LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

CHAPITRE V. — SOCRATE.

 

 

Me voici donc arrivé à l’homme dont l’influence a été la plus grande que personne ait jamais eue sur la vie morale et religieuse de l’humanité, car la révolution chrétienne elle-même remonte incontestablement jusqu’à lui. Nous ne pouvons avoir qu’une idée imparfaite de l’action qu’il a exercée, parce que nous ne le connaissons lui-même qu’imparfaitement. Pour bien connaître un homme, il faut l’entendre, ou lire ce qu’il a écrit ; Socrate n’a rien écrit, et cela même nous avertit que sa puissance n’a pas été celle d’un penseur, qui agit principalement sur les esprits par l’originalité de ses idées. Il n’a pas inventé la science, pas même, quoiqu’on l’ait dit, la science de la morale ; mais il y a porté une vertu personnelle et singulière, vertu d’émancipation et vertu d’édification tout à la fois.

Il semble que le nom de philosophe (ami de la sagesse ou Sophia) date de Socrate, et que c’est lui qui l’a ou proposé ou consacré. Ce mot remplaça ceux de sephos et de sophistès, le premier trop ambitieux, le second qui faisait un art ou un métier de ce qui n’est pour Socrate qu’une disposition de l’âme. La PHILOSOPHIE a donc trouvé son nom, en même temps qu’elle établissait son empire. Je salue ce nom avec respect, car il a été longtemps aussi grand parmi les peuples que celui de la religion l’a été depuis ; et il restera seul un jour, quand l’autre ne sera plus compris des hommes.

La sagesse de Socrate était en général celle de son temps, mais il a mis au service de la raison une chaleur d’âme et une force de volonté incomparables. C’était l’homme le plus énergiquement trempé, supérieur à tous les appétits des sens, dur au froid, au chaud, à la fatigue, vivant de rien, se mettant lui-même à un régime que ne supporterait pas un esclave en pouvoir de maître, n’ayant qu’un misérable manteau, le même été comme hiver, sans chaussure, et sans tunique ou chemise sous son manteau. Il ne supportait pas seulement la pauvreté, il l’embrassait et la préférait. ; il avait pour ainsi dire fait voeu de la suivre, car il disait que n’avoir pas de besoins étant chose essentiellement divine, moins on avait de besoins, plus on se rapprochait du divin, c’est-à-dire du parfait[1]. Aussi il ne faisait pas un métier de sa philosophie et ne mettait pas à prix ses leçons : s’il acceptait dans l’occasion les dons de ses amis, cette façon de vivre est celle de Jésus dans l’Évangile et celle des apôtres ; elle n’a rien de commun avec une industrie qui se propose de gagner ou d’amasser. Socrate n’eut qu’une passion et qu’un intérêt dans sa vie, celui d’atteindre au vrai et de faire le bien ; deux choses qui n’en sont qu’une, car le bien se confond avec le juste, et le juste n’est qu’une forme du vrai. Éclaircir ses idées, et les idées de ceux qui l’écoutent, y porter une critique obstinée et impitoyable, chasser l’erreur pour ainsi dire de tous les coins de l’esprit, et faire la lumière sur toutes les questions qu’embrasse la philosophie, ce fut sa tâche de tous les instants. Par le dehors, il ressemble aux sophistes qui remplissaient alors la Grèce ; ou bien il ne parait d’abord s’en distinguer qu’en ce qu’il se montre plus vif et plus subtil qu’aucun autre, plus abondant en discussions et en discours. Mais, en effet, cette ardeur et cette intempérance lui viennent d’un principe de foi qui fait l’originalité de son génie et de son action. La dialectique est chez d’autres une oeuvre d’art, une satisfaction de la vanité, quelquefois une passion de l’esprit : pour lui elle est surtout un instrument de réforme et d’amélioration, qui va renouveler l’homme et la cité même. L’espèce de devise qu’il empruntait au temple de Delphes, où elle était gravée : CONNAIS-TOI, signifiait dans sa pensée : Gouverne-toi. Ce qu’il attend du raisonnement et de la dispute, c’est le salut. Comme les sophistes, il est douteur et indocile aux traditions reçues, mais il ne doute pas pour douter, pour faire acte de pénétration et d’indépendance ; il ne s’affranchit que pour mieux agir, et sa liberté aussi est une vertu. La foi de Socrate est avant tout la croyance à l’âme, croyance qui est née de l’énergie même et de l’exaltation du sentiment. Cette force intérieure que le sage sent en lui, et par laquelle il se gouverne, sa pensée s’y attache si puissamment qu’il arrive à la séparer de lui-même et à la considérer comme un être à part, au dedans et au-dessus de son être ; c’est un mouvement d’imagination d’abord, puis insensiblement il se trouve que c’est une doctrine. Socrate accepta d’ailleurs, et répandit autour de lui, sous une forme moins mystique, la foi des Pythagoriques et des Orphiques dans l’immortalité de l’âme. Xénophon, qui la tenait de lui, l’a développée avec complaisance à la fin de son Cyrus. Voilà le spiritualisme, et c’est par Socrate et à partir de Socrate qu’il est devenu pour le genre humain le fond de toute religion.

Socrate ne croyait pas aux dieux, à ce qu’il semble, et ses accusateurs, qui le disaient, ont dit vrai. Ou bien, en effet, il se taisait sur ce qui regardait Zeus, Héra et tous les autres ; ou, s’il parlait de ces personnages divins, c’était pour combattre l’idée que donnait d’eux la religion populaire, et les histoires scandaleuses qui con posaient leur légende sacrée. Il soutenait hardiment que ces croyances ne pouvaient donner une règle à la vie morale ; car les dieux du vulgaire n’ont pas eux-mêmes de règle commune :

Mais s’il faut entre nous dire ce qu’il me semble,

Les nôtres bien souvent s’accordent mal ensemble,

Et, me dût leur colère écraser à tes yeux,

Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.

Et j’ajoute que cette vérité, qu’on pourrait croire faite pour n’être comprise que par les penseurs, éclatait, en certaines occasions, aux yeux de la foule, comme par exemple le jour où Agésilas, après avoir consulté le Zeus d’Olympie sur un cas de conscience politique, s’arrêtait ensuite à Delphes en massant, et demandait à Apollon s’il était du même avis que son père. Mais quand les dieux s’accorderaient toujours entre eux sur la règle de la justice, il faudrait dire encore que cette règle n’est pas en eux ; car une chose n’est pas bien ou mal, parce qu’ils la commandent ou la défendent ; mais ils doivent la commander ou la défendre, parce qu’elle est bien ou parce qu’elle est mal. Il est possible que cette belle argumentation appartienne à Platon, chez qui on la lit, autant qu’à son maître ; mais-la liberté d’esprit dont elle témoigne à l’égard des dieux ou de ceux qui parlent en leur nom, est certainement celle de Socrate, et il faut lui en rapporter l’honneur. Enfin, Socrate ne consultait jamais les oracles et ne pratiquait pas la divination ; et il n’en faut pas davantage pour établir qu’il était ce que le vulgaire et les prêtres appellent un impie.

