HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LES CINQ DERNIÈRES ANNÉES

CHAPITRE TROISIÈME. — LE SIÈGE D'HESDIN.

 

 

En ce printemps de l'année 1639, les armées du Roi se remettaient en campagne. Le cardinal s'intéressait vivement à la fortune d'un de ses parents, Charles de La Porte, marquis de La Meilleraye, grand maître de l'artillerie, que le Roi venait de placer à la tête de l'armée d'Artois. Le cardinal avait écrit au grand maître le 17 mai 1639 : Nous ne voyons de loin autre chose à faire qu'à vous donner la carte blanche ; le Roi vous laisse libre d'attaquer telle place que bon vous semblera, et nous ne pouvons juger d'ici qu'aucune autre puisse être attaquée que Saint-Omer, Arras et Hesdin ou Bapaume. Nous tenons la première plus que difficile maintenant, à cause que vous ne sauriez plus la surprendre. La dernière, qui est Bapaume, me semble de même nature à cause des eaux. Hesdin est très bien muni de gens et par conséquent meurtrier et le dessein que les ennemis désirent le plus pour garantir le dedans de leur pays. Il semble ne vous rester qu'Arras à attaquer, si ce n'est que vous aimiez mieux, du même côté d'Arras, entrer dans le pays des ennemis... Tant y a qu'il faut ou attaquer une place ou prendre un poste si avantageux qu'on ruine le pays pendant cette campagne[1].

Ce fut Hesdin que le grand maître résolut d'assiéger. Le 4 juin, Louis XIII se trouvait sous les murs de la place et il écrivait à Richelieu : Je ne saurois vous témoigner la satisfaction que j'ai de M. de La Meilleraye, lequel sert avec telle affection et capacité, qu'on n'en saunait dire assez de bien et de tous ceux qui servent sous lui. Je m'en vas tracer quelques lignes et trois redoutes... Nos gens boivent de l'eau du fossé[2]. Un fossé large de cent vingt à cent cinquante pieds, profond de vingt-cinq et rempli jusqu'au bord[3]. Tandis que le Roi témoignait cette belle ardeur, l'armée de Lorraine, commandée par le marquis de Feuquières, attaquait Thionville pour attirer sur soi Piccolomini, et ainsi l'éloigner d'Hesdin. Feuquières comptait enlever rapidement la place et s'avancer à la rencontre du général ennemi, avec un grand espoir de le battre. Dans une lettre datée de Pontoise et adressée à Chavigny le 26 mai, le cardinal avait résumé ainsi la situation : Nous sommes partis pour Abbeville ; Hesdin est assiégé, j'espère que nous eu aurons bonne issue. M. de La Meilleraye y a reçu une mousquetade, mais si favorablement, qu'ayant percé son baudrier, la balle est demeurée dans son collet de buffle. M. de Feuquières est dans le Luxembourg et je crois qu'au premier jour nous aurons des nouvelles qu'il aura commencé, ce que vous savez[4].

 

Piccolomini sera-t-il retenu par Thionville ?

Voilà notre maîtresse, elle est belle, mais elle sera un peu difficile à réduire. C'est ce que, vers le début du mois de juin 1639, Feuquières disait à Antoine Arnauld, qui servait dans son armée. Appuyé à la fenêtre d'une maison, où il avait établi son quartier, dans un village fort proche de la Moselle, en amont de Thionville, Feuquières montrait, à une portée de canon, la place sur la rive gauche de la rivière, environnée de prairies. Et comme Arnauld lui répliquait : Vous n'en aurez que plus de gloire, il rappelait le grand empressement que l'on avoit eu à le faire partir, alors qu'il n'avait que la moitié de ses troupes et manquoit de beaucoup de doses nécessaires : Mais, au moins, ajoutait le loyal soldat, ils seront contents de notre obéissance et ne se plaindront pas que la place que j'attaque ne soit pas propre à faire l'effet qu'ils souhaitent[5].

