HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

MEILLEUR ÉTAT DES AFFAIRES

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA REINE ANNE D'AUTRICHE.

 

 

Dans une lettre datée du 29 octobre 1636, le cardinal écrivait à Chavignv : Prenez garde, quand vous parlerez à Chenelle, qu'elle ne puisse soupçonner qu'on ait subodoré les écritures. Il vaut mieux ne lui rien dire du tout et continuer à découvrir animi motum et nocendi artes[1]. Le 2 novembre suivant, au bas d'une autre lettre adressée par le cardinal au même Chavigny, on lisait en post-scriptum : Au lieu de parler à Chenelle de sa mauvaise conduite, il vaudroit mieux que le Roi exécutât la volonté que je lui ai vue d'éloigner d'Argouges... Ce d'Argouges était le trésorier de la maison de la Reine, Chenelle était le sobriquet dont on affublait la Reine elle-même, comme le Chêne était le sobriquet dont on affublait le Roi. Anne d'Autriche était à la veille d'une catastrophe, faisoit faire des gratifications et voyages en faveur de gens qui ne favorisaient pas les affaires du Roi. La continuation des pratiques avec la Fargis et Mirabel requérait ces précautions, autrement il en arriveroit de l'inconvénient[2].

Le cardinal connaissait donc la correspondance secrète que la Reine entretenait avec Mme du Fargis et le marquis de Mirabel, ancien ambassadeur d'Espagne à Paris. Le cardinal, en une seconde lettre adressée à Chavigny, l'agrès-liner de ce 2 novembre 1636, revient sur ces graves soupçons : Les dernières pièces interceptées, écrites de Flandre à Chenelle, dit-il, promettent qu'on verra quelque chose de nouveau et qu'on attend quelque changement qui les rendra padrones y goustosos del campo (maîtres et en pleine possession du champ de bataille) et se moquent fort des armes et de l'inconstance de la France. En vérité, M. de Chenelle n'est pas excusable après tous les bons traitements qu'il a reçus[3]. Six jours plus tard, M. de Chenelle, sous la plume de Richelieu, devenait une jeune fille, mais n'en était pas mieux traité : Quant à Mlle de Chenelle, je ne vous puis dire autre chose, sinon que l'ancienne générosité de la lapidaire (la duchesse de Chevreuse) a toujours fait qu'en ce pays-là on a toujours pris le contre-pied de M. du Chêne ; c'est un esprit léger qui se laisse porter à beaucoup de choses qui lui sont contraires. Je prie Dieu qu'il lui pardonne bien le passé et qu'il la dirige mieux pour l'avenir[4]. Le cardinal était résolu à lui couper désormais le nerf de la guerre. Il mandait à Chavigny, le 18 novembre : Après avoir payé huit cent mille écus de dettes pour-la Reine, en quoi la Fargis et Mirabel n'ont pas eu de part, il n'est plus raisonnable de laisser la porte ouverte à pareil désordre[5]. Richelieu était plus résolu encore à interrompre la dite correspondance et à châtier les correspondants.

Anne d'Autriche, pour son malheur, n'était pas assez convaincue de ce dont Louis XIII était plus que jamais persuadé : M. le Cardinal est un étrange esprit, car il découvre toutes choses. Il a des espions proche des princes étrangers, il apprend leurs desseins, il fait surprendre les paquets par des hommes déguisés ; qui détroussent les courriers[6]. L'imprudente princesse continuait d'écrire à Mirabel, aux ministres d'Espagne qu'elle avait eu l'occasion de rencontrer en France, à la Reine d'Angleterre, au cardinal infant, au duc de Lorraine. Ses lettres étaient remises au secrétaire de l'ambassade d'Angleterre par son porte-manteau ordinaire, M. de La Porte, qui parfois les envoyait à la duchesse de Chevreuse, exilée à Tours. Ce fut donc sans aucune surprise que, le lundi 10 août 1637, à La Chapelle-La-Reine, près de Fontainebleau, le cardinal lut ce billet que le Roi lui avait écrit du château de Madrid, dès sept heures du matin : Comme hier au soir je m'allois mettre au lit, le petit Lalande — Étienne du Deffend, seigneur de Lalande, maître d'hôtel d'Anne d'Autriche — me vint dire que la Reine lui avoit dit qu'elle ne pouvoit venir à Chantilly plus tôt que mercredi ou jeudi, parce que son bagage n'étoit pas prêt ; je lui dis que ce n'étoit point cela et que c'est qu'elle vouloit tenir cercle à Paris deux ou trois jours. Je trouve étrange ce changement, car elle m'avoit dit avant-hier au soir qu'elle seroit mardi à Chantilly sans faite. J'ai cru vous devoir donner avis de ce que dessus[7].

Il y avait alors une quinzaine de jours qu'une réponse du marquis de Mira bel à la Reine était tombée entre les mains du cardinal. Richelieu avait fait ouvrir le paquet par ses plus habiles spécialistes et la lettre, dont copie avait été prise, était parvenue à la Reine sans aucune trace d'effraction.

Son Éminence avait été moins heureuse, lorsqu'il s'était agi de saisir la lettre que la Reine ne pouvait manquer d'écrire à l'ambassadeur. Cette lettre était demeurée insaisissable. Mais, depuis le début du mois, Richelieu avait découvert ce que la Reine faisait quand elle se retirait au couvent du Val-de-Grâce. C'est de là qu'elle correspondait avec les ennemis : le cardinal savait même qu'il y avait, sur la terrasse d'un jardin qui communiquait avec le cabinet de la Reine, certaine cassette qu'il paraissait facile d'introduire dans ce cabinet sans éveiller l'attention des filles d'honneur. L'une de celles-ci, — sans doute cette Mlle de Chemerault dont le visage ne revenait point à Louis XIII, avait donné avis au cardinal que la cassette avait été ouverte par la Reine en présence de l'abbesse et d'une autre religieuse.

