HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

MEILLEUR ÉTAT DES AFFAIRES

CHAPITRE CINQUIÈME. — À LA CONQUÊTE DES ÎLES.

 

 

Cet accommodement du duc de Parme avec l'Espagne s'était achevé le 4 février 1637[1]. Les Espagnols n'avaient exigé que le licenciement des troupes françaises qui tenaient garnison dans ses États ; ils lui avaient restitué ses terres et places, même celles qui lui avaient été ravies dans le Royaume de Naples. Le duc de Parme avait cédé à regret ; il était las d'attendre, mais la flotte française était toujours à Toulon, prête à appareiller sous le commandement du comte d'Harcourt.

A présent que l'occasion du secours de Parme est perdue, la flotte, qui ne connaît pas encore la volonté du Roi, se dirige vers la Sardaigne, où l'on peut être en trois jours, afin de trouver là des blés de quoi faire subsister le tout[2]. Voilà ce que Sourdis écrivait de Toulon à M. de Noyers, le 12 février 1637.

Il avait consenti à faire ce voyage de Sardaigne, quoiqu'il fût inébranlablement décidé à s'aller reposer. Il mandait au secrétaire d'État, à propos du maréchal de Vitry : Je ne demande au Roi ni punition ni vengeance de l'assassinat qu'on a commis en ma personne, mais je le supplie de ne me point commander de voir l'assassin[3]. Il se montrait plus accommodant à l'égard du comte d'Harcourt[4]. Or voici qu'un courrier apporte à Toulon les ordres du Roi, qui sont d'attaquer les îles de Lérins.

Le départ inopiné de la flotte ne déçut point trop le cardinal.

Le 1er mars, quinze jours après la lettre de Louis XIII[5], il béatifiait la décision de l'archevêque : Il ne reste maintenant, écrivait Richelieu, qu'il tirer l'avantage qu'on pourra du voyage que l'on fait... Je crois, par la grâce de Dieu, que tout ira bien[6].

La reprise des îles était désormais l'objectif principal.

 

Sous les murs d'Oristan.

Le 22 février, les quarante vaisseaux et les vingt galères du Roi Très Chrétien paraissaient à l'entrée de la baie d'Oristan, qui s'ouvre sur la côte occidentale de la Sardaigne.

A deux lieues dans les terres, la ville d'Oristan s'élevait non loin du fleuve du même nom, groupant autour de son archevêché ses deux mille maisons, qu'habitaient environ vingt mille fumes. Une tour, large de vingt-quatre toises, haute de vingt-quatre pieds, commandait l'entrée de la baie. Munie de murailles d'une épaisseur de trois toises, elle était armée de quatre canons, qui, le lendemain à la pointe du jour, tirèrent sur les navires, mais qui, dès les premières ripostes se turent, car les défenseurs n'avaient point juré de s'ensevelir sous les ruines. Le 23, le comte d'Harcourt débarquait ses troupes et marchait sur la ville avec six petites pièces de canon. C'est dans une ville déserte que l'avant-garde entra sur les cinq heures du soir. Déserte, non point vidée de ses victuailles ni de ses richesses.

Le 25, les milices du pays s'étant rassemblées, d'Harcourt fut attaqué en rase campagne par deux mille hommes de pied et quatre mille chevaux. Ses troupes, inférieures en nombre, ne purent que regagner le rivage, harcelées cinq heures durant ; mais nullement entamées. La ville en flammes projetait sur le ciel une lueur d'incendie. Les troupes, arrivées le soir, campèrent et, le 27, remontèrent sur les navires[7], qui firent voile aussitôt vers Cannes, en vue d'attaquer, sans plus différer, ces deux îles qui passaient déjà dans l'Espagne pour deux royaumes inconnus[8].

 

D'abord l'île Sainte-Marguerite.

On était à l'aube du 24 mars 1637. D'une redoute appelée le Fortin, tapit à la pointe orientale de l'île Sainte-Marguerite, les Espagnols apercevaient la flotte du Roi mouillée au Golfe Juan, à une demi-portée de mousquet. Ils remarquaient, non sans inquiétude, qu'une escadre, détachée un peu hors du golfe, était prête à fondre sur tout secours venant d'Italie. Du fort de Ragon, qu'ils s'étaient empressés d'appeler le fort de l'Aragon, et qui, non loin de la tour de Batiguier, défendait la pointe occidentale, ils surveillaient une seconde escadre mouillée au large de Théoule et prête à fermer l'entrée du Frioul à tout secours qui leur fût venu d'Espagne. L'une et l'autre escadre devaient canonner les trois autres forts, tandis que le corps principal de la flotte attaquerait le Fortin.

