LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

PRÉFACE

 

 

On ne défend plus aujourd’hui le surnaturel directement, ni dans les dogmes ni dans les miracles ; ou, s’il se trouve encore des apologistes pour soutenir ces discussions, leur travail n’intéresse pas le grand public. On ne plaide plus guère devant celui-ci que deux thèses : d’une part, l’influence bienfaisante des croyances religieuses sur la vie des hommes et des peuples ; de l’autre, un miracle encore, comme on l’appelle, mais un seul, celui de l’établissement du Christianisme. Il y a en effet, dans la révolution qui a enfanté le monde chrétien, de quoi frapper l’imagination. Ce peuple juif, qui fait une si petite figure dans l’histoire, impose un jour à tous les peuplés sa foi et ses livres saints ; les dieux et les déesses des Gentils, leurs images, leur nom même, disparaissent de partout et font place au Seigneur et au Crucifié ; l’Église du dieu nouveau devient un pouvoir public, bientôt le premier des pouvoirs, et règne véritablement sur les peuples : ce n’est pas là un spectacle ordinaire, et il semble que l’ère chrétienne partage l’histoire en deux portions, dont le contraste et l’opposition saisit tout d’abord. Il est vrai que le changement ne s’est pas fait tout d’un coup, et qu’il y a fallu plusieurs centaines d’années ; mais, dans l’éloignement où nous sommes, les siècles se resserrent et l’intervalle diminue, et nous mesurons plus aisément la grandeur du résultat que le travail et le temps qu’il a coûté. Et puis la transition s’est faite dans un âge à demi-barbare qui reste beaucoup moins en lumière pouf nous que les grandes époques classiques. Enfin nous faisons instinctivement la comparaison, non pas, comme il faudrait la faire, entre les temps qui avoisinent d’une part et de l’autre l’ère du Christ, mais entre un passé lointain et le présent qui nous entoure ; nous admirons ainsi combien nous différons des Athéniens de Platon ou des Romains de Cicéron. Les différences, déjà grandes en elles-mêmes par le seul fait de la distance, nous sont encore exagérées par l’insuffisance de nos connaissances ; car nous voyons clair dans le présent, mais nous savons très mal le passé ; et il y a dans l’histoire, surtout dans l’histoire de l’antiquité, d’immenses lacunes, même pour les plus érudits, à plus forte raison pour ceux qui n’y regardent pas de bien près. C’est ainsi que nous en venons à laisser dire, et quelquefois même à répéter, qu’il y a un abîme entre le Paganisme et le Christianisme ; et quand cela est dit, nous sommes bientôt invités à reconnaître que pour franchir cet abîme, il a fallu un pont jeté du ciel à la terre, une révélation surnaturelle, et l’incarnation d’un dieu. C’est pour combattre, et, s’il se peut, pour déraciner ce préjugé, que j’écris ce livre. J’étudie le Christianisme dans ses origines, non pas seulement dans ses origines immédiates, c’est-à-dire la prédication de celui qu’on nomme le Christ et de ses apôtres, mais dans ses sources premières et plus profondes, celles de l’antiquité hellénique, donc il est sorti presque tout entier.

Je fais l’histoire des croyances, des idées, des pratiques à que nous appelons chrétiennes, en remontant aux commencements mêmes de la pensée grecque, et je poursuis d’abord cette histoire, sans sortir du monde grec et romain, jusqu’au moment où les Chrétiens paraissent pour la première fois dans les livres profanes, vers la fin du règne de Néron ; c’est la Première partie de mon travail. La Seconde partie, qui viendra plus tard, aura pour objet les origines juives de la religion nouvelle et l’étude de la révolution par laquelle cette religion se détache en apparence du judaïsme pour se répandre dans le monde païen.

Il semble au premier abord que cette Première partie, où il n’est encore question ni de Jésus, ni des évangiles, ni de Paul, ne soit qu’une Introduction ; mais ce n’est pas ainsi que je la considère et que je la présente au lecteur ; je crois, au contraire, que dans ces deux volumes j’ai été constamment au cœur même de mon sujet. Car c’est précisément ce que je nie propose d’établir, que le Christianisme est beaucoup plus hellénique qu’il n’est juif. Il faut distinguer l’essence et l’accident, l’esprit chrétien et la révolution chrétienne. La révolution est venue de la Judée et de la Galilée ; elle s’est faite par des Juifs, des Juifs en ont porté le drapeau, et ce drapeau demeurera à jamais sur le Christianisme, ne fut-ce que par le nom de Christ, transcription grecque du nom hébreu de Messie. Tant qu’il y aura des chrétiens, ils révéreront la Bible et chanteront les psaumes ; leur imagination et leur cœur resteront attachés au Calvaire ou Golgotha, et les figures juives de l’Ancien et du Nouveau Testament leur seront sacrées. Mais au-dessous de ces souvenirs et de ces images, si nous étudions en elles-mêmes la pensée chrétienne et la vie chrétienne, nous W y trouverons guère que ce qu’il y avait dans la philosophie et dans la religion des Grecs-Romains, ou ce qui a dû en sortir naturellement par l’effet des influences sous lesquelles le monde s’est trouvé placé précisément vers la date de l’ère nouvelle. La chrétienté vit aujourd’hui encore sur le même fonds religieux et moral sur lequel vivaient les païens des siècles classiques, modifié seulement par le travail même du temps, par le progrès démocratique, par le rapprochement des peuples et les échangea de noceurs et d’idées qui en furent la suite, surtout par le sentiment profond de souffrance et de désolation qui envahit les âmes à partir du règne des Césars, et qu’entretenait une servitude accablante et désespérée, entrecoupée seulement par des symptômes de déchirement et de ruine. Il est vrai qu’au commencement, et dans le premier élan de la révolution religieuse, ce sont les idées juives qui avaient paru l’emporter ; il n’y avait plus de temples, plus d’images ; les rites bizarres et sombres (ainsi parlaient les Gentils)[1] d’un peuple farouche et toujours en deuil de sa liberté, semblaient prévaloir. D’ailleurs, pas encore d’Homme-Dieu, pas de métaphysique ; la foi ne consistait qu’à attendre une catastrophe visible et prochaine, dont la génération présente serait témoin et où le reste du monde allait titre englouti pour toujours, tandis que les élus monteraient au ciel, les uns encore vivants et sans même passer par la mort, les autres ressuscitant tout exprès en chair et en os, pour aller habiter éternellement le royaume de Dieu. Mais ce christianisme galiléen passa comme un torrent, et le fond hellénique reparut bien vite. On revit les temples, les images, les fêtes brillantes. Le Christ devint dieu, sa mère une femme à part des autres ; le culte des saints s’établit, le royaume de Dieu recula, la résurrection des corps rentra dans l’ombre, on revint à l’âme et à l’immortalité de l’âme comme les comprenait Platon. On se rattacha enfin tout à la fois aux pratiques des vieux cultes et aux doctrines des philosophes. Dès lors la religion chrétienne fut à peu près ce qu’était la religion du grand nombre au temps de Sénèque, et c’est pour cela qu’on a voulu s’imaginer que Sénèque avait été initié à la foi du Christ.

L’Église, dès qu’elle a réfléchi sur sa foi, n’a pu s’empêcher de reconnaître combien ce qu’on appelait le Christianisme était hellénique, ou, si on veut, combien l’Hellénisme était chrétien. Quelques-uns de ses Pères, Justin, Clément d’Alexandrie, tout pleins eux-mêmes de la sagesse hellénique, ne craignirent pas d’avouer ces conformités, et s’en firent même honneur auprès des Gentils. Il leur parut que les maîtres de la sagesse antique avaient été éclairés de Dieu, et que le Verbe s’était révélé, avant le temps de l’Évangile, à Héraclite et à Socrate aussi bien qu’aux patriarches hébreux. Une pareille équité était dangereuse pour la foi ; tenir l’Hellénisme et le Christianisme pour également divins (du moins l’Hellénisme des sages), c’était presque la même chose que de les tenir pour également humains, comme nous faisons aujourd’hui. Ceux dont la foi était plus ardente et la science moins large, ceux à qui l’esprit philosophique était suspect, selon les traditions du vieil esprit romain ou, selon celles du zèle juif, répudièrent absolument la philosophie, et forcés pourtant d’avouer la ressemblance des doctrines, ils en cherchèrent une explication qui ne permit pas à la sagesse profane de rien disputer à la religion. Ils soutinrent que les philosophes avaient dérobé dans les livres saints les vérités qui se retrouvent dans leurs leçons ; ou même, plus naïvement encore, que, sous l’inspiration des démons, ils avaient contrefait les révélations divines, soit pour les obscurcir, soit pour les décréditer[2]. C’était faire preuve d’une singulière absence de critique, puisqu’on ne pouvait trouver dans la Bible ces mêmes croyances qu’on prétendait lui avoir été empruntées. Il a bien fallu abandonner de pareilles suppositions, à la lumière des, temps modernes, et cependant les croyants se sont obstinés à en garder quelque chose. Bossuet redonnait, comme les Pères, que la philosophie grecque était une espèce de préparation à la connaissance de la vérité ; mais il a soin d’insinuer que cette belle philosophie venait d’Orient, et des endroits où les Juifs avaient été dispersés, de manière à faire entendre, sans pourtant oser le dire positivement, qu’elle avait sa source dans les traditions du peuple juif, sinon dans ses Écritures[3]. Mais outre qu’une telle conjecture ne peut reposer que sur l’hypothèse, aussi invraisemblable que gratuite, qui fait descendre tous les hommes des ancêtres mythiques des Hébreux, il est d’ailleurs impossible d’admettre, malgré les chimères savantes de M. Ernest de Bunsen[4], qu’il y ait eu autre chose dans les traditions des Juifs que ce qu’il y a dans leurs livres[5].

