HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LES CINQ DERNIÈRES ANNÉES (suite)

CHAPITRE SIXIÈME. — SUR LA FRONTIÈRE DES PYRÉNÉES.

 

 

Depuis six mois, les regards du cardinal, qui se portaient tour à tour sur tous les théâtres de guerre, s'étaient arrêtés plus d'une fois sur la frontière des Pyrénées. Qu'avait tenté durant cette campagne, le vaincu de Fontarabie ? Le 27 avril 1639, Richelieu, dans une de ses lettres, passant en revue les autres commandants d'armées, avait essayé de stimuler son amour-propre, il lui avait écrit : Monsieur le Grand Maître de l'artillerie entrera dans quatre jours dans le pays ennemi. L'armée de M. de Feuquières est en état de voir ce que les ennemis feront pour se conduire ainsi que l'occasion le requerra. Nous garderons M. de Châtillon pour l'arrière-saison. M. le Comte d'Harcourt est parti pour l'armée navale du Levant. J'envoie le marquis de Brézé pour commander les galères cette année. M. de Weimar est plus satisfait de la France que jamais, et plus ardent à bien faire. Les Hollandais seront en campagne le dixième du mois de mai. Bannier fait des merveilles en Allemagne. Voilà au vrai ce que je sais des affaires. Reste à vous à agir maintenant selon que vous l'estimerez plus à propos. En ce cas, vous aurez MM. d'Halluin, d'Arpajon, Argencourt qui m'a promis de faire des merveilles, Lecques et Espenan, si vous voulez, pour agir sous vous, MM. de Gramont et d'Alluye suffisant, avec quatre mille hommes et quatre à cinq cents chevaux, pour garder la frontière de leur côté. Tout est remis à votre jugement et je vous, assure que je ferai ce que je dois pour faire valoir votre zèle, votre affection, et vos services. Surtout je vous conjure, autant que je le puis, de gagner du temps et de croire qu'en matière d'entreprises la diligence et le secret sont l'âme des bons succès[1].

Douze jours plus tard, le cardinal ne cache pas son impatience à Monsieur le Prince : Ce gentilhomme que bien connaissez, écrit-il le 9 mai, vous témoignera l'étonnement auquel il m'a vu de ce que M. d'Halluin (le maréchal de Schomberg) m'a mandé n'avoir eu ordre de se tenir prêt pour entrer dans le pays ennemi qu'au premier juin. Je vous assure qu'un tel ordre est si contraire aux intentions du Roi et à l'avantage de son service, que je ne sais comme on a pu prendre cette résolution. S'il vous eût plu croire vos amis, vous eussiez été bien plus tôt en état de rappeler les malheurs passés, et correspondre à l'attente qu'on doit avoir de vous cette année, telles longueurs donnent tant de temps aux ennemis de se préparer, que, si on les avertissoit de ce que l'on veut faire, ils n'auroient pas plus de commodité de se disposer à rendre nos entreprises vaines[2].

Schomberg n'a pas craint d'excuser ses propres lenteurs en accusant celles de Monsieur le Prince. Fort prodigue, il ne peut souffrir ce Condé si avare qui jette un regard de convoitise sur son riche gouvernement de Languedoc. Il est, d'ailleurs, fort capable de griveler sur les gens de guerre, pour subvenir à ses énormes besoins d'argent. Richelieu le sait et, à la suite d'une revue passée par Monsieur le Prince, il adresse au griveleur Schomberg ces lignes cinglantes : Votre régiment de Languedoc, qui devroit avoir, à mon avis, deux mille hommes complets, n'en a que douze cents et encore en partie de milice. Votre compagnie de gendarmes n'a que cinquante mestres au lieu de cent vingt payés. Ces deux articles font croire au vulgaire, ou que vous avez moins de crédit que vous n'avez prétendu dans votre gouvernement, ou que ceux qui prétendent que vous savez où va cet argent sont bien renseignés[3].

