HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

AU CHEVET DU CARDINAL ET DU ROI

CHAPITRE DEUXIÈME. — APRÈS LE CARDINAL, LE ROI.

 

 

En ce printemps de l'année 1643, tous les ennemis du ministre défunt, sauf Mme de Chevreuse et Châteauneuf, sortaient de prison ou revenaient d'exil. Louis XIII, sentant sa fin prochaine, les rappelait à la Cour les uns après les autres, de peur de garder sur sa conscience la moindre injustice. Le 21 avril, on vit reparaître le maréchal de Bassompierre ; le 22, le duc et la duchesse d'Elbeuf avec leurs enfants ; le 23, le maréchal de Vitry ; le 29, la duchesse de Guise, sa fille et ses deux fils ainsi que MM. de Manicamp et de Beringhen ; le 1er mai, le duc de Bellegarde ; enfin le duc et la duchesse de Vendôme, les ducs de Mercœur et de Beaufort.

C'est avec surprise qu'ils trouvaient, sur les degrés du trône d'où l'âpre et redoutable Richelieu avait foudroyé plutôt que gouverné les humains, un successeur, doux, bénin, qui ne vouloit rien, qui étoit au désespoir que sa dignité de cardinal ne lui permît pas de s'humilier, autant qu'il l'eût souhaité, devant tout le monde[1].

Avec plus de surprise encore, ces revenants constataient que la politique étrangère du nouveau ministre était celle de l'ancien.

Richelieu mort gouvernait sous le nom de Mazarin. Mazarin, d'ailleurs, reconnaissait le génie de ce Richelieu qui, depuis longtemps, avait su découvrir son mérite et le signaler au Roi. Il écrivait au maréchal de Brézé : Bien que je ne puisse recevoir de douleur plus sensible que d'ouïr déchirer la réputation de M. le Cardinal, si est-ce que je considère qu'il faut laisser prendre cours sans s'émouvoir à cette intempérance d'esprit dont plusieurs Français sont travaillés. Le temps fera raison à ce grand homme de toutes les injures et ceux qui le blâment aujourd'hui connaîtront peut-être à l'avenir combien sa conduite eût été nécessaire pour achever la félicité de cet État, dont il a jeté tous les fondements. Laissons donc évaporer en liberté la malice des esprits ignorants et passionnés, puisque l'opposition ne serviroit qu'à l'irriter davantage  et consolons-nous par le sentiment qu'ont de sa vertu les étrangers qui en jugent sans passion et avec lumière[2]. Et du fond de sa tombe, Richelieu, en son Testament politique, s'adressait ainsi au Roi : Sire, si mon ombre qui paraîtra dans ces Mémoires[3], peut, après ma mort, contribuer quelque chose au règlement de ce grand État au' maniement duquel il vous a plu me donner plus de paît que je n'en mérite, je m'estimerai extrêmement heureux... Dieu ayant béni mes intentions... j'estimai que les glorieux succès qui sont arrivés à votre Majesté m'obligeaient à lui faire son histoire, tant pour empêcher que beaucoup de circonstances, dignes de ne mourir jamais dans la mémoire des hommes, ne fussent ensevelies dans l'oubli... qu'afin que le passé servît de règle à l'avenir... pièce conçue en termes les plus courts et les plus nets qu'il me sera possible... tant pour suivre mon génie que pour m'accommoder à l'humeur de votre Majesté, qui a toujours aimé qu'on vînt au point en peu de mots et qui fait autant d'état de la substance des choses qu'elle appréhende les longs discours dont la plupart des hommes se servent pour les exprimer.

Ce qui importe dans une carrière comme celle du cardinal, c'est la volonté d'agir et le dessein dans l'exécution et le résultat de l'action, en un mot l'art du gouvernement. C'est par cet art que l'ancienne Gaule est devenue la France, et cet art, la France l'a exercé durant des siècles dans une forme classique, la royauté. Mais la royauté, héritée de l'antiquité, n'était pas un gouvernement absolu, appuyé sur la conception de l'unité. Elle eut à compter, parmi des difficultés sans nombre, avec la seigneurie, qui, dans son ensemble, devint la féodalité. Pour apprécier le rôle d'un de ses chefs, il faut donc tenir compte de la tradition, de la race et de l'évolution historique, au milieu de cette vaste contrée civilisée, l'Europe, — l'Europe qui se créait. Richelieu possédait ai plus haut degré l'art de gouverner, de développer la nation, de faire rayonner son pays, d'établir sa maitrise sur ses voisins.