Ceux qui aujourd’hui portent dans leur foi un peu de réflexion et de critique, sont donc forcés, d’avouer que l’Hellénisme est indépendant de toute révélation surnaturelle primitive ; et d’un autre côté ils demeurent obligés de confesser que l’Hellénisme a précédé et préparé cette religion nouvelle qu’ils regardent comme une révélation. Ce second point, si évident à l’origine, mais oublié et comme effacé pendant les temps de foi du moyen âge, s’est retrouvé en lumière de plus en plus à mesure que l’histoire et la critique se sont développées. M. Guigniaut, en publiant les Religions de l’antiquité, reproduisait à l’entrée du premier volume (1825) cette déclaration de Creuzer, qui avait tant d’autorité, venant d’un tel maître : Pour moi, la meilleure religion est celle qui conserve avec la plus grande pureté le caractère moral et prescrit aux peuples la règle des mœurs la plus sévère. Je suis loin de penser toutefois que dans la morale réside toute l’essence de la religion ; je sais, au contraire, que des plus nobles âmes et les peuples les plus mémorables des temps anciens et modernes, ont demandé à cette dernière des lumières plus hautes sur le mystère de notre existence et sur nos futures destinées. Entre toutes les religions connues, le Christianisme me parait avoir le mieux satisfait à ce double besoin de l’homme ; mais soit dans sa doctrine, soit dans les formes de son culte, il avait été et avait dû dire préparé par les religions antérieures. Je n’imagine pas qu’aucun croyant de notre âge, serré de près, se refusât à accepter la vérité contenue dans ces dernières paroles. Mais en même temps qu’on admet cette vérité en thèse générale, on la méconnaît à chaque instant dans le détail, et, sans plus en tenir compte, on célèbre à tout propos ce qu’on appelle la transformation du monde par le Christianisme. C’est ce qui rend encore utile, et même nécessaire, le travail que je me suis proposé. D’ailleurs, ne pouvant absolument mettre le Christianisme tout à fait à part des autres croyances humaines, on se rabat à le mettre plus haut, mais à une hauteur qu’on prétend faire incomparable ; on répète après Bossuet que la vraie religion est au-dessus des pensées humaines et digne d’être regardée comme venue de Dieu même[6]. On redit encore avec lui[7] : Les nations les plus éclairées et les plus sages, les Chaldéens, les Égyptiens, les Phéniciens, les Grecs, les Romains, étaient les plus ignorants et les plus aveugles sur la Religion : tant il est vrai qu’il y faut être élevé par une grâce particulière et par une sagesse plus qu’humaine. Je ne discuterai pas ici ces prétentions ; c’est à mon livre lui-même à y répondre par l’impression générale qu’il laissera dans l’esprit de mes lecteurs.

Je voudrais cependant satisfaire à quelques objections que j’ai pu recueillir avant l’impression de ces deux volumes, les Études qui les composent ayant paru d’abord dans des Revues. La plus grave, et qui m’a été faite par d’excellents esprits, mais un peu impatients peut-être, est que, quelque lumière que jette l’Hellénisme sur l’origine du Christianisme, il ne suffit pas cependant à l’expliquer. Je réponds simplement que c’est tout à fait ma pensée, et que je le montre assez par la division que j’ai faite de mon travail en deux parties : je n’en publie qu’une aujourd’hui, et ce n’est que quand j’aurai donné l’autre que j’aurai expliqué le Christianisme tout entier. M. Janet a écrit : S’il est vrai de dire que lai philosophie ancienne a pu arriver par elle-même à des principes qui n’étaient pas très éloignés des principes chrétiens, il n’est pas vrai que le Christianisme n’ait rien apporté de nouveau, et que le progrès moral eût pu s’accomplir sans sa puissante intervention. L’originalité des doctrines ne se mesure pas toujours aux formules qui les résument. Il n’en faut pas voir seulement la lettre, mais l’esprit et l’accent. On peut trouver dans les philosophes anciens des maximes qui ressemblent, à s’y méprendre, aux maximes de l’Evangile. Mais où trouver cet accent unique, inimitable, cette saveur si pure, si fine et si délicate que nous fait goûter la lecture des Évangiles ? Lisez une lettre de Sénèque, une dissertation d’Épictète, même une page de Marc-Aurèle, le plus chrétien des stoïciens, vous aurez sans doute une morale noble, irréprochable, d’une très grande hauteur ; mais lises ensuite le Sermon sur la montagne, et dites si rien ressemble à cela[8]. J’accepte volontiers tout ce morceau, à deux lignes près, que j’ai soulignées. Je crois que sans la prédication de Jésus et l’évangile galiléen, le progrès moral se serait néanmoins accompli ; mais sans doute il se serait accompli d’une autre manière, et ce n’aurait pas été précisément la même chose. Je crois enfin, et ce sera ma conclusion donnée par avance, qu’il y a dans le Christianisme trois éléments :

1° L’Hellénisme, qui fait le sujet de ces deux volumes.

2° L’élément judaïque ou biblique, qui se trouve principalement dans les Prophètes et dans les Psaumes.

3° L’élément galiléen, c’est-à-dire un ensemble de sentiments et d’idées qui s’est développé d’abord, sous l’influence des misères de la domination romaine, parmi les populations inquiètes de la Galilée ; qui a suscité, Jésus et déterminé son action et sa destinée, et qui a gagné de là par contagion la foule, déjà à moitié judaïsante, qui soufflait et s’agitait au fond de toutes les grandes villes du monde romain.

De ces trois éléments, les deux derniers sont assez : associés et assez mêlés l’un à l’autre pour être étudiés ensemble, et c’est ainsi qu’il n’y a quo deux grandes divisions dans mon travail : d’une part, l’Hellénisme, de l’autre, l’Ancien et le Nouveau Testament.

Il est donc bien clair que le Christianisme n’était pas tout entier dans l’Hellénisme, et la critique ne peut avoir ni peine ni embarras à le constater. Elle serait au contraire infidèle à tous ses principes si elle prétendait rendre compte, par les livres de Cicéron, des Lettres de Paul ou des récits évangéliques.

Mais, d’un autre côté, je persiste à penser, comme je l’ai dit déjà, que quelque grande que soit la part du judaïsme galiléen dans la révolution chrétienne, celle de l’Hellénisme est de beaucoup la plus considérable dans le Christianisme une fois constitué, dans celui qui a rempli l’histoire, et au milieu duquel nous vivons encore aujourd’hui.

On a peine à le comprendre, par l’habitude où on est de rapporter tout le Christianisme à la personne de celui qui a été appelé le Christ et aux récits des Évangiles ; et j’ajoute que l’immense retentissement de la Vie de Jésus de M. Renan, remplie uniquement de Jésus et de la Judée, a pu favoriser cette illusion. Mais M. Renan lui-même ne l’a pas subie, et sans parler de la belle Étude d’histoire profane qu’il a placée dans le livre des Apôtres sous le titre de État du monde vers le milieu du premier siècle, il écrivait, trois ans avant la Vie de Jésus, dans un morceau sur l’Avenir religieux des sociétés modernes, les réflexions suivantes : Le judaïsme fournit le levain qui provoqua la fermentation, mais la fermentation se fit hors de lui. L’élément hellénique et romain d’abord, puis l’élément germanique et celtique, prirent complètement le dessus, s’emparèrent exclusivement du Christianisme, et le développèrent dans un sens fort différent de ses origines premières. Schleiermacher et l’école catholique de Munich, M. Lassaulx, par exemple, sont dans le vrai quand ils proclament que Socrate, et Platon sont bien plus nos ancêtres... que les Juifs de la ligne pharisaïque... M. de Bunsen[9] est dans le vrai quand il pense que le perfectionnement successif du Christianisme doit consister à s’éloigner de plus en plus du judaïsme pour faire prédominer dans son sein le génie de la race indo-européenne[10].

Un écrivain chez qui la foi chrétienne et catholique qu’il professe n’a jamais fait obstacle à des vues larges et libres, M. de Laprade, a écrit, avec un sentiment également vif et sincère de la vérité :

La Grèce a conduit les intelligences aux portes de la vraie religion. Quand l’idée chrétienne de l’Homme-Dieu devra se répandre, elle trouvera son chemin préparé par les religions et les philosophies helléniques ; elle s’assoira tout naturellement dans les temples et, dans les écoles fondées par le génie grec ; tandis, qu’après dix-huit siècles elle n’a pu réussir encore à détrôner les cultes panthéistes de la haute Asie. Ainsi l’esprit de l’antiquité grecque et latine, que l’on a considéré longtemps comme le principal adversaire de l’Évangile, fut au contraire pour le Christianisme l’auxiliaire le plus puissant. Aux disciples de Platon et aux apôtres de Jésus, il ne fallut que le temps de se parler et de se comprendre pour s’embrasser au nom du Logos éternel. En un petit nombre de siècles, Athènes et Rome furent réconciliées à l’Évangile, à la doctrine du Verbe ; et de nos jours encore, le Christianisme n’a pas réussi à franchir, sur la carte de l’ancien monde, les limites de la philosophie grecque et de l’empire romain[11].

Il ne faut pas croire d’ailleur3 que le Nouveau Testament lui-même ait échappé à l’influence hellénique. Dés que les Juifs ont appris à parler grec, ils n’ont pu s’empêcher de recevoir par cela seul des pensées helléniques qui s’infiltraient dans leur esprit avec la langue même. Si on ouvre à la première page le recueil des Lettres de Paul, on y trouve tout de suite un grand nombre de mots qui ne répondent à aucun terme de la langue de la Bible, et que les traducteurs des livres bibliques n’ont jamais eu à employer : salut (au sens religieux), invisible, créature, divinité (au sens abstrait), inexcusable, corruptible, naturel, affection ; autant d’expressions que je relève seulement dans le chapitre premier de la première Épître et qui viennent évidemment de la philosophie hellénique. Qu’on juge ce que supposent de notions nouvelles ces termes nouveaux ! La Bible hébraïque n’a rien qui réponde aux expressions d’immortel et d’immortalité, de chair et de charnel (au sens spirituel), de conscience, de charité, d’hospitalité, de continence, de chasteté, de providence[12]. Cette simple observation en dit beaucoup, pour qui a appris quelle est l’influence des mots sur les idées, et celle des idées sur les mœurs, lei religions, les événements.

