HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LES CINQ DERNIÈRES ANNÉES

CHAPITRE DEUXIÈME. — QUE DEVIENT LA REINE MÈRE ?

 

 

Je vous prie me mander, si la Reine ma mère m'envoyoit quelqu'un sur les couches de la Reine, ce que j'ai à faire[1]. Le 24 août 1638, le Roi avait sollicité ainsi l'avis du cardinal et le cardinal avait répondu de Péronne, cinq jours plus tard : Si elle envoie un gentilhomme sur le sujet de la naissance de Monsieur le Dauphin, je crois que Votre Majesté le doit recevoir, la remercier de cet envoi ; et s'il parle à Votre Majesté d'autre chose, lui répondre selon la connaissance qu'elle a de ce qui s'est passé et sa prudence accoutumée, qui est plus grande que elle de tous ses serviteurs[2]. Richelieu ne manqua pas, d'ailleurs, d'envoyer à Chavigny, par le même courrier, les instructions les plus précises : Le Roi doit recevoir le compliment, se gouvernant cependant fort froidement avec ledit gentilhomme, qui ne doit être, à mon avis, gardé qu'un jour, tant parce que l'état général des affaires le requiert ainsi, qu'afin qu'il voie qu'on n'aura pas le temps d'envoyer chercher sa réponse de deçà Le cardinal prévoyait le, cas où le gentilhomme parlerait du retour de la Reine mère et voici les paroles qu'il conseillait

Chavigny d'insinuer au Roi : Les dernières pratiques que la Reine ma mère a encore depuis peu voulu faire vers Sedan, où elle, n'a pas trouvé son compte, par la bonne disposition de ceux à qui elle s'est adressée, montrent bien la bonne volonté qu'elle a pour moi[3].

Richelieu sut par Chavigny que le Roi avoit entièrement approuvé ce qu'il lui touchant l'envoi du gentilhomme de la part de la Reine sa mère, et, si Sa Majesté avoit suivi son mouvement, elle ne l'auroit point voulu voir[4]. Le ministre ne changea point d'avis : Je crois, dit-il à Chavigny, que le Roi a meilleure raison que moi an fait de la Reine. Cependant pour ôter tout lieu aux méchants d'imputer à quelque rigueur ce que Sa Majesté feroit avec prudence et justice, bien qu'elle ait entièrement raison, je pense que ce sera chose sans péril de voir ce gentilhomme une seule fois connue je vous l'ai mandé[5].

Marie de Médicis, en cette fin d'août, venait de quitter les Pays-Bas espagnols pour les Provinces-Unies. Elle comptait gagner l'Angleterre et se réfugier à la cour de son gendre Charles Ier, espérant sans doute que l'on ne lui reprocherait plus d'accepter l'hospitalité d'un prince en guerre avec le Roi.

Richelieu, qui voyait s'évanouir ainsi l'un des griefs qu'il alléguait pour justifier la conduite de Louis XIII envers la Reine mère, se montrait inquiet et irrité de ce dessein : Cette pratique, disait-il à Chavigny, a été apparemment faite par les femmes... Ces animaux que le Roi sait sont étranges ; ou croit quelquefois qu'ils ne sont pas capables d'un grand mal, parce qu'ils ne le sont d'aucun bien ; mais, je proteste en ma conscience qu'il n'y a rien qui soit si capable de perdre un État que de mauvais esprits couverts de la faiblesse de leur sexe. Ce qui exaspérait le cardinal, c'était l'accueil triomphal reçu par Marie de Médicis, qui se trouvait considérée, dans les Provinces-Unies, non comme une reine errante, mais comme la veuve d'un grand roi, protecteur de MM. les États et la mère d'un prince allié : Je vous avoue, continuait-t-il, que j'ai peine à digérer que le prince d'Orange ait favorisé le passage de la Reine sans en donner avis au Roi ni savoir si Sa Majesté l'agréeroit : l'état où sont les affaires requéroit bien, ce me semble, qu'il en usât autrement[6].

Le cardinal eut plus de peine encore à digérer la lettre fort naïve que lui adressèrent, le 13 septembre, MM. les États pour l'inviter à ménager la réconciliation de la mère et du fils : Nous avons véritablement reconnu en la Reine, déclaraient-ils, un si sensible amour pour le Roi son fils, tant de bonne volonté pour ceux qu'il honore de sa confiance et de peu de souvenir de ce qui s'est passé en son endroit... Votre Éminence aura l'honneur et la gloire d'avoir contribué plus que personne à une solide et cordiale réunion entre les personnes de la famille royale[7].