Si Louis XIII ne regretta point Richelieu outre mesure, si, comme l'affirme le marquis de Montglat, il fut ravi d'en être défait et ne le nia point à ses familiers ; il ne le jugeait pas autrement que ne faisait Mazarin et il tenait à suivre ses conseils : Il Re, notait l'Italien en ses Carnets, e piu risoluto che giamai alla guerra[4].

C'est depuis le 21 février que la santé du Roi déclinait. Son valet de chambre Du Bois observait à cette date : Le Roi est tombé malade d'une longue et mortelle maladie, qui paraissoit comme flux hépatique, — les autres la nomment fièvre étique, laquelle ensuite causa des abcès dans le corps, laquelle maladie donnoit toujours quelque espérance de guérison[5]. Cependant Louis XIII ne se leurrait point. Il dit à son médecin Bouvard le 19 avril : Vous savez qu'il y a longtemps que j'ai mauvaise opinion de cette maladie ici et que je vous ai prié et même pressé de m'en dire votre sentiment. — Il est vrai, Sire, répondit Bouvard embarrassé. — Je vois bien qu'il faut mourir, reprit le Roi : je ne m'en suis pas aperçu de ce matin, puisque j'ai demandé à M. de Meaux et à mon confesseur les sacrements, qu'ils m'ont différés jusqu'à présent.

Ce même jour, il fit ouvrir les fenêtres de sa chambre du château neuf de Saint-Germain. Apercevant au loin la basilique de Saint-Denis, il la montra en disant : Voilà ma dernière maison, où je me prépare pour aller gaiement. Le soir, il se fit lire, dans l'Introduction à la Vie Dévote, le chapitre Du Mépris de ce Monde et dans l'Imitation de Jésus-Christ, celui de la Méditation de la Mort.

Après cette journée du 19 avril 1643, il ne quitta plus son lit. Sa mort prochaine l'incitait à penser de plus en plus à son fils, qui, âgé de moins de cinq ans, et ondoyé le jour de sa naissance, n'était pas encore baptisé. Il résolut de faire procéder aux cérémonies du baptême et comme l'on disait jadis de le nommer.

 

Que de préoccupations lui avait causées ce Dauphin ! Quelles jalousies il avait soulevées en lui ! Le Roi n'avait pas oublié cet automne 1640 où l'enfant manifestait à son égard une antipathie dont il était ulcéré. Le 9 septembre de cette année-là, Louis XII avait écrit à Richelieu : Je suis très mal satisfait de mon fils ; dès qu'il me voit, il crie comme s'il voyoit le diable et crie toujours à maman ; il lui faut faire passer ces méchantes humeurs et l'ôter d'auprès de la Reine le plus tôt qu'on pourra[6]. Quatre jours plus tard, il avait eu la satisfaction d'annoncer au cardinal : Par l'adresse de Mme de Lansac, mon fils m'a demandé pardon à genoux et a joué avec moi plus d'une grosse heure. Je lui ai donné des babioles pour se jouer ; nous sommes les meilleurs amis du monde. Je prie le bon Dieu que cela dure[7]. Et Louis XIII alors, avait été fort content de Mme de Lansac — Françoise de Souvré, fille du maréchal de Souvré, son ancien gouverneur — ; il l'appréciait d'autant plus que, jadis dame d'honneur de la reine Marguerite, elle n'avait jamais été auprès des Reines étrangères (Marie de Médicis et Anne d'Autriche). Il n'avait pas été moins satisfait de l'intérêt que Richelieu avait pris à ce léger incident qui pouvait être gros de conséquences. Le 14 septembre 1640, il avait mandé au cardinal duc : Je vous remercie des bons avis que vous me donnez sur l'aversion que mon fils témoignoit avoir contre moi ; grâce à Dieu, j'espère qu'il ne sera pas besoin de les exécuter... Il ne sauroit durer sans moi, il me veut suivre partout ; je lui fais toutes les caresses que je puis ; je pense qu'un petit discours que je fis devant des personnes que je savois bien qui l'iroient redire, et l'adresse de Mme de Lansac... n'ont pas nui à ce changement. Le discours fut qu'il y avait des femmes auprès de mon fils de qui je n'étois pas satisfait, qui lui faisoient avoir peur des hommes et que, si ces mauvaises humeurs continuaient, je changerois tout ce qui le sort, excepté Mme de Lansac et deux femmes, et que je voulois qu'il n'eût plus que des hommes, et dis à Montigny (capitaine aux gardes françaises) : Si ces mauvaises humeurs durent à mon fils, vous changerez bientôt de garnison. Je disois cela pour faire connaître que je le pouvois bien ôter d'ici ; mais je m'enquis à M. Bouvard, sans dire pourquoi, quel était le meilleur air ou Chantilly ou Versailles. Deux fois vingt-quatre heures après ce discours, la bonne humeur lui revint. J'ai demandé à Mme de Lansac si elle n'avoit point eu connaissance que quelque personne lui ait rien dit pour lui faire venir cette aversion ; elle m'a dit n'avoir rien connu. Je crois que l'amitié qu'il me témoigne durera ; mais au cas que cela changeât, j'en userois selon les bons avis que vous me donnez ; je m'en suis trop bien trouvé jusqu'à cette heure pour en user autrement[8].

