HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

MEILLEUR ÉTAT DES AFFAIRES

CHAPITRE QUATRIÈME. — RICHELIEU ET LE PÈRE MONOD.

 

 

Jusqu'où l'ambition ne va-t-elle pas, quand elle s'est rendue maîtresse d'un esprit religieux ? C'est dans les Mémoires du cardinal que l'on trouve cette réflexion inspirée par Virgile. Elle termine une page fort passionnée où le Père Monod est représenté comme un homme s'ingérant dans les affaires sans y être appelé, comme un violent et un brouillon qui, après avoir été en quelque estime auprès des deux derniers ducs de Savoie, avait perdu la confiance du Duc régnant : La Duchesse même, observe le cardinal, s'en étoit voulu défaire avec passion, pour ce qu'il étoit son confesseur, et avoit supplié le Roi de l'y aider afin qu'il ne semblât pas que cela vint d'elle[1]. Richelieu se rendait compte que le Père Monod voulait devenir le Richelieu d'une grande Savoie fort dangereuse pour la France[2].

Au début du mois de mars 1637, le Jésuite, en compagnie du marquis de Saint-Maurice, ambassadeur de Savoie, venait de s'entretenir avec le cardinal des traités de Cherasco et de Rivoli ; il lui avait montré la Valteline presque perdue, le duc de Parme révolté, celui de Mantoue en neutralité, les Montferrins irrités contre la France, toute l'Italie ouverte aux Espagnols, dont toutes les forces viendroient fondre sur les États du duc de Savoie. Mgr le Cardinal, qui ne peut souffrir qu'on touche à aucun de ses mauvais succès, nous dit le Père, s'altéroit sensiblement à ces observations. Et lorsque le religieux le pria de lui donner quelques conseils sur la manière dont il devoit se régler envers le roi de Hongrie, qui étoit reconnu Empereur par bous les princes de l'Empire, le seul nom d'Empereur le fit entrer en incandescence. Le cardinal, mal disposé comme il étoit, ne voulut voir dans cette question que le désir de se départir de l'alliance du Roi[3].

Richelieu s'était, en fait, préoccupé de cette audience. Le 24 avril 1637 il avait, de Charonne, mandé à Chavigny : M. de Chavigny ne manquera pas de m'envoyer demain matin, avant que M. l'Ambassadeur de Savoie et le Père Monod viennent ici, un extrait du traité fait entre le Roi et M. de Savoie, pour savoir ce à quoi M. de Savoie manque, et ce que le Roi lui a donné depuis, outre et par-dessus le traité, afin que je puisse répondre au Père Monod, s'il me parle demain[4]. Préoccupation qui était également celle de Louis XIII, puisque, le 29, le Roi avait écrit de Versailles au cardinal : Le Père Monod me doit venir dire adieu demain, à dix heures du matin. Si vous savez qu'il me veuille parler de quelque affaire, je vous prie de m'écrire ce que j'ai à lui répondre[5]. Aussitôt l'extrait reçu, Richelieu l'avait muni d'un titre qui révélait son irritation : Raisons pour répondre aux violences du Père Monod[6].

Lorsque le Père était arrivé en France au mois de mai 1636, le duc de Savoie venait de demander au cardinal si, en Italie, il valoit mieux faire une guerre offensive ou se contenter d'une guerre défensive à laquelle participeraient tous les princes italiens. Mais l'offensive coûterait chaque année deux millions de plus que l'autre. C'est pourquoi malgré ses avantages, et malgré l'insistance du religieux, le cardinal avait résolu de s'en tenir à une défensive, pour laquelle on grossirait les garnisons de Pignerol, Casal et Bremo et qui n'excluait pas l'envoi de troupes françaises capables, le cas échéant, de passer à l'attaque[7].

