qu’elles étaient sorties d’un mouvement d’esprit qui n’avait pas ménagé la foi religieuse, et, que celle-ci à son tour avait condamné. On sentait dans tentes ce spéculations la même liberté qui avait fait dire à Anaxagore que le soleil n’était qu’une pierre brillante. La religion ne pouvait s’accommoder de ces investigations indiscrètes. Comme le Ciel était un dieu, et que les astres étaient des dieux, il n’était pas permis de croire qu’aucune altération pût les atteindre. Il ne l’était pas davantage de supposer qu’il pût y avoir plus d’un Ciel, et de dissoudre ce grand dieu, ce père des dieux, en une multitude de sphères, c’est-à-dire de simples figures de géométrie où ne pouvaient se prendre ni la religion ni le respect. De même, comment pouvait-on penser à déranger la Terre sacrée, la Mère auguste de qui les dieux et les hommes étaient sortis, pour la faire voyager dans l’espace ? Comment déplacer, ainsi que disait plus tard Cléanthe le Stoïque, ce foyer du monde, quand la religion faisait si saint le plus humble foyer ? Enfin, si les astres étaient autant de divinités, quelle idée pouvait-on se faire des comètes ? Ne sent-on pas que leur course vagabonde et leurs apparitions capricieuses troublaient la majesté des régions célestes habitées par les dieux, et qu’il fallait les reléguer dans l’atmosphère terrestre pour y naître obscurément et s’y éteindre de même, à la manière des hommes et des animaux, créatures chétives, et éphémères ? Voilà les raisons des doctrines de Platon et d’Aristote ; et quand nous serions réduits à les conjecturer, il me semble que nous pourrions encore être assurés de nos conjectures ; mais Aristote tout le premier nous dit ce que nous en devons penser. C’est lui-même qui fonde sa science sur la religion. Tous les hommes, dit-il, croient à des dieux, et tous ceux qui croient à des dieux, Grecs ou Barbares, placent le principe divin dans la plus haute région, d’après l’idée que l’immortel doit résider dans l’immortel, car il n’en peut être autrement. Si donc il y a un principe divin, comme, il y en a un en effet, ce que j’ai dit est bien dit. C’est-à-dire que le Ciel ne connaît ni naissance, ni mort, ni accroissement, ni changement. Et ailleurs : Comme on le dit en théologie, l’essence divine tout entière est nécessairement immuable, en tant que première et suprême, et cela étant ainsi confirmé ce que j’ai dit [sur l’immutabilité du Ciel]. Il n’y a rien qui ait la force de faire changer le Ciel, car il faudrait que ce fût quelque chose de plus divin ; il ne saurait d’ailleurs y avoir en lui rien d’imparfait, et rien non plus ne lui saurait faire défaut des perfections qui lui appartiennent. Et enfin : Non seulement cette doctrine de l’éternité du Ciel est la plus satisfaisante, mais c’est ainsi seulement que nous pouvons mettre d’accord nos pensées avec les oracles qui nous apprennent quelque chose de la divinité. C’est à force de respect, je le suppose, pour la substance divine des astres, qu’il ne lui plait pas qu’ils éprouvent aucun déplacement réel ; il les attache, dans une majestueuse immobilité, les étoiles sur la sphère céleste, les planètes sur des sphères secondaires, et ces sphères tournent seules. Quant au mouvement de rotation, il semble que, s’il était soupçonné alors, ce n’était que pour le soleil ; et Aristote pense que ce soupçon n’est qu’une illusion ; aucun astre ne se meut suivant lui en aucun sens[10].

