LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

CHAPITRE II. — ATHÈNES AU Ve SIÉCLE. - LA RELIGION. - LES MYSTÈRES.

 

 

Le cinquième s’ouvre par ces guerres médiques qui ont été le salut de la liberté humaine menacée par la barbarie. A ce moment de l’histoire, un immense danger fut quelque temps suspendu sur l’avenir du monde. Pleins aujourd’hui dès notre enfance du bruit des exploits des Grecs, qui a roulé à travers tous les échos d’une littérature si sonore, nous ne nous inquiétons plus pour eux ; il nous faut relire attentivement Hérodote pour nous faire une juste idée du péril. Menacés par l’Asie entière dans la Grèce propre, et par les Carthaginois en Sicile, par les divisions et les trahisons, peut-être même par une certaine légèreté de leur esprit, qui pouvait leur faire prendre leur parti de tout avec trop d’indifférence, les Hellènes alors ne sont pas sauvés sans peine, C’est Athènes qui a fait surtout leur salut : l’Athènes de Solon, l’Athènes où Pisistrate avait régné, l’Athènes aussi qui avait chassé les Pisistratides. C’est l’esprit et la liberté qui firent la victoire, et la victoire développa à son tour l’esprit et la liberté.

Athènes, alors, a comme une seconde naissance, et elle sera désormais le chef-lieu de la Grèce et du monde civilisé. Dans cette admirable époque, la gloire des armes est éclatante, et elle est pure. Les guerres médiques ont été dans l’histoire d’Athènes ce que furent chez nous les campagnes libératrices de la république : l’Athénien fut également grand comme soldat et comme citoyen. Athènes donne alors à tous le spectacle d’une démocratie, image du droit bien infidèle encore, et aussi bien passagère :

Ostendent terris hunc tantum fata, neque ultra

Esse sinent ;

mais qui, comme image, sera immortelle, et rappellera toujours aux hommes qu’ils ne doivent être gouvernés que par eux-mêmes et par des lois. L’Athénien maniait également bien l’épée, la rame et la parole ; il est la guêpe ou l’abeille, il a les ailes et l’aiguillon ; non pas seulement l’aiguillon qui perce les Barbares, mais celui qui pénètre les esprits. Sa ville est la citadelle et le marché de la Grèce ; elle en est aussi l’école ; elle a mis parmi les dieux la Persuasion et lui fait des sacrifices. Les Athéniens sont les propagateurs ardents et les apôtres de la pensée. Leur terre, dont l’asservissement aurait étouffé l’esprit humain pour des siècles, demeure comme un théâtre préparé pour cette religion socratique, qui va prendre possession de l’humanité jusqu’aux temps chrétiens. Ils répandent la lumière par toutes les voies, celles de la dialectique comme celles de l’imagination ; ils ont pour le beau la même passion que pour le vrai ; l’un et l’autre est également pour eux chose religieuse et divine. Le siècle qui suit la guerre médique voit l’épanouissement de tous ces arts, dont Montesquieu dit si fortement, que de croire tes surpasser sera toujours ne les pas connaître. La postérité admire, et n’est pas jalouse ; car Athènes n’a pas eu une gloire, ni même un plaisir, qui n’ait été pour l’avenir un bienfait et qui ne nous demeure comme un immortel héritage.

La riche littérature qui a fleuri dans Athènes pendant ce siècle et le suivant, et dont il nous reste encore tant de monuments, malgré tant de : pertes, me permet d’essayer ce qui jusque-là ne m’était pas possible, de donner une idée générale de la religion des Grecs. Je veux la considérer dans son ensemble sans esprit de critique, sans rien discuter ni me scandaliser de rien ; je veux la voir comme la voyaient les fidèles et les dévots, et comme les raisonneurs eux-mêmes probablement la voyaient aussi à certains jours et à certaines heures ; car dans une époque vraiment religieuse, il y a des moments oÙ tout le monde est religieux. C’est dans un de ces moments que je me place, non pas sans doute pour juger le paganisme, comme on l’appelle, mais pour me rendre compte de toute la vertu religieuse que le paganisme avait en lui.

L’idée du surnaturel, aujourd’hui si réduite et pour aussi dire honteuse d’elle-même, enveloppait le monde ancien et le pénétrait. On se heurtait sans cesse à une apparition, à un prodige, à un acte divin, à un être divin même ; csar il y avait des divinités partout.

Regrettez-vous le temps on le ciel sur la terre

Marchait et respirait dans un peuple de dieux ?

La phrase de Bossuet, tout était dieu excepté Dieu même, est un beau trait d’éloquence chrétienne. Mais quand tout était dieu, Dieu était tout, tandis que, au temps où nous sommes, il est menacé de n’être plus rien et de n’avoir plus de place sur la terre. Qu’on ne considère, si on veut, que les grands dieux ; déjà leur nombre et la variété de leurs personnages satisfaisait mieux, ce semble, qu’un Dieu unique, à l’instinct qui cherchait des forces et des secours dans le ciel. Il y avait des divinités pour l’homme et pour la femme, pour l’âge mûr et pour la jeunesse, pour le corps et pour l’esprit, pour la guerre et pour la paix. Si la nature de ces dieux n’est que l’idéal de la nature humaine, ils n’en sont que plus près de nous. Pourquoi la Trinité chrétienne est-elle quelque chose de si effacé et de si pâle ? La personne du Fils est seule vivante, parce qu’il est un homme. Rien n’a pu sauver les deux autres de la complète indifférence de la foule ; et c’est une femme, la Vierge, qui comble le vide qu’elles ont laissé. Mais le Zeus d’Homère et de Phidias, la sainte et bienfaisante Déméter, Apollon inspiré, Artémis chaste et sauvage, le sombre et sévère Hadès ou Pluton et tous les autres remplissaient le coeur de l’homme en même temps que l’Olympe et n’y laissaient rien d’inoccupé. Les dieux même de la volupté, comme la blonde Aphrodite, pouvaient être honorés avec des pensées pieuses. On leur accordait la reconnaissance qui semblait due à la nature pour le bienfait du plaisir ; mais on redoutait le désordre oit ils pouvaient égarer ceux qu’ils possèdent, et on le conjurait en les priant. On leur faisait leur part pour qu’ils ne prissent pas l’âme tout entière.

