HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LES PARTIES INACHEVÉES DE L'ŒUVRE DU CARDINAL

CHAPITRE PREMIER. — RICHELIEU ET LA RELIGION.

 

 

Sentant sa mort prochaine, le cardinal de Richelieu quittait ce monde avec le regret de n'avoir pas achevé les grandes choses qu'il avait entreprises ; il voulait remettre son ouvrage entre les mains de Mazarin pour le conduire à la perfection[1].

Quelles étaient ces choses entreprises ? Quel était cet ouvrage ? Le principal des soucis du cardinal était, comme on le sait, de conduire à bonne fin la lutte contre la maison d'Espagne.

Les deux autres œuvres capitales, signalées par Richelieu lui-même dans la Succincte narration qui sert d'introduction au Testament politique, à savoir la ruine du parti huguenot et l'abaissement de l'orgueil des grands, étaient réalisées, la première par la prise de La Rochelle, la seconde par la défaite des Montmorency, des Guise, des Bellegarde, des Soissons, des Bouillon, des Rohan, des Lorraine, des Épernon, des La Valette, tous ces hauts personnages qui avaient tenté d'exploiter les ambitions de Gaston de France ; Mazarin n'aura qu'à en finir avec ces principautés particulières par sa victoire sur la Fronde des Princes.

Mais Richelieu avait eu aussi d'autres desseins qui occupaient sa prodigieuse activité : on peut considérer cette partie inachevée de son œuvre selon qu'elle se réfère à la religion, aux lettres, aux arts, au rôle de la France agent de civilisation dans le monde. Pour reprendre les expressions du Testament politique, le cardinal n'oubliait rien de ce qui pouvoit relever le nom de la France dans les puissances étrangères au point où il devoit être.

En suivant les grandes lignes indiquées par Richelieu et par ses actes mêmes, on fera mieux connaître cette vie extraordinaire et l'on donnera une conclusion indispensable à son histoire.

 

La religion. Richelieu et la Réforme.

Une époque qui comptait, parmi ses grands esprits, l'auteur de la page que l'on va lire ne pouvait pas ne pas mettre, au premier rang de ses préoccupations, les sentiments de la France à l'égard de la religion et, en particulier, les rapports de cette puissance avec l'Église romaine et : avec le Saint-Siège.

Pascal écrit, au chapitre XI de ses Pensées : En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en regardant tout l'univers muet et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaitre où il est et sans moyen d'en sortir. Et, sur cela, j'admire comment on n'entre point en désespoir d'un si misérable état. Je vois d'autres personnes auprès de moi, d'une semblable nature : je leur demande s'ils sont mieux instruits que moi ; ils me disent que non. Et, sur cela, ces misérables égarés, ayant regardé autour d'eux et ayant vu quelques objets plaisants, s'y sont donnés et s'y sont attachés. Pour moi, je n'ai pu y prendre d'attache, et, considérant combien il y a plus d'apparence qu'il y a autre chose que ce que je vois, j'ai recherché si ce Dieu n'aurait pas laissé quelque marque de soi. Je vois plusieurs religions contraires et, par conséquent, toutes fausses, excepté une...

Les choses étant telles pour l'esprit humain, Pascal, homme de haute science et de cœur troublé, entouré de ces âmes anxieuses qui l'accompagnaient dans la vie dévouée de Port-Royal, s'applique à trouver la lumière : il la cherche dans la nature de l'homme, dans le passé de l'humanité, dans ce qui cause la brillante civilisation qui l'entoure, dans l'approfondissement de ses propres sentiments, de ses propres méditations, et il s'arrête finalement devant la Révélation qui fut faite à l'humanité par le plus ancien livre et par la plus haute des apparitions qu'ait connues la terre. Eh bien ! ce que Pascal a fait, son siècle entier l'a fait comme lui. Après de, longs troubles et de terribles luttes, il s'est senti chrétien. Qui serait assez négligent de son être propre et de sa destinée pour se détourner, sans examen, des voies qui furent choisies par cet âge, l'une des plus grandes époques de l'humanité ?

Le temps où Richelieu arriva aux affaires était l'un des plus critiques dans l'histoire de l'esprit humain. Un désordre profond, à l'intérieur et à l'extérieur du Royaume, avait marqué la fin du moyen âge. L'unité chrétienne, qui était restée pendant des siècles sous la direction du Souverain Pontife siégeant à Rome, avait été ébranlée jusque dans ses fondements.

Deux causes bien déterminées avaient produit ce délabrement : d'une part, la décadence des mœurs, en particulier des mœurs ecclésiastiques, par l'affaiblissement de la foi médiévale ; d'autre part, le réveil, dans les esprits, des traditions de l'antiquité, mises au jour par les leçons de l'humanisme et les découvertes de la science, ruinant les méthodes de raisonnement et les principes admis par la tradition intellectuelle des âges antérieurs. Les générations nouvelles étaient toutes préparées à la naissance de doctrines et de méthodes répondant à l'évolution qui s'accomplissait dans les esprits et dans les âmes.

Le protestantisme de Luther et de Calvin s'était targué de répondre à l'appel des grands chrétiens réclamant une réforme et il avait détaché de Rome des parties riches et nombreuses de l'Europe ; mais il n'avait pu gagner à sa cause d'autres parties non moins puissantes et non moins populeuses. Résultat : divisions, guerres religieuses, anarchie.

D'autre part, le principe même de la foi chrétienne ayant été affaibli par le scepticisme des humanistes et par les découvertes de la science, — surtout dans les choses de la nature, — une recherche ardente s'était mise en quête de solutions relevant uniquement du témoignage des sens et de l'intelligence raisonnante. En Italie, une école libertine, acceptant la leçon des fameux incrédules de Padoue, Giordani Bruno, Vanini, avait propagé le doute et elle avait osé frapper aux portes mêmes du Vatican[2].

En France, la Ligue et la Contre Ligue avaient divisé à la fois les esprits et les forces sociales, et le débat, en s'appliquant surtout à la politique, avait opposé, dans les faits comme dans les idées, au droit du magistrat sur les peuples, le droit des peuples sur le magistrat. Le système dynastique lui-même avait été mis en discussion et l'avènement de Henri IV, accompli du fait de la victoire et par l'opportunité d'une heureuse conversion, avait paru à beaucoup une combinaison plutôt qu'une solution. Au point de vue religieux, la question n'avait pas été davantage éclaircie. Le concile de Trente avait bien édicté les principes d'une contre-réforme catholique ; mais il n'avait pas été accepté par toute l'Église, et en France, notamment, ses décisions n'avaient rencontré qu'une adhésion partielle, où ne manquaient pas les réticences.

Au même moment, la vieille thèse des Libertés de l'Église gallicane avait pris une force nouvelle et elle barrait fermement la route à l'infaillibilité dogmatique de Rome[3]. Là aussi, division, heurts journaliers, le tout aggravé du fait que l'Espagne se déclarait à la fois l'ennemie acharnée de la France et la protectrice du Saint-Siège, en tenant la Papauté sous sa coupe par sa situation prépondérante dans la péninsule italienne.

Les choses en étaient là, quand Richelieu était parvenu au pouvoir.

Richelieu était un homme politique, un homme d'action, un homme d'État ; mais il était aussi un prêtre, un évêque, un cardinal. En conséquence, la question de doctrine ne fut jamais séparée dans sa pensée, du point de vue politique et social. Nous avons exposé déjà de quelle manière et de quel biais il sut ménager, dans des circonstances décisives, l'union entre les deux chrétientés et comment il avait maintenu, par une volonté éclairée au sein du Royaume, une raison d'État dominant les causes de dissentiment dans les affaires religieuses ; nous avons montré Richelieu, dès le début de son existence active, remplissant avec zèle ses fonctions d'évêque de Luçon. Il publie ses Ordonnances synodales et un livre de controverse qui eut un grand retentissement : Les Principaux points de la foi catholique défendus contre les quatre ministres de Charenton. Plus tard, au temps de sa disgrâce, alors qu'il vivait au milieu de ses études et de ses livres, — comme il le répète, non sans quelque ostentation, dans nombre de ses lettres, — des travaux assidus témoignent d'une application constante aux débats théologiques qui, dès sa jeunesse, lui avaient assuré une place marquante dans le corps de la Sorbonne.

Un nouvel ouvrage fut le fruit de cette application : L'Instruction du Chrétien, daté d'Avignon 1618, et qui parut chez Nicolas de La Vigne en 1626. Disons tout de suite que cette voie ouverte devant Richelieu ne l'abandonna jamais, alors même que, parvenu au pouvoir, il se trouva si pleinement occupé, écrasé par le poids des affaires. Desmarets de Saint-Sorlin, admis auprès de lui dans une sorte de familiarité littéraire, rapporte, dans ses Délices de l'Esprit, — où le cardinal est dépeint sous le nom d'Eusèbe : — Je rappellerai quelques-uns de ses goûts délicats qui feront juger des autres et qui feront connaître l'infatigable force du génie de ce grand homme qui ne pouvait se délasser d'un travail d'esprit que par un autre... Aussitôt qu'il avait employé quelques heures à résoudre toutes les affaires de l'État, il se renfermait souvent avec un savant théologien pour traiter avec lui les plus hautes questions de la religion, et son esprit prenait de nouvelles forces dans ces changements d'entretien[4].

N'aurait-on pas ce témoignage, que les faits sont là. Richelieu mort, on trouva, dans ses papiers, non seulement un amas de notes écrites au cours de sa vie entière, mais deux ouvrages consacrés aux débats théologiques et religieux, ouvrages qui, selon sa volonté, furent publiés par les soins de sa nièce Mme d'Aiguillon et sous l'œil de son confesseur, Jacques Lescot, évêque de Chartres : le Traité qui contient la méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l'Église[5], et le Traité de la Perfection du chrétien[6].

Il est de toute évidence que ces écrits, fruits d'un labeur assidu et prolongé, n'étaient pas dégagés de toute préoccupation politique et gouvernementale. Mais il faut qu'il soit entendu que le problème religieux domine le siècle et que le Roi Très Chrétien, fils aîné de l'Église, ne pouvait, pas plus que son ministre, détacher le sort de son empire de celui de l'Église et de la grandeur romaine.

Dans l'ouvrage consacré à la Méthode pour convertir ceux qui se sont séparés de l'Église (remarquer l'expression par laquelle sont désignés les réformés), Richelieu poursuit, d'une volonté passionnée, cette grande œuvre qui avait été parmi celles dont il confia l'achèvement à son successeur, n'ayant pu les réaliser lui-même, à savoir la reconstitution d'une chrétienté pacifiée par la réunion des deux cultes qui subsistaient en Europe et dans le corps du Royaume[7].

Nous voilà donc, d'abord, en présence de cette œuvre théologique qui doit aider à la réalisation d'un dessein que le cardinal n'a pu conduire à. bonne fin. L'histoire religieuse ne l'a pas laissé tomber dans l'oubli. On lui reconnaît un intérêt exceptionnel, en raison de sa gravité, de son heureuse logique, de son incontestable loyauté.

Certains traits caractérisent l'ouvrage : un parti pris manifeste de se dégager du fatras scolastique où s'étaient embourbés les controversistes antérieurs ; se conformant au nouveau mouvement intellectuel, l'auteur, en bon contemporain de Descartes, tourne le des à l'argumentation livresque pour faire appel au sens commun et à la raison. Il se rapproche, en cela, de la position prise par les polémistes de la Réforme qui entendaient ne tenir compte, pour soutenir leur cause, que des textes authentiques et contrôlés des saintes Écritures, l'Ancien et le Nouveau Testament. Quand le cardinal invoque les Pères, c'est à titre de témoins historiques, et non comme maîtres de la doctrine. La controverse, sous la plume de l'homme d'État, s'est humanisée en quelque sorte et sa méthode est toute de bonne volonté, de prudence, de tolérance.

Si l'on remarque une certaine préoccupation politique demeurant, .en quelque sorte, dans les dessous de l'exposé, on n'en est pas moins frappé de voir le vainqueur de La Rochelle se montrer à la fois si souple, si retenu, si soucieux de parer aux complications dangereuses qui pourraient résulter d'une rigidité excessive. On dirait que la robe rouge se détourne, par une haute et sage prévision, des voies qui conduiront un jour le roi Louis XIV à la révocation de l'Édit de Nantes[8].

Quelques courtes indications permettront d'apprécier l'intérêt d'un ouvrage qui, — un peu massif, à la manière du temps, n'en prend pas moins une figure à part dans l'amas des discussions où s'épuisait la prolixité des théologiens antérieurs et même contemporains.

D'abord une sorte d'avertissement permet d'apprécier la manière supérieure dont le sujet va être traité : Si j'emploie en cet ouvrage, déclare l'auteur, le témoignage des Pères, on ne le trouvera pas étrange, puisque... je m'en servirai seulement pour confirmer les vérités qui se trouvent établies par les sens et par la lumière naturelle. (Page 8.) La méthode de discussion étant ainsi déclarée, le prélat ministre prend acte avec autorité de la situation politique nouvelle créée par la chute de La Rochelle et par la déclaration des pasteurs de Charenton, à savoir, en termes exprès, que tous les sujets doivent obéissance à leur souverain en ce qui n'est pas contraire à leur salut. Ainsi se trouve close, par une sorte de tolérance bienveillante et réciproque, l'ère des divisions religieuses qui ont ensanglanté la France. L'ordre et la concorde doivent régner désormais entre tous les Français.

Entrant dans le débat proprement dit, l'auteur se réfère à la pensée initiale des chefs de la Réforme déclarant, avec une insistance réitérée, qu'ils ont entendu fonder une Église. Sinon, — ils l'ont reconnu eux-mêmes, — détruisant sans reconstruire, ils auraient aboli le Christianisme ; ils ont reconnu, non moins expressément, que hors de l'Église de Jésus-Christ, il n'y a point de salut ; ils ont proclamé, enfin, que cette Église doit être visible puisque, invisible, elle serait réduite à l'état de secte obscure et sans prosélytisme efficace. Ceci dit, une religion, une Église doit avoir une croyance ; mais cette croyance doit être une, sous peine de n'aboutir qu'à un absurde particularisme.

Ces raisonnements s'enchaînent et ils conduisent, finalement, à évoquer la parole de l'Apôtre : qu'il ne peut y avoir de foi sans la prédication ; la prédication étant, en effet, le seul véhicule de la foi et ne pouvant émaner elle-même que d'une autorité reconnue et de ministres qualifiés ; le tout supposant donc une Église hiérarchisée et réalisant la parole sacrée d'être la colonne et le firmament de la vérité.

Ici, intervient l'argument maître sur lequel va reposer la démonstration destinée à entraîner la conviction des séparés : à savoir, l'antiquité unique de la vraie Église : La vraie Église ayant seize cents ans d'antiquité et ayant, dès son commencement, porté le nom d'Église de Jésus-Christ, il est indubitable que toute société chrétienne qui n'est pas de cette antiquité doit se défier de la bonté de son origine et travailler sérieusement à s'éclairer sur ce sujet. Si la Réforme se donne comme ayant vécu cachée et ignorée, elle n'était pas visible, et, en se séparant après tant de siècles, elle a, bien imprudemment, détruit l'unité ; d'autre part si sa doctrine n'est pas unifiée et enseignée par des autorités qualifiées, comment peut-elle se réclamer de la consécration indispensable à l'Église du Christ, — la foi dans la charité créant la communion des fidèles ?

Les ministres réformés s'efforcent d'échapper à l'argumentation tirée de l'antiquité et de l'unité en se réclamant de la qualité de la doctrine. Puisque la doctrine s'était altérée dans les idées et dans la pratique, il était nécessaire, disent-ils, qu'elle fût corrigée, restaurée, rétablie. Mais le cardinal, avec une grande force : Qui donc a qualité pour dicter la vraie doctrine ? Confier cette tâche, qui intéresse le sort de l'humanité entière, à chaque conscience individuelle ? Mais c'est, précisément, déchaîner la discorde, l'intempérance, l'orgueil. Plus de prédication, plus d'enseignement, plus de suite, plus d'égards pour les grandeurs intellectuelles et morales reconnues, la sagesse, la tradition : La vraie Église visible ne peut être divisée ni en la profession de foi, ni en la communion de ses sacrements, puisqu'elle doit être essentiellement unie et en la profession de foi, et en la communion des sacrements. (Page 17.)

Ces principes, nécessaires à une Église constituée, ont-ils été respectés par la Réforme ? Voyons les faits : Luther estime que les paroles de la Cène signifient qu'il faut prendre le corps et le sang de Jésus-Christ par la bouche du corps, et il croit si absolument que cette vérité ainsi entendue est nécessaire au salut, qu'il déclare coupables de la damnation ceux qui ne la croiront pas. Les calvinistes disent et croient exactement le contraire. Et, par conséquent, les calvinistes et les luthériens, qui ne font qu'une même Église, comme le prétendent les calvinistes, sont manifestement divisés en ce point nécessaire au salut, selon le jugement des luthériens qui font partie' de cette Église. (Page 183.)

Et, partout, quels abus, quelle confusion, suites de la réforme ! Les Églises particulières de France, d'Angleterre, d'Écosse, de Hollande, d'Allemagne, de Danemark et de Suède font une Église universelle dans le sentiment des calvinistes : or, les synodes nationaux en Suède, en Danemark, rejettent cette union. Les Églises belgiques sont si étrangement divisées entre elles que les gomaristes montrent ouvertement que les arminiens sont séparés de la communion belgique ; et les arminiens reprochent le même aux gomaristes. L'Église anglaise n'est pas mieux unie ; les protestants accusent les puritains ; les puritains accusent les protestants d'idolâtrie, etc. (Page 187.)

Donc, sur ces points d'une si grande importance, une conclusion s'impose : Nos adversaires étant si manifestement divisés en matière de foi qu'ils ne sauroient le nier, soit que leurs divisions soient fondamentales, soit qu'elles ne le soient pas, et les catholiques étant si parfaitement unis sur tous les points de leur créance que tout le inonde en demeure d'accord, celui qui saura comment l'Écriture, les Conciles et les Pères parlent de l'unité de l'Église, l'appelant un corps, une épouse, un troupeau, comment pourra-t-il ne préférer pas la communion des catholiques à la communion des adversaires ? (Page 189.)

L'exposé se poursuit par l'examen des points fondamentaux qui séparent les deux doctrines, et ensuite par une sommaire révision des points non fondamentaux : On peut bien dire avec raison, explique Richelieu, qu'il y a des points de foi plus importants les uns que les autres en tant qu'il y en a quelques-uns dont les autres dépendent absolument. Tels sont les mystères de la Trinité et de l'Incarnation, desquels tous les autres qui concernent notre salut sont des suites et des dépendances. Mais on ne peut dire qu'il y en ait de nécessaires et de non nécessaires, puisqu'on est aussi bien obligé à croire les uns que les autres, lorsqu'ils sont proposés par l'Église. (Page 322.) Le volume finit avec le chapitre XVI, qui traite de la défense de lire la Bible en langue vulgaire sans permission : Nous n'arrachons pas des mains de l'Épouse (du Christ) le contrat de son mariage, observe Richelieu ; mais plutôt nous voulons que les âmes simples en reçoivent l'explication de la bouche de l'Épouse, qui est la fidèle gardienne et l'interprète infaillible des divins oracles et des divins mystères. (Page 677.) Ici, le livre s'arrête, inachevé. Une note finale des éditeurs explique : L'auteur avait le dessein de traiter encore neuf points de controverse en autant de chapitres, si la mort ne l'eût prévenu pour le malheur de l'Église et de la patrie...

On le sait, d'ailleurs, le but que se proposait le cardinal, à savoir la réunion pacifique des deux parties de la chrétienté française n'a pas été atteint ; du moins, sa pensée profonde a-t-elle été inscrite à diverses reprises dans cet ouvrage comme dans ses actes. Dès le début, l'auteur, s'excusant d'avoir abordé un sujet si difficile, si délicat, se tourne vers le public des ministres et des réformés auquel il s'adresse : Rien de ce qui dépend de nous, écrit-il, ne peut plus contribuer à la conversion des hommes à la foi qu'une droiture en nos mœurs. L'amour que Dieu a pour les âmes est si grand qu'il donnera sans doute cette sainte lumière à ceux qui répondront à ses inspirations avec fidélité. Je conjure, en cette considération, et ceux qui marchent dans les voies de Notre Seigneur Jésus-Christ et ceux qui en étant sortis ont besoin d'être redressés, de se rendre de plus en plus soigneux de ne transgresser pas la loi qui leur est commune. Ce soin chrétien et religieux, inspiré du Ciel, servira aux uns pour être confirmés dans le bon chemin où ils sont, et aux autres pour leur en ouvrir l'entrée. (Page 5.)

La loi qui leur est commune... leur en ouvrir l'entrée... Ces paroles, si sages, si mesurées, mettent le prélat, qui les a inscrites en son livre, au plus haut rang parmi les grands esprits du XVIIe siècle. Ce ministre, cet homme d'État est un chrétien, — un chrétien qui a une juste conscience des hautes destinées de la France et du genre humain. D'un tel homme, les actes sont d'accord avec les paroles.

L'une des grandes pensées de Richelieu ministre avait été, certainement, de réaliser, en fait, cette union entre les deux religions qu'il avait préparée dans ses écrits. Ses intentions, à ce sujet, nées des premières impressions de sa vie publique dans son diocèse de Luçon, s'étaient affirmées en raison de certains indices qui paraissaient favorables, surtout, le retour à l'Église catholique de personnages considérables : tout d'abord, la conversion du roi Henri qui avait sauvé le Royaume et la dynastie, puis certaines autres conversions éclatantes, celle du connétable de Lesdiguières, celle des Créqui, le ralliement des La Force, le retournement des Condé qui, après avoir commandé les armées protestantes durant les guerres de religion, avaient, en la personne de Henri II, pris la tête du parti catholique. Dans l'ouest, où l'enfance de Richelieu avait assisté aux plus atroces déchirements, l'habitude de la vie journalière avait fini par rapprocher les sentiments en apaisant les cœurs. Par-dessus tout, la lutte coutre l'Espagne réunissait les Français dans une même campagne patriotique pour l'indépendance nationale.

Au dehors, Henri IV s'était rapproché des protestants de Hollande et il n'avait pas été sans rechercher l'alliance de la reine Élisabeth. Le premier acte du cardinal redevenu ministre, le mariage d'Angleterre, inspiré par un calcul diplomatique, se prêtait, par le rapprochement des deux Couronnes, à une tolérance réciproque. On inaugurait ainsi ces contacts avec l'Angleterre protestante dont les alternatives devaient prendre un si étrange développement au cours du avise siècle.

Mais, comme on le sait, la politique d'union religieuse avait rencontré l'opposition la plus ardente de la part des pasteurs protestants, les dévoués, ceux que leurs adversaires appelaient les fronts d'airain. Le synode de Dordrecht, les conciles des réformés français dans les premières années du siècle, les publications même émanant des plus modérés, comme le Mystère d'iniquité publié par Duplessis-Mornay, avaient entretenu dans les masses séparées la volonté énergique du grand refus.

Durant la régence de Marie de Médicis, le parti, en tant que force militaire, tenait encore La Rochelle, le Béarn, les Cévennes, une grande partie du Languedoc et de l'Ouest. Il avait fomenté les audacieuses entreprises des Soubise et des Rohan, soulevé l'opinion contre le système catholique des mariages espagnols. Le débat politique et militaire avait été tranché, il est vrai, par la prise de La Rochelle et par la décision notoire du cardinal de reprendre, au dehors, la politique de Henri IV ; à son tour, il s'était rapproché des puissances du Nord, des insurgés hollandais et des princes allemands, adversaires de la maison d'Autriche. De là, une raison immédiate, pour lui, de ménager de nouveau les protestants à l'intérieur et de les regrouper autour du front national et royal.

Ainsi, par une évolution insensible, le cardinal en était venu à chercher l'union intérieure sans faire acception des divergences religieuses. Il n'ignorait pas, tant s'en faut, la fermeté et l'aigreur de l'opposition réformée ; mais, c'est pourquoi, justement, on le voit procéder avec la plus grande souplesse et prudence. Le pis eût été, en effet, qu'une fausse manœuvre rouvrît les anciennes blessures.

Ainsi s'explique le secret dont il enveloppait ses démarches et qui laisse planer une sorte de doute sur ce qu'il voulut faire et put faire. De là, aussi, cette sage Méthode exposée dans son ouvrage, qui, d'ailleurs, ne fut ni publié ni même achevé de son vivant.

On peut penser que le cardinal ministre se réservait d'agir avec plus d'activité et d'autorité, lorsque l'affaire principale, à savoir l'abaissement de la Maison d'Espagne, eût été un fait accompli. Il considérait que la fin de la lutte était proche ; et Rocroi, en effet, allait décider bientôt. On peut conclure que la réalisation de l'union était l'une des tâches qu'il transmettait à son successeur.

Richelieu n'avait pu qu'aplanir le terrain par quelques mesures préparatoires ; c'est ainsi qu'il avait pris soin d'empêcher les conférences entre controversistes dont avait tant abusé le siècle précédent[9]. Il s'était aussi appliqué à s'assurer les concours des hommes, des intérêts et des bonnes volontés.

Benoît dit, dans son Histoire de l'Édit de Nantes : Il y a des mémoires qui font monter à quatre-vingts le nombre des ministres déjà gagnés au projet de Richelieu.

Reportons-nous aussi au témoignage de Tallemant, qui vivait en plein dans les milieux intéressés : Par ambition, le cardinal voulait accommoder les religions, et méditait cela de longue main. Il avait déjà corrompu quelques ministres en Languedoc ; ceux qui étaient mariés, avec de l'argent, et ceux qui ne l'étaient pas, en leur promettant des bénéfices... En Languedoc, le cardinal envoya quérir un des ministres de Montpellier appelé Le Faucheur, natif de Genève. Il le voulait gagner à cause de sa réputation ; il lui envoya dix mille francs. Ce bonhomme fut fort surpris : Hé ! pourquoi m'envoyer cela ? dit-il à celui qui le lui apportait. M. le Cardinal, dit cet homme, vous prie de prendre cette somme comme un bienfait du Roi. Le Faucheur n'y voulut point entendre... Un de ses confrères, nommé Mestrezat, rapporta dix mille écus aux héritiers d'un homme qui les lui avait donnés en dépôt (à l'instigation du Père Joseph) sans qu'eux ni qui que ce soit au monde en sût rien[10].

Richard Simon constate, à son tour, que le cardinal de Richelieu employa une bonne partie de ses soins à faire rentrer dans l'Église les protestants de France et que, s'il ne fût pas mort, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus de huguenots dans le Royaume.

Les noms des hommes qui ont été signalés comme employés par lui à ce travail secret sont, du côté protestant, ceux de La Milletière, de du Ferrier, d'Amyraut, de Ferry de Metz ; du côté catholique, ceux du Père Véron, du Père du Laurens, de Camus, évêque de Belley, qui écrivit : l'Avoisinement des protestants et de l'Église romaine.

Les choses ne paraissent pas s'être précisées davantage[11].

Mazarin n'avait pas l'esprit tourné vers les questions religieuses ; il, fut loin d'attacher à cette affaire la même importance que son prédécesseur. Il avait pour système de ne pas remuer l'eau qui dort. Il laissa le petit troupeau brouter les mauvaises herbes à son aise.

Quand Louis XIV eut pris en main les affaires, vers 1665, — sans doute, après quelque pression exercée par la Régente, l'espagnole Anne d'Autriche, — les dispositions changèrent. Les esprits s'étant tournés, dans le monde catholique, exactement à l'opposé de la prudente pensée des deux cardinaux, les ardents commencèrent à faire appel au pouvoir séculier. La royauté absolue s'engagea dès lors dans la voie qui devait conduire à la Révocation de l'Édit de Nantes.

 

La perfection du chrétien. - Examen de conscience du cardinal de Richelieu.

Les écrivains de l'histoire religieuse et ceux de l'histoire de France n'ont peut-être pas donné toute l'attention qu'il mérite à ce deuxième ouvrage auquel Richelieu travailla dans les dernières années de sa vie et qui, d'ailleurs, n'a été publié, comme l'autre, qu'après sa mort : De la Perfection du Chrétien.

Pourtant certaines lignes de la préface et un motif typographique, plusieurs fois répété dans le corps de l'ouvrage, étaient de nature à attirer la plus sérieuse attention. On lit dans l'avant-propos : Cet ouvrage fut commencé pendant le siège de Corbie et mis en l'état où il est pendant celui de Hesdin ; et ainsi cet ouvrage a été conçu et enfanté durant les plus grands orages de la guerre. Quant à l'image, elle est reproduite en cul-de-lampe au bas de plusieurs chapitres : elle représente une roue bloquée par trois cales qui l'empêchent de tourner et elle est accompagnée de la devise : Non commovebitur : Elle restera immuable !