Les deux premiers Évangiles sont encore plus helléniques que les Lettres de Paul ; le troisième et le livre des Actes encore davantage ; quant au quatrième, il n’y reste plus rien, pour ainsi dire, de judaïque. Mais les Pères grecs surtout sont des témoins éclatants de ce que le monde chrétien doit à l’Hellénisme, et à la philosophie en particulier. Ceux mêmes parmi eux qui se montrent quelquefois injustes envers la philosophie, gardent cependant le respect de son nom ; ils le tiennent pour sacré, tout comme les anciens Hellènes. Ils mettent sous ce nom toutes les vertus et jusqu’à la piété. Ils disent, la philosophie, comme nous disons, la religion ; on peut dire qu’ils la prêchent, et elle revient à chaque page de leurs sermons. Je parle ainsi à la lettre, mais je voudrais citer un exemple ; var ce qui demeure général et vague n’entre : pas assez dans l’esprit. Eh bien, qu’on prenne on des plus courts et des plus fameux parmi les Discours de Jean d’Antioche ou Chrysostome, celui qu’il adresse au peuple d’Antioche à l’occasion de la démarche que l’évêque Flavien avait faite près de Théodose pour sauver la ville de la colère de l’empereur irrité ; on y trouvera le nom de la philosophie dix fois en huit pages : Ô le plus philosophe des princes !... l’honneur d’une telle humanité sera tout entier à toi et à ta philosophie... Voilà la force du Christianisme : il t’a fait philosophe ; et la philosophie qu’il t’a apprise, un particulier même ne s’y serait pas assujetti... Les Gentils apprendront d’un empereur ce que c’est que la philosophie que nous pratiquons, etc. Il est curieux que Maucroix, l’ami de La Fontaine, en traduisant ce Discours, n’ait pas employé ce même mot une seule fois, craignant d’étonner et d’embarrasser ses lecteurs. Il le remplace par toutes sortes d’équivalents, qui peuvent être excellents en tout point, excepté en ce qui regarde la filiation des idées. Les hommes du temps de Maucroix prenaient tout dogmatiquement et ne s’intéressaient pas aux rapports historiques des choses, et, en effaçant le mot qui marquait ces rapports, ils entretenaient et perpétuaient l’indifférence même qui le leur avait fait effacer.

 

Une autre objection, très familière aux défenseurs de la tradition, est celle qui consiste à étaler les plaies de la société antique, les cruautés de l’esclavage, celles de la guerre, la torture, l’infanticide permis et reconnu comme un droit, les mignons, les eunuques, les carnages de l’amphithéâtre et la prostitution forcée ; et puis ils disent : Voilà ce qu’était le inonde grec avant le Christ. C’est oublier bien facilement que le monde d’après le Christ a conservé longtemps les mêmes misères ; que l’empire byzantin a au moins, égalé l’autre en scandales et en horreurs ; que même sous la chrétienté moderne, la Rome des papes a été quelquefois aussi impure et aussi sanglante que celle des Césars ; que la torture a duré jusqu’à la Révolution française, et que l’esclavage dure encore. Car il n’y a pas de plus grand exemple des illusions que peuvent se faire les croyants, que leur obstination à faire honneur au Christianisme et à l’Église de l’abolition de l’esclavage ; quand il est certain que l’esclavage antique a subsisté dans l’empire chrétien comme dans l’empire païen, qu’il a duré assez avant dans le moyen âge, que le servage existait encore en France à la veille de la Révolution ; que l’esclavage des noirs s’est établi sous le régné de l’Église, qu’il persiste encore aujourd’hui dans deux États, et que ces États sont catholiques ; qu’il n’a commencé à tomber que depuis le dix-huitième siècle, c’est-à-dire depuis que les Églises menacent ruine ; et qu’à l’heure qu’il est, la Papauté, qui condamne si facilement et si imprudemment tant de choses, n’a pu encore se résoudre à le condamner. L’Église a régné dix-huit cents ans, et l’esclavage, la torture, l’éducation par les coups, bien d’autres injustices encore, ont continué tout ce temps, de l’aveu de l’Église et dans l’Église : la philosophie libre n’a régné qu’un jour, à la fin du XVIIe siècle, et elle a tout emporté presque d’un seul coup[13].

Ce qui favorise ici l’erreur dont profite le Christianisme est une doctrine trop absolue du Progrès, par laquelle de très libres esprits viennent en aide sans s’en douter à l’Église, elle-même si peu amie du progrès et qui y croit si peu. Le monde chrétien est le monde moderne ; il doit donc valoir mieux que le monde antique ou païen, beaucoup mieux même, par quelque côté qu’on les regarde ; c’est sur cette doctrine que repose le parallèle suivi qui fait le fond du Génie du Christianisme, et elle se retrouve, avec ses conséquences inévitables, dans plus d’un penseur indépendant de notre temps. Certes j’ai foi aussi au progrès de l’humanité, et j’ose dire que cette foi sera toujours sensible et présente dans mon travail ; ramis il y a deux choses qu’il ne faut pas oublier. L’une est que rien n’est absolu en ce monde, pas même le progrès ; que l’humanité ne fait guère d’acquisition qui ne lui coûte, et que, dans le passé même qu’elle rejette le plus justement, elle a souvent quelque chose à regretter. L’autre, qui est la plus importante à considérer, c’est qu’il est de l’essence d’une religion d’arrêter ou de suspendre au moins le progrès même qu’elle a d’abord suivi et qu’elle a pu paraître conduire. En effet, la raison est toujours de son temps, puisqu’elle a pleine liberté d’en être ; mais il n’en est pas de même de la foi. Celle-ci, restant attachée à des traditions qui, en tant que sacrées, sont ou veulent être infaillibles, perd ainsi ce qu’elle aurait pu gagner par le bienfait du temps, et se condamne à garder indéfiniment les idées et les sentiments du passé. Quelquefois ce sont ceux d’un passé plus vieux que sa naissance à elle-même ; c’ut ainsi que la foi chrétienne demeure enchaînée dans une certaine mesure à la Bible, laquelle est d’un âge moralement inférieur aux âges chrétiens. On lit dans le Génie du Christianisme :

Que dirons-nous du cri de joie que pousse Tacite en parlant des Bructères, qui s’égorgeaient à la vue d’un camp romain ? Par la faveur des dieux nous eûmes le plaisir de contempler ce combat sans nous y mêler. Simples spectateurs, nous vîmes (ce qui est admirable) soixante mille hommes s’égorger sous nos yeux pour notre amusement. Puissent, puissent les nations, au défaut d’amour pour nous, entretenir ainsi dans leur cœur les unes confire les autres une haine éternelle ! Écoutons Bossuet : Ce fut après le déluge que parurent ces ravageurs de provinces que l’on a nommés conquérants, qui, poussés par la seule gloire du commandement, ont exterminé tant d’innocents... Depuis ce temps, l’ambition s’est jouée, sans aucune borne, de la vie des hommes ; ils en sont venus à ce point de s’entretuer sans se haïr ; le comble de la gloire a été de se tuer les uns les autres[14]. Il est difficile de à empêcher d’adorer une religion qui met une telle différence entre la morale d’un Bossuet et celle d’un Tacite.

Il n’y a rien de sérieux dans cette conclusion. D’abord, cette condamnation de la guerre et de la conquête, qu’il plait à Chateaubriand d’aller chercher dans Bossuet, il aurait pu la trouver aussi bien, avant Tacite, chez les philosophes de l’antiquité, comme on le verra tout à l’heure dans mon livre. Et puis, Bossuet était le premier à célébrer la guerre, non seulement la guerre de conquête, mais la guerre d’extermination, pourvu seulement qu’elle fût sacrée. C’est ce qu’il a fait dans sa Politique tirée de l’Écriture sainte : Dieu ordonne à son peuple de faire la guerre à certaines nations... Vous ne ferez jamais de traités avec elles et vous n’en aurez aucune pitié... Voilà une guerre à toute outrance, à feu et à sang, irréconciliable, commandée au peuple de Dieu. C’est pourquoi Saül est puni sans miséricorde et privé de la royauté, pour avoir épargné les Amalécites, un de ces peuples chananéens maudits de Dieu. Mais qu’on lise encore ce passage de son Sermon sur la Bonté et la rigueur de Dieu[15] ; il s’agit de la destruction de Jérusalem :

Il fallait à la justice divine un nombre infini de victimes ; elle voulait voir onze cent mille hommes couchés sur la place dans le siège d’une seule ville. Et après cela encore, poursuivant les restes de cette nation déloyale, elle les a dispersés par toute la terre. Pour quelle raison ? Comme les magistrats, après avoir fait rouer quelques malfaiteurs, ordonnent que l’on exposera en plusieurs endroits, sur les grands chemins, leurs membres écartelés, pour faire frayeur aux autres scélérats... cette comparaison vous fait horreur ; tant y a que Dieu s’est comporté à peu prés de même. Après avoir exécuté sur les Juifs l’arrêt de mort que leurs propres prophètes leur avaient il y a si longtemps prononce, il les a répandus çà et là parmi le monde, portant de toutes parts imprimée sur eux la marque de sa vengeance.

Qu’on voie maintenant ce qui reste de la phrase de Chateaubriand.

Il faut donc admettre que le monde chrétien vaut mieux que le monde païen, à tout prendre ; mais il ne faut pas s’exagérer cette amélioration, et moins encore l’opposition prétendue de ces deux mondes.