Je pourrais résumer l’étude que je viens de faire en un seul mot, c’est que la science d’Aristote est précisément celle de l’Église. Mais il y a là une leçon sur laquelle il faut insister. De grandes vérités avaient donc été aperçues déjà par plus d’un penseur à une époque où on n’avait pas eu encore le loisir de s’inquiéter des libertés de la pensée, et voilà ces mêmes vérités méconnues de Platon et d’Aristote. Le temps n’a pas amené un progrès, mais un recul : de l’esprit humain ; la grandeur de deux beaux génies n’a servi qu’à consolider et à consacrer des erreurs. La fausse science s’établit en même temps que se constitue la théologie ; et la théologie elle-même est le fruit des temps mauvais que la Grèce et Athènes ont traversés. Les fautes et les injustices ayant amené les souffrances, puis les ruines, les’ âmes découragées n’ont plus la force de se faire à elles-mêmes leur voie, ni dans l’ordre politique, ni dans l’ordre spirituel. Socrate et Platon avaient senti la démocratie manquer, pour ainsi dire, sous leurs pas ; Aristote pensait et écrivait sous Philippe et sous Alexandre ; c’est-à-dire qu’on ne se sent plus libre en face du Ciel parce qu’on ne l’est plus en face des hommes. Cette science d’illusion va régner maintenant pendant dix-huit siècles, aussi longtemps qu’il y aura des idoles, aussi longtemps qu’il y aura des despotes. Si la critique d’Épicure ose briser, suivant l’expression du poète, ces voûtes du Ciel qui étaient comme les murs d’une prison, sa hardiesse reste à l’usage de son école, une école d’indépendants sans autorité et sans honneur ; mais tous ceux qui se respectent, et qui prétendent imposer aux hommes, semblent condamnés au faux Ciel comme aux faux dieux. C’est en vain que quelques hommes supérieurs parlent encore de mettre la terre à sa vraie place : on les fait taire ou on ne les écoute pas, et elle demeure au centre du monde, d’un monde éternel, immobile, et pour ainsi dire surnaturel. En un mot, il va une doctrine orthodoxe, où l’antiquité demeure enfermée jusqu’à la fin, et où le Christianismes enferme après elle ; l’esprit humain a logé pendant tout le moyen âge dans le même cachot, et il n’en est sorti qu’à cette grande date de la renaissance, où il s’est avisé de se faire libre dans tous les sens à la fois. Liberté sociale et politique, liberté théologique, liberté et vérité scientifique, tout part de la même aurore : Copernic est le contemporain de Luther. Alors comme au temps des Grecs, la science a trouvé la croyance en travers de sa voie, mais la croyance cette fois a été vaincue suas retour. L’Exposition du système du monde et la Déclaration des Droits de l’homme sont deux monuments du même triomphe.

En ce qui regarde l’étude des choses extérieures, Aristote n’a été vraiment un maître que dans, l’histoire naturelle ; et lui-même paraît avoir eu conscience de sa supériorité dans ces recherches. S’il y porte encore quelques idées mystiques, comme par exemple, que la nature ne faisant rien en vain ni sans but, on doit en conclure qu’elle a fait tous les animaux pour l’usage de l’homme, ces idées ne l’ont pas empêché d’observer avec génie les faits et les lois. Mais si elles ne lui ont pas fait obstacle à lui-même, elles ont fait obstacle encore à l’esprit humain.

Il y a tel point des sciences naturelles où Aristote ne parait pas partager les superstitions populaires, mais là il semble s’étudier à les ménager par un langue équivoque. Dans le petit écrit, par exemple, sur la Divination par les songes, il montrera bien, je l’ai dit, que les songes ne sont pas envoyés des dieux, mais il ajoutera : Ils sont seulement démoniques, car la nature elle-même est démonique et non divine. Il ne donne ainsi au préjugé qu’un mot ; mais c’est trop de ce mot même. Il reconnaît d’ailleurs que les songes d’un malade peuvent donner sur sa maladie des indications, et il n’a pas tort ; mais il, se sert de cela pour conclure sous forme générale, qu’on, ne peut donc pas nier la’ vertu des songes ; et il n’en faut pas davantage pour autoriser les préjugés universels sur les songes, et l’usage, qu’en faisaient lei religions. Ces complaisances d’Aristote ont peut-être fait encore plus, de mal que celles de Platon, parce qu’on se tient en garde en entendant Platon causer avec tant d’imagination et de fantaisie, tandis qu’on ne se défie pas d’Aristote, qui enseigne sous des formes si précises et si sévères.

Lorsque nous lisons aujourd’hui les Physica d’Aristote, nous sommes confondus de n’y trouver que des subtilités stériles sur l’essence du temps, du l’espace, du mouvement ; que de pures idées et rien du monde lui-même, rien des phénomènes sensibles et observables. La nature y disparaît derrière l’abstraction ; nous arrivons au bout du livre sans en avoir rien gardé qui soit acquis et qui nous profite, admirant seulement la force de l’esprit, qui nage, avec tant d’agilité, dans un abîme, jusqu’à ce qu’il en ait assez et qu’il lui plaise de revenir à la surface. C’est que la curiosité philosophique se plaît à poursuivre les mystères ; et ceux de l’observation paraissant pleins de dangers, de sorte qu’on avait pris l’habitude de s’en détourner, on se rejetait vers ceux de la dialectique, sur lesquels on pouvait travailler impunément. C’est ce qui a fait également la fortune de la scolastique au moyen âge.