Assurément, l'image et la devise s'appliquent à l'Église, étant donné le sujet du livre, et elles visent l'invariabilité de la doctrine catholique. Quant à l'époque de la rédaction entre le siège de Corbie et le siège de Hesdin, c'est-à-dire de 1636 à 1639, elle répond, — toujours en ce qui concerne spécialement la religion, au temps où la querelle janséniste venait de se déclarer. En 1633 l'abbé de Saint-Cyran, Duvergier de Hauranne avait publié son livre[12] sous le pseudonyme d'Aurelius et dirigeait Port-Royal, avec le concours enthousiaste de la puissante famille des Arnauld.

Ce grand débat va, comme on le sait, troubler les esprits pendant plus d'un siècle, avec des suites sur toute l'histoire de France ; jetant l'Église dans le danger d'hérésie, il ébranle la stabilité morale et même l'union nationale ; et cela à l'heure où les troupes espagnoles, ayant forcé la frontière, assiègent les places des Flandres et de la Picardie et sont en marche sur Paris : l'année de Corbie !... Songeons à ce que fut, pour notre génération, l'année de Charleroi ! Tel est le mal auquel la France s'est exposée tant de fois : à la veille des plus grands périls, elle se divise !

Dans une telle situation, Richelieu agit selon sa manière : la manière forte[13]. Il fait arrêter Saint-Cyran et l'emprisonne à Vincennes, en attendant que l'information soit mise aux mains d'un homme sûr, Laubardemont[14]. Sur cette mesure Richelieu s'explique, au moment même, en ces termes : il dit à son maitre de la Chambre (Hardouin de Péréfixe, futur archevêque de Paris), qui le répéta depuis à plusieurs, qu'on venait d'arrêter par ordre du Roi un homme qui commençait à se rendre célèbre par l'opinion de sa vertu et de sa capacité et de la profession qu'il faisait' d'une sévérité de sentiments et d'une austérité de mœurs devenue recommandable auprès de la plupart des gens de bien, qui en feraient peut-être du bruit ; mais il ajouta qu'on ne l'avait arrêté que pour l'amour qu'il avait de la nouveauté (non commovebitur) et pour la liberté qu'il se donnait de dogmatiser d'une manière à imposer au public et à scandaliser la vertu ; assurant qu'on aurait remédié à bien des malheurs et à bien des désordres dans toute l'Europe, au siècle passé, si l'on avait emprisonné Luther et Calvin dès qu'ils parurent, comme l'on avait fait de l'abbé de Saint-Cyran que le Roi venait de mettre en prison au château de Vincennes[15].

Après avoir procédé à l'exécution, Richelieu écrit ce livre, qui est, au fond, un examen de conscience et une justification théologique et chrétienne de la décision prise par l'homme d'État.

Voyons donc comment les choses se présentent à l'esprit du cardinal lui-même. Sa naissance, sa jeunesse, ses souvenirs remontaient au temps où l'Église romaine venait d'achever la grande œuvre de la Contre-Réforme en publiant les décisions prises au concile de Trente[16]. Par ces décisions, les doctrines de la Réforme avaient été réfutées, écartées ; l'Église catholique avait été rétablie dans sa confiance, dans sa force, dans cette immutabilité que lui avait promise le Christ. Mais, pour obtenir l'accord et la paix religieuse, les Pères avaient dû se résigner à de sages concessions, à certaines imprécisions, à des silences réfléchis. Les mystères sont du domaine de la foi, et les Pères s'étaient confiés à l'élan de la foi. Trop d'explications s'embrouillent et embrouillent.

Par exemple, on n'avait pas poussé à fond les précisions relatives au libre-arbitre, à la prédestination, à la grâce ; on n'avait pas tranché la difficulté relative à la constitution de l'Église, à savoir, si cette constitution est absolument monarchique ou, en une certaine sorte, aristocratique (c'est-à-dire épiscopale et conciliaire) ; on avait laissé pratiquement dans le vague la question de l'autorité revendiquée, par certains théologiens, pour le Pape sur les pouvoirs temporels, enfin, en rendant aux œuvres la valeur salvatrice que leur refusait la Réforme, on avait développé grandement la propagande et encouragé la fondation d'un ordre religieux militant, qui s'appelait lui-même une compagnie, — l'ordre des Jésuites : fortement discipliné et se mêlant au monde laïc, il allait offrir à celui-ci, par une méthode plus assouplie et plus humaine, l'espoir du salut dans une moindre sévérité. Le religieux sortait de son couvent, se mêlait à l'activité publique, dirigeait la conscience des princes et des foules ; l'idéal chrétien était mis à la portée de tous ; le sacrement de la Pénitence s'atténuait de contrition en attrition ; l'étreinte de l'Église et du fidèle se resserrait par l'accès plus fréquent et plus facile à l'Eucharistie.

Inutile de dire que ces procédures et ces mœurs nouvelles suscitaient la polémique et la controverse. Car enfin il faut bien donner pâture à l'esprit de dispute que Dieu a laissé aux hommes, même aux théologiens, puisque, selon la parole de Salomon : Dieu a fait toutes choses bonnes en leur temps et a livré le monde à la dispute, sans que l'homme cependant puisse connaître l'œuvre que Dieu a faite depuis le commencement jusqu'à la fin.

Les théologiens donc se disputaient sur ces questions peu abordables au raisonnement ; ils s'étaient partagés en deux camps. D'une part, un groupe de docteurs s'attachaient à démontrer qu'il y avait eu des fléchissements fâcheux, qu'on n'avait pas assez fortement résisté aux glissements de la facilité, que l'Église devait se ressaisir, se resserrer par une exigence plus rigide, une observance plus stricte, fallût-il laisser hors de l'espoir du salut certaines parties de l'humanité parmi lesquelles Dieu n'avait pas choisi ses élus. D'autres docteurs se fiaient à la bonté et à la miséricorde divines, se référaient au sacrifice du Fils crucifié pour que ses bras restassent largement ouverts au pécheur croyant et repentant.

Dans ce débat, qui va torturer les âmes pieuses pendant de longues années, Richelieu, que sa belle intelligence et sa clairvoyance avertissent du péril, cherche un juste équilibre ; il s'applique à tracer les voies abordables par lesquelles le fidèle atteindra ce que l'Église considère comme la perfection du chrétien. C'est donc au chrétien qu'il s'adresse cette fois, non au séparé ou au libertin.

Cette perfection n'est pas inaccessible, si l'on écarte les controverses dangereuses, interdites d'ailleurs par la bulle De Auxiliis. Une bonne conduite, la surveillance des passions, une saine raison, guidées et soutenues par une foi sincère, permettront d'y atteindre. N'exagérons ni la tolérance, ni la sévérité. Janséniste aux Jésuites, jésuite aux jansénistes, l'ouvrage est d'un homme sage, d'un prêtre conscient de son devoir, d'un homme public maître de soi-même et des autres, certes influencé par la politique dans le désir de bloquer un grand péril à sa naissance et de parer, dès l'origine, aux plaies sociales et morales qui résulteraient de telles discordes, si on les laissait se développer.

Les plaies se rouvrirent, comme l'on sait, une fois le cardinal disparu, et atteignirent un excès du mal qui diminua la grandeur de ce grand XVIIe siècle.

Feuilletons donc le livre : il s'attarde encore au langage technique de la scolastique ; mais l'on y voit aussi s'affirmer la clarté nouvelle de l'esprit français et le progrès de la langue vers la netteté et la simplicité.

Dès l'avant-propos, une vue générale, une lumière projetée sur l'ensemble du débat, non sans quelque reflet de fraîcheur à la saint François de Sales : Comme les enfants apprennent à marcher avant de pouvoir courir et sont nourris de lait en attendant que leur estomac soit capable de digérer les viandes solides, de même il faut, en s'accommodant à l'infirmité de l'homme, le faire entrer dans les voies de la perfection par la considération de son propre intérêt afin de l'y faire, après, marcher à grands pas sans autre motif que celui de la gloire de Dieu, laquelle seule peut le faire parvenir au bout de la carrière.

Le prélat gentilhomme, qui a charge d'âmes et d'empire, donne la note de son enseignement dès l'intitulé de son premier chapitre : Que les chrétiens doivent avoir soin de leur salut rien que par la considération de la dignité de leurs âmes. La dignité... Tout de suite, le ton s'élève : le drame qui s'engage est un drame de Corneille, dont l'objet est l'honneur.

Ces prémisses posées, la discussion. En indiquant seulement les solutions apportées aux questions les plus difficiles et qui divisent le plus les esprits, on s'acheminera de point en point, de sommet en sommet, vers la conclusion magistrale du livre, sur laquelle le ministre théologien, puissant et solitaire, épuisera ses dernières forces et finalement s'abattra.

Les tourments de l'enfer sont l'objet des premières pages. L'horreur des peines éternelles, les terreurs dont le génie sinistre du moyen âge avait menacé la survie du pécheur présentent au chrétien l'une des deux destinées entre lesquelles sa volonté doit se prononcer. Et, d'autre part, la récompense du salut, assurée à la perfection du chrétien et réservée à ceux que la vie illuminative a mis en une communication constante avec Dieu : N'être qu'un avec Dieu par la conformité de volonté, voulant tout ce qu'il veut, ne voulant rien autre chose.

Entre les deux, il faut choisir. La vie du chrétien doit donc être un perpétuel combat, une continuelle action éloignée de toute oisiveté, qui est la vraie source des vices (voilà le grand laborieux !) ; une sollicitude qui ne soit jamais interrompue et qui sans cesse travaille à affirmer en lui l'empire de la raison (voilà le contemporain de Descartes !) et à détruire celui des passions, introduit en nous par le dérèglement d'Adam. (Voilà le chrétien, le simple chrétien !)

Aimer Dieu !... Mais, c'est une affaire de volonté. (Quelle lumière sur l'âme toujours tendue de cet homme froid !) Il est à remarquer, en ce lieu, qu'il se trouve beaucoup d'esprits qui ne pensent pas aimer Dieu, s'ils ne sont touchés d'une passion sensible et si leur affection n'a de racines dans les sens. Mais ils se trompent : le siège de l'amour est en la volonté[17]. Ceux-là aiment Dieu qui .veulent ce qu'il veut ; si leurs sens s'y accordent, à la bonne heure ; et s'ils ne le font pas, l'amour en est plus parfait, l'union de la volonté paraissant d'autant plus forte qu'elle surmonte les contradictions des sens. (Page 61.)

Mais Dieu, comment accorde-t-il à l'homme cette récompense 'admirable, la volonté d'amour ? Cela dépend de l'homme encore : Une âme sans péché est habitée par Dieu. Et c'est avec une véritable éloquence que le prélat écrivain expose cet ineffable mystère : Sera-t-il possible de se représenter que Dieu n'a créé l'homme que pour s'établir une demeure dans son âme ; qu'il n'a pris sa nature même (le Christ) que pour s'apprivoiser avec lui et se faciliter l'entrée de son cœur ; que lorsqu'il n'est pas reçu dans ce temple fait de sa propre main pour ses délices, il est, continuellement, frappant à la porte afin qu'elle lui soit ouverte ; sera-t-il possible d'entrer dans ces considérations sans que nos cœurs, vivement touchés de la douleur de nos péchés, lui soient ouverts par notre amour ? (Page 73.)

Mais par la fatalité du libre arbitre humain, par le détestable choix du péché, l'âme s'est fermée à cet amour pour Dieu, à cet amour de Dieu ? Eh bien ! non. Dieu, dans sa miséricorde infinie, a envoyé son Fils et celui-ci a apporté la rédemption par son propre sacrifice et par les sacrements.

Et nous voilà en présence des termes mêmes de la grande querelle des controversistes ! Comment la grâce divine interviendra-t-elle pour arracher l'homme au péché et pour récompenser sa repentance ? Comment la prescience divine aura-t-elle laissé planer son pardon sur la liberté humaine ? Mystère insondable, mais qu'il faut accepter : le libre arbitre est inclus dans la prédestination. Le sacrement de la Pénitence est la préparation de l'Eucharistie. La présence de Dieu dans l'âme du pécheur est de nouveau assurée. Dieu a dressé lui-même l'échelle qui relie l'homme jusqu'à lui. Elle repose sur le Calvaire.

Et nous voici, précisément, au point crucial du débat entre les deux systèmes : les bras ouverts ou les bras étroits ! Difficulté qui est le nœud de la discussion et sur laquelle les partisans, de part et d'autre, reviendront à satiété : la Pénitence avec l'Eucharistie seront-elles accordées au pécheur suppliant sur un principe de pitié ou sur un principe de sévérité ? Suffira-t-il d'une repentance entière et sincère sans plus, c'est-à-dire l'attrition ? Exigera-t-on une repentance totale et sans retour, c'est-à-dire la contrition ? Sur ces nuances de la pensée ou, si l'on veut, sur ces formes graduées de la prescription s'engage la querelle qui va diviser le siècle.

Et c'est ici que Richelieu, — on le lui a trop souvent reproché[18], — se prononce pour la solution la plus douce, une sorte de latitudinarisme : l'attrition, qui tenant le milieu entre la très parfaite et l'inutile, est celle qui est nécessaire, et qui peut suffire pour obtenir la rémission du péché au sacrement de Pénitence. (Page 81.)

Les adversaires ont bien compris qu'une déclaration si formelle décidait de tout ; et c'est sur ce point que, du fond de sa prison, Saint-Cyran, quand il plaide lui-même sa propre cause auprès de Chavigny ou auprès de Lescot, envoyés près de lui pour le faire fléchir, s'acharne à discuter et même, s'il faiblit quelque peu, à équivoquer.

En effet, la confession humanisée rend accessible la fréquente participation aux sacrements, et voilà tout le système d'Aurelius et d'Augustinus (c'est-à-dire de Saint-Cyran et de Jansénius) en déroute ! Richelieu, avec sa double autorité d'évêque et de ministre, s'est prononcé. Le fameux complot (novus ordo) sur la doctrine et les mœurs, imaginé par les deux hommes, et caressé par eux durant toute leur vie, le Pilmot, n'aboutit qu'à un trouble profond jeté dans quelques esprits et à beaucoup de littérature.

Richelieu, abordant de front le point à la fois pratique et douloureux de la querelle, intitule le chapitre capital de son livre : Il faut se confesser souvent, même si l'on n'est coupable que de péchés véniels, c'est-à-dire même si l'on n'est pas des saints ; et, finalement, il déclare toute sa pensée dans son chapitre XIX, page 149 : De l'utilité de la fréquente communion. Il répond ainsi, d'avance, au fameux livre qu'Antoine Arnauld ne publiera qu'après la mort du cardinal : La Tradition de l'Église sur le sujet de la Pénitence et de la Communion.

Donc, de l'avis du cardinal théologien : fréquente confession, fréquente communion, contacts fréquents avec le prêtre, voie plus ouverte et plus large vers le salut, la religion plus abordable à tous, les porteurs de la parole divine multipliés, des ordres religieux actifs, entreprenants, ayant à tâche la renaissance catholique, poussant aux œuvres, à la pratique des vertus. Les docteurs rigides et se disant inspirés n'ont qu'à se cantonner dans leur couvent. Les Jésuites ont partie gagnée.

Pas tout à fait !... La prudence de l'évêque ministre et son sens  profond de l'Ordre social reconstitué ne se laissent pas entraîner dans la campagne des réguliers contre les séculiers ; il demeure un épiscopaliste, un gallican. On l'a bien vu dans l'affaire de l'Admonitio et de Sanctarellus. S'il a, comme nous l'avons dit, ménagé les Jésuites contre les passions parlementaires et sorbonnardes, par crainte de certaines violences dont on les croit capables, il ne s'est pas soumis à leurs exigences, à leurs vivacités polémiques, à leurs ambitions temporelles. S'il n'aime pas Saint-Cyran (nous dirons pourquoi), il n'aime pas, mais pas du tout, le Père Garasse. II entend que la société civile reste laïque et héréditaire, que la France garde son indépendance politique et diplomatique, sinon dogmatique, — même à l'égard de Rome et de l'Espagne. Il ne désire pas que les ordres nouveaux, par trop de facilité et de complaisance, gagnent les princes et les foules, deviennent les maîtres de la pensée et des âmes. L'histoire du Père Caussin lui a servi d'avertissement, d'admonitio. Ferme soutien de l'Église, s'il maintient avec le Souverain Pontife des relations loyales de déférence et de soumission, il entend que l'on respecte, d'autre part, les droits du Roi[19].

Pour que le chrétien, le Français, garde lui-même cette noble indépendance, il exalte, dans son livre, la force de la prière, de l'oraison qui met le fidèle, par la pensée, la volonté et la foi, en présence de la Divinité. On sent que, pour cet homme, pour ce grand esprit, pour ce cœur bourrelé, le repliement intérieur, la méditation profonde sur la croyance et sur le devoir forment, en quelque sorte, le retranchement suprême de la : conscience dans la conduite et dans l'action. C'est à cet asile qu'il recourt pour se retrouver lui-même et se protéger contre les deux excès opposés, soit le relâchement jusqu'à la chute dans l'esprit libertin, soit l'égarement dans un mysticisme exalté et désorbitant.

L'homme est sur la terre par la volonté divine ; à cette destinée, il doit se conformer ; il doit se soumettre aux devoirs, aux difficultés, aux souffrances de cette vie terrestre, d'un cœur vaillant et généreux, dans l'humilité et l'acceptation : Un moment d'élévation d'esprit et de cœur, dans les peines qu'il faut souffrir, en bien faisant au monde, peut être plus efficace et plus agréable à Dieu que les journées passées dans une oisive solitude. Un seul soupir poussé d'un cœur percé d'épines, qui se trouvent en travaillant pour le prochain dans le commerce des hommes, peut avoir plus de mérite que le repos des âmes les plus retirées... Et c'est en cette considération que la vie de ce grand David est toute parsemée d'aspirations qui s'élancent jusqu'au ciel, lorsqu'il est le plus occupé en terre.

Et le ministre, si occupé en terre, dit son fait à ces prêcheurs de solitude, à ces enjôleurs d'âmes qui, sous les voûtes fraîches de leurs petites chapelles, fleuries de tendresse féminine et de gracieuse vénération, le prennent de haut à l'égard des hommes qui assurent leur repos au milieu des épines du monde : Si l'on n'est retiré du monde par une vocation de Dieu manifeste et distincte, il faut bien prendre garde, lorsqu'on pense chercher Dieu dans la solitude, à ne pas se chercher soi-même sous ce prétexte spécieux ; et, au lieu de suivre les volontés de Notre-Seigneur, de ne pas suivre l'instinct de l'amour-propre, qui n'est jamais chassé ouvertement des âmes, qu'il ne tâche d'y rentrer inconnu et déguisé. (Page 250.)

C'est avec une sagesse et une finesse extraordinaires que le livre oppose ainsi la méditation à la contemplation et l'action à l'exaltation stérile : La bonne Marthe n'a pas laissé d'être une grande sainte pour n'être pas contemplative, et il est certain qu'exercer les œuvres de charité est chose de plus grand mérite que de jouir des avant-goûts de la vie éternelle par la seule douceur de la contemplation, Au reste, ce n'est pas un petit témoignage d'élection d'être traité ici-bas ainsi que le Fils de Dieu, dont la vie a été une perpétuelle action avec des peines et des souffrances continuelles.

Dévoré par l'anthrax qui ruine ses forces et qui hallucine ses nuits, l'homme de grande pensée n'est pas sans se préoccuper dans le fond de son âme des élans du mysticisme. Il l'a combattu déjà chez les Illuminés ; il le combat chez les premiers jansénistes ; mais c'est que son énergique volonté oppose, à leurs doux loisirs contemplateurs, les réflexions torturées qu'il consacre à l'amour des souffrances. (Page 306.) Il en parle d'expérience : Un nouveau soldat pâlit à la seule appréhension d'une blessure, dit Sénèque ; mais celui qui est aguerri voit son sang d'un visage assuré... Les souffrances sont peines et châtiment à ceux qui les craignent et qui les fuient, mais consolation et récompense à ceux qui les cherchent comme vraies semeuses de la gloire.

Et nous voilà en présence du secret de l'homme lui-même et dans ce refuge qu'il n'a ouvert à personne, hormis aux confessions. Parmi celles qui nous ont permis d'approcher les grandes âmes, en est-il de plus émouvantes que celles-ci ?

Ce ne sont pas des volumes de petites émotions qu'il enregistre : c'est le poids des plus lourdes responsabilités dans l'approche de la mort. Il sait que la mort est là ; il connaît la vanité des choses ; il a présent à l'esprit l'exemple du grand roi David ; il évoque les croix de Jésus-Christ ; il connaît celles du monde ; chrétien, il ne s'abandonne pas : Pour la perfection du chrétien, il faut que les passions soient abattues, que les sens soient soumis aux lois de la raison, que, quelque résistance qu'ils puissent faire, elle en demeure enfin maîtresse ; il faut qu'il ait de si fortes habitudes aux vertus, qu'il souffre avec patience les peines, les mortifications, les ignominies et la pauvreté même, s'il en est affligé... Mais il faut qu'il passe plus avant, s'il veut entrer dans le sanctuaire de ce temple ; car il est vrai qu'il y a encore un degré de perfection plus élevé et que l'homme peut monter plus haut, comme il fera certainement, s'il arrive à l'extase des opérations, qui consiste non seulement à souffrir avec patience les injures, les calomnies, la pauvreté, le froid, la faim et toute sorte de croix ; mais encore à les préférer aux louanges, aux honneurs, aux richesses et à tous les contentements que notre chair et notre esprit peut avoir en ce monde... (Page 321.)

L'homme, le grand ministre autoritaire, a donc mesuré à leur juste mesure les grandeurs, dénombré les richesses ; il s'est abreuvé des honneurs, et de tout ce qui a comblé son étonnante carrière. Mais il sait aussi ce qu'a été son action, son œuvre, sa raison d'être ici-bas. Dans cette manière discrète et assurée qui fait le puissant intérêt de sa méditation intérieure et de son retour sur la vie humaine, il indique sa pensée dernière, que l'on retrouvera d'autres fois sous sa plume : De ce que nous avons dit, il faut conclure que,

Manque les pages 172-173

nisme, et c'est en cela surtout que les mêmes polémistes recourent à saint Augustin.

Duvergier semble avoir gardé quelque mauvaise impression de ses premières relations avec le Père Petau et avec les Jésuites ; d'autre part, Jansénius allait se heurter à leur opposition dans le monde des théologiens de Louvain. Ils se communiquèrent leur pensée secrète, se firent part de leurs froissements et de leurs ambitions. Duvergier de Hauranne avait acquis, dès lors, une sorte d'autorité par la hardiesse et le tranchant de ses opinions.

A Paris, une question assez vaine se débattait dans les cercles de gens inoccupés et bavards, à savoir si un sujet devait aller jusqu'à se tuer soi-même pour sauver la vie de son prince. Duvergier se saisit du problème, et, avec un aplomb de débutant, il publia une brochure : Question royale où il est démontré en quelle extrémité, principalement en temps de paix, le sujet pourroit être obligé de conserver la vie du Prince aux dépens de la sienne. La réponse affirmative allait jusqu'au paradoxe ; le développement n'était qu'un chapelet de lieux communs. Mais on en parla ; l'homme était lancé.

C'est vers ce temps-là, en 1607 probablement, que son évêque, Bertrand d'Eschaux, le mit en relations avec ses deux amis, Chasteigner de La Rocheposay, évêque de Poitiers, et Armand du Plessis de Richelieu, évêque de Luçon. Un autre familier du futur cardinal sert aussi d'intermédiaire, Bouthillier, abbé de La Cochère, doyen de Luçon ; et l'on voit se rapprocher l'un après l'autre, autour du groupe, le Père Jose, l'Aubespine, évêque d'Orléans, le Père de Condren, Bérulle, etc. Ces hommes se retrouveront en des situations bien diverses, au cours de leur existence.

Au premier rang se place, par sa naissance, par son autorité, par sa vigueur, l'évêque de Poitiers, Chasteigner de La Rocheposay. Il s'attacha Duvergier de Hauranne. Une occasion nouvelle se présente à celui-ci de faire apprécier l'originalité de sa pensée et de son caractère. Au fort de la lutte que les princes, groupés autour du prince de Condé, engageaient contre la faveur de Concini en 1614, l'évêque de Poitiers, s'étant prononcé en faveur de la Régente, Marie de Médicis, ferma les portes de la ville à l'armée des princes et prit, en personne, les armes pour diriger la défense en cas de siège. Duvergier, non moins ardent, se prononça .vivement pour son évêque armé, contre les critiques qui ne manquèrent pas, et il publia un nouveau libelle : Apologie pour Messire Henri Loys Chasteigner de La Rocheposay, évêque de Poitiers, contre ceux qui disent qu'il n'est pas permis aux ecclésiastiques d'avoir recours aux armes en cas de nécessité[20]. Nouveau scandale ! Cet écrit était fait pour alimenter pendant longtemps la polémique : on l'appelait l'Alcoran de M. de Poitiers. Celui-ci, continuant à mener son diocèse à la baguette, devait, comme on le sait, jouer un assez triste rôle dans l'affaire des Ursulines de Loudun et dans la condamnation d'Urbain Grandier.

Et voici, que, dans cette ville de Poitiers, où une sorte d'élite scolaire est armée de telles passions, de telles excitations, de telles ambitions, un nouveau lien se crée entre Duvergier de Hauranne et l'évêque de Luçon. Révélation qui nous a été apportée par l'étude des papiers intimes, La Rocheposay et Duvergier de Hauranne travaillèrent avec une ardeur sans égale à l'élection de Richelieu, comme député du Clergé aux États généraux de 1614. A la fin de la campagne électorale, c'est Duvergier qui écrit à l'évêque de Luçon pour lui annoncer le succès accueilli avec grande joie par le groupe entier.

Ainsi l'on trouve l'énergique abbé au premier tournant de la carrière du futur cardinal ministre, lui mettant, selon une image du temps, le pied à l'étrier.

 

Poitiers centre intellectuel.

Poitiers était dans les premières années du XVIIe siècle un centre intellectuel important ; la ville, fière de son Université, ne craignait pas de s'appeler elle-même l'Athènes de la France. Son enseignement était renommé surtout pour les études de droit, de médecine et de mathématiques. Une vie de cercle, de conversations, de cénacles, d'académies (car on ne ménageait pas les termes), entretenait, parmi son élite, le goût de la lecture, l'amour de la parole, une pratique mentale généralement polie et grave, — gens à grande barbe se détachant de la foule, professant avec assurance, des Druides, selon le mot de Joachim du Bellay.

L'histoire signale à peine certaines évolutions qui s'accomplissaient par ces rencontres de jeunes, vers la fin du règne de Henri IV, dans cette région de l'ouest où, de Rabelais à Montaigne, tant d'idées circulaient ; et elle ignore tout à fait ces contacts familiers, intimes et durables qui déterminaient des opinions Communes, des vocations, des sentiments mutuels ou des dissentiments implacables. Les temps nouveaux exigeaient des idées nouvelles et des initiatives hardies, même dans ces groupements provinciaux. Nous avons raconté l'histoire de La Puce de Madame des Roches. Il n'y eut pas, alors, en France, qu'un seul hôtel de Rambouillet[21].

Poitiers vit, en ce temps, tourner autour de sa vieille église romane, d'abord les Scaliger, les Turnèbe, les Pithou, les Barnabé Brisson, les Viète ; il vit les Pidoux alliés de Richelieu et ancêtres de La Fontaine ; il nourrissait des familles de médecins, les Jean Ferrand et les Pierre Descartes qui eurent pour petit-fils et fils René Descartes. Au moment où Duvergier de Hauranne était le vicaire de l'évêque, la jeune génération apparaissait. Descartes précisément faisait son droit à Poitiers.

Chose frappante, on trouve, chez tous ces jeunes esprits, une tendance commune : ils avaient le même dédain de la chose apprise et ressassée, — en science comme en théologie, — de la scolastique. Un mouvement identique les reportait vers l'inspiration intérieure, la raison raisonnante, la confiance dans le sens propre, les langues et l'esprit modernes.

Duvergier, ayant appelé auprès de lui, à Poitiers, son ami Jansénius, auquel il avait déjà fait confier, pendant plusieurs années, la direction d'un collège à Bayonne, s'était attaché celui-ci, par ce même penchant de l'esprit.

En 1620 — l'on va voir l'importance de cette date sur la formation du siècle, du Grand Siècle —, il recevait des lettres, où son confident lui écrivait : Pour vous parler naïvement, je tiens fermement, qu'après les hérétiques, il n'y a gens au monde qui aient plus corrompu la théologie que ces clabaudeurs des écoles que vous connaissez... Ce qui me fait admirer grandement la merveille que Dieu fait de maintenir son Épouse hors d'erreurs. Je voudrois pouvoir vous en parler à fond, mais nous aurions besoin de plusieurs semaines, et peut-être mois... Tant est-ce que j'ose dire avoir découvert, par des principes immobiles, que quand les écoles discuteroient jusqu'au bout du jugement... elles ne feroient autre chose que s'égarer davantage[22].