Dès cinq heures du matin, les vaisseaux ouvrirent le feu, qui ne cessa qu'à six heures du soir. Le Fortin avait alors reçu deux mille boulets et ne présentait plus, du côté de la mer, que talus de terre éboulée, parapets ruinés, batteries démontées. Le corps de débarquement n'attendait que l'ordre de descendre dans Pile avec son artillerie, ses ponts, ses échelles, ses tentes, ses pelles, toutes sortes d'outils à travailler, ruiner, miner et saper, avec ses sacs pleins de terre, ses fascines et ses tonneaux. Mais la nuit tombait, le ciel était menaçant, et, vers neuf heures, un vent furieux, accompagné d'une pluie torrentielle, dispersa les bateaux, jetant à la côte les plates qui portoient les préparatifs, obligeant les vaisseaux à prendre un mouillage plus assuré.

L'attaque recommença le 28 mars. Le Fortin, que les Espagnols avaient nativement réparé, fut ruiné plus encore que la première s et emporté par les troupes de débarquement, tandis que les troupes d'Espagne s'enfuyaient vers le fort de Monterey.

Sur a contrescarpe de ce dernier fort, les ennemis passèrent la nuit à se retrancher eux-mêmes et à mettre en batterie leurs canons qui tirèrent dès l'aube. La canonnade se prolongea jusque vers quatre heures. La garnison, où prédominaient les Napolitains, beaucoup moins ardents que les Espagnols, semblait vouloir parlementer. Elle ne tarda guère à quitter le fort et s'enferma dans celui de Sainte-Marguerite. Elle laissait à Monterey le canon avec les munitions de guerre et de bouche, des poudres et des mèches allumées à plusieurs endroits, ce qui fit croire qu'elle avoit eu grande hâte de s'enfuir[9]. Mais à présent elle pouvait tenir des semaines derrière les bastions, demi-bastions, fossés et demi-lunes, derrière les rochers inaccessibles du fort de Sainte-Marguerite.

 

Le fort Sainte-Marguerite.

Le 6 avril, on annonça à M. de Noyers l'arrivée à Paris d'un courrier de M. de Sourdis. M. de Noyers ne doutait point que le courrier ne vint lui apporter la prise des îles. Quelle déception ! Pas plus forte que celle du Roi, qui venait de lire les dépêches à Rueil. Un profond découragement avait envahi l'âme de Sourdis. Depuis ce temps-là, disait l'archevêque au cardinal, nous n'avons avancé un pas et nous sommes amusés à nous fortifier contre Sainte-Marguerite, comme si nous avions peur qu'ils nous vinssent attaquer, et à faire des batteries sur le Frioul, sans songer que nous leur laissons deux portes ouvertes aux ennemis, Ragua et Batiguier, par où ils entreront quand ils voudront dans l'île[10]. Louis XIII, en son impatience, écrivit à Richelieu le 15 avril : Le maréchal de Vitry décrie, se moque, partout où il passe, de l'affaire des îles. J'ai bien peur que, si nous n'en prenons un extrême soin, elle ne réussisse pas. J'avois hier proposé à M. de Noyers pour vous dire que, si on fait courir le bruit que je m'avance vers Lyon avec une partie du régiment des gardes et des Suisses, cela pourroit apporter quelque bon effet, tant par la peur qu'auroit le maréchal de Vitry que par l'envie que les autres pourvoient avoir d'achever l'affaire avant que je fusse à Lyon ce n'est pas que j'aie nulle envie d'y aller. Il est si peu désireux de se mettre en route, qu'il ajoute au bas de sa lettre Depuis que j'ai écrit, il me vient de venir une pensée, qui est d'y envoyer Monsieur le Prince. De son gouvernement de Bourgogne, Monsieur le Prince peut s'y rendre aisément. C'est un voyage d'un mois[11]. Le cardinal le propose aussitôt à Condé. Le Roi, de son côté, annonce à Sourdis que Vitry va être remplacé par Monsieur le. Prince. Mais Monsieur le Prince refuse et s'attire du cardinal ce hautain billet : Les occasions sont si chauves, que celui qui les perd ne les recouvre pas ; je crains bien que celle que vous aviez de servir le Roi en ce rencontre soit passée[12]. Et, le 23 avril, le Roi donne à son ministre cette assurance : Je ne manquerai de faire le froid à Monsieur le Prince, quand il viendra et lui témoignerai le desservice qu'il m'a fait[13].

Vitry a compris : il se ménage un entretien avec le comte d'Harcourt. La réconciliation, qui n'était qu'apparente, permit toutefois à cinq cents hommes du régiment de Vitry et à une compagnie de chevau-légers de débarquer dans l'île Sainte-Marguerite.

