LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

CHAPITRE PREMIER. — D’HOMÈRE AU VIe SIÈCLE. - PYTHAGORE.

 

 

Depuis que l’esprit humain ne veut plus admettre aucun surnaturel dans les sciences morales non plus que dans les sciences physiques, et que, par conséquent, la naissance et le développement du Christianisme ne sont plus pour lui des miracles, il a l’obligation et le besoin impérieux de les expliquer. Mais toute explication des faits de l’ordre moral est dans l’histoire ; de là l’intérêt qui s’attache aujourd’hui aux recherches sur les origines historiques de la religion chrétienne. Au premier aspect, il semble que ces origines sont toutes juives. Jésus est un Juif, et vit au milieu des Juifs. Paul est un Juif : le livre saint des juifs est aussi celui des Chrétiens. Le mot même de Christ n’est que la traduction d’un mot juif, qui n’a pas d’équivalent dans les langues grecque et latine. La Pâque est le nom d’une fête juive ; le repos du septième jour est une pratique juive, etc. Cependant on est tout d’abord averti par d’autres faits de se défier de cette apparence.

Jérusalem n’a jamais été même un seul instant une ville chrétienne ; un Père de l’Église (Justin, Ap. 53), au second siècle de notre ère, remarquait que c’était parmi les Juifs qu’on trouvait le moins de Chrétiens. C’est dans Antioche que le nom des Chrétiens a pris naissance. Ce que les Chrétiens appellent le Nouveau Testament ne se compose que de livres grecs. C’est à des Grecs que sont écrites les Lettres de Paul ; c’est dans l’Asie grecque que s’élèvent les sept Églises auxquelles l’Apocalypse est adressée. Rome est demeurée la capitale du Christianisme ; Carthage, Lyon, Alexandrie, Constantinople, en ont été les grands sièges. Tous les dogmes chrétiens ont été formulés en grec dans des conciles grecs. Ces mots mêmes de dogmes, de mystères ; les symboles, les catéchismes, les noms de prêtre, d’évêque, de diacre, de moine ; la théologie elle-même, tout est grec. En un mot, c’est le monde grec qui est devenu le monde chrétien. C’est donc tout d’abord dans le monde grec qu’il faut étudier les origines du Christianisme ; et de là le plan de ce travail, qui se divisera en deux parties : premièrement, l’histoire des idées morales et religieuses parmi les Grecs et les Romains, en dehors de toute action des Juifs ; secondement, l’histoire intérieure de la religion des Juifs eux-mêmes, et celle du grand mouvement appelé l’avènement du Christianisme, qui a fait en apparence d’une secte juive l’Église de tous les peuples civilisés. Il est juste que les Juifs aient eu cet honneur ; s’ils n’ont pas fait le Christianisme, ils ont fait la révolution chrétienne. Mais ce n’est pas la foi et la sagesse grecques qui se sont absorbées dans le judaïsme à cette époque ; c’est réellement le judaïsme lui-même qui s’absorbait, en changeant de nom et d’esprit tout ensemble, dans les croyances communes du genre humain.

La marche que j’annonce est lente, et elle le paraîtra surtout dans les commencements. Aujourd’hui l’impatience des esprits les porte tout à coup aux temps mêmes de la prédication chrétienne. Ils ont peine à s’attarder dans l’étude de cette antiquité grecque sur laquelle il ne semble pas qu’on puisse leur apprendre rien de nouveau. Je n’y prétends pas, en effet, et j’avoue qu’on sait bien sans moi, d’une part, que les religions des anciens étaient des religions, c’est-à-dire qu’elles avaient nécessairement sur les âmes une action semblable, en bien des points, à celle qu’exercent aujourd’hui les nôtres ; et, d’autre part, que les philosophes, Platon, Cicéron, Sénèque, sont remplis des idées que nous appelons chrétiennes, et que tout en était plein autour d’eux. Mais quoiqu’on le sache, il arrive sans cesse qu’on l’oublie. Ceux qui viennent de lire avec le plus d’admiration les enseignements philosophiques de l’antiquité ou ses effusions religieuses, sont les mêmes qui répéteront un instant après que le monde a changé du tout au tout à l’avènement du Christianisme, et que ce qu’il ignorait lui a été révélé alors soudainement. Il ne suffit pas de savoir que’ nous sommes les fils de la sagesse grecque, il faut le sentir, et nous habituer à reconnaître le visage et la voix de nôtre mère. Des plumes puissantes ont pu concentrer en quelques pages l’impression de cette grande éducation du monde[1]. Pour moi, je n’espère communiquer cette impression à ceux qui me lisent qu’à la condition de les retenir longtemps avec moi dans le commerce des anciens sages, en suivant pas à pas le chemin que l’humanité a fait sous l’influence de leur parole. Après tout, le temps passé à relire de pareilles œuvres et à ramasser de tels souvenirs, ne sera jamais du temps perdu.

Mais celui qui travaille sur l’histoire du Christianisme ne doit pas s’exagérer l’importance de son sujet. Cette histoire n’est qu’une petite partie de l’histoire générale des religions, et celle-là n’est elle-même qu’une partie de l’histoire de l’homme et y tient moins de place à mesure que le temps marche. Le Christianisme, considéré comme une religion constituée, n’a commencé qu’il y a dix-huit cents ans.

Qu’est-ce que ces dix-huit cents ans, je ne dis pas au prix des vingt à vingt-cinq mille années auxquelles de récents systèmes ont osé étendre le passé de l’humanité, mais en comparaison même des six mille ans que lui donne encore la plus étroite chronologie ? Et pendant ce peu que le Christianisme a vécu, dans quelles limites il a été resserré ! D’après les géographes, le nombre des chrétiens de toute secte qui sont au monde ne s’élève qu’à un peu plus de la moitié de celui des hommes appartenant à d’autres religions ; brahmanisme et bouddhisme, islamisme, etc. Le passé des religions est court ; plusieurs pensent que leur avenir peut être plus court encore ; et qu’un temps viendra où l’histoire des religions en général, et à plus forte raison d’une religion particulière, ne sera que l’étude d’un accident, perdu en quelque sorte dans la suite de la vie du genre humain.

Mais quoi qu’il en soit de l’avenir, l’histoire des religions n’en est pas moins un sujet bien vaste et plein de difficultés. Il est rassurant pour moi de penser que je n’ai à explorer qu’un seul canton de ce champ si étendu. Je ne suis pas obligé de refaire les immenses travaux de nos maîtres sur les religions de l’antiquité, Je n’ai affaire qu’au Christianisme ; et le Christianisme ne s’étant produit que dans les deux milieux grec et juif, c’est dans ces milieux aussi que je me tiendrai. Et je n’étudierai pas l’hellénisme et le judaïsme pour eux-mêmes, mais je chercherai comment la doctrine chrétienne s’est formée, soit directement de, l’un et de l’autre, soit de ce qui a été versé dans l’un ou dans l’autre, à des époques diverses, par des courants venus d’ailleurs. Je ne demanderai à l’érudition que ce qui sera nécessaire à mon objet, et je m’appliquerai à écarter les curiosités et les problèmes non résolus ou même insolubles.

 

Le Christianisme a deux aspects fort divers. D’une part, il est le juge et l’ennemi des anciennes religions qu’il a condamnées et ruinées ; de l’autre, il en est au contraire le continuateur et l’ayant cause ; il a hérité de ce qu’il a tué, malgré le vers du tragique. En d’autres termes, comme on le verra dans tout ce travail, le Christianisme est encore tout plein de paganisme ; et on y verra aussi qu’il y avait dans le paganisme, soit en germe, soit déjà développées, bien des choses dont on fait honneur au Christianisme. Cela parait même à l’origine de la religion des Grecs ou Hellènes.

Il ne subsiste aucun monument de la pensée grecqué antérieur à l’Iliade ; mais la religion dont l’Iliade témoigne était déjà une vieille religion ; les dieux d’Homère sont bien plus anciens qu’Homère. De cette religion primitive, on ne peut affirmer que deux choses : le sentiment religieux, qui en est le fond ; et la mythologie, qui en est la forme.