Ne dirait-on pas que l'on entend parler Descartes ? Ainsi, ces hommes de grand esprit, aux abords de la vieille université poitevine, se parlaient entre eux. Nouveauté, indépendance, raison, bon sens, horreur du pédantisme et de l'autorité livresque, tel est le climat qui, à certaines époques et par dégoût des vieilles routines, se met à régner en France, sous toutes les latitudes. Il paraît avoir été, à cette date exacte et décisive, celui qui animait nos jeunes péripatéticiens. Comme contrepartie, ils s'exposaient, sans doute, à l'horrible acharnement de la querelle provinciale : Il y avait à Poitiers, dit le Père Rapin, dans son Histoire du Jansénisme (page 69), des gens d'école et d'université auxquels les Jésuites donnaient de l'ombrage ; il y en avait d'autres qui, par bizarrerie, donnaient dans des sentiments écartés ; il y en avait de sombres et mélancoliques.

Descartes, élève des Jésuites de La Flèche, étudiant en droit à Poitiers, n'était assurément pas dans l'ignorance de cette envolée des esprits qui tournaient autour de lui, tandis que son esprit solitaire couvait déjà son instinctive révolte[23]. Il ruminait sa fameuse formule : Cogito, ergo sum. Qui sait ? Peut-être avait-il entendu ces fervents augustiniens, Jansénius ou Saint-Cyran, la citant et la ressassant d'après le traité du Libre arbitre du maître d'Hippone, où elle se trouve. Descartes, en tout cas, a reconnu par la suite qu'il s'était rencontré avec saint Augustin, et il dit qu'il en fut bien aise[24]. Le jeune philosophe, réveillé de son rêve, sait bien qu'il n'arrivera pas à saisir toute sa pensée dans le tumulte de ces discuteurs. II lui faut la solitude ; il s'enfuit jusqu'en Hollande... Mais c'est en novembre 1619 (remarquez la date, 1619), quand il venait à peine de quitter la France, qu'il eut son fameux rêve où il entrevit la loi du principe divin dans l'ordre universel.

Or c'est à la même date, en 1619-1620, que Jansénius, plongé, pour la première fois, dans la lecture de saint Augustin, écrit : Je suis merveilleusement porté à étudier à ma fantaisie ; et il ajoute qu'il est décidé ne pas faire l'âne toute sa vie, entendant par là qu'il en a assez de rabâcher les manuels et les rudiments des maîtres universitaires.

 

Richelieu et Saint-Cyran.

Tandis qu'à Poitiers Jansénius écrivait les lignes déjà citées et qui déclaraient si nettement sa rupture avec les scolastiquesJe ne veux pas faire l'âne toute ma vie — ; tandis que Descartes avait, à Poitiers, le rêve où lui était suggérée la révolution intellectuelle qui était une même rupture avec le même passé, toujours en 1620 et toujours à Poitiers, Duvergier de Hauranne, qui avait été nommé abbé de Saint-Cyran par M. de La Rocheposay, écrivait à Arnauld une lettre où se trouvaient tracées les grandes lignes de sa future activité religieuse et sociale : Ce onzième d'août, entre dix et onze heures de nuit (comparez le rêve de Descartes et, plus tard, le rêve de Pascal.)... Les grands sont si peu capables de m'éblouir que, si j'avois trois royaumes, je les leur donnerois à condition qu'ils s'obligeroient à en recevoir de moi un quatrième dans lequel je voudrois régner avec eux ; car je n'ai pas moins un esprit de principauté que les plus grands potentats du monde... Si nos naissances sont différentes, nos courages peuvent être égaux, et il n'y a rien d'incompatible que, Dieu ayant proposé un royaume en prix à tous les hommes, j'y prétende ma part. Cela iroit très loin, s'il n'était après dix heures de nuit...

Sainte-Beuve dit à ce sujet : A cette heure de nuit, dans l'échauffement de la solitude, dans la présence lointaine d'un disciple soumis, il lâche son secret : cet homme qui a plus d'ambition que le cardinal de Richelieu et qui, son opposé en tout, son rival, son rebelle dans l'ombre, n'en sera ni séduit ni intimidé, ni vaincu, il est trouvé[25].

Sainte-Beuve y met quelque romantisme. Disons, plus simplement : à cette date précise, le siècle, qui se cherche encore, fait le premier geste de sa destinée : grandeur et faiblesse, force et modération ; guerre et paix, autorité et fronde, unité et division, gallicanisme et ultramontanisme, Édit de Nantes et révocation : il aura à choisir. Il saura choisir. Il saura surtout se limiter, et ce sera l'esprit classique. L'embryon, à peine formé, s'est présenté à la main ferme du plus expert des opérateurs, ce Richelieu qui, en ce même moment, exilé à Avignon, écrivait le Caput apologeticum, expression de la méditation profonde qui lui dictait le programme de son action d'homme d'État. Par une volonté soutenue et la plus savante adresse, il accomplira ce programme, en se servant de la raison dans l'ordre, — accoucheur du plus bel enfant de France, le XVIIe siècle[26].

Il est impossible de faire un exposé, si abrégé soit-il, de l'histoire du jansénisme, ne fût-ce qu'à ses débuts. Toutefois, il est indispensable d'indiquer les faits qui se rapportent à l'action politique du cardinal de Richelieu en vue de préserver le Royaume de nouvelles discordes religieuses et de maintenir la paix, si péniblement acquise par Henri IV et par lui-même.

De ce qui précède, il résulte qu'il connaissait, de longue date, l'un des deux pères du jansénisme, Saint-Cyran, et nous avons vu, d'après ce que rapporte Hardouin de Péréfixe, qu'il était loin de méconnaître la haute valeur intellectuelle et les vertus de l'ancien vicaire de Poitiers. Arrivé lui-même au pouvoir, il manifeste, à diverses reprises, le désir d'attacher Saint-Cyran à la cause royale ; mais il se heurte à une suite de refus où il y avait évidemment un parti pris, soit par un sentiment prononcé d'indépendance, soit pour d'autres raisons mal définies.

Un homme de grande moralité et de parfaite impartialité, le Père de Condren, nous donne l'impression produite par Duvergier sur ceux qui le fréquentaient quand il était encore à Poitiers. Le Père avait remarqué en lui un rare savoir, une connaissance de la philosophie et de la théologie au-dessus du commun, une grande. lecture des Pères, un esprit vif et laborieux ; mais parmi de telles qualités, un esprit écarté, grand amateur de nouveautés, un penchant excessif à la singularité. Ajoutons ce trait, pris sur le vif, par un homme qui n'est pas suspect, Chapelain : Son discours entrecoupé et sautelant et quelques raisonnements informes à demi expliqués ne me laissèrent pas convaincre qu'il fût un si grand homme qu'on le représente. Chapelain trouve du creux à son affaire[27].

En somme, le trait principal de cette personnalité ardente, exceptionnelle, trait qui s'affirma tout le long de son existence, c'est l'orgueil. A divers indices soigneusement cachés, on pourrait reconnaître aussi, chez l'abbé, comme une certaine humeur à l'égard de Richelieu : peut-être celle de l'homme de cabinet en ce qui touche l'homme d'action, celle de l'homme d'une même carrière à l'égard de celui 'qui s'élève en s'en détournant[28].

A peine rentré au pouvoir, en 1624, Richelieu fit offrir à l'abbé, par l'intermédiaire de Bérulle, les fonctions d'aumônier et de confesseur d'Henriette-Marie, fille d'Henri IV, devenue reine d'Angleterre. Rien de plus honorable et de plus utile. Les affaires d'Angleterre allaient devenir l'une des plus hautes préoccupations de la politique française et de la religion en Europe. Saint-Cyran ne se laissa pas séduire. Lancelot a raconté que Richelieu vit Saint-Cyran à cette occasion et ne lui témoigna nul mécontentement de sa décision. Il l'aurait reconduit à travers les salles, disant à haute voix : Messieurs, vous voyez là le plus savant homme de l'Europe ! On dit aussi que le cardinal ministre fit offrir à l'abbé plusieurs évêchés, en particulier l'évêché, de Bayonne[29].

Ne ressort-il pas de tout cela qu'il y eut, chez l'abbé, de la surprise, de la gêne, en voyant que cet évêque de Luçon, avec sa figure pointue et sa nature sèche, avait réussi à dominer les Principautés, réalisant ainsi, en pleine jeunesse, le rêve que lui-même avait caressé alors qu'ils déambulaient ensemble, dans la familiarité de l'évêché de Poitiers ? Qui pourra jamais peser le poids mort qu'une carrière comme celle de Richelieu traîne après elle, et qui s'attache à elle, comme suite de ses débuts modestes et mal compris ? A l'essor, la politique divisa ces puissants oiseaux sortis du même nid. Richelieu planait, mais n'oubliait pas, et on n'oubliait pas.

 

Rupture avec Saint-Cyran.

Le premier point de rupture entre les deux hommes, les deux amis, semble remonter à la crise qui eut lieu lors de la maladie du Roi à Lyon, en 1630. La question du Chapelet du Saint-Sacrement et de la Maison du Saint-Sacrement fut évoquée au chevet du Roi par Michel de Marillac, garde des Sceaux. S'étant entendu avec la Reine mère, celui-ci se prononçait décidément contre la politique antiespagnole et, disait-on, anticatholique du cardinal. Saint-Cyran venait justement de prendre à partie, avec la plus grande violence, l'ordre des Jésuites en se jetant dans la querelle de l'Université de Paris et de l'épiscopat français à propos des affaires d'Angleterre. Or Richelieu, nous l'avons dit, avait adopté, au sujet de cette difficulté, une attitude réfléchie d'équilibre entre les partis. C'était donc une véritable tempête qui se trouvait déchaînée contre ses vues et ses actes par les livres de Saint-Cyran : La Somme des Écrits du Père Garasse et, bientôt, le fameux ouvrage d'Aurelius qui, publié en 1633, déterminait le caractère du premier jansénisme, à savoir la discorde déclarée entre les théologiens français : jansénistes contre Jésuites, bras étroits contre bras ouverts, avec les conséquences infinies que l'on pouvait prévoir en France, à Rome, en Europe.

Richelieu ne fit pas connaître, tout de suite, son sentiment. On dit même qu'il avait promis une récompense à qui lui révélerait le nom de l'anonyme Aurelius ; pour une raison ou pour une autre, il voulait être exactement renseigné.

La crise politique qui le séparait de Marie de Médicis et des Marillac était alors sa grande affaire, et elle se compliquait bientôt, comme on le sait, de la révolte de Gaston de France, envenimée elle-même par le fait du mariage de ce prince avec Marguerite de Lorraine en janvier 1632. Ici encore, nouveau sujet de rupture : Richelieu entend faire annuler le mariage qui réintroduit les Lorrains, toujours dangereux et toujours attachés à l'Empire, dans la famille royale et au cœur des affaires françaises. On consulte les théologiens de marque ; on s'adresse à Saint-Cyran. Celui-ci, qui alors se dévoile, dit qu'il considère le mariage même valable et refuse de se prononcer pour l'annulation.

Justement, le cardinal de Sourdis venait, en qualité de métropolitain, de proposer Saint-Cyran pour l'évêché de Bayonne. Richelieu ne refusait pas son assentiment ; mais Saint-Cyran fit savoir qu'il n'accepterait pas. Le ministre élève alors la voix : Je m'en étais douté ![30]

Les positions étaient prises de part et d'autre. Elles aboutirent à la crise fatale, lorsque la politique du cardinal se prononça pour les alliances protestantes et pour la guerre contre l'Espagne. Il y eut alors une levée de boucliers de tous les théologiens qui, en Europe et même en France, étaient dans le sillage (le la politique espagnole. On sait quel avait été le retentissement de l'Admonitio et du livre de Sanctarellus, et, maintenant, voilà que paraît l'ouvrage le plus violent qui ait été écrit à l'encontre de la politique du cardinal, le fameux Mars Gallicus, publié en Flandre, sur la demande du président Rooses et de l'archevêque de Malines. Or il a pour auteur Jansénius !

Tout le passé de la France, l'honneur même du Royaume et de la Royauté française étaient ignominieusement traités, insultés tout au long de ce massif pamphlet. Aucune des races royales, les mérovingiens, les carlovingiens, les capétiens, n'échappaient à cette injure intarissable et bourbeuse. Tous et chacun, parmi les rois de France, autant de coupables, de criminels, d'usurpateurs, d'hérétiques, — alliés des musulmans, des protestants, — ennemis de la chrétienté dans tous les siècles. Louis XIII, leur digne successeur, est l'auteur de tous les désordres, de tous les crimes qui ont désolé l'Allemagne ; et encore, à l'heure actuelle, il attaque la cause catholique et la catholique Espagne en choisissant pour alliés les Hollandais révoltés, les Suédois de Gustave-Adolphe et les protestants d'Allemagne !

Richelieu avait mille moyens d'être renseigné sur les concours et les amitiés que Jansénius rencontrait et rameutait en France, en particulier, le très cher ami du pamphlétaire, Saint-Cyran. Il savait que ces dangereux rêveurs étaient liés par une conjuration secrète que, dans leurs lettres (non ignorées de la censure), ils appelaient Pilmot et qui visait l'ordre religieux et l'ordre social en leurs bases mêmes. Au besoin, le Capucin Père Joseph lui dit dit à l'oreille ces mystères de sacristie et de couvent. Il avait en main des preuves formelles de l'entente entre l'Espagne et tous les partis de l'opposition en France et il n'ignorait pas les tentatives de cette même puissance pour renouveler les grandes discordes religieuses dans le Royaume, jusqu'à intriguer même avec la protestante Angleterre contre la France[31].

Le cardinal se trouvait donc en présence de l'adhésion apportée par Saint-Cyran à la cause de Gaston de France et de la Reine mère, réfugiée en Flandre ; il savait que le même Saint-Cyran avait des entretiens avec son plus grand adversaire, familier de Marie de Médicis, le redoutable polémiste et grand insulteur Mathieu de Morgues ; il savait que la puissante famille des Arnauld avait aussi un plan politique qui était, en cas de mort du Roi, de chasser le cardinal, de se rallier à Anne d'Autriche et à la cabale espagnole et d'obtenir, pour l'un des siens, la situation de précepteur du jeune Dauphin, le futur Louis XIV[32].

Et toute cette campagne se développait dans un demi-secret, facile d'ailleurs à éventer, aux couvents, aux églises, à la Cour, à l'armée, tandis qu'on était en guerre larvée ou déclarée avec l'Espagne, que les troupes espagnoles, sur la frontière des Flandres, allaient envahir ou venaient d'envahir le territoire français, qu'entre le siège de Corbie et le siège de Hesdin, la France allait se trouver dans un des plus grands périls qu'ait connus son histoire et que les plus riches provinces du Royaume, Poitou, Bourgogne, Normandie, refusant les impôts, étaient soulevées contre la Couronne !

La personne royale, elle-même, était atteinte par cette audacieuse propagande française contre la France : un certain Père Séguenot, qui paraît avoir été en relation avec le Père Caussin, confesseur de Louis XIII, venait d'écrire un livre, De la sainte Virginité, où l'on attaquait, en particulier, cette doctrine de l'attrition suffisante que Richelieu défendait fermement dans ses écrits épiscopaux[33]. On avait fait passer l'ouvrage sous les yeux de Louis XIII et on avait évoqué, devant son âme de chrétien, les tourments de l'enfer. Richelieu relevait un à un les fils de cette trame enchevêtrée. L'accord de tout ce monde était ourdi contre lui, non sans quelque hypocrisie et tartufferie. Le confesseur Caussin avait été renvoyé dans son couvent. L'heure était venue de se débarrasser des autres. Le Père Séguenot et l'abbé de Saint-Cyran, les polémistes des deux camps, furent arrêtés, des à des, le même jour, 14 mai 1638.

 

Saint-Cyran à Vincennes.

On peut se rendre compte, maintenant, des circonstances dans lesquelles Richelieu écrivit son livre : La Perfection du chrétien, et l'on voit pourquoi l'homme d'État, au plus tragique de sa destinée, — l'année de Corbie, — consacrait les heures trop rares de sa vie angoissée à ce livre où il scrutait le fond même du grand débat de conscience, nœud de sa politique et de la partie jouée par la France en Europe et dans le monde. Dans sa conscience comme dans ses actes, il est contraint de prendre position entre les deux doctrines, parce que la lutte acharnée qui s'engage entre leurs partisans menace la paix religieuse et morale du Royaume. Ce n'est pas seulement le ministre qui pressent ce nouveau danger, c'est l'évêque, c'est le chrétien. Jamais, au cours des soixante années d'études consacrées à cette grande figure française, il ne nous a été donné d'approcher l'homme davantage et de le découvrir au dernier repli de son esprit et de son âme.

Richelieu a dit à Hardouin de Péréfixe que, si l'on eût arrêté, dès le début, Luther et Calvin, on eût épargné bien des maux à l'humanité. Cette pensée est assurément celle qui lui fit prendre en mai 1638, la résolution de faire enfermer Saint-Cyran à Vincennes. Mais l'intention du ministre était-elle d'aller plus loin et de sévir avec une rigueur absolue contre l'ami de sa jeunesse dont il avait reconnu, à diverses reprises, le mérite extraordinaire et les hautes vertus ?

Ces hautes vertus, ces qualités du cœur et de l'intelligence, proclamées à diverses reprises par Richelieu, qui ont séduit tant d'âmes nobles, qui ont orienté toute une élite rigide en ses mœurs et en ses pensées, ne seraient pas mises à leur place et l'homme serait méconnu, si l'histoire ne s'élevait au-dessus de la querelle politique et théologique. On doit s'incliner devant des titres si respectables en les cherchant là où ils se sont manifestés, dans les entretiens, d'âme à âme, dans la prédication qui avait une si grande force de persuasion, et, surtout dans certains passages de ces écrits d'édification qui sont tellement au-dessus de toute littérature. Ainsi on peut donner une idée juste du prêtre qui fut, selon le mot de Sainte-Beuve, le directeur chrétien par excellence.

Mais, il ne faut pas que ce voile, tissé de fils si brillants, cache un travail politique qui n'était pas beau. Disons, pour être juste, que le cardinal prenait ses mesures à l'égard de l'homme de parti, non sans connaître et ménager le grand chrétien.

Une procédure par commissaires (c'était la manière du cardinal) fut donc ouverte contre Saint-Cyran. Laubardemont fut chargé de l'enquête. Des hommes de haute autorité, l'évêque de Langres, Vincent de Paul et d'autres, furent interrogés. L'enquête n'aboutit pas. On dirait qu'une main puissante tient la sanction en suspens...

Ce qui est certain, c'est que des familiers du cardinal vinrent à diverses reprises, s'entretenir avec le prisonnier. D'abord, Chavigny, un ami intime, un homme de confiance s'il en fut. Saint-Cyran, qui le connaissait depuis Poitiers, ne se déroba point à ces approches qui cherchaient visiblement un terrain de conciliation. Entrant dans l'intention bienveillante qu'on lui témoignait, il dit qu'il n'avoit aucune passion contre les Jésuites ; qu'au sujet du mariage de Monsieur, il avoit évité de parler à aucun évêque de l'Assemblée, qu'il craignoit de faire un refus à une personne à qui il devoit un grand respect (Richelieu) ; que si on l'eût fait appeler, il se fût présenté à lui et la première chose dont il l'eût supplié eût été de lui permettre de détruire ces raisons que l'on proposoit dans les écrits publics ; que, hors les choses qu'il ne pouvoit faire sans blesser sa conscience, il eût voulu faire tout le reste pour lui obéir. Il ajouta qu'il avait beaucoup de vénération pour l'Église, pour les délibérations du concile de Trente, etc.

Mais quelles étaient ces choses qu'il ne pouvait faire sans blesser sa conscience ? Toujours la même difficulté de principe, celle sur laquelle s'était fait le départ entre les sectateurs de la voie étroite et ceux de la voie large : l'attrition et la contrition, la pénitence et la communion, — fréquente communion. Ensuite, M. de Saint-Cyran répéta ce qu'il avait dit autrement, que jamais Dieu ne donne l'attrition à quelqu'un qu'il veut sauver, qu'il né donne ensuite la contrition, et qu'il l'avait lu ce jour-là dans saint Bernard.

Cette conversation n'aboutit pas. Mais Richelieu ne la considère pas comme définitive. Le 29 avril 1640, il envoie auprès du prisonnier son propre confesseur M. Lescot, docteur en Sorbonne. Saint-Cyran le reçoit, non comme commissaire et son juge, mais comme un homme d'honneur et semblable aux autres qu'on écoute paisiblement quand il vient de la part d'une personne de la première considération, avec laquelle on n'a rien à démêler. Le cardinal avait chargé Lescot de demander au prisonnier, s'il était vrai qu'il était prêt, comme l'avaient répété quelques-uns de ses amis, de donner quelque chose par écrit. Donc, on en est à préciser les termes d'un accord. Cet écrit, Saint-Cyran ne le refuse pas. Il l'avait préparé. Il le met sous les yeux de M. Lescot et commence à le copier. Ce n'était rien autre chose qu'une adhésion assez vague aux décisions du concile de Trente. Sur ce qui s'ensuivit, donnons les termes mêmes du récit, transmis d'une plume janséniste : Après qu'il eut écrit les deux ou trois premières lignes de cette déclaration, M. Lescot lui dit un peu de paroles basses et entrecoupées, et pour lui témoigner, plus qu'il ne l'exprimoit, s'il ne vouloit pas bien y mettre quelque chose de l'attrition et contrition ; mais M. de Saint-Cyran lui réplique qu'il ne pouvoit, qu'il n'auroit pas les rétractations, qu'il feroit tout ce qu'il pourroit, sa conscience sauve. M. Lescot vit bien qu'il n'y pouvoit pas revenir, de sorte que, en se taisant ; il le laissa achever... Un autre entretien eut lieu avec le même Lescot, qui n'aboutit pas davantage, et le narrateur, janséniste, Godefroy Hermant, conclut : Ces belles apparences ne furent suivies d'aucun effet.

La volonté d'accord de la part du cardinal ne paraît pas douteuse. Il la manifesta plus nettement encore en envoyant sa propre nièce la duchesse d'Aiguillon visiter le prisonnier. On laissa entendre à celui-ci qu'il ne s'agissait nullement de rétractation, comme le bruit en avait couru. Saint-Cyran releva vivement le mot en disant qu'il ne pouvait se rabaisser plus qu'il ne l'avait fait dans la lettre à M. de Chavigny.

Le livre de Jansénius, l'Augustinus, avait été publié aussitôt après la mort de son auteur, en 1640. Le survivant de la conjuration, du Pi/mot, ne pouvait maintenant se dédire et rompre avec le parti arrêté en commun depuis des années et qui avait engagé tout le groupe de Port-Royal et de ses adhérents déclarés. Saint-Cyran resta inébranlable sur la fermeté de son cœur[34].

 

Richelieu avait prévu les dangers de la querelle janséniste.

Richelieu, d'autre part, avait-il dit son dernier mot, lorsque la mort vint le surprendre ? C'est ici qu'apparaît, jusque dans son silence, la puissance de divination et l'autorité sur soi-même qui caractérisent cet homme vraiment extraordinaire.

Il voyait les déchirements, les maux que le Royaume et la Royauté elle-même allaient subir, du fait de la querelle janséniste ; il connaissait l'âpreté des disputes françaises, surtout quand un certain idéalisme égaré les envenime ; il se figurait, d'après les origines, déjà si pleines de hargne, l'acharnement du duel futur, les blessures inexpiables affaiblissant les élites chrétiennes ; il devinait les consciences opprimées, les élans brisés, les enthousiasmes ravalés, la désunion dans l'Église et dans l'État, entraînant l'égarement des fidèles et même d'une partie du clergé, et cette séparation du bas clergé, du second ordre, qui devait tant contribuer, par la suite des temps, à la Révolution et à la fin du Régime[35].

Ces suites funestes, Richelieu les avait vues, pressenties, considérées ; car l'imagination préventive est une des plus grandes parties de l'homme d'État. Il entendait y parer en vertu de la maxime Principiis obsta. Ayant usé d'autorité à l'égard de Saint-Cyran, il avait cherché, en même temps, dans un parfait esprit de sagesse et de modération, un moyen d'accord entre les deux partis, sachant comme il faut traiter ces Français de prompt retournement et qui, selon sa parole déjà citée, ne se tenant jamais au bien, reviennent si aisément du mal.

Dès l'année 1630, il avait conçu le projet de fonder une Académie théologique où ces disputeurs se réuniraient et où leurs polémiques s'épuiseraient en paroles, de même qu'il réglait les disputes des grammairiens et des rhétoriciens en enfermant les quarante dans son Académie littéraire[36].

Pourquoi ce projet n'a-t-il pas abouti ? Les théologiens se montrèrent-ils plus âpres que les hommes de lettres ? D'autres moyens d'accommodement se présentèrent-ils à la pensée du ministre ? Comptait-il arranger lui-même lés choses par son autorité d'homme d'État théologien ? Les affaires de l'État, qui l'absorbaient en pleine guerre, le portèrent-elles à attendre la pacification du Royaume par la victoire sur l'Espagne et sur l'Empire qui rabaisserait les cornes des séditieux de la doctrine ?... Il est permis de penser aussi, qu'ayant, dans les derniers mois de sa vie, cherché et à moitié obtenu un modus vivendi avec Saint-Cyran, il considérait la chose comme en assez bonne voie pour transmettre le soin de la conclusion amiable à Mazarin.

Mazarin, moins sûr de lui-même, non théologien, ayant à compter avec les entourages de l'Espagnole, Anne d'Autriche, laissa dormir. Il n'avait nulle envie d'avoir une Fronde théologique comme il allait avoir l'autre. Saint-Cyran fut rendu à la liberté aussitôt après la mort de Richelieu.

Dès 1643, Arnauld faisait paraître la livre de La Fréquente Communion ; en réponse au libelle des Jésuites, il publiait la Théologie morale des Jésuites, les Apologies pour M. de Jansénius, évêque d'Ypres. En réplique à un traité du Père Petau dédié à la Reine Régente, il dédiait à celle-ci son fameux livre : De la Tradition de l'Église sur le su jet de la Pénitence et de la Contrition. Et voilà que la théologie devient, comme l'avait prévu l'autre cardinal, une affaire d'État. Arnauld dit, dans sa dédicace à la Reine : Je ne doute point, Madame, que Votre Majesté ne reconnaisse jusqu'où peuvent aller les conséquences de ce désordre et qu'elle rie voie sans peine que si ces maximes (celles des Jésuites) trouvoient quelque créance dans les esprits, l'Église seroit sans pouvoir, les pasteurs seroient sans crédit, les fidèles seroient sans assurance, que toute la chrétienté seroit dans le trouble et la division.

Le feu était aux poudres. Les Jésuites remuaient ciel et terre : la Sorbonne, l'Université, la Cour, les consciences catholiques et Rome même. Pascal allait lancer le brûlot des Provinciales (janvier 1656). Le siècle était engagé dans la plus triste, la plus vaine, la plus insoluble des disputes au sujet des cinq fameuses propositions qui existaient peut-être et qui peut-être n'existaient pas : on n'en sait rien encore !

Richelieu avait écrit, en octobre 1635, à propos d'un autre désordre : Une seule étincelle est capable d'embraser la plus grande ville du monde... Si l'on ne remédie aux factions, les étouffant dans leur naissance, lorsque leur commencement est si foible que ceux qui n'en connaissent pas la nature n'estimeroient pas qu'elles fussent à craindre, elles croissent et se renforcent de telle sorte en un instant, qu'il est, par après, impossible de résister à leur violence[37].

La victoire se prononçait à l'extérieur, et Mazarin allait hériter de Rocroi. Mais, à l'intérieur, un nuage s'était levé. Le règne du Roi Soleil, dans tout son éclat, sera obnubilé par les deux orages que Richelieu avait prévus et que sa sagesse eût voulu écarter : la querelle janséniste et la révocation, de l'Édit de Nantes.

 

Richelieu et l'ordre ecclésiastique français.

Quand Richelieu était arrivé au pouvoir, la crise religieuse, née au XVIe siècle, tendait vers sa fin. Catholique, prêtre, évêque, cardinal, ministre du Roi Très Chrétien, il était dans l'obligation, — et le sérieux de son esprit lui en faisait un devoir[38], — de déterminer, par une méditation profonde et continuelle, les principes qui devaient diriger son action.

La lecture de ses livres, surtout de ceux qui ont été conçus et écrits dans les dernières années de sa vie, nous a permis d'entrevoir le fond de sa pensée religieuse : à l'égard du problème protestant, nous l'avons vu sage, prudent, tolérant, résolu à imposer l'unité nationale à un Royaume encore divisé, mais, une fois ce résultat obtenu, prêt à se porter vers l'apaisement et travaillant à l'union des deux Églises.

En ce qui concerne ses sentiments catholiques, nous l'avons vu, plein de clairvoyance sur les dangers du jansénisme, s'efforcer de les prévenir par une sagace vigilance, même par l'exercice de l'autorité, étouffant à leur naissance des polémiques qu'inspiraient soit des initiatives orgueilleuses, soit des influences étrangères.