Et cependant Socrate ne niait pas les dieux, il sacrifiait dans l’occasion et remplissait les devoirs extérieurs de la religion publique. Il professait même qu’en ce qui regarde les choses divines, chacun doit suivre la loi et la coutume de son pays ; principe suspect aux vrais dévots et qui suppose peu de foi, mais qui pourtant, en abandonnant à la religion établie l’empire du dehors, la maintient et la perpétue. Malgré cette soumission, Socrate a été enfin mis à mort, mais ce n’a été qu’après avoir philosophé quarante ans. S’il avait parlé franchement en ennemi des dieux, sa voix eût été bien vite étouffée ; il n’aurait pas été entendu ni suivi, il n’aurait pas transformé l’esprit d’Athènes et du monde hellénique. Il a fallu que la parole de Socrate et de ses disciples eût agi librement pendant cinq cents ans, pour qu’il devint possible de livrer aux anciens dieux un combat qui fut si long encore et si difficile. On pourrait dire que Socrate faisait ce qu’ont fait les prophètes juifs, et ce que fait Jésus lui-même dans les Évangiles ; qu’il respectait le polythéisme comme ils ont respecté le judaïsme, en s’efforçant seulement d’y faire entrer un esprit nouveau. Mais les inspirés juifs étaient moins philosophes que Socrate, et quoique un instinct généreux les élevât comme lui au-dessus de la lettre, leur raison sans doute s’en dégageait moins aisément.

Et pourtant l’esprit de l’homme est attaché par tant de racines à ce qui l’entoure, qu’il est bien difficile de dire si Socrate avait dépouillé absolument toute foi païenne, et si ces noms des dieux, qu’il prononçait comme tout le monde,, n’étaient en effet que des mots pour lui. Par exemple, d’après les discours que lui font tenir ses disciples, il semble qu’il ait reconnu les astres pour autant d’esprits et de divinités véritables. Pythagore avait dit cela, mais en quel sens ? Et quant à Socrate, cela était-il sérieux dans sa pensée[2] ? Ce qui parait certain, c’est qu’il désavouait les hardiesses de la philosophie physique, et qu’il se séparait avec éclat d’Anaxagore, et de tous ceux qui avaient essayé de pénétrer le secret de la nature et de la constitution des corps célestes. Il disait, tout comme les dévots, que ces spéculations étaient vaines et dangereuses, et qu’elles offensaient les dieux. Était-ce crainte et aversion du scandale ? ou tendresse secrète et faiblesse d’une imagination accoutumée à s’émouvoir devant l’inconnu ? ou zèle de moraliste qui veut que l’homme soit tout entier à l’œuvre de sa réformation intérieure, et craint que les curiosités ne l’en distraient ? Les inspirés et les ardents se défient de la science pure, qui leur semble trop indifférente et trop tranquille : Pascal comme Socrate en était venu à trouver mauvais qu’on s’intéressât à la philosophie ou à la géométrie ; il voulait qu’on ne se souciât que du salut. S’il est vrai qu’un jour l’oracle de Delphes ait proclamé Socrate le plus sage des hommes, c’est peut-être en se séparant ainsi d’une physique suspecte qu’il avait mérité en ce temps-là la faveur du dieu. Mais il faut avouer qu’il trahissait par ce langage les intérêts de la raison, et que le travail scientifique de l’esprit grec en a peut-être souffert d’une manière irréparable.

Quoi qu’on doive penser de ce que Socrate a pu croire au sujet des dieux populaires, il est certain qu’il a cru au surnaturel et au divin, et qu’il n’a pas su séparer le sentiment moral, dont il était si profondément pénétré, du sentiment religieux et des conceptions théologiques. Ses entretiens, reproduits par ses disciples, sont les plus anciens discours où nous voyions développés ces lieux communs de l’éloquence sacrée, où il se mêle tant d’illusion, et qui ont tant perdu de leur crédit auprès des philosophes, mais qui n’en sont pas moins d’un effet certain et durable sur le grand nombre des esprits : — Que les merveilles que nous apercevons dans la nature, et en particulier dans nous-mêmes, supposent un dessein ; — Que celui qui a fait l’homme à l’origine s’est montré miraculeusement intelligent ; — Que notre intelligence même, qui fait tout au dedans de nous, témoigne d’une autre intelligence qui a tout fait dans le mande, car l’âme est comme un dieu intérieur ; — Qu’enfin le consentement de tous les peuples dans cette croyance atteste qu’elle est la vérité.

Ce dernier argument est trop évidemment sans va-leur ; on démontrait de la même manière que la divination était réelle, puisqu’on y avait toujours cru. La démonstration de l’existence de la Divinité par ses oeuvres a plus d’apparence, car il est vrai que, si on suppose que quelqu’un a fait le monde, ce quelqu’un sera un être supérieur ; mais cette supposition même est-elle assez autorisée ? On demande d’où viennent les choses. Plusieurs répondent que ce qui est aujourd’hui existe en vertu de ce qui était hier, et que ce qui était hier a existé en vertu de ce qui était la veille. Notre pensée, en remontant toujours en arrière, ne rencontrera jamais un terme ou l’être vienne à lui manquer. Elle trouvera seulement qu’à un moment donné, tel ou tel être en particulier n’existait pas, l’homme, par exemple, on l’animal, ou la terre. Comment ces êtres ont-ils commencé ? Nous ne le savons pas, et j’ignore si nous le saurons jamais ; mais nous le saurions certainement et nous le comprendrions sans peine, si nous pouvions atteindre dans le passé un état de choses antérieur à leur existence ; car ce qui les a précédés est aussi ce qui les a produits.

Je ne veux pas pousser cette argumentation contre Socrate, ni même relever ici les conséquences fâcheuses de certaines illusions théologiques ; elles sont plus faciles à saisir dans les écrits de Platon. Il suffit en ce moment d’avertir qu’il n’y a pas d’erreur dont on ne se trouve mal en quelque chose ; et que, par exemple, on .comprend et on conduit moins bien la vie humaine quand on se préoccupe trop du divin. C’est ce qui a fait les côtés faibles de la philosophie appelée spiritualiste, et aussi du Christianisme qui en a été l’héritier.