On coupera court à beaucoup de déclamations si on entre bien dans cette vue, que ce qu on appelle l’esprit païen et ce qu’on nomme l’esprit chrétien ne sont pas toujours des dispositions incompatibles, et que notre âme peut passer de l’un à l’autre avec la plus grande facilité. Ainsi un critique a relevé ce passage de Philèbe (p. 49) : Les maux de nos ennemis, il n’y a ni injustice ni envie à nous en réjouir, n’est-ce pas ? Mais ceux de nos amis... Dans cette phrase, qu’on trouve païenne, Platon parle simplement le langage de la nature. Tous les jours, en effet, il arrive à la plupart des hommes de se réjouir du mal d’un ennemi, et ils ne se croient pas pour cela bien coupables. Mais au même endroit le même critique relève un passage de l’Odyssée (XXII, 411), où la nourrice d’Ulysse, voyant tous ses ennemis qu’il a étendus morts, entonne un chant de joie. Et il est bien juste qu’elle soit joyeuse, car cette tuerie n’est pas seulement une vengeance, mais une délivrance ; c’est le salut de son maître et des siens. Cependant Ulysse lui dit : Vieille, réjouis-toi dans ton cœur, mais contiens-toi et ne t’écrie pas. Il est impie de se glorifier sur des mes morts. Voilà deux textes bien différents l’un de l’autre ; et combien on se fourvoierait si on ne détachait que l’un des deux pour conclure, ou que les Grecs du temps d’Homère avaient la charité la plus scrupuleuse, ou au contraire que, du temps de Platon, les païens ignoraient le respect d’un ennemi vaincu !

Je ne méconnaîtrai pas, qu’on veuille en être assuré, ce que le Christianisme a fait de bien et de nouveau dans le monde, et je le développerai de mon mieux, quand l’heure en sera venue ; mais je demande qu’il soit entendu que là où il a fait le plus, son œuvre pourtant a été lente et incomplète et mêlée, c’est-à-dire qu’elle a été œuvre humaine ; parce qu’il n’y a dans l’histoire rien que d’humain, et que la prétention d’être divin est une cause de faiblesse plutôt que de force. Je n’ajoute plus qu’un mot : si on veut croire qu’à partir d’un événement extraordinaire, qui sera le passage du Christ, le genre humain a pensé tout à coup autrement qu’il ne pensait la veille, on contredit la nature humaine et la logique de l’histoire. Celte logique veut que l’idée ne s’explique pas uniquement par le fait, mais que le fait s’explique lui-même par l’idée.

Il faut donc simplement appliquer à l’histoire religieuse cette loi de continuité qui est celle de la science historique comme de toute science. M. Sainte-Beuve, qui m’avait fait l’honneur de lire ces Études à mesure qu’elles étaient écrites, avait bien vu qu’elles n’étaient que le développement de cette idée, et il m’avait proposé de mettre pour épigraphe à mon livre la phrase célèbre : Natura non facit saltus[16]. J’ai adopté, sinon la phrase, du moins la pensée, en la produisant sons la forme sous laquelle je l’ai trouvée rendue dans Sénèque : Le passage du différent au différent n’est jamais brusque. Non fit statim ex diverso in diversum transitus.

Il m’a fallu, pour entreprendre et pour conduire jusqu’au bout cette Préparation chrétienne[17], le zèle qui soutient ceux qui ont à cœur l’affranchissement des esprits ; car il n’y a guère d’œuvre plus ingrate, du moins pour la Première partie, la seule que je publie aujourd’hui. Dans une revue qui embrasse l’antiquité classique tout entière, cette antiquité où il y a tant de problèmes ; quand on ne rencontre presque pas un point qui ne puisse donner lieu ou même qui n’ait donné lieu en effet à des dissertations, quelquefois à des volumes, il est rare qu’on puisse parler des choses de manière à se satisfaire, et il est bien difficile qu’on ne soit pas accusé d’erreur dans quelque détail, quoi qu’on y mette d’application et de conscience. Tout ce qu’on peut faire est d’être toujours prêt à désavouer et à rectifier toute inexactitude, même la plus légère, dont on viendrait à s’apercevoir. De plus, il est vrai de dire qu’autant les faits ont été méconnus dans leur ensemble et dans leur portée générale, autant ils sont accessibles en eux-mêmes et depuis longtemps vulgaires ; on a lu tout cela, ou on en a au moins entendu parler ; de sorte qu’on aura le choix, pour condamner mon travail, de protester qu’il est faux, ou de crier que la vérité en est banale, et il est probable qu’on fera l’un et : l’autre à la fois. Je lai serai dire, et croirai toujours avoir fait une chose utile, et même neuve, en dégageant de toutes ces vérités de, détail, qui sont stériles, la vérité, qui seule est féconde,.et en fixant dans ce volume, afin qu’on les y retrouve comme dans un dossier, tant de choses qu’on sait peut être, ou qu’on pourrait savoir sans, peine, mais qu’on oublie toujours précisément au moment où il faudrait s’en servir pour n’être pas dupe des déclamations reçues. En toute matière, savoir est assez peu de chose ; la grande affaire est de comprendre ; ou plutôt on ne sait vraiment que ce qu’on a compris.

Je voudrais qu’après la lecture de ce livre, il ne fût plus possible de répéter tant de phrases qu’on répète encore tous les jours, tant de lieux communs sans consistance sur la parole qui a renouvelé la face de la terre, et même le fond du cœur humain, sur l’opposition entre le spiritualisme chrétien et le matérialisme grec, comme s’il y avait rien de plus grec que le spiritualisme ! sur le prodigieux et l’inattendu des enseignements évangéliques ; sur les apôtres qui parlèrent les premiers au monde d’humanité, de fraternité, de bienfaisance ; car on est allé jusque-là[18] ! Si je ne suis pas assez fort pour en finir avec ces méprises, ce, sera un autre qui aura l’honneur de le faire, mais il faut que ce soit fait.

Deux espèces d’illusions font principalement obstacle aux progrès et à la liberté de l’esprit humain, les illusions historiques et les illusions métaphysiques. C’est aux philosophes physiologistes à dissiper celles-ci, en nous apprenant à ne pas perdre de vue les choses pour les mots[19]. C’est aux critiques à ruiner les autres, principalement dans l’histoire des religions. Quelques esprits, parmi lesquels M. Littré est au premier rang, poursuivent à la fois l’une et l’autre œuvre.

Je demande encore qu’on se rende bien compte d’une chose, c’est que mon objet n’est pas d’écrire l’histoire de l’Hellénisme, mais seulement l’histoire de ce que l’Hellénisme contient déjà de chrétien. Si on se méprenait là dessus, on pourrait m’accuser très injustement de mauvaise foi. On montrerait fort aisément que dans cette revue des poètes, des philosophes, des religions helléniques, j’ai passé sous silence, ou faiblement indiqué, bien des choses très peu chrétiennes ou même qui sont tout le contraire de ce que nous appelons chrétien. Mais je n’avais pas à m’occuper de ces choses ; je ne voulais pas faire connaître ce qu’était en elle-même la sagesse ou la religion des Grecs, mais ce que l’une et l’autre renfermaient de préparations ou d’éléments chrétiens. Je ne prétends pas dissimuler le reste, et ma sincérité est assez évidente par la scrupuleuse exactitude avec laquelle j’ai indiqué, à la fin de chaque volume, tous les textes dont je me suis servi. Je ne donne pas ces textes comme chrétiens, mais comme contenant quelque chose de chrétien, et c’est à ce quelque chose que je m’arrêté. Si on va s’imaginer que j’aie voulu faire croire au lecteur, en le trompant, qu’Euripide était chrétien, ou Platon, ou les Stoïques, ou Cicéron, ou même Sénèque, qui est le plus près de l’être, on montrera qu’on entend bien mal la méthode historique, qui. au contraire met chaque chose à sa place et en son temps.

On a opposé bien, spirituellement la philosophie, qui pèche çà et là, comme à la ligne, quelques disciples, à la religion, qui prend des peuples entiers dans le filet de ses pécheurs d’hommes[20]. Cette opposition n’a pourtant toute sa vérité que dans l’histoire des temps chrétiens. Avant l’époque du Christianisme, les philosophes péchaient en grand, comme a fait depuis la religion, sans cependant qu’ils aient en le temps d’atteindre jusqu’à des couches aussi larges et aussi profondes. Mais depuis environ cent ans, quelque chose s’est élevé qui, sous le nom de la Révolution, est une philosophie et une foi tout ensemble ; qui a d’aussi grands coups de filet que la religion, et qui menace de ne rien laisser qui lui échappe.

 

La thèse qui fait le sujet de cet ouvrage est tellement selon l’esprit de notre temps, que je serais embarrassé de citer toutes les autorités qui l’appuient, et tous les livres qui tendent à l’établir. Tous les travaux qui se rapportent à l’histoire des religions vont là nécessairement, et par conséquent toute la critique du XVIIIe siècle, laquelle se couronne par le grand travail de Dupuis[21]. On peut dire que la Symbolique de Creuzer ouvre le nôtre. La traduction de M. Guigniaut a commencé de paraître en même temps que le livre de Benjamin Constant sur les Religions, et s’est poursuivie pendant vingt ans, le traducteur devenant un collaborateur et un continuateur au lieu d’un simple interprète[22]. M. Quinet publiait en 1842 son Génie des religions.