Nous allons voir cette même prudence le guider dans les affaires ecclésiastiques en général, dans l'amélioration des mœurs et de la discipline, dans la réforme des ordres monastiques, dans la position prise par lui à l'égard d'un certain parti épiscopal invoquant, avec une ténacité quelque peu anti-romaine, les vieilles libertés de l'Église gallicane.

Reconsidérons d'abord les principes : il les expose lui-même dans ce Testament politique qu'il a laissé à la postérité comme legs de son expérience et comme défense de ses actes. Les deux premiers chapitres de la deuxième partie, écrits approximativement vers 1636, présentent une vive et frappante connexion entre l'inspiration religieuse et l'autorité de la raison : Le règne de Dieu, écrit le cardinal, est le principe du gouvernement des États ; et, en effet, c'est une chose si absolument nécessaire que, sans ce fondement, il n'y a point de prince qui puisse bien régner ni d'État qui puisse être heureux... Rien n'est plus utile à son établissement que la bonne vie des princes, laquelle est une loi parlante et obligeante (c'est-à-dire entraînant obligation...). La pureté d'un prince chaste (on voit qu'il s'adresse à Louis XIII) bannira plus d'impiété de son Royaume que toutes les ordonnances qu'il pourra faire à cette fin... Il n'y a point de souverain au inonde qui ne soit obligé, par ce principe, à procurer la conversion de ceux qui, vivant sous son règne, sont dévoyés du chemin de leur salut. Mais, comme l'homme est raisonnable de nature, les princes sont censés avoir, en ce point, satisfait à leurs obligations, s'ils pratiquent tous les moyens raisonnables pour arriver à une si bonne fin... — Et ici on peut penser à Louis XIV qui crut devoir recourir à la contrainte en révoquant l'Édit de Nantes.

Cet appel si net à la raison amorce, pour ainsi dire, le chapitre suivant où l'autorité de la raison est mise en sa pleine valeur : La raison doit être la règle de la conduite d'un État. La lumière naturelle fait connaître à un chacun que l'homme ayant été fait raisonnable, il ne doit rien faire que par raison, puisque autrement il seroit contre sa nature et par conséquent contre Celui même qui en est l'auteur...

Au moment où ces lignes sont écrites, Descartes écrit le Discours de la Méthode, Corneille fait jouer le Cid. La pensée du ministre allait du même pas que le génie du siècle.

Le siècle était en marche. La France, comme il est arrivé souvent au cours de son histoire, reprenait, par une volonté spontanée, ce sens de la mesure qui lui est si naturel, et cela au lendemain d'une de ces crises d'égarement idéaliste qui lui sont propres également. Ce peuple qui, durant une période de vingt années, avait lâché la bride à toutes ses passions, qui s'était abandonné à tous ses caprices, qui avait voulu, si j'ose dire, toucher à tout, goûter à tout ; ce peuple qui s'était rué vers une liberté dont il n'était pas capable, qui avait introduit dans ses querelles intestines un étranger détesté, ce peuple se rassied soudain. Après tant de fantaisies, de folies et d'à-coups, il reprend un aspect grave, raisonnable, bourgeois. Il se range et même avec une nuance d'exagération. Désormais, il est tout à la raison, à la pondération, au sens commun, à l'ordre[39].

Or, le fils des Richelieu et des La Porte avait précisément, dans son enfance poitevine, respiré cette atmosphère du siècle nouveau ; évêque de Luçon, il s'en était rempli les poumons dans les conciliabules de Notre-Dame de Poitiers ; et il l'avait senti souffler, venant du pays tout entier, aux États généraux de 1614.

Près de Marie de Médicis, il avait mesuré la force active du catholicisme, qui s'était maintenu dans toute l'Europe méridionale qui avait accompli la tâche difficile de la Contre-Réforme, qui avait soutenu la grandeur de l'Espagne et qui l'avait porté lui-même au cardinalat.

La restauration d'une France chrétienne était son premier devoir, mais sous la condition qu'elle restât la France du Roi Très Chrétien, du fils aîné de l'Église, de ces Rois, les Plus hauts défenseurs de l'Église romaine depuis Charlemagne, les Rois des croisades, les Rois de la France forte et indépendante.

Pour le soutenir dans cette pensée ; il disposait, comme ministre, de la puissance héréditaire d'un des plus chrétiens parmi les rois chrétiens. A ce point de vue, le fils de Henri IV et de Marie de Médicis ne devait lui manquer jamais.

Fils d'un père qui, après s'être converti d'une volonté réfléchie, avait renoué avec Rome et rappelé les Jésuites, et d'une mère qui avait conclu les mariages espagnols, Louis XIII, tout pétri de croyance catholique, entendait, cependant, ne rien laisser perdre de son droit royal. Le souverain qui prendrait La Rochelle et qui consacrerait son Royaume à la Vierge par le fameux Vœu de Notre-Dame, s'il ne tolérait autour de lui aucune impiété, ne se plierait à nul fléchissement.

Près du ministre, nous avons vu les entourages qui s'étaient rangés et alignés, en quelque sorte, pour le combat chrétien et catholique à la française : c'étaient des prélats comme Du Perron, Retz, Bérulle[40], Sourdis et La Rochefoucauld, le Père Joseph,  plus tard Sublet de Noyers, grand ami des derniers instants, l'abbé de Coursan, le Père Carré, les ecclésiastiques dévoués qui lui furent d'un si grand appui dans la campagne pour la réforme des couvents, Harlay de Sancy, secrétaire de la grande œuvre des Mémoires, ancien ambassadeur auprès des Turcs, expert en matière de missions et de protectorat catholique ; c'était enfin la nièce du cardinal, cette duchesse d'Aiguillon dont la vie généreuse apparaît comme tellement au-dessus de l'injure dont on prétendit la salir[41].

Comment oublier, sur cette liste, le nom du saint le plus saint et le plus français de tous les saints, Monsieur Vincent ? Membre du conseil de conscience pendant de longues années, M. Vincent ne frappe jamais à la porte et à la bourse du cardinal sans être entendu, secouru. Lié avec Saint-Cyran, il reconnaît en celui-ci un des plus hommes de bien qu'il ait jamais vus, et il est assez courageux pour se prononcer contre l'ami, dans les thèses duquel il sent le péché d'orgueil et le goût de l'hérésie. Sa première fondation, l'œuvre des Missions, mère de tant d'autres, est combattue par les curés de Paris, tenue en suspens à Rome, mais finalement consacrée, le 12 janvier 1633, par la bulle Salvatoris nostri du pape Urbain VIII. Et cela conformément aux recommandations de Richelieu à l'ambassadeur de France auprès du Saint-Siège. Le 21 mai 1648, quelque six ans après la mort du cardinal, une mission va partir évangéliser cette Francia orientalis, Madagascar, conquise une première fois par le ministre défunt. M. Vincent désigne Charles Nacquart, jeune missionnaire qui appartenait à la maison de son ancien maître[42]. C'est à M. Vincent enfin que le cardinal, par son testament daté du 23 mai 1642, a laissé pour ses œuvres utiles au public, tout l'argent que l'on trouverait à sa mort, après en avoir déduit le montant des autres legs, notamment de celui qu'il faisait au Roi[43].

Le courant du siècle enveloppait donc et poussait, si l'on peut dire, le cardinal ; mais il fallait aussi que ce courant fût canalisé, dirigé, réglé : les grandes œuvres ont besoin, pour leur accomplissement, à la fois d'une élite et d'un homme.

 

La réforme des monastères.

Il n'y a qu'un avis à ce sujet, l'état de l'Église catholique française, au moment où Richelieu prenait le pouvoir, était lamentable[44]. Nul témoignage plus formel et plus autorisé que la Plainte du souverain Pontife, renouvelée dans toutes les instructions adressées aux nonces et rédigées, pour la plupart, par le neveu du Pape, Antonio Barberini, qui avait précédemment séjourné en France : A dire le vrai, il n'y a eu, dans aucun autre pays, un plus grand dommage que celui qui est résulté, en France, du défaut de qualité et du manque d'aptitudes des prélats et des membres du clergé. L'ignorance générale jointe à de mauvaises coutumes ont eu pour suite des abus de toute sorte qui ont scandalisé les peuples et les ont portés vers le schisme et vers l'irrespect à l'égard du Saint-Siège... Les réguliers ne sont pas hors de reproches. Combien de monastères où les moines vivent sans clôture, livrés aux libertés du siècle, surtout dans les campagnes, où ce spectacle cause un désordre auquel on ne sait comment porter remède ![45] Rome, bien entendu, a une tendance à rendre responsable de ces maux l'indépendance gallicane ; de même, d'ailleurs, que l'Église gallicane ne se prive pas de critiques à l'égard du monde romain. Quoi qu'il en soit, les faits sont là. Les débuts du règne de Louis XIII étaient, au, point de vue ecclésiastique, une époque de désarroi, de querelles, de violences dont les excès ne purent être dominés, refrénés, que par la volonté et l'adroite conduite du grand ministre aidé des hommes dévoués qu'il avait su choisir[46].

Le détail de cette histoire ne peut être rapporté ici. Elle a été écrite, d'ailleurs, à des points de vue divers, dans l'abondante littérature consacrée à ce sujet. Nous rappellerons seulement quelques points saillants qui touchent à l'histoire générale du pays et qui permettent de pénétrer plus près du caractère et de la conduite du cardinal.

Évêque de Luçon, orateur du clergé aux États généraux de 1614, il connaissait à fond tout le haut personnel : au fur et à mesure des vacances, il le recrute avec un grand soin, tant au point de vue de la valeur morale que de la capacité épiscopale, non sans tenir compte, bien entendu, des sentiments politiques et du dévouement au Roi et à sa propre personne.

II sentait la qualité des hommes formés par l'Église, et son intention avait été, au début, de confier aux évêques certaines fonctions de l'ordre laïc et particulièrement administratif. L'essai ne le satisfit pas. Mais il n'en eut que plus de soins de préparer, pour l'Église, de bons prêtres et de bons prélats. Mgr Degert a très bien montré, dans son Histoire des Séminaires français, que Richelieu est le premier évêque qui ait fondé dans son diocèse un séminaire, le premier qui en ait remis la direction aux Oratoriens[47].

L'ouest de la France et, en particulier, le diocèse de Poitiers, qui avait assisté aux débuts de Richelieu, reçurent, durant toute la carrière du ministre, des marques renouvelées de bienveillance attentive. Le cardinal introduisit la réforme de Sailli-Maur dans les monastères bénédictins avec le concours de l'évêque M. de La Rocheposay, la réforme du Calvaire à l'abbaye de la Sainte-Trinité de Poitiers, etc. Dans son testament, il lègue soixante mille livres pour entretenir à Richelieu vingt prêtres afin de s'employer aux missions du Poitou, suivant leur institut. Cette affaire de la réforme des ordres monastiques fut l'une de ses grandes préoccupations ; il conçut, à ce sujet, une doctrine et s'attacha à une pratique personnelle sur lesquelles on a porté des appréciations sévères. La lumière ne s'est faite que très lentement, car, là comme ailleurs, l'hostilité des adversaires du cardinal a égaré l'histoire.

La grande pensée de Richelieu, conforme à celle du Souverain Pontife et conforme aussi au mouvement de l'opinion, était que la réforme des couvents était devenue indispensable ; mais l'on savait aussi que seule.la plus ferme autorité pouvait l'accomplir. Le mal, sans cela, était incorrigible. L'abus des commendes, qui encombraient les maisons religieuses de personnages appartenant à la famille royale, aux familles des grands du Royaume, aux favoris, l'attribution des bénéfices à des quémandeurs, souvent laïcs, parfois militaires, la mauvaise volonté égoïste et passionnée des anciens (beati possidentes) résolus à ne rien céder de leurs privilèges et de leurs jouissances, le tout opposait à la réforme des mœurs et de la discipline une porte d'airain.

De ses premiers échecs le cardinal réformateur avait appris que le seul moyen de réussir était d'imposer aux récalcitrants, des abbés, des prieurs, des religieux, ayant déjà pratiqué spontanément la réforme dans d'autres ordres ou d'autres maisons. Telle fut sa manœuvre. Mais la lutte qui s'engagea entre les partisans des deux systèmes atteignit un tel degré de violence, allant jusqu'aux rixes à mains plates, qu'on dut recourir à des moyens d'exécution plus énergiques encore : le cardinal, sollicité par les ecclésiastiques et les religieux animés de bonnes intentions, se fit attribuer à lui-même, par décision royale, les fonctions de chef des ordres ou des maisons dont les résistances paraissaient incompressibles.

Cette mainmise avait pour suite naturelle de lui attribuer le revenu des bénéfices et la disposition des ressources pécuniaires des établissements. Une telle concentration permettait au cardinal d'employer, selon les besoins de la réforme, les ressources considérables des fondations. Richelieu lui-même, par une lettre circulaire, fait connaître aux ordres intéressés, ses intentions et sollicite, en même temps, le concours des bonnes volontés : Le désir que j'ai de purger toutes mes abbayes des désordres et licences qui s'y sont glissés par le temps, m'en a fait rechercher les moyens les plus convenables, et n'en ayant point jugé de plus doux et utiles, pour la décharge de ma conscience et le salut des religieux qui sont sous ma charge, que d'y établir des Pères religieux réformés qui, par leur exemple, porteront les anciens à suivre les bonnes mœurs et l'observation de leur règle, qui a été par eux négligée, cela m'a donné sujet, pour commencer une si bonne œuvre, de faire défense en tous les monastères qui dépendent de moi, de faire donner l'habit, ni recevoir des novices à faire leur profession, si non en la forme que la font ceux de ladite réforme. Richelieu entendait qu'il fût dressé un acte qui contînt tout ce qui se passerait au chapitre réuni pour ouïr la lecture de ses lettres. Il connaîtrait particulièrement l'avis de chacun des religieux qui y assisteraient. Chacun signerait le sien, qui serait envoyé à Son Éminence. Chacun pourrait ainsi contribuer à l'œuvre commune. Ceux qui se portaient au bien que le cardinal leur voulait procurer seraient remis dans l'ordre et la voie que doivent tenir les vrais religieux.

Il y avait bien, dans ce document, quelque pression ; mais le but relevé est incontestable et les formes mêmes sont respectées. Le cardinal agit, comme toujours, en prenant pour guide la nécessité et la raison ; il suffit de lire, dans son Testament politique, le chapitre De la Réformation des monastères : J'ai toujours pensé, ainsi que je l'estime encore à présent, qu'il vaudroit mieux établir des réformes modérées, dans l'observation desquelles les corps et les esprits pussent subsister aucunement à leur aise, que d'en entreprendre de si austères que les plus forts esprits et les corps les plus robustes aient de la peine à en supporter les rigueurs Les choses tempérées sont d'ordinaire stables et permanentes (n'est-ce pas tout son génie ?), mais il faut une grâce extraordinaire pour faire subsister ce qui semble forcer la nature[48].

Grâce aux ressources dont il peut disposer, le cardinal fait partout les dépenses nécessaires pour que les conditions morales et matérielles de la réforme améliorent le sort et la dignité de ceux qui l'auront acceptée.

Impossible donc de méconnaître la sagesse de ses vues et sa modération dans la façon dont il les applique. Et cependant, comme il se heurte à des intérêts et des passions de longtemps en éveil, cette ingérence, qui troublait là quiétude de centaines de couvents et de milliers de religieux[49], ne manqua pas de provoquer une soudaine et violente exaspération, — colère de moines et de troupeau ; — de là une polémique acharnée qui se manifesta par une floraison de ces libelles injurieux qui étaient alors les moyens de l'opposition : l'avarice du cardinal s'emparait, disait-on, de la fortune ecclésiastique pour accroître son énorme fortune personnelle et pour subvenir à ses folles dépenses en bâtiments, en pompes, en représentations, en caprices tyranniques.

Et, naturellement, ces critiques enflammées se retrouvent sous la plume des historiens, amateurs de l'ouvrage tout fait. Son Éminence y allait de bon train, écrit, de nos jours, l'un de ces bons religieux qui n'a pas pardonné ; on annule des décisions pontificales sans sourciller et on ne fait appel aux décisions de Rome que pour faire sanctionner les empiètements du cardinal... Ces prétentions — il s'agit d'une pension de trente mille livres attribuée au cardinal par suite de la réforme accomplie sous sa protection à l'abbaye de Chezal-Benoît — étaient écœurantes. Le cardinal, gorgé de pensions, dont les rentes prélevées sur les bénéfices ecclésiastiques montaient à un million et demi, extorquait des monastères endettés une somme considérable prise ainsi sur l'avoir de ces maisons. Beau moyen de rétablir l'ordre ! Mais Richelieu n'avait aucune vergogne quand il s'agissait de palper l'argent.

Dom Denis, qui cite ce texte dans son excellente étude sur la Réforme des monastères bénédictins, l'accompagne d'un commentaire : il démontre, d'une part, que la somme d'e trente mille livres était stipulée dans un arrangement qui la substituait à une somme de cent soixante mille livres que le cardinal eût pu réclamer comme montant du revenu des abbayes dont il devenait le chef et que, d'ailleurs, ces trente mille livres, il ne les toucha jamais ; d'autre part, il établit que l'ensemble du revenu attribué à ce Richelieu gorgé de pensions au détriment des ordres monastiques, montait exactement à deux cent soixante-quatorze mille six cent cinquante-trois livres, et non, comme on le répétait, à plus d'un million de livres.

Nous reviendrons sur la question de la fortune personnelle de Richelieu et sur l'usage qu'il en fit, soit au cours de son existence, soit par ses dispositions testamentaires. -Mais en ce qui touche spécialement le revenu des bénéfices ecclésiastiques, il n'est que juste de l'entendre lui-même. La rumeur infâme ayant été' colportée jusqu'à Rome, le cardinal écrivait, pour être mise sous les yeux du Souverain Pontife, une lettre portant la déclaration la plus nette : Si le Pape est, bien informé, il saura que je ne prends pas les bénéfices pour en profiter, mais bien pour tirer les couvents de leur ruine et les mettre en état d'une bonne réforme. Telle est la vérité, et on peut l'en croire. Sainte-Beuve dit avec force : Il n'est pas homme à retenir et à accumuler, à la manière d'un bon trésorier et d'un bon économe, les gouvernements et les charges ; il aime mieux les distribuer aux autres. Il y a du roi autant que du ministre en lui. Langage digne de l'histoire.

Que faut-il penser, cependant, de la position prise par le Saint-Siège au sujet de la réunion de p14sieurs ordres ou établissements ecclésiastiques sous l'autorité de Richelieu ? Il est certain que Rome traîna en longueur si longtemps que, sans refuser, elle évita de se déclarer en faveur de l'autorisation sollicitée avec insistance par le ministre de Louis XIII.

Mais, ici encore, l'histoire doit se référer à une documentation précise. Il est hors de doute que cette attitude de la Cour pontificale tenait uniquement à l'opposition ardente et intraitable des deux branches de la catholique maison d'Autriche, toutes puissantes à Vienne et à Madrid, qui avaient Rome sons leur influence. Cette opposition ne devint que plus acharnée quand la guerre les eut déchaînées contre la France et ses alliées. Plusieurs des Ordres visés avaient des maisons dans les pays hostiles à la France et l'autorité que Richelieu pourrait prétendre sur ces ordres risquait d'avoir de graves conséquences, en particulier si elle cherchait à s'étendre jusque sur la Compagnie de Jésus, si puissante à Rome. Il ne s'agit plus ici d'une question de gros sous : c'est la politique internationale dans son ensemble qui est en cause. Nous allons y revenir.

Mais, pour en finir avec cette mesquine querelle montée contre la personne et contre la mémoire du cardinal, et pour conclure en ce qui concerne la réforme monastique telle que sut l'entreprendre et la réaliser, du moins en partie, le cardinal de Richelieu, qu'il suffise de citer ici le jugement de l'historien le plus récent, le mieux informé et le moins suspect sur la matière, Dom Denis : Libre à certains historiens de reprocher à Richelieu ce qu'ils appelleront une intrusion et un abus de pouvoir : pour nous, nous ne pouvons nous défendre d'un vif sentiment d'admiration pour l'inlassable activité du grand ministre, sa constante et universelle vigilance, son respect de l'autorité régulière, sa préférence incontestable pour les procédés de douceur, et, par-dessus tout, son désir pieux et sincère d'une durable réforme des ordres religieux[50].

 

L'amortissement des biens ecclésiastiques.

On ne peut passer absolument sous silence une autre critique très violente dirigée contre Richelieu par l'un de ses collègues en l'épiscopat, qui fut, d'ailleurs, un de ses adversaires déclarés, Montchal, archevêque de Toulouse, président de l'Assemblée du Clergé en 1640. Ce reproche a été repris, de nos jours, par M. Jean Tournyol du Clos dans un ouvrage plein d'érudition : Richelieu et le Clergé de France. — La question des amortissements[51].

C'est une vieille querelle, où la responsabilité de Richelieu ne peut se séparer de celle de la Royauté française. De tout temps, et, en tout cas, depuis le règne de François Ier, les finances royales 'ont réclamé, sur les biens ecclésiastiques, le droit d'amortissement qui frappait tous les biens de mainmorte dans le pays. Entre légistes et ecclésiastiques, la querelle ne s'apaisa jamais et elle n'aboutit même pas à l'une de ces transactions, acceptées de part et d'autre ; où les thèses contraires se rapprochent et s'accordent dans le silence.

Le Clergé, ordre privilégié, entendait ne contribuer au service de l'État que par des dons volontaires : mais, dans les circonstances extraordinaires, et notamment en cas de guerre nationale, la Royauté réclamait des paiements exceptionnels et, au besoin, les imposait.

Comme la France était en guerre avec la maison d'Espagne-Autriche et, qu'en 1635-1636, la prise de Corbie l'avait exposée à un péril vital, Bullion, ministre des Finances, invoqua, selon la tradition, l'exercice du droit royal : Le Roi, comme souverain sur tous ses sujets, écrivait le financier, a droit de faire contribuer tous les ordres du Royaume aux dépenses de la guerre. Suivant laquelle maxime, la noblesse, les officiers et le reste du Tiers-État ont supporté de grandes dépenses et d'extraordinaires levées, tandis que le Clergé a été épargné... Comme aîné, il doit contribuer plus puissamment ; à quoi il est d'autant plus obligé que les biens immenses qu'il possède procèdent de la Couronne et des gratifications de nos Rois, et que leur particulière conservation dépend de la sûreté générale du Royaume...

Sans entrer dans des détails, perdus dans le maquis de la procédure, disons seulement qu'un édit royal de 1639 fit observer qu'on avait négligé de percevoir le droit d'amortissement à des époques plus heureuses. Il demandait au Clergé un concours de cinq à six millions de livres. Ce chiffre, auquel on s'arrêtait après de longues discussions, paraissait des plus raisonnables au Roi aussi bien qu'au cardinal : le droit d'amortissement étant légal, on eût pu exiger des sommes beaucoup plus élevées. En un mot, on transigeait, ce qui permettait au cardinal d'écrire dans son Testament politique adressé à Louis XIII : La guerre a été soutenue depuis cinq années, sans prendre les gages des officiers, sans toucher au revenu des particuliers et même sans demander aucune aliénation des fonds du Clergé, tous moyens extraordinaires auxquels vos prédécesseurs ont été obligés de recourir en de moindres guerres[52].

Les choses, en fait, ne s'étaient pas arrangées. L'édit de 1636, qui revendiquait le droit du Roi, fut porté devant l'Assemblée du Clergé de 1640, réunie Mantes, et présidée par Montchal, que l'on savait intraitable. L'Assemblée soutint son président qui refusait de payer, si bien que le Roi, conseillé par son ministre, pour avoir le dernier mot, fit expulser de l'Assemblée l'archevêque de Toulouse et quelques autres récalcitrants.

En présence de ces difficultés et la caisse étant vide, la finance dut parer à des nécessités urgentes ; ce fut l'origine de la taxe des aisés, du fameux sol pour livre (promulgué le 28 décembre 1640) ; en un mot, d'autres contribuables, déjà surchargés, furent contraints de payer ; par suite, des émeutes graves, des misères affreuses, accablant le peuple et le Royaume entier. Elles contribuèrent à l'impopularité qui frappa la mémoire de Richelieu. On ne pratiquait pas, alors, la politique des emprunts à fonds perdus, qualifiés de perpétuels ; il fallait régler les comptes sur chaque budget annuel. On faisait la guerre au jour le jour et par petits paquets ; mais elle durait trente ans !

L'affaire de l'amortissement se noya dans la misère du temps et du régime. Quant à Montchal, il répandit sa colère dans ses Mémoires sur le cardinal, qui n'en pouvait mais, et sur M. de Bullion. L'histoire, qui sait que les deux hommes allaient de l'avant, ayant dans les yeux la vision de Rocroi, n'a pas à s'appesantir sur cette vilaine querelle.

 

La question du gallicanisme.

Indiquons enfin, un autre sujet où le rôle de Richelieu a été assez mal compris et expliqué par l'histoire : il s'agit de la fameuse querelle, non moins périmée, des Libertés de l'Église gallicane, mise sur le tapis, alors, par le fameux livre du syndic de la Sorbonne, Edmond Richer. Elle, avait été agitée, comme on le sait, depuis des siècles, et il ne peut être question d'en présenter ici même un simple exposé[53].  Rappelons seulement qu'il y avait, de tradition, en France, un gallicanisme épiscopal, un gallicanisme parlementaire et un gallicanisme royal. C'est, en particulier, au sujet du gallicanisme épiscopal et du gallicanisme royal que Richelieu eut à prendre position. Il le fit dans un esprit d'apaisement et de conciliation qui contribua grandement à panser des blessures qui s'étaient envenimées à la suite de la publication du docteur Richer. L'ouvrage, qui parut au début du XVIIe siècle, — plusieurs fois réimprimé, expliqué, commenté au cours du règne de Louis XIII, — avait soulevé une des plus violentes crises d'Opinion qu'aient connues ces temps tourmentés.

Richer, en réponse à certaines publications émanant d'un groupe de théologiens romains, propagandistes de l'infaillibilité, pontificale, s'était attaché à démontrer les points suivants : que l'Église est à la fois un État monarchique, institué pour une fin surnaturelle et spirituelle, tempéré par le souverain pasteur des âmes, Notre Seigneur Jésus-Christ, et un gouvernement aristocratique, le plus excellent de tous et le plus convenable à la nature ; que la monarchie absolue, que certains théologiens prétendent établir dans l'Église, est contraire à la loi de Dieu et à la fin de la société ecclésiastique ; et, enfin, que le pouvoir que l'on veut donner à l'Église sur le temporel des princes est contraire à la loi naturelle[54].

En somme, la thèse de ficher exprimait le sentiment du gallicanisme épiscopal, qui réservait au Concile universel une autorité supérieure à celle du Pape et celui du gallicanisme royal, qui refusait au Pape une autorité quelconque sur le temporel du roi de France. Le débat se perpétuait surtout parce que la France, n'avait pas accepté ou avait accepté de façon mitigée les décisions du concile de Trente. C'est le heurt d'idées que nous avons déjà vu se produire lors de la publication du livre de Sanctarellus.

Une violente polémique s'engagea lorsque parut le livre de Richer. La Sorbonne, le Parlement, l'opinion y prirent part ainsi qu'une nuée de libellistes qui ne manquaient pas de s'abattre sur telles matières à discussion en ces temps que nous croyions condamnés au silence par l'absolutisme royal[55]. Cette polémique fut encore envenimée, en 1639, par le traité de Dupuy sur les Libertés de l'Église gallicane et, en 1641, par l'ouvrage du grand doctrinaire, Pierre Marca, sur la Concorde du Sacerdoce et de l'Empire, paru en 1641. Pour nous rendre compte de la difficulté en .présence de laquelle ces discussions mettaient la Couronne et ses conseillers, il faut biens réfléchir à ceci : la France entendait rester catholique et, par conséquent, attachée à Rome et au Souverain Pontife, mais, d'autre part, elle était résolue à garder son indépendance nationale et sa pleine autonomie politique à l'égard des puissances, même catholiques, qui prétendaient exercer sur Rome une autorité exclusive. N'avait-on pas vu, au moment où les haines religieuses avaient fait du territoire français leur champ de bataille, l'invasion espagnole pénétrer jusqu'à Paris et réclamer, comme condition de la paix et gage de leur domination, un changement de dynastie ? N'avait-on pas vu le Pape se prononcer contre l'accession au trône de l'héritier salique, le Bourbon ? N'avait-on pas vu, alors, se dresser contre Rome, dès l'année 1589, trois ans avant la conversion de Henri IV, près de cent évêques français ? De telle sorte que l'avènement de la nouvelle dynastie n'avait pu se réaliser que par le fait de cette énergie épiscopale et gallicane, s'appuyant sur le droit traditionnel de la France.