On n’en comprend pas moins quel attrait et quelle puissance cette philosophie a exercés sur les esprits, et avec quels sentiments l’humanité en a accueilli les doctrines. Au-dessus de ces dieux vulgaires qu’il laissait dans l’ombre, Socrate paraissait mettre en pleine lumière un dieu tout autre, celui qui ordonne et maintient cet ensemble du monde où tout est bon et excellent, qui le conserve pour notre usage en bon état, sans altération et sans vieillesse, et obéissant exactement à ses lois plus vite que la pensée. Il se le représentait souverainement grand, voyant tout, entendant tout, présent partout, et gouvernant toutes choses. Si la divinité ainsi comprise ressemblait encore à l’homme, elle n’était plus faite à l’image du corps, mais à celle de l’âme ou de la pensée, grand progrès pour les esprits élevés. C’est dans sa raison et dans sa conscience que chacun découvrait avec respect le dieu nouveau. Ce dieu réalisait en lui la sagesse et la justice ; il était à la foison modèle, un juge, un ami. Il parlait, aussi bien que les dieux anciens, mais non par la bouche des prêtres ; chacun l’entendait au fond de lui-même, et, pour être intérieure, sa parole n’était pas sourde et indistincte ; au contraire, elle pénétrait les hommes et les remuait d’une façon extraordinaire. Voici comment Alcibiade rend compte, dans le Banquet de Platon, de l’impression que faisait la parole de Socrate : Quand nous entendons tout autre discours, dans la bouche même du parleur le plus habile, personne, pour ainsi dire, ne s’en soucie ; mais quand c’est toi qu’on entend, ou encore tes discours répétés par un autre, même très malhabile à parler, alors qui que ce soit qui t’écoute, homme, femme ou enfant, nous sommes tous saisis et captivés. Pour moi, mes amis, si je ne craignais de vous paraître absolument ivre, je vous attesterais avec serment tout ce que j’ai éprouvé par l’effet de ses discours et ce que j’en éprouve aujourd’hui encore... Dès que je l’entends, le coeur me bat plus fort qu’à ceux qui se livrent au délire des corybantes ; je fonds eu larmes en l’écoutant, et j’en vois beaucoup d’autres qui ne sont pas moins émus que moi. En entendant Périclès et les autres bons orateurs, je me disais qu’ils parlaient bien, mais je n’éprouvais rien de semblable ; mon âme n’était pas troublée, et ne s’indignait pas de trouver en moi les sentiments d’un esclave ; mais la parole de cet homme m’a mis souvent dans cette disposition de me dire que vivre comme je fais n’est pas vivre.... Aussi je me sauve de lui comme un esclave fugitif ; puis, quand je l’aperçois, je suis honteux des aveux qu’il m’a arrachés, et souvent je verrais avec plaisir qu’il ne fût plus de ce monde. Mais, si cela arrivait, je sens que je serais encore plus en peine ; de sorte que je ne sais comment faire avec cet homme-là. Voilà Socrate ; ce n’est pas un professeur ou un docteur, c’est un apôtre, c’est un directeur et un maître des âmes ; l’effet de la propagande chrétienne, aux heures les plus vives, ne sera pas autre que celui qui parait ici. Les sarcasmes d’Aristophane concourent avec les témoignages de Platon pour faire voir que plus d’un, en venant à l’école de Socrate, s’abandonnait sans réserve, et était prêt à sacrifier fortune, santé, tout enfin, pour poursuivre ce bien suprême que le maître semblait tenir dans sa main. C’est donc une religion qui s’est produite alors dans Athènes. Cette contagion de la pensée libre et de la vertu faisait aux imaginations l’effet d’un mystère, et l’enseignement de Socrate avait à la fois la solidité de la réflexion philosophique et le prestige d’une révélation.

L’enthousiasme, même celui de la raison, a peine à demeurer sévèrement raisonnable ; celui de Socrate ne l’a peut-être pas été toujours. Il semble que dans les mouvements de sa pensée, dans les avertissements intérieurs par lesquels ses actions étaient conduites, il ait reconnu un Esprit supérieur au sien ; il s’exprime si vivement, dans les discours qu’on nous donne, sur cette espèce de commerce divin, que plusieurs se sont demandé (mal à propos, ce me semble) si le sentiment profond qu’il en avait n’est pas allé jusqu’à l’hallucination, et si en effet il n’entendait pas des voix. Ce qui est certain, c’est qu’il était possédé du zèle de la sagesse comme d’autres inspirés l’ont été du zèle de leur dieu. De là non seulement l’ardeur extraordinaire, et on pourrait dire l’intempérance et l’indiscrétion de cette prédication obstinée dont il fatiguait les oreilles de ses concitoyens, mais aussi certaines singularités qui les étonnaient et qui nous choquent. Platon raconte qu’à un siège en Thrace, des soldats le virent un matin debout et immobile, comme méditant ; il resta ainsi sans bouger la journée entière, puis toute la nuit, car on l’observa, et il ne se retira que le lendemain au lever du soleil. Il y a une autre nuit, plus bizarre encore, dont il faut laisser l’histoire dans le Banquet de Platon. Si on met à part dans cette dernière scène les moeurs grecques qui la font si étrange, il reste un tour de force moral et comme un miracle de chasteté indécente, tout semblable à ce qu’on racontait d’un saint personnage chrétien du moyen âge, le fondateur de l’abbaye de Fontevrault, le fameux Robert d’Arbrissel.

On reprochait à Socrate de détacher les enfants de Leurs pères ; il les provoquait à désobéir, s’il le fallait, pour philosopher, sans tenir compte de l’autorité paternelle ; car, disait-il, une autorité qui s’oppose à la sagesse est insensée, et il n’y a aucun compte à tenir de l’insensé. On voit bien que la philosophie qui le prend sur un tel ton avec la famille est moins philosophie que religion. C’est ainsi que Jésus dit dans l’Évangile : Ne croyez pas que je sois venu jeter la paix sur la terre... Je suis venu soulever le fils contre son père et la fille contre sa mère... et chacun trouvera ses ennemis dans sa maison. Socrate ne craignait pas de dire, en suivant sa pensée : Quand l’âme est partie, et avec elle l’intelligence, on se hâte d’emporter le corps de la personne la plus chère et de le faire disparaître. Ainsi un père ennemi de la sagesse devait être tenu pour mort. On se scandalisait de ces paroles ; elles ne sont pas plus fortes que celles-ci : Un disciple de Jésus lui dit : Seigneur, permets que j’aille d’abord enterrer mon père. Et Jésus dit : Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts[3].

Platon raconte que le matin du jour où Socrate devait boire la ciguë au coucher du soleil, ses disciples, entrant dans sa prison, trouvèrent près de lui sa femme Xanthippe avec son enfant. En nous voyant, elle se mit à se lamenter comme font les femmes : Socrate, c’est donc la dernière fois que tes amis vont s’entretenir avec toi, et toi avec eux ! Et Socrate se tournant vers Criton : Criton, dit-il, qu’on la ramène chez elle. Des serviteurs de Criton l’emmenèrent, tandis qu’elle faisait des cris et des démonstrations de deuil. Et Socrate s’asseyant sur son lit : Mes amis, dit-il..., et il leur parle de tout autre chose. On se scandalise de cette scène, €quoiqu’elle ait aussi son côté touchant ; on souffre de voir la femme de ce sage demeurer ainsi comme étrangère à sa pensée et à sa prédication. Mais que dire de ce passage d’un évangile ? Les frères de Jésus et su mère survinrent, et restant en dehors ils l’envoyèrent appeler. La foule était autour de lui, et on lui dit : Voici ta mère et tes frères qui sont là dehors et qui te cherchent. Et il répondit : Qu’est-ce que ma mère et mes frères ? Et promenant ses yeux sur tous ceux qui étaient autour de lui : Voilà ma mère et mes frères. On sait que sur les quatre évangiles, il y en a trois, les plus anciens, qui racontent tout le détail de la mort de Jésus sans faire aucune mention de sa mère.

On souffre tout, on accepte tout de ces saints, même les duretés farouches, parce que ce sont des saints, qu’on se sent élevé par eux au-dessus de soi, et qu’on trouve qu’eux-mêmes s’élèvent au-dessus de tous. Ceux qui nous ont raconté la vie de Socrate défient leurs lecteurs de trouver aucun homme à lui comparer. Pour moi, dit Xénophon, en le voyant tel que je l’ai représenté, si religieux, car il ne faisait rien sans l’inspiration des dieux ; si juste, car il n’a jamais causé le moindre tort à personne et il a fait le plus grand bien à tous ceux qui s’adressaient à lui ; si tempérant, car il n’a jamais mis le plaisir avant le devoir ; si sage, car il ne se trompait jamais dans le discernement du bien et du mal ; il me paraissait tel que le peut être le plus parfait et le plus heureux des hommes. Si quelqu’un désapprouve ce que je dis, qu’il compare toute autre vie à celle-là et qu’il juge. Platon parle à peu près de même. Et cette vie a été couronnée par une mort qui a assuré pour toujours au philosophe et à la philosophie elle-même le respect du genre humain.