Cependant ces idées s’étendaient et pénétraient tous les jours de plus en plus ; tous les rencontraient sur leur chemin, tous s’en occupaient, historiens, critiques, poètes enfin, car ce qui travaille fortement la pensée des hommes retentit immanquablement dans les poètes. Les trois grands maîtres de notre temps, Lamartine, Hugo, Musset, se sont souvent inspirés de l’histoire des religions, et ont bien vu que là était le fond de toute histoire[23]. Depuis, M. de Laprade, dans sa Psyché, a conduit le monde par le Christianisme à l’Hellénisme ; M. Leconte de Lisle s’est fait non pas précisément, comme on l’a dit, le poète des païens, mais plutôt le prêtre d’un panthéon funèbre où il ensevelit tous les mythes et tous les dieux. D’autres, au contraire, citoyens et penseurs en même temps que poètes, appelaient dans leurs vers la fin des illusions et des mensonges[24]. Pour revenir à la science, M. Alfred Maury a donné, de 1837 à 1859, l’Histoire des religions de la Grèce antique, œuvre pleine de vraie philosophie autant que de science. Après le livre du savant, la Bible de l’humanité, de M. Michelet, 1864, est le livre du voyant. Elle parut au lendemain de la Vie de Jésus de M. Renan, comme pour protester contre la surprise que ce beau récit avait faite à l’imagination, en l’enfermant, un moment du moins, dans l’horizon de la Galilée. Le livre de M. Michelet est une vue de l’histoire religieuse universelle prise de très haut, où les cimes se détachent vigoureusement, où contrastent les vives lumières et les fortes ombres, où toutes les idées qui dominent le sujet sont rendues avec un relief qui ne les laisse plus s’effacer de notre esprit.

L’histoire de la philosophie devait concourir avec celles des religions, et aboutir aux mêmes résultats. Un universitaire, M. Deschanel, fut des premiers à le reconnaître dans un article de la Liberté de penser, intitulé, le Catholicisme et le Socialisme, 1849[25]. Il y soutint hardiment qu’il n’y a pas une idée, pas un sentiment, pas un mot, dans la morale dite chrétienne, que les philosophes n’aient exprimé et formulé avant le Christ, et, sans approfondir cette thèse, il fit sa démonstration en quelques pages par des passages bien choisis. C’est au sujet de cet article que M. Deschanel, traduit devant le Conseil de l’Instruction publique, fut réformé, c’est-à-dire rayé de l’Université, et privé des fruits de ses études et de son travail pour le reste de sa vie.

Non seulement l’histoire de la philosophie ne pouvait manquer de rencontrer la critique des religions sur son chemin, mais elle ne pouvait rien faire qui ne contint cette critique. Sans parler des Études historiques spéciales sur de grands sujets, de MM. J. Simon, Vacherot et de tant d’autres, l’Académie des Sciences morales et politiques eut le sentiment de ce que réclamait l’esprit de notre âge, lorsqu’elle mit au concours, pour un prix qui devait être donné en 1853, l’Histoire des théories et des idées morales de l’antiquité. C’est à ce même moment qu’Adolphe Garnier publiait son Traité des Facultés de l’âme (1852), et qu’il y plaçait sous ce titre : Universalité des principes de la morale, une espèce de programme de l’histoire que demandait l’Académie[26]. Je rappelle ce souvenir, non pas seulement pour rendre hommage à ce vrai philosophe, d’un esprit si juste et d’une âme si droite et si bienveillante, dont l’autorité philosophique ria rien perdu depuis sa mort, et à qui j’aurais été heureux de pouvoir soumettre ce livre, mais parce qu’il avait essayé lui-même de remplir ce programme ; la mort a interrompu son travail à peine commencé[27].

M. J. Denis publia en 1856, en deux volumes, avec des développements considérables, le Mémoire qu’il avait présenté au concours de l’Académie, sous le titre que j’ai dit tout à l’heure, et qui avait été couronné. C’est un ouvrage considérable et excellent, où les doctrines helléniques sont parfaitement comprises et jugées, en même temps quelles sont éclairées par l’histoire ; où le style soutient l’élévation de la pensée, et où on sent partout une indépendance d’esprit et une chaleur de cœur pleines de vertu et de force. Ceux qui auront bien médité cet ouvrage pourront trouver qu’ils n’ont pas grand’chose à apprendre dans le mien. Mais M. Denis a écrit à la fin de sa Préface : On peut me reprocher de n’avoir pas traité une question qui semble la conclusion naturelle de mon livre, je veux dire celle de l’influence des anciennes philosophies sur les origines et sur la formation de la morale chrétienne. On s’apercevra facilement qu’elle a toujours été présente à mon esprit ; je ne l’ai donc pas oubliée, mais c’est à dessein que je ne l’ai pas abordée en elle-même. Et il en explique les raisons. Ces lignes sont beaucoup trop modestes : non seulement M. Denis a pensé à cette question, mais il y est entré fort avant ; et il s’en faut de bien peu que son livre ne suffise à la résoudre ; seulement il ne la met pas au premier plan. Ce qu’on peut dire est que, son ouvrage ayant été conçu d’après le programme d’une Société savante, l’auteur s’y sent moins libre que s’il parlait seulement pour lui-même, et de plus, il a été conduit à donner aux doctrines des écoles plus de place et plus d’importance que je ne ferai dans un travail écrit pour ceux mêmes qui n’étudient la philosophie que du dehors.

Il semble que le livre de M. Louis Ménard, de la Morale avant les philosophes, 1860, publié quatre ans après celui de M. Denis, ait été une sorte de protestation contre la trop belle part que la philosophie s’était faite à elle-même dans l’histoire de l’Hellénisme. Ce livre peu étendu, mais justement remarqué pour l’originalité de la pensée et pour la beauté du style, ne glorifie plus cette sagesse qui s’était élevée au milieu du paganisme, et qui devait le détruire, mais bien le paganisme lui-même, la religion antique, la poésie antique, les mœurs antiques, à l’égard desquelles les chrétiens ont été si sou vent injustes, et Platon même avant eux. M. Ménard, à son tour, est dur envers la philosophie ; il lui reproche d’avoir gâté l’esprit grec ; il l’accuse de l’abaissement et de la corruption même contre lesquels elle a lutté ; il prend parti, non seulement pour Homère condamné par Platon, mais pour Aristophane condamnant Socrate ; il pleure sur la foi pieuse que les raisonneurs ont détruite. Je ne le suivrai pas jusque-là, mais je ne peux trop rendre hommage au mérite qu’il a eu de comprendre et de faire comprendre que la Grèce avant Socrate se déployait dans la pleine liberté de sa belle nature, candis que la philosophie ne s’est levée sur elle qu’avec l’ombre de la servitude, et que l’esprit platonique, l’esprit stoïque et l’esprit chrétien, quels qu’aient été leurs efforts et leurs couvres, ne tiennent que trop cependant des temps mauvais où ils se sont produits ; de sorte qu’en reconnaissant le bien qu’ils ont fait, il faut reconnaître aussi le mal qui s’y mêle, et qui, comme le bien, a été toujours se développant de plus en plus, de Platon aux Stoïques, et des Stoïques aux chrétiens.

Car il est une faute qu’on a commise trop souvent, dans l’histoire comparée de l’Hellénisme et du Christianisme, c’est de poser la question comme s’il s’agissait seulement de savoir ai le premier ne doit pas avoir quelque part au bien dont on fait honneur à l’autre. Le Christianisme a fait aussi du mal, et une partie de ce mal peut être justement imputée à cette philosophie qui faisait violence à la nature, et qui était déjà une religion. Il ne faut pas trouver bon dans Platon ce que nous condamnons dans les Évangiles ou dans les Pères.

Le double crime du Christianisme a été de mettre la guerre, d’une part dans l’intérieur même de l’homme, par la violence faite à la nature ; d’autre part, dans la société humaine, entre les élus et les réprouvés. Le premier de ces torts est aussi celui de la morale platonique et stoïque[28] ; le second est plus particulièrement celui de l’Église. L’un et l’autre ont été développés avec une grande force dans le livre de M. Boutteville : La morale de l’Église et la morale naturelle, 1866[29].

Avant les écrits de MM. Ménard et Boutteville, avait paru l’ouvrage de Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 1858, oit la vérité sur les rapports entre l’Hellénisme et le Christianisme a été très bien saisie, quoique en passant. Dans ce gros livre, bourré d’idées comme tous ses livres, idées tantôt confuses ou bizarres, tantôt originales et approfondies (quand elles sont appuyées sur l’histoire), le chapitre IV de sa seconde Étude, intitulé : Le Christianisme tire les conséquences des prémisses posées par le stoïcisme et la philosophie condamnation de l’humanités, contient sur le sujet que je traite d’excellentes vues.

Enfin dans l’Examen du Christianisme par Miron, le chapitre XIV et dernier, intitulé, Défaut d’originalité du Christianisme, est un résumé abondant, quoique rapide, des emprunts faits par l’Église soit à la philosophie, soit à la religion des païens.

Je ne puis indiquer tous les livres qui, comme celui que j’ai cité déjà, de M. Janet, se rapportent encore à ce même sujet pris dans son ensemble ou dans ses détails ; on en trouvera plusieurs mentionnés dans mes Notes[30]. Je dois distinguer cependant le livre de M. Aubertin sur Sénèque et saint Paul (1856, réimprimé en 1869) ; car la question des rapports entre ces deux personnages, leurs écrits et leurs doctrines, contient nécessairement en elle la question plus générale des rapports entre la sagesse grecque et la foi chrétienne[31].

Quant à la manière dont les catholiques de notre temps essayent de se représenter la révolution chrétienne lorsqu’ils veulent faire de la critique et de l’histoire, je ne pouvais mieux m’en rendre compte qu’en relisant les leçons posthumes d’Ozanam sur la Civilisation au cinquième siècle, 2 vol. in-8e, 1855. On sait tout ce que valait l’intelligence d’Ozanam, sans parler de sa générosité de cœur[32]. Il avait une vaste science, de larges vues, un génie d’orateur plein d’éclat, mais aussi une prédominance marquée de l’imagination (d’une imagination lyonnaise) sur la faculté de la critique. Dans ses leçons, recueillies d’après la sténographie (sauf les cinq premières qui ont été rédigées par lui-même), tout ce qui appartient légitimement au Christianisme est rendu avec une vive et puissante éloquence, mais le reste est souvent méconnu ou altéré ; et il a quelquefois des thèses étranges, où sa naïveté se montre égale à sa sincérité et à son talent. Plusieurs autres ouvrages catholiques seront mentionnés dans mes notes, notamment celui de M. de Champagny[33].