A cette lettre s'ajoutèrent celles du Prince et de la princesse d'Orange : La lettre de MM. les États est assez impertinente, mandait le cardinal à Chavigny : ces bonnes gens parlent de ce qu'ils ne savent pas. Il ne leur faut point faire de réponse, mais écrire à M. d'Estampes (envoyé de la France à La Haye)... Il faut <lire franchement que Sa Majesté ne doit pas désirer la demeure de la Reine sa mère dans le pays de MM. les États, étant certain que, tandis que la France et les États seront conjoints contre l'Espagne, ni l'un ni l'autre n'ont pas besoin d'un tel hôte. Si la Reine veut retourner à Florence, son lieu natal, où le Grand-Duc la recevra avec contentement, Sa Majesté lui donnera volontiers de quoi y soutenir sa dépense honorablement. Sa Majesté aime sa personne, mais l'expérience lui a fait connoître en doit appréhender les humeurs et particulièrement celles des mauvais esprits qui sont auprès d’elle[8].

 

Marie de Médicis à Londres.

A la fin d'octobre, la Reine, que la Hollande.se refusait à entretenir, partit pour l'Angleterre., Ballottée sept jours durant par la tempête, elle aborda enfin à Harwich, dans le comté d'Essex, à trente lieues de Londres. C'est là que Charles Ier vint au-devant d'elle. Il la conduisit à Londres, où il lui ordonna, racontent les Mémoires, mille livres par jour pour la défrayer en la maison de Saint-James, qui est au bout du parc de la sienne, fort spacieuse et environnée de beaux jardins[9]. Henriette-Marie, qui était grosse du duc de Gloucester, son troisième fils, avait réservé cinquante chambres à la suite de la Reine. Tremblante de joie, elle voulut ouvrir elle-même la portière du carrosse qui lui ramenait une mère qu'elle n'avait pas vue depuis près de vingt ans. Charles Ier chargea son ambassadeur à Paris de dire à Louis XIII qu'il donneroit un entretènement convenable à la mère de Leurs deux Majestés : Le Roi ne répondit autre chose, ajoutent dédaigneusement les Mémoires, déjà qu'il avoit déjà appris par ses ministres son arrivée et sa réception, qu'elle étoit accompagnée d'étranges conseillers, de Fabroni, Le Coigneux et Monsigot, qui étoient, principalement les deux derniers, de méchants esprits qui ne pouvoient vivre en paix et causeroient bientôt des brouilleries en la cour d'Angleterre, où il n'y en avoit point encore, et troubleroient l'État[10].

Cet État, Richelieu, fort mécontent de Charles Ier s'apprêtait à le troubler de son mieux. Durant l'automne 1637, le comte d'Estrades avait été envoyé à Londres, pour obtenir que le roi d'Angleterre ne secourût point les ports de Flandres qui pourraient être attaqués par le Roi Très Chrétien et par le prince d'Orange. Charles Ier avait répondu qu'il étaie disposé à complaire au Roi son beau-frère, pourvu que ce que Sa Majesté lui demanderoit ne fût pas préjudiciable à son honneur, à son intérêt et à son Royaume, comme il arriveroit s'il permettoit que le Roi ou les États attaquassent les places maritimes des côtes de Flandres. Il tiendroit sa flotte aux Dunes, en état d'agir avec quinze mille hommes prêts à faire passer en Flandres en cas de besoin[11].

Le cardinal avait aussitôt mandé à l'ambassadeur : Le Roi a été fort satisfait de votre conduite dans les deux conversations que vous avez eues avec le roi et la reine d'Angleterre. Il étoit à propos et avantageux pour le service du Roi de découvrir leurs sentiments. Ils nous eussent fort embarrassés, s'ils avoient eu l'adresse de les déguiser. Je profiterai de l'avis que vous me donnez pour l'Écosse et ferai partir dans peu de jours l'abbé Chambers, mon aumônier, qui est écossais de nation, pour aller à Édimbourg attendre les deux personnes que vous me nommez, pour lier quelque négociation avec eux. L'année ne passera pas que le roi et la reine d'Angleterre ne se repentent d'avoir refusé les offres que vois leur avez faites de la part du Roi... On connoîtra bientôt qu'on ne me doit pas mépriser[12]. Les deux personnages que l'abbé Chambres ou Deschambres, — Chambers de son véritable nom, — devait rencontrer à Édimbourg, étaient un ministre appelé Mobil et un seigneur nommé Gordon : J'ai eu avec eux, écrivait le comte d'Estrades au cardinal, deux conversations de plus de trois heures. Le ministre, qui est un esprit plein de feu et violent, m'a dit qu'il étoit à Londres depuis trois semaines sans avoir pu avoir audience du Roi ; quoiqu'il y soit venu pour lui donner des avis très importants et lui découvrir des cabales qui se font contre sa personne et son service... Il est sur le point de s'en retourner et il est assuré que l'Écosse s'accommodera avec les mécontents d'Angleterre. Gordon, qui est député de la Noblesse, ne m'en a pas dit moins[13].