Quant à ce qui est des cultes obscènes, qui ont donné lieu à tant de déclamations, il y a dans Aristote à ce sujet un passage très remarquable. Après avoir défendu, par respect pour les enfants, qu’on expose en public aucune image indécente, et obligé cependant de tolérer celles que la religion consacrait chez certains dieux, il a soin d’ajouter qu’au reste la loi autorise le père de famille à s’acquitter lui seul de ce qui est dû à ces dieux, au nom de sa femme et de ses enfants, qui se trouvent ainsi dispensés de paraître dans ces temples.

Le Grec, en face de ces dieux, était à la fois humble et fier, non nomme l’esclave sous un maître, mais comme un peuple libre devant le grand homme qu’il a pris pour chef. Pindare l’avait dit : les dieux et les hommes sont un même sang, les fils de la même mère ; seulement ceux-ci meurent, car ils sont la réalité, et les autres, parce qu’ils sont l’idéal, sont immortels. Mais à force de grandeur, l’homme lui-même pouvait atteindre à l’immortalité ; les demi-dieux lui avaient frayé la voie. Ces demi-dieux étaient des hommes en effet ; nés d’une femme, car la naissance est chose visible, mais si grands dans l’imagination des peuples, qu’on supposait que leur mère les avait conçus de l’amour d’un dieu ; cela, c’était l’invisible, sur lequel on peut tout supposer. C’est ainsi que l’idée d’une incarnation divine, absolument étrangère aux Juifs, a été préparée pour le Christianisme par la Fable grecque[1].

Les heroes[2] étant fils des dieux, il était naturel qu’ils fussent admis parmi eux, après leur mort, pour partager leur immortalité et leurs honneurs : voilà les premières apothéoses. Au delà de la mort, c’est encore l’invisible, et on peut tout imaginer. Les heroes furent ainsi associés aux dieux. Parmi eux et avant tous était Héraclès ou Hercule, qui représentait tout ensemble la force et le droit :

Et du nord au midi sur ta création

Hercule promenait l’éternelle justice

Sous son manteau sanglant taillé dans un lion.

Au-dessous des demi-dieux figuraient des personnages encore sacrés quoique humains, les Thésée, les OEdipe, etc., illustres ancêtres de la famille grecque. On peut dire des Chrétiens que leur Histoire sainte leur est étrangère : leurs dieux, leurs prophètes, leurs patriarches, leurs apôtres, toutes les figures de leurs livres saints appartiennent à la Palestine, et n’ont rien de commun avec tous ces peuples, qui les révèrent, mais que leurs légendes ne sauraient toucher. Les légendes des Grecs étaient toutes grecques ; leur mythologie sortait de leur histoire et de leur sol ; les montagnes, les mers, les champs, les villes, tout était plein autour d’eux de souvenirs sacrés ; les immortels leur étaient vraiment présents et semblaient vivre avec eux, et les images des Olympiens et des heroes leur renvoyaient de tous côtés leur propre image. C’était l’âme même d’Athènes qui avait pris figure dans la Pallas patronne d’Athènes, vierge divine, admirable symbole de la double puissance intérieure, l’intelligence et la vertu, Pallas qui hait les tyrans.

Et cependant ces dieux grecs, qui sont raison et imagination tout ensemble, ces dieux de lumière, d’harmonie et de liberté, n’ont pas suffi à la passion religieuse. Il y a des recoins et des profondeurs dans l’homme où leurs rayons ne pénétraient pas. C’étaient les dieux des âmes saines ; les âmes malades et troublées voulurent aussi avoir les leurs. Le délire des prophètes et des pythies, des visions telles que celle de ces Euménides qui ressemblaient à un mauvais rêve, donnaient déjà à ceux-là quelque satisfaction. Mais l’Asie, en ce temps même, leur versa en abondance l’ivresse du surnaturel. Ses populations énervées, tour à tour languissantes et furieuses, pénétrèrent la Grèce elle-même de leurs langueurs et de leurs fureurs. Les Bacchantes lydiennes, les Corybantes et les Galles de Phrygie, mirent la poésie du divin à la portée des plus grossiers, dans les danses échevelées, les trépignements, les hurlements, les flagellations, les mutilations, dans le sang et le vin répandus ensemble. La Syrie leur apprit les larmes, non pas ces belles larmes que pouvaient faire couler les poèmes d’Homère ou le récit des douleurs maternelles de Déméter, mais les larmes sensuelles et acres des fêtes d’Adonis, l’amant de la déesse de l’amour. Là encore il n’y avait à l’origine que l’adoration de la nature : le dieu était le soleil, et on disait de lui qu’il mourait en hiver et qu’il revivait en été. Voilà l’image qui était devenue tout un drame dans les Adonies. C’est là que les hommes ont appris à pleurer la mort d’un dieu.

Adonis avait sa semaine sainte et son jour de deuil solennel ; on dressait partout des saints sépulcres, où les femmes faisaient des lamentations funèbres. Puis le -dieu mort ressuscitait, et le deuil faisait place à la joie. Ces fêtes continuèrent à se célébrer dans le monde ancien pendant plus de cinq siècles avant de se transformer en celles de la passion du Christ.

Nous entrevoyons encore dans divers textes, quoique d’une manière fort obscure, que Bacchos lui-même, sous le nom extraordinaire de Zagrée, avait aussi sa légende de mort et de résurrection, provenant sans doute des mêmes idées.

Ainsi aucun des aspects de la piété n’était inconnu, ni aucune de ses émotions. C’est un besoin, pour l’âme que la foi transporte, de perdre, en s’abandonnant au divin, jusqu’à sa raison et jusqu’au gouvernement d’elle-même. C’en est un de se mortifier, de se tourmenter, de faire violence à sa chair pour mériter les faveurs du dieu qu’elle aime. C’en est un encore de se passionner pour des tragédies divines, bien plus touchantes que celles des théâtres, puisqu’on y croit, et qui ne coûtent pas plus que celles des théâtres, puisqu’elles ne demandent pas secours et dévouement comme feraient des misères humaines. Alors, aussi bien qu’aux temps chrétiens, les dévots éprouvaient ces besoins et goûtaient ces joies.