Il y avait deux chefs d’accusation contre Socrate on lui imputait de pervertir la jeunesse, et de ne pas reconnaître les dieux reconnus par l’État. Ces termes montrent bien que le crime d’impiété était un crime politique, et c’est aussi une accusation politique qui est enveloppée dans l’imputation de pervertir la jeunesse. On lui reprochait d’inspirer aux jeunes gens de mauvais sentiments à l’égard du peuple et de la démocratie d’Athènes.

Cette démocratie avait eu bien à souffrir des mécomptes et des misères de la guerre du Péloponnèse. Renversée une première fois, puis rétablie, elle avait succombé de nouveau au jour désastreux de la prise d’Athènes, et la ville avait subi le gouvernement des Trente, imposé par les Lacédémoniens. Enfin Thrasybule, à la tète des bannis, était rentré dans Athènes, et la démocratie s’était relevée pour durer encore environ soixante ans, et finir à Chéronée. Mais, entre les atteintes du passé et les menaces de l’avenir, elle est ombrageuse ; elle nourrit, contre ceux qu’elle croit contraires à ses intérêts, des ressentiments et des défiances ; elle a la religion des souvenirs et l’aversion des nouveautés. C’est cette disposition des esprits qui a perdu Socrate et lui a fait boire la ciguë ; c’est comme ennemi du peuple qu’il a péri.

La discussion de ce grief nous touche aujourd’hui encore, car elle intéresse l’histoire de la pensée libre. Il faut avouer que dans les temps modernes le reproche qu’on fait à la philosophie critique et raisonneuse n’est pas celui d’être antidémocratique ; bien au contraire. L’a-t-elle en effet mérité au temps de Socrate ? Si cela était, il faudrait remarquer que le seul moment où elle ait été contre la démocratie est aussi le seul dans l’histoire où la démocratie ait régné. On en devrait conclure qu’elle n’est au fond que frondeuse et indocile, et qu’elle se porte de préférence du côté qui n’est pas celui du plus fort.

Mais cette démocratie était bien loin d’être démocratique. La vraie démocratie est le gouvernement de l’avenir, elle n’a pu être celui d’une ville grecque d’il y a deux mille ans. Ce peuple qui régnait n’était pas ce que nous appelons maintenant un peuple, c’était une troupe privilégiée, qui pesait sur les esclaves au dedans et sur les sujets au dehors, et dont les excès tenaient surtout, non pas à l’égalité des citoyens, mais à l’inégalité sur laquelle la cité était fondée. C’est ce que j’ai déjà expliqué ailleurs :

Les délibérations de la multitude, amassée sur la place publique, seraient devenues chose impossible, si dans le peuple eussent été compris les esclaves, et plus impossible encore, si ces sujets d’Athènes, qu’on appelait ses alliés, eussent été tenus pour Athéniens, et n’avaient fait qu’un avec les habitants de l’Attique. Ainsi disparaissaient d’un seul coup l’extrême mobilité d’un gouvernement à vingt mille tètes, absolument incapable d’aucune suite ; l’influence des démagogues tournant au vent de leur parole une foule assemblée deux ou trois fois par mois comme pour un spectacle ; le scandale de la souveraineté exercée pour un salaire par une population besogneuse, qui subsistait des oboles de l’agora ou des tribunaux ; les fonctions publiques tirées au sort, non comme un service, mais comme un profit, tandis que les sages demandaient si ceux qui montent un navire ont coutume de tirer au sort celui qui gouvernera le vaisseau ; une justice capricieuse comme une loterie, faite non pour les jugés, mais pour les juges ; car il fallait leur fournir des procès pour les faire vivre, et ils recevaient, pour ainsi dire, des bons pour juger comme ils auraient reçu des bons de pain ; enfin les malheureux alliés faisant principalement les frais de cette justice, comme l’atteste Xénophon, et forcés, pour l’alimenter, de s’en venir plaider dans Athènes. Toutes ces misères ne résultaient pas de ce que la république athénienne était une démocratie, mais bien de ce qu’elle était la démocratie de quelques-uns, et non pas de tous. Cette multitude exerçait en réalité une tyrannie, et, comme les tyrans, elle usait de sa puissance pour satisfaire ses envies et pour se dispenser de ses devoirs.

Elle voulait régner par la guerre et elle ne voulait pas faire la guerre ; elle payait donc des mercenaires, et c’est la plainte perpétuelle des bons citoyens ; mais avec quoi les payait-elle ? Avec l’argent des sujets. Sans les sujets, il n’y aurait pas eu de mercenaires, car qui les aurait payés ? Et, sans les esclaves, il n’y aurait pas eu non plus de mercenaires ; car, si tous les habitants avaient été des citoyens, Athènes n’aurait pas eu besoin d’étrangers pour se défendre.

La multitude voulait encore avoir des fêtes, des spectacles, des distributions ; elle payait tout cela, avec quoi encore ? toujours avec l’argent des sujets. Et, comme ce n’étaient pas ses propres deniers qu’elle administrait, ni les fruits de son travail, mais ceux du travail d’autrui, elle les administrait mal, et perdait en dépenses folles les ressources des services publics. Enfin toutes les misères privées ou publiques, toutes les espèces d’infériorité que l’esclavage entraîne avec soi, Athènes y était condamnée, ainsi que le monde ancien tout entier. Il ne s’agissait donc pas, pour la délivrer des maux qu’elle souffrait ou la mettre à couvert des périls dont elle était menacée, de restreindre chez elle la démocratie ; tout au contraire il aurait fallu l’élargir, là comme dans toutes les cités du monde antique, l’étendre jusqu’où la démocratie moderne s’est étendue, et faire de l’empire d’Athènes, ou plutôt de la Grèce elle-même, ce que nous appelons une nation, dont tous les membres, égaux et libres, servent au même titre la même patrie, et ne sont sujets que de la loi.