Il semble bien que, dès le 10 unit, le Roi n'ignorait aucun de ces détails. Richelieu ne lui avait pas caché qu'il fallait s'emparer de tous les papiers de la Reine, qui ne pouvaient titre qu'au Val-de-Grâce. Louis XIII avait aussitôt commandé au chancelier et à l'archevêque de Paris de faire une fouille minutieuse dans l'appartement de la Reine au Val-de-Grâce et d'en rapporter l'inventaire. L'abbesse avait été interrogée[8]. L'archevêque, semble-t-il, avait cru devoir avertir secrètement Aime d'Autriche, qui trouva le temps de mettre ses compromettantes archives en lieu sûr ou de les brûler. Voilà sans doute pourquoi, désireuse de rester à Paris, elle alléguait que son bagage n'était pas prit.

Richelieu avait attiré les yeux du Roi sur les allées et venues de M. de La Porte[9].

Ce 10 août 1637, à huit heures du soir, Louis XIII venait à peine d'arriver au château d'Écouen, où il devait passer la nuit, qu'il adressait à Richelieu ces lignes mystérieuses : J'approuve votre proposition sur l'affaire que vous savez ; j'envoie Dumont vous trouver pour savoir plus amplement votre pensée sur cc qu'il y a à faire. Je ne crois pas que ce soit l'homme de quoi il est question qui aille prendre les paquets au Val-de-Grâce pour les porter à celui qui les fait tenir, toutefois il est bon d'y faire prendre garde. Au pis-aller l'affaire se peut faire comme vous l'avez proposé ; s'il vient après la Reine, comme c'est sa coutume, M. de Noyers pourra écrire une lettre à L'Hostelneau (officier aux gardes) pour l'assister en cas de besoin dans le faubourg Saint-Jacques[10].

 

Le porte-manteau ordinaire.

Le 12 août 1637, au Louvre. La Reine vient enfin de partir pour Chantilly. Son porte-manteau ordinaire ne l'a pas suivie. Il a sur lui une lettre de la Reine que M. de la Thibaudière des Ageaux, gentilhomme du Poitou, qui retourne dans sa province, s'est offert de remettre à Tours, entre les mains de Mme de Chevreuse. Sa Majesté s'est contentée de griffonner un billet : étant sur son départ, elle a tant d'affaires qu'elle n'a lias le loisir de faire une longue lettre ; elle se porte bien ; elle va à Chantilly et le porteur dira à la duchesse plus de nouvelles qu'elle n'en pourvoit écrire.

Bien que la Reine soit autorisée à envoyer à Mme de Chevreuse des billets insignifiants, La Porte préférerait que celui-ci, — à cause de la dernière phrase surtout, — ne fût pas trouvé dans sa poche. Il ne le gardera pas longtemps, puisque voici justement, dans la chambre de Mme de La Flotte, dame d'atour de la Reine, où il vient d'entrer, cet excellent La Thibaudière. Mlle de Hautefort y est aussi, elle attend Mme de La Flotte pour aller avec elle solliciter mi procès. Les deux gentilshommes les conduisent jusqu'à leur carrosse. Demeuré seul dans la cour avec La Thibaudière, La Porte veut lui donner la lettre de la Reine : Gardez-la, dit l'autre, jusqu'à demain, j'ai peur de la perdre. Bien que La Thibaudière soit dans la confidence de M. de Chavigny, l'imprudent porte-manteau sort avec lui par les derrières du Louvre. Sur le pavé de la rue Saint-Honoré, les deux amis se quittent. Il est probable que le Poitevin tourna du côté du Palais-Cardinal. Son compagnon s'en alla, de la part de la Reine, rendre visite à Guitaut, capitaine aux gardes[11], que la goutte et une balle dans la cuisse contraignaient à rester au logis.

Vers six heures du soir, il prit congé du malade et, comme il arrivait au coin de la rue des Vieux-Augustins et de la rue Coquillière, il ne fut pas sans remarquer un carrosse à deux chevaux, avec un cocher habillé de gris, qui stationnait là Il venait de s'engager entre le coin et le carrosse, quand il se sentit poussé vers le véhicule par un homme qui l'avait saisi par derrière en lui mettant une main sur lés yeux. En même temps plusieurs mains le soulevaient, le- jetaient dans le carrosse, puis abattaient les portières. L'attelage partit au grand trot. Quelques minutes plus tard, le prisonnier descendait de carrosse dans une basse-cour et reconnaissait Goulard, lieutenant des mousquetaires du Roi. C'est à la Bastille que l'avaient conduit l'officier, les cinq mousquetaires qui l'avaient enlevé, les seize qui avaient escorté la voiture. On le fouilla, on lui demanda, de qui était la lettre et il dit à Goulard qu'il connaissoit bien le cachet et les armes de la Reine et que c'étoit pour Mme de Chevreuse. Puis on lui fit passer le pont ; il pénétra dans le corps de garde entre deux haies de mousquetaires de la garnison, qui avoient la mèche allumée et se tenoient sous les armes, comme s'il eût été un criminel de lèse-majesté[12]. Au bout d'une demi-heure, on l'enferma dans le cachot de Dubois, le Capucin défroqué et alchimiste qui avait laissé croire au cardinal qu'il pouvait fabriquer de l'or et, devant le Roi et toute la Cour, en plein Louvre, fait constater par Sa Majesté elle-même, dans un creuset, sous la cendre à la place de deux balles de mousquet et d'une substance merveilleuse, la présence d'un lingot d'or. Le cachot était vide, car Dubois avait été exécuté, le 27 juin, pour magie, fausse monnaie et autres crimes. Laissé seul avec un soldat, au pied d'une fenêtre assombrie de trois grilles et derrière trois portes, dont l'une était, en dedans de la chambre, la seconde au milieu du mur et la troisième en dehors sur le degré, il put se demander avec horreur ce que lui voulaient le Roi et le cardinal[13].

 

Au Val-de-Grâce.