Plus les dieux de l’antiquité tenaient de place dans les esprits, plus leur culte devait en tenir au dehors. Aujourd’hui les pratiques religieuses se mêlent à peine chez bien des croyants au train ordinaire de la vie. Je mets à part les circonstances solennelles de la naissance, du mariage et de la mort, et il s’en faut bien que dans ces occasions mêmes la religion soit aujourd’hui ce qu’elle était dans l’antiquité. Par exemple, le culte de la famille et des morts était dans le monde ancien une si grande chose, qu’on a pu concevoir et soutenir cette thèse, que la cité reposait tout entière sur cette religion du foyer et du tombeau[3]. A part donc la naissance, le mariage et la mort, et, si on veut, les cérémonies de la première communion à l’entrée de l’adolescence, la religion a ses heures et le monde les siennes. Un Te Deum, une messe d’inauguration, une bénédiction de locomotive, une prière marmottée au commencement et à la fin d’une classe ou d’un repas dans les collèges, voilà à peu près toute la part qu’un grand nombre donne au Ciel dans ses affaires. Mais chez les anciens les prières et les sacrifices étaient de tous les moments, et accompagnaient presque tous les actes de la vie publique on privée. Un petit écrit de Xénophon, tout spécial par son objet (c’est un Manuel du commandant de cavalerie) commence par ces paroles : Avant toute chose, il faut sacrifier, et demander aux dieux de n’avoir ni pensée, ni propos, ni action, qui ne soit faite pour rendre ton commandement agréable aux dieux ; aussi bien qu’utile à toi, aux tiens et à la république. Dans les conseils, dans les assemblées publiques, les choses sacrées passaient avant tout, et prenaient la première place dans ce que nous appellerions l’ordre du jour. Et ce qu’on doit bien remarquer, c’est que les sacrifices n’avaient pas seulement pour objet d’honorer et d’implorer les dieux, mais aussi de les consulter.

C’est en effet la divination qui fait le mieux comprendre l’empire des religions dans l’antiquité. Maintenant les hommes parlent encore à Dieu par la prière, mais Dieu ne leur répond plus. Alors les dieux parlaient, non seulement dans ce qu’on appelait les mantéons ou les oracles ; mais tous les jours, avec moins de solennité, par les signes divers de leurs volontés, qu’on surprenait dans les entrailles des victimes, ou dans le vol des oiseaux, ou dans tout autre présage. Ainsi les sacrifices étaient autant de consultations. Il y avait un échange incessant d’offrandes de la part des hommes, de révélations et de conseils de la part des dieux[4].

Combien devait être vive et profonde une foi entretenue par un tel commerce ! En toute occasion, on croyait que les dieux suggéraient, à qui savait les entendre, ce qu’il fallait faire ou ce qu’il fallait éviter ; on trayait, surtout, que plus on était religieux et homme de bien, plus on avait droit de compter sur cette assistance céleste ; c’est ce que dit un des personnages d’un Dialogue de Xénophon, et cette pensée pouvait être une grande force pour bien des âmes. Les dieux parlaient, non pas seulement pour conseiller, mais pour témoigner ; des textes font voir qu’un croyait pouvoir lire dans les entrailles des victimes si un homme avait dit vrai ou avait menti, comme aussi s’il avait ou non un crime sur la conscience.

Le culte avait sa besogne de tous les jours, qui ne s’adressait guère qu’aux intérêts ; mais dans les solennités, il parlait bien puissamment à l’imagination et aux sens. Sur les hauteurs, dans des lieux à la fois très découverts et peu fréquentés, s’élevaient des temples tels que le Parthénon ou le temple de Thésée. Dans ces temples étaient des statues et des bas-reliefs dont les restes nous enchantent ; des pompes ou cortéges a’y déroulaient, pareilles à ce qui subsiste encore pour nous sur le marbre ; des choeurs de chant et de danse composés d’une jeunesse choisie y fêtaient les dieux ; la poésie interprétait et soutenait les arts qu’elle-même avait enfantés. Dans une tirade véhémente contre ceux qui refusent à la religion le secours de l’appareil extérieur et des images, Diderot s’exprime ainsi : Ces absurdes rigoristes ne connaissent pas l’effet des cérémonies extérieures sur le peuple : ils n’ont jamais vu notre adoration de la Croix au Vendredi Saint, l’enthousiasme de la multitude à la procession de la Fête-Dieu, enthousiasme qui me gagne moi-même quelquefois. Je n’ai jamais vu cette longue file de prêtres en habits sacerdotaux, ces jeunes acolytes vêtus de leurs aubes blanches, ceints de leurs larges ceintures bleues, et jetant des fleurs devant le Saint Sacrement ; cette foule qui les précède et qui les suit dans un silence religieux ; tant d’hommes, le front prosterné contre la terre ; je n’ai jamais entendu ce chant grave et pathétique donné par les prêtres, et répondu affectueusement par une infinité de voix d’hommes, de femmes, de jeunes filles et d’enfants, sans que mes entrailles ne s’en soient émues, n’en aient tressailli, et que les larmes ne m’en soient venues aux yeux. C’est avec ces pensées de Diderot qu’il faut se représenter les fêtes religieuses de la Grèce, et il faut se dire de plus que c’était la Grèce. Il y avait aussi dei nuits sacrées, dont notre messe de minuit est tout ce qui reste, où la fête se faisait sous le ciel, à la lumière de la pleine lune, et à celle des flambeaux dans les lunes nouvelles ou néoménies[5].

Les Mystères, à cette date du Ve siècle avant notre ère, sont à leur beau moment ; la Grèce et Athènes ont été subjuguées par leur prestige encore nouveau ; la ferveur des dévots se porte là tout entière. Les Mystères, disait-on, rendent la divinité plus auguste, en représentant ce que sa nature a d’insaisissable à nos sens. Pallas est la première déesse d’Athènes, mais au-dessous de sa religion, toute en pleine lumière, la Déméter d’Éleusis, avec ses révélations et ses promesses secrètes, n’est certainement pas moins populaire. Comme Pallas elle appartient à l’Attique, et la fortune de son culte intéresse celle de la patrie ; mais de plus elle appelle, en dehors d’Athènes, tous ceux qui ont envie de croire et d’espérer. Aussi l’enclos qui recevait les mystes ou initiés, la bergerie de ce grand troupeau (c’est le sens du mot grec), édifice construit par Ictinos, l’architecte du Parthénon, contenait autant d’hommes qu’un théâtre, c’est-à-dire de vingt à trente mille. Là on voyait des spectacles et on entendait des paroles dont il était interdit de rien rapporter.