De cette fenêtre, Arnauld regardait le pont de bateaux jeté sur la Moselle par Feuquières auprès du village, le ruisseau qui coulait entre le quartier et la ville et qui, ayant des bords assez relevés et ne se trouvant guéable qu'en un ou deux endroits, servait de défense au quartier général et au parc d'artillerie. Plus loin, au quartier de M. de Saint-Pol, maréchal de camp, le terrain commençait à s'élever, puis devenait une véritable montagne au quartier de Bussy-Rabutin. Et Arnauld observait que cette montagne, couverte de bois sur la hauteur et de vignes sur son penchant vers la ville, s'étendoit à l'entour de la place et venoit finir au quartier du régiment de Navarre, laissant une petite prairie entre le pied de la montagne et la rivière. Derrière Navarre, dans un gros village, au milieu de prairies, on distinguait la cavalerie.

En voyant les lignes de circonvallation qui enserraient tous ces quartiers, Arnauld songeait : Si les ennemis nous donnent encore deux ou trois jours, elles seront en état de défense et ils penseront deux fois à les attaquer[6].

Mais le 6 juin, Feuquières apprend, par une lettre de sa femme demeurée à Verdun, que les ennemis viennent à lui. La nouvelle est d'autant plus surprenante qu'un Allemand, le colonel Streff, qui a reçu l'ordre d'envoyer des partis de son régiment pour prendre langue des ennemis, n'a soufflé mot de leur marche. Le soir de ce jour, Feuquières tient conseil avec les officiers généraux et, le lendemain, avertit tous les quartiers et se rend, dès la pointe du jour, à celui de Navarre ; il commande qu'on achève promptement un pont de chevalets que, sur son ordre, on a commencé au-dessous de la place pour avoir la communication libre avec le quartier des carabins, qui est seul, sur l'autre rive de la Moselle. Vers les sept heures du soir, raconte Antoine Arnauld, Chambord, capitaine de cavalerie, le vint avertir qu'il paraissoit quelques Cravates à la tête de notre grand-garde, au delà des bois. On envoya aussitôt ordre à toute la cavalerie de monter à cheval et de se mettre en bataille dans ce pré, qui étoit à la tête du régiment de Navarre et nous poussâmes au galop jusqu'à la garde avancée, que nous trouvâmes escarmouchant déjà avec des Cravates. En moins de rien nous vîmes paroître plusieurs escadrons, eu sorte que, ne doutant plus que ce ne Dît au moins l'avant-garde des ennemis, M. de Feuquières retourna pour mettre l'armée eu bataille, espérant bien que notre cavalerie, qu'il trouva toute au meilleur ordre du monde, soutenue du régiment de Navarre, lui en donnerait le loisir[7].

Trois jours plus tard, Richelieu, parvenu à Abbeville depuis le 2 juin, mandait à La Meilleraye : Je vous dépêche ce courrier pour vous donner avis d'une déroute qui est arrivée à M. de Feuquières par le défaut de sa cavalerie, qui a tourné le dos au lieu de combattre ; l'infanterie a fait des merveilles, mais un coup de canon qui, emportant le bras de M. de Feuquières, l'a porté par terre, a fait perdre cœur à ceux qui étoient demeurés avec lui ; la cavalerie s'est toute sauvée. Nous ne savons encore ce qu'il y a d'infanterie perdue. On dit que Navarre a fait des merveilles. Vous ferez passer cet accident dans l'armée le plus doucement que vous pourrez. Médavy est dans Metz, qui ramasse l'infanterie qui se retire. Deux régiments qui n'étoient point au combat out été jetés dans Verdun... Vous voyez par là ce que vaut la perte d'un chef en une entreprise. Conservez-vous, je vous prie, et hâtez votre siège le plus que vous pourrez[8]. Le 13 juin, le cardinal avait la joie d'écrire à La Meilleraye que M. de Feuquières n'était pas mort, mais prisonnier à Thionville avec un bras rompu d'un coup de mousquet : Il a fait merveilles de sa personne[9], ajoutait Richelieu. Et Son Éminence comptait sur une prompte revanche[10].