Le surlendemain de l'arrestation, Louis XIII, toujours à Chantilly, prit la peine de mander à Richelieu qui se reposait à Royaumont : M. de Brulon m'ayant dit qu'il vous alloit trouver, je lui ai baillé ce billet pour vous faire savoir que je suis en impatience de savoir ce qui se sera passé à Paris en suite de la prise de La Porte, tant au logis dudit. La Porte pour ses papiers qu'au lieu où M. le Chancelier devoit aller. J'ai appris, depuis que je ne vous ai vu, que Chenelle entretint l'homme de quoi j'ai parlé ci-dessus deux heures entières dans son petit cabinet, le jour devant qu'il fût arrêté. Elle garda hier le lit tout le jour, disant qu'elle avait mal à la tête ; je m'en rapporte à ce qu'il en est[14].

C'est le 12 août, le jour même de l'arrestation, que le chancelier, en compagnie de Charles le Roi, sieur de La Poterie, conseiller d'État, s'était présenté rue Saint-Thomas du Louvre, à l'hôtel de Chevreuse, où M. de la Porte avait une chambre. La' Poterie avait procédé aussitôt à la saisie de tous les papiers qu'il y avait trouvés. Le lendemain il avait interrogé le prisonnier. Tandis qu'il tirait de son sac des lettres sans intérêt que Mme de Chevreuse avait adressées au dévoué porte-manteau de la Reine, cette pensée était entrée brusquement dans l'esprit du malheureux, qu'elle frappa de terreur : Pour avoir ces lettres, il faut qu'on ait été dans ma chambre. La mort dans l'âme, La Porte songeait à son coffre, a son armoire, au trou qui s'ouvrait dans un coin de fenêtre, où son bras s'enfonçait jusqu'au coude. C'est dans cette cachette qu'il enfouissait tous ses papiers de conséquence, les clefs des chiffres et les paquets. Pourvu que l'on n'eût point remarqué le morceau de plâtre qui le bouchait si justement, qu'on avoit peine à s'apercevoir qu'il eût été rompu. Comme il avait été bien avisé de ne jamais le soulever, qu'il n'eût fait sortir son laquais ! La précaution n'avait pas été inutile, car le laquais, de son côté, était interrogé par le chancelier, qui n'en put. tirer qu'un torrent de larmes, et La Poterie ne fit l'inventaire que de peu compromettantes paperasses[15].

Ce même 13 août 1637, au Val-de-Grâce, la chasse ne fut pas plus fructueuse. Le Père Griffet, avec sa clarté ordinaire, en a conté les détails. Voici, dès huit heures du matin, le chancelier Séguier au couvent avec l'archevêque de Paris[16] ; voici l'abbesse, qui s'est imposé la fatigue de quitter l'infirmerie, malgré la fièvre continue dont elle se plaint ; les sœurs sont là d'autant plus silencieuses que l'archevêque leur a défendu de se parler entre elles sous peine d'excommunication. A l'abbesse, qui vient de conduire les visiteurs dans sa cellule, l'archevêque transmet l'ordre du Roi : En vertu de la sainte obéissance, répondre avec sincérité à toutes les questions qui seront faites par M. le Chancelier. Elle est fort suspecte au Roi et au cardinal, cette abbesse, cette Louise de Milli : franc-comtoise et par conséquent espagnole de naissance, sœur du gouverneur de Besançon, elle a toute sa famille au service de l'Espagne. Elle écoute le chancelier. Lorsque le magistrat affirme que le Roi n'ignore pas que la Reine écrit en Flandre au marquis de Mirabel, la supérieure ne se trouble nullement. Pas davantage lorsqu'il donne de redoutables précisions : une lettre datée du 23 juillet est adressée à Mme de Chevreuse ; l'autre, datée du 24, est adressée à Mme du Fargis. Dans celle-ci, la Reine demande s'il est vrai que l'Angleterre est sur le point de rompre avec l'Espagne, ce qui lui feroit beaucoup de peine. Inutile de rien dissimuler, puisque la Reine a tout avoué au Roi. C'est elle-même qui somme l'abbesse, aussi bien au nom du Roi qu'en son propre nom, de tenir le serment qu'elle a fait à l'archevêque et de révéler tout ce que la Reine a écrit dans le monastère.

Mais l'abbesse se dit fort embarrassée de faire la moindre révélation, puisqu'elle n'a jamais vu la Reine écrire ni recevoir aucune lettre dans le couvent.

Elle ne nie pas avoir reçu des lettres de la Reine et les exhibe, toutes datées de 1630, sauf une seule, qui est de 1632 : Qu'est-c-e que c'est que cette parente à qui Sa Majesté demande que l'on transmette les lettres qu'elle envoie ? En réalité c'est Mme de Chevreuse qui est désignée sous ce pseudonyme. Pourquoi des lettres si affectueuses en 1630 et 1632 ? Pourquoi, les années suivantes, nulle trace de correspondance ? Cela n'est pas vraisemblable. La supérieure n'en a pas reçu d'autres. Le chancelier veut absolument savoir qui est la parente de l'abbesse : pauvre fille, elle est morte à présent ; elle ambitionnait une place dans la maison de la Reine, qui lui avoit écrit plusieurs fois qu'elle feroit son possible pour lui procurer cette satisfaction.

Le chancelier n'est pas convaincu. Il inscrit dans son procès-verbal : Nous avons demandé que l'on nous fit l'ouverture de la chambre et du cabinet de la Reine, ou étant entré, après une recherche exacte, nous n'avons trouvé aucuns papiers[17].

Deux cérémonies se déroulèrent au couvent l'après-dîner : d'abord la déposition de l'abbesse, que l'archevêque vint signifier à la communauté assemblée dans le chapitre, puis l'élection d'une nouvelle supérieure, qui fut la maîtresse des novices, sœur de M. de Pont-Château. Lors de ces deux cérémonies, il y avait quelque temps déjà que Mme de Milli, avertie dans sa cellule du sort qui l'attendait par l'archevêque lui-même, était partie avec trois Sœurs, un ecclésiastique et le lieutenant du chevalier du guet escorté de quatre archers. Les voyageuses faisaient route vers La Charité-sur-Loire, pour être enfermées au Mont-de-Piété, petit couvent de leur ordre.