Le scandale de la mythologie est aujourd’hui dissipé. La critique moderne a achevé de mettre en lumière ce que la critique grecque avait vu déjà : que les mythes ne sont que des images qui représentent les forces et les accidents de la nature. Ainsi la Théogonie raconte qu’Uranos ou le Ciel, qui régnait d’abord sur le monde, à mesure que des enfants lui naissaient, les faisait rentrer de force dans le sein de la Terre leur mère. Un jour il est surpris par Cronos, qui tranche de sa faux l’organe de sa virilité ; et de cette dépouille tombée dans la mer naquit Aphrodite, déesse du plaisir et de l’amour. Dans un autre endroit du même poème, c’est Cronos à son tour qui dévore les enfants qu’il a de Rhéa ; puis enfin, vaincu par Zeus, son fils, il est forcé de les rendre à la lumière. Ce sont deux variantes d’une même légende, et elle en a eu d’autres encore, sous toutes ses formes, elle exprime également l’idée d’un premier âge de fécondité aveugle du monde, où il ne produit que des ébauches qui meurent en naissant ; puis d’un âge meilleur, où les générations capricieuses et stériles font place à la loi heureuse qui assure et perpétue la vie par l’amour. Perséphoné, enlevée par Pluton et passant un tiers de l’année sous la terre, puis rendue à sa mère et à la lumière, c’est la semence enfouie dans le sol, et qui se reproduit dans le blé. Elle est née des amours de Zeus et de la bière (Déméter ou Cérès), c’est-à-dire de la terre fécondée par le ciel. Des idées semblables se cachent dans des fables qui ne semblent d’abord que des contes faits à plaisir. Danaé reçoit Zeus en pluie d’or : ce nom de Danaé veut dire aride ; la terre sèche est fertilisée par la pluie ; et cette pluie est d’or, puisqu’elle enrichit. Les Danaïdes, avec leurs vases sans fond, sont une autre expression de la difficulté d’arroser un sol desséché : Danaos était, disait-on, l’inventeur des puits. Mais cet état primitif de l’esprit humain, auquel once remontait que par interprétation, il nous est donné maintenant de le toucher de la main, dans des livres plus anciens qu’Homère. Les études qui ont été faites de notre temps sur les monuments écrits de l’Inde antique, ont établi qu’il existe une vaste famille de langues, comprenant avec celles de l’Inde, de la Grèce et de l’Italie celles des peuples germaniques, et dérivant d’une source commune ; et que la langue déposée dans les livres appelés védiques est la plus rapprochée de cette source. C’est donc ces livres, et plus particulièrement l’antique recueil d’hymnes appelé le Rig-Véda, qu’il faut interroger pour y trouver, dans la plus vieille des langues indo-européennes ou aryaques[2], la trace des croyances et des idées les plus antiques où nous puissions remonter dans l’histoire morale de la grande race à laquelle nous appartenons.

L’Égypte mise à part (et elle n’appartient pas à la même famille de peuples), le Rig-Véda contient en effet, sans contestation, les plus anciens discours humains qui soient au monde. Il y a trente ans qu’il a commencé d’être connu, il y en a vingt qu’il a passé dans notre langue. Il a éclairé d’une manière inattendue les origines de la religion des Grecs. Ceux-ci plaçaient avant Homère, dans leur propre histoire, un âge de poésie religieuse dont on ne produisait aucun monument authentique, et que les modernes ont appelé l’âge orphique, du nom du personnage légendaire d’Orphée. Nous pouvons aujourd’hui nous faire une idée de cet âge orphique par celui de l’Inde, qui subsiste dans le Rig-Véda. Et la comparaison nous fait admirablement sentir quel progrès religieux et chrétien est déjà accompli dans Homère.

Non que l’impression que font les hymnes védiques ne soit religieuse ; le ton en est solennel ; le mythe y parait imposant par sa nudité même. On l’y surprend presque à sa naissance, et livrant, pour ainsi dire, son secret. Il se réduit à l’expression vive et figurée du sentiment qu’inspirent à l’homme les forces extérieures et supérieures qui l’enveloppent. Le Feu est un dieu, le Vent est un dieu ; la pluie, un, si grand bienfait sur ce sol brûlant, est le lait que donnent les vaches célestes ou les nuées. Si elle manque, c’est qu’un démon malfaisant a dérobé les vaches divines ; si elle tombe après un orage, c’est que le dieu du ciel, avec sa foudre, a forcé la caverne du brigand. Pas de légende dans le Rig-Véda qui aille au delà de ces idées ; pas de personnes divines engagées dans des aventures et des passions humaines. La divinité est la nature elle-même, vue par l’imagination. La poésie védique, dans cette simplicité, parait d’abord moins païenne que celle des Grecs.

Mais tandis que l’imagination y est grande, il semble que la raison et la conscience y dorment encore. Il ne s’y trouve pour le sentiment moral qu’une seule chose, qui n’est pas sans doute à mépriser, la religion considérée comme une obligation entre les dieux et les hommes, qui fait que ceux-ci croient pouvoir compter sur ceux-là quand ils se sont acquittés de ce qu’ils leur doivent. Ce n’est là, après tout, que la forme obscure et insuffisante d’une grande idée, celle du droit et de la justice ; mais cette idée n’est pas poussée plus loin dans ces chants. Ils ne parlent jamais de devoir et de vertu ; ils n’ont pas l’air de supposer que les dieux s’intéressent à ces choses. On n’y voit nulle part ni une leçon de morale, ni un trait de sentiment parti du coeur. Les dix-huit cents pages du Rig-Véda sont remplies d’une seule pensée, gagner les bienfaits des dieux par des prières et par des offrandes. L’offrande par excellence est le soma ; c’est le vin d’un temps qui ne connaissait pas la vigne, une boisson fermentée faite du jus d’une graine. Le soma est le régal des dieux, c’est un nectar ; mais ce sont les hommes qui le leur versent. On le prodigue particulièrement au dieu qui tonne : ce dieu est le roi des dieux (Indra), terrible et bienfaisant tout ensemble. On dit à Indra : Bois notre soma : et si tu es content, toi qui es riche, accorde-nous des vaches. On lui demande des récoltes, des troupeaux, des trésors, des charrias chargés de richesses ; la prière rapporte tout cela. On dit aux dieux : Je sais que vous êtes plus généreux que l’amant ou le frère d’une fiancée ; je vous offre donc ce soma. On leur fait remarquer que le bien qu’ils feront à celui qui sacrifie tournera à leur avantage, puisque étant plus riche, il sacrifiera d’autant plus. On se les représente comme nécessairement ennemis de l’homme qui ne leur donne rien ou qui donne trop peu, et on leur demande sans façon de transportera ceux qui les honorent les richesses de ceux qui les négligent. Un de ces chantres sacrés dit encore : Comme on trait la vache pour son lait, ainsi mon chant va traire les dieux. Ou bien : Indra est fait pour servir l’homme, tout comme le cheval. Un autre déclare que son ministère est celui d’un receveur d’impôt, qui fait payer aux dieux ce qu’ils doivent. En invitant Indra à boire, on ne ménage pas sa pudeur ; on ne lui parle que de le remplir, de le gonfler de soma : le soma va lui monter jusque par-dessus la bouche. Aussi il en est ivre, on le lui fait dire à lui-même. Et c’est cette ivresse qui fait sa force ; il n’a pas sa vigueur tant qu’il n’a pas bu le soma ; c’est sous l’influence de la liqueur divine qu’il fait ses miracles. Je veux citer en entier un de ces hymnes :

Ô Indra, viens à notre secours, donne-nous de l’or ; l’or procure l’opulence, la victoire, la force constante et durable. Avec l’or, et protégés par toi, nous pouvons repousser nos ennemis à pied et à cheval. Protégés par toi, ô Indra, nous prenons nos armes, auxquelles tu donnes la force de la foudre, et nos ennemis sont vaincus dans le combat. Avec nos héros armés de traits, mais surtout avec ton aide, ô Indra, nous résistons à la foule de nos adversaires. En effet, Indra est grand et supérieur à tout. Combien il surpasse tout, le dieu qui porte la foudre ! Sa force est comme le ciel, elle est immense. Ce n’est pas seulement le guerrier dans la mêlée qu’il favorise ; c’est encore l’homme qui désire un fils, c’est le sage attaché à la prière. Le sein d’Indra, altéré de soma, doit toujours en être rempli : de même la mer est toujours pleine, de même la langue est toujours humectée de salive. C’est ainsi que la prière qu’on lui adresse, grande et sonore, assure à son serviteur des troupeaux de vaches ; elle est pour celui-ci comme la branche chargée de fruits. C’est ainsi que ton pouvoir, ô Indra, et ton secours, est acquis au serviteur qui me ressemble. Mais aussi l’hymne et le chant qui plaisent à Indra doivent être préparés ; le soma doit être versé[3].

On peut caractériser d’un mot cette religion ; c’est une religion sacerdotale. Il est vrai qu’au temps du Rig-Véda les castes n’existaient pas, et on était loin encore du brahmanisme ; mais la suprématie des prêtres se préparait par l’importance des rites sacrés. Les hymnes parlent de la prière et du soma comme ayant en eux toute vertu. Puisque les dieux ne font rien sans le sacrifice, et que rien ne se fait sans les dieux, ils lui doivent en quelque sorte leur divinité et leur être, et le monde son existence. Il n’est pas étonnant que le soma lui-même devienne un dieu, et que beaucoup d’hymnes lui soient adressés. Dans les parties plus récentes du Rig-Véda ; on trouve un hymne exprès en l’honneur du dévot qui fait des présents aux prêtres ; et dans tout ce recueil un grand nombre de pièces célèbrent ces présents avec emphase. On voit dans quelques-uns de ces chants que déjà il s’établissait sur les choses religieuses des traditions, dont les prêtres étaient dépositaires. Enfin la collection générale des hymnes, le Rig-Véda, est devenu livre sacré dans l’Inde, comme l’Avesta chez les Perses, comme la Bible chez les Juifs.

J’abandonne ici l’Inde, car l’Inde brahmanique n’est plus de mon sujet ; je n’ai cherché dans le Véda que les origines religieuses communes à la fois à l’Inde et à la Grèce. Je reviens aux Grecs et à Homère, et je ne trouve plus ni traditions sacerdotales ni livre saint : la religion de la Grèce est laïque. C’est que dès l’origine cette terre a été une terre de liberté. Les chants du Rig-Véda, toujours enfermés dans l’enceinte sacrée où l’office divin s’accomplit, s’échappent bien rarement vers le dehors, et ne nous laissent guère apercevoir d’autres intérêts ni d’autres pensées. On y entrevoit seulement de temps en temps, au fond du tableau, des rois et des armées ; rien de plus, pas un conseil, pas un cri public, rien du mouvement d’une cité, rien de ce qui fait la vie d’un peuple. Dans la Grèce d’Homère, ce que nous appelons la république est déjà partout, avec des rois ; de même l’esprit laïque y est aussi partout, avec des prêtres. C’est là ce qui a décidé de l’avenir religieux du monde. Ni la révolution chrétienne, ni les autres révolutions spirituelles qui l’ont précédée et préparée, n’auraient pu se faire sur un sol où un sacerdoce aurait été enraciné, ni au milieu d’hommes dont la pensée aurait été enchaînée à un texte prétendu divin.