Le titre que j’ai donné à mes Études, le Christianisme et ses origines, reproduit presque le titre général sous lequel M. Renan a rassemblé ses derniers travaux : Histoire des origines du Christianisme. Peut-être que mon ouvrage répond encore plus exactement que le sien à ce titre, puisque M. Renan raconte plutôt la naissance du Christianisme qu’il n’en recherche les origines. Du reste ce n’est pas ici le lieu de parler de la Vie de Jésus ni des volumes qui l’ont suivie. C’est dans la préface de ma Seconde partie que j’aurai à dire ce que je dois aux divers critiques qui ont traité de notre temps soit de Jésus lui-même, soit des Évangiles ou des commencements de l’Église : MM. Salvador et Strauss ; MM. Peyrat, d’Eichthal, Scherer, etc. Je sais bien aise cependant d’avoir eu à nommer M. Renan pour en prendre occasion de rappeler que c’est par un article sur la Vie de Jésus que j’ai abordé pour la première fois la critique religieuse. Je me féliciterai toujours d’avoir été un des premiers à rendre hommage à un livre qui, par la nouveauté hardie de l’exemple, par le talent de l’écrivain et par son succès éclatant, marquera une date dans l’histoire de l’esprit français[34].

Les divers chapitres qui composent ces deux volumes ont été publiés sous forme d’articles, d’abord dans la Revue moderne, dirigée alors par M. Charles Dollfus, puis dans la Revue contemporaine de M. de Calonne. Je remercie ces deux Revues d’avoir bien voulu les accueillir.

Ces articles ont paru aux dates suivantes : mai, juin, juillet, août, octobre 1867 ; février, avril, août 1868 ; août et septembre 1869.

Je demande la permission de rappeler ces dates, afin que si je m’étais rencontré dans certains développements avec les auteurs de quelques ouvrages publiés depuis et qui touchent aux mêmes sujets, on puisse reconnaître quand la priorité m appartient.

Des Études qui ne paraissaient qu’en articles espacés de loin en loin, ne pouvaient prétendre à occuper les critiques ; cependant quelques amis de la libre pensée, M. Desonnaz, M. Beaussire, m’ont fait l’honneur de les signaler et de les recommander au public, et je leur en suis reconnaissant. Enfin M. Vacherot, dans son grand livre sur la Religion, 1869, en a analysé les premières parties avec une étendue et en même temps avec une complaisance dont j’ai été aussi touché et aussi fier que je devais l’être.

Maintenant, du côté du public, quel accueil puis-je espérer pour un ouvrage qui est à la fois d’un aspect assez sévère et d’une grande liberté ? Beaucoup d’hommes aujourd’hui ont l’esprit assez ouvert à la critique, mais peu sont assez résolus pour suivre jusqu’au bout leur propre pensée. C’est surtout dans ce qu’on appelle le monde que l’indépendance philosophique est suspecte, et taxée à la fois de mauvais vouloir et de mauvais goût. On ne saurait trop redire cependant à ceux qui composent la société des salons ou celle des académies, qu’avec cette peur ou ce dédain (il y a à la fois dans leurs sentiments de l’un et de l’autre), ils se condamnent à l’impuissance et perdent tout le fruit de la culture par laquelle ils pourraient être supérieurs au grand nombre. Une véritable aristocratie ne doit pas avoir pour objet de se distinguer de la foule, c’est-à-dire de s’isoler d’elle, mais de la conduire ; et pour conduire les autres, il faut savoir soi-même où l’on va. On ne gouverne les esprits que par la vérité, et on ne trouve la vérité qu’autant qu’on l’aime. Fermer les yeux quand elle se présente a peut-être fort grand air, mais ce n’est pas un signe de force. Les gens comme il faut n’en ont aucune dans la société d’aujourd’hui ; ils flottent à sa surface plutôt qu’ils ne marchent a sa tète, et ce n’est pas pour eux seulement que je, le regrette, mais pour le mal que fait leur faiblesse. L’esprit français a exercé au XVIIIe siècle un irrésistible ascendant, parce que toute la France n’avait alors qu’un même esprit, et que nul ne restait en arrière ; voilà les temps que je voudrais voir revenir. Je voudrais que dans le monde des conservateurs il s’élevât un talent puissant et sincère, qui ramenât la vite autour de lui. Ils ont M. de Rémusat, et puissent-ils entendre les avertissements de cette sagesse éloquente ! Mais la grande situation de M. de Rémusat lui impose une certaine réserve, et ne lui permet pas de pousser trop loin l’espèce de violence que sa supériorité fait à ce monde qui l’entoure ; de moins haut placés pourraient essayer cette violence salutaire. C’est dans cette voie seulement qu’ils trouveront la véritable influence et le véritable éclat ; ils les chercheraient en vain ailleurs, dans des travaux estimables, mais stériles, qui ne vont pas au fond de choses, et bien moins encore dans la défense obstiné du passé. Nous écoutons respectueusement M. Guizot, parce qu’il est M. Guizot ; mais ceux qui se tiendraient toujours à sa suite ne sauraient attendre de nous le même respect[35].

Une objection grave m’est adressée par des chrétiens protestants. Ils me reprochent d’appeler du nom de Christianisme le Catholicisme, qui n’en est suivant eux qu’une corruption ; et ainsi d’imputer injustement au Christianisme un esprit païen, trop mêlé en effet aux doctrines et aux pratiques de l’Église romaine. Je réponds à cette plainte généreuse que l’esprit de mes Études est purement historique, et que je n’ai pas à examiner dogmatiquement si l’Église a été ou non fidèle à l’enseignement de celui qu’on a appelé le Christ. Ce qui est certain, c’est que jusqu’à Luther l’Église se confond dans l’histoire avec la Chrétienté ; que le Christianisme de l’histoire est le Christianisme de l’Église. Il est vrai qu’il n’en est plus ainsi à partir de la Réforme ; que des églises vivent et fleurissent depuis ce temps en dehors de celle qui avait régné jusque là, et que plus elles se sont éloignées d’elle, plus elles s’éloignent aussi de l’esprit païen. C’est une révolution dont on ne saurait manquer de tenir compte ; mais écrivant dans un pays catholique, il m’était permis, je crois, de considérer surtout le Christianisme sous la forme qui est demeurée dominante autour de moi, tout en rendant justice aux communions indépendantes, à celles surtout qui se sont faites presque aussi libres et aussi pures que la philosophie elle-même.

 

Malgré tout l’intérêt que je prenais à l’objet de mon travail, j’avais peine à ne pas m’en laisser distraire quelquefois chemin faisant par un autre attrait, celui de l’esprit grec et de l’incomparable littérature qu’il a enfantée. Quiconque touche à la Grèce est sous le charme ; la fable d’Ulysse, obligé de se faire attacher à son mât pour ne passe détourner de sa route à la voix des Sirènes, exprimerait bien, si on faisait abstraction du mauvais vouloir des Sirènes, l’effort dont l’esprit a besoin pour poursuivre une démonstration, au lieu de se laisser aller à contempler et à admirer tant de beaux génies, Homère, Pindare, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Platon , Démosthène , tant d’autres encore après eux ; et les merveilles des arts à côté de celles de la parole ; et au-dessus des unes et des autres, celles de la vie morale et politique la plus puissante ; toutes les variétés de gouvernements, de lois, de révolutions ou d’accidents politiques, tous les spectacles que peuvent donner la liberté, l’industrie, l’invention heureuse, les vertus de la guerre et celles de la paix. Partout mouvement et création, partout aussi ordre et harmonie ; c’est un véritable enchantement. La Grèce a fait l’éducation du monde entier, celle de ses maîtres, Macédoniens ou Romains, aussi bien que celle de ses sujets. Rome surtout s’épanouit et fleurit sous cette culture : Térence, Catulle, Lucrèce, Virgile ; Horace, Cicéron et les autres grands prosateurs ramenèrent les beaux jours de la poésie et de l’éloquence ; le sol de l’empire se couvrit de monuments ; le génie hellénique et le génie romain régnèrent ensemble.

La grâce est le don particulier de l’esprit grec. On l’a dit souvent ; Sainte-Beuve l’a redit, et avec bien de la grâce[36]. Je ne veux donc pas prétendre que cette grâce ait disparu du monde avec les Grecs ; mais s’il était vrai, pourtant, comme le veulent les poètes, qu’une déesse se fut envolée de la terre, ce serait celle-là plutôt qu’une autre ; et c est dans ce qui reste des Grecs qu’il faudrait chercher à retrouver ses traces. La séduction de la grâce hellénique a été même si puissante sur les esprits des modernes, qu’elle leur a fait quelquefois méconnaître d’autres grands dons. Un mot que Platon à spis dans la bouche d’un prêtre de l’Égypte : Vous autres Grecs, vous êtes des enfants, a été développé dans un sens auquel Platon lui-même n’avait pas songé. Il semblerait, à entendre d’éminents critiques, que l’Orient seul ait été capable des hautes pensées et des sentiments profonds, et que les Grecs n’aient su que se jouer à la surface des choses, en artistes aussi légers que merveilleux.