Les plaintes continuelles de Richelieu n'en ont pas moins porté. Le 19 juin, le cardinal mande à l'un de ses agents : Le Roi a été étonné de savoir que ses armes qui eussent été prêtes, si on eût voulu entrer dans le pays des ennemis à la mi-mai n'y soient pas entrées, ni au premier juin, ni au troisième, ni au sixième, qui sont les trois termes qu'on avoit pris, qu'il m'a commandé d'avoir un soin particulier de savoir qui sont ceux qui avancent ou retardent ses entreprises. Puisqu'on porte toutes les forces de Sa Majesté de ces quartiers-là dans le Roussillon, il faut, à mon avis, avoir deux fins devant les yeux : l'une de prendre avec des brigades de l'armée, la redoute de Saint-Ange, Salces et Opoul, s'il se peut, comme on l'a proposé ; l'autre de combattre, avec le principal corps de l'armée, les forces des ennemis, qui sont faibles en ces quartiers-là, auparavant qu'elles se puissent rassembler. Je m'assure que Monsieur le Prince fera quelque chose digne del lui et que M. d'Halluin (Schomberg) y fera ce qui sera de son pouvoir[4]. L'impatience du cardinal fut vite apaisée. Le 24 juin 1639, il avait la satisfaction d'écrire à l'archevêque de Bordeaux : Monsieur le Prince est dans le Roussillon avec les forces du Roi que vous savez. Son entrée a été fort heureuse, ayant en trois jours emporté Opoul, qui est la meilleure place du Roussillon après Perpignan, le fort de Saint-Ange, qui fermoit le passage entre la mer et l'étang Claira et Rivesaltes, qui tient le passage de la rivière d'Égly et (il) est maintenant attaché au siège de Salces[5].

 

La flotte du Ponant.

C'est d'Abbeville, où il se tenait à bonne portée des tranchées d'Hesdin, — que le cardinal donnait ces détails à M. de Sourdis. L'armée du Ponant, que l'archevêque de Bordeaux commandait en ce début de l'été 1639, comptait quarante vaisseaux de guerre, vingt et un brûlots et douze flûtes, chargées d'artifice et d'infanterie pour les descentes. Ayant quitté, le 18 mai, la rade de Saint-Martin-de-Ré, elle avait été retenue à Belle-Île jusqu'au 1er juin par un sud-ouest contraire à sa route et elle était arrivée, le 8, en vue de La Corogne. Le cardinal ne s'était pas trompé, lorsque, le 1er mai, il avait donné cet avis à Sourdis : L'Espagne est en grand étonnement de votre armement, toute la côte est en une terrible crainte[6]. Trente-cinq vaisseaux de guerre espagnols, qui mouillaient devant la baie de La Corogne, ne se hasardèrent point à attendre la frotte du Roi. Ils se réfugièrent dans la baie, qui était défendue par trois puissants forts et soixante pièces de canon, sans compter six cents mousquetaires, que l'on espérait pouvoir envoyer en Flandre par mer. Puis l'entrée fut fermée par une estacade de barques, bateaux et pièces de bois fortement liés, laquelle était flanquée du canon des forts et gardée par six frégates de Dunkerque, plusieurs pinasses et doubles chaloupes, armées et soutenues de quelques-uns des plus grands vaisseaux. Il fallut se contenter d'une simple escarmouche. Impossible de forcer les Espagnols chez eux. Impossible de piquer d'honneur l'amiral, à qui M. de Sourdis avoit envoyé une lettre par un vaisseau anglais, pensant l'obliger au combat, s'il sortait en mer. L'on tenta quelque descente, mais l'on apprit que don Antonio de Oquendo était posté sur la rivière de Suaso, avec vingt-cinq vaisseaux de guerre. Sourdis dut se résigner à rebrousser chemin, tout en longeant et en incommodant la côte d'Espagne, pour contraindre les ennemis à venir la défendre. Rien ne put les tirer de leurs ports. Lorsque la flotte revint à Belle-Ile le 28 juin, elle ait essuyé une si furieuse tempête, que presque tous les bâtiments se trouvaient démâtés et que, durant près de quarante jours, aucun d'eux, selon le mot de Sourdis, ne put mettre le nez dehors[7].