Les dieux grecs étaient à l’origine, comme ceux de l’Inde, les personnifications de la nature ; mais ils se sont humanisés. Ils en sont diminués, en un sens, mais en un autre ils ont grandi ; ainsi que l’homme lui-même, comme être moral, est à la fois plus petit et plus grand que la nature. Ils ont maintenant une conscience, capable du bien et du mal ; il est vrai qu’ils n’usent pas toujours pour le mieux de leur liberté dans les poèmes d’Homère. Ces poèmes ne sont plus des chants sacrés, mais des récits faits pour charmer les loisirs et les fêtes des profanes. Les dieux y oublient donc souvent leur grandeur, mais quand ils la retrouvent, elle prend un caractère tout nouveau ; et la foi d’Homère, dans ce qu’elle a de sérieux, est déjà une religion qui raisonne. Les dieux sont encore avides de la chair des victimes et de la fumée des sacrifices, puisqu’ils ont des prêtres. Platon l’a reproché à Homère à propos d’un passage célèbre ; mais pourtant ce passage ne méritait-il que les sévérités de Platon ?

Allons, Achille, dompte ta colère ; il ne faut pas que ton coeur soit inflexible ; les dieux mêmes se laissent toucher, qui sont plus grands, plus forts et plus puissants que toi. Tous les jours, avec des sacrifices et des offrandes, avec les libations ou la graisse des victimes, les hommes les apaisent en les suppliant, quand ils ont commis quelque faute. Car le grand Jupiter a des filles, les Prières, qui sont boiteuses, ridées, toujours les yeux baissés ; elles marchent lentement derrière l’Injure. Celle-ci est vigoureuse et agile, et toujours elle est bien loin en avant ; elle court par toute la terre, faisant le mal, et elles viennent ensuite pour le guérir. Celui qui honore, quand elles se présentent, les filles de Jupiter, elles le récompensent et écoutent aussi ses vœux. Mais si quelqu’un les repousse et leur oppose un dur refus, à leur tour elles vont prier Jupiter d’envoyer après lui l’Injure pour le maltraiter et le punir.

Zeus ou Jupiter, l’Indra hellénique, qui s’appelle dans Homère le père des dieux et des hommes, est véritable, ment un dieu suprême, ou plutôt un dieu à part, celui que la langue religieuse des modernes nomme simplement Dieu. Il préside au gouvernement du monde, à tout ordre et à toute loi. C’est lui qui fait l’autorité des rois et qui maintient on qui détruit leur puissance.

Des plus fermes États la chute épouvantable,

Quand il veut, n’est qu’an leu de sa main redoutable

ces vers, par lesquels Racine exalte la grandeur du dieu des Juifs, sont traduits d’Homère. C’est en sa présence et en invoquant son nom qu’on fait les traités : on compte qu’il punira les parjures. Il est le dieu de l’hospitalité, et il en fait respecter les droits ; les suppliants aussi sont sacrés. C’est Zeus encore, ou un autre lui-même, le Zeus souterrain, qui accueille et qui ratifie les malédictions des pères offensés. Zeus est le dieu aux conseils impérissables, et dont toute parole doit être accomplie.

A mesure qu’on s’est fait des dieux une idée qui les rapprochait des hommes, et surtout à mesure qu’on les a considérés comme des intelligences et non pas seulement comme des forces, on a dû concevoir la pensée de s’adresser à eux, là où la sagesse humaine était trop courte, et de leur demander des conseils et des lumières. De là les oracles, et plues généralement les présages, signes divers de leurs volontés, qui paraissent déjà de tous côtés dans Homère. Mais déjà aussi dans l’Iliade on trouve une réclamation éloquente contre cette grande superstition, qui devait régner si longtemps sur l’humanité. C’est la belle protestation d’Hector ; Le plus sûr des présages, est qu’il faut détendre son pays. Hector, sans doute, n’est pas un libre penseur dans ce passage ; il ne nie pas les présages, il les interprète, et c’est seulement pour les bien interpréter qu’il s’aide du sentiment qu’il trouve en lui-même. Ce vers fameux n’en contient pas moins en germe ce que les penseurs diront plus tard : que la vraie voix d’en haut, le vrai oracle, est celui de la conscience.

II n’y a pas d’ailleurs un de ces personnages homériques qui n’ait l’accent religieux, Achille aussi bien qu’Hector ; ils sont des espèces de pontifes. Ce farouche Achille a appris les arts des Muses : quand les envoyés des Grecs viennent l’implorer sous sa tente, ils le trouvent qui charme ses loisirs en chantant sur sa lyre les héros d’avant lui. Lorsque les céryces ou messagers publics viennent lui enlever Briséis de la part d’Agamemnon, il les reçoit avec respect : Salut, leur dit-il, envoyés des dieux et des hommes. Au moment où il se résigne à laisser son cher Patrocle combattre à sa place et avec ses armes, il adresse pour lui au dieu de son pays, au Zeus ou Jupiter de Dodone, la plus solennelle prière. Il y a là des vers qu’il faut relever : Puissant Jupiter, dieu des Pélasges, qui habites loin d’ici dans la glaciale Dodone, où habitent aussi près de toi les Selles, tes interprètes, qui couchent à terre et dont l’eau ne lave jamais les pieds.

Ces Selles touchent aux brahmes d’un côté et aux moines de l’autre ; ils nous font entrevoir l’Orient à travers la Grèce à une époque où elle semble en être détachée. Mais ce qui me frappe surtout, c’est combien cette image austère tranche sur la couleur habituelle de l’œuvre homérique. Sans ce vers unique, où serait l’ascétisme dans ces poèmes ? et comme nous serions tentés de dire que le monde qu’ils nous peignent ne l’a pas connu ! ce monde où tout est bruit et éclat, où tout a un air de fête, jusqu’à la mort même. C’est pourtant comme si on ne voulait pas croire, en lisant Froissart, qu’au même temps où il écrivait ses brillants contes, d’autres composaient ou continuaient l’Imitation.

L’Odyssée est, sinon plus morale que l’Iliade, du moins encore plus moralisante ; soit parce qu’elle est l’œuvre d’un autre poète, de date plus récente, suivant une opinion autorisée par les anciens mêmes, soit parce qu’elle est remplie des scènes de la paix et de la vie du dedans, et qu’elle a pour thème les aventures d’un sage digne de tout l’intérêt des dieux, qui le conduisent comme par la main. Elle présente en effet ces dieux, d’une manière encore plus marquée que l’Iliade, comme les garants de la justice, les patrons du faible et du malheureux. C’est là que nous lisons ce grand mot, que les hôtes et les pauvres qui mendient sont envoyés par Jupiter. Dans le sentiment avec lequel on les accueille, se mêlent le respect du dieu et la charité pour l’homme ; ce sont les propres mots du vieil Eumée. Une plus haute parole encore est celle-ci, que le misérable qui demande du secours est respectable aux dieux mêmes. Les morts sont aussi des faibles, qu’il faut respecter. Non seulement on ne doit pas leur envier la sépulture, mais il est impie de les insulter, même coupables. Ce n’est pas assez que les pauvres aient pour les protéger des dieux et des Erinnyes vengeresses, quelquefois les Immortels, sous la figure de malheureux errante, parcourent les villes pour éprouver la bonté ou la méchanceté des hommes, et ce misérable qu’ont repousse cache peut-être un dieu. Comment, en lisant ces vers, ne pas penser au verset de l’Évangile : J’avais faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’avais soif et vous ne m’avez pas donné à boire ?[4]

Il n’y a pas de meilleure leçon de justice et de bonté pour l’esprit et le cœur bien faits que l’expérience et l’intelligence de la faiblesse humaine ; ces deux sentiments sont étroitement associés par le poète : La terre ne nourrit rien de plus faible que l’homme parmi tout ce qui respire et se traîne à sa surface ; il ne s’imagine pas qu’il doive y avoir jamais de mal pour lui tant que les dieux lui conservent la force et que ses membres sont pleins de vie ; mais quand les Immortels ont amené sur lai les misères, il faut qu’il les supporte toutes pénibles qu’elles soient, car l’âme des pauvres mortels change de pensée suivant le jour que leur apporte le père des hommes et des dieux. Ainsi moi-même je semblais autrefois devoir être heureux parmi les hommes, et j’ai fait bien des fautes, obéissant à la violence qui m’emportait... Que tout homme donc se garde d’être injuste et jouisse en paix des présents que lui font les dieux. Et ailleurs encore : Les hommes sont des êtres d’un moment ; l’orgueil ne leur sied donc pas, ni la méchanceté. Qu’ils tâchent plutôt de laisser après eux une bonne mémoire.