Oui, sans doute, la Grèce nous ravit par sa vive et éclatante jeunesse ; mais c’est une jeunesse virile, à laquelle cet Orient si vénéré n’a pas atteint. Les peuples enfants sont ceux qui, en Égypte, sont restés à jamais enchaînés aux traditions des premiers âges ; qui ont entassé des pierres sans remuer des idées ; qui ont vécu jusqu’à la fin prosternés sous leurs rois, sous leurs prêtres , et sous la terreur de leurs enfers. Les peuples enfants sont ceux qui, dans l’Inde, emmaillotés dans leurs castes, énervés par les violences de la nature, dormaient leur sommeil en faisant des sèves également gigantesques et impuissantes, Les peuples enfants sont ces Barbares de l’empire des Perses, dont les hordes innombrables sont venues se briser et comme se fondre au contact de quelques bataillons d’Hellènes, qui les ont écartés tout d’abord et n’ont eu ensuite qu’un mouvement à faire pour les subjuguer. Ce ne sont pas les Grecs qui sont des enfants, non, par ceux qui ont combattu à Marathon ou au Granique ; ce ne sont pas ceux qui ont jeté sur toutes les côtes leurs colonies et la civilisation avec elles ; ceux qui ont fondé à la fois le modèle des camps dans Sparte, et dans Athènes le modèle des cités ; ceux qui ont bâti Alexandrie ; ceux qui ont créé, après le théâtre, les sciences, la politique, la libre pensée ; ceux du milieu desquels sont sortis un Anaxagore, un Démocrite, un Héraclite, un Thucydide et un Aristote ; ceux qui de tous les peuples ont le plus aimé et le mieux servi l’humanité. Le seul côté misérable de leurs mœurs a été précisément un vice asiatique. Et quant au monde moderne, s’il vaut mieux qu’eux en certaines choses, ou s’il pense plus fortement, c’est qu’il a continué après eux de vivre et de souffrir, de sentir et de s’instruire. Les Hellènes sont jeunes par rapport à nous ; mais en face de l’Orient antique, ce sont eux qui ont été les hommes faits.

On s’incline cependant sans hésiter devant l’Orient, si on remonte à cette antiquité lointaine où l’Orient contenait en germe la Grèce elle-même avec toute une famille de l’humanité. Il est certain que la religion des Hellènes, leur mythologie, leur poésie, leur langue, tous les éléments de l’esprit hellénique, ont été puisés à une source plus haute, dont nous approchons d’aussi près qu’il est possible depuis qu’on nous a ouvert les Védas. La vraie histoire de la Grèce commence au temps dont les Védas rendent témoignage ; et le génie des Arias ne doit pas être opposé au génie grec ; l’un est enveloppé dans l’autre.

Ces vérités ont été mises de notre temps en pleine lumière ; elles ont donné à l’histoire des lettres grecques un aspect nouveau[37]. J’ai profité moi-même plus d’une fois dans ce volume des avertissements des orientalistes ; mais dès qu’on a passé les origines, il faut se défier d’une trop grande préoccupation de l’Orient. Il m’est impossible d’admettre, ni que l’Hellénisme dans ses beaux temps doive tout à l’Asie, ni que ce qu’il a pu lui devoir soit d’un si grand prix. Je suis persuadé au contraire qu’il n’a guères emprunté à l’Orient que quelques illusions théologiques, quelques superstitions ou quelques fantaisies d’ascétisme, et qu’il n’a tiré que de lui même tout ce qu’il a produit de vraiment bon et de vraiment grand.

La Grèce néanmoins n’a pas été à elle seule toute l’humanité, et je ne prétends rien méconnaître en dehors d’elle. Pourvu qu’on ne réclame pas pour l’Orient une adoration superstitieuse, qui refuserait son respect à la vieille Égypte, à ses monuments, à ses peintures, à ses inscriptions, à ses papyrus, témoins indestructibles de la première civilisation que le cerveau humain ait fait éclore ? Qui n’accorderait une admiration mêlée de tendresse à l’Inde brahmanique, cette aînée de la Grèce, qui a vieilli, pour ainsi dire, auprès du foyer, solitaire et sainte, tandis que sa jeune sœur, brillante et féconde, s’élançait vers les plus belles destinées et enfantait l’avenir ? Qui ne recueillerait pieusement les restes de tant d’autres grandes sociétés disparues ? Pour ce qui est de Rome, nul n’est en danger de l’oublier ; la Grèce et elle se sont partagées le domaine de l’histoire, et nous sommes les fils des Romains aussi bien que des Hellènes. Enfin ni l’éclat de la Grèce ni celui de Rome ne sauraient effacer les Juifs. Je dirai en détail, dans la suite de mes Études, tout ce que leur doit le monde moderne ; je puis dire en un mot dès à présent leur plus grand titre : c’est d’avoir fait entendre, suivant l’expression de Racine,

... Les soupirs de l’humble qu’on outrage.

Les Grecs et les Romains étaient les heureux du monde ; et même dans les temps mauvais où ils ont eu le plus à souffrir, c’étaient des aristocraties qui souffraient, et qui conservaient jusque dans la servitude leur grandeur et leur orgueil ; ils étaient encore, chacun à sa façon, les premiers peuples de la terre. Les Juifs, au contraire, toujours maltraités et insultés, toujours dans l’ombre, mais opiniâtres à maintenir leur liberté intérieure et leur foi dans un dieu dont ils étaient sûrs, puisque ce dieu représentait l’âme même de leur race, méritèrent d’être les interprètes de tous les opprimés, de tous les déshérités, de tous ceux qui sou8rea obscurément et patiemment ; disons, de l’humanité elle-même, car il n’y a pas d’homme qui ne rentre à quelques moments, ne fût-ce que par la maladie om par le deuil, dans la foule immense, des misérables ; et leurs psaumes douloureux et fiers toucheront éternellement leurs frères de toute origine, paras, qu’ils sont pleins à. la fois de tristesse et de force, et qu’ils donnent pour consolation au juste la haine du mal, le mépris du méchant, et je ne sais quelle espérance obstinée que le droit aura son jour, espérance qui semble déjà par avance faire lever ce jour dans son âme.

Je ne veux pas prétendre qu’à défaut des Juifs ce qui s’est fait par eux ne se frit pas fait sans eux ; je crois bien que les plaintes et les ressentiments des sujets et des esclaves auraient toujours trouvé une voix et auraient amené une révolution morale et démocratique analogue à celle qui s’est accomplie ; mais il demeure vrai que leur passion ardente a devancé le travail un peu lent de la conscience publique et de la sagesse des philosophes ; de sorte que la Judée et la Galilée garderont toujours le droit de dire : Une vertu est sortie de moi[38].

 

Juillet 1870.

 

 

 



[1] Nos absurdus sordidusque. (Tacite, Hist. V, 5).

[2] Tertullien, Apologétique, 47 ; il ajoute : Ainsi on se moque de nous quand nous annonçons un jugement de Dieu, parce que les poètes et les philosophes mettent aussi un tribunal dans les enfers ; et si nous vous menaçons de la géhenne, c’est-à-dire de feux souterrains amassés pour le supplice des coupables, on rit aux éclats, parce que vous avez aussi un Pyriphlégéthon ou fleuve de feu chez les morts ; etc.

[3] Discours sur l’Histoire universelle, Seconde partie, V, 17e alinéa (dans l’édition originale), et II, 4e alinéa. L’abbé Fleury a exprimé les mêmes idées dans son Discours sur Platon. Je prends ce Discours au tome Ier de la Bibliothèque des anciens philosophes, de Dacier voir p. CXXXVII.

[4] The hidden Wisdom of Christ, etc. Londres, 1865, analysé par M. Emile Burnouf dans la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1866.

[5] Lactance a dit (VII, 7), et il ne pouvait guère proposer rien de plus ingénieux pour sa cause, que la vérité était répandue çà et là dans les diverses philosophies, mais que l’Église seule l’a discernée et fixée. S’il s’était trouvé, dit-il, un esprit capable de recueillir cette vérité chez l’un et chez l’autre, et de ramasser en un seul corps la doctrine dispersée entre les sectes, celui-là s’accorderait absolument avec nous. Cette hypothèse habile n’est, à le bien prendre, qu’un aveu. Prétendre que la vérité chrétienne a été décomposée par les philosophes, c’est reconnaître au fond que l’Église, au contraire, a composé, avec les enseignements des philosophes, ce qu’elle a appelé la vérité. Le fameux système de Lamennais sur la religion du consentement universel, n’avait pour fondement et pour appui que cette croyance à une révélation primitive dort on prétend retrouver partout les morceaux. C’est la thèse que Huot, l’évêque d’Avranches, avait déjà hasardée ; mais prudemment, et comme pour ne pas troubler la foi générale, il l’avait exposée d’une manière confuse dans de gros volumes écrits en latin.

[6] Discours sur l’Histoire universelle, I, 9e alinéa.

[7] Discours sur l’Histoire universelle, V, 18e alinéa.

[8] Histoire de la philosophie morale et politique dans l’antiquité et les temps modernes, 1858, t. I, p. 209 (au début du chapitre Ier du livre II).

[9] Christian de Bunsen, l’auteur de Dieu dans l’Histoire.

[10] Questions contemporaines, chez Michel Lévy, page 349. En reproduisant ce morceau dans ses Questions contemporaines, 1868 (il avait paru dans la Revue des Deux-Mondes du 15 octobre 1860), M. Renan a modifié ainsi la première phrase : Le judaïsme fournit le levain qui provoqua la fermentation, voilà tout. — Je n’ai pas parlé dans mon travail du Christianisme germanique ou celtique, n’ayant pas à conduire jusque-là l’histoire de la religion chrétienne.

[11] Le sentiment de la Nature avant le Christianisme, 1866, page 234. Ainsi encore M. Charpentier, à la première ligne de ses Études sur les Pères de l’Église, 1853 : Quand le Christianisme parut, il était attendu.

[12] Joseph de Maistre a dit en parlant de Sénèque : Il a fait un beau traité sur la Providence, qui n’avait point encore de nom à Rome du temps de Cicéron. Soirées de Saint-Pétersbourg, neuvième Entretien. Il n’a pas fait attention qu’elle n’en a pas non plus dans la Bible.