Le même Sourdis fit demander au cardinal par M. du Ménillet s'il devrait appuyer, avec sa flotte remise en état, un nouveau siège de Fontarabie. Richelieu répondit que l'absence de Monsieur le Prince ne permettait pas d'‘entreprendre ce siège cette année.  S'emparer de Guetaria ? Ce n'est pas un fort digne emploi pour les forces navales du Roi, vu que la suite n'en sauroit être avantageuse. Enlever Santander ? On ne voit pas, expliquait le cardinal, que la prise de Santander puisse avoir autre fin que le pillage de la ville, tous ceux qui en ont parlé ayant toujours rapporté qu'ils en estimoient la garde impossible à cause des montagnes qui la commandent. Attaquer La Corogne ? Si pour rompre l'estacade, disait Richelieu, et tâcher de brûler les vaisseaux ennemis, il faut hasarder l'armée du Roi sans grande espérance de succès, il n'y faut point penser, vu que si la France avoit perdu les vaisseaux qu'elle a présentement, elle n'en sauroit retrouver autant dans dix ans. Mais on peut tenter toutes sortes de moyens. Je crois qu'il seroit bon de faire cinq ou six brûlots de chaloupes, afin que, n'étant pas plus hauts que les petits vaisseaux qui portent l'estacade, ils puissent aisément les brûler. Il me souvient qu'à La Rochelle, jamais Targon ne put faire une estacade de bois qui sût résister à l'effort d'un vaisseau... Si ce dessein est impossible, on estime que l'armée du Roi peut demeurer à l'ancre devant La Corogne et empêcher, tout le reste de cet été, que les vaisseaux qui sont dans ce port et les gens de guerre n'en sortent, ce qui n'apportera pas peu d'incommodités aux ennemis, qui s'affameront dans ce lieu peu fertile et qui conséquemment y éviteront difficilement de grandes maladies, et peut-être que, dans cette attente, il se présentera quelque occasion de faire quelque chose de bon qu'on ne sauroit prévoir[8].

La flotte quitta la rade de Belle-11e les 6 et 7 août, en résolution d'aller pour la seconde fois à La Corogne sonder la résolution et le courage des ennemis. Mais en mer on apprend qu'il y a, dans la rade de Saint-Oigne, près de Laredo en Biscaye, neuf galions d'Espagne tout prêts à mettre à la voile. Le 13 août, la flotte est en vue de Saint-Oigne. Malheureusement des neuf galions, il ne reste que l'Amiral de Galice qui jauge plus de Mille tonneaux et un navire de huit cents tonnes. Ils sont là-bas dans un amas de sable, protégés par le fort de Saint-Oigne, que garnissent des batteries et que défendent deux mille hommes bien retranchés, sous les ordres de Juan Reion de Silva. On va les attaquer, voici l'infanterie mise à terre avec force chaloupes, voici les bataillons formés sur le sable avec une incroyable diligence, tant par M. de Sourdis que par le comte de Tonnerre, maréchal de camp. Quatre bataillons ennemis ont fait mine de vouloir disputer la descente. Ils ne tiennent pas devant des gens qu'ils voient venir si gaillardement droit à eux. Ils fuient. Mais rien n'arrête la poursuite. Tout le monde a voulu être de l'affaire, même les abbés de Gaucourt et de Chezelles, qui, dispensés de toute rencontre par leur profession, ont cru, raconte l'archevêque de Bordeaux, que, puisque le général étoit ecclésiastique, ceux qui ont ennui de l'être, y pouvoient aller. La ville même de Laredo, si l'on en croit un récit du temps, quoique fermée de murs et défendue par trois redoutes faites sur des éminences pleines d'artillerie qui en rendoient les avenues très difficiles, fut emportée de vive force par trois endroits en moins d'une demi-heure, bien que don Juan de Silva eût écrit à son maître, peu auparavant, qu'il ne craignoit point en ce lieu les forces du Roi, et qu'il eût reçu les remerciements du roi d'Espagne par une lettre qu'on a trouvée dans ses papiers.