Quand nous interrogeons, sur ce qu’étaient à cette époque les Mystères d’Éleusis, les témoignages épars dans la littérature contemporaine, nous voyous surtout qu’on n’y contemplait pas seulement les scènes de la légende des deux déesses, mais aussi celles d’une vie future. C’est ainsi que dans une comédie d’Aristophane, où la scène se passe chez les morts, après avoir traversé un bourbier infect où sont plongés les méchants, les personnages arrivent à des bois de myrtes d’où sort le chant des flûtes, et les fidèles paraissent chantant et dansant sous la conduite d’Iacchos.

Ainsi, déjà cinq siècles avant l’ère chrétienne, les hommes allaient demander à Éleusis l’assurance d’une immortalité bienheureuse. Ils la trouvaient sans doute annoncée dans les poètes, mais comme une vague imagination dont -rien ne leur répondait ; c’était tout autre chose dans les Mystères. Les dieux présents, pour ainsi dire, y parlaient par la bouche des prêtres ; un clergé entouré de vénération et d’éclat y célébrait les plus imposantes cérémonies ; des représentations y rendaient sensibles et en quelque sorte réelles les idées que ces interprètes des dieux se faisaient des choses surnaturelles ; on y avait des visions, on y entendait des voix. Enfin ce qui persuadait surtout et s’emparait de l’âme absolument, c’était d’une part le secret et de l’autre le privilège. Le secret convient à merveille aux choses d’au delà de la mort, et rend à lui seul ce qu’on en dit plus vraisemblable. Dans les Mystères, la religion cesse d’être publique, ouverte à tous comme l’air et le ciel ; elle appartient à des initiés, admis au bénéfice d’une révélation particulière. Celle-ci n’est pas refusée sans doute à qui en est digne ; mais il faut venir la chercher, et se faire admettre au secret des dieux. Ceux qui y participent ne peuvent le communiquer à d’autres. Mais toutes les grâces divines sont attachées à l’initiation : Les initiés sont les favoris des dieux. De sorte que l’idée d’une parole divine, conservée en dépôt par un sacerdoce pour être communiquée à des élus et les conduire à un bonheur éternel, était en possession du monde grec, non seulement avant le Christianisme, mais avant Sourate. La plus grande et la dernière révélation devait se faire par la mort même, d’où cette parole si chrétienne : Mourir, c’est être initié.

Les premiers chrétiens étaient eux-mêmes des initiés et célébraient des Mystères. On cachait les sacrements, dit Fleury d’après Origène, non seulement aux infidèles, mais aux catéchumènes. Non seulement on ne les célébrait pas devant eux, mais même on n’osait leur raconter ce qui s’y passait, ni prononcer en leur présence les paroles solennelles, si même parler de la nature du sacrement... Cette discipline a duré plusieurs siècles après la liberté de l’Église[6].

A Éleusis aussi bien que chez les chrétiens, un enseignement se mêlait aux promesses et aux émotions, et relevait encore la dignité des Mystères. Ils avaient leur théologie : quelques-uns ont supposé que c’était déjà celle de Platon, ou même celle du monde chrétien. Non, le sanctuaire n’a certainement pas devancé la sagesse des penseurs ; mais jusqu’à un certain point il a pu la suivre, et consacrer en les acceptant certaines idées morales ou certaines interprétations des choses divines. Il ne faut pas oublier qu’on attribuait à Déméter le premier établissement des sociétés humaines ; les deux déesses avaient une fête qui s’appelait la fête des législatrices (les Thesmophories) ; et dans cette fête les femmes portaient ce qu’un scoliaste appelle les livres sacrés, les livres des lois. Ces lois étaient peut-être les mêmes qui sont appelées dans un plaidoyer de Lysias les lois non écrites, si on entend par là qu’elles n’étaient pas promulguées et affichées de la manière dont on publiait habituellement les lois. C’est à ces lois peut-être qu’Antigone adresse, dans Sophocle, un appel souvent cité et admiré, en les opposant aux prescriptions d’un tyran. Platon nous parle de la loi non écrite qui condamne l’inceste. C’était d’après ces lois non écrites, dont on ne nommait pas les auteurs, que personne n’avait portées et que personne ne pouvait abroger ni combattre, que les Eumolpides rendaient leurs décisions dans les choses qui intéressaient la religion. Ce que dit Cicéron, que ne pas montrer le chemin au voyageur égaré était un crime frappé à Athènes d’une malédiction publique, parait se rapporter encore à ces lois. Enfin on lit dans Platon : Ce discours qu’on nous tient dans le secret des mystères, que l’homme est chargé d’une faction qu’il ne lui est pas permis de résigner ni de déserter, est une doctrine bien haute et difficile à comprendre ; etc. Que faut-il entendre par ces discours tenus dans les Mystères ? Étaient-ce des prédications à la manière chrétienne ? ou simplement la récitation solennelle d’un texte sacré, probablement en vers, exprimant ces grandes idées, et qu’on lisait comme on lit à la messe des textes pris des Épîtres et des Évangiles ? Je le croirais plutôt ; mais cela même est aussi une prédication. Il est donc certain que les prêtres de la déesse qui avait donné le pain à l’homme comprenaient que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole ; et qu’ils distribuaient cet aliment spirituel à la multitude rassemblée dans la vaste enceinte d’Éleusis. Nous lisons encore dans un plaidoyer athénien : La divinité, voulant créer le genre humain, a fait naître les premiers hommes, et leur a donné pour nourrices la terre et la mer, afin que le manque d’aliments ne les fit pas mourir avant la fin naturelle de l’âge. Celui donc qui, ayant reçu des dieux ces bienfaits, ôte injustement la vie à un autre, commet une impiété envers les dieux. Outre cette belle profession de foi, qui déclare la vie humaine une chose sacrée, on remarquera que de faire les dieux auteurs du genre humain est une idée toute différente de celle des vieux poètes, et qui se montre pour la première fois dans les poèmes orphiques.