 

Les précautions prises contre Piccolomini.

La Meilleraye se luttait lentement, mais sûrement, pour ne pas encourir une seconde fois le reproche que Richelieu lui avait adressé dès les premiers jours du siège : Je vous compare aux chiens des bonnes meutes, qui, ayant le nez excellent et le pied gras, font des merveilles au découplé, mais avec tant d'efforts, que, devant que le cerf soit pris, ils sont contraints à se rendre[11]. Le cardinal avait si à cœur le succès de l'entreprise, qu'il ne manquait pas de s'entretenir avec Messire Antoine de Ville, l'un des plus fameux spécialistes dans l'art de la fortification. Antoine de Ville était fort content de la terreur causée aux habitants d'Hesdin par les bombes : Ces bombes, disait-il, ont quinze pouces de diamètre, hautes d'un pied et demi, car on ne les fait plus rondes, mais longues comme une pièce de colonne. Ce seroit la plus furieuse invention de toutes celles dont on se sert à la guerre, si elle étoit aussi nuisible qu'elle est épouvantable. Ceux de dedans, pour s'en garantir, mettent une sentinelle qui, les voyant venir, crie : gare la bèle ![12] Chacun prend garde où elle doit tomber et a loisir de se retirer. Son plus grand effet est de percer les toits et les planchers par la violence de sa chute, et par l'effort de la poudre, elle se crève et enlève tout ce qu'il y a au-dessus. Les éclats vont en haut. Antoine de Ville vante la 'discipline qui régnait dans le camp : Les marchands et vivandiers, observait-il, sont rangés dans une grande rue ou plutôt allée d'arbres plantés à la ligne depuis le quartier de M. le Grand Maître, jusqu'à celui de la marine. Dans les boutiques, on trouve toutes sortes de marchandises et d'artisans et, chez les vivandiers, des viandes et vins les plus exquis. L'abondance de toutes choses est si grande, qu'il semble plutôt qu'on soit dans une ville que dans un camp, et l'ordre y est tel, que chacun y est plus assuré que dans Paris[13]. Richelieu n'oublia point de mettre les assiégeants en garde contre une attaque éventuelle de Piccolomini joignant ses forces à celles du cardinal infant pour venir au secours des assiégés. Le 19 juin il concluait ainsi un mémoire qu'il adressait à son cousin : Les ennemis ont battu M. de Feuquières, parce qu'ils l'ont surpris, parce que les forces étoient en quartiers séparés, parce qu'il n'étoit point retranché et parce que la cavalerie n'a rien fait qui vaille. On ne surprendra point Monsieur le Grand Maître : l'armée n'est point séparée, elle est bien retranchée et composée de la meilleure infanterie et cavalerie qui soit en France. Et, partant, au lieu que les ennemis ont été battant à Thionville, j'ose répondre que, s'ils viennent à Hesdin, ils seront battus. Il faut envoyer force partis à la guerre et loin, afin d'être avertis à coup près de la marche des ennemis[14].

 

Cinq-Mars. — Le Roi s'ennuie.

Jusque sous les murs d'Hesdin, Richelieu était toujours en, alerte au sujet des entourages, des sentiments et des épanchements de Louis XIII. Depuis qu'il avait rompu avec Mme de Hautefort[15], depuis qu'il avait laissé Mlle de La Fayette prendre le voile, le Roi s'ennuyait : il avait besoin d'une de ces relations sentimentales qui occupaient son ennui. Auprès de lui, justement ; une charge se trouvait vacante par la démission du marquis de La Force, celle de maître de la garde-robe, dont Louis XIII disait que c'était l'une de celles qui approchoient le plus de sa personne. Richelieu songea au jeune Cinq-Mars.