La question avait-elle été réglée par l'avènement de la dynastie à laquelle s'était ralliée l'unanimité de la nation ? Nullement. Le parti catholique européen n'avait pas renoncé à maintenir la doctrine ultramontaine en ce qui concernait l'autorité du Saint-Siège sur le temporel des souverains. Après la mort du roi Henri sous le poignard de Ravaillac, l'italienne Marie de Médicis étant devenue régente, cette même revendication s'était développée, à Rome, avec la plus dangereuse recrudescence. lies Ordres religieux nouveaux, chargés spécialement, depuis le concile de Trente, de la défense des droits du Saint-Siège, avaient inauguré, en Europe, deux modes d'action adaptés plus efficacement aux nécessités nouvelles : d'une part, un grand effort pour saisir l'influence directe sur les princes et les élites en s'approchant de leur conscience par le confessionnal ; d'autre part, le déploiement extraordinaire, auprès des masses, d'une campagne de prédications, de publications, et surtout la mainmise sur l'enseignement. Henri IV, maître de lui et victorieux, ne s'était pas opposé à cette double activité qui, l'autorité royale étant reconquise, pouvait devenir un double bienfait ; mais, après sa mort, le pouvoir s'était trouvé momentanément affaibli dans le Royaume en même temps que la puissance française en Europe.

Dans la Valteline, à Mantoue, en Lorraine, sur les frontières allemandes, espagnoles, italiennes, partout on se heurtait à des prétentions et même à des offensives menées en pleine paix ; partout ces revendications se réclamaient des intérêts catholiques et de la politique pontificale. Sur toutes les frontières du Royaume, on travaillait à cet encerclement germano-espagnol qui sera toujours le péril majeur pour la France.

La guerre, qui avait tenu la France sous le couteau quarante années, au temps des Valois, fils de Catherine de Médicis, jusqu'aux victoires de Henri IV, éclate de nouveau. De même n'avons-nous pas vu, de nos jours, les survivants de 1870 assister à la guerre de 1914 et les survivants de 1914 à la guerre de 1940 ?

Dans un siècle comme dans l'autre, ils revoient ce qu'ils ont vu : la frontière forcée, les armées défaites, les Flandres et la Picardie envahies, le pays rançonné, Paris à la merci d'un assaut, d'une surprise ennemie ? Les flottes espagnoles sont maîtresses des deux mers ; elles occupent les 'îles de Lérins pour débarquer leurs soldats sur la terre ferme, à Cannes. Partout l'ennemi : à Gênes, à Perpignan, à Fontarabie. La famille royale est, une fois encore, insurgée contre le Roi ; Marie de Médicis, Gaston de France s'unissent à cette maison de Lorraine qui, appuyée sur l'Empire, a été, durant un demi-siècle, la rivale de la dynastie des Bourbons. Qui donc est vie, sinon ce jeunet Roi, le fils de Henri IV, Louis XIII ? Qui donc tient à la gorge l'unité française, sinon cette Europe impériale, allemande et espagnole que Rome a toujours soutenue et qu'elle soutient encore ?

Et voici que des docteurs romains, flamands, français même, plus ou moins avoués ou désavoués, ont repris la polémique inlassable contre le droit royal et gallican, drapeau intangible des libertés françaises ! L'Université, la Sorbonne, le Parlement, l'opinion, le Clergé lui-même s'émeuvent. Laissera-t-on cette nouvelle Ligue se dresser dans le Royaume, gagner les chaires, les confessionnaux, les conciles, les facultés, les groupes, les ambitions, la Cour ? La laissera-t-on ébranler, renverser le trône royal ? Qu'ont donc fait nos Rois Très Chrétiens pour attirer contre eux les atroces calomnies propagées par ces libelles venus de l'étranger ou inspirés par lui ? Comment notre jeune Roi, Louis, fils du roi Henri restaurateur de catholicité en France, ne se lèverait-il pas, quand il sent en son flanc Ces atroces blessures que lui font les siens, sa propre famille, ses sujets, les partis... et Rome ? Quels conseils, ses conseillers, interrogés par sa propre colère, -Vont-ils lui donner ? Il se tourne vers eux[56].

Edmond Richer a écrit son livre. La question est posée en public. Richelieu prélat, ministre, est appelé à se prononcer.

Nous avons dit ses premiers actes, depuis le mariage d'Angleterre jusqu'à la prise de la Rochelle. La Rochelle étant abattue, il en revient à la politique de Henri IV, se tourne contre l'Espagne et s'approche des alliances protestantes. Où va-t-il ? Que prétend-il ? Qui trompe-t-il ? C'est lui, maintenant, qu'on accuse ! Sa manœuvre est trop claire ; il n'a qu'une pensée : se maintenir au pouvoir, étouffer les scrupules du Roi, se constituer en patriarche de l'Église gallicane, avec autorité entière sur l'épiscopat, mettre la main sur la fortune ecclésiastique, acceptant même le risque d'un schisme.

C'est lui qui soulève les défenseurs de ces fameuses libertés de l'Église gallicane si notoirement anti-romaines. Accusations des pamphlétaires reproduites à satiété par l'histoire.

En réalité, gardien de la cause dynastique et de la cause française, il a présents à l'esprit les maux affreux qui ont déchiré le Royaume au temps de sa jeunesse, les coups désespérés qui ont frappé les deux Henri. Il pense aussi, bien entendu, à lui-même, c'est-à-dire à l'exercice du pouvoir et à sa vie : une crise ministérielle s'est déjà accomplie sous ses yeux par l'assassinat du maréchal d'Ancre. Comme les Rois eux-mêmes, il vit, sous le poignard des assassins : Chalais, Ornano, Marillac, Châteauneuf, Gaston de France, Montmorency, Soissons, tous violents, tous risqueurs, tous dans la main de l'adversaire, — l'Espagne !

Un souci mortel l'accable : il est seul, et l'on attend tout de lui ! Sa décision, son conseil ? Que conseillera-t-il ?

Sa méthode politique, si différente de celle que les pamphlétaires, et l'histoire à leur suite, lui ont attribuée, nous la connaissons maintenant. Selon ses propres maximes, il marchera à pas de laine et de plomb ; il gagnera le but, comme le rameur, en lui tournant le dos. Il ne manquera, certes, ni de clairvoyance, ni de fermeté, ni d'autorité, ni de sévérité ; mais il tempérera le tout par une adresse, un savoir-faire, une modération qui le maintiendront toujours dans un parfait équilibre pour gagner l'apaisement par la raison et l'unité par l'union.

Nous l'avons déjà vu prendre une telle attitude dans cette ennuyeuse affaire de Sanctarellus ; elle lui a servi d'avertissement ; il ne se découvrira plus, il s'enfermera dans le secret de sa grandeur désormais conquise, où si peu sont admis. Assuré du Roi, — non moins ulcéré que lui-même, — il mettra en avant ces habiles et fidèles agents dont il a su s'entourer : ce prodigieux Père Joseph, ce doux et séduisant Lescot, cette adroite duchesse d'Aiguillon, au besoin ces intimidants Laffemas, Laubardemont. Par une savante longanimité, par ces longs silences qui tiennent en suspens l'inquiétude, par une constante surveillance, il laissera se découvrir les faiblesses et les trahisons mutuelles de ces adversaires sans vergogne, sans ressources et sans tête, et il les verra se précipiter d'eux-mêmes aux pièges qu'il a tendus sous leurs pas. Il ne se découvrira pas ; il ne se prononcera pas, précisément puisqu'il est sommé de se prononcer. Richeriste avec Richer, parlementaire avec Molé contre les agités du Parlement, enfermant Saint-Cyran à Vincennes et lui offrant le pain et le miel de la capitulation, Jésuite s'il le faut avec les Jésuites, tous les moyens lui seront bons et, sur son lit de douleurs dans les colloques de Tarascon, sur le bateau qui remonte le Rhône, agacé par le bourdonnement de ce futile Cinq-Mars et d-e sa bande, qui ne l'emporteront pas en Paradis, veillant à tout, soutenant de son geste ferme ou enjôlant de ses promesses fructueuses, corrupteur de ces faciles corrompus (tel Henri, prince de Condé), il arrivera à ses fins dont le but est clair comme la sagesse et la vérité : ne pas rompre avec Rome, mais né pas se subordonner à une politique romaine qui ferait le jeu des adversaires du Royaume ; tenir bien en mains une France gallicane et royale, mais nullement divisée de Rome, une France appui présent et futur à la fois des libertés germaniques et des libertés romaines.

Pour tout résumer, et sans entrer dans l'exposé impossible des rapports multiples du cardinal avec les hommes, avec les choses, avec les opinions, avec les passions, qu'il suffise de rappeler les faits capitaux et les grandes lignes.

Accablé par les soucis variés, et se renouvelant les uns les autres, de la guerre étrangère, des révoltes, des émeutes, des intrigues, du déficit financier, de la désorganisation des provinces et des armées, tourmenté par une inquiétude constante sur la fidélité du Roi, le cardinal contient Rucher, s'efforce d'abord, en suivant sa propre conscience, d'obtenir la paix des consciences ; il contient et tient Richer jusqu'à obtenir de lui un désaveu formel, comme il eût voulu l'obtenir de Saint-Cyran. Le même partout, comme il eût voulu réunir les protestants, il eût voulu apaiser les jansénistes, puis les Jésuites, il eût voulu modérer les gallicans, les gens da Parlement et de la Sorbonne, les yeux tournés vers la grandeur française au dehors.

En Europe, mettant au-dessus de tout les droits du Roi, fils aîné de l'Église, il saura, en tout cas, par une habileté suprême, éviter la rupture avec Rome, en même temps qu'il saura regrouper autour de la cause française les puissances protestantes, menacées par la domination austro-espagnole.

En revanche, il saura imposer à ses alliés, dans la victoire qu'obtient le génie militaire de Gustave-Adolphe, le respect du catholicisme en Allemagne, préparant ainsi l'ère des libertés germaniques, libertés protégées par la France. Comme il l'avait fait déjà, à l'heure où il traitait avec l'Espagne, par crainte des protestants, et avec les protestants, par crainte de l'Espagne, le cardinal, ministre d'un Roi absolu et obéi, inaugurait ainsi l'avènement du monde moderne, en mettant fin aux discordes religieuses, et en obtenant, par une haute tolérance, le sage équilibre de la modération française.

 

Le Saint-Siège et la paix à tout prix.

De dire si Pignerol se doit restituer ou non, je m'en dispenserai, étant éloigné comme je suis. Bien dirai-je, que s'il se garde et se met en l'état qu'on peut le mettre, le Roi a fait la plus grande conquête qui se puisse faire et aura lieu d'être arbitre et maître de l'Italie... La question consiste donc à examiner s'il vaut mieux acquérir la paix en rendant Pignerol que de la conserver avec une longue guerre qui obligera à tenir une forte armée en Piémont, une autre en Savoie avec la personne du Roi et une autre puissante en Champagne. Si on veut faire la paix, on la fera, non seulement sans honte, mais avec gloire. Mais, il y a à douter de la sûreté de l'Italie pour l'avenir...

Si on me demande mon avis, le lieu où je suis me doit empêcher de le dire. Mais je dirai bien librement ou qu'il faut faire une vraie et solide réconciliation de Monsieur avec le Roi et la Reine et gagner les siens, en sorte qu'il ne reste aucun soupçon de part ni d'autre, bu faire la paix de Pignerol, car autrement nous ne ferons rien qui vaille.

Si on se résout à la paix, il la faut faire promptement sans perdre un moment, tandis que les affaires du Roi sont en réputation. Si aussi, on se résout à la guerre, il faut attaquer la Savoie sans délai et le plus tôt qu'on le puisse faire sera toujours tard.

Si le Roi se résout à la guerre, il faut quitter toute pensée de repos, d'épargne et de règlement au dedans du Royaume. Si d'autre part, on veut la paix, il faut quitter toute pensée d'Italie pour l'avenir et tâcher cependant de l'assurer, autant qu'on pourra, dans des conditions qui ne peuvent être qu'incertaines, 04, se contenter de la gloire présente que le Roi aura d'avoir maintenu par force M. de Mantoue en ses États contre la puissance de l'Empire, d'Espagne et de Savoie tout ensemble. Et Richelieu, après un exposé Con atténué des charges, des risques et des difficultés de la guerre, conclut sur ces paroles qui laissent percer la résolution fixée dès lors dans son esprit en vertu du principe : prévenir pour surprendre et ne pas être surpris : Sa Majesté ne prendra pas, s'il lui plaît, les difficultés représentées en ce mémoire pour des impossibilités. Les grandes affaires ne sont jamais sans grande peine, auxquelles on ne peut pourvoir si on ne les prenait de loin[57].

Telles sont, au mois de mai 1630, les bases de la discussion qui s'est engagée devant le Conseil. Le parti de la Reine mère, de Gaston, de Marillac, de Bérulle, manœuvre timidement pour empêcher qu'on ne précipite la rupture. Au fond l'occasion leur paraît bonne pour en finir avec Richelieu. Bérulle écrivait au cours de cette crise : S'il-y a dessein d'entrer dans le Milanais on a besoin d'en avoir un avis, secret (pourquoi secret ? pour avertir qui ?) pour donner ordre aux frontières (quelles frontières ?). Car il n'y a ni gens ni agents pour cela ; et on les croit en mauvais état. Et le 27 février : Je dois vous avertir que, sur les divers bruits qui ont couru, j'ai vu la Reine mère en grande appréhension d'une guerre nouvelle et difficile par l'entreprise sur le Milanais (c'est-à-dire contre l'Espagne). Sa prudence cache cette peine. Elle a montré au garde des Sceaux (Marillac) une assurance que cela ne seroit point. Le désir qu'elle en a lui donne par intervalle cette créance[58].

Mais Louis XIII lisait avec son attention habituelle, dès le mois de février, les premiers avis de Richelieu. Animé de cette fierté militaire et nationale qu'il a héritée de Henri IV, il a pris position et s'est confié une fois de plus aux directions de son ministre : Voilà mon sentiment sur les mémoires que vous m'aviez envoyés. Je remets toutefois à votre jugement et expérience et vous donne tout pouvoir... de faire tout ce que vous verrez sur les lieux être plus convenable au bien de mon service, au secours de mes alliés et à ma réputation. Ayant reçu par le passé des effets si avantageux de vos bons conseils et de votre prudente conduite je me promets que le succès de cette entreprise n'en sera pas moins heureux et glorieux que les précédents...

Les idées exposées dans le mémoire de Pignerol ont donc obtenu, peut-être même d'avance, l'adhésion royale. L'armée est mise en mouvement. Le maréchal de Créqui prend la tête pour envahir la Savoie. L'Italie s'ouvre devant ses pas.

Que pensait-on à Rome ? La paix ! La paix à tout prix ? Mais que faire ? On recourt, une fois encore, à la mission du cardinal Antoine et à l'activité de son fameux conseiller Jules Mazarin. Celui-ci se rend auprès de Richelieu, qui le reçoit gracieusement, on pourrait dire avec sa cordialité ordinaire. Se prêtant à la démarche pontificale, le ministre se déclare prêt à négocier la paix, mais une paix qui donne à la France les sûretés nécessaires. Puis il ménage à Mazarin une audience royale. Mazarin gagne par son éloquence les bonnes grâces du Roi. Mais Louis XIII a été bien stylé par Richelieu ; il dit que, tout en souhaitant ardemment la paix, il la veut solide et durable : il lui faut de sérieuses garanties ; le duc de Savoie l'a si souvent trompé qu'il lui est bien difficile d'ajouter foi à ses paroles ; en conséquence, il ne peut suspendre la marche de ses troupes et le cours de ses avantages.

Mazarin n'ignorait rien du double jeu où s'était empêtré le Savoyard ; admettant, il se tait. Le Roi gardera de lui une impression excellente et qui durera.

Au bout d'un mois, Louis XIII était maître de la Savoie presque entière depuis le pont de Beauvoisin jusqu'au Mont-Cenis[59].

 

Les quatre drames.

La crise européenne se développe en France, pour ce qui concerne particulièrement les relations avec Rome, selon que se développent plusieurs drames dont les fils entremêlés apparaissent simultanément ou alternativement : 1° à Paris, le drame de la famille royale, la récolte de Gaston avec la complicité du parti de la reine Marie de Médicis, acharné à la perte de Richelieu ; 2° en Europe, le drame des puissances, Espagne, Allemagne, Italie, soulevant l'union des libertés européennes contre un programme de domination universelle ; 3° en Europe également, le drame des religions qui pose le problème des alliances de la France avec les Pays-Bas révoltés, avec la Suède de Gustave-Adolphe et de ses successeurs en lutte contre l'Empire et contre l'Espagne ; 4° en France, le drame qui se joue entre toutes ces puissances, le drame des frontières, à savoir l'alliance espagnole encerclant la France en Flandre, en Picardie, aux Ardennes, en Lorraine, en Franche-Comté, sur les Alpes, sur les côtes méditerranéennes, sur les Pyrénées et sur tout le vaste espace des mers et prétendant achever cette incarcération par de nouvelles acquisitions et des passages stratégiques ; de partout enfin un draine des consciences, aspirant à la paix religieuse autant qu'à la paix politique. Ce drame se centralise à Rome. Rome peut-elle se prononcer pour l'un ou pour l'autre des deux partis qui divisent le inonde catholique. Doit-elle le faire ? Peut-elle le faire ? Qu'a-t-elle fait ? Et la France qu'a-t-elle fait pour satisfaire Rome ?

Nous n'avons pas à reprendre ici l'exposé du drame de la famille royale ni le détail de la querelle de Gaston de France et de Charles de Lorraine avec le Roi et le cardinal de Richelieu. Qu'il suffise de rappeler que Monsieur, dans son rêve d'ambition, envisageait soit le remplacement, soit la succession de son frère aîné, dont il était l'héritier présomptif, et qu'il s'était engagé, avec une légèreté et une absence de foi sans secondes, clans la querelle de Marie de Médicis, des Marillac, de Montmorency contre le Roi et contre le cardinal. S'étant enfui en Lorraine, il avait épousé, en coup de tête et clandestinement, la princesse Marguerite, sœur du Duc et, ainsi, il s'était subordonné aux vieilles ambitions de la maison de Lorraine, il servait les Guise, contre les siens, les Bourbons.

Charles, duc de Lorraine, inféodé à la cause de l'Empire, se trouvait à- son tour, jeté dans la bagarre, et se mettant à la tête, des contingents impériaux joints à ses propres contingents lorrains, il avait envahi le territoire français. Ainsi se posait, pour la famille royale, pour la France et pour le cardinal, la question à triple face du mariage lorrain, de la succession royale et de la frontière du Rhin. Par un arrêt du parlement de Paris, daté du 5 septembre 1634, le mariage de Monsieur avec la princesse Marguerite avait été déclaré non valablement contracté et le duc Charles de Lorraine, vassal lige de la Couronne, avait été condamné pour rapt et pour avoir, par complot, trahison, conspiration, entrepris de faire contracter et célébrer ledit prétendu mariage, non seulement contre la volonté du Roi son souverain Seigneur... mais aussi contre les lois de la France, les ordonnances des Rois, l'honneur de la Couronne et la sûreté de l'État. Malgré tout, à la suite d'une entremise du favori de Monsieur, ce Puylaurens qui obtint pour récompense la main d'une cousine de Richelieu, Gaston était rentré en France, au début du mois d'octobre 1634, échappant à ses hôtes de Bruxelles et à la cabale de Marie de Médicis. Mais l'affaire du mariage n'avait pas été arrangée, quoique Gaston et la princesse, s'étant rendus à Malines, eussent fait consacrer leur union selon les règles de l'Église par l'archevêque de cette ville[60].

Pour ce qui concerne la validité du mariage, tout était resté en suspens par la volonté du Roi. Des années passèrent. Gaston, à la suite de nouvelles incartades, fit soumettre au Roi par M. de Chaudebonne un autre projet d'arrangement. Parmi ses réclamations, figurait celle-ci, visant le mariage : Il plaira au Roi d'accorder que, Madame étant en France, il lui donne une pension à l'Épargne pour l'entretènement de sa maison suivant l'état qui en sera fait en présence de telles personnes que le Roi aura agréable de commettre. Le Roi écrit, de sa main, en marge du document original : Quand le mariage sera célébré — donc il ne l'est pas au point de vue du Roi chef de famille — et qu'elle sera venue trouver mon frère en France, je lui accorderai volontiers[61].

D'autre part Gaston avait écrit au Pape une lettre, portée à Rome par le contrôleur des finances Passart, demandant la reconnaissance de l'union et le Roi, soulevant en même temps toute la question de Lorraine, s'y était opposé. Or que fait Rome ? Obéissant certainement à la pression de Madrid et de Vienne, le Saint-Siège déclare reconnaître la validité du mariage ; il invite le duc de Lorraine à venir à Rome, où il sera le bienvenu, et, en décembre 1634, Mazarin est envoyé à Paris expressément pour demander la restitution du duché de Lorraine occupé par le Roi. Le Pape prend donc position contre la France dans cette question nationale et dans cette affaire intéressant l'honneur du Roi. Malgré les sentiments favorables que l'on a à Paris pour Mazarin, aux instances de celui-ci, le Roi et son ministre répondent qu'ils ne peuvent avoir la moindre confiance dans les princes lorrains. S'ils ont moins à se plaindre du duc François que du duc Charles, ils n'ont rien oublié : le duc François, qui s'est en quelque sorte substitua à son aîné, leur a manqué très gravement en favorisant l'évasion de la princesse Marguerite, la prétendue épouse de Monsieur. A aucun prix le cardinal ne veut entendre parler de la restitution de la Lorraine ; il déclare brutalement à Mazarin que, s'il n'a pas d'autre expédient à proposer, il est inutile de poursuivre la conversation ; il finit même par se répandre en plaintes violentes contre le Saint-Siège[62]. 

Peut-on dire en vérité que le Pape ne garde pas sa pleine indépendance à l'égard de la France et que l'Espagne et l'Empire n'aient pas gardé à Rome une influence qui pèse jusqu'à l'engager contre la France, dans une affaire délicate ? 

Mais un drame d'une plus haute portée encore secoue formidablement l'Europe entière : c'est la lutte que nous appellerons aujourd'hui idéologique, — le conflit des religions qui depuis Luther a brisé l'unité chrétienne : cet antagonisme des âmes après avoir donné naissance aux guerres de religion, subsiste entre peuples du nord et peuples du sud ; les Pays-Bas sont en révolte protestante contre la catholique Espagne ; de la Suède, Gustave-Adolphe est descendu sur l'Allemagne et s'est mis en marche sur Vienne, pour détruire ce qui reste de l'Empire romain. Vienne est liée étroitement à Madrid, tout l'Empire de Charles-Quint reste uni en ses chefs ; par l'héritage de Bourgogne, il domine le Rhin, par conquête ou influence il domine l'Italie, et, ainsi il entoure la France, qui a établi sa paix religieuse entre ces deux parenthèses du concordat   de François Ier et de l'édit de Nantes. Mais cette France isolée et tolérante est menacée sur toutes ses frontières. L'édifice branlant, mais inquiétant d'une domination universelle est penché sur elle et les ambitions espagnoles qui se sont rendues maîtresses de Paris par l'alliance des Guise-Lorraine au temps de la Ligue, sont pour elle une perpétuelle obsession ; le patriotisme français est en alerte dès que le nom d'Espagne est prononcé. Quand donc se révélera l'homme, l'héritier du Roi assassiné, qui sera capable de libérer la France de ce cauchemar ? Richelieu, à peine arrivé aux affaires, est sacré tel. Lisons cette lettre qui lui est adressée, le 15 décembre 1625 par un homme qui est, plus que nul autre l'écho de l'opinion, et qui n'est pas suspect, car on eût voulu l'opposer un jour à l'évêque de Luçon. Il s'agit du fameux Guez de Balzac ; Balzac écrit à ce cardinal à peine arrivé au ministère : Ce sera de votre temps, Monseigneur, que les peuples opprimés viendront, du bout du monde, chercher la protection de cette Couronne, que, par votre moyen, nos alliés se racquitteront de leurs pertes, et que les Espagnols ne seront pas les conquérants, mais que nous serons les libérateurs de toute la terre. Ce sera de votre-temps que le Saint Siège aura les opinions libres, que les inspirations du Saint-Esprit ne seront plus Combattues par l'artifice de nos ennemis (on était en pleine paix) et qu'il s'élèvera des ouvrages dignes de l'ancienne Italie pour défendre la cause commune[63]. Nos ennemis, voilà bien cette grande peur française.

Mais les Espagnols la motivent-ils donc ? Il faut le reconnaître : tout les tente, tout les aveugle : la grandeur de leur empire sur lequel ne se couche pas le soleil, la richesse des galions, la valeur des soldats, les grandes amitiés religieuses, politiques, le goût l'invention, — la folie de Don Quichotte, l'héroïsme de Lépante et le cœur du Cid. Tels sont leurs mobiles, les ressorts de leur impulsion conquérante et puis leurs ambitions. Les territoires, les titres sont tellement enchevêtrés, disputés, obscurs, dans cette Europe agitée qu'il n'y a pas une motte de terre qui ne puisse soulever de ces problèmes de la vassalité, une de ces compétitions de politique, de la langue, des mœurs, de la religion[64]. Il faudrait citer ici à toutes pages, un ouvrage, pourtant d'inspiration assez modérée : Les affaires qui sont aujourd'hui entre les maisons de France et d'Autriche : — il date même des années qui ont déjà infléchi les deux puissances vers la paix, — pour se rendre compte de la pointillerie de ces préséances, de ces concurrences, de ces colères que rien ne peut apaiser ou concilier. Ce mémoire conclut encore, en parlant de l'Espagne après huit ans de guerre : Nos victoires ont enfin humilié et abaissé cette arrogance et ambition formidable au reste de la Chrétienté... Tellement qu'on les peut obliger à demander la paix, leur en présenter les articles et les traiter comme celui qui, ayant jeté son ennemi par terre, lui tient le poignard à la gorge et lui fait demander la vie[65].

Une telle irritation subsistante, une expression si violente et si passionnée se retrouvent-elles dans la bouche des Espagnols ? Oui ? Bien plus : c'est toujours l'Espagne qui est la plus violente, la plus intolérante, la plus ambitieuse, c'est elle qui agite contre la France de Richelieu le brandon de la guerre, qui s'est refusée avec elle à toutes transactions, qui a empêché Vienne de composer, de sauver la paix quand il en était temps encore ; c'est elle qui a entassé revendications sur revendications pour rendre toute négociation impossible ; c'est elle qui, au dernier moment, alors que l'Europe entière appréhendait le grand conflit, s'est engagée résolument après Nordlingen aux hostilités qui rendent la guerre inévitable ; ce sont les ministres espagnols qui réclament l'évacuation de Pignerol, de Casal, de Mantoue, de toutes les places occupées en Allemagne, la restitution des États du duc de Lorraine, et qui adresseront un ultimatum si les Français se maintiennent en Italie ; c'est l'Espagne qui fait occuper Trèves par ses soldats ; c'est elle qui prend l'initiative d'un traité d'alliance avec Ferdinand II contre Louis XIII, c'est elle enfin qui arme ses galères pour attaquer la côte de Provence.

Sur tous ces points, la France est avertie et le souci de telles perspectives, ces appréhensions trop fondées l'ont amenée à mettre en état de défense ses frontières, à prendre ses précautions au delà, quand le droit du suzerain le lui permet, à recourir à ces alliances protestantes que l'idéologie catholique (comme nous dirions aujourd'hui) lui reprochait si passionnément.

L'objet, l'effet et les limites de ces alliances sont connus : la Hollande libérée, l'Empire ébranlé, l'Espagne refoulée, les mers ouvertes à l'expansion navale et missionnaire de la France.

Sur les Alpes en Italie, le double jeu du duc de Savoie lui a prêté la main : la plus difficile des questions qui traînait depuis de longues années était l'affaire du passage par cette Valteline, qui, dominée par les adversaires de la France, eût bouclé la boucle et eût assuré le complet encerclement. Richelieu a occupé Casal, il enlève Pignerol, détruit les effets du traité de Monçon, retourne le duc de Savoie, assure au duc de Nevers la succession de Mantoue et ouvre, le cas échéant, aux armées françaises les routes qui assureront de ce côté l'invulnérabilité de la France et l'indépendance des principautés italiennes.

En Lorraine, en Alsace, sur le Rhin, l'aventure de Gaston lui a offert des occasions analogues ; il occupe le duché de Bar, soulève le conflit des Trois Évêchés, domine Nancy, met le pied en Alsace ; dans les Belgiques ; l'alliance hollandaise enserre ceux qui prétendaient l'enserrer. En cas de guerre, il les condamne à se battre sur les deux fronts. Quant à la mer, la marine hollandaise, et même, dans son sillage, la marine anglaise, en faisant la chasse aux galions et en se saisissant des terres lointaines occupées par l'Espagne, lui ont laissé le temps de parer à notre habituelle imprévoyance navale. Une ombre immense s'étend sur l'empire qui ne voyait pas se coucher le soleil.

 

L'attitude de Rome.