L’histoire elle-même, l’histoire de l’esprit humain, peut aussi être mystique. Je ne reprocherai certainement pas à Platon ni à Aristote d’avoir été fortement frappés par le spectacle de l’Égypte, et en général par ce qu’ils entrevoyaient du passé de l’humanité. Lorsque Platon dit que les anciens sont plus près des dieux, cela peut s’entendre dans un sens très philosophique, car ils sont plus près de la nature ; et il y a telle vérité simple qui s’altère et se défigure avec le temps. C’est un des plus heureux mots d’Aristote que celui-ci, à propos des mythes des premiers âges : Le philosophe est philomythe. Car les fables ne sont à ses yeux que les débris d’une doctrine oubliée, lesquels se sont conservés jusqu’à nous. Il parle à merveille encore quand il dit qu’en même temps qu’on profite des découvertes modernes, il faut licher de recueillir les traditions des anciens. Mais il exagère ce sentiment jusqu’à répéter à plusieurs reprises que les arts et les sciences ont été déjà souvent troue et souvent perdus, et que cela n’est pas arrivé une foi, ni deux fois, mais une infinité de fois ; préparant ainsi les brillantes déclamations de Joseph de Maistre sur l’intuition antique, si supérieure à la science moderne, et qui trouvait tout à elle seules ou plutôt à qui tout était révélé d’en haut.

Il y a une chose qui est pour les modernes un étonnement de tous les jours ; c’est que les Grecs n’aient pas eu en effet la curiosité de mieux connaître ce qui était séparé d’eux, soit par la distance, soit par le temps, et qu’ils nous aient laissé tout à faire pour l’étude d’une antiquité qui est si loin de nous et qui était si près d’eux. Il me semble que cela encore doit s’expliquer par la peur qu’on avait de toucher aux choses religieuses : Elles mettaient entre un peuple et un peuple une barrière infranchissable. Étudier une religion étrangère et ennemie dans des temps où une civilisation se réduisait presque à une religion ; rechercher par exemple sous des divisions si apparentes le même fond de sentiments et d’idées, et pour cela dépouiller les fables de leur enveloppe et interroger librement, là comme ici, la foi populaire, c’était se heurter à une infinité de scrupules et même c’e périls. Que dis-je ! se préoccuper seulement, au delà d’une certaine mesure, de la vie des Barbares et de leurs pensées, c’était peut-être déjà trahir la religion des hellènes, suivant la conscience des hommes d’alors. Ainsi les dieux, toujours en vue et toujours menaçants, bornaient de tous côtés l’horizon de l’intelligence humaine.