Cinq-Mars avait un esprit agréable et beaucoup de bonne grâce. Richelieu pensait qu'un favori de dix-neuf ans serait docile à son influence. Le 19 août 1638, Louis XIII avait mandé à Richelieu : J'ai trouvé le sexe féminin avec aussi peu de sens et aussi impertinent en leurs questions qu'ils ont accoutumé. s'agissait de la charge de gouvernante du futur Dauphin et de l'insistance de Mme de Hautefort, qui mécontentait le Roi. Celui-ci était las de toutes ces intrigues fomentées autour de lui. Il écrivait au cardinal que c'était la brouille décisive avec Mme de Hautefort, qui songeait à épouser le marquis de Gesvres, dont elle était aimée[16] : Il m'ennuie bien que la Reine ne soit accouchée pour m'en retourner en Picardie, si vous le jugez à. propos ou ailleurs. Pourvu que je sois hors d'avec toutes ces femmes, il ne m'importe où[17].

Au siège d'Hesdin à présent, en cette fin de juin 1639, le maître de la garde-robe remplissait sa charge auprès du Roi et gagnait peu à peu sa faveur.

 

La Capitulation d'Hesdin.

Le 27 juin 1639, malgré le retard causé par la difficulté des lieux, la pluie, la grêle et la tempête, qui depuis quelques jours empêchaient les soldes de quitter leurs huttes, deux mines étaient en état de jouer. On y mit le feu sur les six heures du soir ; l'explosion ouvrit deux grandes brèches dans les murs de la place, mais les ponts qui menaient à ces brèches se rompirent ; on y retourna le 28, pour faire un logement, c'est-à-dire effectuer un retranchement qui permit de s'y maintenir : Jamais, nous dit Antoine de Ville, attaque n'a été plus opiniâtre ni mieux soutenue. Il fut résolu de faire le lendemain deux attaques par les deux passages du fossé. Ces passages avaient été pratiqués au moyen de faseilles et de sacs de terre. Des ponts de bois et dd joncs donnaient accès aux autres lieux, ruinés, à la courtine et aux flancs, aussi rompus et aussi aisés à monter que ceux où la mine avait joué. Tout le monde se retira pour faire un plus grand effort le lendemain[18].

Il n'en fut pas besoin. Le 29 juin 1639, au lever du soleil, par delà le fossé, où des cadavres flottaient, on vit paraître sur la brèche encombrée de morts un tambour espagnol battant la chamade. Le feu ayant cessé, le tambour dit que la place demandait à parlementer et M. de La Meilleraye se rendit aux tranchées. Il accorda les quatre heures de répit que le comte de Hanapes, gouverneur d'Hesdin, jugeait nécessaires pour régler les articles de la capitulation. Louis XIII les examina et les modifia quelque peu. La nuit était venue lorsqu'il écrivit au cardinal : J'ai retenir votre gentilhomme jusqu'à temps que la capitulation frit signée, laquelle ne l'a été qu'entre sept et huit heures du soir, ce qui est cause que je ne l'ai pas envoyé dès ce soir. La garnison doit sortir demain à huit heures du matin, mais je ne crois pas qu'elle puisse sortir plus tôt que trois heures après midi, à cause de leur bagage, pour lequel nous devons fournir deux cents charrettes. Vous devez être très content de M. d'Auxerre (Gilles de Souvré, évêque d'Auxerre), lequel a fait de très beaux travaux : et très mal satisfait de M. de Ville, lequel a très mal pris sa circonvallation et l'a mise en sorte qu'il falloit vingt mille hommes pour la garder, et encore est-elle tellement vue par derrière qu'en plusieurs endroits elle ne peut se défendre ; et a fait faire deux milles toises d'ouvrage plus qu'il ne falloit. Je ne saurois vous témoigner la satisfaction que j'ai de M. de La Meilleraye : je vous puis assurer que toute l'armée l'a de même[19].