Je ne pense pas que Socrate ait jamais eu cette pensée ; nous ne la devons qu’au temps et aux épreuves par lesquelles l’humanité a passé. Sans doute il n’a jamais rien réclamé ni pour les sujets ni pour les esclaves, si ce n’est que leurs maîtres les gouvernassent avec sagesse et justice dans la vie publique ou dans la maison. Mais comme, au contraire, à chaque instant il était blessé par des iniquités ou des sottises, ne sachant pas bien à quoi s’en prendre, il s’en prenait à ce qu’il y avait de plus apparent, à la constitution de la cité. On ne peut lui reprocher d’avoir critiqué ce qu’il critiquait ; de s’être moqué de la fève qui faisait les archontes ; d’avoir dit que la violence n’est pas meilleure exercée par la foule que par quelques-uns ; d’avoir blâmé les factions, les luttes intérieures, les accusations incessantes ; on ne se plaindra pas même qu’il ait traité avec mépris une certaine plèbe misérable qui n’est capable de rien de bon, et ne sait que clabauder. Le sage d’aujourd’hui la plaint s’il la rencontre, et respecte encore en elle l’humanité ; le sage d’alors avait trop à la redouter pour être si réservé et si équitable. Ce mépris des sages pour la populace leur vient quelquefois de ce qu’il y a de meilleur en eux, l’amour jaloux du vrai et du bien, dont elle leur parait incapable. Ainsi, Voltaire jetait des cris de colère contre la canaille, parce qu’il ne supposait pas que la raison pût descendre jusqu’à elle, et qu’il la croyait vouée à la superstition et au fanatisme pour toujours. Il se trompait, et nous l’excusons ; combien plus faut-il excuser Socrate ? Il montra un courage bien rare le jour où il osa tenir tète à la passion d’un peuple ému en essayant de sauver des généraux plus malheureux que coupables, condamnés pour un grand désastre qui avait attristé leur victoire.

Mais il voulait, dit-on, le gouvernement aristocratique de Lacédémone ou de la Crète, et il parlait avec faveur du gouvernement d’un roi. Je sais que ses disciples le font parler ainsi, je veux dire Xénophon et Platon, et peut-être qu’ils lui prêtent leurs propres pensées ; car les opinions de ces deux hommes ne se sont que trop ressenties des temps mauvais où ils ont vécu et des conditions d’existence où ils ont été placés. Une chose cependant parait certaine, c’est que Socrate ne voyageait pas, qu’il ne connaissait par lui-même ni Lacédémone, ni la Crète, et qu’il n’ai point vécu à la cour d’un roi. C’est donc de confiance qu’il a admiré, s’il les admirait, des institutions étrangères ; à peu près comme Tacite, parmi les raffinements de la société romaine des Césars, célébrait les moeurs des Germains. Les choses allant mal sous ses yeux, il s’est plu à imaginer qu’elles devaient aller mieux ailleurs ; voilà, je crois, l’explication de cette politique.

Une chose d’ailleurs manquait essentiellement soit aux démocraties, soit aux aristocraties helléniques : c était un gouvernement, un ministère de la chose publique, confié à la main d’un homme chargé des affaires de la cité, et les conduisant avec autorité et suite, avec secret. Quelque chose de semblable s’était vu seulement au temps de Périclès. Il avait été, sans aucun titre, un véritable premier ministre, un Pitt d’Athènes, et son passage avait laissé les plus brillants souvenirs. Personne ne parut de force à exercer après lui ce pouvoir qui se réduisait à une influence. Démosthènes lui-même plus tard conseilla et harcela les Athéniens sans les gouverner. La grandeur de Périclès et le vide qu’on sentit après lui fit aimer aux politiques ce qu’ils appelaient la monarchie, et qui n’était peut-être au fond dans leur pensée que ce gouvernement, ce ministère suprême, que leurs cités ne connaissaient pas. C’est ainsi, je crois, qu’il faut interpréter le culte des tragiques pour la royauté de Thésée, et le discours célèbre d’Hérodote et l’honneur du pouvoir d’un seul.

Pour se rendre compte de ce qu’était Socrate dans Athènes, il ne faut pas oublier les Nuées d’Aristophane. Socrate avait quarante-cinq ans, il était dans toute la force de l’âge et dans tout l’éclat de sa renommée, quand le boëte comique appelait sur sa tète, par cette pièce, le mépris et la colère de la foule qui remplissait le théâtre. Il le traitait précisément comme il avait traité Cléon ; il le regardait donc aussi comme une espèce de démagogue et un ennemi des honnêtes gens. C’est d’ailleurs à la philosophie tout entière qu’il fait la guerre en la personne de Socrate ; cela est évident par la pièce même ; c’est ; plus généralement encore, à l’esprit d’innovation et de révolution, qu’il attaquait aussi dans Euripide. Aristophane était en toutes choses le partisan du passé, fidèle à la vieille religion comme aux mœurs des temps aristocratiques : il est donc clair, par les méchancetés d’Aristophane, que Socrate a été, au contraire, un adversaire du passé. Comment donc Platon, le grand disciple de Socrate, se trouve-t-il dans le même parti qu’Aristophane ? Comment garde-t-il si peu de rancune au poète, dont la comédie avait préparé, un quart de siècle à l’avance (il l’avoue lui-même dans l’Apologie), l’accusation sous laquelle Socrate a succombé ? Comment est-ce que dans son Banquet il fait figurer Aristophane et Socrate à côté l’un de l’autre comme deux amis ? C’est que Platon, je le crois, n’était pas du même parti que son maître ; et qui sait ? peut-être que Socrate lui-même n’était pas tout à fait en mourant du même parti dans lequel il avait vécu. Les événements peuvent changer tout à la fois l’aspect sous lequel les hommes voient les choses, et celui sous lequel on les voit eux-mêmes. Robespierre faisait condamner comme contre-révolutionnaire l’irréligion, qui longtemps avait paru se confondre avec la révolution elle-même. Les hardiesses de Socrate à l’égard des dieux ont pu être applaudies d’abord des démocrates, puis plus tard leur devenir suspectes quand elles eurent conquis une jeunesse choisie, qui elle-même peut-être avait été entraînée d’abord dans le mouvement démocratique, et ensuite s’était retournée contre la démocratie. Le nom de parti libéral, si usité dans notre jeunesse, s’emploie encore aujourd’hui ; mais signifie-t-il la même chose que ce qu’il a signifié alors[4] ?

Il y a un point dominant et parfaitement clair dans la philosophie de Socrate, par lequel on peut juger de ceux qui restent obscurs : c’est qu’il fait continuellement appel à la raison, et qu’il soumet tout à son contrôle. Il est clair dès lors qu’il n’est pas et ne peut pas être le partisan des vieilles traditions, ni celui des oligarchies et des castes. Essentiellement novateur, et comme nous dirions, révolutionnaire à l’égard des croyances religieuses, il a tout ébranlé en les ébranlant. S’il fut victime de la révolution qui restaura à Athènes la démocratie, c’est que, sous ce nom, avec des principes permanents et éternels auxquels l’esprit socratique ne pouvait être contraire, cette révolution consacrait aussi des souvenirs, des préjugés, des abus qui redoutaient le raisonnement et la critique, et qui ont reconnu dans Socrate un ennemi. Loin qu’il soit l’homme du passé, c’est le passé qui s’élève à ce moment contre lui et qui le tue.

On sait que c’est à peine si la mort même de Socrate lui a fait trouver grâce devant Rousseau : Si cette facile mort, dit-il, n’eut honoré sa vie... Il en parle bien à son aise. Quelques années plus tard, les spectacles de la Terreur allaient nous apprendre à juger ces choses moins légèrement. Il n’y a que la nature qui puisse avoir quelquefois des morts faciles ; le calice versé par les hommes est inévitablement amer. C’est dans ce même morceau que Jean-Jacques a placé la phrase célèbre : Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu. La pure logique n’aurait aucun compte à tenir de cette phrase ; car la vie d’un dieu, la mort d’un dieu, sont des expressions vides de sens ; et si on vent leur en donner un, on trouvera que la vie et la mort d’un dieu seraient nécessairement sans intérêt et sans mérite, puisqu’elles seraient sans effort et sans péril. S’il y a quelque part, suivant l’expression de Jean-Jacques, une mort facile, c’est bien celle après laquelle on doit ressusciter le troisième jour. Il ne faut donc pas prendre à la lettre la phrase de Rousseau ; elle n’est vraiment qu’une façon oratoire d’exprimer que la vie et la mort de Jésus sont, dans les Évangiles, encore plus élevées, plus pures et plus saintes que la vie et la mort de Socrate. Ainsi réduite, elle a de la vérité, et ce n’est pas la critique historique qui peut être embarrassée de le reconnaître, car tous les principes de cette critique veulent en effet qu’il en soit ainsi.