Les fortifications furent démolies, la ville et le bourg de Saint-Oigne pillés, les Espagnols incendièrent le petit galion, mais ils ne purent empêcher l'Amiral de Galice de tomber au pouvoir des troupes du Roi, qui l'emmenèrent ainsi que cent cinquante pièces de canon[9]. Le 29 août, Richelieu, en route pour Grenoble, mandait au vainqueur : Quant à ce qui a été pris de galions, tous les canons, munitions de guerre et agrès, en un mot ce que vous jugerez nécessaire au Roi étant réservé, vous pourrez faire partager le reste entre tous ceux qui doivent y avoir part, ce que j'estime très raisonnable[10]. Le 4 octobre, il ajoutait : Je vous accorde bien volontiers le canon qui est rompu et que vous demandez pour grossir une des cloches de votre église de Bordeaux[11]. Car la saison était trop avancée, pour que l'on pût songer encore à La Corogne et, d'ailleurs, il y avait longtemps que don Antonio de Oquendo était passé avec ses vaisseaux dans la Manche.

II fut attaqué le 18 septembre et le 21 octobre par Martin Tromp, amiral des Provinces-Unies. Le roi d'Angleterre, lisons-nous dans l'Histoire du Père Griffet, avait aussi envoyé une flotte dans la Manche pour garder ses côtes. On dit que les Anglais pour montrer qu'ils observaient une stricte neutralité tirèrent sur les deux flottes[12]. Ce fut don Antonio qui fut battu. Il vit brûler ou couler la plupart de ses vaisseaux et ne put que se réfugier dans le port de Dunkerque avec les sept qui lui restaient, débris d'une flotte qui était composée de soixante-dix voiles et portait dix mille hommes de débarquement.

 

Les déceptions de Monsieur le Prince.

Tandis que Philippe IV éprouvait ces revers sur l'Océan et dans la Manche, Monsieur le Prince ne demeurait pas inactif en Roussillon. Le château de Salces, qu'il assiégeait vers la. fin du mois de juin 1639, dressait sa masse de pierres rougeâtres sur la frontière d'Espagne, à une lieue au sud d'Opoul, à quatre au nord de Perpignan. Le bourg était séparé du château par une esplanade. Henri de Campion, qui servait dans l'armée de Monsieur le Prince, décrit ainsi la forteresse : Elle est bâtie dans la plaine du Roussillon, hors de la portée du canon des montagnes. Ses murailles ont trente-six pieds d'épaisseur et les parapets seize, de sorte qu'ils sont à l'épreuve du canon. Il y a, aux quatre coins, quatre tours de la même épaisseur et un donjon ou réduit entre deux de ces tours, le tout contreminé quasi partout. Le fossé, des plus larges et des plus profonds, est sec et revêtu de briques ; il y a une excellente contrescarpe. Enfin pour une place sans nulle fortification de terre, je la tiens la meilleure de l’Europe[13].