Les initiés aux Mystères croyaient rapporter de là jusqu’au don des miracles, tout comme les premiers Chrétiens. C’est ce qui résulte d’une plaisanterie d’Aristophane, qui ne se serait pas permis de se moquer des orgia d’Éleusis, mais qui ne craignait pas de rire de ceux qui se célébraient ailleurs. Une autre plaisanterie, dans la même pièce du même poète, fait voir qu’on tenait à être initié avant de mourir, de même que les premiers Chrétiens, à l’article de la mort, se faisaient donner le baptême pour assurer leur salut.

Un détail très remarquable des Mystères d’Éleusis est une sorte de communion des initiés. Tous buvaient, probablement en commun, un breuvage qui figurait dans la légende de la déesse. Il semblait que Déméter, en acceptant le cycéon après son long jeûne, eût dit aussi à ses fidèles : Faites ceci en mémoire de moi. Mais une anecdote célèbre témoigne qu’on pratiquait la confession dans les mystères de Samothrace, non pas seulement la confession publique (que l’Inde a connue et qu’on trouve dans les lois de Manou), mais une confession qui ne s’adressait qu’au prêtre. L’anecdote se rapporte précisément au temps de Socrate. e Comme Lysandre consultait l’oracle à Samothrace, le prêtre lui enjoignit de confesser la plus mauvaise action qu’il eût commise en sa vie. Est-ce toi, dit-il, qui commandes cela, ou bien les dieux ? Le prêtre dit : Ce sont les dieux. Et Lysandre : Commence donc par te retirer, puis je répondrai aux dieux.

C’étaient là de vrais sacrements ; mais les observances religieuses de toute espèce abondaient, non seulement dans les Mystères, mais dans tout le culte païen. Chez les anciens, toute fête était religieuse, le théâtre lui-même est un temple. J’ai parlé déjà des sacrifices, des chants sacrés, des processions ; et on remarquera que les solennités étaient si multipliées que les gens sages s’en scandalisaient. Xénophon se plaint, comme le savetier de la Fontaine, qu’à force de fêtes les affaires ne se font pas. La. Grèce avait ses pèlerinages, ses images, dont le marbre ou le bronze était usé par les attouchements ou les baisers, ses cierges que les dévots allumaient, son eau bénite à l’entrée des temples ou à la porte des morts, ses fondations pieuses, toutes pareilles à celles des modernes. Ainsi le général athénien Nicias, étant à Délos, donna des terres au temple, à la condition qu’on y ferait tous les ans un sacrifice où on prierait pour lui. Les Grecs pratiquaient les ablutions, les immersions, les abstinences en tout genre, celles de la table et celles de l’amour. Non seulement il y avait tel sacerdoce qui obligeait le prêtre ou la prêtresse à la continence absolue, mais bien des gens qui n’étaient pas prêtres la pratiquaient sans y être astreints que par leur conscience, en vertu d’une espèce de voeu. Un mot de l’Électre d’Euripide montre que, sous l’empire de ces scrupules, des époux vivaient quelquefois entre eux comme frère et soeur. B y avait des purifications, des conjurations, des expiations, ou imposées ou volontaires. Personne n’a mis tout cela plus en lumière que Joseph de Maistre. Pour forcer l’incrédulité railleuse de son temps à respecter les mystères de sa religion, il a cru bien faire de les autoriser par le témoignage de tous les temps et de tous les peuples, au risque de leur ôter par là le prestige d’une révélation extraordinaire et tombée d’en haut. Les hommes voués à des thèses qui sont à contresens de l’esprit de leur siècle, et même de leur propre esprit et de leurs propres lumières, sont condamnés à dire ainsi, comme Balaam dans la Bible, toua le contraire de ce qu’ils veulent ou de ce qu’ils devraient vouloir. C’est ce qu’on admire dans bien des endroits de Joseph de Maistre, et en particulier dans l’écrit bizarre et ingénieusement absurde qu’il a intitulé : Éclaircissement sur les sacrifices.

C’est sur ce fonds de la religion commune de la Grèce que la pensée des sages d’Athènes a bâti au Ve siècle avant notre ère. C’est dans Athènes que cette religion se présente sous l’aspect le plus grand et le plus pur ; et c’est là pourtant aussi que l’esprit humain se dégage avec le plus de puissance des influences divines dont on le croirait enveloppé.

L’apothéose (ou divinisation) du paganisme était quelque chose de purement religieux, avant les temps de servitude. On racontait que, dans une famine causée par une sécheresse, tous les Grecs supplièrent Éaque, qui vivait encore, d’intercéder pour la Grèce auprès des dieux, non pas seulement parce qu’il était de leur famille, mais, dit Isocrate, parce qu’il était un saint. Par ce dernier sentiment, l’apothéose devait s’étendre au delà des familles mythologiques ; les vertus et les services rendus aux hommes suffirent à la mériter. Pendant la guerre du Péloponnèse, le général spartiate Brasidas, tué au milieu de sa victoire en défendant Amphipolis contre les Athéniens, reçut les honneurs divins dans cette ville, et devint rhème ce que nous appellerions le patron de la cité. Elle en avait un autre, mais qui se trouvait être Athénien ; le saint d’Athènes dut céder la place au saint de Lacédémone, et ses chapelles furent renversées. On conservait quelquefois des reliques de ces saints, et ces reliques faisaient des miracles. Le don des miracles s’attachait aussi à certaines images ou à certains temples. On n’élevait pas toujours le mort au rang de dieu, mais à celui de demi-dieu ou héros : cela s’appelait aphéroïser. Ce nom de héros finit par devenir celui de tous les morts, consacrés par la mort même.

Le respect du sacerdoce était profond ; certaines prêtrises constituaient de hautes dignités, dont les titulaires paraissent avoir été aussi en vue que les rois. La Grèce datait les événements de son histoire parle nom d’un prêtre ou d’une prêtresse, et par le compte des années que ce ministre avait passées dans ses fonctions. Le service de certains temples occupait tout un peuple de ministres ; il y avait des prêtres, des diacones ou diacres, des portiers, etc. Ces titres, que l’Église chrétienne a adoptés, elle les tenait du clergé païen. Il y avait des confréries ou thiases qui unissaient par un lien religieux tantôt des hommes déjà rapprochés par d’autres liens, comme des corporations d’artisans, tantôt des âmes attachées par une dévotion particulière au culte de tel ou tel dieu.