Le Roi commanda au chancelier Séguier de procéder à l'interrogatoire de la Reine. Anne d'Autriche, se voyant présenter une copie de la lettre du marquis de Mirabel qu'on lui reprochait d'avoir reçue, ne nia point ; elle dit seulement qu'il ne s'était jamais agi des affaires de l'État. Quelques heures auparavant, apprenant l'arrestation de La Porte, elle avait envoyé Le Gras, secrétaire de ses commandements, demander au cardinal pourquoi son porte-manteau ordinaire était à la Bastille : Le Gras assurait qu'elle n'avait jamais écrit en Flandre ni en Espagne. Mais Richelieu n'avait pas caché au secrétaire qu'il lui était impossible de préférer des assurances à des certitudes. On comprend que la malheureuse Reine n'ait su trouver d'autre défense que ses larmes.

Cependant tout ce qui dans le Royaume détestait Richelieu tonnait contre les persécutions, dont la Reine, pour des motifs oiseux, était victime[18]. Le 16 août, le cardinal reçut à Royaumont ce billet de Louis XIII, qui le mettait en garde : Patrocle (écuyer ordinaire de la Reine) arriva hier ici, lequel a tenu de très mauvais discours de vous et de moi. Je vous en dirai davantage à première vue et je vous prie de ne dire ceci qu'à M. de Noyers. Je crois qu'il le faudra envoyer hors Paris comme on a fait de la supérieure, ou le mettre à couvert ; le plus tôt qu'on le pourra faire sera le meilleur, donnant, je crois, de mauvais conseils à Chenelle. Je m'en vas courre le loup à Merlou[19].

Mais le cardinal courait un plus noble gibier.

Ce qu'il lui fallait maintenant, c'était contraindre la Reine à des aveux complets. N'avait-elle pas eu, la veille, l'audace de lui dépêcher pour la seconde fois le sieur Le Gras, qui avait renouvelé ses protestations. En vain le cardinal avait répondu secrétaire : Le Roi en sait beaucoup plus que je ne vous en dis[20]. Anne d'Autriche avait appelé à son aide le Père Coussin. Elle avait endoctriné le religieux par ta bouche d'un Cordelier, le Père Faure, son confesseur : Elle lui fit les mêmes serments qu'elle avoit faits au sieur Le Gras, disent non sans dédain les Mémoires, en sorte que le bon Père, qui ne savoit pas ce que le Roi savoit, en demeura persuadé par raison[21].

Il en fut d'autant plus ardent à la défendre auprès du Roi, il insista sur l'insignifiance des lettres qu'elle avait écrites, lettres pleines de compliments et non de crimes d'État. Que de peines et d'humiliations on avait imposées à la Reine pour une faute qui, à la vérité, n'en était peut-être pas une !

Lorsque le cardinal entendit, de la bouche même du Rai, le plaidoyer du Père Caussin, il observa que, l'on avait la preuve des faits niés par la Reine et par son porte-manteau : les affaires de l'État avaient été plus d'une fois le sujet des lettres saisies.

Il est facile de vérifier aujourd'hui l'exactitude des propos de Son Éminence, Victor Cousin ayant publié ces lettres au milieu du siècle dernier. Celle du 23 juillet, adressée à Mme du Fargis, dit, en effet : Je suis toujours bien en peine des bruits qui courent que le roi d'Angleterre et le roi d'Espagne vont être mal ensemble. Celle du 28 mai n'est pas moins compromettante. Elle est adressée au cardinal infant et destinée à être communiquée au comte duc, pour représenter au prince et au ministre qu'il importe fort au Roi Catholique de ne pas se laisser ravir par le Roi Très Chrétien l'alliance du duc de Lorraine, dont la petite armée et les grands talents militaires ne sont pas à dédaigner : Por ser casa que importa mucho al servicio del Rey el conservar en el al duque de Lorena, he procurado con mi amiga (Mme de Chevreuse) que hallasse enta commodidad segura conque poder escrivir a l'amigo (le cardinal infant) ; ha me dicho que la tiene, etc.[22]

Certes on pouvait pardonner à la Reine, mais pas avant d'avoir obtenu les aveux les plus explicites, pas avant que La Porte eût reçu de sa maîtresse l'ordre de parler avec sincérité. Le Roi voulait-il que les factieux pussent proclamer partout que l'on avait traité une reine de France en criminelle d'État, pour avoir écrit des lettres de compliments à ses frères et à une daine de ses amies[23] !

 

La confession d'Anne d'Autriche.

Le 17 août, de bonne heure, un cortège imposant se rendit à Chantilly dans la chambre de la Reine. Le cardinal marchait, accompagné du Père Caussin, du Père Faure, de MM. de Chavigny et de Noyers, ainsi que de Mme de Senecé. Anne d'Autriche n'était pas encore levée. C'était elle qui avait désiré cette rencontre. Sentant que ses dénégations devenaient impossibles à soutenir, elle avait commencé par laisser entrevoir à Le Gras une partie des faits : puis avait chargé l'honnête secrétaire de dire au cardinal que, s'il voulait venir chez elle, rien ne lui serait plus celé. Richelieu en avait aussitôt référé au Roi, qui lui avait commandé de se prêter au désir de la Reine.