Richelieu n'avait pas manqué d'agiter avec le marquis de Saint-Maurice et le Père Monod, durant l'hiver de cette année 1637, une question quelque peu épineuse, l'exécution des traités de Cherasco signés en 1631[8]. Les puissances allaient en discuter il Cologne. Aux termes du traité public, Victor-Amédée avait vendu à la France la ville de Pignerol cinq cent mille écus. Aux termes du traité secret, le duc de Savoie consentait à n'en recevoir que quatre cent quatre-vingt mille, qui étaient une somme qu'il devait depuis fort longtemps au duc de Mantoue et que le traité public l'obligeait à verser avant de recueillir sa part du Montferrat. Mais, ne les ayant pas reçus du Roi, il ne les avait pas payés. Il importait que le marquis de Saint-Maurice déclarât à la conférence de Cologne que le Roi avait rempli les clauses du traité. Le Père Monod y consentit à condition que le Roi le mit à même de désintéresser le duc de Mantoue et d'entrer en possession des territoires qui lui revenaient. Par malheur, sans les quatre cent quatre-vingt mille écus, tous les discours du cardinal restaient inopérants sur le duc de Savoie. Le cardinal allégua vainement que le duc de Mantoue refusait le moindre versement, trop heureux d'avoir un prétexte pour ne pas ratifier un traité qui le dépouillait. Cet argument n'ayant aucune prise sur le Père Monod, il fut décidé que M. d'Hémery irait régler l'affaire de Mantoue, que la somme serait déposée entre les mains du receveur des consignations du Conseil du Roi[9], et le refus du Duc constaté. Mais le 23 février 1637, la mort de l'empereur Ferdinand-remit une fois de plus la conférence de Cologne.

En ce mois de mai 1637, où le Père Monod lui reparlait de cette conférence, le cardinal n'oubliait pas ses griefs contre le due de Savoie et le religieux. Victor-Amédée qui vouloit ménager son pays et n'y recevoir que le plus tard qu'il pourroit les troupes qui venoient de France, c'est-à-dire au moment précis où elles seraient nécessaires pour empêcher le ravage de celles d'Espagne, faisoit des difficultés pour leur donner logement. Bien que le Père Monod se vantât d'avoir insisté sur l'offensive pourvu qu'on la fit vivement[10], Richelieu lui en voulait de n'avoir pressé ni les troupes du Roi ni l'argent, qui étoient les choses solides, mais de s'arrêter simplement à faire des instances violentes et hors de saison pour de simples vanités.

L'une de ces vanités était l'ambition de la maison de Savoie, le titre de Roi. Christine eût bien voulu ceindre la couronne royale : Madame, qui est de la maison de France, disent les Mémoires du cardinal, en a le courage, et les sœurs de laquelle sont reines, bien que l'une soit cadette, ne diminuoit pas ce désir du duc son mari, mais au contraire l'enflammoit encore davantage et même en prenoit occasion du service que ledit Duc rendoit au Roi, au hasard de ses États, au péril de sa personne et eu un temps où il y avait peu de princes qui demeurassent fidèles en leur alliance avec Sa Majesté[11].

Richelieu s'irritait de la passion avec laquelle le Père Monod s'arrêtoit à la poursuite de ces prétentions frivoles. Cependant, sur le conseil de M. d'Hemery, un peu inquiet du mécontentement que pourrait montrer un prince aussi vain que Victor-Amédée, il avait décidé que les ambassadeurs de Savoie recevraient, kirs de leur première et de leur dernière audience, les honneurs des gardes. Le Père Monod se contente de ces os à ronger, mais, deux jours plus tard, il demande davantage : il veut que, dans toutes les cours, les ambassadeurs du Roi rendent aux ambassadeurs de Savoie les mêmes honneurs qu'à ceux des têtes couronnées. Richelieu éclate, il se fâche contre M. d'Hemery, il dit rudement son fait au Jésuite et ne lui cache pas que les honneurs, lors de la première et de la dernière audience, ne seront jamais accordés qu'au seul marquis de Saint-Maurice. Ce qui déchaina, à travers la Cour ébahie, les protestations et les menaces du religieux : Le Père Monod, racontent les Mémoires du cardinal, disoit assez impudemment que le Duc son maître agiroit sans affection en ces occasions, puisqu'on en témoignoit si peu envers lui.