Supposer qu’une religion qui tenait les hommes par tant et de si fortes attaches n’ait pas eu de vertu intérieure et d’action morale, est bien le plus déraisonnable des préjugés. Cette action, au contraire, se faisait sentir constamment, et aux particuliers et aux peuples mêmes. Et, d’abord, elle faisait l’importance et la force du serment. Plus tard, au temps où finit l’indépendance de la Grèce, Polybe admirait la puissance que le serment exerçait sur les esprits des Romains, et qu’il avait perdue alors parmi les Grecs. Mais tout témoigne qu’au Ve siècle avant notre ère, le serment était chose sacrée ; les dieux, qui en étaient les garants, en protégeaient la sainteté par leurs oracles, comme on le voit dans un passage d’Hérodote. Nous avons encore parmi les oeuvres d’Hippocrate la formule de serment, d’une date indéterminée, par laquelle un médecin s’engageait à remplir les obligations morales de sa profession. Il jure par Apollon médecin, par Asclépios ou Esculape, par Hygie et Panacéa, et par tous les dieux et déesses ; et il appelle toutes les disgrâces sur sa tête, s’il vient à se parjurer.

On voit dans un endroit de l’Euthyphron de Platon qu’il y avait à Athènes des exégètes ou interprètes, qui décidaient d’après des motifs religieux, datas des cas auxquels la loi ordinaire n’avait pas pourvu. Il s’agit en cet endroit d’un attentat commis par un serviteur libre sur la personne d’un esclave, personne que la loi ne protégeait pas. C’était là quelque chose comme des juges ecclésiastiques. La religion mettait donc dans l’occasion son autorité et ses lois au service d’intérêts privés ou publics. Elle sanctionnait l’action des pouvoirs de la famille ou de la cité ; elle y ajoutait la sienne propre et frappait les coupables de ses imprécations[7]

L’excommunication solennelle est chose païenne ; nous lisons dans un orateur : Les prêtres et les prêtresses debout, la face tournée vers le couchant, l’ont maudit en secouant leurs habits sacrés[8].

La religion servait l’humanité par le droit d’asile. L’asile était un dernier recours pour les vaincus dans la guerre, pour les proscrits dans les révolutions, pour l’esclave contre la tyrannie du maître ; il protégeait jusqu’au coupable contre la cruauté des lois. Les Grecs avaient en outre des trêves religieuses ; la guerre était suspendue pendant les jeux sacrés ; c’est là que tous les peuples hellènes se reconnaissaient comme frères en adorant les dieux communs de la Grèce et en leur sacrifiant sur les mêmes autels.

Enfin, la religion intervenait dans tout par les oracles ; un perpétuel appel aux dieux, pour ainsi dire, se trouvait ainsi ouvert. On leur donnait entrée dans toutes les affaires, en insérant dans un traité une clause telle que celle-ci, que Thucydide nous a conservée : A moins d’empêchement des dieux ou des heroes. Aujourd’hui le nom de la Trinité placé en tête d’un traité de paix, n’est plus qu’une formule vaine et stérile.

Mais, parmi les oracles, celui d’Apollon à Delphes était depuis longtemps déjà en possession d’une prééminence qui faisait de son temple le siège de la religion des Grecs. Ainsi, dans la variété infinie de la vie hellénique, l’unité religieuse existait jusqu’à un certain point ; elle sera un jour transportée à Rome, mais ce ne sera qu’un déplacement, et ce n’est ni Rome ni l’Église qui l’ont créée. On a justement comparé l’autorité de Delphes à celle de la papauté. Delphes décidait souverainement les questions religieuses, elle faisait des dieux comme Rome fait des saints, elle réglait tout ce qui regarde le culte. Mais elle savait et elle disait le dernier mot des dieux sur les choses humaines aussi bien que sur les divines. Elle était consultée même par les Barbares. On ne pouvait douter que sa parole ne fût infaillible, puisque c’était celle d’Apollon ; son mantéon, d’ailleurs, réunissait les conditions sans lesquelles il n’y a pas d’autorité véritable : il était riche et indépendant. Ses trésors, placés sous la sauvegarde de la Grèce, se grossissaient de la dîme du butin fait dans la guerre, de celle des confiscations et des amendes, des présents que les pèlerins apportaient sans cesse. On maintenait religieusement l’autonomie de son territoire, et ce que nous appellerions aujourd’hui son pouvoir temporel ; la défense de ce pouvoir a été la cause ou le prétexte des guerres les plus terribles. Quand Delphes cessa d’être autonome, étant tombée sous la main des rois de Macédoine, puis des Romains, elle ne compta plus ; de même que l’Église romaine sent bien, à présent, qu’avec le dernier lambeau de son territoire, elle perdra ce qui lui reste d’influence politique dans les divers États du monde chrétien.

Si maintenant on considère dans son ensemble le tableau de la religion grecque à l’époque représentée par la littérature classique d’Athènes, comment ne pas être frappé de la ressemblance de ce tableau avec celui qu’a offert le Christianisme au temps où il a régné dans tout son éclat, je veux dire du XIIe au XVIe siècle ? Partout le surnaturel et le miracle, partout des personnages célestes, ou plutôt le ciel tout entier descendu sur la terre ; des images divines entourées d’un culte, des temples ornés par les arts, des chants, des pompes, un riche et puissant sacerdoce ; des mystères, des sacrements, des pratiques pieuses de toute espèce ; toute fête consacrée par la religion, et le théâtre même se rattachant au sanctuaire ; des asiles, des jugements de Dieu, des trêves de Dieu, des divinations, des anathèmes ; enfin une voix infaillible gouvernant les hommes au nom de Dieu. Il est vrai qu’il a manqué à l’Europe chrétienne les Périclès, les Phidias, les Sophocle et les Platon ; mais il lui manquait d’abord la liberté, et en particulier la liberté des esprits.

Les dieux mêmes de la chair et du sang, les dieux des désirs impurs et des instincts furieux, n’ont pas disparu au moyen âge ; ils sent seulement descendus dans certaines régions plus basses du surnaturel. Chassés du ciel, ils ont à leur tour chassé des enfers, pour s’y établir, les antiques et vénérables dieux des morts. Ils s’appellent maintenant des démons, ils ont une religion qui fait son oeuvre au-dessous de la religion du Dieu d’en haut. La Grèce libre ne croyait qu’aux dieux du bien ; c’est la servitude qui a fait croire à des dieux du mal. La divination subsiste également aux temps chrétiens, mais reléguée aussi, sous les noms d’astrologie, de magie, etc., dans la religion inférieure et suspecte.