Par-dessus toutes les pensées religieuses particulières, on peut dire que dans Homère (j’embrasse sous ce nom les deux poèmes) domine la religion, un mot que la langue d’alors, naïve et toute sensible, ne possède pas dans sa généralité abstraite, mais le sentiment que ce mot exprime n’en était pas moins puissant : Notre Rollin lui-même n’a pas craint d’unir dans ce mot Christianisme et Paganisme. Il était janséniste, et comme tel il aurait pu être injuste envers la vertu et la piété païennes ; mais en même temps, nul n’était plus instruit de l’antiquité, du moins de l’antiquité classique ; il la savait par cœur et ne pouvait méconnaître le fleuve à sa source. Il s’en faut bien que la religion d’Homère soit dans son fond une superstition, c’est-à-dire ce que nous peint Lucrèce, un fantôme pesant du dehors sur la terre, une tyrannie imposée on ne sait d’où à la raison et à la conscience ; elle sort au contraire de la conscience même, et elle lui donne son expression et sa force. Elle est le signe du sentiment de l’humanité : A quels mortels est-ce qu’appartient cette terre ? Sont-ce des sauvages, qui ne connaissent que la violence et ignorent la justice, ou des hommes hospitaliers et qui ont dans l’esprit le respect des dieux ? Et ailleurs, pour peindre une région déserte : Il n’y a pas de ville aux alentours où des hommes sacrifient aux dieux. Enfin le poète a tout dit sur les Cyclopes en les dénonçant comme une race qui ne se soucie pas des dieux.

Dans le cercle même des peuples civilisés, la Grèce, au temps d’Homère, se distingue déjà du reste du monde par un trait bien remarquable, témoignage éclatant de moralité et de liberté, et dont elle s’est vantée justement. C’est qu’un Grec n’avait qu’une femme en mariage.

L’esclavage existe, mais il a suggéré au poète de l’Odyssée un mot qu’il faut remarquer. Le roi d’Ithaque, à peine de retour dans sa maison, y aperçoit du désordre. C’est, dit Eumée, que les serviteurs ne se soucient pas de faire leur devoir quand les maîtres ne sont plus là pour les contenir. Car les dieux ont ôté à un homme la moitié de sa vertu, le jour où il a été saisi par l’esclavage. C’est une parole dure, et qui semble accabler l’esclave, mais ne sent-on pas qu’elle contient la condamnation de l’esclavage même ? Elle n’est pas seulement le cri d’une âme libre, elle est celui d’une conscience que le fait de la servitude inquiétera tôt ou tard, et la noble race qui tient ce langage doit être conduite par le respect de la vertu au respect de la liberté.

Mais il n’y a rien dans les poèmes homériques de plus remarquable pour ce que je cherche que le passage célèbre de l’Odyssée où le vieux Nestor raconte à Télémaque comment Clytemnestre a été entraînée par Égisthe dans l’adultère. Pendant longtemps, dit-il, elle se refusa à cette honte, car elle avait de bons sentiments. Et il y avait près d’elle un chanteur, que le fils d’Atrée, partant pour Troie, avait chargé de veiller sur elfe. Mais, par l’ordre d’Égisthe, le chanteur fut jeté dans une île déserte pour y mourir, et alors elle se livra elle-même. — Ainsi ces chanteurs ou poètes, qui célébraient les dieux et qui avaient un caractère religieux, par cela même y joignaient un caractère moral. Ils étaient, dans l’intérieur des maisons, des directeurs de conscience ; à plus forte raison, ils devaient être au dehors de véritables prédicateurs. On verra que longtemps après Homère, les poètes distribuaient encore en Grèce la parole de vie. Et les poèmes homériques faisaient le fond même de l’éducation morale et religieuse des Grecs.

Disons-nous bien en effet que le sentiment religieux dans Homère, le sentiment chrétien, si on veut l’appeler ainsi, n’est pas enfermé dans quelques maximes ou discours qu’on peut détacher comme je l’ai fait ; il est répandu dans toute cette poésie, ou plutôt dans toute la vie morale de ce temps. Et c’est cette vie morale dans son ensemble qu’il faut chercher avant tout dans la lecture de l’Iliade et de l’Odyssée. Dès les premiers regards qu’on jette sur ces poèmes éclatants et charmants, on voit une race de la nature la plus riche, qui a toutes les habiletés de l’esprit et du corps, qui est pleine de mouvement et d’expansion, et toujours prête pour les expéditions et pour les voyages ; dont la poésie contient en germe, dans ses qualités pittoresques, musicales ou dramatiques, tous les arts à la fois, et le théâtre qui les a rassemblés tous ; mais surtout qui possède une faculté incomparable de raisonner et d’émouvoir, et traduit la fécondité de ses pensées par la langue la plus abondante et la plus déliée : de sorte qu’elle se montre douée pour parler comme pour agir, et vraiment appelée à être l’institutrice des autres hommes. A ce premier aspect, on sent que ce peuple conduira l’humanité dans ses voies et qu’il sera I’organe de l’esprit. On voit clairement que s’il arrive qu’il reçoive quelque chose d’ailleurs, par le hasard des circonstances, il rendra bien plus qu’il n’aura reçu, et saura faire beaucoup avec peu. Par exemple, ce sont les Phéniciens qui ont donné aux Grecs l’écriture, mais ce sont les Grecs qui ont écrit.

Relisez dans l’Iliade les adieux d’Andromaque et d’Hector ; revoyez le mari grave et tendre, protestant qu’il sera enfoui sous terre avant que sa femme ait à pousser un cri sous l’outrage, soulevant son enfant vers le ciel, demandant aux dieux qu’il devienne le défenseur des siens et qu’il vaille encore mieux que son père, puis le rendant à sa mère qui sourit un moment dans ses larmes, mais qui s’en retourne pensive, et fait déjà le deuil dans son coeur de l’homme qui a été tout pour elle. Cherchez dans la Bible ou ailleurs une pareille scène, et d’un tel effet moral. Car on ne peut la comparer à cette sainte Famille incompréhensible, où il n’y a ni mari ni père, où la mère enfante sans avoir aimé, et sans doute aussi sans avoir souffert ; pour qui, enfin, ni la vie ni la mort ne sont choses sérieuses, puisqu’elle est en dehors de la condition humaine. Puis rappelez-vous encore le vieux roi des Troyens et sa vieille épouse, même cette faible et charmante Hélène, si humble sous le poids de sa faute, qui trouve Hector si délicatement indulgent et Priam si paternel. Le terrible Achille n’est pas moins touchant ni moins humain que ses victimes. Au moment même où il repousse la prière de Phénix, on le sent ému et attendri envers l’homme qui a soigné son enfance. Mais quel tableau, quand il rend le corps d’Hector à Priam, qui est venu baiser sa main meurtrière ! Il considère, en le voyant devant lui, ce que sont les hommes, tous condamnés à souffrir les uns par les autres, et ils se mettent à pleurer ensemble, l’un sur son Patrocle, l’autre sur son Hector. De même dans l’Odyssée, autour du héros lui-même, Odyssée ou Ulysse, à l’indomptable patience, il y a Pénélope, Eumée, Laërte, Anticlée, Arété, la femme du roi Alcinoos ; tous les pieux sentiments, toutes les vertus sont attachés à ces personnages. Dans l’un comme dans l’autre poème, la leçon morale sort à chaque instant d’un incident, d’un cri qui échappe. Allons, camarade, meurs à ton tour ? qu’as-tu à te lamenter ainsi ? Patrocle est bien mort, qui valait beaucoup mieux que toi. Bien des voix ont répété ces paroles, si propres à nous rendre convaincus de notre néant, comme dit Bossuet, et de l’égalité de tous dans la mort, et à nous faire regarder celle-ci en face, s’il est possible. Les poèmes d’Homère sont le livre saint de la Grèce, et vraiment dignes de ce nom, puisqu’ils émeuvent l’âme sans la troubler ni l’abattre et la conduisent sans la contraindre, puisque les dieux n’y font jamais obstacle à l’humanité, à la nature, à la liberté. Le poète y a exprimé tout ce que la connaissance de la vie, je dis la vie dans toute sa variété, son mouvement et son énergie, contient de leçons ou d’inspirations. L’adolescence de la Grèce, c’est-à-dire du genre humain (puisque l’histoire de la Grèce doit être si longtemps toute l’histoire), s’y réfléchit dans une langue merveilleuse qui nous la renvoie avec des couleurs ineffaçables. On frémit de penser que l’Iliade et l’Odyssée auraient pu se perdre comme tant d’autres choses ; que ce reflet magique de la civilisation naissante pourrait être évanoui, et que nous serions réduits à la deviner à la lueur qui en reste sur la littérature des âges suivants. Il faut m’arrêter, et me détacher de ce spectacle ; mais tandis que je l’ai sous les yeux, je ne puis m’empêcher de prendre en pitié ceux qui le regardent sans le comprendre, et qui s’imaginent que le monde, éclairé et enivré de cette lumière, était dans la nuit et avait besoin d’un flambeau.

Hésiode, dont le nom se place de lui-même à la suite de celui d’Homère, n’offre rien de bien intéressant pour l’étude des sentiments chrétiens. Je n’oublierai pourtant pas ce vers du poème des Travaux :

L’œil de Jupiter qui voit tout et qui saisit tout :

ni ceux où il nous montre : la Pudeur et la Justice, enveloppées de vêtements blancs, qui se retirent de la terre vers l’Olympe, abandonnant les hommes, et retournant parmi les dieux, — ni ceux qui nous font entendre : le cri de la Justice, chassée par les juges mangeurs de présents qui rendent des arrêts iniques. Elle se promène en gémissant à travers la cité ; elle est couverte d’un nuage, elle apporte le malheur pour ceux qui l’ont repoussée et qui n’ont pas jugé selon le droit.