Il fit tant de bruit que Victor-Amédée, à qui furent portées les plaintes de Louis XIII, répondit que le mécontentement du Père Monod ne faisoit point le sien, qu'il savoit bien que ce n'étoit pas la saison de demander de semblables choses ; que le Roi savoit bien qu'il avoit toujours cela dans l'esprit, que cela seroit capable de l'obliger beaucoup, et que Sa Majesté jugeroit bien quand il serait temps de lui accorder ces grâces. Les Mémoires de Richelieu, qui relatent cette réponse, ajoutent : Ledit Père Monod, sachant qu'on n'avoit pas trouvé bon son procédé, au lieu de le corriger, redoubla ses impertinences, paraissant être allé à la Cour plutert pour quereller que pour négocier, faisoit tous les jours des conférences avec toutes sortes de personnes qui donnaient lieu de se méfier de lui, pour ce qu'il sembloit avoir intelligence avec des personnes mal affectionnées à Sa Majesté. Il se mêla même dans les intrigues de cour et fut si mal avisé de dire au Père Caussin qu'il devoit bien prendre garde comme il agiroit en l'affaire de la vocation de Mlle de La Fayette et qu'il lui importoit d'en prolonger l'exécution tant qu'il pourroit parce que, s'il la laissoit longtemps indécise, il seroit longtemps nécessaire. Et, pour ce qu'il voyoit qu'il avoit peine de faire entrer le Duc son maître en créance certaine que le cardinal ne l'affectionnât et ne traitât avec lui en confiance, il supposa qu'un gentilhomme nommé Serrantes, qui étoit venu de Savoie avec lui, avoit été soupçonné à la Cour d'avoir dessein d'attenter sur la personne du cardinal, et le renvoya sur ce prétexte, en toute diligence, en Piémont, afin de persuader par ce moyen audit Duc, que ledit cardinal étoit en méfiance de lui jusques à attenter à sa vie, et qu'il ne devoit attendre de lui aucun bon office près de Sa Majesté[12].

Il ne faut donc pas s'étonner si, le 3 mai 1637, Richelieu fit un accueil assez aigre au Père Monod qui venait prendre congé de lui. Le cardinal était d'autant plus acerbe, que le religieux avait confié à Chavigny un long mémoire de ses revendications : Il prend tout ce qu'on dit, constatait en gémissant à part soi le Père, connue si c'étoit autant de reproches, et, pour délicatement qu'on lui parle, il met soudain le marché à la niant[13]. Le cardinal acheva son interlocuteur en lui déclarant qu'il venait de dépêcher un courrier au due de Savoie, pour l'assurer qu'il n'avait jamais demandé le renvoi de Senantes. Il eut alors le plaisir de voir le Jésuite fondre en larmes et il prit la précaution de le prier de reprendre ses esprits avant de sortir de la chambre. Son Éminence ne vouloit pas qu'il partit à ceux qui le verroient sortir en cet état qu'il y eût quelque changement ou rupture entre le Roi et Son Altesse[14].

Le 13, le Père Monod déçu reprenait, avec M. d'Hémery, le chemin de Turin, laissant de soi la plus factieuse impression à Richelieu. Il a autant d'esprit et de malice, songeait le cardinal, que le Père Caussin avoit de simplicité et d'ignorance[15].

Au moment où l'ambitieux Jésuite regagnait les États du duc de Savoie, il y avait plus de trois mois que le duc de Parme avait fait son accommodement avec l'Espagne.

 

 

 



[1] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 347.

[2] Gabriel de Mun, Richelieu et la maison de Savoie, p. 119.

[3] Général H. Dufour et professeur E. Rabut, Le Père Monod et le Cardinal de Richelieu, p. 35.

[4] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 777.

[5] Comte de Beauchamp, Le Roi Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, p. 244.

[6] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 770.

[7] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 2-10, et Gabriel de Mun, Richelieu et la Maison de Savoie, p. 175-177.

[8] Sur ce traité, voir Hassan, Histoire de la diplomatie française, t. II, p. 457 ; Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, p. 660-665, notes, et Dumont, Recueil des traités, t. V.

[9] Relation de M. d'Hémery, citée par le marquis de Mun, p. 180.

[10] Voir, dans Richelieu et la Maison de Savoie, p. 176, note 2, une lettre du Père Monod au duc de Savoie du 30 décembre 1637.

[11] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VIII, p. 12.

[12] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 12-18.

[13] Gabriel de Mun, Richelieu et la Maison de Savoie, p. 187.

[14] Gabriel de Mun, Richelieu et la Maison de Savoie, p. 187.

[15] Aubery, Histoire du Cardinal Duc de Richelieu, t. III, p. 871.