Ainsi, il est clair que le paganisme grec et oriental a transmis au Christianisme un fonds religieux très riche, auquel celui-ci n’avait besoin de rien ajouter. Maintenant, je ne m exagère pas ce que valait cette richesse dont j’ai fait le rapide inventaire. La meilleure religion n’est souvent qu’une pure forme et un simple vêtement de la conscience. Le droit d’asile, par exemple, en ce qu’il a de légitime, n’est autre chose que le respect de l’humanité. Dans ces temps d’imagination, tout bon sentiment, toute sage prescription reçoit l’apparence d’une loi sacrée. Si, dans un traité de la chasse, on recommande de ne pas prendre les petits levrauts, sans doute dans l’intérêt de la reproduction, on dira qu’il faut leur faire grâce pour la déesse[9]. Là, au contraire, où la religion n’a de racines que dans l’imagination, il arrive trop aisément qu’elle se fourvoie. J’ai réservé les droits de la raison et de la véritable morale. Je tiendrai compte de toutes les réclamations que la raison grecque va faire entendre, et qu’on a même déjà entendues dans Xénophane. Je ne suis dupe ni des dieux, ni des images, ni des pompes qui les entourent, ni du secret des Mystères. Je ne crois pas que l’illusion et le mensonge, même sacrés, puissent être la règle de la vie humaine, ni que les serments ou les dévotions soient les meilleurs, garants des droits ou des intérêts ; je ne tiens pas la justice sacerdotale pour la vraie justice ; je me défie des oracles : je sais que la Pythie était philippiste, suivant le mot de Démosthène, et que c’est la religion qui a jeté la Grèce sous les pieds d’un maître. Mais quelles que soient les faiblesses et les misères du paganisme, j’ai dû d’abord reconnaître ses forces, au moins apparentes, et son empire sur l’humanité. J’ai pris la religion grecque à ses plus belles heures, quand la prose ne fait que de naître, c’est-à-dire la langue de la critique et de la discussion ; au temps de Pindare et d’Eschyle, du Parthénon et du Zeus ou Jupiter d’Olympie. C’est là qu’il faut contempler le paganisme pour être juste ; ceux qui vont le chercher dans Ovide ou même dans Lucien, font comme ceux qui étudieraient le Christianisme dans Voltaire. Et c’est là que j’ai constaté que ces ressources surnaturelles et ces vertus d’en haut, que le Christianisme se vante d’amener ap secours du devoir, les religions antiques les avaient appelées avant lui, et que c’est elles qui lui ont fourni tous les moyens qu’il emploie.

Et ainsi rien n’est plus faux que ces paroles de Fontenelle : Aussi voit-on que la religion païenne ne demandait que des cérémonies, et nuls sentiments du coeur. C’est une de ces légèretés que même les plus sages laissent trop souvent échapper chez nous : ils répètent trop aisément ce qu’ils ont entendu dire à leurs maîtres dans leur enfance ; et cela fait du tort à la cause de la vérité, précisément parce que cela vient d’hommes dévoués à cette cause, et qui l’ont d’ailleurs très bien servie. Avec moins d’esprit critique, Rollin juge mieux, parce qu’il sait mieux.

 

 

 



[1] L’idée des incarnations divines appartient également à la mythologie de l’Inde. On la trouve aussi en Égypte, dès la plus haute antiquité. Dans une inscription en l’honneur du grand Ramsès ou Sésostris, il parait que le dieu suprême Ammon parle ainsi : Je suis ton père ; je t’ai engendré en dieu ; tous tes membres sont divins ; c’est moi qui t’ai produit... en possédant ta mère auguste.

[2] Prononcez ce mot comme en latin.

[3] M. Fustel de Coulages, la Cité antique.

[4] Il était naturel que l’on consultât particulièrement les dieux sur leurs propres affaires. On demandait à un dieu où il voulait qu’on lui bâtit un temple, et on ne manquait pas d’avoir une réponse. C’est avec cette familiarité que Moïse consulte Iehova dans le Pentateuque.

[5] Depuis que ceci a été écrit, M. Taine a publié, sur la Civilisation et l’art en Grèce, des études dont j’ai plaisir à détacher ici un fragment :