Le 19 juillet 1639, on était au quarantième jour d'un siège où la tranchée avait été exécutée avec des précautions infinies. Le prince de Condé, nous dit Henri de Campion, ne manquait point de venir deux fois par semaine la visiter. On ne Crut point le désobliger de la rendre la moins périlleuse possible. Les Espagnols avaient été chassés du fossé et la mine que l'on avait creusée dans une muraille si dure, si bien liée et si épaisse, se trouvoit chargée et prête à jouer en présence du prince de Condé, qui s'y étoit rendu... Nous étions, un peu reculés pour être à couvert des effets du feu de la mine : elle fit un trou à fleur de terre, à passer trois hommes de front, remplissant toute la cour du château de fumée et de ruines, aussi bien que le fossé. Tréville, notre major — Pierre-Arnaud de Peyre, sieur de Tréville, cousin du capitaine lieutenant de mousquetaires immortalisé par Alexandre Dumas —, Tréville, qui s'étoit trouvé en quantité de pareilles occasions, où il avoit toujours emporté un principal honneur, ne témoignant jamais tant de gaieté que quand il étoit dans le péril, se trouva ce jour-là moins délibéré qu'à l'ordinaire. Il avoit employé une partie de la nuit à se confesser et à faire son testament, ce qui ne lui étoit jamais arrivé, il s'était armé d'une cuirasse à l'épreuve, ce qu'il n'avait jamais fait, et parla à tout le monde, comme un homme qui dit le dernier adieu. Il ne laissa pas, sitôt que la mine eut joué, de venir où j'étois, et marcha avec les autres jusque dans le fossé, où voyant que les deux sergents qui étoient devant nous ne passoient point au-delà de la brèche à cause des décharges que les ennemis y faisoient, il s'avança l'épée d'une main et sa canne de l'autre... Nous le suivîmes, Labadie et moi avec nos piques, et trouvâmes un des sergents avec l'épaule cassée auprès de plusieurs soldats morts et que la peur empêchoit l'autre d'avancer. Tréville le poussa de sa canne en le maltraitant de paroles, et sans marchander, passa hardiment la brèche, comme je fis aussi, suivi des plus résolus de nos soldats. Un capitaine des ennemis qui en gardoit l'entrée avec beaucoup d'hommes, vint fort brusquement à moi. Mais ayant été renversé mort avec les plus déterminés des siens, le reste lâcha le pied au travers de la cour du château. Nous les poussâmes vigoureusement, mais, en traversant la cour, ceux du donjon firent une décharge, dont une mousquetade donna sous le bras droit de 'lie-ville qu'il avoit levé, et passant entre le devant et le derrière de la cuirasse, l'étendit mort sur le pavé, sans qu'il dît autre chose sinon : Donnez ! ce que nous fîmes si bien qu'ayant poussé les ennemis jusqu'au fond de la cour, l'on en tua une partie, tandis que l'autre se jetait dans le donjon. Le Breuil et d'Alvimar, bien accompagnés d'officiers et de soldats tant de notre régiment que, des autres, nous joignirent, tandis que d'Espagnelle et le vicomte d'Arpajon se saisirent des tours qui étoient au-dessus de la brèche. Nous en fîmes de même de celles qui se trouvoient de l'autre côté de la cour, où ceux qui se montroient étoient tués ou blessés par le feu du donjon[14]. Quelques instants plus tard, un drapeau blanc flotta sur le donjon, la forteresse capitulait. Monsieur le Prince écrivit au Roi : Votre Majesté verra la capitulation que j'ai faite à ceux du donjon, étant moi-même dans le château. MM. d'Arpajon d'Espenan et d'Argencourt ont fait des merveilles[15].

La joie de Richelieu ne paraît pas avoir égalé celle de Condé. Le 24 juillet, le cardinal mandait à La Meilleraye : Enfin Salces a été, par la grâce de Dieu, emportée par assaut. Le gouverneur a voulu mourir sur la brèche et a réussi â son dessein. Tout ce qui s'est trouvé non retiré dans le dernier donjon a été passé au fil de l'épée[16]. En réalité le gouverneur Michel Lauranso Brano avait mieux aimé se rendre que de mourir et de même que ses officiers, il étoit Prisonnier de guerre. Condé le remplaça par M. d'Espenan. Vers la fin du mois d'août, M. du Plessis-Besançon présenta à la Cour un mémoire, sur lequel il demandoit de la part de Monsieur le Prince, les réponses qu'il plairoit au Roi de lui donner. Il désirait savoir si M. d'Espenan demeureroit à Salces et avec quelles troupes ou s'il agiroit dans l'armée le reste de la campagne (article 6) Richelieu dicta cette réponse, qui fut inscrite en marge : On croit que M. d'Espenan doit laisser un bon lieutenant dans Salces, avec toutes choses nécessaires à la conservation de la place et qu'il doit agir dans l'armée le reste de la campagne. L'article 8 montrait que l'ardeur de Monsieur le Prince ne montait pas à la hauteur de celle de M. le Cardinal. Condé demandait si, après avoir mis en train vers le sud-ouest l'expédition de la vallée de Conflent, il pourroit venir faire un tour à la Cour, afin d'en solliciter lui-même et remporter les pièces nécessaires pour l'établissement et subsistance des troupes durant l'hiver. Mais la voix inexorable de Richelieu dictait au secrétaire Cherré : Cette proposition est la meilleure qu'on puisse faire pour empêcher l'exécution des desseins qu'on propose. Monsieur le Prince ne doit penser à venir à la Cour que cet hiver, après avoir établi toutes ses troupes en quartier d'hiver, ce qu'il est prié de faire le plus qu'il se pourra à la décharge des sujets du Roi, établissant le plus grand nombre qu'il pourra de nos garnisons dans le pays ennemi. L'article 10 du mémoire est peut-être celui qui déplut davantage au cardinal : Si l'intention de la Cour, disait cet article, étoit de n'agir dorénavant en Roussillon que par diversion seulement, Monsieur le Prince estime que le soin de cette entreprise peut être commis à un autre ; mais si l'on veut la continuer puissamment, il s'y offre, non que son âge (cinquante et un ans) et ses incommodités (dont l'une était la gravelle) lui puissent permettre de demeurer ordinairement dans le camp, mais à telle distance qu'il s'y rendra toujours à toutes les occasions nécessaires et capitales. La fermeté de la réponse n'exclut pas l'ironie : En vain auroit-on commencé l'affaire de Roussillon, déclare Son Éminence, si on ne faisoit état de la poursuivre avec la même chaleur qu'elle a été commencée et partant, puisque Monsieur le Prince en veut prendre le soin, c'est à lui de projeter les desseins dès cette heure pour l'année qui vient et de les conduire si secrètement que les ennemis n'en puissent avoir le vent par quelque voie que ce puisse être[17].