Le voyage de l'abbé Chambers éveilla bien vite les soupçons du gouvernement de Charles Ier. Dès le 1er juillet 1638, le ministre Windbank écrivit au comte de Leycester, ambassadeur du roi d'Angleterre à Paris : Notre affaire d'Écosse va fort mal, mais vous ferez bien de la dissimuler par, delà et de vous informer soigneusement comment la faction est fomentée tant par delà que par deçà ; car, de ce dernier, vous en pouvez plus savoir de delà que nous ici. Mais Leycester se reconnaissait incapable de débrouiller l'intrigue de Son Éminence : Je suis, répondit-il, aussi ignorant de l'affaire d'Écosse que si je demeurois en Tartarie. Si elle est fomentée de la France, ce sera par des voies si secrètes, qu'on ne le découvrira que par les effets ; et selon toute apparence, un des instruments dont on se servira le plus tôt est un nommé Chambers, écossais, aumônier du cardinal de Richelieu, neveu de. M. Conneo, avec lequel il entretient' une grande correspondance. L'inquiétude ne diminuait pas à la cour d'Angleterre ; le 30 septembre, Windbank mandait à Leycester : Vous ferez un grand service au Roi d'empêcher, tant que vous pourrez, qu'on porte des munitions de France en Écosse, car il ne tiendra pas au cardinal qu'on n'y en envoie, principalement s'il se voit les coudées plus franches. Le 4 octobre, Cooke, un autre membre du gouvernement anglais, instruisait le même ambassadeur des propos que tenaient à Londres des personnes fort sensées, qui paraissaient les avoir puisés aux meilleures sources : Le cardinal de Richelieu a avoué ouvertement qu'il ne savoit pas pourquoi la France n'assisteroit pas aussi bien les Écossais, comme le Roi a assisté les ennemis de la France à Saint-Omer. Leycester répondit le 8 : J'ai fait et ferai toute diligence pour découvrir si on a porté des munitions d'ici en Écosse, mais je ne crois pas qu'on l'ait fait, non qu'ils manquent de volonté pour cela, mais parce qu'ils le peuvent mieux faire, et à meilleur marché, de Hollande... Toutefois on dit qu'on a arrêté deux navires à Douvres, venant de France et allant en Écosse chargés de munitions. Au mois de mars 1639, chacun était persuadé à Londres que l'abbé Chambers venoit fomenter la guerre d'Écosse. C'était M. de Bellièvre, ambassadeur de France, qui donnait cette nouvelle à Chavigny, et bien qu'il ne semble pas avoir été informé de la mission secrète confiée à l'aumônier par le cardinal, il ajoutait : Non seulement le peuple, mais aussi des personnes de qualité ont pris telle jalousie de nous que tout leur donne du soupçon[14].

Ainsi Richelieu ménageait de loin ces troubles d'Angleterre qui devaient empêcher Sa Majesté Britannique d'intervenir contre la France dans les affaires du continent.

 

La requête de la Reine mère.

Tandis que ce travail s'accomplissait en Angleterre, Marie de Médicis n'était préoccupée que d'une chose. Obstinée, elle ne désespérait pas d'obtenir son prochain retour en France, bien que le sieur Knut, envoyé de Hollande qui avait intercédé pour elle auprès du cardinal peu de temps auparavant, se fût heurté à un refus. Elle ignorait certainement les instructions que Louis XIII avait données à M. de Bellièvre, son ambassadeur à Londres, et qui étaient dictées par Richelieu : Quant à la façon dont vous vous conduirez avec la Reine ma mère, il est à propos, lorsqu'elle sera arrivée, que vous la voyiez chez elle et lui fassiez entendre que vous êtes trop assuré du respect que je lui porte, pour douter que je ne trouve bon que vous lui rendiez ce devoir ; et après cela, vous ne retournerez plus chez elle et n'admettrez chez vous aucun de ceux qui ont part à ses affaires, comme Le Coigneux, Monsigot ou autres de ses domestiques[15].