A peine entré, le cardinal est frappé de la bonne volonté de la Reine. Mais dès qu'il parle du mécontentement du Roi, dès qu'il rappelle que la reine d'Espagne n'a pas plus que la reine de France la permission d'écrire en pays ennemi, dès qu'il invoque la nécessité où est le Roi de connaître le contenu des lettres incriminées, Anne d'Autriche se jette dans ses déguisements ordinaires : Il est vrai que j'ai écrit en Flandre à Monsieur le Cardinal Infant, avoue-t-elle, mais ce n'étoit que de choses indifférentes, pour savoir l'état de sa santé, et autres choses de pareille nature. A mon avis, il y a plus, réplique le ministre, et si Votre Majesté veut se servir de moi, je l'assure que, pourvu qu'elle me dise tout, le Roi oubliera tout ce qui s'est passé, mais je la supplie de ne m'employer point, si elle veut user de dissimulation.

Amie d'Autriche alors prie les témoins de cette scène de se retirer, pour qu'elle puisse parler au cardinal à cœur ouvert. Mme de Senecé et les deux secrétaires sortent de la chambre ; et, en présence des deux religieux, c'est une véritable confession que le cardinal reçoit des lèvres de la Reine : oui, la Reine a écrit plusieurs fois au cardinal infant, au marquis de Mirabel et à Gerbier, résident d'Angleterre en Flandre, correspondance rédigée dans son cabinet, confiée à M. de La Porte, remise à Auger, secrétaire de l'ambassade d'Angleterre, qui la faisait tenir à Gerbier.

Entre autres choses, elle a témoigné quelquefois des mécontentements de l'état auquel elle étoit et a écrit et reçu des lettres du marquis de Mirabel, qui étoient en des termes qui devoient déplaire au Roi. Elle a donné avis du voyage d'un ministre en Espagne, pour qu'on eût l'œil ouvert à prendre garde à quel dessein on l'envoyoit ; elle a donné avis au marquis de Mirabel qu'on parloit ici de l'accommodement de M. de Lorraine, et qu'on y prit garde. Elle a témoigné être en peine de ce qu'on disoit que les Anglais s'accommodoient avec la France, au lieu de demeurer unis à l'Espagne, et la lettre dont La Porte s'est trouvé chargé devoit être portée à la daine de Chevreuse par le sieur de La Thibaudière, et ladite lettre faisait mention d'un voyage que ladite dame de Chevreuse vouloit faire comme inconnue devers elle[24].

Tandis que la Reine faisait au cardinal cette confession laïque, Son Éminence, témoin de son déplaisir et de sa confusion se montra si bon à son égard, qu'à plusieurs reprises elle s'écria : Quelle bonté faut-il que vous ayez, Monsieur le Cardinal ! J'aurai toute ma vie la reconnaissance et l'obligation que je pense avoir à ceux qui me tirent de cette affaire. Donnez-moi la main. Ce sont les Mémoires qui nous montrent l'homme rouge si miséricordieux et si paternel, et ils ajoutent : Le cardinal refusa par respect, se retirant par le même motif, au lieu de s'approcher[25]. Peut-être Richelieu craignait-il que le Roi, survenant à l'improviste, ne trouvât qu'il parlait à la Reine, comme dit Mme de Motteville, d'un air trop galant pour un ennemi.

Ce même 17 août 1637, après que le cardinal eut rendu compte au Roi de l'entrevue, la Reine fut priée d'apposer sa signature au bas d'une feuille de papier, où Son Éminence avait mis par écrit tous les aveux de la malheureuse princesse. Le document se terminait par ces lignes humiliantes : ... Avouons ingénument tout ce que dessus, comme choses que nous reconnaissons franchement et volontairement être véritables. Nous promettons de ne retourner jamais à pareilles fautes, et de vivre avec le Roi, notre très honoré seigneur et époux, comme une personne qui ne veut avoir aucuns intérêts que ceux de.sa personne et de son État ; en témoignage de quoi nous avons signé la présente de notre propre main, et icelle fait contresigner par notre conseiller et secrétaire de nos commandements et finances. Fait à Chantilly ce 17 août 1637.

Au-dessous de l'attestation dressée pour la Reine, le cardinal avait préparé un pardon écrit et signé de la main du Roi : Après avoir vu la franche confession que la Reine, notre très chère épouse, a faite de ce qui nous a pu déplaire depuis quelque temps en sa conduite, et l'assurance qu'elle nous a donnée de se conduire à l'avenir selon son devoir envers tous et notre État, nous lui déclarons que nous oublions entièrement tout ce qui s'est passé, n'en voulant jamais avoir souvenance ; ainsi voulons vivre avec elle comme mi bon roi et un bon mari doit faire avec sa femme ; en témoin de quoi j'ai signé la présente et icelle fait contresigner par l'un de nos conseillers secrétaires d'État. Fait à Chantilly ce 17 d'août 1637.

On laissa à la Reine pour sa gouverne une sorte de mémorandum, où le Roi, stylé par le cardinal, avait énuméré ses volontés :

Je ne désire plus que la Reine écrive à Mme de Chevreuse, principalement parce que ce prétexte a été la cause de toutes les écritures qu'elle a faites ailleurs.

Je désire que Mme de Senecé me rende compte de toutes les lettres que la Reine enverra et qu'elles soient fermées en sa présence.

Je veux aussi que Filandre (sa première femme de chambre) me rende compte toutes les fois que la Reine écrira, étant impossible qu'elle ne le sache, puisqu'elle garde son écritoire.

Je défends à la Reine l'entrée des couvents des religieuses, jusqu'à ce que je lui aie permis de nouveau et, lorsque je lui permettrai, je désire qu'elle ait toujours sa dame d'atour dans les chambres ou elle entrera.

Je prie la Reine de se bien souvenir quand elle écrit ou fait écrire en pays étranger, ou y fait savoir des nouvelles par quelque voie, que ce soit, directe ou indirecte ; qu'elle-même m'a dit qu'elle se tient déchue, de son propre consentement, de l'oubli que j'ai fait aujourd'hui de sa mauvaise conduite.

La Reine saura aussi que je ne désire plus, en façon du monde, qu'elle voie Craf et autres entremetteurs de Mme de Chevreuse.