Au printemps 1642, ce n'était pas Richelieu qui avait conseillé au Roi de séparer la Reine de ses enfants[9], que l'on devait envoyer à Fontainebleau. Louis XIII s'en souvenait, Anne d'Autriche avait même alors, remercié le cardinal d'avoir intercédé auprès du Roi. Le 30 avril, elle lui avait mandé de Saint-Germain tandis qu'il était malade à Narbonne : La lettre que M. de Chavigny a écrite à M. de Brassac[10] par ordre du Roi, m'a encore bien fait connaître le juste sujet que j'ai eu de m'attrister de votre indisposition, puisque je vois que l'on s'en est servi pour me rendre le plus mauvais office près du Roi, que l'on me pouvoit faire. Me séparer de mes enfants dans la tendresse de leur âge m'a fait une douleur si grande que je n'ai pas assez de force pour y résister. Et comme l'état auquel je suis ne me permet pas de pouvoir de quelques jours partir d'ici et que je ne résisterois au contentement du Roi, au dépens même de ma propre vie, sitôt que je le pourrois, si je suis si peu heureuse qu'il demeure en cette volonté, j'ai estimé avant cela pouvoir être consolée de votre assistance en cette occasion[11]. Je me promets de l'amitié que j'ai reçue de vous en tous rencontres que vous ne me la dénierez en celui-ci, non plus que votre protection pour me garantir d'une affliction laquelle me seroit insupportable[12].

Louis XIII mourant ne pouvait pas ne pas avoir présente l'esprit la sollicitude que le défunt cardinal portail au Dauphin allant jusqu'à vouloir connaître les prières que l'enfant, qui savait à peine parler, disait le matin, le soir, avant et après les repas, s'inquiétant du peu de goût que le futur Louis XIV témoignait pour l'étude de l'A. B. C. En cette fin d'avril 1643, voulant que le nouveau ministre ne fût pas moins dévoué à l'enfant que l'ancien, le Roi résolut de le lui donner pour parrain.

Ce fut le 21 avril, dans la chapelle du château vieux de Saint-Germain, que le Dauphin fut tenu sur les fonts par le cardinal Mazarin. La marraine était la princesse de Condé. L'enfant avait revêtu une robe de taffetas d'argent, qu'il portait sur son habit ordinaire. Il arriva précédé de la Reine sa mère et suivi de Mme de Lansac. En présence des seigneurs et des dames installés dans les tribunes et de la musique du Roi qui, dans le jubé, chanta un motet, l'évêque de Meaux fit les cérémonies. Puis le Dauphin, — qu'on venait de nommer, — fut conduit au château neuf : Comment vous appelez-vous, à présent, lui dit Louis XIII ? — Je m'appelle Louis XIV, mon Papa, répondit le Dauphin. — Pas encore, mon fils, reprit le Roi, pas encore, mais ce sera bientôt. Et les yeux au ciel, il fit cette prière : Seigneur, faites-lui la grâce de régner en paix après moi et en véritable chrétien ; qu'il ait toujours devant les yeux le maintien de votre sainte religion et le soulagement de ses peuples[13]. Car le soin des intérêts de la religion le hanta jusqu'à la fin. Il exhorta, le lendemain, les maréchaux de La Force et de Châtillon à abjurer le protestantisme. Il dit à La Force : Je vous connais pour un des plus sages et des plus vaillants gentilshommes de mon Royaume : mais étant prêt, comme je suis, d'aller rendre compte à Dieu de toutes les actions de ma vie, je suis obligé de vous dire que je crois qu'il ne vous a laissé parvenir à un si grand âge que pour vous donner le temps de penser à votre conversion et vous faire enfin reconnoître qu'il n'y a qu'une religion en laquelle on puisse être sauvé, qui est la catholique, apostolique et romaine, que je professe[14]. Discours émouvants qui ne réussirent à convaincre ni l'un ni l'autre maréchal.