La première raison pour cela, et la plus forte, c’est que Socrate est une personne réelle, et que Jésus est an personnage idéal. Nous connaissons Socrate par Xénophon et Platon, qui l’ont connu ; ils écrivent sur lui dans Athènes, pour les Athéniens, au milieu desquels s’est passée sa vie, et ils écrivent au lendemain de sa mort. On verra au contraire qua ceux qui nous ont parlé de jésus ne le connaissaient pas, et s’adressaient à des hommes qui le connaissaient encore moins ; qu’ils ont écrit à plus d’un demi-siècle de distance, dans des pays qui n’étaient pas le sien, en une langue qui n’est pas la sienne. Ils n’ont écrit qu’une légende : Jésus est un personnage historique qui n’a pas d’histoire. J’ai déjà développé ailleurs cette idée, et je prie qu’on me permette de me répéter : Socrate est, comme on dit, percé à jour. Nous connaissons sa figure et son nez retroussé. Nous n’ignorons ni sa femme Xanthippe, ni l’humeur de Xanthippe. Nous le suivons à l’agora, aux gymnases, à table, au lit ; nous assistons à ses amusements avec ses amis, ou à ses disputes avec ses adversaires ; nous l’accompagnons dans l’atelier d’un peintre, dans la boutique d’un marchand, ou chez la belle Théodote qui pose pour un portrait. Nous l’entendons, pour ainsi dire, toutes les fois qu’il parle et aussi longtemps qu’il parle. Celui qu’on entend causer, celui qu’on voit rire, ne sera jamais un dieu. Je ne sais si Jésus a jamais ri ou causé, car c’était un homme de l’Orient ; mais ses biographies ne nous le diraient pas, s ou plutôt il n’a pas de biographie. On ne nous parle pas de son visage ; son âge même n’est pas indiqué. Il n’était pas marié sans doute ; il a été de ceux qui se font eunuques pour le royaume des cieux ; mais on n’a pas seulement pris la peine de nous le marquer en termes exprès. On ne nous dit rien de ses habitudes et du détail de sa vie. On ne nous raconte de lui que des apparitions, on ne recueille de sa bouche rue des oracles. Tout le reste demeure dans nombre ; or, l’ombre et le mystère, c’est précisément ce qui est divin. Si on aperçoit quelque chose de ses passions ou de ses préjugés, c’est autant que ses disciples les partagent et les sanctifient ; on n’entrevoit rien de ses faiblesses. En un mot, ceux qui nous racontent Socrate sont des témoins ; ceux qui nous parlent de Jésus ne le connaissent pas, ils l’imaginent[5].

Mais outre que Jésus n’est qu’un idéal, de plus l’idéal de son temps était autre que celui de Socrate et de ses disciples, et se ressentait du travail qui s’était fait pendant plusieurs siècles, sous l’influence des événements et sous celle de la philosophie même de Socrate, dans la conscience de l’humanité.

Dans l’âge de Socrate, la morale est une science, et une science nouvelle ; elle est comme la découverte des intelligences les plus savantes et les plus hautes ; elle suppose une finesse de raisonnement et une richesse d’observation dont tous ne sont pas capables. De là le caractère aristocratique qu’on a justement relevé dans l’enseignement du sage d’Athènes ; il s’adresse à des hommes de loisir, et c’est pourquoi il se perd souvent dans les difficultés et dans les subtilités. Il s’amuse à parler des choses de l’art et aussi des choses de l’amour ; car ceux avec qui le maître cause sont gens qui peuvent faire tout à leur aise le tour de l’homme ou de la nature[6].

Ces deux dispositions, la passion de l’argumentation et les goûts d’artiste, sont des traits également saillants de l’esprit athénien. Le premier ne se reconnais pas seulement dans les discussions interminables des sophistes, ni dans la logique déliée des parleurs publics ; il se trahit même au théâtre dans les raisonnements subtils que les personnages échangent entre eux sans craindre d’ennuyer leur public, et au contraire assurés évidemment qu’ils lui plaisent. La vérité est pour l’Athénien un Protée, qui se dérobe sous les prestiges de la dialectique, et dont l’oracle doit être surpris à force de patience et de souplesse. Pour ce qui est de l’idolâtrie de la beauté, elle est partout dans les moeurs d’Athènes comme dans ses arts ; mais voici un exemple, moins rebattu que celui de Phryné à l’Aréopage, et qui n’est peut-être pas moins frappant. Dans un spectacle public (ou chorégie) donné par Nicias, il produisit un de ses esclaves, tout jeune et parfaitement beau, sous le costume de Dionysos. Le peuple fut charmé à cette vue, et fit entendre des applaudissements prolongés. Alors Nicias se levant dit qu’il croirait commettre une impiété s’il retenait dans la servitude cette figure sous laquelle on avait salué le dieu, et il affranchit l’esclave[7].

Ces applaudissements partaient surtout, je me l’imagine, des rangs de la jeunesse qui figure dans les Dialogues de Platon, partageant son temps entre l’agora, la palestre et le théâtre, et toute à la vie dite libérale. La foule même des spectateurs se composait presque entièrement d’hommes pour qui le travail était encore coupé de beaux loisirs. Socrate prêchait pour une élite qui aspirait à la perfection de l’esprit et à celle du corps ; car les statues parmi lesquelles ces Athéniens se promènent ne sont, pour ainsi dire, que des échantillons choisis dans la foule. Les deux principaux défauts que nous reprochons aux dialogues socratiques, la sophistique d’une part, et de l’autre ce que nos pères auraient appelé galanterie, c’est-à-dire une trop grande complaisance pour toutes les délicatesses des sens, ces deux faibles viennent également de ce que cette sagesse était une sagesse élégante et distinguée ; les gens d’en bas ne connaissent pas ces raffinements. Mais à l’époque du Christianisme, la morale, d’étage en étage, était descendue jusqu’aux gens d’en bas, et en s’élargissant ainsi, elfe s’était simplifiée et purifiée. Il y avait toujours des argumentations dans les écoles, oui des curiosités païennes dans les belles conversations ; mais la prédication morale proprement dite s’était dégagée des unes et des aires, et ne s’adressait guère qu’aux sentiments les plus universels, qui sont aussi les plus sévères. Voila encore ce qui fait que les discours de Socrate ne sont pas si saints que ceux qu’on prête à Jésus ; mais ceux qu’on prête à Jésus ne pouvaient venir qu’à la suite de ceux de Socrate.