Mais les livres d’Hésiode présentent cet intérêt particulier, de nous avoir conservé le dépôt de certaines traditions sacrées. Nous y trouvons celle d’un âge primitif de bonheur et d’innocence, ou âge d’or, et celle qui veut que le mal ait été introduit dans le monde par la femme. Cette première créature humaine est pétrie avec de la terre, comme l’Adam de la Genèse. Hésiode nous montre l’air peuplé d’une multitude d’êtres surnaturels, chargés de faire la police des actions des hommes. Il nous raconte les combats livrés aux dieux, dont les ennemis sont précipites au fond du Tartare. Tout cela s’appelle chrétien aujourd’hui, sous une autre forme. L’âge d’or est notre paradis terrestre, Pandore notre lave, les Titans nos anges déchus, etc. Ni Hésiode n’a pris ces choses aux Juifs, ni les Juifs à Hésiode et à la Grèce. Mais les uns et les autres ont puisé aux mêmes sources orientales. Pour n’indiquer ici que ce qui se rapporte plus directement à Hésiode, on trouve dans les grands poèmes de l’Inde la doctrine des quatre âges ou yougas, et la titanomachie. Chez nous, c’est le paradis perdu et la révolte des anges. Le jeu du hasard a fait de ces fables d’Asie autant d’articles de foi qui règnent encore sur l’Occident, tandis qu’une foule d’hommes qui les acceptent avec soumission, croient et répètent que le Christianisme a détruit la mythologie.

Voilà donc répandue déjà, à côté d’une morale souvent chrétienne, une partie aussi du dogme chrétien. Si maintenant on considère que la Grèce a encore devant elle neuf siècles peut-être pour atteindre à l’époque du Christianisme, on ne trouvera pas que la route qui lui reste à faire soit hors de proportion avec le temps qui lui est donné.

 

Ici s’ouvre devant nous une grande lacune. Jusqu’au VIe siècle avant notre ère, l’histoire est à peu près vide, et l’histoire littéraire plus vide encore. Nous ne savons rien de l’esprit grec durant ce temps ; et, pendant un siècle encore au delà, nous en saurons bien peu de chose. Il faut être résigné à ces mécomptes quand on étudie l’antiquité ; nous en trouverons de pareils dans dès époques bien mieux éclairées en apparence. Les monuments font souvent défaut : et là même où il reste par hasard un monument, que nous lisons avec avidité, combien il nous représente imparfaitement le temps que nous jugeons d’après ce débris ! Il faut savoir lire quelquefois au delà des textes, on du moins comprendre que ce que nous lisons n’est pas tout ; et ne pas s’imaginer légèrement que, dans ces grands blancs que l’histoire de la littérature et de la pensée nous présente, l’esprit humain n’avait rien tracé.

Pendant ces temps obscurs, l’écriture, qui semble avoir été inconnue d’Homère, s’était établie et répandue ; les jeux olympiques avaient consacré la fraternité de toutes les cités qui composaient le corps hellénique, par une sorte de communion périodique de leurs peuples ; Athènes et Sparte, ces deux pôles de la vie historique de la Grèce, avaient pris leur place ; enfin de tous côtés s’étaient propagées des colonies, qui portèrent bientôt sur tous les points de la terre connue, ou du moins sur toutes les côtes, la langue et l’esprit des Grecs. Dès cette époque, la Grèce ne put guète avoir une pensée qui ne fût un profit du genre humain tout entier. Les conditions de son existence lui faisaient d’ailleurs à elle-même la plus féconde des éducations. Divisée en une multitude de petites républiques dont chacune avait sa fortune, une fortune sujette, par leur petitesse même, à mille accidents, on y éprouvait ou on y apprenait à chaque instant toute espèce d’aventures et de révolutions imaginables. Et la liberté, surtout la liberté d’esprit, se dégageait tout naturellement de cette diversité infinie. Outre que nulle part un pouvoir permanent et immobile rie pesait sur la pensée, elle échappait d’ailleurs bien vite, en changeant de lieu, à une servitude accidentelle. Aussi jamais race humaine n’a mis plus à profit l’espace et le temps ; jamais aucune n’a plus vécu dans des limites données, et, par conséquent, plus pensé et plus senti.

Il faut passer jusqu’au VIIe siècle avant notre ère pour trouver le nom d’Archiloque, un nom presque aussi grand que celui d’Homère, mais qui reste seul ; la poésie qui l’avait illustré est perdue. De rares et courts fragments sont tout ce qui en subsiste, et suffisent pour témoigner combien l’esprit grec s’était mari pendant ces temps, dont l’histoire est pour nous si vide. Ils sont tous pénétrés de ce qui s’appellera plus tard l’esprit stoïque ; ils disent à peu près :

Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.

Je recueillerai encore cette invocation, où Zeus n’est certainement pas -un dieu comme un autre :

Zeus, père suprême, tu règnes du haut du ciel ; mais de là tu portes les yeux sur tout ce que les hommes commettent d’actions iniques et impies ; et jusque chez les bêtes, tu prends souci du juste et de l’injuste. Voilà ce qui représente pour nous la morale religieuse d’un siècle entier. Mais quand le siècle suivant s’ouvrit, la science de la pensée était née.

Le sixième siècle avant notre ère est celui des premiers penseurs ; c’est celui de Pythagore, et celui aussi des Orphiques. C’est à l’entrée même du siècle qu’une terreur sacrée s’étant emparée d’Athènes, à la suite des guerres civiles et des attentats qu’elles avaient produits, elle appela à son secours le Crétois Épiménide, dont Plutarque, dans la Vie de Solon, nous parle ainsi : C’était un homme aimé des dieux, consommé dans la science des possessions et des opérations divines. Ceux d’alors le disaient le fils d’une nymphe et l’appelaient le nouveau Curète. Les Curètes étaient des personnages surnaturels des temps antiques, compagnons de Zeus comme les Satyres le sont de Dionysos. Il ajoute que ses supplications, ses purifications, ses fondations, exorcisèrent et sanctifièrent la ville et y ramenèrent la justice et la concorde. Cette apparition, que nous entrevoyons à peine, nous permet de deviner la crise que les âmes traversaient alors. En cette occasion, on demanda le salut à la Crète, placée sur le chemin de l’Asie ; d’autres fois sans doute on le chercha jusque dans l’Asie même. L’Asie à cette date était de son côté travaillée par des révolutions dont les colonies grecques qui en couvraient les rivages ressentaient le contrecoup. Il semble que les religions de l’Orient aient fermenté sous l’influence des événements, et qu’en bouillonnant elles aient débordé sur la Grèce.

L’Asie a-t-elle été pour quelque chose dans la naissance de la science ? Celle-ci est, née chez les Ioniens. Thalès de Milet, le premier grand nom de la Grèce dans l’ordre scientifique, était Phénicien d’origine. Il avait peut-être en lui quelque chose du génie phénicien ; mais il n’avait rien, ce semble, de ce qu’on appelle l’esprit oriental. On n’aperçoit dans ce qu’on nous rapporte de Thalès, d’Anaximandre ou d’Anaximène, aucune trace d’imagination mystique. Ils connaissaient les causes des éclipses, et on nous assure qu’ils les annonçaient à l’avance ; ils comprenaient donc que la lune n’a qu’une lumière réfléchie. Ils montraient que le ciel n’est plus suspendu comme une voûte au-dessus de la terre, mais qu’il l’enveloppe. Ils enseignaient à tracer une carte géographique, à construire une sphère ou un gnomon.

Phérécyde de Syros est le premier qui ait enseigné une théologie, le premier qui ait écrit en Grèce sur la nature et sur les dieux. Celui-là avait-il puisé sa sagesse dans les traditions sacrées de la Phénicie, comme les Pères grecs nous le disent ? Nous ne savons[5] ; tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il se rencontre avec les sages de l’Orient dans l’idée d’une source supérieure et inépuisable de la vie d’où toutes les existences découlent. Aristote dit, en parlant de l’âme, ou principe de la vie : Quelques-uns croient qu’elle est répandu dans le tout, et c’est pourquoi sans doute Thalès a pensé que tout est plein de dieux. Il disait des dieux, comme un moderne aurait dit des forces. La force ou la vie ne meurt pas, ainsi entendue ; elle demeure après même que telle organisation où elle est en jeu est dissoute ; c’est probablement en ce sens que Phérécyde de Syros, qu’on croit avoir été le maître de Pythagore, professa le premier, dit-on, que les âmes sont éternelles. Mais les témoignages des anciens sont unanimes pour rapporter aux inspirations de l’Orient la doctrine appelée du nom de Pythagore.