[13] Tel homme, comme M. Wallon, a travaillé toute sa vie contre l’esclavage et attaché son nom au grand acte qui l’a aboli. En même temps il est croyant ; il s’imagine donc de bonne foi que c’est sa Croyance qui est libérale. Il se trompe, car il a beau parler, lui et quelques autres encore, l’Église se tait. Elle a du loisir et de l’audace pour décréter la Conception immaculée ; elle n’en a pas pour désavouer d’une manière formelle la plus grande des iniquités.

[14] Discours sur l’Histoire universelle, Seconde partie, I.

[15] Je le prends dans l’excellent Choix de sermons de la jeunesse de Bossuet, par Eugène Gander, p. 43.

[16] La nature ne fait point de sauts. — On donne cette phrase comme de Linnée ; je ne puis dire au juste où elle se trouve.

[17] La Préparation évangélique est le titre d’un livre d’Eusèbe, mais il prend ce mot dans un autre sens.

[18] M. l’évêque d’Orléans, dans son Introduction à l’Histoire de Notre-Seigneur-Jésus-Christ, 1870.

[19] C’est ce que M. Taine venait de faire encore avec une grande force, au moment où j’écrivais, dans son livre de l’Intelligence.

[20] C’est un mot de ce brillant Prévost-Paradol, dont le souvenir est accompagné de si amers regrets.

[21] Un mot railleur et voltairien de Lessing contenait l’âme de cette critique, quand il disait du Christianisme, que ce qu’il y a de vrai n’est pas nouveau, et que ce qu’il y a de nouveau n’est pas vrai.

[22] Constus imponere Pelio Ossam-Scilicet.

[23] Lamartine, dans la Mort de Socrate, dans Jocelyn (Seconde partie, 28 février), etc. ; Musset, au commencement de Rolla, etc. Victor Hugo a jeté çà et là dans ses vers les mêmes idées :

Zeus ! Irmensul ! Wishnou ! Jupiter ! Jéhova !

Dieu que cherchait Socrate, et que Jésus trouva, etc., etc.

Voir particulièrement la pièce intitulée, les Mages, dans la Seconde partie des Contemplations.

[24] Comme le jour naissant fait pâlir les bougies,

Éteins les actions et les mythologies !

(LAURENT PICHAT, 1847.)

Dans ces dernières années, de jeunes poètes, parmi lesquels on distingue M. André Lefèvre, ont repris résolument la tradition de Lucrèce.

[25] La Liberté de penser, tom. V, page 424.

[26] Livre VI, section II, paragraphe 6, tome II, page 963.

[27] La Morale dans l’antiquité, 1866, posthume, avec une préface de Prévost-Paradol. — Le Traité des Facultés de l’âme a été traduit en grec il y a deux ans.

[28] On l’a exprimé supérieurement en deux mots : Le christianisme a prononcé le plus triste des divorces, celui de l’âme et du  corps dans l’être humain. (DANIEL STERN).

[29] M. Bouteville a été frappé à son tour, pour avoir dit librement la vérité. — Il est mort avant qu’aucune réparation lui ait été faite.

[30] On s’apercevra que je ne cite guère, parmi les livres écrits dans des langues étrangères, que ceux qui ont été traduits, et ce sont en effet les seuls dont il m’ait été possible de profiter. J’ai souvent souffert de cette ignorance, qui devient heureusement plus rare de jour en jour. Cependant il y aura longtemps encore assez de Français incapables de lire couramment un livre étranger, pour que les amis de la science doivent se montrer reconnaissante envers les interprètes qui mettent à notre portée, au prix d’an labeur considérable, tel monument de premier ordre, comme par exemple, sans parler de tant de trésors de la savante Allemagne, l’Histoire de la Grèce de M. Grote, un des plus considérables comme des plus excellents livres de notre temps.

[31] M. Eugène Garcia a donné plus récemment encore, dans la Revue moderne (septembre et octobre 1869), une suite d’articles sous ce titre : les Païens à travers les siècles, pleins de faits et d’observations intéressantes, et qui ne suivent pas seulement le paganisme jusqu’aux temps chrétiens, mais à travers toute la suite de ces temps jusqu’à nos jours. M. Eugène Garcin cite lui-même les livres de K. L. Ménard, celui de M. Hippolyte Babou, les Païens innocents, et les vers de M. Leconte de Lisle.

[32] J’ai reçu d’Ozanam, en 1849, en réponse à ce que je lui écrivais au sujet d’un de ses livres, une lettre qui a été imprimée dans sa Correspondance, et qui me sera toujours un titre d’honneur.

[33] On m’a fait l’amitié de me communiquer un livre janséniste de 1726, intitulé : Parallèle de la doctrine des païens avec celle des Jésuites et de la Constitution du pape Clément XI qui commence par ces mots : Unigenitus Dei Filius ; suivi d’une Réponse de l’auteur à quelques reproches qu’on lui a faits, et d’un autre livre intitulé : Principes des Jésuites sur la probabilité réfutés par les païens, etc. 1727 (sans indication de lieu). En tout, 384 pages. Ce sont des pamphlets tout pleins des ressentiments et des haines qu’avaient soulevés une longue persécution et la destruction de Port-Royal ; on y continue contre la morale ou plutôt la politique jésuitique, la guerre des Provinciales, et pour mieux déshonorer les relâchements de cotte casuistique prétendue chrétienne, on la met en face de ce que la morale des païens a eu de plus élevé et de plus pur. De sorte que, par un de ces renversements de rôles fréquents dans la polémique, ces mêmes jansénistes qui, dans leur foi intraitable à la grâce, tenaient pour nulles, comme venant seulement de la nature, la vertu et la sagesse des païens, sont conduits maintenant à les rehausser et à les faire valoir tout ce qu’elles valent. Aux faiblesses des casuistes sur ce qui regarde les mœurs, ils opposent les paroles sévères de Cicéron flétrissant la volupté. Contre une religion qui consiste surtout dans des devoirs extérieurs et des pratiques pieuses, ils invoquent le témoignage que le même Cicéron rend à la piété intérieure et sincère, et déjà Platon avant lui. Ils ramassent dans Sénèque d’éloquentes censures contre ces pécheurs envieillis qui ne peuvent plus secouer leur péché : si misérables, qu’ils se complaisent dans leur misère ! L’auteur fouille l’antiquité avec tant de passion, qu’il y trouve partout des accusations contre ceux qu’il déteste. Horace a désavoué l’attrition des Jésuites et rendu hommage à une pénitence plus pure, quand il a dit : Les bons haïssent le péché par amour pour la vertu ; toi, si tu recules devant le crime, c’est par peur de la peine ! Quand Cicéron a prescrit de s’abstenir d’une action pour peu qu’on doute si elle est juste ou injuste, il a condamné les pitoyables doctrines de la Probabilité. Lorsque, dans ses Lois et d’après Solon, il a prononcé des peines contre la violation des sépultures, il a voué d’avance à l’exécration de la postérité les sacrilèges qui devaient un jour violer les tombes saintes de Port-Royal. Un est touché en même temps qu’étonné en lisant ces choses ; mais on ne peut guère s’empêcher de sourire quand on trouve ce qui suit au sujet des doctrines des Jésuites sur la communion : Qu’on ne s’attende pas à les voir si rigoureux que l’étaient les Romains à l’égard des vestales. Ces prêtresses devaient se conserver pures, sous peine d’être enterrées toutes vives, etc. Et dans une note en marge : Quoique nous opposions ici la sévérité des Romains au relâchement des Jésuites, nous ne prétendons pas exiger d’eux qu’ils en usent avec leurs pénitentes comme ces païens en usaient à l’égard des vestales. En voilà assez pour faire comprendre la singularité, mais aussi l’intérêt de ce livre curieux.

[34] Quant au sous-titre de ma première partie, l’Hellénisme, il est clair que ce mot est pris là en un sens tout autre que dans le livre de M. Egger, l’Hellénisme en France, 3 vol. in-8°, 1869, ouvrage de haute science et du plus grand intérêt, un des plus intéressants (a dit la Revue Critique) que l’histoire intellectuelle de notre pays ait depuis longtemps mis au jour, mais d’un intérêt qui est surtout littéraire.

[35] Un penseur éminent a dit avec ironie et amertume : L’Église catholique règne encore, non assurément sur l’esprit ou le cœur de la société française, mais sur ses habitudes ; et, là où les principes sont si faibles et les passions si mobiles, commander aux habitudes, n’est-ce pas en réalité commander à l’existence ? (Esquisses morales, par Daniel Stern.)

[36] Port-Royal, livre III, à la fin du n° IX.

[37] C’est par où se distingue l’Histoire de la littérature grecque de M. Émile Burnout, 1869. Quant à l’influence générale de l’Orient, non plus seulement sur les lettres grecques, mais sur tout l’ensemble de la vie hellénique, elle a été très bien résumée en quelques pages, au chapitre XIII de l’Histoire de la Grèce ancienne de H. Duruy, 1862.

[38] Je ne sais comment j’avais oublié, dans la revue que j’ai faite des Études sur les rapports de l’hellénisme au christianisme, de mentionner le livre intitulé : le Christianisme et le libre examen par le docteur Mary (pseudonyme), en deux volumes, 1864. Le chapitre XIII contient vingt-cinq pages (t. II, p. 89-113), qui sont un excellent résumé de ce qu’on peut dire à ce sujet. Je retrouverai plus tard encore ce livre, couvre d’un esprit très judicieux, très sage, plein d’égards et quelquefois même de complaisance pour le sentiment religieux, mais fin, très éclairé, ne supportant ni le fanatisme ni la déclamation, et ne consentant pas plus à être dupe qu’à titre injuste.