Le 30 juin, vers dix heures du matin, la garnison sortit tambour battant, enseignes déployées, mèche allumée par les deux bouts et balle en bouche. Louis XIII regardait défiler l'infanterie, à la suite de laquelle le comte de Hanapes, gouverneur de la ville, s'avançait en carrosse. Soudain le carrosse s'arrête : le gouverneur, qui a plus de quatre-vingts ans, qui est blessé d'un éclat de bombe et que la goutte tourmente, en descend pont-monter dans une chaise à porteurs. Précédé de deux capitaines, qui marchent la pique à la main, il vient faire la révérence au Roi : Sire, dit-il, j'ai été fait gouverneur d'Hesdin par un grand Roi et un grand Roi m'en fait sortir. Je tiens à grand honneur, puisque j'avois à perdre la place, de la remettre entre les mains de Votre Majesté. — Vous l'avez si bien défendue, répond Louis XIII, que le Roi votre maître n'en pourra être que très satisfait. Cependant M. de Puységur, l'un des témoins de cette scène, songeait : Ce qu'il dit est très véritable et ou peut assurer que c'est celui de tous qui se soit le mieux défendu[20]. Puis le comte de Hanapes regagna son carrosse et il parvint, après huit mortelles lieues, à Lillers, où le cardinal infant, qui n'était pas de l'avis de Puységur, se hâta de le faire arrêter.

 

Maréchal de France sur la brèche.

Tandis que la garnison du Roi Catholique s'éloignait de la ville et que les troupes du Roi Très Chrétien l'y remplaçaient, celui-ci regagnait son quartier pour diner. Puységur le suit jusque dans sa chambre. Attendant que La Meilleraye et le reste. de la Cour aient dîné, il demeure seul avec son maître et un lieutenant des gardes. Dans la pièce, les tapissiers sont en train de détendre les murs : Puységur, dit Louis XIII en désignant une garde-robe attenant à sa chambre, regardez qui est là dedans. — Il n'y a, répond Puységur, que M. de Cinq-Mars, qui est couché sur un lit et qui dort. — Il ne dort pas, répond le Roi ; il en fait semblant, afin d'écouter ce que nous disons.

Louis XIII alors entraîne Puységur dans sa ruelle et lui ordonne de lui dire la vérité de ce qu'il lui va demander. Puységur promet d'obéir et le Roi interroge : Quel homme est-ce que le grand maître ?Sire, c'est un homme qui sert Votre Majesté avec beaucoup d'affection et qui se peine fort ; il est très vigilant et très soigneux d'apprendre ce qu'il ne sait pas, s'enquérant des uns et des autres des choses qu'il faut faire ; quand il est dans un conseil, il reçoit fort bien les opinions d'un chacun, et puis après il en fait un résultat dans sa tête et, prenant ce qu'il trouve de meilleur, il donne son avis fort justement. — Il vaut bien nos barbons, remarque Louis XIII, songeant aux maréchaux de La Force et de Châtillon, qui, malgré l'inégalité de leur âge (quatre-vingts et cinquante et un ans) lui paraissent également mûrs. — Sire, s'il continue d'avoir de l'emploi, assurément qu'il en saura autant que les autres. — J'ai résolu, déclare le Roi, d'entrer dans la ville par la brèche, sur le haut de laquelle, je le veux faire maréchal de France ; il n'en sait rien, et que personne n'en parle. — Votre Majesté aura peine à passer le pont pour monter à la brèche, d'autant qu'il y a bien des pierres dessus, et vous vous sentez de la goutte. — Je m'appuierai sur toi et sur d'autres et j'y passerai bien.

Quelques instants plus tard, Louis XIII descendait de cheval devant le fossé. S'appuyant de sa main sur l'épaule de Puységur et de la droite sur celle de M. de Lambert, maréchal de camp, il passait le pont et montait par la brèche. Le grand maître l'attendait en haut des décombres. Il le prit sous les aisselles et l'aida à. gravir. Tiré par La Meilleraye, soutenu par Puységur et Lambert, le Roi parvint au sommet. Se retournant aussitôt, il saisit la canne que Puységur tenait à la main : La Meilleraye, dit-il au grand maître, je vous fais maréchal de France ; voilà le bâton que je vous en donne ; les services que vous m'avez rendus m'obligent à cela ; vous continuerez à me bien servir.