Quelle est maintenant l'attitude de Rome en présence de l'évolution qui se produit même dans la période d'attente, soit en ce qui concerne la question des alliances, soit en ce qui concerne les précautions prises sur les frontières et dans les régions voisines des frontières ? Et quelle sera l'attitude de Richelieu à l'égard de la position prise par Rome ?

Le Pape avant tout veut la paix. Il voudrait, à tout prix, empêcher la guerre. Il a pris d'abord, et avec une résolution inébranlable, le parti arrêté d'une absolue neutralité. Assurément, il déplore les alliances protestantes, il s'efforce de les rompre en y mettant toute l'adresse et le savoir-faire de ses nonces-diplomates, toute la fermeté de leurs instructions. Mais, par une sagesse insigne et dont les suites seront des phis heureuses, il refuse énergiquement de se plier aux exigences des partisans de l'Espagne et de l'Empire, il se rit des violences du Borgia et de la cabale espagnole, il refuse de se déclarer contre la France ; il refuse de s'allier aux ennemis de la France ; il refuse de brandir les armes spirituelles contre le roi de France et son ministre, selon qu'on prétend l'exiger de lui et de les frapper d'excommunication ; si bien que nous assistons à ce fait bien extraordinaire (mais qui n'est pas absolument isolé dans l'histoire du Saint-Siège) que le Pape est accusé violemment, par des catholiques, de complicité avec la cause protestante, peu s'en faut d'hérésie. L'ambassadeur d'Espagne à Rome, ce Borgia, l'insulte en plein consistoire : Parce que le Pape entend sauvegarder son indépendance et celle des autres princes de la péninsule, parce qu'il refuse d'être l'exécuteur docile des volontés du Habsbourg, dans la guerre d'Allemagne, il est toujours soupçonné d'être favorable à la France, il est accusé de préparer, de concert avec Louis XIII, la ruine de la maison d'Autriche... les agents de Philippe IV sont persuadés que le Pape a préparé avec le roi de France une attaque contre le royaume de Naples, etc. Cette pression tantôt doucereuse, et, en quelque sorte suppliante, tantôt violente et quasi injurieuse, ne cesse de s'exercer sur le Pape et elle se sert de tous les moyens. Elle n'est jamais plus instante qu'à la veille de la guerre. Le nouveau traité d'alliance que Louis XIII a passé avec les Provinces-Unies le 15 avril 1634, la part que ce prince a prise, en 1632, clans la conspiration des gentilshommes belges, fournissent à Philippe IV autant d'arguments pour le convier à se déclarer contre la France. Le 11 juillet, est envoyé aux ministres espagnols à Rome l'ordre de mettre sous les yeux d'Urbain VIII le texte de la ligue franco-hollandaise... Rien ne démontre mieux que la France veut troubler le repos de l'Italie et de l'Allemagne. Les agents espagnols inviteront le Pape à prendre les mesures pour se défendre. Philippe IV ne se lasse pas de solliciter de Rome des secours pécuniaires. Même ses diplomates le presseront d'envoyer des troupes en Allemagne et de prendre part à la guerre qui va éclater[66].

Rien de tout cela n'ébranle la volonté arrêtée et déclarée du Pape : il ne prendra pas parti. Certes il multiplie les supplications, les objurgations soit par ses brefs adressés au Roi, soit par la parole de ses nonces, où il dépeint en termes émus la profondeur de son affliction et il réitère ses appels les plus pressants à son fils, le Roi Très Chrétien. Il intercède, il s'ingénie, il propose, multiplie les raisons et les procédures ; il revient sans cesse à la charge. Il insiste surtout pour que les populations et les principautés catholiques d'Allemagne soient Protégées contre les horribles méfaits de la guerre. Mais il ne va pas au delà.

Il ne sort pas de sa résolution d'éviter tout ce qui peut l'entraîner dans les voies d'une participation politique. Père de tous les fidèles, il entend le rester, et même si l'on admet que ses sentiments ne sont pas sans quelque faveur à l'égard de l'un des deux partis, il ne le manifeste par aucun acte, par aucune parole. Celle qu'il a sans cesse à la bouche est toujours la même : La paix, la paix ![67]

 

L'attitude de Richelieu.

Et Richelieu, de son côté, comment prend-il les choses ? Cherche-t-il à exercer, sur le Saint-Siège, la pression violente, exaspérante, qui est celle des puissances catholiques ? Nullement, il ne se refuse pas aux négociations, il écoute avec attention les nonces, prête l'oreille à leurs confidences, à leurs exhortations, à leurs pensées. Lui aussi il crie : La paix ! Mais selon la formule sans cesse répétée par le Roi et lui, il veut une paix durable, qui donne à la France des garanties sérieuses et qui soit acceptable pour ses alliés, qui assure à l'Europe une tranquillité générale et qui, en particulier, consacre l'indépendance des princes italiens et du Saint-Siège lui-même.

En ce qui concerne, notamment, le sort des populations et des princes catholiques d'Allemagne, il ne repousse point les demandes légitimes du Saint-Siège. En novembre 1633, Louis XIII, sur les instances du cardinal Bichi, déclare aux princes protestants qu'il ne peut s'accorder avec eux, si réparation n'est faite des dommages causés aux catholiques. L'acte de ratification du traité de Francfort spécifiera que les confédérés protestants seront obligés d'observer l'article 6 du traité d'Heilbronn. Plus tard, lorsque, la guerre battant son plein, Gustave-Adolphe victorieux envahit l'Allemagne australe et porte atteinte à l'indépendance des principautés catholiques du Rhin, Richelieu prend nettement position pour la protection des princes et des populations catholiques et il fait sentir à Gustave-Adolphe le poids des engagements pris et de la volonté française. On peut se demander même ce qu'il serait advenu de l'alliance, au cas où Gustave-Adolphe ne se serait pas conformé à ces légitimes réclamations de la France : la mort a laissé le problème en suspens. En ce qui concerne la défense des frontières et des précautions prises dans les régions frontières, Richelieu est toujours particulièrement vigilant : si vis pacem, para bellum. La grande difficulté qui est au fond du débat, c'est toujours, pour la France, la menace de l'encerclement.

La négociation à laquelle le Pape consacre tous ses efforts, tourne autour de ces trois expressions géographiques : la Valteline, Pignerol, la Lorraine. Elles se reproduisent à satiété dans la documentation diplomatique. On se les renvoie comme des balles ; parfois on croit les saisir. Mais toujours elles échappent.

Voyons, d'après le jeu lui-même, quelle est aux yeux de Richelieu, leur valeur comparative. Le cardinal aurait été, d'après les rapports des nonces, jusqu'à envisager l'abandon de Casal et même de Pignerol ; mais, ce qu'il ne consentira jamais à céder, c'est le passage par la Valteline et les points occupés ou revendiqués en Lorraine, Moyenvic, les places fortes du Duché ; car, là, se trouve la sécurité du Royaume[68].

Il y a une autre chose qu'il ne fera pas davantage : ce sera d'abandonner ses alliés, même protestants ; il ne donnera des mains qu'à un arrangement qui comme base aurait une pacification générale européenne. La manœuvre qu'il devine et à laquelle il s'oppose avant la guerre et, s'il le faut par la guerre, c'est celle, — trop visible, — qui travaille à isoler la France.

Telles sont les conditions du drame de conscience qui se joue toujours entre Rome et la France. Revenons au point de vue romain : ce que veut le Saint-Père, c'est le maintien de la paix, et si la rupture se produit, le rétablissement, — aussi prompt que possible, — de la paix. Les nonces tendent sur toute l'Europe la toile d'araignée d'une conversation ininterrompue. A la moindre vibration, tout vibre. Rome se tourne vers l'une ou l'autre des puissances, s'efforçant d'aplanir les difficultés, de rapprocher les divergences, de dissiper les méfiances, de calmer les passions. Jeu infiniment complexe et qui, au jour le jour, paraît stérile, alors que peu à peu cependant les oppositions, les solutions se dégagent.

 

L'intermédiaire : Mazarin.

Sans nous attarder au détail infini de ce travail de termites, nous dirons simplement où en étaient les choses entre la France et Rome, à la veille de la rupture en décembre 1634 et au printemps de 1635, c'est-à-dire au point décisif du débat.

Tout se passe alors par l'intermédiaire de Mazarin.

Richelieu a amené le Pape à l'idée d'une négociation générale en vue d'une paix totale. Mazarin écrit de Paris : On proteste ici qu'on est tout à fait disposé à favoriser la conclusion d'un traité de paix ; mais nous ne sommes pas satisfaits (c'est-à-dire Rome n'a pas toute satisfaction)... il me semble que c'est pour plaire à Sa Sainteté que, fatigués de si continuelles instances, ils nous ont informés de leur décision d'envoyer des plénipotentiaires (ce qui était un des points les plus discutés jusque-là, puisqu'il engageait la négociation). Mais c'est ici un principe arrêté que les Espagnols n'inclinent pas à un accord, qu'ils doivent bientôt diriger tous leurs efforts contre la France, nous le savons. Et Mazarin d'ajouter : Ainsi on ne pourra pas alléguer, disent les Français, que la paix n'a pas pu se conclure à cause de nous. On ne pourra pas dire davantage que les Français se sont servis de nous les représentants du Saint-Siège pour endormir la maison d'Autriche par de vains espoirs de paix[69].

En échange de ces dispositions qui se rapprochent très sensiblement des vues et des désirs du Saint-Père, la France renouvelle avec insistance auprès de Rome une demande qui intéresse plutôt encore le chef des États romains que le Pontife, puisque, si elle était accordée elle assurerait la pleine indépendance des principautés italiennes : ce serait la formation d'une ligue entre le roi de France, les Électeurs de Bavière, de Cologne, de Trèves, les autres princes catholiques d'Allemagne, et les princes d'Italie. Le Pape serait le chef de cette ligue et il pourrait étendre son autorité politique jusque sur le royaume de Naples : Vous ne pouvez vous imaginer, écrit Mazarin à François Barberini, l'éloquence avec laquelle le cardinal a su démontrer que cette ligue procureroit à la Chrétienté et au Saint-Siège les plus grands avantages. Sans faire courir le moindre risque à Sa Sainteté, elle lui rapporteroit beaucoup de gloire et lui permettroit d'obtenir ce qu'il désire tant, la fin de l'alliance de la France avec les princes hérétiques (17 janvier 1635).

Ainsi la balle est renvoyée à Rome. Le drame de conscience se pose là. Le Pape est-il assez clairvoyant, assez résolu, assez libre pour se dégager de l'influence espagnole, qui seule est contraire à la paix ?

Dans ce cas la France le soutiendra avec un groupe puissant du catholicisme européen. Sinon, la France ne peut se séparer de ses alliés protestants. Habileté de Richelieu : en ce qui concerne les 'alliances, la décision est renvoyée à Rome.

Même si le Pape ne peut cri venir à une décision si difficile, un grand pas cependant est fait, pour ne point rendre inutile le grand et si honorable travail diplomatique du Saint-Siège ; la France donne des mains à la proposition que le Pape a le plus à cœur, et cela à la veille de la rupture : Richelieu déclare formellement qu'il consent à envoyer des représentants de la France à un congrès qui se réunirait sous la présidence du Pape, pour étudier les conditions de la paix. D'ores et déjà le cardinal est prêt à désigner ses plénipotentiaires. Et la bonne volonté de la France ira plus loin encore : même au cours de la guerre, les négociations engagées par cette haute entremise ne seront pas interrompues ; Richelieu, afin d'établir fermement une résolution si encourageante pour le Saint-Père et lui procurer à cette heure critique la certitude que les contacts subsisteront et que les ponts ne seront pas coupés, prend, par une décision unique dans l'histoire, le soin de désigner à cet effet, l'homme que le Saint-Père lui a envoyé, l'homme du Secret, s'il en fut, et le perpétuel conciliateur, Mazarin. Mazarin devient l'homme du Roi tout en restant l'homme du Pape. Quelle marque de confiance, quelle garantie ! Que peut-on faire de plus ?

Et que serait-ce si l'on voyait, — comme peut-être Richelieu en avait une vague idée dès lors, — que l'homme choisi ainsi pour l'union des deux pouvoirs par le cardinal, sera son successeur et le futur négociateur de cette paix générale entrevue par les deux pouvoirs, la paix de Westphalie ? Dès le 7 octobre 1636, Mazarin se saisit du rôle singulier que la France lui a réservé. Il quitte Paris et va entretenir Rome des vues de Richelieu, qui a dicté ses instructions. Instructions qui nous ont été heureusement conservées et qui sont le grand document du siècle : les deux barbiches en ont délibéré face à face dans le souci de leur haut devoir.

M. Mazarini allant à Rome, pourra faire office, près de Sa Sainteté, sur les points suivants. Il assurera le Pape et MM. ses neveux de la sincère volonté du Roi, comme aussi de Son Éminence, pour une bonne paix générale... il dira que Sa Majesté a envoyé le cardinal de Lyon (Alphonse de Richelieu, frère du cardinal duc) pour aller à Cologne (siège du Congrès) et prendre le même chemin que M. le Légat afin de s'y rendre plus tôt... que les sieurs de Feuquières et d'Avaux sont prêts de partir... qu'il importe beaucoup pour le bien public que l'on sache promptement le temps auquel l'Empereur et le roi d'Espagne feront trouver tous leurs dépités à Cologne... Le corps de la dépêche est tout entier consacré aux affaires d'Allemagne, notamment au rôle de la Bavière catholique, qui deviendra, comme on le sait, l'axe des futurs libertés germaniques. Et Richelieu achève ses instructions par cette déclaration qui donne la note des relations de la cour de France avec le pape Urbain VIII : Sur toutes choses, M. Mazarini prendra soin d'assurer Sa Sainteté de la sincère affection que Sa Majesté lui porte et à sa maison, et de son désir véritable de lui en donner toutes les preuves possibles, se promettant le même de sa part. M. Mazarini en donnera de semblables impressions à Messieurs les !neveux de Sa Sainteté et leur dira comme il a toujours reconnu que l'intention de Sa Majesté étoit de contribuer à leur grandeur et bonheur, qui consiste principalement en leur union et bonne intelligence[70].

Union et bonne intelligence, tel est également le principe qui préside aux rapports entre le Pape Urbain VIII et le cardinal de Richelieu, avec, en perspective, l'honneur de la paix qui sera un jour conclue sous le haut patronage du Saint-Père. Les actes répondent aux paroles : la France, ni protestante ni janséniste, reste unie au Saint-Siège en sauvant son indépendance et son unité. Richelieu a obtenu, là encore, la récompense de son habile sagesse et de sa clairvoyante modération.

 

Politique de prudence et de modération.

Il est donc bien évident que les difficultés qui pouvaient menacer les bonnes relations avec le Saint-Siège n'avaient pas leur origine dans une faute ou une erreur de la France. Les débats mêmes du Concile en témoignent : ses interminables discussions sont encombrées de revendications politiques et embrumées d'une atmosphère d'intrigue, émanant des États qui se disent spécialement chargés de la défense du catholicisme.

Rome avait dû, en effet, convoquer aux séances du Concile les principaux États européens, l'Empire, la France, l'Espagne, etc. On assista alors à un travail politique insuffisamment relevé par l'histoire : l'Empire surtout et l'Espagne, indirectement par ses lenteurs calculées, appuyèrent devant le Concile les thèses luthériennes, par exemple le calice (c'est-à-dire là communion sous les deux espèces), le mariage des prêtres, l'abolition des images, la prolongation du Concile avec menace d'un échec final ; l'Espagne surtout manœuvrait pour obtenir ce dernier résultat, n'ayant d'autre vue manifeste que de faire du Concile l'instrument de sa politique contre la France. Quant à l'Empire, lié à l'Espagne depuis, le temps de Charles-Quint pour encercler la France, s'il soutenait/ avec tant d'ardeur les revendications luthériennes, c'est qu'il y voyait un moyen de rallier à son autorité chancelante les protestants d'Allemagne.

Seules, la longanimité, la patience, la sagesse du Souverain Pontife et de son conseiller le plus écouté, saint Charles Borromée, permirent au Concile d'aboutir à la haute et sage réforme qui sauva le catholicisme en se dégageant, autant qu'on le, pouvait, de la querelle politique du siècle.

En France, la blessure causée par le double échec sur la question de préséance entre les deux Couronnes et par l'affront sanglant de l'excommunication, finit par se guérir, mais non sans lenteur et sans un reste d'aigreur. On n'ignorait rien de la longue insistance de l'empereur Ferdinand et de ses représentants[71] pour satisfaire les princes protestants, pas plus que des calculs de l'Espagne pour s'assurer, le cas échéant, en France, en Angleterre et ailleurs, les alliances protestantes. Répondant aux accusations portées contre Henri IV au sujet du rapprochement avec les protestants de Hollande, le cardinal d'Ossat, dont on connaît la modération, écrivait de Rome au Roi, le 16 janvier 1596 : Au demeurant Sa Majesté ne doit faire difficulté d'employer, dans cette guerre si juste, toutes sortes de gens pour défendre sa personne et son Royaume ; et de penser autrement seroit non seulement simplicité en matière d'État, mais encore superstition en matière de conscience, puisque les théologiens les plus scrupuleux qui ont écrit des cas de conscience, tiennent qu'un prince chrétien, en guerre juste, et en cas de nécessité, peut licitement et sans péché, s'aider, pour se défendre, du secours des infidèles[72].

De quoi s'agissait-il en somme ? De la paix européenne, de l'indépendance, de la France, en un mot de la politique des États. L'État était devenu, non contre l'Église, mais hors de l'Église, la grande force sociale. Rome elle-même n'avait pu échapper à la tentation de s'établir en État avec toutes les conséquences. Pouvait-on demander aux États de décréter leur propre ruine et de faire retomber le monde dans l'anarchie d'où ils l'avaient tiré ? Les États avaient le droit à la vie. La France, qui avait été la première nation capable de concevoir et d'établir son unité, et à cause de cela, entourée d'adversaires qui, par la jonction de l'Espagne, de l'Autriche et de l'héritage de Bourgogne, l'enserraient dans un cercle d'airain, avait confirmé, au cours de cette grave crise, son indépendance matérielle, morale et religieuse par l'avènement des Bourbons. Elle la maintenait, en face de l'Empire et de l'Espagne, par la déclaration séculaire des libertés de l'Église gallicane et de la Couronne.

Rome avait, pour son propre salut, signé le pacte de concorde avec le roi François Ier. Même au cours des sessions du Concile de Trente, ces libertés françaises avaient été à maintes reprises affirmées, sinon reconnues. Il est vrai que, maniées comme une arme par les légistes et par les partisans du gallicanisme parlementaire, elles s'étaient envenimées parfois jusqu'à faire courir au Royaume le péril du schisme ; la France raisonneuse des parlementaires et même une partie du corps épiscopal s'attachaient aux idées qui devaient se formuler dans le richérisme et inspirer tout le siècle jusqu'à l'Assemblée de 1682.

Mais justement, n'était-il point de la sagesse royale de ne pas s'enfermer dans -es formules extrêmes et de poursuivre à Rome une politique de prudence et de modération ? Cette politique, une fois encore, sauverait le catholicisme français d'une rupture qui serait l'anéantissement du catholicisme lui-même, car Rome subordonnée à une politique de conquête, c'était Rome désuniversalisée, déchristianisée. Et voilà justement l'issue fatale, menaçante et à laquelle entendait parer le plus clairvoyant des hommes d'État qu'ait eus la France, Richelieu.

 

Un Pape lettré, ami de la France et de Richelieu.

Richelieu, qu'Henri IV appelait son évêque, avait été nourri dans ces maximes : défendre l'unité royale française, gallicane et royale, c'était défendre la religion, la civilisation chrétienne. De telles maximes devaient se confirmer en lui du fait de ses réflexions de son expérience et des difficultés de toutes sortes dont il' était entouré.

Au moment même où son ministère, dont la durée étaie déjà longue, et qui se trouvait engagé dans de si nombreuses et si redoutables affaires, était en proie à des rivalités de famille intéressant le sort même de la Couronne, au moment où il était-attaqué par une polémique implacable, travaillant les esprits pour les porter vers la cause espagnole et lorraine, c'est-à-dire vers le danger même que la France avait couru avant l'avènement de Henri IV, il s'attachait avec une force invincible, à la procédure française, qui cherchait la juste balance entre les droits du Saint-Siège et les droits du Roi. Cette politique, il l'exposa avec une clarté pénétrante dans une page de son Testament politique : Si les Rois, dit-il, sont obligés de respecter la tiare des Souverains Pontifes, ils le sont aussi de conserver la puissance de leur Couronne, mais il n'y a pas plus de difficultés de bien distinguer l'étendue et la subordination de ces deux puissances. En telle matière, il ne faut croire ni les gens du Palais, ni ceux qui, par un excès de zèle indiscret, se rendent ouvertement partisans de Rome. La raison veut qu'on entende les uns et les autres pour résoudre ensuite la difficulté par des personnes si doctes qu'elles ne puissent se tromper par ignorance, et si sincères que ni les intérêts de l'État, ni ceux de Rome ne les puissent emporter contre la raison[73]. Ajoutons qu'au même moment, et selon sa manière forte et résolue, le cardinal écrivait à ses familiers, les Bouthillier : Les grandes affaires n'ont jamais été sans grandes difficultés et jamais on ne les a fait réussir sans une extraordinaire résolution et opiniâtreté à surmonter les obstacles qui s'y rencontrent ; d'où nécessité d'une rigueur implacable. Et encore : Pour gouverner des États, conduire et maintenir des armées avec discipline, il faut avoir une certaine vertu mâle qui ne se trouve pas aux hommes communs, sans laquelle, toutefois, ni les États, ni les armées ne peuvent être bien gouvernés ni conservés en leur entier... Il faut, en telles occasions, pratiquer vertement ce que les préceptes de la politique font connaître être du tout nécessaire et ce que les maximes de la théologie enseignent être permis [74].

Il usait de la permission. La rigueur à l'encontre des agents de la politique espagnole en France paraissait un peu verte de la part de sa robe rouge ; mais sa volonté mâle, dans une crise pareille, était la seule qui convînt au salut du Royaume et du Roi.

Le courant de l'opinion, ou plutôt la manœuvre de l'opposition qui se réclamait de l'autorité pontificale, nous l'avons vue en action dans l'affaire du Sanctarel ; nous l'avons vue inspirer la pression exercée sur le Roi par le Jésuite Caussin, se servant de son influence sur Mlle de La Fayette. C'est elle qui avait poussé Marie de Médicis et les Marillac à rompre avec la volonté royale, en exploitant les ambitions de Gaston de France. Heureusement il n'y avait pas seulement, dans le inonde catholique, des partisans de l'Espagne, des polémistes hostiles à la France, des théologiens excités, soit Jésuites, soit jansénistes, il y avait au-dessus de tous, le Saint-Siège ; il y avait le Pape.

Le Pape était alors Urbain VIII (Barberini) ; il régna de 1623 à 1644 ; son pontificat couvrit les dix-huit années durant lesquelles Richelieu fut ministre.

Il n'est pas sans intérêt de savoir comment la figure d'Urbain VIII se dessinait aux yeux de ses contemporains à l'heure même où il coiffait la tiare. Nous avons entre les mains, à ce sujet, un document sans prix, c'est la relation adressée, en 1623, au Sénat de Venise par l'ambassadeur Renier Teno, successeur du cavaliere Lorenzo, en attendant qu'il fût remplacé lui-même par Contarini[75].

En quelques traits empruntés à cette belle page historique, nous dirons ce qu'était l'homme que le conclave avait choisi pour remplacer le vieux et débile Grégoire XV.

Agé de cinquante-six ans et doué d'une excellente santé, — ce qui avait décidé le conclave à le nommer, — le nouveau Pape est un prince d'aspect vénérable, de taille haute, de teint olivâtre, de traits nobles, de poil noir, commençant à grisonner, d'une démarche alerte et vraiment seigneuriale, avec, quand il parle, des gestes et des mouvements du corps heureux [76] ; révélant sa pratique de la vie, son expérience des hommes... Il a toujours montré du goût pour la poésie et n'en est pas entièrement éloigné, même par les soucis des affaires ni par des occupations plus sérieuses ; pareillement de toutes les humanités, il les favorise autant qu'il peut... Ainsi s'expliquent son affabilité et surtout son savoir-faire en ajoutant son expérience devenue sans égale par sa nonciature dans le royaume de France, le plus grand théâtre du monde, où il a acquis une connaissance merveilleuse des intérêts des grandes puissances et où il a fondé et confirmé la réputation de sa loyauté, l'attrait de sa conversation familière et de son accueil, la promptitude saillie de son esprit ne dédaignant parfois même pas la plaisanterie ni l'ironie, en un mot tout ce qui est de sa nature et qui distingue le Souverain Pontife.

C'est ainsi que resplendit, dans le nouveau Pape, la candeur de l'intelligence unie à une foi profonde. Ainsi il fut préparé aux affaires publiques et politiques, parmi lesquelles il suit fermement la ligne de la raison, se vouant tout entier et avec passion à la défense d'une paix vraiment chrétienne qui, ayant été le vœu du cardinal, est maintenant la pensée constante du Souverain Pontife. Dans l'affaire de la Valteline, héritée du pape Grégoire, il pèse avec une entière équanimité les intérêts de la France et ceux de l'Espagne ; de même dans l'affaire de Mantoue, qui s'est ouverte par la mort du Duc...

Pour conclure, en raison de sa naissance, de ses dons, des qualités qui l'ont appelé au Saint-Siège, Urbain VIII apporte un zèle ardent et autorisé au maintien de l'honneur et de la paix de l'Église, il saura par sa perspicacité et par sa parole souveraine trouver, dans les discordes actuelles, les points par où cette paix pourra être sauvegardée.

Dans un autre passage de sa relation, l'ambassadeur signale les sentiments que le Pape avait, en particulier, pour la France : On ne peut douter, dit-il, que le Pape n'ait une certaine propension de ce côté : c'est en France qu'il a eu, pour la première fois, le sentiment de sa grandeur, et de son mérite, ne serait-ce que par le témoignage déclaré du roi Henri IV. Il aime la manière française, libérale, ingénue, éloignée de tout artifice et de toute duplicité ; il a pour ce pays une réelle inclination, pour ce qu'il a reconnu chez son peuple, dans son génie, dans son goût des études, dans sa politesse et sa connaissance des lettres, dans son sentiment, sa langue, de la poésie. La personne du Roi actuel éveillait en lui dès lors une affection toute particulière ; il l'avait tenu enfant entre ses bras ; il avait reçu ses caresses, il avait assisté à son baptême et il l'avait vu, si jeune arrivé au trône, réaliser son rêve par la destruction de l'hérésie des huguenots... Il faut ajouter, observe encore l'ambassadeur, que les raisons qu'avouait le Pape d'aimer le Roi et le Royaume, ne fermaient pas ses yeux sur les défauts de ce peuple, sa témérité, son inconstance, sa soif de nouveau ; il n'ignorait pas cette ardeur qu'il y a chez les Français à défendre les intérêts de ceux qui savent les rechercher et se dire leurs amis. Et l'ambassadeur ajoute que quand le Pape lui signalait cette sorte d'intempérance indéniable chez le peuple français, il n'avait pu qu'en convenir, puisque la République de Venise elle-même en avait supporté les conséquences.

L'avenir et la longueur du pontificat d'Urbain VIII devaient, dans leur ensemble favorable, justifier ces pronostics, mais faire reconnaître aussi certaines faiblesses du nouveau Pape. On lui reprocha par la suite de verser dans la préoccupation des intérêts temporels de l'État pontifical, jusqu'à entreprendre certaines guerres pour gagner quelques extensions territoriales, par exemple le duché d'Urbin, puis son entreprise sur Castro, dont l'échec aurait précipité sa mort, on devait lui reprocher aussi les excès de son népotisme, son goût, ou, si l'on veut, son besoin de l'argent, sa facilité à l'égard d'une, administration insuffisamment surveillée par lui et qui abusa des pouvoirs qui liii étaient abandonnés. L'un des plus grands reproches enfin qui pèse sur sa mémoire est la condamnation du grand Galilée, prononcée par les tribunaux pontificaux, cruelle injustice que le Pape lui-même sut cependant pallier jusqu'à un certain point par les adoucissements qu'il apporta dans l'application d'une si dure condamnation. Urbain VIII étant parvenu en somme au trône pontifical, alors que la guerre de Trente ans ensanglantait l'Europe, il eut la gloire d'apporter au règlement de ces terribles événements une sagesse persévérante et trop méconnue. Comme l'avait prévu l'ambassadeur, il fut un défenseur vénitien, obstiné, et prudent de la paix chrétienne. Il ne se laissa entraîner ni par les sophismes de ses théologiens ni par les passions, — non toujours désintéressées, — de ses entourages, ni par la pression ardente de l'Espagne et de l'Empire. Ainsi, il sauva l'Eglise ; il sauva la Chrétienté, ayant d'ailleurs une conscience claire, active de ce que, pour arriver à ce résultat, lui apportait la haute et vigilante pensée chrétienne de Richelieu. Le cardinal duc lui-même, en sa manière brève et sans s'éloigner du point de vue politique, qui est sa chose à lui, ne nous cache pas ce qu'il pense chi Pape dont il fut le contemporain et qui ne lui donna pas toujours une pleine et entière satisfaction : en 1629, alors que le passage du pas de Suse affirme la politique que la France va se déterminer à suivre en Italie et, par suite, en Europe, il écrit : Le Pape avoit fait l'impossible pour porter le Roi à venir en Italie, il témoigna une grande joie de son passage (à Suse). Il avoit, en effet, le cœur français, mais il étoit de naturel si timide, que, quoiqu'il haït les Espagnols à merveille, il n'osa jamais signer la ligue (la ligue des princes italiens proposée par la France[77]), bien qu'il ne fût question en icelle que de la conservation du repos de l'Italie[78].....