Marie de Médicis remarqua bien vite que Bellièvre, se conformant aux ordres de Richelieu, ne se rendait jamais chez Henriette-Marie aux heures où elle s'y rendait elle-même.

Un jour, le comte de Rolland, de connivence avec elle, retint l'ambassadeur dans la galerie de Sa Majesté Britannique, sous prétexte de lui parler d'une affaire importante. Et, tout à coup, Bellièvre vit paraître Marie de Médicis, accompagnée de son gendre et de sa fille. Le roi et la reine d'Angleterre ne lui permirent pas de se retirer : ce furent eux qui s'éloignèrent, le laissant en tête à tête avec la veuve de Henri IV.

La Reine mère le conjurait en vain de faire entendre à M. le Cardinal l'extrême passion qu'elle avoit de retourner en France. Voyant l'inutilité de ses instances : Il n'importe, dit-elle, écoutez-moi. Les peines et les afflictions que j'ai souffertes depuis ma retraite dans les Pays-Bas m'ont inspiré des sentiments fort différents de ceux que j'avois en sortant de Compiègne. Je vous prie de faire savoir de ma part à M. le Cardinal que je le conjure de me tirer de l'étrange misère où je me trouve et de la dure nécessité de demander du pain à mon gendre. Je voudrois retourner auprès du Roi. Non que je pense à me mêler d'aucune chose qui regarde le gouvernement de son État. Je ne cherche plus qu'à passer en repos le peu de temps que j'ai à vivre, et à me préparer doucement à la mort. Si M. le Cardinal ne peut obtenir du Roi la permission de retourner à la Cour, qu'il demande du moins celle de demeurer dans quelque ville du Royaume et d'y jouir de nies revenus. J'offre de chasser de ma maison tous ceux qui seront odieux ou suspects au Roi, et de faire aveuglément tout ce qu'il voudra. Ses ordres et les bons conseils de M. le Cardinal seront l'unique règle de ma conduite. Voilà tout ce que je vous prie de faire savoir à celui-ci. Je crains que ceux à qui je me suis ci-devant adressée n'aient manqué ou de hardiesse ou de bonne volonté pour exécuter la commission dont ils étaient chargés. — Madame, répondit Bellièvre, Votre Majesté n'aura pas sujet de faire la même plainte de moi. C'est avec un extrême déplaisir que je lui proteste que je ne la puis servir dans cette occasion. — Tel est le style ordinaire des ambassadeurs, repartit Marie de Médicis. Ils se défendent de recevoir certaines commissions, et cependant ils écrivent tout ce qu'on dit. J'en ai vu plusieurs exemples pendant ma Régence. Et comme elle se rapprochait du roi et de la reine d'Angleterre, Bellièvre la suivit et ne changea pas de style devant les Majestés Britanniques : — Vous vous souvenez sans doute, Madame, dit-il à Henriette-Marie, que vous m'avez souvent ordonné d'écrire de votre part en faveur de la Reine mère et que j'ai toujours prié Votre Majesté de bien vouloir m'en dispenser, à cause des ordres précis que j'ai de ne me mêler point d'une affaire dont le Roi mon maltre se réserve entièrement la connaissance. — Cela est vrai, convint la reine d'Angleterre ; mais puisque le Roi mon frère ne veut recevoir aucune entremise sur ce qui regarde la Reine 'ma mère, le Roi mon époux et moi avons cru que la seule voie qui reste à la Reine ma mère, c'est de s'expliquer immédiatement aux ministres du Roi mon frère dans les cours où elle se trouve[16].