Un peu plus bas, après le lieu et la date : Fait à Chantilly ce 17 août 1637. Anne d'Autriche écrivit de sa main : Je promets au Roi d'observer religieusement le contenu ci-dessus. Quelques minutes plus tard, elle eut le plaisir de voir le Roi entrer dans sa chambre et celui de l'embrasser à la prière et sous les yeux du cardinal[26].

 

Les contradictions de la Reine et du porte manteau.

Mais elle l'avoue et dit que c'est par vous qu'elle entretient ses correspondances, non seulement avec le roi d'Espagne et le cardinal infant, mais avec le duc de Lorraine ; l'archiduchesse et Mme de Chevreuse. C'est Richelieu qui parle ainsi avec colère, et son interlocuteur est. M. de La Porte. En cette soirée du 21 août 1637, sur les huit heures, Son Éminence l'a fait extraire de la Bastille ; on l'a mis dans un carrosse, qui s'est bientôt arrêté devant l'hôtel du chancelier, puis a suivi' le carrosse de ce magistrat, qui sortait de chez lui.

Les deux voitures se sont dirigées vers le Palais-Cardinal ; la seconde étant entrée dans la cour des cuisines, le prisonnier en est descendu et, par le jardin et la galerie, M. de La Houdinière, capitaine des gardes du cardinal, l'a conduit jusqu'à la chambre de Son Éminence, qu'il a trouvée eu compagnie du chancelier et de M. de Noyers. Au cours de l'interrogatoire, Son Éminence use alternativement et inutilement de la douceur et de la menace. La dernière réplique ne réussit point à troubler M. de La Porte : Si la Reine, répond-il, dit cela, il faut qu'elle veuille sauver ceux qui la servent en ses intelligences.

Les choses se gâtèrent, quand le cardinal lui demanda s'il savoit qu'elle se servît de quelqu'un et pour qui étoit cette lettre de la Reine qu'on avait trouvée sur lui. La Porte répondit négativement à la dernière question, et à la seconde : La Reine ne m'a point nommé de personnes particulières à qui la donner. Alors Richelieu éclata : Vous êtes un menteur, vous la vouliez donner à La Thibaudière ; vous voulûtes la lui donner dans la cour du Louvre. Il vous pria de la lui garder jusqu'au lendemain de peur de la perdre. Et, après cela, vous voulez que je vous croie. Puisque, en une chose de cette conséquence, vous ne dites pas la vérité ; je ne vous croirai pas en d'autres. Eh bien, que dites-vous à cela ?

Assommé par ce coup, voyant bien que La Thibaudière, ayant eu peur qu'il ne l'accusât, s'étoit accusé lui-même pour avoir meilleur marché de la peine qu'il croyoit encourir, La Porte avoua ce qu'il ne pouvait plus cacher. Le cardinal le gronda fort. Après avoir songé en silence : Il faut, commanda Son Éminence, que vous écriviez à la Reine et que vous lui mandiez qu'elle ne sait ce qu'elle veut dire, quand elle dit qu'elle a des correspondances avec les étrangers et les ennemis de l'État et que c'est de vous qu'elle se sert pour ces intrigues. Mais La Porte déclara qu'il n'osoit pas écrire à la Reine sa maîtresse en la manière dont le cardinal lui ordonnoit.

Reconduit à la Bastille vers le milieu de la nuit, La Porte reçut le lendemain la visite d'un exempt des gardes, qui lui commanda, de la part du Roi, d'écrire à la Reine sur ce que M. le Cardinal lui avoit dit. Il écrivit aussitôt qu'il dirait tout ce que la Reine voudrait, pourvu qu'elle lui fit savoir ce qu'il lui plairoit qu'il dit[27].

Anne d'Autriche s'inquiétait fort de cette attitude du portemanteau. Elle s'empressa, ce même 22 août, d'envoyer Le Gras faire à Richelieu unes nouvelle déclaration où l'on remarquait plus d'une précision intéressante : La Reine avoit baillé un chiffre  à La Porte pour écrire au marquis de Mirabel..... et ledit La Porte lui avoit rendu ledit chiffre, il y avoit quelque temps, lequel elle avoit brûlé. Sa Majesté savoit que M. de Lorraine avoit envoyé un homme à M' de Chevreuse, mais elle ne savoit rien de leur entretien ; Mme de Chevreuse étoit venue trouver deux fois Sa Majesté dans le Val-de-Grâce, lorsqu'elle étoit reléguée à Dampierre. La Reine avait reçu au convent quelques lettres de la duchesse, à qui, avant la rupture de, la paix, elle avait écrit plusieurs fois. Depuis peu, un bouillie y était venu lui apporter des nouvelles. Lord Montagu était allé l'y voir une fois. C'est là encore qu'Auger lui avait fait tenir plusieurs paquets du même Montagu, tant pour elle que pour Mme de Chevreuse. Cette correspondance n'étoit que compliments. Et la Reine écrivait de Lyon à la supérieure du Val-de-Grâce : Donnez cette lettre à votre parente qui est dans le comté de Bourgogne, cela signifiait : Donnez-les à Mme de Chevreuse[28].