Rien de plus illustre que ce nom ; rien de moins connu que l’homme lui-même. Ce fut un grand réformateur, et un réformateur religieux ; il rapporta du commerce de l’Orient un esprit de foi et d’enthousiasme qu’il associa à l’esprit scientifique et géométrique : c est à peu près tout ce que nous savons de lui. Il n’avait pas laissé de livre, et il n’a pas eu, comme. Socrate, un Xénophon et un Platon pour rendre témoignage de sa vie et de ses idées. On reconnaît qu’il avait, comme les autres penseurs de l’Ionie, un sentiment profond des lois du monde et de la vie qui y circule. Il reproduisit avec éclat l’idée de la perpétuité des âmes, sous une forme empruntée à la vive imagination de d’Orient. Il disait, et aucune doctrine n’a eu plus de retentissement dans le mande, que par la mort les âmes ne font que changer de conditions d’existence, animant successivement différents corps, ceux des bêtes aussi bien que ceux des hommes ; c’est ce qu’on a appelé la métempsychose (ou transanimation).On la retrouve à la fois dans l’Inde et dans l’Égypte. Aucune idée n’a été plus travestie dans des temps postérieurs et n’a contribué davantage à faire de Pythagore un personnage placé en dehors de la nature comme du bon sens. Le véritable Pythagore n’avait fait, je crois, que parler la langue des images, qui était celle de son siècle ; il lui est arrivé la même chose qu’à Platon ; on a abusé contre lui et contre la raison de sa poésie. Xénophane, son contemporain, racontait dans ses vers qu’en voyant maltraiter un chien, Pythagore en eut pitié et qu’il dit : Assez, ne le bats pas, car il y a là l’âme d’un homme, d’un ami que j’ai reconnu à son cri. Si on accepte comme authentique cet unique fragment de ce qu’on pourrait appeler l’évangile de Pythagore, il n’est pas bien clair qu’un tel propos soit un acte de foi, mais il est sûr que c’est un acte de charité pour l’être qui souffre. Pythagore entendait dire que la vie est partout et que partout elle doit être traitée religieusement.

Le grand titre de Pythagore auprès de celui qui étudie les croyances humaines, c’est qu’il soit sorti de lui une Église. C’est la première fois que j’emploie ce mot, mais il reviendra souvent sous ma plume. L’antiquité n’a pas attendu le Christ pour connaître la chose que ce mot d’Église signifie, une association d’âmes réunies, non seulement dans une même foi, mais dans une même vie extérieure. Fondée en Italie, l’Église pythagorique n’a pas tardé à étendre son empire, et elle l’a conservé longtemps. Trois caractères la recommandaient : une théologie élevée et mystique, une morale sévère et ascétique, un grand esprit de fraternité.

Il est vrai qu’il arriva, par le cours des temps, que bien des éléments se trouvèrent confondus dans les doctrines ou les habitudes de cette Église de Pythagore. Cependant elle a gardé son nom, et quelques inspirations qu’elle ait pu recevoir d’ailleurs, l’enseignement du maître n’a pas dû y être plus altéré que celui de Socrate dans telle conception platonique, ou celui des Évangiles dans la théologie des Pères. Les Pythagoristes ont donné l’exemple de la foi ; la parole du maître leur était sacrée. Leur formule : C’est lui qui l’a dit, est restée célèbre ; on a même écrit sur ce mot une dissertation intitulée : L’autos epha des Pythagoristes comparé avec l’autos epha des chrétiens. Platon a écrit que leur manière de vivre les mettait à part du reste des hommes. Une de leurs habitudes était de chanter ce qu’on pourrait appeler des cantiques, pour se récréer et s’édifier à la fois. Rien de plus imposant que leur silence, admiré même par Isocrate, le maître des parleurs. On raconte enfin qu’ils mettaient leurs biens en commun, et que leurs écoles étaient ainsi de véritables couvents. Une des particularités les plus remarquables de l’Église pythagorique est la place qu’elle faisait. aux femmes. On racontait que Pythagore à Crotone, comme Savonarole à Florence, avait déterminé les femmes à dépouiller toute parure et à consacrer leurs bijoux aux dieux. Il y avait des catéchismes pour les femmes et d’autres pour les enfants. On nommait plusieurs femmes parmi les personnages illustres de la secte, et il est venu jusqu’à nous des fragments sous le nom de quelques-unes.

La doctrine de Pythagore aurait une note fâcheuse clans l’histoire, s’il fallait croire que son esprit ait été un esprit d’aristocratie et de caste, contraire à l’égalité et aux droits de tous. Mais l’histoire, sur ce point, doit être contrôlée et interprétée. Il est vrai que dans l’Italie grecque, où Pythagore avait établi son école, et où la secte s’était rendue d’abord maîtresse des esprits et des affaires, il y eut un retour terrible ; la foule se souleva contre les Pythagoristes, on mit le feu à leurs écoles, les premiers citoyens de chaque cité furent mis à mort (c’est Polybe qui parle ainsi), et tout le pays fut en proie à l’anarchie et aux violences. Le personnage de la comédie d’Aristophane qui se met en devoir de brûler Socrate dans son pensoir avec ses disciples, ne fait que ce qu’on avait fait à Crotone. Mais en admettant que les Pythagoristes aient eu contre eux le parti populaire, il ne faut pas oublier que, dans les cités antiques, ce qu’on appelle le peuple n’est que la populace privilégiée d’une ville maîtresse, qui tient sous le joug des esclaves au dedans et des sujets au dehors, et que c’est souvent ce peuple qui fait la guerre à la justice. Nous ignorons trop la Grèce d’alors, et surtout la Grèce italienne, pour savoir au juste ce que Pythagore avait fait. Mais on nous dit qu’il avait transformé Crotone et l’Italie, qu’il avait accompli une révolution considérable par la seule puissance de sa parole et de ses doctrines ; enfin qu’il passionnait les esprits jus qu’à l’enthousiasme. Tout cela n’est pas aristocratique, car les aristocraties sont vouées à lai tradition et à l’immobilité. S’il fut accusé de prétendre à la tyrannie, c’est précisément ce que les aristocrates imputent aux hommes aimés de la foule. Ses appels à l’imagination, ses élans d’amour, sont encore des traits d’un homme populaire. Plus tard il a pu arriver que l’esprit sacerdotal, venu d’ailleurs, ait altéré sa doctrine comme il altère tout ce qu’il touche ; que l’école soit ainsi devenue impopulaire en vieillissant, et qu’alors elle ait disparu, n’étant protégée, remarquons-le, contre la liberté de l’esprit humain par rien de ce qui protège une religion proprement dite. Quoi qu’il en soit, elle a assez vécu, et avec assez d’éclat, pour qu’on donne à l’homme qui a laissé de telles traces après lui une place à part dans l’histoire religieuse de l’antiquité. Justin, le Père de l’Église, regardait Socrate comme un précurseur du Christ ; Pythagore, avant Socrate, avait droit à être salué de ce titre, et sa parole a eu aussi le caractère et la puissance d’une révélation.

L’idée pythagorique de la perpétuité de l’âme n’est pas précisément la même chose que la foi qui attend une autre vie avec ses récompenses et ses peines. Où et comment celle-ci a-t-elle commencé ? On ne la voit pas dans le Rig-Véda, on ne la trouve pas encore bien explicitement dans Homère, quoique l’Odyssée nous conduise au pays des morts. Croire simplement que quelque chose de nous survit à la mort n’est pas un dogme, mais un mouvement naturel de l’imagination. On a vu en songe l’ombre d’un mort, donc cette ombre est quelque part ; c’est à quoi se réduit l’existence des âmes dans le vieux poème. Parmi ces ombres, on rencontre des personnages mythologiques fameux, Tantale, Sisyphe, Titye, frappés de certains châtiments extraordinaires ; c’est une destinée à part, une vengeance que les dieux ont prise de leurs ennemis. Ailleurs, il est parlé dans l’Odyssée (et dans Hésiode) des champs Élysies, placés aux confins du monde, où les héros aimés des dieux sont transportés par eux vivants encore pour ne connaître jamais la mort. Mais nulle part il n’est question d’un jugement des âmes, qui leur assigne des récompenses ou des peines, dans des lieux de plaisirs ou de supplices, suivant la manière dont ils ont vécu sur la terre. Un vers seulement, unique dans l’Iliade et l’Odyssée tout entière, paraît supposer cette croyance. Parmi les dieux appelés à être garants d’un traité, on invoque les deux divinités (elles ne sont pas nommées) qui punissent jusque chez les morts celui qui s’est parjuré. Il est à remarquer qu’après la prière où ce vers se trouve, qui est celle du chef de l’armée, la foule prie à son tour, et qu’elle n’appelle sur la tète des parjures que des peines qui se rapportent à la vie terrestre : Que leur cervelle soit répandue à terre comme ce vin ; qu’il en soit ainsi de leurs enfants, et que leurs femmes soient livrées à d’autres ! C’est bien demander qu’ils soient punis même après leur mort, mais non en ce sens que cette justice doive s’exercer dans une seconde vie. La croyance nette et précise à cette seconde vie a pu se former par le seul travail de l’esprit, comme elle peut être venue d’une source étrangère ; mais il semble bien qu’elle s’est répandue et popularisée parles Mystères de la Déméter ou Cérès d’Eleusis.