Marie de Médicis ne se trompait pas, quand elle disait connaître le style des ambassadeurs. Bellièvre ne manqua point d'écrire à Richelieu tout ce qu'elle lui avait dit. Sa lettre est du 23 décembre 1638. Le 20 janvier 1639, le cardinal, avant de répondre à l'ambassadeur, soumit à Louis XIII un mémoire où il avait accumulé tous les arguments qui devaient porter le Roi à ne pas accorder ce que la Reine mère lui demandait : Sa Majesté, peut-on lire dans le mémoire, a, de son propre mouvement, dit à son Conseil qu'elle n'estimoit pas qu'il y eùt lieu de se fier aux paroles de la Reine, vu les profondes dissimulations dont elle avoit usé en son endroit en diverses occasions ; que son esprit étoit de cette nature qu'il étoit impossible de le contenter en quelque lieu qu'il pût être, qu'elle n'avoit su souffrir son bonheur en France. Le cardinal n'oubliait aucun grief et il résumait de la manière la plus impressionnante tout ce que le Roi était censé avoir déclaré : Étant connue de l'humeur qu'elle est, s'il la recevoit en son Royaume, elle relèveroit l'espérance de tous les mécontents, ce qui étoit d'autant plus à considérer que la plupart de ceux qui le sont étoient, de son temps, attachés à elle. Les Espagnols, qui l'ont méprisée dans leur pays, quand ils l'y ont trouvée, ne manqueroient pas lors de la rechercher et de l'animer contre le repos de cet État, quand ils l'y verroient rétablie. Ils n'avoient jamais rien tant désiré, depuis qu'ils l'avoient eue et connue en Flandre, que de la faire rentrer dans le Royaume, pour en tirer de l'avantage qu'ils voient bien n'en pouvoir recevoir étant dehors. Elle avoit voulu encore, depuis sept ou huit mois, former, comme elle avoit fait, un nouveau parti à Sedan avec Monsieur le Comte et le duc de Bouillon pour les faire entrer à main armée en France avec Piccolomini... Toutes ces considérations faisoient croire au cardinal qu'il falloit demeurer à la proposition qu'il lui avoit toujours faite d'aller à Florence, où il lui donneroit un entretien proportionné à sa dignité. Par telle offre qu'il étoit prêt d'exécuter et qu'il désiroit qu'elle acceptât, sa conscience et son honneur étoient à couvert devant Dieu et devant le monde, et (il) ne s'exposoit point à de nouvelles brouilleries, lesquelles il ne prévoyoit point pouvoir éviter ni dans le Royaume ni dans la Cour ni dans son cabinet, si la Reine mère revenoit en France en quelque lieu que ce pût être[17].

Louis XIII se laissa convaincre par ces arguments. Le Roi, stylé par son ministre, écrivit fort courtoisement : Il y a beaucoup d'autres considérations que ledit ambassadeur aura vues par la copie de l'écrit qui a été donné au sieur Knut. Toutes lesquelles n'empêchent pas le Roi de lui commander de dire à ladite darne Reine que c'est avec un extrême 'déplaisir que le bien de son Royaume ne lui permet pas de l'y recevoir, vu les connaissances qu'il a de son humeur ; que, néanmoins, pour témoigner son affection et son respect envers elle, il persistoit dans la proposition qu'il lui avoit toujours faite d'aller à Florence, etc. Ici la lettre rejoignait les dernières lignes du mémoire et ajoutait cette recommandation : Ledit sieur ambassadeur n'ira pas chercher la Reine mère pour lui donner cette réponse, mais il attendra qu'elle la lui demande pour la lui faire ; et lui dira qu'encore qu'il ne se fût point chargé de rendre compte au Roi de ce qu'elle lui avoit dit, néanmoins il n'a pas laissé de le faire. Et ensuite il lui expliquera les sentiments du Roi ainsi qu'il est dit ci-dessus[18].

Lorsque Marie de Médicis connut la réponse de son fils, elle publia un manifeste pour se justifier, et Henriette-Marie écrivit au Roi et au cardinal, tandis que Charles 10r envoyait lord Jermyn avec mission d'obtenir le retour de la Reine mère. Louis XIII résolut d'écouter l'ambassadeur de son beau-frère. Quant à Richelieu, prévoyant que lord Jermyn ne manquerait pas d'observer qu'il était à la fois juge et partie, il dit au Roi qu'il ne lui convenoit point d'opiner : Il ajouta, raconte le Père Griffet, que Sa Majesté avait dans son Conseil des ministres habiles et désintéressés, qui n'avaient jamais eu aucun sujet de se plaindre de la Reille et que Sa Majesté ne pouvait mieux faire que de les consulter sur la réponse qu'il ferait à mylord Jermyn[19]. Lequel de ces ministres intègres, de ces conseillers vertueux aurait l'audace d'avoir un avis qui pût déplaire au cardinal ?

La proposition du cardinal rehaussa encore Son Éminence dans l'estime du maître et elle fut agréée par le Roi, qui commanda au chancelier Séguier, à MM. de Bullion, Bouthillier, de Chavigny, et de Noyers d'opiner par écrit sur les questions que posait le retour de la Reine. L'avis unanime fut, bien entendu, conforme à celui du cardinal.