L'armée navale, de son cité, n'était pas demeurée complètement inactive. Elle avait mis en fuite les galères espagnoles. Le fort de Bagou s'était rendu le 20 et la tour de Banquier le 24. Quant au fort Sainte-Marguerite, à demi ruiné, ayant une partie de son artillerie hors d'usage et ne disposant plus que d'un peu d'eau saumâtre, il semblait bien être sur ses fins[14].

 

La Trêve.

Dès la première semaine de mai 1637, le fort Monterey est plein de rumeurs joyeuses : le comte d'Harcourt donne des festins en l'honneur des officiers espagnols[15]. Don Miguel Perez de Goya, gouverneur de l'île, a été blessé d'une mousquetade au cou pendant une sanglante et infructueuse sortie ; une partie de sa garnison s'est mutinée ; il vient de signer une trêve de six jours au bout desquels il s'engage à se rendre, s'il n'est secouru. Tandis que les officiers sont fêtés à Monterey, les soldats sont autorisés à venir boire deux par deux à la fontaine, que détient l'armée du Roi.

Il a été convenu, entre autres conditions, que la place ne pourroit être tenue pour secourue, s'il n'y clama mille hommes avec leurs vivres et munitions de guerre pour un mois[16]. Il n'y a pas grande chance que ce secours arrive, bien que le gouverneur de Milan soit averti de la détresse du fort Sainte-Marguerite. L'escadre française veille au large de Saint-Laurent-du-Var. Elle arrête la flotte ennemie, et voici que s'est levée l'aube du sixième jour.

Ce 12 mai 1636, vers trois heures du soir, conformément aux articles de la trêve et de la capitulation, la garnison espagnole commence à sortir du fort : six cents soldats marchant par rangs de cinq, tambours battants, enseignes déployées, mèche allumée et balle en bouche. Deux cent dix blessés les suivent. Deux pionniers français conduisent les deux canons qu'on a permis aux Espagnols d'emmener. Les vaincus vont s'embarquer sur les tartanes qui les porteront à Final.

Une escorte de cinquante-quatre chevaux ferme le cortège. C'est l'escorte du gouverneur de l'île. A sa tête s'avance don Miguel Perez. Un groupe de cavaliers, entouré des deux compagnies de Vallavoine et de Moissac, l'attend sur la contrescarpe : voici fleuri de Lorraine, comte d'Harcourt, l'archevêque de Bordeaux, le comte de Carcès et d'autres gentilshommes de Provence. Parvenu au milieu du pont qui enjambe le fossé, Perez descend de cheval et s'approche d'Henri de Lorraine, qui à son tour muet pied à terre. Embrassades, compliments, déclarations espagnoles aussi fières que courtoises : si Perez a été contraint de se rendre, c'est bien plus à la guerre intestine des siens qu'à la force des ennemis qu'il a cédé ; il ne s'en estime pas moins heureux d'avoir la gloire d'être vaincu par un aussi valeureux prince[17].

Lorsque le valeureux prince pénétra dans le fort, où restaient vingt-cinq canons, abandonnés par les troupes d'Espagne, il trouva sur une pierre bleue cette inscription gravée en lettres d'or par ordre de don Perez de Goya : Él valor sin segundo y prudencia del conde de Harcourt favorescido de Dios tomo essas islas a XXVIII de março de l'anno MDCXXXVII. Porque os espantays ?

 

A Saint-Germain et à Rueil.

Le lendemain 13 mai, dans sa maison de Rueil, le cardinal écrivait à Sourdis : Le sieur de Caen, qui s'en retourne vous trouver, vous dira l'impatience dans laquelle nous sommes de ce qui se passe dans l'île Sainte-Marguerite[18]. Le même jour, de Versailles, Louis XIII mandait à Richelieu : Je ne partirai pour Saint-Germain qu'à trois heures après-midi pour le plus tôt. Je me porte fort bien et ai eu aujourd'hui grand plaisir à la chasse, mes chiens ayant pris deux renards, qui ont été chassés à grand bruit[19]. Il était près de onze heures du soir, lorsque, de retour à Saint-Germain, le Roi apprit la trêve du 6 mai, dont les articles montraient la chute du fort Sainte-Marguerite inévitable. Malgré l'heure tardive, il griffonna à nouveau pour le cardinal : Vous saurez par le sieur d'Oyenville la capitulation du fort Sainte-Marguerite. J'espère que le bon Dieu nous continuera, le reste de cotte année, ses bénédictions pour avoir une bonne paix, ce pourquoi je le prie de tout mon cœur[20].