Il n'y avait pas vingt-quatre heures que le cardinal avait pris connaissance del cette déclaration, quand une lettre, écrite de Chantilly, le 23 août, à onze heures du matin, vint lui conter la curieuse scène qui s'était déroulée la veille entre le Roi et la Reine : Je reçus hier, mandait Louis XIII à Richelieu, votre mémoire et la lettre de M. le Chancelier avec l'interrogatoire de La Porte, étant à la chasse. Après l'avoir lu, je jugeai à propos de n'en parler à la Reine que le matin avant qu'elle fût levée ; Ce que j'ai fait en cette façon : après que j'ai été levé, j'ai envoyé quérir le Père Caussin pour me servir de témoin (Le Gras n'étant venu ici), auquel j'ai baillé à lire, cependant que je priais Dieu, la lettre de M. le Chancelier et l'interrogatoire de La Porte ; ensuite je lui ai dit que je voulois montrer à l'a Reine les susdits papiers qu'il venoit de voir, et la conjurer de dire la vérité pour sauver la gène (la torture) audit La Porte et qu'il falloit qu'il lui dit qu'en conscience elle seroit cause du mal qui arriveroit à La Porte, ce qu'on m'a dit qu'il feroit. Nous sommes donc allés, ledit Père q moi, chez la Reine, auquel j'ai fait lecture de la lettre et de l'interrogatoire, elle' et moi regardant le papier, ce que rai voulu afin qu'elle ne crût pas qu'on y ajoutât ni diminuât rien. Après que le Père Caussin lui a remontré qu'elle devoit dire la vérité ou qu'autrement sa conscience seroit chargée du mal qui arriveroit audit La Porte, elle nous a dit jusques à trois fois qu'elle avoit dit la vérité et que c'étoit La Porte à qui elle bailloit les lettres pour les porter à Auger ; mais qu'elle ne savoit pas si, ledit La Porte les portoit lui-même ou les donnoit à quelque autre pour les donner audit Auger : qu'elle avait donné hier au matin au sieur Le Gras, qui est allé à Paris, un billet (pour vous donner) qu'elle écrit à La Porte, par lequel elle lui commande de dire tout ce qu'il sait et que ç'a été la peur qui l'a empêché de parler, et qu'elle me prioit de me souvenir que je lui avois promis en votre présence qu'on ne feroit point de mal à La Porte[29].

Le cardinal ne dut pas être moins content de cette lettre que de la réponse que la Reine lit à La Porte, réponse dont Son Éminence eut communication avant qu'elle fût envoyée : La Porte, j'ai reçu la réponse que vous m'avez écrite, sur laquelle je n'ai rien à vous dire sinon que je veux que vous disiez la vérité sur toutes les choses dont vous serez interrogé. Si vous le faites, j'aurai soin de vous, il ne vous sera fait aucun mal ; si vous ne le dites pas, je vous abandonnerai[30].

Le fidèle porte manteau songeait : Cette lettre m'est suspecte, on a peut-être forcé la Reine à me l'écrire, elle m'est donnée par M. le Chancelier tout ouverte ; c'est pourquoi je n'y saurois ajouter foi[31].

Interrogé par Laffemas, La Porte finit par avouer, lui aussi[32].

Interrogée de nouveau le 24 août par M. de La Poterie, au château de La Bussière, près La Charité, l'abbesse du Val-de-Grâce ne fit aucune difficulté pour reconnaître les trois faits déjà confessés par Anne d'Autriche ; elle se contenta d'affirmer qu'elle ignoroit ce que la Reine avoit écrit en Espagne dans le temps que la marquise de Mirabel étoit à Paris[33]. Afin de prouver son bon vouloir, elle poussa l'humilité jusqu'à adresser au chancelier une lettre où elle le priait de lui pardonner si elle ne lui avait pas dit la vérité, quand il l'avait interrogée au Val-de-Grâce[34].

 

La duchesse de Chevreuse.

Le cardinal fut moins heureux avec Mme de Chevreuse. Le 16 août 1637, il lui écrivit presque tendrement : J'ai prié M. du Dorat de vous aller trouver pour une affaire que vous jugerez assez importante. Comme je désire vous y rendre de nouvelles preuves de mou affection et de mon service, je vous supplie de m'en donner de votre franchise et vous assure qu'en usant ainsi vous sortirez de l'affaire dont il s'agit sans déplaisir quelconque, ainsi que vous avez été tirée, par le passé, d'autres qui n'étoient pas de moindre conséquence. Je vous eu donne ma parole, Madame[35].

Lorsqu'elle eut reçu, le 24 août 1637, la visite de l'abbé du Dorat, un ancien serviteur de la maison de Lorraine, à qui le cardinal avait adjoint l'abbé de Cinq-Mars, son inquiétude ne diminua point. Si les bonnes paroles que lui prodiguaient les deux envoyés étaient fort rassurantes, leurs questions ne l'étaient guère. Interrogée sur le dessein qu'elle avait eu de se rendre auprès de la Reine en cachette, elle avait répondu qu'elle y était poussée par le désir de porter la Reine à donner sujet à M. le Cardinal d'être satisfait de sa reconnaissance, le désir aussi de résoudre avec elle du biais que l'on pourroit prendre pour retirer les pierreries qui étoient entre les mains de M. de Chevreuse, le désir enfin d'avoir l'honneur et le contentement de voir et entretenir Sa Majesté. En ce qui concernait ses relations avec le duc de Lorraine, elle affirmait qu'elle n'avait pas eu de nouvelles de ce prince depuis sept ou huit mois. Elle ne savait ce qu'était cette dépêche que l'on avait surprise en Bourgogne, que le duc de Lorraine et plusieurs ministres du roi d'Espagne avaient signée et que l'on trouvait compromettante pour elle : Bien loin, déclara-t-elle, d'avoir voulu porter M. de Lorraine, à ne point s'accommoder avec la France, je souhaiterois de tout mon cœur qu'il y fût bien et, si j'y pouvoir contribuer, je croirois avoir rendu le plus grand service que je pourvois faire. Elle disait aussi qu'elle avait reçu quelques lettres de lord Montagu, depuis qu'il était en Angleterre, et elle terminait humblement : Ayant toujours reconnu M. de Montagu affectionné à la France et fort particulièrement serviteur de M. le Cardinal, j'ai cru ne point faillir de recevoir de ses lettres et de lui écrire, mais, en ce sujet comme en tous les autres, mon intention est de me gouverner comme Sa Majesté l'ordonnera et M. le Cardinal le conseillera[36].