C'est l'absence de la Reine mère, disait Séguier, qui a donné moyen de porter l'autorité royale au point où elle est aujourd'hui. Seroit-il de la prudence d'accorder le retour de la Reine ?... Les propositions de ce retour viennent de la part de nos ennemis.

La réponse de Bullion n'était pas moins péremptoire : Le retour de la Reine mère en ce Royaume ne peut être utile à la personne du Roi, de Monsieur le Dauphin et à l'État, mais très dommageable et au préjudice de tous les trois.

Bouthillier a daté sa réponse du 14 mars 1639. Il estime que le séjour de la Reine, mère de Sa Majesté, seroit du tout préjudiciable en ce Royaume, duquel elle est sortie de son propre mouvement, au déçu du Roi, et s'est retirée en pays que l'on pouvoit dire lors ennemi... Si le retour était jugé à propos, il croiroit que la demeure deyroit être au milieu du Royaume, comme en haut Poitou, en Anjou, au Maine ou en Bourbonnais.

L'avis de Bouthillier, qui peut être considéré connue émanant du cardinal, est le moins rigoureux de tous : l'ambassadeur de France à Londres proposera à la Reine mère d'aller à Florence, auquel cas il lui offrira de la part du Roi, par chacun an, une somme égale à ce qu'elle pourroit tirer de revenu en France, tant pour la raison de ses deniers dotaux que pour son domaine, et même quelques sommes considérables pour le passé, afin d'acquitter les dettes que l'on dit qu'elle a faites en pays étrangers. Au cas qu'elle ne voulût accepter ce parti, ce qu'on tient assurément qu'elle ne fera jamais, j'estimerois lui devoir être proposé d'aller en lieu neutre.

Bouthillier conseille la Hollande et surtout Avignon, où le Roi lui pourvoit faire offrir une somme pour l'avenir par chacun an, et une somme pour le passé, une fois payée, mais l'une et l'autre moindres que si elle alloit à Florence. Au cas où la Reine, toujours écartée de France, voudroit absolument demeurer en Angleterre... il est à propos que le Roi lui donne de quoi y vivre selon sa qualité.

Chavigny répond le 20 mars, il pense comme les autres ministres sur la plupart des questions, mais, sur la question de l'entretènement, il est en contradiction avec Bouthillier, son parc : Mon opinion est qu'on ne doit jamais, à l'instance des Anglais, ni laisser à la Reine mère la jouissance du bien qu'elle possédoit lorsqu'elle étoit en France ni lui donner de quoi s'entretenir à Londres selon sa qualité.

La réponse de M. de Noyers, qui porte la date du 19 mars, développe à peu près les mêmes raisons que les autres. Son auteur opine lui aussi au séjour de Florence et il conclut ainsi : Toutes ces raisons et mille autres, que je tais pour n'être ennuyeux, bien examinées et balancées dans mon esprit, je suis d'avis que le retour de la Reine mère en France est entièrement contraire au bien de l'État ; que, pour couper chemin aux desseins que. les ennemis du dedans et du dehors pourroient fariner sur icelui, il ne doit être mis en négociation ; que le roi d'Angleterre sera remercié des offices qu'il a voulu rendre à la Reine mère, et cependant prié de ne s'entremettre à l'avenir des affaires domestiques de Sa Majesté, étant bien raisonnable que chacun règle les affaires de sa maison ainsi qu'il le juge à propos, non au goût d'autrui[20].

Restait à répondre à lord Jermyn, Louis XIII lui écrit : Monsieur Jermyn, je loue ma sœur du bon naturel qu'elle témoigne pour la Reine ma mère. Je n'ai jamais manqué de bon naturel envers la Reine ma mère, mais elle a tenté tant de diverses choses contre mon État, et a pris tant de liaisons avec ceux qui en sont ennemis déclarés, que je ne saurois prendre aucune résolution que de n'en prendre point en ce qui la touche, jusques à ce que l'établissement d'une bonne paix me donne lieu de moins soupçonner ses intentions que je ne dois faire maintenant.

Ainsi le retour de la Reine se trouvait remis à une date que nul n'était en mesure de prévoir et, pour ce qui était de la demande d'argent, le Roi pouvait opposer que des sommes données à la Reine profiteraient aux ennemis de son État[21].