La différence entre le Nouveau Testament et l’Ancien tient à deux choses, d’abord au progrès du temps, puis à l’influence de l’esprit grec sur les Juifs eux-mêmes. Pour tout dire en un mot, l’ensemble des sentiments qu’on appelle spiritualité est une chose grecque d’origine. En effet, pour venir à ces sentiments, il a fallu que la philosophie eût enseigné à distinguer les intérêts de l’âme de ceux du corps, et à concevoir la, pure idée morale comme le vrai bien et la fin suprême. C’est ce qu’elle a appris d’abord à quelques penseurs, à travers lesquels cela est descendit avec le temps jusqu’à la foule. Socrate et les socratiques ont lentement et laborieusement creusé les fondements ; le Christianisme a posé sa croix et inscrit son nom sur leur ouvrage.

Cependant Socrate est Grec, et l’Évangile est juif en grande partie. Malgré les influences helléniques, le génie de la Judée éclate d’abord dans la première prédication chrétienne. Or il semble que ce génie est plus saint, comme celui de la Grèce est plus sage. Néanmoins la supériorité morale est en plus d’un point du côté des Grecs. Leur vertu agit et produit davantage, elle sait faire passer l’idée dans les choses, elle rend les hommes plus grands, plus heureux, plus libres ; elle fait mieux les affaires de ceux qu’elle inspire ; elle est la vertu des forts. Ce n’est pas le judaïsme pur, c’est l’hellénisme judaïsant qui doit un jour transformer le monde. La vertu juive consistait surtout dans la patience et l’abnégation ; c’était celle des vaincus et des opprimés. Elle n’était donc pas la meilleure, mais elle était la plus touchante ; par cela même qu’elle était moins pratique et moins positive, elle donnait plus à l’imagination qui crée le divin. La multitude s’attache mieux encore à ceux qui la consolent qu’à ceux qui la servent, parce qu’on ne peut la servir que bien imparfaitement, tandis qu’on la console par l’imagination, qui est sans limites. C’est l’imagination qui fait les saints ; c’est elle qui parle dans Jean-Jacques comme dans l’Évangile, et qui met Marthe au-dessous de marie, ou Socrate plus bas que Jésus.

Cependant ce ne sont pas des antichrétiens et des incrédules qui les premiers ont associé ces deux noms ; ce sont les penseurs grecs qui ont embrassé la foi nouvellement prêchée, et qui s’apercevaient bien que ce qui s’appelait Christianisme datait de plus loin que les Chrétiens. Un Père de l’Église, Justin de Néapolis ou Naplouse, s’exprimait ainsi dans sa célèbre Défense : Il nous a été enseigné que le Christ est le premier-né de Dieu, et j’ai déjà montré qu’il est le Verbe, qui a été communiqué à toute race d’hommes ; et ceux qui ont vécu suivant ce Verbe sont des Chrétiens, quand même ils ont passé pour athées, comme, chez les Grecs, Socrate, Héraclite et ceux qui leur ressemblent, et chez les Barbares, Abraham, etc.

Il avait dit en effet, au commencement de son discours : Comme Socrate s’efforçait de détourner les hommes des démons, les démons à leur tour firent si bien, au moyen des hommes qui se plaisent dans le mal, qu’ils le firent tuer comme athée et comme impie... et ils font la même chose aujourd’hui. Car ces vérités n’ont pas été révélées seulement aux Grecs par Socrate inspiré du Verbe, mais aussi aux Barbares par le Verbe lui-même métamorphosé en homme et appelé le Christ Jésus. Socrate parait ici comme un précurseur du Christ ; et en effet, quand Justin lisait ces paroles que Platon met dans la bouche de son maître : Je vois d’ici que vous fâchant contre moi et me rudoyant, comme les gens bien endormis qu’on réveille, vous allez me tuer à l’instigation d’Anytos, puis vous demeurerez dans votre sommeil, à moins que le dieu, prenant intérêt à vous, n’envoie de nouveau quelqu’un à ma place ; quand Justin, dis-je, lisait ces paroles, il rapportait sans doute en lui-même cette espèce de prophétie à la venue du Galiléen. Socrate avait eu aussi sa passion ; à tout le moins il avait été le premier des martyrs, et sa Défense ou apologie, telle que ses disciples l’ont écrite, a déjà quelque chose des discours apologétiques par lesquels protestaient les Chrétiens persécutés. Justin lui-même, l’auteur de l’apologétique à Antonin, ne pouvait lire ce que je vais transcrire sans se sentir en communion avec Socrate : Mais quelqu’un me dira peut-être : N’as-tu pas de honte, Socrate, de t’être attaché à une étude qui te met présentement en danger de mourir ? A cela j’ai une réponse très juste ; car je dirai à celui-là, quel qu’il soit, qu’il se trompe fort de croire qu’un homme qui a quelque vertu doive considérer les chances de vie ou de mort. L’unique chose qu’il doit regarder dans toutes ses démarches, c’est si ce qu’il fait est juste ou injuste, et si c’est l’action d’un homme de bien ou d’un méchant homme... C’est une vérité constante, athéniens, que tout homme qui a choisi un poste qu’il a jugé le pies honorable, ou qui y a été placé par ses supérieurs, doit y demeurer ferme, quelque danger qui l’environne, et ne considérer ni la mort, ni ce qu’il y a de plus terrible, mais être entièrement occupé du soin d’éviter la honte. Je commettrais donc une étrange faute, après avoir gardé fidèlement tous les postes où j’ai été mis par nos généraux, à Potidée, à Amphipolis et à Délion, et après avoir si souvent exposé me vie, si maintenant qu’un dieu m’ordonne, du moins telle est ma pensée et ma croyance, de passer ma vie à philosopher, en m’éprouvant moi-même et en éprouvant les autres, j’allais avoir peur de la mort ou de quoi que ce soit et abandonner mon poste. Ce serait bien mal agir, et c’est alors qu’on pourrait justement me citer devant le tribunal comme un homme qui ne croit pas aux dieux... Si vous me disiez donc présentement : Socrate, nous n’en croirons pas Anytos, et nous allons t’acquitter, mais c’est à condition que tu t’abstiendras dorénavant de discuter comme tu fais et de philosopher, et si tu es pris à le faire, tu mourras ; si vous m’acquittiez donc à ces conditions, je vous dirais : Athéniens, je vous honore et je vous aime, mais j’obéirai plutôt au dieu qu’à vous, et tant que je serai en vie et que je le pourrai, je cesserai de philosopher et de vous éprouver et de vous reprendre à mesure que je vous rencontrerai... Maintenant donc, Athéniens, faites ce que vous demande Anytos ou ne le faites pas ; acquittez-moi ou ne m’acquittez pas ; mais jamais je ne me conduirai autrement, quand je devrais mourir mille fois.