 Condé était retourné à Narbonne, tandis que Schomberg opérait dans la vallée de la Têt. Le maréchal avait occupé Ille et Canet : la première de ces bourgades au pied des montagnes, la seconde non loin de la mer. II voyait avec dépit ses miliciens regagner leurs villages la conscience en paix, persuadés qu'ils ne devaient pas plus long service : L'infanterie s'en va, écrivait-il à Condé, le 8 août, et de la cavalerie les chevaux dépérissent à la grande joie de cette canaille. Sous la chaleur accablante de l'été, la fièvre le minait ainsi que MM. d'Arpajon et d'Espenan. L'infanterie s'en allait, mais une puissante armée ennemie arrivait. Laissant Espenan à Salces, dont il grossissait la garnison de trois régiments, le maréchal réussit, après maintes escarmouches, à atteindre Sigean sur la route de Narbonne. Derrière lui, le cercle des ennemis se ferma, le 20 septembre, autour de Salces[18]. Condé résolut de débloquer la place. Il rassembla dix-huit mille hommes et quatre mille chevaux : on ne voyait que gentilshommes accourant avec des recrues ; l'archevêque de Narbonne, les évêques d'Albi, de Mende, de Montpellier, de Nîmes et de Viviers s'empressaient à la tête des contingents de leurs diocèses : Vos lettres, mandait le cardinal à Monsieur le Prince le 6 octobre, m'ont extrêmement réjoui en représentant le bon état du siège de Salces et la confiance que vous avez que les ennemis seront défaits ou réduits à s'enfuir[19]. Mais le 2 novembre, ni les efforts de Condé, ni la bravoure du duc de Saint-Simon, chargeant audacieusement avec vingt-cinq maîtres, ne réussirent à chasser l'armée espagnole qui assiégeait Salces sous les ordres du marquis Spinola, fils du fameux preneur de villes. Six jours plus tard, avant même de connaître la nouvelle déroute de Monsieur le Prince, Louis XIII était fort pessimiste. Il mandait à Richelieu : Je vous envoie les lettres de Salpes que vous m'avez envoyées par Minard ; je suis toujours dans mon ancienne opinion qui est que j'ai bien peur que cette affaire ne réussisse pas à notre contentement. Tant plus je vas en avant et tant plus je m'y confirme. Je vois le déchet des troupes et la froideur avec laquelle écrit Monsieur le Prince[20]. Lorsque la nouvelle de la défaite fut arrivée à la Gour, le cardinal ne cacha point son mécontentement au vaincu : J'ai différé longtemps à ouïr le sieur de Bogies (qui était auprès de Condé le 2 novembre), parce que j'estimois que c'était chose inutile ensuite de ce qui s'est passé, et que sa relation ne feroit que renouveler ma douleur. Mais Madame votre femme m'ayant fait connaître qu'il importait pour votre satisfaction que je l'écoutasse, je l'ai fait et appris par lui beaucoup de malheurs. Je n'accuse la conduite de personne, mais, en vérité, les affaires de la guerre requièrent une grande diligence, et donner le temps aux ennemis, c'est leur donner le moyen de venir à leurs fins[21].