Le 6 avril, en une lettre qu'emporta lord Jermyn, Louis XIII dit à sa sœur tout son déplaisir de ne pouvoir faire les choses qu'elle désiroit : Avant fait savoir au sieur Jermyn mes intentions, je me remets à lui pour vous en dire le particulier. Le lendemain le cardinal écrivit à la reine Henriette-Marie : reçu, avec tout le respect que je dois, le commandement qu'il a plu à Votre Majesté me faire. Je m'estimerois infiniment heureux, si j'avois pu, en cette occasion, lui faire voir des marques de l'obéissance que je lui veux rendre toute ma vie[22]. Et cela suffisait. L'étiquette était observée.

La duchesse de Chevreuse et la cour de Charles Ier. N'oublions pas qu'il y avait alors en Angleterre une grande dame qui brûlait, comme sa maîtresse, du désir de rentrer en France. C'était la duchesse de Chevreuse. Depuis un an, elle avait quitté la cour d'Espagne. Malgré le prestige dont elle jouissait auprès du comte-duc, malgré la faveur, — et peut-être l'amour, — de Philippe IV, dont elle refusait les pensions, elle n'avait pu obtenir les honneurs à quoi elle prétendait. Elle s'était donc rendue à la cour de Charles Ier. Henriette-Marie conjurait le cardinal de ne pas retenir le bien de la duchesse : C'est, disait-elle, la justice et son mérite qui le demandent. S'étant comportée en Espagne et en ce pays comme elle a fait, elle mérite bien cela de vous et de moi. Je ne vous en parlerai davantage, me fiant à ce que vous m'avez dit, qui est de m'obliger, quand vous en auriez les occasions[23].

Mais quelle était cette bonne conduite ? Louis XIII écrivait, le 22 févier 1638, à Richelieu : Je vois aussi que Mme de Chevreuse fait merveilles en ce pays sur votre sujet ; je crains bien qu'en Angleterre elle nous fasse bien du mal ; ce à quoi il faut essayer de remédier comme on pourra[24]. Mme de Chevreuse n'en écrivit pas moins à la Reine. Tout en félicitant Anne d'Autriche de sa grossesse, elle la suppliait d'intercéder pour elle auprès du Roi et du cardinal : Je ne serois pas digne de pardon, si j'avois manqué de rendre compte à Votre Majesté du voyage que mon malheur m'a obligée d'entreprendre. Mais la nécessité m'ayant contrainte d'entrer en Espagne, où le respect de Votre Majesté m'a fait recevoir et traiter mieux que je ne méritois, celui que je vous porte m'a fait taire jusques à ce que je fusse en un royaume qui, étant en bonne intelligence avec la France, ne me donne pas sujet d'appréhender que vous ne trouviez pas bon d'en recevoir des lettres. Il m'a fallu priver de la consolation de soulager mes maux en les disant à Votre Majesté, jusqu'à cette heure que je puis me plaindre à elle de ma mauvaise fortune, espérant que sa protection me garantira de la colère du Roi et des mauvaises grâces de M. le Cardinal. Je n'ose le dire moi-même à Sa Majesté et ne le fais pas à M. le Cardinal, m'assurant que votre générosité le fera et rendra agréable ce qui pourroit être importun de nia part[25].

Ce fut Richelieu qui dicta la réponse de la Relise : Ayant su que vous étiez en Angleterre, je prends cette occasion de vous écrire pour vous dire que, puisque vous aviez dessein d'y aller, je suis très aise que vous y soyez arrivée, et vous donner avis de ma grossesse, qui est véritable, et dont je ne doute point que vous n'ayez une extrême joie, pour le bien et l'avantage que ce m'est. Je suis bien fâchée qu'en Espagne vous n'ayez pas été posada en palacio. Si mes souhaits avoient eu lieu, vous pouvez croire qu'on auroit ajouté ce bon traitement aux autres que vous avez reçus. Je plains plus que je ne vous puis dire la peine que vous avez eue en un si long voyage, et n'ai pu m'empêcher de rire de certaines aventures que j'ai su qui vous sont arrivées. Vous avez pris l'alarme trop chaude. Je vous puis assurer maintenant qu'on n'a point eu d'intention de vous faire mal... Il faut songer à réparer ce qui est fait. L'état auquel je suis me donne les pensées que doit avoir une personne qui espère d'être bientôt mère d'un Dauphin, et partant je vous prie, et pour l'amour de vous et pour l'amour de moi, de ne rien faire au pays où vous êtes qui puisse donner de deçà un juste mécontentement de vous. Et je vous avoue qu'en désirant passionnément la paix, je serois au désespoir si l'Angleterre, pendant le temps que vous y serez ou après que vous en serez sortie, faisoit quelque chose contre la France[26].