Suivons une de leurs processions, celle des grandes Panathénées, et tâchons de démêler les imaginations et les émotions d’un Athénien qui, mêlé au cortège solennel, venait visiter ses dieux. C’était au commencement du mois de septembre. Pendant trois jours, la cité entière avait contemplé des jeux : d’abord, à l’Odéon, toutes les pompes de l’orchestrique, la récitation des poèmes d’Homère, des concours de chant, de cithare et de flûte, des chœurs de jeunes gens nus dansant la pyrrhique, d’autres, vêtus, formant un chœur cyclique ; ensuite, dans le stade, tous les exercices du corps nu, la lutte, le pugilat, le pancrace, le pentathle, pour hommes et pour enfants ; la course à pied, simple et double, pour les hommes nus et les hommes armés, la course à pied avec des flambeaux, la course à cheval, la course en char à deux ou à quatre chevaux, en char ordinaire et en char de guerre, avec deux hommes dont l’un sautait à bas, suivait en courant, puis d’an élan remontait. Selon une parole de Pindare, les dieux étaient amis des jeux, et on ne pouvait mieux les honorer  que parce spectacle. Le quatrième jour, la procession dont la frise du Parthénon nous a conservé l’image se mettait en marche ; en tête étaient les pontifes, des vieillards choisis parmi les plus beaux, des vierges de famille noble, des députations des villes alliées avec des offrandes, puis des métèques avec des vases et des ustensiles d’or et d’argent ciselé, les athlètes à pied, ou sur leurs chevaux, ou sur leurs chars, une longue file de sacrificateurs et de victimes, enfin le peuple en habits de fête. La galère sacrée se mettait en mouvement, portant à son mât la voile de Pallas que des jeunes filles, nourries dans l’Erechthéon, lui avaient brodé. Partie du Céramique, elle allait à l’Eleusinium, en faisait le tour, longeait l’Acropole au nord, et à l’est, et s’arrêtait près de l’Aréopage. Là, on détachait le voile pour l’apporter à la déesse, et le cortége montait l’immense escalier de marbre long de cent pieds, large de soixante-dix, qui conduisait aux Propylées, vestibule de l’acropole. Comme le coin de la vieille Pise, oit se pressent la cathédrale, la tour penchée, le Campo-Santo, le Baptistère, ce plateau abrupt et tout consacré aux dieux disparaissait sous les monuments sacrés, temples, chapelles, colosses, statues ; mais de ses quatre cents pieds de haut, il dominait toute la contrée ; entre les colonnes et les angles des édifices profilés sur le ciel, les Athéniens apercevaient la moitié de leur Attique, un cercle de montagnes bleues brillées par l’été, la mer luisante encadrée par la saillie mate de ses côtes, tous les grands êtres éternels dans lesquels les dieux avaient leur racine, le Pentélique avec les autels et la statua lointaine de Pallas Athéné, l’Hymette et l’Anchesme, où les colossales effigies de Zeus indiquaient encore la parenté primitive du ciel tonnant et des hauts sommets. Ils portaient le voile jusqu’à l’Ercehthéon, le plus auguste de leurs temples, véritable reliquaire où l’un gardait le palladium tombé du ciel, le tombeau de Cécrops, l’olivier sacré, père de tous les autres..... Au sortir du sanctuaire antique où la Pallas primitive siégeait sous le même toit qu’Erechthée, il voyait presque en face de lui le nouveau temple bâti par Ictinus, où elle habitait seule, et où tout parlait de sa gloire..... Tous ses bienfaits et toutes ses victoires étaient figurés sur les murailles..... mais Pallas elle-même rayonnait à l’entour dans tout l’espace ; il n’y avait pas besoin de réflexions et de science, il ne. fallait que des yeux et un coeur de poète ou d’artiste pour démêler l’affinité de la déesse et des choses, pour la sentir présente dans la splendeur de l’air illuminé, dans l’éclat de la lumière agile, dans la pureté de cet air léger auquel les Athéniens attribuaient la vivacité de leur invention et de leur génie ; elle-même était le génie du pays, l’esprit même de la nation ; c’étaient ses dons, son inspiration, son couvre qu’ils voyaient étalés de toutes parts, aussi loin que leur vue pouvait porter, dans les champs d’oliviers et les versants diaprés de cultures, dans les trois ports où... s’entassaient les navires, dans les longues et puissantes murailles par lesquelles la ville venait de rejoindre la mer, dans la belle cité elle-même qui, de ses temples, de ses gymnases, de ses théâtres, de sa Pnyx, de tous ses monuments rebâtis et de toutes ses maisons récentes, couvrait au-dessous d’eux le dos et le penchant des collines, et qui, par ses arts, ses industries, ses fêtes, son invention, son courage infatigable, devenue l’école de la Grèce, étendait son empire sur toute la mer et son ascendant sur toute la nation. A ce moment les portes du Parthénon pouvaient s’ouvrir, et montrer, parmi les offrandes, vases, couronnes, armures, carquois, masques d’argent, la colossale effigie, la protectrice, la vierge, la victorieuse, debout, immobile, sa lance appuyée sur son épaule, son bouclier debout à son côté, tenant dans la main droite une Victoire d’or et d’ivoire, l’égide d’or sur la poitrine, un étroit casque d’or sur la tôle, en grande robe d’or de diverses teintes, son visage, ses pieds, ses mains, ses bras se détachant sur la splendeur des armes et des vêtements avec la blancheur chaude et vivante de l’ivoire, ses yeux clairs de pierre précieuse luisant d’un éclat fixe dans le demi-jour de la cella peinte... Par un long détour et des cercles de plus en plus rapprochés, nous avons suivi toutes les origines de la statue, et nous voici arrivés à la place vide que l’on reconnaît encore, où s’élevait son piédestal et d’où sa forme auguste a disparu.

M. Taine renvoie lui-même au livre de M. Beulé, l’Acropole d’Athènes (1851).

[6] Hérodote professe pour les mystères de la religion de l’Égypte le même respect superstitieux et observe sur ce qui les regarde le même silence qu’on exigeait des initiés d’Eleusis.

[7] Une inscription d’une ville de Lydie, qui contient des prescriptions sur le deuil des femmes, déclare que la femme qui y aura désobéi sera exclue des sacrifices des Thesmophories pendant dix ans. Les prescriptions de l’Église venaient aussi en aide aux lois et à la police aux époques chrétiennes. Une ordonnance synodale de Bossuet (1691) défend aux nourrices de coucher leurs nourrissons dans leur lit, sous peine d’excommunication.

[8] M. Egger, dans ses Mémoires de littérature ancienne, a donné la traduction d’une formule d’imprécation qui se lit sur une plaque de marbre découverte parmi les ruines de Téos :

.... Que tout citoyen de Téos qui désobéira à l’euthyne ou à l’æsymnète, ou qui se révoltera contre l’æsymnète, périsse lui et sa race. Quiconque, gouvernant à titre d’æsymnète, à Téos ou sur à territoire de Téos, tuera quelqu’un contre la loi, contre les intérêts de la ville et du territoire de Téos ;.... quiconque exercera le vol ou la piraterie, ou recevra sciemment ceux qui l’exercent et qui emportent quelque chose du territoire ou de la mer de Téos, ou formera avec préméditation quelque projet contre les Téiens, soit avec les Hellènes, soit avec les Barbares, qu’il périsse, lui et sa race.

Les magistrats en charge qui ne feraient pas, autant qu’il est en eux, l’imprécation susdite à l’assemblée des Anthestéries, des fêtes d’Héraclès et de Zeus, y seront compris eux-mêmes. Que celui qui brisera les tables sur lesquelles l’imprécation est gravée, ou qui en fera sauter les lettres, ou qui détruira ces tables, périsse, lui et sa race.

Que celui qui composera des poisons nuisibles aux Téiens, à tous ou en particulier, périsse, lui et sa race. Que celui qui, par dol ou intrigue, empêchera l’importation du blé dans la terre des Téiens, soit par la voie de mer, soit par celle de terre, périsse, lui et sa race.

[9] Artémis ou Diane.