On ne sait quand les Mystères ont commencé, mais il n’y en a pas trace dans Homère et Hésiode. L’Hymne à Déméter, d’une date qui est antique, mais qu’on ne peut préciser, nous en présente la légende sous une forme bien voisine sans doute de la forme primitive. Je rappelle que cette légende figure le grand phénomène de la production du blé, nourriture de l’homme. Ce symbole d’une merveilleuse opération de la nature remonte sans doute aux plus vieux temps où on puisse aller chercher l’origine des mythologies. Une idée morale s’associa aisément à cette religion de la nature ; car le blé, c’est le passage d’une vie sauvage à une vie meilleure. Avec le blé, Déméter avait donné aux hommes les moeurs et les lois. Et les Athéniens se flattaient que c’était sur le sol même de l’Attique que la déesse avait apporté aux hommes tous ces bienfaits. Mais un pareil symbole portait, pour ainsi dire, avec lui une idée d’un autre ordre, et surnaturelle, celle du retour des morts à la vie. L’imagination se prit avidement à cette idée, et la fortune qu’elle fit grandit toujours jusqu’aux temps chrétiens. Paul, lui-même, prêchant la résurrection dans sa Lettre à ceux de Corinthe, emploie comme un argument cette image du blé qui sort d’un grain enfoui dans la terre.

Ce dogme n’est pas professé en termes exprès dans l’Hymne à Déméter, mais il était sans doute enveloppé dans les révélations que le passage suivant laisse entendre : Elle leur enseigne les secrets augustes qu’il n’est pas permis de laisser échapper, sur lesquels on ne peut ni interroger les autres, ni soi-même ouvrir la bouche, car la crainte des dieux la tient religieusement fermée. Heureux parmi les hommes, fils de la terre, celui qui a vu ces choses ! Ceux qui ont participé à ces mystères et ceux qui les ignorent n’ont pas une destinée semblable, même après la mort, dans le pays des ténèbres.

Dionysos ou Bacchos ne paraît pas dans l’Hymne à Déméter, et n’était pour rien sans doute dans la religion primitive des deux déesses d’Éleusis. C’est un dieu nouveau, au témoignage même des Grecs, dont le culte est venu de l’Asie assez tard, mais s’est très vite emparé des esprits. Il fat associé à la légende sacrée de Déméter et s’y fit sa place. Il se confondit insensiblement avec Iacchos, enfant divin allaité par la déesse, et qui avait un rôle dans ses Mystères. Dionysos ou Bacchos était pourtant moins imposant et moins vénérable. II avait d’ailleurs, tout à fait à part du culte des deux déesses, ses orgia, qui développaient des habitudes de fanatisme et de délire sacré, en emportant l’âme émue au delà des sentiments ordinaires.

Est-ce par lui-même, est-ce seulement comme associé des deux déesses que Bacchos était un dieu des enfers ? Il semble bien qu’il avait comme tel son histoire particulière. Il paraît d’ailleurs qu’il se mêlait à l’une et à l’autre légende des traditions venues d’une autre religion encore, celle de l’Égypte, car l’Égypte commençait à cette époque à être connue des Grecs. Cette religion avait ouvert à l’imagination un monde de la mort, où il y avait des lieux de supplice et des régions de bonheur et de joie ; un jugement des dieux réglait les destinées des âmes. On pouvait conjurer par des prières, des sacrifices, des expiations, les peines dont les fautes des hommes les menaçaient aux lieux d’en bas. Toutes ces croyances entrèrent dans la religion des Mystères.

C’est précisément dans la seconde partie du sixième siècle avant notre ère qu’on voit paraître une école de poésie mystique, dont les oeuvres se produisent sous les noms d’Orphée et de Musée, personnages d’une antiquité purement mythologique : c’est toujours l’instinct des religions de se rattacher au plus vieux passé. Aristote reconnaissait qu’Orphée n’avait pas existé ; et il en faut dire sans doute autant de Musée. Le nom de Musée n’est que le nom des Muses ; des orientalistes ont cru reconnaître dans celui d’Orphée le nom général des chantres sacrés des Védas. Ces poètes enseignaient, on le voit surtout dans Platon, l’immortalité  des âmes, les récompenses réservées aux bons dans une autre vie, et les punitions qui attendent les coupables ; ils indiquaient même des cérémonies et des sacrifices par lesquels on pouvait apaiser les dieux irrités, et effacer les péchés, soit des vivants, soit des morts. Ils révélaient aussi, à ce qu’il semble, sinon un seul Dieu, du moins un Dieu suprême, seul de son espèce, et existant par lui-même, principe, milieu et fin de toutes choses, et qui a engendré tous les êtres, hommes et animaux. Dans les derniers siècles de l’antiquité, au temps des Pères chrétiens, il y eut une renaissance orphique, comme une renaissance pythagorique, dont il ne faut pas être dupe : rien n’a moins d’authenticité que les prétendus monuments antiques qui parurent alors de tous côtés. Mais c’est peut-être à la véritable poésie orphique, à celle dont je viens de parler, qu’il faut demander compte de bien des idées ou philosophiques ou mystiques q,.i se montrent dans les écrivains de l’âge de Périclès et de l’âge suivant, et dont la source demeure ignorée.

En parlant d’une certaine pratique des prêtres égyptiens, Hérodote dit : Cela est d’accord avec les règles qu’on appelle orphiques ou bachiques, et qui sont réellement égyptiennes et pythagoriques. Quoi qu’on doive penser du jugement d’Hérodote, cette seule phrase témoigne assez de l’affinité des doctrines diverses désignées sous ces deux noms, ou du moins de la manière dont elles s’étaient rapprochées et mêlées au temps d’Hérodote.

Le sixième siècle avait aussi des poètes et des moralistes qui n’empruntaient rien au surnaturel. Leur morale s’exprimait encore en vers, car aucune sagesse ne parlait alors la langue de la prose, qui n’était pas faite. Elle ne date que de la fin même de ce siècle, l’écriture s’étant assez répandue et étant devenue d’un usage assez facile, pour qu’on pût se reposer sur elle de conserver la pensée, qui jusque-là n’avait pu être confiée qu’à la mémoire, et par conséquent au rythme. La poésie des moralistes est celle que les Grecs ont appelée gnomique ou sentencieuse. Plusieurs vers ou fragments de vers, attribués à des esprits supérieurs qu’on appelait du nom de sophes ou de sages, sont arrivés jusqu’à nous. Quelques-uns avaient été adoptés par la religion et gravés au mur des temples. On lisait dans celui de Delphes la formule fameuse, Connais-toi. On y avait inscrit encore : Rien de trop, et même cette réflexion judicieuse : Où est caution, misère n’est pas loin, qui ne semble pas faite d’abord pour être ainsi présentée au nom des dieux. Mais ne lit-on pas de même, dans un de nos livres sacrés (les Proverbes) : Celui qui répond pour l’étranger s’en trouvera mal ; celui qui se défend d’un engagement ne court pas de risques ? Pour apprendre utilement aux hommes le dévouement, il faut d’abord leur enseigner la prudence. On raconte qu’Hipparque, fils de Pisistrate, le même qui assura la conservation des poèmes d’Homère, et qui fit venir à Athènes Simonide et Anacréon, voulant répandre la sagesse jusque dans les campagnes, fit élever sur toutes les routes des hermès où étaient gravés des préceptes de ce genre : Marche dans la voie de la justice ; Ne trompe pas ton ami. De pareils commandements valaient ceux du Sinaï, quoique l’homme y parlât à l’homme simplement, sans éclairs et sans tonnerre.

Il nous reste en fait de poésie morale de beaux fragments de Solon, et surtout les moralités de Théognis de Mégare. Nous le connaissons mieux qu’aucun poète de ce temps, car nous avons de lui près de quinze cents vers ; mais ce n’est pas l’esprit religieux, comme on l’entend d’ordinaire, qui y domine. Il a recueilli surtout les leçons amères de l’expérience ; il est chagrin plutôt que touchant. Sa religion consiste principalement dans le sentiment d’une puissance divine qui dispose de tout, et dans celui de la faiblesse et de la misère de l’homme. Il dit comme Job qu’il vaudrait mieux ne pas naître ; et, quand une fois on est né, que le plus tôt qu’on peut mourir est le meilleur. Il lui arrive d’adresser à la Divinité de vives plaintes sur l’injustice avec laquelle elle répartit les biens et les maux sans regarder aux mérites ; et ces plaintes mêmes sont pieuses à leur manière, car pieux est l’amour de la justice, et pieuse aussi l’illusion qui essaye de réaliser cette justice, idéal de la conscience, dans un être supérieur qui se charge de ses intérêts. Il faut pourtant que l’humanité arrive à s’en dépouiller, et à ne plus compter, pour accomplir le bien et pour combattre le mal, sur une autre volonté ni une autre force que la sienne.

L’étonnement, selon le grand mot de Platon, est le principe de toute science. S’étonner de la conduite de Jupiter et lui en demander compte, c’était le commencement de l’émancipation religieuse. C’est pour satisfaire à cet étonnement inquiet que la science de Platon a fait tant d’efforts, ainsi que celle d’Aristote et des Stoïques. Dans cette préoccupation, une grande méprise de l’instinct de la justice, difficile à éviter quand la réflexion est faible encore, c’est de croire que la peine qui n’a pas atteint celui qu’on juge coupable n’est que reculée, et qu’elle l’atteindra dans ses enfants. Solon lui-même nourrissait son imagination de ce lieu commun dévot, et l’avait exprimé dans des vers qui nous sont restés : Tels sont les châtiments de Jupiter, et il n’en est pas de sa colère comme de celle d’un homme mortel, qui éclate à l’heure même ; mais on ne lui échappe pas longtemps, quand on porte un coeur méchant, et tout se découvre à la fin. L’un expire sur-le-champ, l’autre plus tard ; et s’il arrive que le criminel échappe et que la sentence des dieux ne l’atteigne pas, leur jour vient pourtant, et c’est l’innocent qui paye pour le coupable : ce sont ses enfants et toute sa postérité. La pensée de Théognis s’est élevée au-dessus d’une telle justice ; dans une prière qu’il adresse aux dieux, il leur demande hardiment de ne pas s’y tenir, de ne pas punir plus longtemps les enfants vertueux pour le crime du père : Zeus, père suprême, veuillent les dieux qu’il en soit autrement désormais ! C’est une protestation de la conscience, qu’il faut relever avec un sentiment reconnaissant.