Quand on lit ce morceau dans le texte même, avec son lent et doux développement, et sa grâce qui semble laisser voir un sourire, on ne distingue pas toujours, non plus qu’ailleurs dans Platon, ce qui est dit tout de bon et ce qui n’est qu’un tour et une image ; on se demande par exemple si ce dieu auquel Socrate obéit ne serait pas simplement son génie ; s’il n’est pas un artiste possédé de son art autant que ce que nous appelons un apôtre. Je le veux bien, en ce sens qu’il y a de l’artiste en effet dans tout apôtre et dans tout prophète ; mais il ne faut pas que la poésie de Platon nous voile la vérité sérieuse qui y est enfermée. Oui, si on veut, le dieu qui inspire Socrate, c’est son génie ; mais ce génie, Socrate le rapporte à une source plus haute que lui-même, à un dieu qui n’est pas le dieu de Delphes, mais le principe de toute raison et de toute vertu. C’est précisément en Socrate, par la puissance contagieuse de sa parole, par les ressentiments même qu’il a soulevés, et par la mort qu’il a subie, que la philosophie a eu pour la première fois la pleine conscience de sa grandeur, et pour ainsi dire de,sa sainteté. Ce sentiment est encore si nouveau, qu’au lieu de s’imposer aux esprits, il s’insinue en quelque sorte, et ne se produit que comme étonné de lui-même. Plus tard les révélateurs seront plus hardis et plus francs. L’inspiration exigera des hommes ce qu’elle n’avait fait d’abord que solliciter. Elle ne dira plus : Prenez garde s’il n’y aurait pas quelque chose de divin en moi ; elle taira : Je suis de Dieu. Mais après tout, quand Pierre et ses compagnons, dans le livre des Actes, étant traduits devant le Conseil des Juifs, qui leur enjoint de se taire, répondent par ces mots : Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, les paroles que l’écrivain leur prèle sont les paroles même de Socrate, répétées sur un ton plus décidé ; et c’est Socrate qui le premier avait proclamé ce devoir nouveau, dont personne ne s’était préoccupé avant lui, le devoir de dire la vérité, jusqu’à mourir, s’il le faut, pour l’avoir dite.

Xénophon, dans son roman sur la vie de Cyrus, a rendu un hommage imprévu et très touchant à la mémoire de son maître. Il nous montre, en Arménie, un père qui a fait tuer un sage, dont la conversation charmait son fils et l’instruisais. Il l’accusait de le corrompre ; dans la vérité, il était jaloux de le voir plus aimé de ce fils que lui-même. Rien de plus transparent que cette histoire : ce fils, c’est la jeunesse d’Athènes, et ce père, c’est le gouvernement athénien ; cette accusation est celle même de Mélitos. Et voici ce que le jeune homme dit à Cyrus en lui parlant de son maître : C’était une âme si excellente, qu’au moment de mourir il me dit : Tigrane, si ton père me tue, ne lui en garde pas rancune, car il n’y a pas chez lui mauvaise intention, mais mauvais jugement ; et les fautes que les hommes commettent par là ne doivent pas, à mon avis, leur être imputées. Et Cyrus dit : Ah ! que je le plains ! Ainsi les disciples de Socrate accordent aux Athéniens leur pardon, et ne leur demandent que ce regret qui sort de la bouche de Cyrus. Cela est triste et doux tout ensemble. C’est le même ton que dans l’Apologie platonique : une leçon donnée d’un esprit calme et paisible, avec la sagesse souriante que les Athéniens appelaient ironia. Dans un temps où l’humanité avait plus vécu, et où elle souffrait davantage, le même sentiment a été rendu dans une langue plus vive. Il se traduit par le cri de Jésus, dans le troisième évangéliste (celui-ci était Grec et nourri des lettres grecques) : Pardonne-leur, mon Père, car ils ne savent ce qu’ils font[8].

 

 

 



[1] Hérodote dit déjà que le pauvre est plus heureux que le riche.

[2] Il est curieux de voir cette idée rajeunie, et présentée sous une forme rationnelle, par un penseur d’aujourd’hui : Je suis quelquefois hanté de l’idée que chaque globe possède une vertu spéciale de création, qu’il a sa puissance et son génie, lesquels éclatent à sa surface en une série d’existences et d’êtres divers. Ainsi chaque globe recèlerait une sorte de divinité.

[3] Héraclite avait déjà dit qu’un mort ne vaut pas du fumier.

[4] M. Deschanel a défendu Socrate contre la théatrocratie (comme disait Platon), avec beaucoup de force et d’éloquence, dans ses Études sur Aristophane. J’ajouterai avec lui qu’une chose ramène à Aristophane nos sympathies, c’est la passion patriotique qu’on sent dans ses injustices mêmes. — Je ne cite pas seulement le livre de M. Deschanel comme celui d’un homme d’esprit, mais comme un ouvrage supérieurement fait, qui doit tare dorénavant consulté par quiconque voudra étudier Aristophane. Y. Deschanel est un causeur si attrayant, quand il écrit comme quand il parle, qu’on est tenté d’oublier qu à est aussi un professeur, qu’il a enseigné la littérature grecque à l’Ecole normale et qu’il juge l’antiquité en toute connaissance de cause. Voltaire même n’a pas suffi, je le crains, pour nous accoutumer en France à reconnaître le savoir et le jugement sous certaines formes légères et piquantes. Il n’est donc peut-être pas inutile de dire à un public grave qu’on trouvera dans ses Études sur Aristophane, avec des légèretés de ton dont je ne voudrais pas répondre, tout ce que l’érudition nous a appris d’important sur cette comédie si originale et si puissante ; des analyses et des appréciations où il y a autant de goût que de verve ; les traductions les plus exactes comme les plus vives ; une pensée ferme, généreuse ; enfin une langue excellente, et un style plein de l’agrément que Pascal a défini en ces mots : Disons que ce n’est que le naturel, avec une facilité et une vivacité d’esprit qui surprennent.

Je me figure un bon Français du temps de Louis XV, dégoûté des scandales et des misères du règne, navré de la perte du Canada et de l’abandon de la Pologne, et qui a pris son siècle en mépris et en pitié. Comme ce qu’il y a de plus en vue dans le siècle est le mouvement philosophique, c’est la philosophie qu’il rend responsable de

tout le reste, et il accuse de ce qui lui fait peine Voltaire et le libre-penser. Étrange méprise, puisque le libre-penser était la consolation et le remède de cette défaillance, et allait produire la Révolution. Cette méprise est celle d’Aristophane. Il se mêlait aussi d’autres sentiments, et de moins bons, dans les attaques de la comédie contre la philosophie ; mais celui-là ne doit pas être méconnu.

[5] Je ne veux pas dire que même dans la biographie de Socrate certaines circonstances ne puissent être révoquées en doute. Ainsi on contestait qu’il eût fait les campagnes que Platon lui fait faire ; ainsi encore Isocrate niait que Socrate eût eu Alcibiade pour disciple ; mais il avait ses raisons pour n’en pas convenir, et on ne peut s’arrêter à ses paroles.

[6] Tout ce qui tient à l’esprit est si complexe, qu’au moment même où j’écris ce qu’on vient de lire, et qui est vrai certainement, je m’avise qu’il est vrai aussi que c’était une originalité de Socrate de substituer à la rhétorique brillante et apprêtée des sophistes beaux parleurs un langage familier, et même trivial, qui empruntait volontiers ses images aux détails grossiers de la vie ordinaire. Il parlait donc aussi pour le peuple, mais pour un peuple de citoyens, celui d’Euripide et d’Aristophane.

[7] Il faut citer encore ce qu’on raconte de Philippe de Crotone : C’était le plus beau des Grecs de son temps. Pour sa beauté, il reçut de ceux d’Égeste des honneurs comme il n’en fut rendu à aucun autre. Ils consacrèrent une chapelle sur son tombeau, et ils la conjurent par des sacrifices.

[8] Ignosse illis ; omnes insaniunt, dans Sénèque, Benef., V, 17.