Cette lettre où le cardinal jouait le rôle de la mère d'un Dauphin et, par la plume d'Anne d'Autriche, donnait de si bons conseils à Mme de Chevreuse, ne fut point envoyée. Le cardinal écrivit lui-même à la duchesse : Si vous êtes innocente, votre sûreté dépend de vous-même.

Le cardinal avait d'autres préoccupations en poursuivant avec la duchesse ce jeu des propos interrompus. Le duc Charles de Lorraine était toujours en guerre avec le Roi, mais le Roi et son ministre n'eussent pas été fâchés de s'accommoder avec lui. Or, le cardinal n'ignorait pas l'influence que Mme de Chevreuse avait conservée sur l'esprit du prince. Elle finit par recevoir une abolition. Le cardinal se gardait d'y rappeler que la duchesse de Chevreuse avait négocié avec le duc de Lorraine. Il ne lui refusa plus d'habiter le château de Dampierre et, pour lui donner le moyen de s'en revenir, il lui fit remettre une somme de dix-huit mille livres, en échange de laquelle l'abbé du Dorat et le sieur de Boispille signèrent en son nom une sorte de reçu qui contenait l'aveu implicite de sa culpabilité. Mais un entretien qu'elle eut à Londres avec le marquis de Ville envoyé du duc de Lorraine, un billet du Duc lui-même persuadèrent à Mme de Chevreuse que le cardinal ne pardonnait jamais et qu'il l'attirait dans un piège et qu'étant en France on la feroit bien parler avec ses lettres.

Le 9 août elle demanda de nouvelles assurances à Richelieu. Celui-ci ne cacha point sa mauvaise humeur : Le Roi a trouvé fort étrange, répondit-il, qu'ayant reçu votre abolition il y a plus de trois mois, telle qu''on la désiroit pour vous en ce temps et dont il vous a plu me remercier vous-même, vous ayez fait difficulté de vous en servir comme vous disiez le vouloir faire. C'est en vain que le cardinal assurait, dans une lettre datée du 30 août, il ne seroit plus parlé de négociations faites avec M. de Lorraine ; Mme de Chevreuse lui écrivit de Londres le 16 septembre : Il faut que je vous confesse que les appréhensions où l'on m'a mises ont été telles, que mon esprit n'a pas été capable de les surmonter tout d'un coup en m'en retournant présentement en France, où je vous proteste que je n'ai jamais eu ni n'ai encore autre dessein que de n'y voir dans l'honneur de votre bienveillance[27].

En dépit de ces belles protestations, Mme de Chevreuse voyait à Londres tous les ennemis du cardinal et notamment le duc de La Valette, que, sur sa prière, Charles Ier avait accueilli à la Cour. Rien ne pouvait donner confiance à ces ennemis du cardinal et le cardinal ne pouvait avoir nulle confiance en eux. Il n'ignorait pas qu'en quittant la France le fils aîné du duc d'Épernon avait fait publier par les siens qu'il vouloit porter ce respect au Roi de ne pas paraître devant lui durant son indignation et enfin qu'il vouloit aussi pourvoir à sa sûreté et se mettre à l'abri de l’orage[28]. Il est à peine besoin de dire qu'en Angleterre le réfugié était au premier rang des critiques acharnés contre le cardinal et que le sort de la Chevrette en fut singulièrement compromis.

 

 

 



[1] Archives des Affaires étrangères, Lettres de Louis XIII à Richelieu.

[2] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 118.

[3] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 123.

[4] Bibliothèque Victor Cousin.

[5] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 132.

[6] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 122.

[7] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VII, p. 793.

[8] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 187-188.

[9] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 483.

[10] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 486.

[11] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 895, note.

[12] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 895-896.

[13] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 896, note.

[14] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VIII, p. 185-186.

[15] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 211.

[16] Voir Levassor, Histoire de Louis XIII, t. V, p. 570-571.

[17] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 274-275.

[18] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 273, note.

[19] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 164.

[20] Aubery, Histoire du Cardinal Duc de Richelieu, t. III, p. 395-402.

[21] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 311-312.

[22] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VII, p. 214.

[23] Victor Cousin, La Duchesse de Chevreuse, p. 445-446.

[24] Archives des Affaires étrangères, Lettres de Louis XIII à Richelieu.

[25] Victor Cousin, La Duchesse de Chevreuse, p. 145-146.

[26] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VI, p. 17-18.

[27] Victor Cousin, La Duchesse de Chevreuse, p. 455-456.

[28] Mémoires du Cardinal Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 498.