Ainsi le cardinal mesure le Pape à son aune, mais il faut en revanche essayer de prendre la mesure de Richelieu, lui-même, comme chrétien et comme serviteur de la France, dans ses rapports avec l'Église.

 

Sa robe, ses ouvrages, son action épiscopale parlent pour lui. Ceci dit, il faut tenir compte des circonstances et des actes : ses écrits doivent être considérés d'abord, puisqu'ils l'engagent devant l'opinion et devant la postérité. De toute évidence, ils ne comportent nullement l'injure qui lui a été faite d'un machiavélique faux semblant, les ouvrages d'édification auxquels il consacra les rares et douloureux loisirs de sa vie publique, sont des œuvres épiscopales. Sa nature n'est, d'ailleurs, ni dans l'artifice ni dans la tartuferie ; elle serait plutôt de vivacité, de roideur, de courage, de témérité. Si un homme eut jamais une vertu mâle, c'est lui. L'aurait-il perdue un moment, à la fin d'une vie ayant récolté les plus hautes satisfactions humaines, en face de la mort, en présence de Dieu ? La clarté, la constance, la belle humeur, l'espèce d'alacrité et parfois même de jovialité avec lesquelles il accomplit sa mission, sont les qualités qui le distinguent et ont justement, en leur franchise, quelque chose de chrétien. Saint François de Sales écrit : Une personne qui n'a point la fièvre de la propre volonté, se contente de tout, pourvu que Dieu soit servi. (C'est le mot même de Jeanne d'Arc, Dieu premier servi.) Elle ne se soucie pas en quelle qualité Dieu l'emploie ; pourvu qu'elle fasse sa volonté divine, ce lui est tout un, mais ce n'est pas tout ; il faut non seulement vouloir faire la volonté de Dieu, mais pour être dévot, il la faut faire gaiement. Si je n'étois pas évêque, peut-être, sachant ce que je sais, je ne le voudrois pas être ; mais l'étant, non seulement je suis obligé de faire ce que cette pénible vocation requiert, mais je dois le faire joyeusement et dois me plaire en cela, et m'y agréer. C'est le dire de saint Paul : Que chacun demeure en sa vocation devant Dieu[79].

C'est en ces termes fleurant la même gentillesse de l'esprit et de l'âme que le saint parle des hommes tenus à l'action dans son Traité de l'Amour de Dieu, dans ce livre admirable, où le grand héritage chrétien, le don de soi à Dieu, est recueilli du moyen âge pour ranimer l'ignorante frigidité des temps modernes. C'est avec des paroles d'une vivacité quasi mondaine que, se penchant vers le siècle et vers la chose politique, le saint déplore la mort de Henri IV, dont il n'était pas le sujet : Ce prince ayant été si grand en son extraction, si grand en la valeur guerrière, si grand en victoires, si grand en toutes sortes de grandeurs, ha ! qui n'eût dit que la grandeur étoit inséparablement liée et collée à sa vie et que, lui ayant juré une inviolable fidélité, elle éclateroit en un feu d'applaudissements par son dernier moment qui la termineroit par une glorieuse mort ![80]

Les devoirs du Prince en ce siècle où la foi, luttant contre l'hérésie et la violence des passions, appelait le frein de la raison, peuvent à peine être compris de notre temps. Richelieu ne s'en sépara jamais ! Il nous apparaît entouré, par choix, d'un cortège ecclésiastique qui était sa compagnie permanente : parmi eux, ce Père Carré qui lui prêtait serment jusqu'à la mort, le Père Bach, le Père Binet, le saint qui fut l'âme de ses magnifiques libéralités, saint Vincent de Paul, et tant d'autres. Au premier rang et dans son intimité absolue, le pauvre Père Joseph tant décrié, tant calomnié, finalement réhabilité, magnifié par l'histoire impartiale et qui doit être associé désormais à la gloire du cardinal, à toutes ses gloires[81].

Près d'un saint François de Sales, d'un Bérulle, d'un saint Vincent de Paul, le Père Joseph apparaît comme un incomparable maître des consciences et des âmes : quel directeur pour ces Calvairiennes, qui sont ses filles, et qu'il aime, auxquelles il adresse ces lettres édifiantes qui évoquent d'avancé le génie fort ou tendre de Bossuet ou de Fénelon !... Apprécié par Rome, soutenu par la France, son zèle accru par la grandeur du devoir, sa volonté de fer répandront ou maintiendront partout le nom de la France, et la grandeur de la religion chrétienne. Nous savons maintenant quel rôle ont joué les Missions dans l'expansion de la civilisation et dans l'adoucissement des contacts entre les humains. Eh bien ! le Père Joseph fut, de cette œuvre sublime, l'un des plus ardents, des plus efficaces initiateurs et propagateurs[82].

Combien était profonde la foi et haute l'inspiration de ces hommes, ces conseillers d'État, dont Richelieu, disait lui-même : Ils sont comme ceux qu'on condamne au supplice avec cette différence seulement que ceux-ci reçoivent la peine de leurs fautes et les autres de leur mérite[83]. Et pourquoi ne pas admettre que leur vocation et leur action ont quelque chose de catholique et de mystique dans le sens de ce qui est dirigé par la méditation intense du divin ?

 

Le mystique et l'homme d'action chez Richelieu.

Nous avons déjà exposé comment, au fort de leur carrière, Richelieu et le Père Joseph ont été en quelque sorte, envoûtés par le mystère. C'est à l'heure où la reprise de Corbie et la délivrance de Saint-Jean-de-Losne enlèvent un poids écrasant de la conscience de Richelieu.

Les paroles que le cardinal prononça alors sont-elles, oui ou non, celles d'un chrétien ? même d'un mystique ? Ne sont-elles pas la confirmation éclatante du conseil qu'il donnait au Roi, six mois auparavant, dès le 19 mai 1636 : Faire un vœu à la Vierge avant que ses armées commencent à travailler. Le Roi lui-même écrivait au cardinal le 21 mai, de Fontainebleau : Je trouve très bon de faire le vœu à la façon que vous le mandez dans votre mémoire du 19 mai. L'accomplissement eut lieu en 1638.

Qui croira que le Roi, et son ministre n'eussent pas la même foi dans la mission de la France, Gesta Dei per Francos ?

En ces temps où la France, s'arrachant par un effort de volonté suprême aux grands dissentiments religieux, se sentait libérée pour les hautes missions qui sourdaient en elle, combien trouverait-on d'esprits élevés dont les regards ne fussent tournés vers la Divinité ? L'ouvrage imposant et puissant de l'abbé Bremond sur le sentiment religieux en France au XVIe et au XVIIe siècles, ne tombe-t-il pas dans la balance de l'histoire comme une masse décisive ? Il ne faut pas s'imaginer, tant s'en faut, autour de Louis XIII et de Richelieu, un monde asservi où la parole de Dieu n'eût pas un écho libre et efficace. L'historien du sentiment religieux n'a-t-il pas signalé, parmi l'immense agitation théologique, polémique, passionnée qui distingue cette époque, les preuves formelles d'une liberté quasi gauloise se manifestant hardiment sans qu'elle fût inscrite dans le fatras des libertés de l'Église gallicane. La première fois que l'évêque de Saint-Brieuc, M. de Villazel, prêcha devant Louis XIII, voyant que le Roi n'était pas assez attentif, il dit : Sire, je vous demande audience de la part de Dieu. Sur quoi les gardes du Roi qui tenaient la porte ayant fait quelque bruit ou quelque murmure, il dit au Roi : Sire, je vous supplie de commander à ces insolents, qui font là du bruit de se taire et de ne troubler pas le respect qui est dû à la parole de Dieu. Ce que le Roi ayant fait, il lui parla en ces termes : Sire, j'avois à dire à Votre Majesté que jamais sa munificence et sa libéralité n'est venue plus à propos qu'en ce temps, vu la misère extrême de vos peuples ; laquelle est telle que si quelque étranger venoit dans votre ville de Paris, et qu'il vît l'or dans la boue pour orner le carrosse de vos courtisans, il croiroit qu'il n'y a pas de royaume plus florissant que le vôtre ; mais s'il alloit dans vos provinces éloignées et qu'il vit vos pauvres sujets brouter l'herbe comme les bêtes pour sustenter leur pauvre vie, il diroit qu'il n'y a point au monde de royaume plus malheureux que le vôtre[84].

N'est-ce pas la liberté de parole d'un apôtre ? et l'eût-on entendue sous Louis XIV, qui, d'ailleurs, laissait en sa présence Bourdaloue frapper comme un sourd et Mascaron dire qu'un héros était un voleur qui faisait à la tête d'une armée ce que les larrons font tout seuls ? Et oublions-nous tous ces .grands cœurs, ces grands esprits dont les œuvres et les actes resplendissent comme des éclairs sur le passé religieux de la France : Corneille traduisant l'Imitation, Pascal soupirant les Pensées, Racine couronnant son théâtre par Esther et Athalie ? François de Sales et Bérulle, saint Vincent de Paul et Madame Acarie sont-ils donc négligeables ? Pourquoi ne pas reconnaître la profondeur du sentiment chrétien chez ces hommes soit contemporains, soit disciples de ce grand cardinal, comme disait Colbert, Richelieu ?

Prince de l'Église, croyant sincère et réfléchi dans son livre De la Perfection du Chrétien, Richelieu nous dit le mot suprême de sa conscience religieuse en même temps que sa pensée au sujet des rapports entre l'Église et l'État.

Voici donc sa doctrine, son système : appuyant sa conviction sur l'intuition du principe divin, inspiré à l'homme par le simple fait que la vie lui est donnée, il dit avec saint Augustin : Au commencement le Verbe étoit : voilà ce que Marie écoutoit (c'est-à-dire la méditation) et le Verbe s'est fait chair : voilà celui que Marthe servoit[85].

Et dans tout le cours de l'ouvrage, l'homme d'action, le chef prédestiné se manifeste : Jésus-Christ n'étant venu en ce monde que pour travailler au profit et pour le salut de l'homme, non seulement par les fatigues de sa vie ; mais par les peines de sa mort, il est certain que celui qui fait semblable vie aux mêmes fins, lui sera plus agréable que celui qui s'emploiera constamment à la contemplation, s'il n'y est appelé par une vocation très spéciale ou par les devoirs de sa condition... Ceux que Notre-Seigneur a choisis pour travailler à sa vigne n'ont reçu d'autre ordre que de s'y employer diligemment, auquel cas seulement il leur promet récompense... De ce que nous avons dit, il faut conclure que les œuvres étant la meilleure preuve de l'amour, s'il est vrai que celui qui a plus d'amour a le plus de perfection et de mérite en ce inonde, il est certain que la vie de ceux qui font meilleures œuvres est plus parfaite et plus méritoire.....

C'est donc, l'amour, l'amour de Dieu, l'obéissance à Dieu et l'imitation de Notre=Seigneur Jésus-Christ qui détermine la volonté d'action chez le cardinal, ministre du roi de France. Il retrouve les mêmes sentiments, les mêmes expressions qui furent inspirées à François de Sales, quand celui-ci, clés les premières pages de son Traité de l'Amour de Dieu, déclarait que, pour la beauté de la nature humaine, Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés de l'âme à la volonté.

La volonté et l'action, la volonté obéissant à l'amour de Dieu c'est-à-dire à la règle universelle de la création, l'ordre, voilà le dernier mot de cette haute conviction.

Mais quelles sont les prescriptions, les limites dans lesquelles doivent être dirigés et maintenus, en quelque sorte, ces actes de la volonté humaine, la plus puissante des facultés de l'âme ? Ici encore Richelieu s'explique avec une clarté et une autorité singulières : le ministre des Rois, le défenseur de l'État prend son inspiration auprès de l'évêque, du chrétien : Il faut que ceux qui veulent faire quelque progrès dans la perfection cherchent Dieu où l'Église le montre, et non où leur esprit se l'imagine. Qu'ils marchent par les chemins tracés par nos pères et non par des sentiers particuliers : si ce n'est pour obéir à quelques nouveaux ordres de l'Église qu'il est beaucoup plus sûr de recevoir que de les rechercher sans grand discernement, autrement qu'ils restent assurés que Dieu leur dira un jour : Je ne vous connois point... au lieu de vous assurer sur l'infaillibilité de mon Esprit que j'ai promis à mon Église, vous avez suivi l'erreur du vôtre... Vous m'avez quitté, moi qui suis la fontaine d'eau vive. Je ne vous connois point. Peut-il se rencontrer, dans la littérature théologique du temps et dans les plus profondes intuitions de l'esprit, quelque chose de plus clair, de plus précis. S'en tenir à la règle enseignée de toute antiquité par l'Église romaine ; le mot même d'infaillibilité est prononcé. Voilà qui répond à toutes les insinuations perfides, à ces accusations de schisme et de patriarcat qu'une polémique de bas étage et trop écoutée brandissait contre cet honnête homme, ce cardinal, ministre du Roi Très Chrétien.

 

La correspondance d'Urbain VIII et de Richelieu.

Maintenant passons aux actes. Les relations entre la France et le Saint-Siège à l'époque de Richelieu ont été étudiées, avec une science et une impartialité incontestables, par M. Leman dans deux études qui ont obtenu un légitime succès ; mais le plus autorisé des témoignages n'est-iI pas celui que nous apporte la correspondance d'Urbain VIII adressée au cardinal ? Ces lettres sont en grande partie conservées dans les archives du ministère des Affaires Étrangères ; mais, par la volonté expresse de Sa Sainteté le Pape Pie XI et par la bienveillante intervention de Son Éminence le Cardinal Pacelli, Sa Sainteté le Pape Pie XII, aujourd'hui glorieusement régnant, celles qui manquaient ont été reproduites et nous ont été transmises par la photographie en vue de la présente étude.

 Les lettres d'Urbain VIII ont toujours été formulées, bien entendu, selon le style de la Cour de Rome ; mais en dépit de ce que ce style peut avoir de conventionnel, on ne peut nier que celles qui sont adressées à Richelieu ont toujours, dans leur accent, quelque chose de personnel ; on les sent dictées par la haute considération et la confiance suprême d'un Pontife qui ne s'inspire que du sort de l'Église et de la Chrétienté. Le Pape connaît à fond les affaires de France, il connaît personnellement le Roi et son ministre. Dès la première lettre, qu'il envoie en réponse aux compliments que le cardinal lui a fait parvenir lors de son élévation au trône pontifical, ces dispositions se manifestent. Il est à remarquer que cette première lettre est du mois de décembre 1623. Le cardinal, à cette date, n'est pas encore élevé, pour la seconde fois, aux fonctions de ministre du Roi. Retenu en France sans doute par la crise qui va le porter au pouvoir, il n'est pas venu, à Rome pour prendre part au conclave.

 Dans sa lettre, le Saint-Père se montre moins réjoui, par les acclamations des fidèles, qu'il n'est atterré par le sentiment de sa propre faiblesse en regard lies calamités qui affligent le monde chrétien. Il mettra son honneur, non pas à amasser des trésors, mais à défendre la religion : les princes de l'Église peuvent l'y aider puissamment et il a confiance surtout en Richelieu, qui joint le renom des lettres à l'éclat de la pourpre et qui, déjà en plus d'une occasion, a triomphé de l'hérésie. Le Pape l'encourage donc en ses efforts pour chasser du royaume de France les monstres de l'impiété. Ce but sera facilement atteint, quand les armes du Roi Très Chrétien appliqueront à la pestilence hérétique un remède salutaire. C'est pour la gloire de Richelieu et pour le bien de la France, le vœu du Pape, qui n'oubliera jamais les bons offices dont ce pays l'a honoré, quand il y remplissait ses fonctions de légat pontifical[86]. Annonçant, sous la même date, 30 décembre 1623, l'envoi en France du nonce Spada[87], le Pape écrit : La France et Rome retentissent des louanges décernées à la sagesse et à la piété du cardinal français... L'exercice de ces vertus, la noble carrière due déjà à son activité obtiendront les dignités dues à son mérite. L'Église partage, à ce sujet, le sentiment de la France.

Richelieu est arrivé aux affaires. Sa première pensée se tourne vers le Saint-Siège, il écrit au cardinal de La Valette, qui se trouve à Rome, que Schomberg vient d'entrer en Conseil ; il aborde immédiatement les grandes affaires, pendantes du côté de l'Italie ; immédiatement son caractère et la position qu'il adopte se dessinent : J'espère que de votre côté, explique-t-il au cardinal de La Valette, vous ne contribuerez pas peu à porter Sa Sainteté à ce que le Roi ait le contentement qu'il désire instamment pour la Valteline. Si cette affaire se termine à l'amiable, toute la Chrétienté en recevra de l'avantage et Sa Sainteté verra que le Roi s'emploiera virilement pour l'Église. Si elle se passe autrement, on connaîtra que nous ne sommes pas si propres à faire des rodomontades espagnoles, mais que nous valons ce que l'on peut valoir aux effets. Je ne vous parle point du mariage d'Angleterre, parce que M. de Bérulle vous en porte toutes nouvelles. Seulement, vous dirai-je que les conditions que l'on a précitées ne sont pas telles qu'on en a fait courir le bruit... Le Roi a autant de soin en effet que les autres en ont en apparence de ce qui concerne la religion[88].

Ce premier contact avec Rome ne suffit pas. Le cardinal a envoyé à Rome son confident intime, le Père Joseph. Mission d'une importance capitale, sans nul doute, c'est alors que les dessous de la politique entre les deux pouvoirs seront abordés et que l'on se dira ce qui se dit. Les relations officielles de ces entretiens secrets ne se sont pas retrouvées, peut-être n'ont-elles pas été écrites[89]. Nous avons du moins l'expression très nette de la confiance qui en est résultée pour le Saint-Père dans la lettre que celui-ci adresse au cardinal : Le Père Joseph a confirmé de vive voix ce que le cardinal de Richelieu avait déjà fait savoir à Rome. Le Pape a été très satisfait de ses entretiens avec le Capucin — Lepré-Balain assure qu'il le recevait deux fois par semaine —. Le Pape a remarqué sa prudence, sa piété, son esprit cultivé. Il a écouté avec une grande satisfaction, de la bouche du Père Joseph, le sérieux et long exposé des projets que Richelieu médite pour la paix de l'Église et la destruction de l'hérésie... Il faut que Richelieu triomphe des difficultés qui, dans le monde chrétien, peuvent être contraires à ces projets... C'est la collaboration, l'entente sinon entre les deux pouvoirs, du moins entre les deux hommes.

Le 20 mars 1626, au sujet des mesures à prendre contre la publication des libelles qui menacent la paix du Royaume et la paix de l'Église, — nous sommes au temps de l'admonitio et du livre de Sanctarellus, — le Pape écrit au cardinal, dont il loue, une fois de plus, le sublime génie.

La chute de La Rochelle confirme les sentiments du Pape, à qui elle inspire une joie profonde. Urbain VIII exulte et prodigue au ministre du Roi les témoignages de son admiration et de sa gratitude.

Il est intéressant de relever, à cette heure d'euphorie, le témoignage personnel adressé par le Pape à Richelieu, quand le cardinal Ant. Barberini remet à celui-ci les poésies latines de Sa Sainteté. Remercié et félicité par Richelieu, Urbain VIII prend plaisir à caractériser l'esprit d'édification qui a inspiré ses poésies ; il a notamment, ajouté à la nouvelle édition quelques pièces à l'adresse des princes chrétiens, qu'il invite à la concorde et à l'union de leurs forces contre les infidèles.

Pape et cardinal, tous deux amateurs de belles-lettres, se sentent en confiance ici encore et s'entendent à demi mot.

 

Catholique et d'État.

Mais voilà qu'un changement profond, une complication grave se produit dans les faits et dans les intentions. La politique pacifique du Pape se heurte, en Europe, aux exigences des deux partis qui divisent le monde catholique et qui se disputent sa faveur. Ainsi p qu'on l'a vu, c'est en Italie que s'est produit le conflit initial à propos des affaires de la Valteline et de la succession de Mantoue. La France s'est trouvée dans la nécessité de prendre position, puisque c'est elle qui est sous la menace de l'encerclement austro-espagnol. Situation terrible et à laquelle elle fut si souvent en butte au cours de son histoire. La Savoie joue alors entre les deux forces rivales ce double jeu qui complique si dangereusement la position de la péninsule, toujours exposée, toujours menacée par la terre et par la mer dans sa séculaire faiblesse.

Richelieu a hésité longtemps avant de manifester, par les paroles officielles et surtout par des actes qui engagent, la politique vers laquelle il se sent porté. Nous l'avons vu, durant les années 1625-1630, tourner, en quelque sorte, autour de la question posée à l'égard de Rome par le Catholique d'État. Faut-il être catholique, ou faut-il être d'État ?... Il sera, tout ensemble catholique et d'État. Mais les passions intérieures, les dangers extérieurs lui permettront-ils de maintenir cette si difficile balance ?

Jusqu'à la prise de La Rochelle, ses démarches n'ont été de toutes parts, que de lentes approches ; il a tâté le terrain, il a consulté ; il s'est consulté ; à diverses reprises, il a eu des entretiens, sur les choses d'Italie, avec un émissaire dû Saint-Siège qui sait sans doute le secret, qui, en tout cas, le suggère en l'imaginant, — on pourrait presque dire le Père Joseph de Rome, — Jules Mazarin. Avec celui-ci il a parlé, écouté, on se comprend à demi mot, on se mesure sans s'engager. Diplomatie française : Richelieu a tourné les yeux d'abord vers l'Angleterre et il a conseillé le mariage d'Henriette-Marie, fille d'Henri IV avec Charles, héritier du Trône. Mais le Soubise et le Buckingham se sont chargés de dissiper ses illusions, s'il en eut.

Quant à l'Allemagne, elle est, comme elle a toujours été pour la France, le grand souci. La voilà en pleine guerre de Trente ans. N'est-elle pas toujours en guerre, au besoin contre elle-même et jusque dans la paix ? Nord contre midi, protestants contre catholiques ? Là aussi, Richelieu aurait l'intention de maintenir la balance, il voudrait ne rompre ni avec les protestants qui tiennent en échec les ambitions de l'Empire, ni avec les catholiques dont il détendra nettement et énergiquement l'indépendance et la religion. Selon les conseils des Français, il serait enclin à chercher un moyen terme et un concours auprès de la catholique Bavière, mais la Bavière est insaisissable, toujours prompte à changer de ristourne.

Le parti catholique en Europe, c'est l'Espagne, l'Espagne maîtresse de l'Italie, bénéficiaire des galions d'Amérique. En manigançant au temps de la régence les mariages espagnols, l'Espagne a prétendu saisir la main de la France : mais elle n'a jamais voulu donner la sienne. Il est vrai qu'elle a envoyé une flotte devant La Rochelle, mais cette flotte n'a pas tiré un coup de canon. Catholique, elle a toujours un sourire et un ducat .pour les protestants 'des autres pays.

La prise de La Rochelle a donné à la France et au ministre vainqueur une situation unique en Europe. Il est assuré de la faveur du Roi et de l'audience du monde. Olivares a vu Richelieu se saisir de cette autorité et de cette sécurité à laquelle il aspire lui-même. Toutes Ifs inquiétudes, toutes les jalousies intérieures et extérieures sont, du fait de cette situation unique, à l'alerte contre notre cardinal impassible, quoique très nerveux. L'Espagne, en premier lieu, et l'Autriche à sa suite, établissent leurs batteries : échec de la paix de Monçon, échec de la mission de Bautru à Madrid, échec des négociations de Ratisbonne, intrigues à la cour de Louis XIII, mobilisation sur la frontière du nord et sur toutes les frontières communes. Dès 1629, Richelieu est mis au pied du mur. Et ces choses d'Italie qui intéressent Rome an premier chef vont le forcer à se prononcer. Observons tout de suite que le trouble et la hâte qui vont précipiter vers un choc les grandes affaires européennes ont leurs origines dans les ambitions de la maison de Savoie. Les documents extraits des archives de Turin et publiés par Victor Cousin, dans sa belle étude sur la jeunesse de Mazarin, ne laissent aucun doute à ce sujet. Le duc de Savoie et son fils le prince de Piémont, à la faveur de la double crise qui se produit en Italie, d'une part les revendications des passages de la Valteline et d'autre part la succession de Mantoue, ont mis face à face la France et l'Espagne et les ont poussées au bord de la rupture et de la guerre.

C'est alors que le Saint-Siège, en présence du péril qui menace l'Italie et qui peut entraîner une guerre européenne, fait un effort désespéré pour empêcher la terrible suite qu'appréhendent les deux partis, la guerre. Le Pape a chargé de cette négociation délicate d'abord son nonce, envoyé sur les lieux à Bologne, Panzirolo, puis son propre neveu Antoine Barberini, l'un et l'autre ayant pour conseiller et pour émissaire actif le jeune confident de la pensée du Pape, Jules Mazarin.

Nous avons dit ci-dessus comment Richelieu, pour obtenir un règlement satisfaisant de l'affaire de la Valteline, avait franchi le pas de Suse et imposé au duc de Savoie un arrangement dont celui-ci ne cherchait qu'à se dégager. Mais la présence en Italie d'une armée française, commandée par le duc de Créqui, avait provoqué naturellement le renforcement d'une armée espagnole commandée par le fameux Spinola et la constitution, sur la frontière vénitienne, d'une armée impériale, commandée par Collalto. Si la France ne se montrait pas décidée à tenir bon et à mener les choses, le cas échéant, jusqu'à la guerre, elle courait le risque d'être chassée d'Italie et envahie par toutes ses frontières ; le duc de Nevers perdait Mantoue ; la Valteline devenait une route espagnole.

Par une décision dont on ne sait ce qu'il faut admirer le plus, la pensée ou l'exécution, Richelieu donne à La Force et à Créqui l'ordre de s'emparer de Pignerol, ville de Piémont, forteresse qui lui ouvre à jamais les portes de l'Italie et qui lui permet de brider les ambitions traîtresses du duc de Savoie. Un si beau succès, obtenu sans férir, a mis aux champs tous les adversaires de la France.

Le Pape, talonné par son entourage espagnol, donne pour instruction à ses diplomates de faire la plus énergique pression sur la cour de France. Ces agents (levaient réclamer la remise de Pignerol et, en même temps, exiger que fussent continuées les négociations qui traînaient depuis des mois, et dont le retard voulu par Madrid et Vienne, présentait pour la France un danger vital. Le Roi Catholique et l'Empereur espéraient, grâce à ces lenteurs, obtenir des délais qui leur permettraient de masser leurs troupes dans la haute Italie. Ainsi de concert avec la Savoie, on faisait perdre à la France, l'avantage de la situation qu'elle s'était acquise sur la frontière franco-italienne.

Richelieu alors, parti de Pignerol le 2 mai, ayant occupé presque toute la Savoie et donné l'ordre au duc de Guise d'occuper le comté de Nice, vient retrouver Louis XIII à Grenoble. Il y tient, en présence du Roi, un conseil où l'on prendra les grandes et définitives résolutions[90]. Sans doute, c'est en vue de ce conseil qu'il a remis au Roi le mémoire rédigé à Pignerol (Étant éloigné comme je suis) que vient de publier M. Pagès et où les raisons qui déterminent le cardinal et qui engageront la France, sont exposées avec clarté et force.

 

 

 



[1] Voir Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 515-916 et Chéruel, Lettres du Cardinal Mazarin, tome I, page XIX.

[2] Voir l'ouvrage capital de J. Roger Charbonnel, La Pensée italienne au XVIe siècle et le Courant libertin, Champion, 1919, in-8°.

[3] Voir les Trois Gallicanismes : royal, parlementaire, épiscopal dans l'Introduction, par G. Hanotaux, aux Instructions données par les Rois de France à leurs ambassadeurs auprès du Saint-Siège, tome Ier, Alcan, 1888, in-8.

[4] Cité par Bayle ; article Desmarets, tome III, page 550.

[5] Chez Sébastien Cramoisy, 1651, in-4°, 1657.

[6] Chez Antoine Vitré, in-4°, 1646. De magnifiques éditions in-folio ont été publiées par ordre du cardinal Mazarin.