Monsieur le Prince crut prudent de se justifier auprès de Chavigny : J'espérois, lui écrit-il le 27 novembre, de recevoir des remerciements de mes soins et de la consolation de mon déplaisir et non pas de me voir chargé des plus noires calomnies dont on ait jamais usé envers personne... Je pensois aussi que l'on me sauroit gré de Leucate, que j'ai conservée à la France. Dieu soit loué de tout ! Je ne me puis tenir de vous dire qu'encore que les orages m'aient empêché de secourir Salces, je croyois être parfaitement bien en l'esprit de M. le Cardinal, j'ai eu prospérité cinq mois en toutes choses, j'ai pris Salces en cinq semaines et ai été en personne à l'assaut. Cette même place tient depuis trois moisi et a défait une armée de trente mille hommes, qui devroit être en Italie. Il me reste de mes conquêtes Opoul et Tautavel. J'ai été par tous périls, j'ai exposé ma personne à tout, mes troupes ; les plus belles de France ont bien servi, le régiment de mon fils est dans Salces, j'ai fait deux armées pour la secourir, eh ! bien cela n'a pas réussi, méritai-je disgrâce ou louange ? Obligez-moi de dire ceci à M. le Cardinal ou à Monsieur votre père[22].

Ce que Monsieur le Prince appelait avoir conservé Leucate à la France, c'était d'en avoir ôté le gouverneur Henri de Barri, sieur de Saint-Aunnez. Ce gouverneur était le fils de M. de Barri, défenseur héroïque de Leucate l'année précédente, un fils extravagant et fort dangereux, dont l'état mental se ressentait d'une mousquetade reçue lors du combat de Leucate[23]. Il trafiquait avec l'ennemi, livrait à Spinola, sur l'étang de Salces, qui communiquait avec la mer, les barques destinées à ravitailler Espenan et sa garnison. De Grenoble le 1er octobre 1639, le cardinal lui avait écrit : La mauvaise intelligence en laquelle j'ai appris que, vous étiez avec Monsieur le Prince fait que, vous aimant comme je fais, je vous conseille de l'aller trouver étant très assuré que vous n'en recevrez point de mauvais traitement. J'estime qu'ensuite vous devez venir trouver le Roi à Lyon, où je ferai valoir votre innocence, comme vous le pouvez désirer d'une personne qui est, Monsieur, affectionnée à vous rendre service.

Cette lettre était suivie de ce post-scriptum : Venant trouver le Roi, vous devez prier M. de Barri, votre père, de demeurer dans Leucate[24]. Recommandation inutile, car il ne semble pas que M. de Saint-Aunnez soit allé se justifier auprès du Roi et du cardinal, Monsieur le Prince affectait d'être fier de la manière dont il l'avait mis à la raison : L'affaire de Leucate a réussi, expliquait-il à Chavigny le 4 novembre, car j'ai si bien tout ajusté qu'a la vue de Leucate, approchant l'armée, j'ai arrêté Saint-Aunnez. Il promet rendre la place demain. S'il ne le fait, elle sera sur-le-champ investie et lui conduit à Montpellier selon les ordres du Roi. S'il ne la rend pas, je crois qu'il lui faut couper le cou à la vue de la place. Il n'y a que deux coquins dedans et quelque cent hommes, mais ils sont proches des ennemis et notre armée en mauvais ordre. J'espère que tout ira bien. C'étoit un coup nécessaire. Au moins ai-je bien gardé le secret[25].