Le grand maître baise les pieds du Roi et tandis qu'il s'abîme en remerciements, Louis XIII l'interrompt : — Trêve de compliments, je n'en ai fait pas un de meilleur cœur que vous[21]. Paroles qui montrèrent au duc d'Orléans, aux ducs de Mercœur et de Beaufort et aux seigneurs de la suite du Roi que, si le prestige de Son Éminence n'avait pas diminué, la faveur de Cinq-Mars, — présent à cette scène, — ne cessait de grandir : car, si le nouveau maréchal était le cousin germain du cardinal ; il avait épousé la sœur du maître de la garde-robe.

Richelieu était toujours dans son quartier d'Abbeville. Il félicita La Meilleraye avec beaucoup de mesure : Je suis très aise de la fin de vos travaux au siège d'Hesdin et de ce qu'il a plu au Roi témoigner l'agrément de vos services par la charge qu'il vous a donnée[22]. Mais c'est d'un style autrement triomphant qu'il écrivait, le même jour, la lettre par laquelle Louis XIII annonçait la bonne nouvelle au maréchal de Châtillon : Cette place est la meilleure et la plus régulièrement fortifiée qui se puisse voir. Elle a six bastions, chacun de cinquante toises de face et de vingt-trois de flanc, le fossé de, trente toises de large et profond extraordinairement, y ayant plus de vingt-deux pieds d'eau vive ; les contrescarpes doubles, fossoyées et palissadées partout et la courtine de chaque bastion couverte d'une demi-lune parfaite. La situation en est si avantageuse qu'encore qu'elle soit dans un fond, il n'y a néanmoins aucun commandement qui la puisse incommoder et qu'elle ne se peut attaquer que par le lieu où elle l'a été ; le reste étant dans un marais inaccessible en tout temps. Cela vous fera assez juger de la bonté de la place, qui couvre la plupart de ma frontière de Picardie et me donne une grande étendue de pays dans l'Artois. La garnison était si forte, qu'il en est sorti, lorsqu'elle a été rendue, jusques à deux mille hommes de cavalerie et infanterie. Et parce qu'ayant voulu voir moi-même cette place, où je suis entré par la brèche, j'ai trouvé le succès de ce siège, qui n'a duré que six semaines, très glorieux et avantageux pour mes armes et pour les affaires publiques, même en la conjoncture présente, le cardinal infant, d'Espagne, étant depuis plieurs jours à dix lieues de la place, préparé à tenter de la secourir avec toutes les forces que le roi d'Espagne a dans les Pays-Bas et une bonne partie de l'armée impériale commandée par le général Piccolomini, qui étoit allé les joindre à grandes journées depuis avoir été par vous obligé de lever le siège de devant Mouzon, j'ai bien voulu vous le faire savoir, afin que vous le communiquiez à mes serviteurs qui sont près de vous[23].

 

Vers les Flandres.

Et quelles devaient être les suites de ce beau succès ? Le 16 juillet 1639, le cardinal écrivait de Saint-Quentin au grand maître : Le Roi approuve la proposition que fait Monsieur le Grand Maître chercher un poste vers la Flandre où l'armée qu'il commande puisse vivre commodément. On croit qu'on peuh prendre sûrement Rumingheim et Anvin sur la rivière du Aa — qui arrose Saint-Omer et se jette dans la mer près de Gravelines —, et faire, en un de ce lieux ou en quelque gros bourg situé entre les deux sur la rivière du Aa, un bon campement par le moyen duquel, avant des ponts sur la rivière du Aa, il pourra également faire des courses dans la Flandre et dans l'Artois. A cela, on ne juge aucun péril, avant Aydres et Calais à son derrière pour les vivres et la rivière du Aa pour sa sûreté... Le moins qu'on puisse faire en ce dessein est de manger et faire manger aux ennemis le meilleur de leur pays[24].