Le 14 mai 1643, anniversaire de la mort de son père, après avoir réparé toutes les injustices qu'il avait cru avoir commises, après avoir facilité le mariage de son frère, après s'être préparé à la mort durant des semaines et s'être approché mainte fois des sacrements avec les sentiments de la dévotion la plus vive, il mourut de la tuberculose intestinale et pulmonaire qui le minait depuis des mois[15].

Il mourait, ainsi que l'a chanté Corneille, au lendemain d'une grande victoire de la France :

Illustre boulevard des frontières d'Espagne,

Perpignan, la plus belle et dernière campagne,

Tout mourant contre toi nous le voyons s'armer ;

Tout mourant, il te force et fait dire à l'envie

Qu'un si grand conquérant n'eût jamais pu fermer

Par un plus bel exploit une si belle vie[16].

Et bien peu avant de mourir, il avait eu une sorte de vision prophétique. Il savait que le duc d'Enghien allait s'opposer à don Francisco de Mello, qui menaçait Rocroi et se croyait sûr de prendre la place et de planter bientôt ses étendards 'jusqu'aux portes de Paris. Le fer mai, il avait cru assister à la victoire que le duc d'Enghien remporta le 19 et qui anéantit pour des siècles la vigueur de l'infanterie d'Espagne[17]. Dans sa chambre de Saint-Germain, le Roi avait réclamé ses pistolets et, croyant les saisir, il avait mis la main sur l'éventail que tenait la Reine, assise à son chevet : Ne voyez-vous pas, disait-il, M. le Duc d'Enghien qui donne une grande bataille aux Espagnols, qui ont assiégé une place ? Seigneur, comme il les mène ! Ils sont défaits, ils sont tous morts ou prisonniers, fors quelques fuyards. Oh ! que j'ai bien fait de lui confier mon armée, car c'est de mon pur choix, en quoi été assez contrarié ![18] Hallucination d'un mourant !

Ce dont Louis XIII pouvait se glorifier au moment de paraître devant celui qui juge les rois, c'était d'avoir, dix-huit années durant, malgré toutes les intrigues, toutes les conjurations, en dépit de toutes les rancœurs, maintenu à son côté celui qu'il considérait comme le plus grand serviteur que la France eût jamais en. Avec l'impérieux cardinal dont il avait su discerner le génie, il avait préparé la France puissante et glorieuse qu'il offrait à Louis XIV.

 

FIN DU SIXIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Mémoires du Cardinal de Retz, tome I, page 232.

[2] Avenel, Lettres du Cardinal Mazarin, tome I, page 186.

[3] Le Testament politique fut publié pour la première fois en 1688.

[4] Mémoires du Marquis de Montglat, édition Petitot, tome I, pages 309-400.

[5] Voir Docteur Paul Guillon, La Mort de Louis XIII, pages 23-24.

[6] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, page 378.

[7] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, pages 379-380.

[8] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, page 380.

[9] Le Dauphin, né comme on l'a vu, le 5 septembre 1638 ; le duc d'Anjou, venu au monde, le 21 septembre 1641.

[10] Voir une lettre de M. de Brassac à Richelieu du 15 juin 1642, Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 928, note.

[11] Elle lui avait déjà écrit à ce sujet en septembre 1640.

[12] Bibliothèque de la Sorbonne. Documents donnés par M. le Duc de Richelieu.

[13] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, tome III, page 62.

[14] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, page 612.

[15] C'est l'avis du docteur Paul Guillon dans La Mort de Louis XIII, pages 131-132.

[16] Les Triomphes de Louis le Juste.

[17] Mémoires du Cardinal de Retz, tome II, page 231.

[18] Mémoires de Lenet, édition Michaud, page 432.