Cette réponse laissa le cardinal d'autant plus froid, que l'abbé du Dorat lui écrivit de Tours, quatre jours plus tard, une lettre qui ne pouvait que lui enlever toute illusion : J'ai estimé, mandait l'abbé, qu'il étoit à propos, devant mon partement, donner avis à Votre Éminence qu'une grande et grosse dame a dit au lapidaire (le duc de Chevreuse) que le crime dont étoit accusée la Reine étoit d'avoir empêché l'alliance, en la forme que tous l'aviez désiré, du roi de la Grande-Bretagne et que c'étoit à la sollicitation et diligence de la Chevreuse. Mon opinion est bien qu'il faut attendre du sire toute sorte de légèretés et d'impertinences. Mais Votre Éminence me permettra de dire que cette darne est la plus grande ennemie qu'ait le cardinal et qui l'a le plus désobligé[37].

La duchesse ne se leurrait pas plus que Richelieu. D'ailleurs elle fut bientôt avertie par un émissaire de la Reine du danger qu'elle courait : Sa conscience, disent les Mémoires, ne lui permettant pas de prendre confiance en toutes les promesses du Roi et du cardinal, le 6 septembre elle alla trouver l'archevêque de Tours et lui dit, tout effarée, qu'elle étoit tourmentée d'une si grande appréhension qu'elle se résolvoit de s'enfuir hors de France. Il lui conseilla d'y penser bien auparavant et lui offrit pour retraite, si elle vbouloit, la maison d'Echaux, qui appartenoit à un sien neveu, distante de Bayonne de sept lieues et d'une demie seulement de la frontière d'Espagne. Elle partie jour même, va à Cousières, dans son carrosse et, dès neuf heures du soir, monte à cheval habillée en homme, et alla coucher le lendemain à Couhé, distant de trente lieues de là et huit par delà Poitiers. Et, après avoir peint à grands traits ce romanesque voyage, si souvent conté depuis, les Mémoires ajoutent : Le duc de Chevreuse, étant averti du parlement de sa femme, en donna incontinent avis à Sa Majesté, qui fut étonnée de cette fuite si précipitée et commanda à Boispilé, intendant de la maison dudit sieur de Chevreuse, de s'en retourner à Tours et faire toutes les diligences possibles pour la trouver et lui donner toutes sortes d'assurances que Sa Majesté oublieroit toutes ses fautes passées, même la dernière de sa sortie, si elle vouloit revenir en sa maison, avec espérance même de lui permettre de se rapprocher de la Cour jusqu'à Dampierre. Mais quelque diligence que pût faire ledit Boispilé, elle arriva en Espagne avant qu'il eût su la route qu'elle avait prise[38]. Déjà l'intrépide cavalière était montée dans l'un des carrosses à six chevaux que le roi Philippe IV avait envoyés à sa rencontre.

Mme de Chevreuse, malgré son évasion, est loin d'être la plus maltraitée dans les Mémoires du cardinal. De tous ceux qui se comportèrent mal en cette affaire (du Val-de-Grâce), y lisons-nous, et témoignèrent mauvaise volonté au gouvernement présent, il n'y en eut point qui allât si avant que le petit Père Caussin, qui eut bien la hardiesse, l'imprudence ou la folie de dire au Roi, quelques mois après, que l'emprisonnement de La Porte et la découverte qui avoit été faite des lettres et intelligences que la Reine avait en Flandre, en Espagne et avec le duc de Lorraine, l'étonnoient infiniment, d'autant qu'il ne savoit comme il étoit possible que le cardinal la traitât si mal, puisqu'il l'avait toujours aimée et avait encore beaucoup d'affection pour elle[39].

Mais ce n'était pas ce propos du religieux qui excitait surtout la rancune du cardinal : le dénouement du roman d'amour de Louis XIII avait été une occasion saisie par le Jésuite pour miner la politique du ministre. On avait vu de temps en temps, constatent dédaigneusement les Mémoires, ledit Père s'échauffer de plus en plus à prendre les opinions favorables aux ennemis de l'État et tâcher de les faire réussir avec violence au préjudice du Royaume, que le Roi eût assurément ruiné, s'il eût voulu suivre les bons avis de ce bon petit Père[40].

 

 

 



[1] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 647.

[2] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 652-653.

[3] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 653-654.

[4] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 665.

[5] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, t. V, p. 682-683.

[6] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 40.

[7] Comte de Beauchamp, Le Roi Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, p. 315.

[8] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 41-42.

[9] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 195.

[10] Comte de Beauchamp, Le Roi Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, p. 315-316.

[11] Quand il s'agissait des gardes du corps, on disait capitaine des gardes ; quand il était question des gardes françaises, l'usage était de dire capitaine aux gardes.

[12] Mémoires de M. de La Porte, p. 123.

[13] Mémoires de M. de La Porte, p. 123.

[14] Comte de Beauchamp, Le Roi Louis XIII d'après sa correspondance avec Cardinal de Richelieu, p. 316.

[15] Mémoires de M. de La Porte, p. 135-136.

[16] Jean-François de Gondi de Retz, oncle de Jean-François-Paul de Gondi, qu'il devait nommer plus tard son coadjuteur et qui fut le fameux Cardinal de Retz.

[17] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 44-47.

[18] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 47-48.

[19] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 808, note.

[20] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 49.

[21] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 199.

[22] Victor Cousin, Madame de Chevreuse, p. 130, note et appendice III, p. 415.

[23] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 50.

[24] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p, 199-201.

[25] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 201.

[26] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 50-54.

[27] Mémoires de M. de La Porte, p. 147-154.

[28] Victor Cousin, Madame de Chevreuse, appendice IV, p. 420-421

[29] Comte de Beauchamp, Le Roi Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, p. 319.

[30] Mémoires de M. de La Porte, p. 158-159.

[31] Mémoires de M. de La Porte, p. 179.

[32] Mémoires de M. de La Porte, p. 173 et Mémoires du Cardinal de Richelieu, t. X, p. 201.

[33] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 59.

[34] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. III, p. 59.

[35] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 834-835.

[36] Réponse de Mme de Chevreuse ; Victor Cousin, Madame de Chevreuse, appendice V, p. 425-427.

[37] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 838.

[38] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 227-229.

[39] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 206.

[40] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. X, p. 213.