Conformément à ces instructions, La Meilleraye s'empare de Rumingheim. Il marche, quelques jours plus tard, contre le marquis de Fuentes, posté auprès du fort de Saint-Nicolas : l'ennemi perd deux mille hommes, laisse trois cents prisonniers et cinq pièces de canon entre les mains des troupes du Roi, et le cardinal écrit au vainqueur : Je ne saurois vous témoigner la joie que j'ai du bon succès de votre combat, que le Roi lui-même a qualifié de bataille avec raison, puisque les deux généraux y étoient, qu'il y avoit infanterie et cavalerie et canon[25]. Nouveau succès le 23 août : après avoir refait son armée à Anvin, La Meilleraye taille en pièces, dans un marais proche de Saint-Venant, les douze cents hommes du comte Ludovic, général des Croates, puis rentre dans son camp, d'où il ne sortira plus que pour quelques coups de main.

C'est de Monzon que Richelieu l'avait félicité. Le maréchal de Châtillon se trouvait alors en Luxembourg, afin de contraindre les ennemis de diviser de plus en plus leurs forces[26]. Il venait de s'emparer de la ville d'Ivoy, qu'il démantelait, et à propos de laquelle le cardinal avait écrit à La Meilleraye le 9 août : Le rasement de notre conquête luxembourgeoise sera achevé après-demain Ivoy aura été et ne sera plus[27].

 

 

 



[1] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 355-356.

[2] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, p. 358.

[3] Le siège d'Hesdin par Messire Antoine de Ville.

[4] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 373.

[5] Mémoires de l'Abbé Arnauld, Ire partie, p. 141-142.

[6] Mémoires de l'Abbé Arnauld, Ire partie, p. 145-146.

[7] Mémoires de l'Abbé Arnauld, Ire partie, p. 147-152.

[8] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 380.

[9] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VII, p. 390.

[10] Feuquières devait mourir de ses blessures à Thionville, le 13 mars 1640. Richelieu, qui ne laissait rien impuni, lisons-nous dans l'ouvrage du Père Griffet, fit faire des informations secrètes sur la conduite des officiers et des soldats qui avaient pris la fuite au combat de Thionville... Le marquis de Feuquières, ayant été interrogé. à Thionville par ordre du Roi, ne voulut accuser personne il répondit constamment qu'ayant toujours combattu à la tête des troupes, il ne pouvait pas rendre compte de ce qui s'était passé derrière lui. (T. III, p. 196.)

[11] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VIII, p. 354.

[12] Javelot utilisé au moyen âge.

[13] Le Siège d'Hesdin, par Messire Antoine de Ville.

[14] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 395.

[15] Appelée désormais Madame, parce qu'elle venait d'obtenir de la Reine la survivance de la charge de dame d'atour, qu'occupait sa grand'mère Mme de La Flotte.

[16] Le mariage n'eut pas lieu. Le marquis de Gesvres fut tué au siège de Thionville. Mme de Hautefort épousa, en 1646, Charles de Schomberg, duc d'Halluin, et maréchal de France.

[17] Archives des Affaires étrangères, Lettres de Louis XIII à Richelieu.

[18] Le Siège d'Hesdin, par Messire Antoine de Ville.

[19] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, p. 359-360.

[20] Mémoires de Jacques de Chastenet, seigneur de Puységur, t. I, p. 225.

[21] Mémoires de Jacques de Chastenet, seigneur de Puységur, t. I, p. 225-227.

[22] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 407.

[23] Aubery, Mémoires pour l'Histoire du Cardinal Duc de Richelieu, t. III, p. 320.

[24] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 434-435.

[25] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 464.

[26] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 456.

[27] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 465.