Cependant la philosophie, dans laquelle nous avons trouvé, même chez les hommes supérieurs, des marques de faiblesse et d’asservissement qui nous attristent, était encore la plus grande force et la plus grande liberté qui fût restée aux hommes de ce temps, ou plutôt elle était toute leur liberté et toute leur force. Elle élevait les âmes au-dessus des appétits grossiers et des intérêts vulgaires, leur offrant, à la place ; l’occupation la plus élevée et le plus délicat des plaisirs. Elle les dédommageait de l’esclavage du dehors par l’indépendance du dedans ; car on se sentait fier encore en apprenant à se commander à soi-même. En même temps qu’elle, proclamait que le bonheur est dans le travail de l’intelligence, elle se chargea à de donner ce bonheur à qui la suivait. Il y avait, il est vrai, des sceptiques qui secouaient la tète, disant que l’homme en toutes choses ne peut que conjecturer et non savoir ; mais Aristote répondait avec l’intrépidité de la passion (car jamais esprit n’a été si passionnément amoureux de la pensée), que si l’homme est dans l’erreur, il n’en doit poursuivre que plus ardemment la vérité, comme on a d’autant plus besoin de la santé qu’on est plus malade. On sent bien en le lisant que le règne de la Philosophie a commencé, et que non seulement elle a conscience de sa grandeur, mais que cette grandeur est reconnue. Platon l’avait déjà appelée : le plus grand bienfait que la race mortelle ait jamais reçu des dieux. Le respect qu’elle inspire s’étend aussi à ses ministres, et le philosophe lui-même prend son rang sans difficulté, comme fera le prêtre dans l’Église. Le philosophe ne doit pas obéir, mais commander. S’il faut bien que le philosophe vive de sa philosophie, comme le prêtre vit de l’autel, cela ne le rabaisse pas, et ne saurait acquitter envers lui ses disciples. Le bienfait qu’ils lui doivent ne saurait s’évaluer ; il n’a pas de prix ; pour le reconnaître, on doit simplement faire ce qu’on peu comme on fait à l’égard des dieux ou d’un père. Rien n’échappe à l’observation d’Aristote, même les faiblesses qui pourraient être les siennes ; il a donc observé que le philosophe se friche quand on dit du mal de la philosophie, comme les dévots se fâchent quand on dit du mal de la dévotion. Parlant de la sagesse ordinaire, il reconnaît qu’elle est une grande vertu sans doute, puisqu’elle dirige toutes les autres ; mais elle ne commande pas à la philosophie, car elle n’est que le moyen, et la philosophie est la fin ; ce serait comme si la lui prétendait commander aux dieux. Mais il n’a rien de plus fort que ce passage : De même qu’on appelle homme libre celui qui ne dépend que de soi et non d’aucun autre ; de même parmi les sciences celle-là seule est vraiment libre, parce qu’elle ne dépend d’aucune science. Ainsi peut-on justement douter si elle est à la portée de l’homme (car la nature humaine est sujette à bien des servitudes) ; de sorte qu’on pourrait dire avec Simonide : Un dieu seulement peut y prétendre. Mais il ne serait pas beau à un homme de ne pas poursuivre au moins toute la science que sa nature comporte. Si les poètes ont quelquefois raison quand ils disent que la divinité est jalouse, elle ne saurait avoir un plus juste sujet de jalousie, et tous les grands esprits devraient être malheureux. Mais non, la divinité ne peut pas être jalouse, et les poètes, comme on dit, sont souvent menteurs. La divinité jalouse des philosophes ! L’orgueil philosophique ne peut aller au delà. C’est ainsi que Saint-Cyran mettait le prêtre au-dessus des anges. Mais cet orgueil devient touchant quand Aristote soupçonne que le privilège des penseurs pourrait bien être parmi les hommes un droit particulier au malheur. De telles paroles préparaient l’avènement des Stoïques.

Au moment de terminer ce qui regarde Aristote, je m’aperçois qu’en insistant sur la théologie par la nécessité de mon sujet, il m’est arrivé de laisser presque dans l’ombre ses plus grandes parties. Aristote théologien ne donne pas la mesure d’Aristote moraliste, politique, critique, naturaliste, dialecticien même et métaphysicien. Il faut que mes lecteurs suppléent en le relisant à ce que je n’ai pu dire, qu’ils se remettent sous les yeux cette richesse d’observation, cette puissance de généralisation, cet esprit qui émerveillait Voltaire, ce style original et puissant. Et si la droiture de sens et la fermeté qu’il montre dans tant de pages ne se soutient pas toujours ; si ce génie si fort a faibli comme son illustre maître et si nous souffrons encore aujourd’hui de ses faiblesses, il demeure pourtant l’un des hommes qui ont laissé après eux le plus de vérités ; et enfin son nom, dans l’histoire de la vie morale des anciens, doit rester attaché à la belle formule que j’ai rappelée : La justice suprême est amour.

 

 

 



[1] Je prends cette pensée dans une Lettre de mon ancien maître, M. Viguier.

[2] Aristote a cependant une excuse, c’est que l’esclavage étant alors non seulement la seule forme existante du service domestique, mais la seule dont on eût l’idée, ces deux choses se confondaient aisément dans ses esprits ; et il me paraît peut être assimilé sans injustice aux esclavagistes de notre temps, qui refusaient d’accepter le service à la place de l’esclavage. Aristote n’avait pas le choix, et le problème n’était pas pour lui ce qu’il est pour nous.

[3] L’âme de l’homme, c’est l’homme même.

[4] Nul n’est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable. Pensées de Pascal.

[5] La pensée est pensée de pensée. C’est le mot à mot.

[6] Quand, par exemple, on répétait trois fois une formule sainte, ou qu’on faisait trois libations.

[7] J’ai remplacé par un vers de Corneille dans Cinna le vers homérique du texte.

[8] Comme par l’exercice d’une magistrature.

[9] Le temps, disait, Héraclite, est un enfant qui s’amuses jouer avec des dés ; nous dirions, qui s’amuse à faire des châteaux de cartes. — Le bon sens d’Hérodote me semble être l’écho de cette pensée quand il nous dit : Tout peut arriver, avec beaucoup de temps.

[10] La rotation de la lune lui semblait démentie par ce fait, qui en est au contraire la confirmation et la preuve, qu’elle présente toujours à la terre la même face.