[7] La préface, imprimée après la mort de Richelieu, nous met en présence de ce labeur théologique dont le cardinal ne se détacha jamais : Les emplois qu'il eut dans le gouvernement de l'État semblaient devoir arrêter le cours de ses études, et particulièrement de celles qui regardent la controverse dans la religion, si éloignée en apparence des pensées et des méditations d'un politique... Ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher savent qu'il a laissé plusieurs autres ouvrages ; mais ils savent aussi qu'il n'y en a point sur lequel il ait travaillé avec tant d'ardeur que sur celui-ci. Il le regardait comme le fruit de toutes ses veilles et de toutes ses études. Quelques longs voyages qu'il entreprit, il ne le perdait jamais de vue. C'était de tous ses biens celui qu'il estimait davantage et dont la perte, comme il le disait lui-même, lui eût été le plus sensible... Depuis sa maladie à Narbonne, il ne souhaitait la liberté de son bras que pour lui pouvoir donner la dernière perfection ; et le soin de le mettre au jour fut l'une des choses qu'il recommanda le plus particulièrement et le plus expressément avant sa mort.

[8] Il convient de s'expliquer, une fois pour toutes, sur un certain genre d'argumentation un peu jeune, qui consiste à nier l'attribution au cardinal des œuvres qui lui appartiennent, le Testament politique, les Mémoires, les ouvrages théologiques, sous le prétexte qu'on ne rencontre pas son écriture sur les manuscrits conservés dans les dépôts publics. Richelieu dictait la plupart du temps. En outre, il faisait travailler ses collaborateurs et ses secrétaires à des dossiers ou mémoires qu'il inspirait, à des rédactions qu'il révisait et qu'il corrigeait, le cas échéant, de vive voix ou au moyen de certains signes bien connus de tous ceux qui ont manié cette immense masse de documents authentiques qui viennent de son cabinet. C'est, en vérité, n'avoir aucune idée de la façon dont se traitent les grandes affaires que d'exiger la main du chef pour reconnaître la valeur réelle et historique des pages provenant d'un homme d'État qui a assumé la conduite d'un empire, la publicité de sa politique et la défense de sa mémoire. Sans entrer ici dans une polémique qui occuperait un ou plusieurs volumes, qu'il suffise de dire que des recherches sérieuses et prolongées pendant plus d'un demi-siècle ont autorisé certaines attributions qui n'ont été contestées, d'ailleurs, par nulle sérieuse compétence.

[9] Voir la lettre que le cardinal écrit de Pézenas à M. de Rancé, le 30 juillet 1629 dans la correspondance publiée par Avenel, tome III, page 391, et les commentaires du Père Henry Fouqueray dans Histoire de la Compagnie de Jésus, tome IV, page 264.

[10] Historiettes, édit. Techener, tome Ier, page 417.

[11] Cf. Lettre de Guy Patin du 14 mars 1670. — Dictionnaire de Bayle, aux articles Ferry, Admiraut ; surtout, les textes cités par Rebelliau : Bossuet historien du Protestantisme, pages 9 et suivantes. — Haag, la France protestante, aux noms indiqués, etc.

[12] Première édition : Vindiciæ Facultatis Parisiensis, auctore Petro Aurelio, Parisiis apud Carolum Moretum. M DC XXXIII, in-4°.

[13] Voir P. Rapin, Histoire du Jansénisme, édit. Gaume, page 374.

[14] C'est le lieu de rappeler l'une des maximes politiques du cardinal : En affaires d'État, il n'est pas comme des autres : aux unes, il faut commencer par l'éclaircissement du droit ; aux autres par l'exécution et possession. Maximes d'État, n° LXXX, page 770. — Sur toute la procédure de l'affaire et sur le rôle de Laubardemont, voir les Mémoires de Molé, tome III, page 40.

[15] P. Rapin, Histoire du Jansénisme, page 374.

[16] Voir, sur l'ensemble de ce grand fait historique : Gabriel Hanotaux, Études historiques sur les XVIe et XVIIe siècles en France : La contre-révolution religieuse au XVIe siècle, pages 88 et suivantes. — Abbé Dassance, Le Saint Concile de Trente, traduction et commentaires avec la controverse de Bossuet avec Leibnitz sur l'autorité de ce concile, 1842, 1 vol. in-8°.

[17] Cette vue est exactement celle de saint François de Sales dans la première ligne de son Traité de l'Amour de Dieu, publié en 1622.

[18] Voir les vivacités de l'invective janséniste, qui ont tant contribué à l'injuste légende de Richelieu, dans Journal d'Hermant, tome premier.

[19] Voir, ci-dessous, l'exposé des relations avec Rome sous le ministère du cardinal.

[20] Publié anonymement en 1615.

[21] Voir l'intéressant ouvrage, publié sous la direction de M. le Doyen Boissonnade, Histoire de l'Université de Poitiers, Poitiers, 1932, in-8°.

[22] Lettre de Jansénius à Saint-Cyran ; voir l'ensemble du texte dans l'abbé Bremond, Sentiment religieux, tome IV, page 122.

[23] M. A. Chevalier, le plus récent auteur qui ait étudié la vie de Descartes, dit, en parlant du séjour à Poitiers entre 1615 et 1618 : C'est durant cette période de sa vie, entre dix-sept et vingt-quatre ans, que se forma son esprit, qu'il entra en possession de sa méthode scientifique, ainsi qu'une lecture attentive du Discours en fait foi. (Descartes, page 37.) Voir, sur le désappointement éprouvé par Descartes, le livre de M. J. Sirven, les Années d'apprentissage de Descartes, Albi, 1928, in-8°, pages 52 et suivantes.

[24] Voir sur cette question de l'Augustinianisme de Descartes, la page 214 de l'excellent livre, le Descartes de M. J. Chevalier, Plon, 1921, in-12°.

[25] Voir Sainte-Beuve, Port-Royal, I, pages 286-287 ; et l'abbé Bremond, tome IV, page 52.

[26] Parmi les rencontres si intéressantes en ce groupe poitevin, comment ne pas signaler celle qui aurait été à l'origine des Pensées de Pascal, si l'on s'en rapporte au renseignement donné, au cours d'une conversation, par le savant abbé Bridieu, mêlé à tout ce monde janséniste ? Pascal, dit-il, a fait ses fragments (les Pensées) contre huit esprits forts du Poitou qui ne croyaient point en Dieu ; il les veut convaincre par des raisons morales et naturelles. Voir Eugène Griselle, Pascal et les Pascalins (page 6). Quelle piste pour les érudits poitevins ! Il est à remarquer que Filleau de La Chaise, qui écrivit la préface des Pensées de Pascal, était de Poitiers.

[27] P. Rapin, Histoire du Jansénisme, page 95. — Et Georges Collas, Jean Chapelain, Perrin, 1912, in-8°, page 70.

[28] C'est le cas de citer cette observation de Richelieu : Il est difficile de témoigner comme cela se fait, mais il n'y a personne judicieuse qui ne discerne bien, sur le front des hommes, certaine impression de peine que la jalousie et envie grave à l'improviste en diverses occasions : un visage jaloux se resserre et lorsque la raison et l'avertissement qu'un homme se donne à soi-même le veut faire ouvrir, on reconnaît clairement que la raison et la nature combattent ensemble. Maximes d'État, N° LXXVI, page 769.

[29] Voir, sur ces points, Abbé de La Ferrière, Étude sur Saint-Cyran, page 63. Il convient de citer aussi, pour ce qu'elle vaut, l'Historiette de Tallemant des Réaux : Le cardinal de Richelieu avoit dessein de faire une conférence pour engager les pasteurs protestants à se rallier au catholicisme. En cette intention, il jette les yeux sur l'abbé de Saint-Cyran, homme de grande réputation et de grande probité, pour le faire chef des docteurs. Saint-Cyran lui dit qu'il lui avoit fait beaucoup d'honneur de le croire digne d'être à la tête de tant d'habiles gens, mais qu'il étoit obligé en- conscience de lui dire que ce n'étoit point la voie du Saint-Esprit, que c'était plutôt la voie de la chair et du sang (l'argent) et qu'il ne falloit convertir les hérétiques que par les bons exemples qu'on leur donnera. Le cardinal ne goûta nullement cette remontrance, et ce fut la véritable cause de la prison de Saint-Cyran. Historiettes. Édition Techener, tome I, page 417.

[30] Voir, sur ces divers points, l'exposé des faits tel que le présente, au point de vue janséniste, le Journal du chanoine Hermant, publié par Gazier, tome I, pages 33, 87 et suivantes.

[31] Ce point si important est apparu par la publication des lettres de Rubens, le peintre diplomate qui fut chargé en particulier de négocier avec les protestants de France et d'Angleterre : il reçut à Madrid l'ordre de se rendre en Angleterre et de se mettre en relations avec le protestant révolté Soubise, qui était alors à Londres (mai 1629). Le Roi, dit M. Gachard, dans son livre Rubens diplomate, avait fait remettre à Rubens, à son départ de Madrid, des lettres de change destinées à venir en aide à Soubise ; quelques jours après, ses ministres avaient signé avec Rubens un traité par lequel il s'engageait à payer à celui-ci, chaque année, trois cent mille ducats pour qu'il entretint six initie hommes de pied et six cents chevaux qui agiraient en Provence, en Languedoc, en Dauphiné et ailleurs ; il lui assurait de plus une pension de quarante mille ducats et une de huit mille à son frère (Rohan). (Le traité est dans Dumont, Corps diplomatique, tome V, partie II, page 582.) Rubens avait l'ordre de ne se dessaisir des fonds mis à sa disposition que si le gouvernement anglais donnait à Soubise les moyens de se procurer des hommes et des vaisseaux. Voir Gachard, Rubens diplomate, pages 137-139 ; voir aussi Correspondance de Rubens, tome V, pages 86-87, et Gabriel Hanotaux, Richelieu et Rubens dans les Chemins de l'Histoire, tome I, pages 264 et suivantes.

[32] Voir Vatin, La Vérité sur les Arnauld ; et Catalogue de la Bibliothèque de Gabriel Hanotaux, n° 206 : Étude sur le livre de Pascal et de Nicole, L'Éducation d'un prince, 1670. Il s'agit du jeune Louis XIV.

[33] Sur l'importance que prend, aux yeux de Richelieu, cette question de l'attrition, voir le récit donné par Godefroy Hermant, tome I, page 82, d'un entretien de Richelieu avec le prince de Condé. Le cardinal aurait dit au prince, au sujet de Saint-Cyran : Savez-vous de quel homme vous me parliez ; il est plus dangereux que six armées. Vous voyez mon catéchisme qui est sur la table, il a été imprimé vingt-deux fois. J'y dis que l'attrition suffit avec la confession et, lui, croit que la contrition est nécessaire. Richelieu ajoute, d'ailleurs : Et en ce qui regarde le mariage de Monsieur, toute la France s'étant rendue à mon désir, lui seul a eu la hardiesse d'y être contraire. Doctrine et politique, tels sont, nettement exprimés, les deux mobiles de la décision prise à l'égard de Saint-Cyran.

[34] Voir, sur toute cette triste finale si émouvante, le récit copieux de Godefroy Hermant, dans son Journal, publié par M. Gazier, tome I, pages 100-130.

[35] Pour se faire une idée complète des ravages causés par la querelle au cours du siècle suivant, voir l'ouvrage si complet, si fouillé, de M. Préclin : Les Jansénistes du XVIIIe siècle et la Constitution civile du Clergé. Le développement du Richérisme et sa propagation dans le bas-clergé, 1713-1791, Gamber, in-8°, 1929. On verra à quel point l'idée révolutionnaire était déjà développée par la querelle janséniste dans le bas clergé dès la fin du règne de Louis XIV, par la lettre inédite ci-dessous, adressée par le régent Philippe d'Orléans à l'évêque d'Auxerre, le 18 juillet 1717.

A Paris, le 18 juillet 1717.

Monsieur,

Depuis la lettre que je vous ai fait écrire par un des secrétaires d'État, je n'ai point perdu de vue l'importante affaire de la Constitution (la bulle Unigenitus) et j'ai cherché tous les moyens possibles pour la finir par les voies de douceur et de conciliation... Mais, afin que vous ne soyez pas troublé non plus dans le gouvernement de votre diocèse et que vos ecclésiastiques du second ordre se contiennent dans la subordination qu'ils vous doivent, j'aurai soin de donner les ordres nécessaires pour faire en sorte qu'il ne se passe rien dans le Parlement qui puisse blesser l'honneur et la dignité de l'Épiscopat, et qu'au contraire, vous y trouviez tout le secours et toute la protection que vous en pouvez attendre. Au surplus, s'il se trouve quelqu'un dans votre diocèse qui veuille en troubler le repos et se soulever contre votre autorité ou traverser, par des actes d'appel au futur Concile sans nécessité ou autrement, les mesures que je prends pour parvenir à la paix, vous n'aurez qu'à vous adresser à moi et j'y employerai le pouvoir souverain dont je suis dépositaire pour les réprimer et les punir.

Votre affectionné ami

Philippe d'ORLÉANS.

[36] Voir le projet de cette Académie théologique dans Avenel, Correspondance, tome IV, page 76.

[37] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, 23 octobre 1635, tome V, page 330.

[38] Cette gravité de l'esprit du cardinal frappe les contemporains. L'un d'entre eux cite parmi les graves illustres, le cardinal de Richelieu, et il dit : Tous ces gens-là ont été extrêmement sérieux et doués d'une gravité majestueuse qui les rendait vénérables de prime abord. Cité par Griselle, Documents, juillet 1912, page 328.

[39] Voir Gabriel Hanotaux, Théorie du Gallicanisme, dans Les Chemins de l'Histoire, tome I, page 153.

[40] Pour se rendre compte de la façon dont l'entourage ecclésiastique se conduit au début, à l'égard du ministre cardinal, il est utile de donner ici une lettre inédite, conservée dans les archives personnelles de Richelieu et entre les mains de la famille, parmi les papiers du cardinal, lettre qui lui est adressée par Bérulle, le 26 décembre 1624 : Il y a un mois que je suis à Dijon, où j'ai appris le changement arrivé. (Richelieu au pouvoir.) Il y a quelque temps que je regarde cette année comme une année d'accidents et de merveilles. Elle a bien commencé et de bonne heure et continuera peut-être, si on sait tirer profit de ce coup de justice et de miséricorde tout ensemble... Je vous supplie très humblement me permettre vous représenter que le R. P. Joseph serait utile à Bordeaux en ces nouvelles rencontres ou à Paris, si on y revient. Si vous êtes du même avis, il seroit bon de le tirer hors des pensées de la guerre contre les huguenots, pour le présent ; car il y a autre chose à faire maintenant. Je ne crains que cela en Mgr le cardinal de Rets ; car je l'ai toujours vu affectionné au service du Roi, au bien de l'État et à la réunion des esprits séparés. On appréciera ce conseil quelque peu putain, mais toujours modéré, qui ne pousse en rien à la violence.

[41] Voir le livre de Bonneau-Avenant. Et le passage si précis sur elle écrit par Laurent Bouchet et publié par Griselle. Documents, juillet 1912, page 319.

[42] Voir Marthe de Fels, Monsieur Vincent, édition Gallimard, page 81. Et tout le chapitre du Vincent de Paul de l'abbé Maynard, tome II, page 210.

[43] Mme d'Aiguillon eut, avec M. de Noyers, la charge de ce legs et mérita l'éloge du biographe du saint : Femme admirable, entre toutes ces femmes généreuses qui pullulent dans la première moitié du siècle et qui, après Mme de Joigny et Mme Le Gras, contribua le plus à toutes les intentions de saint Vincent de Paul. Page 214.

[44] Voir le troisième chapitre de la première partie du Testament politique, qui représente le mauvais état où l'Église étoit au commencement du règne du Roi. Voir aussi dans Histoire du Cardinal de Richelieu, tome IV, chap. Ier, l'exposé de cette situation et le remède que la conversion de Henri IV Commença d'y apporter.

[45] Voir le texte des Instructions pontificales dans le Recueil de Leman. — Instruction à Bagny, 1627 (pages 96 et suivantes).

[46] M. Émile Magne, dans son piquant ouvrage, Le Plaisant abbé de Boisrobert, a donné un tableau, pris sur le vif et vraiment rabelaisien, de la décadence des mœurs dans les abbayes et prieurés de Bourgogne, et montré les difficultés de la réforme (pages 345 et suivantes).

[47] Voir Dom Paul Denis, Le Cardinal de Richelieu et la Réforme des monastères bénédictins, 1913, page 216. — Voir aussi L'Oratoire à Luçon.

[48] Testament politique, IIe partie, section VIII.

[49] Rien que dans l'ordre de Cluny, les considérants de l'ordonnance du 18 décembre 1631 parlent de six cents monastères ; à Noirmoutier est question de cent vingt prieurés. — Voir D. Denis, Le Cardinal de Richelieu et la Réforme des monastères bénédictins, page 82.

[50] Dom Paul Denis, Le Cardinal de Richelieu et la Réforme des monastères bénédictins, page 215.

[51] Jean Tournyol du Clos, un vol. in-8°, ouvrage non terminé ; Giard et Brière, 1912.

[52] Testament politique, chap.

[53] Voir les deux ouvrages suivants consacrés à cette question : Gabriel Hanotaux, Études historiques sur le XVIe et le XVIIe siècle en France. La contre-révolution religieuse au XVIe siècle, Hachette, in-12° ; et Théorie du Gallicanisme, Introduction au premier volume des Instructions données par les rois de France à leurs ambassadeurs auprès du Saint-Siège, Alcan, in-8°.

[54] Voir, pour l'analyse beaucoup plus détaillée de l'ensemble de la doctrine : Dupin, Histoire ecclésiastique du XVIe siècle, tome I, pages 400 et suivantes, en contrôlant par les Mémoires chronologiques et dogmatiques du R. P. d'Avigny, année 1638, tome Ier.

[55] Il n'est pas sans intérêt de faire observer que la liberté de la presse, sur les sujets les plus délicats au point de vue religieux et influe politique, était affirmée, proclamée, vantée connue remontant à Henri IV lui-même. Bérulle écrivait, en publiant son Traité des Énergumènes : Le droit de traiter cette question ne me sera pas dénié en cette saison de liberté, fraîchement établie en la France, pays libre s'il y en eut oncques, puisqu'un ancien (Tacite) a dit : In civitate libera, liberam esse linguam opportere. — Traité des Énergumènes, préface, page 8.

[56] Sur les mouvements profonds qui agitent le Royaume et sur la colère du Roi en présence de ces dangereuses polémiques, voir, pour le détail, le livre très nourri de M. Victor Martin : Le Gallicanisme politique et le Clergé de France, 1929, in-8°, notamment pages 234 et suivantes.

[57] Voir l'intéressant article si fortement documenté de M. Pagès : Richelieu et Marillac, deux politiques, dans Revue historique, CLXXIX, I, pages 64 et suivantes.

[58] Pagès, Richelieu et Marillac, deux politiques (Revue historique, CLXXIX, I, page 78).

[59] Victor Cousin, La jeunesse de Mazarin (d'après les archives de Turin), page 333.

[60] Pour faire sentir la complication de cette affaire, il n'est pas inutile de donner ici le texte inédit d'une lettre que le Père Chanteloube, confident de la reine Marie de Médicis et grand ennemi du cardinal de Richelieu, adressait le 8 avril 1631 à un homme du parti qui était resté en France : L'on vous envoie un chiffre duquel on ne se servira point de deçà que vous ayez fait savoir s'il est touché heureusement entre vos mains... Monsieur a envoyé d'Elbène (un des confidents de l'Altesse Royale) trouver le Roi et le cardinal de Richelieu pour conclure son accommodement à des conditions bien étranges, puisque Madame y est au hasard de devenir princesse Marguerite (c'est-à-dire d'être répudiée), Puylaurens ayant fait consentir Monsieur à trouver bon que les ecclésiastiques de France soient ceux qui connoissent du mariage pour donner tel jugement que l'on aura désiré d'eux, et puis, en conséquence de ce premier jugement, remettre le tout au Pape. Chacun déplore la condition de cette bonne princesse et blâme quant et quant la lâcheté de Puylaurens. Tous ceux de la maison de Monsieur prétendent leur retour en France, si tôt après Pâques. Puylaurens a apporté de grands soins à faire parler à tous les intéressés de la maison de Monsieur et autres, comme La Vieuville, d'Aubazine, mais surtout a-t-il fait demander et demande lui-même les griefs et prétentions des seigneurs les plus mutinés et qui hautement avaient 'publié leur ressentiment contre lui, aux uns promettant grandes pensions, aux autres décharges et emplois, et ainsi tâche de dissiper les terreurs qu'ils avoient conçues de ces mécontentements.

La Reine n'a pu rassurer l'esprit du cardinal qui, ayant outragé sa maîtresse et bienfaitrice au point que chacun le sait, ne croit mériter qu'un juste châtiment de Dieu et non attendre le pardon que cette grande et bonne, princesse lui accordoit. Le remords de sa conscience lui a fait appréhender le retour de la Reine auprès du Roi. Ce qui a paru par le refus qu'il a fait de donner un passeport au Père Suffran (Suffren) qui mieux qu'un autre, pouvoit assurer le Roi de la sincérité des intentions de la Reine sa mère, et lui guérir l'esprit des fausses impressions qu'on lui avoit données d'elle. Le traitement qu'elle a reçu dans son dessein d'accomodement lui fait entièrement perdre la volonté d'y plus penser. Écrit le 8 avril 1634. (Original. Archives de M. G. Hanotaux.)

[61] Archives de M. Hanotaux. La pièce publiée par Avenel sous la même date, est une leçon différente de celle-ci.

[62] A. Leman, Urbain VIII et la Rivalité citant la lettre de Mazarin adressée au Pape.

[63] Les affaires qui sont aujourd'hui entre les maisons de France et d'Autriche, 1648, à la Sphère, page 336.

[64] Sur les grandes affaires des préséances qui ne s'achevèrent que par la succession d'Espagne, voir : Raisons et causes de préséance entre la France et l'Espagne, présentées par Vignier, de Bar-sur-Seine, dès l'an 1589. Dédié à Sa Majesté, Paris, Olivier de Varennes, 1608, in-12°.

[65] Recueil de lettres nouvelles dédié à Monseigneur le Cardinal de Richelieu, Lettres de Monsieur de Balzac, page 324. Chez Toussaint Quinet, au Palais, in-8°. Le privilège signé Cowart, 24 novembre 1633.

[66] Leman, Urbain VIII et la Rivalité, pages 311, 388 et suivantes.

[67] Voir les instructions aux nonces et les brefs du Pape cités notamment dans Leman, page 299, etc., et ceux qui font partie de la communication pontificale récente. Tout le monde autour du comte de Noailles, ambassadeur du Roi, ne partageait pas le sentiment que le Pape était favorable à la France. Le poète Maynard, secrétaire particulier de l'ambassadeur, dont l'esprit caustique est d'ailleurs connu, écrivait à son ami Flotte : Je ne puis rien vous dire sinon que nous avons un Pape de qui l'âme est tout à fait espagnole, témoin deux brefs qu'il a envoyés au duc de J'arme où se voit qu'il est fâché que ce prince se soit mis dans nos intérêts. Sa Sainteté pourroit changer ce langage-là après la prise de Valence, que nous estimons infaillible. Si Louis XIII pouvoit devenir duc de Milan, je vous assure qu'il seroit maitre du Pape et (le tout le Sacré Collège ; une armée de vingt mille hommes, bien payée, un général vaillant et fidèle, avec six mois de temps, achèveront cet ouvrage. C'eût été la manière forte. Il ne semble pas que le roi de France eût gagné à tenter l'aventure. Richelieu ne fut-il pas sage de ne pas le lui conseiller ? Notice sur Maynard par Gaston Garrinon, Œuvres poétiques, édition Lemerre, tome I, page XIX.

[68] L'Empereur, d'autre part, aurait été amené à laisser à la France Pignerol et Moyenvic ; mais une telle concession n'avait jamais été faite par l'Espagne. Leman, op. cit., p. 428.

[69] Leman, op. cit., page 461. Il existe une preuve très frappante des dispositions conciliantes non seulement des diplomates royaux, mais des Français qui les entouraient au cours de la négociation, comparées à la hauteur des Espagnols. On la trouve dans cette lettre qu'un certain Brassit, secrétaire de la légation de France en Hollande, écrivait le 14 août 1650 de La Haye : Je n'ai pas laissé de soutenir, comme je le crois encore certainement, que c'est un effet de la mauvaise intention de ceux qui voudroient voir les deux Couronnes dans un perpétuel conflit, en altérant entre eux les ministres qui pourroient rendre de bons offices. Il faut espérer de la grâce de Dieu qu'il touchera les cœurs de ceux qu'il reconnaîtra répugner à ce bon œuvre de la tranquillité publique, etc. (Archives de M. Gabriel Hanotaux.)

[70] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome V, pages 604 et suivantes. — Pour la suite des négociations engagées sous les auspices du Pape, voir le Père Bougeant, Histoire du traité de Westphalie, édition 1751, in-4°, tome I, page 30.

[71] Voir en particulier Fra Paolo Sarpi, Histoire du Concile de Trente, édition Blaeu, Amsterdam, in-4°, 1713, page 504.

[72] Lettres, tome II, page 4.

[73] Testament politique, édition Foncemagne, 1764, in-8°, page 166.

[74] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome V, page 282, et pages 334-335.

[75] Une copie manuscrite de cette relation est dans les archives de M. G. Hanotaux. Elle a été publiée, d'après le manuscrit du Musée Correr, par Barozzi et Berchet, dans Relazioni-Italia, tome III, page 136. Edition Venise, 1879, in-8°.

[76] Le poète Maynard, dans une de ces lettres familières, écrit de Rome : Le Pape se porte bien et les vieux cardinaux sont malades, depuis qu'ils le voient monter à cheval avec la disposition d'un jeune homme qui voltige sur un cheval de bois. Œuvres poétiques de Maynard, édit. Lemerre, tome I, page XVII.

[77] Voir Dufour.

[78] Dès le premier jour Richelieu eut le sentiment des hautes qualités du futur Pape et des avantages qui en résulteraient pour la Chrétienté et pour la France. En septembre 1623, il écrivait au cardinal de Savoie pour le féliciter d'avoir contribué à l'élection de Barberini, le Pape Urbain VIII : Le Roi en a reçu un contentement extrême, celui de la Reine sa mère n'a pas été moindre... Pour mon particulier, je me persuade que par sa prudence il tempèrera les affaires d'Italie au point auquel le souhaitent tous les gens de bien... etc. Bibl. Nationale, Fonds français, Nouv. acq. n° 5131.

[79] Lettres, page 11.

[80] Lettres de saint François de Sales adressées à des gens du monde. Édition Techener, 1865, page 94. Voir aussi, du même, Traité de l'amour de Dieu, chez Sébastien Huré, 1630, in-12°, in principio.

[81] Sur les relations de Richelieu avec les moines, voir un bon passage dans Deloche, La Maison du Cardinal de Richelieu, page 147, voir aussi, sur les services que lui rendaient les prêtres en général, le même ouvrage, page 78. Richelieu protège énergiquement les moines, en 1633, contre l'évêque de Bellay. Voir les lettres imprimées échangées à cette occasion dans le volume des Affaires étrangères, France, tome LX, folios 132 et suivants. Il n'est pas sans intérêt de signaler une lettre de Laffemas, alors intendant à Troyes, sur l'activité des moines dans la politique extérieure, citée par Deloche, page 146. En particulier sur le Père Joseph, il est à peine nécessaire de renvoyer à la lecture de Gustave Fagniez et du Père Dedouvres. Celui-ci a mis en lumière l'admirable génie initiateur et chrétien du champion de la croisade, du fondateur des Missions, du directeur des Calvairiennes, etc. Il est à noter, pour préciser les relations entre Richelieu et le Père Joseph, que ce dernier apparaît comme un homme dévoué à la politique espagnole de Marie de Médicis jusqu'en 1624 (Voir Fagniez, tome I, pages 188 et suivantes). Mais dès que Richelieu recourt à lui, il est prêt, et il part (page 195). D'où l'observation si juste du nonce Spada : Ce religieux subit l'influence du cardinal, plus qu'il ne se soumet à la sienne.

[82] Abbé Dedouvres, Le Père Joseph de Paris, Capucin. L'Éminence grise. Préface par Gabriel Hanotaux, tome I, page 9.

[83] Testament Politique de Richelieu : Quelle doit être la probité du Conseiller d'État. Édition Foncemagne, page 275.

[84] Cité par l'abbé Bremond d'après Le modèle d'un grand Évêque en la personne de feu M. Étienne de Villazel dans les diverses œuvres, de M. J.-B. Noulleau.

[85] Page 352 et suivantes.

[86] Archives du Vatican, Epistolœ ad Principes, N° 37.

[87] Voir Auguste Leman (Recueil des instructions, etc.) l'instruction au nonce Spada et la notice, page 13.

[88] Bibliothèque Nationale. Fonds Ashburnham. Nouvelles acquisitions. N. 5.131.

[89] Voir Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu, tome I, page 214.

[90] Voir Mémoires du Cardinal de Richelieu, édition Petitot, tome VI, page 772.