Saint-Aunnez remit la place à M. de La Houdinière et M. de Sérignan y entra à la tête de cinq cents hommes. Il avait été convenu que M. de Barri recevrait une récompense, mais ce père cornélien ne voulut point l'accepter : J'aurois, écrivit-il au cardinal, plutôt passé l'épée dans le corps de mon fils que de le voir manquer au service du Roi, ma famille ayant gardé Leucate pendant soixante-quatre ans sans reproche au service de trois rois de France[26]. Nobles paroles qui n'empêchèrent pas Saint-Aunnez d'aller sous les murs de Salces, s'attacher à la personne de Spinola et prêter, quelques mois plus tard, serment de fidélité à Philippe IV. Cependant le cardinal ne renonçait pas à sauver la forteresse de Salces. Avec quelle chaleur il presse Condé le 1er décembre 1639 : Ayant vu la lettre que M. d'Espenan vous a envoyée, par laquelle il mande qu'il peut encore tenir plus d'un mois, j'ai cru qu'il n'y a rien qu'il ne faille faire pour le secourir. J'écris à M. de Coislin pour prendre part à la fête. J'écris à M. le Maréchal de Schomberg comme il faut sur ce sujet, je vous conjure de rassembler tout ce que vous pourrez de troupes et quand il n'y auroit que six, sept ou huit mille hommes et deux mille chevaux, les ennemis étant affaiblis et abattus comme ils sont, c'est plus qu'il ne faut pour tenter un secours contre une armée presque ruinée. Il sera de votre prudence de voir si vous y devez aller ou si, ayant ramassé les troupes qui se pourront vous devez laisser faire M. de Schomberg avec les autres chefs de l'armée, vous contentant d'être à Narbonne pour faire fournir tout ce dont on aura besoin. Cette occasion est pour la France, pour votre réputation et pour la satisfaction de vos amis, elle peut réparer tous vos malheurs passés et vous remettre au plus haut degré de gloire que vous puissiez désirer[27].

Monsieur le Prince n'y fut point remis, car le 6 janvier 1640, M. d'Espenan, qui avait dû capituler, sortait de la place à la tête de ses troupes. Quelque huit jours plus tard, à Saint-Germain, Louis XIII griffonnait ce billet, qu'il fit porter à Rueil, où se trouvait Richelieu : Je n'ai point été surpris de la nouvelle de Salces, car je m'attendois à ce qui est arrivé. Cette nouvelle ne laissa pas pourtant de me donner du chagrin tout hier soir[28].

 

 

 



[1] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 801-802.

[2] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VII, pages 345-346.

[3] Voir Charles Vassal-Reig, La guerre en Roussillon sous Louis XIII, pages 96-97.

[4] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, pages 396-397.

[5] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, tome II, page 111.

[6] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, tome II, page 107.

[7] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, tome II, page 118.

[8] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, tome II, pages 112-113.

[9] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, tome II, pages 118-126 et la note pages 118-119.

[10] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, tome II, page 127.

[11] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, tome II, page 132.

[12] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, tome III, page 233.

[13] Voici ce que dit le marquis de Montglat à propos de Salces : Cette place a été bâtie par l'empereur Charles-Quint pour opposer à Leucate, que François Ier se faisoit construire du côté de la France, sur le bord du lac de Malpes. Comme Leucate, en langage du pays, vouloit dire oie, l'Empereur nomma cette ville-ci, ou plutôt cette forteresse Salces, qui signifie sauce pour manger l'oie ; et il la construisit sur l'autre bord du lac, du côté de l'Espagne (Mémoires du Marquis de Montglat, édition Petitot, tome I, page 257).

[14] Mémoires de Henri de Campion, pages 98-101.

[15] Voir Charles Vassal-Reig, La guerre en Roussillon sous Louis XIII, page 108.

[16] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 449.

[17] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, pages 483, 485, 486.

[18] Voir Duc d'Aumale, Histoire des Princes de Condé, tome III, pages 408-409.

[19] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, pages 572-573.

[20] Bibliothèque Victor Cousin.

[21] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 627.

[22] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 629 note.

[23] Voir Charles Vassal-Reig, La guerre en Roussillon sous Louis XIII, page 146.

[24] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, page 575, note.

[25] Duc d'Aumale, Histoire des Princes de Condé, tome III, pages 600-610.

[26] Voir Charles Vassal-Reig, La guerre en Roussillon sous Louis XIII, page 148.

[27] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, tome VI, pages 630-631.

[28] Archives des Affaires étrangères, Lettres de Louis XIII à Richelieu.