Jamais siècle d’ailleurs n’a été plus riche en génies ; mais c’étaient des génies bien profanes. Alcée, Sapho, Anacréon, ces grands poètes, et tant d’autres qui ont traversé ces temps, ne nous sont d’ailleurs connus que par des débris. Si nous avions leurs poèmes, je suis persuadé qu’au milieu des cris de guerre, des haines politiques, des amours brûlantes et de ces ardeurs dépravées qu’Homère ignorait encore, nous trouverions aussi des élans de l’âme vers des pensées plus pures. Il y a déjà un sentiment religieux dans la mélancolie même que la soif du plaisir laisse après elle ; quelques vers de Mimnerme, qui nous sont restés, l’expriment à peu près comme l’Ecclésiaste l’a exprimée. La muse imposante de Stésichore a dû s’inspirer plus d’une fois des pensées d’en haut[6]. Cependant je neveux rien imaginer, et j’abandonne à l’abîme où elle s’est engloutie toute cette poésie charmante ou sublime qui vivait des passions des poètes ou des aventures des héros.

Mais sur cette terre même de l’Italie grecque où Pythagore avait remué les peuples, un autre Ionien vint s’établir et y acheva sa longue vie : c’était un très grand esprit, Xénophane de Colophon. Des débris du poème qui renfermait sa doctrine sont arrivés jusqu’à nous, avec des fragments d’autres poésies. Xénophane n’est pas un inspiré ni un prophète : des vers de lui expriment le doute élevé d’un esprit supérieur. Sa théologie n’a rien de vulgaire. Ses vers proclamaient un dieu suprême, à part de tous les autres, qui ne ressemble à l’homme ni par le corps ni par l’esprit. Ce dieu meut toutes choses, sans travail, par la seule forte de sa pensée. Il en mesurait la grandeur à celle de la nature même, dont il se figurait que ce dieu était l’unité. Il démontrait en forme, à ce qu’on nous dit, qu’il ne saurait y avoir plusieurs dieux suprêmes. Nous avons des vers où il prend en pitié les hommes, de se figurer des dieux qui vont et viennent, des dieux engendrés. Il disait que, si les boeufs et les chevaux savaient peindre, ils feraient des dieux qui auraient figure de boeufs ou de chevaux. Xénophane enseignait encore hardiment à l’humanité qu’elle ne doit rien qu’à elle-même et non aux dieux : Ce ne sont pas les dieux qui au commencement ont instruit l’homme ; ce sont ses recherches qui ont tout amélioré avec le temps. Première expression nette et fière de ce que nous appelons la loi du progrès. Xénophane enfin osait nier la divination, celle de toutes les illusions religieuses qui intéressait le plus les hommes et les tenait le plus fortement. Tout cela dépasse, et le paganisme, et le Christianisme même ; mais tout cela a été accueilli avidement par les chrétiens contre la religion qu’ils combattaient, et a contribué ainsi à la révolution chrétienne.

Le poète penseur s’élevait avec force contre la vieille poésie, pleine des croyances naïves d’autrefois. Il se moquait des dieux d’Homère et d’Hésiode, menteurs, voleurs, adultères. Il parlait déjà à peu près comme parle Polyeucte dans Corneille :

Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux ;

Vous n’en punissez point qui n’ait son maître aux cieux.

La prostitution, l’adultère, l’inceste,

Le vol, l’assassinat, et tout ce qu’on déteste,

C’est l’exemple qu’à suivre offrent vos immortels.

Tel était le progrès du temps et de la réflexion, qu’au lieu d’être frappé de ce qu’il y a déjà d’élevé dans Homère, on ne l’était plus que de ce qui y était demeuré de grossier et d’enfantin. Voilà donc pour nous le premier éveil de la critique en matière de religion. C’est l’occasion de considérer comment se forme et se constitue pour ainsi dire l’erreur religieuse. L’esprit humain est naturellement droit et ne se porte pas de lui-même vers le faux, même dans les temps de simplicité et d’ignorance. On l’a vu déjà, les fables ne sont à l’origine que de vives figures ; les premiers qui ont parlé des luttes de Zeus avec son père ou de ses amours avec les déesses, n’étaient pas plus trompés qu’ils n’étaient scandalisés. On ne peut trop répéter ce qu’a si bien dit M. Louis Ménard : On ne s’offensait pas plus des mille hymens de Zeus ou d’Aphrodite, qu’on ne songe aujourd’hui à trouver que l’oxygène est débauché parce qu’il s’unit à tous les corps. Mais la poésie a fait de ces imaginations des fictions ; les vers et les chants, les oeuvres d’art, le culte public lui-même, les ont fixées et dénaturées tout à la fois ; elles sont devenues mensonges à mesure qu’elles devenaient plus sacrées. Aphrodite ramenant Hélène dans les bras de Pâris, en dépit de ses remords et de ses plaintes, n’est qu’une juste et belle image ; mais du moment que les conteurs ont mis en scène Aphrodite et qu’ils l’ont jetée au milieu de leurs récits, ils la montreront qui reçoit une blessure dans la bagarre et s’en va pleurant comme un enfant, et voilà l’idée divine indécemment profanée. Un vieux livre hébreu, antérieur au livre biblique qui nous y renvoie, décrivait une grande bataille livrée par Josué ou Jésus aux Amorrhéens, et disait en style poétique : Le soleil s’arrêta dans le ciel jusqu’à ce qu’il les eût tous exterminés ; et cela ne voulait dire autre chose que ce qui s’exprimerait ainsi en style ordinaire : Il les poursuivit et les tua tout le jour et tant qu’il resta quelque lumière. Et cela dura tant qu’il semblait que le jour se fût allongé. Puis il arriva que cette poésie fut prise à la lettre, et qu’on vint à dire et à croire que le soleil s’était arrêté réellement dans le ciel à l’ordre de Josué. C’est ce mi-racle qui donne tant d’embarras aux théologiens depuis trois cents ans, et voilà la loi de toutes les mythologies[7].

Xénophane semble être aussi le premier qui ait protesté contre ce culte du corps dont les fêtes se célébraient dans les jeux gymniques, et qui ait mis au-dessus le culte de l’esprit : il nous reste de lui un fragment poétique sur ce thème. Tous les raisonneurs protestèrent après lui ; et, après les penseurs, le Christianisme ; cela aboutit même à un mépris fâcheux du corps, de la force et de la santé. Sans aller jusqu’à cet excès, un verset du Nouveau Testament est un écho de la pensée des moralistes : Que ton exercice ait pour objet la piété ; car l’exercice du corps sert à peu de chose, mais la piété est utile à tout. C’est bien au fond la même antithèse que dans Xénophane.

Un autre fragment témoigne d’ailleurs que Xénophane acceptait le sentiment religieux, et ne prétendait qu’à l’épurer. Ce sont des vers où le sage, déjà vieux, a peint ce qu’on pourrait appeler le dessert d’un repas de fête. Nous sommes au moment où il n’y a plus sur la table que le vin, le miel, les gâteaux et le fromage ; le poète alors continue :

Avant tout, la Divinité. Les sages doivent lui adresser d’abord des paroles pieuses et de religieuses prières. Ils demanderont, en faisant des libations, qu’il leur soit donné de se comporter raisonnablement, car cela vaut mieux qu’une débauche insolente..... Quant aux hommes, il faut louer celui qui, après boire, sait tirer de bonnes choses de sa mémoire et de son inspiration ; qui ne raconte pas les batailles des Titans ou des géants, ni les luttes des Centaures, vaines fictions de ceux d’avant nous, ni tous ces combats, amusements d’un loisir frivole, mais qui enseigne à avoir toujours de bons sentiments sur les dieux... Des repas comme celui-là étaient des agapes philosophiques.

Le nom de Xénophane est donc vraiment grand dans l’histoire de la pensée. Voilà à quelle sagesse ferme, libre, sereine, pleine à la fois d’autorité et de grâce, la raison des Grecs s’élevait déjà au sixième siècle avant notre ère.

 

 

 



[1] Je pensais au livre de M. Quinet, le Génie des religions, et à celui de M. Michelet, Bible de l’humanité.

[2] Ainsi nommées de l’Arie ou Arye (province de Hérat), où habitaient les peuples qui parlaient la langue de Véda.

[3] Traduction de Langlois, Paris, 1848-1851.

[4] On lit ailleurs : Plus d’une fois j’ai donné au mendiant, quel qu’il fût, et de quoi qu’il eût besoin.

[5] Je ne puis tenir pour authentiques les prétendus extraits de la Théogonie de Phérécyde donnés par les Pères ou par les Alexandrins.

[6] Stesichorique graves Camœnœ, dans Horace.

[7] Il est dit dans un Hymne de Callimaque que quand Artémis danse avec ses Nymphes, le soleil ne peut se détourner de ce spectacle ; il arrête son char pour le contempler ; le jour s’allonge, et le bœuf, qui a labouré trop longtemps, rentre épuisé de fatigue à l’étable.