Le cardinal sortait sans doute de son premier sommeil, lorsque M. d'Oyenville lui remit, avec la lettre du Roi, celle qu'il lui apportait de la part de Sourdis. Contretemps inattendu, car, ainsi que don Diègue l'observe dans le Cid,

Toujours quelques soucis, en ces événements.

Troublent la pureté de nos contentements.

Impossible de rien comprendre au cryptogramme envoyé par Sourdis. Le 15 mai, tout en témoignant à l'archevêque de Bordeaux la joie qu'il avoit de l'entreprise de Sainte-Marguerite, le cardinal, revenu à Paris, en fut réduit à lui avouer qu'il n'avait pas lu sa lettre : Nous n'avons pu trouver le chiffre pour la déchiffrer, le Père Joseph ne l'ayant pas. Mandez-moi, avec celui que je vous ai donné, ce qui est dans ladite lettre, afin que je puisse vous faire savoir les intentions du Roi sur ce sujet[21].

Si le Père avait eu entre les mains le chiffre qu'avait cherché en vain le cardinal, Son Éminence eût eu la joie de se convaincre que Saint-Honorat capitulerait également.

 

Un traité secret.

Elle était un fait accompli, cette capitulation, à l'heure où M. d'Oyenville se remettait en route. Le 14, il avait été convenu, entre d'Harcourt, Sourdis et don Juan de Tamayo, gouverneur de Saint-Honorat, que les retranchements, tours, redoutes et forts de l'île avant été battus par les armées du Roi avec grande perte des assiégés, la descente faite et la place investie de toutes parts et réduite à telle extrémité qu'elle ne pouvoit tenir durant six heures, néanmoins de grâce, il leur étoit accordé qu'ils sortiroient présentement, la vie sauve, avec leurs armes et bagages. La garnison espagnole recevrait des bateaux et des barques et les vivres nécessaires pour gagner Porto-Hercules.

Ce n'était pas sans peine que d'Harcourt et Sourdis avaient obtenu ce succès. Dès le 13 mai, l'escadre du commandeur de Gouttes s'était portée à la pointe occidentale de Saint-Honorat, l'escadre de M. de Mantin à la pointe orientale, tandis que précédé d'un trompette, le commandeur de Guitaut venait offrir à don Juan de Tamavo, gouverneur de l'île, une capitulation non moins honorable que celle qu'avait acceptée, le 6 mai, le gouverneur de Sainte-Marguerite. Don Juan avait alors dépêché, en parlementaire, au comte d'Harcourt un Milanais, don Bartholomeo Matiez, qui avait déclaré qu'il ne pouvait rien décider avant d'en avoir averti le gouverneur de Milan ou le représentant de l'Espagne à Monaco.

Les pourparlers en étaient restés là. Forts et retranchements ayant été longuement battus par le canon des navires, le gouverneur les avait évacués et s'était réfugié dans la tour qui défendait file au midi. Il refusait toujours de se rendre, mais lorsque les troupes coururent vers la contrescarpe de son dernier refuge, les cris de Pace ! Pace ! sortirent des retranchements : don Juan de Tamayo renonçait à la lutte[22].

Le 2 mai, Sourdis, en une lettre, qui suivit celle que le Père Joseph n'avait pu déchiffrer, s'expliqua enfin : un don immédiat de deux mille pistoles, un don, — différé, — de mille autres avaient convaincu le gouverneur qu'il ne pouvait plus utilement se défendre.

 

 

 



[1] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 268-280.

[2] Voir ci-dessus, Le royaume en grand péril, chap. II.

[3] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 279-280.

[4] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 283-284.

[5] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 285.

[6] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 303-304.

[7] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 303.

[8] Mercure françois, t. XXI, p. 314.

[9] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 326-328.

[10] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 342.

[11] Affaires étrangères, Lettres de Louis XIII.

[12] Duc d'Aumale, Histoire des Princes de Condé, t. III, p. 301.

[13] Archives des affaires étrangères, Lettres de Louis XIII au Cardinal de Richelieu.

[14] Correspondance de Sourdis, t. I, p. 373-374.

[15] H. Moris, L'Abbaye de Lérins, p. 277.

[16] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 365.

[17] H. Moris, L'abbaye de Lérins, p. 278.

[18] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 1029.

[19] Affaires étrangères, Lettres de Louis XIII au Cardinal de Richelieu.

[20] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le cardinal de Richelieu, p. 300.

[21] Eugène Sue, Correspondance de Sourdis, t. I, p. 385-386.

[22] H. Moris, L'Abbaye de Lérins, p. 279.