HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LES PRODROMES DE LA GUERRE CONTRE LA MAISON D'AUTRICHE

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA GRANDE AFFAIRE DE LA MAISON D'AUTRICHE.

 

 

La politique de Richelieu se poursuivait lentement, mais sûrement par les soins des ambassadeurs. L'un des plus habiles était le marquis de Feuquières. Nous avons vu ce cousin du Père Joseph, sous les murs de La Rochelle investie, rendre à Louis XIII les plus réels services ; nous le retrouvons, en 1633, négociant au nom de son maître avec les princes allemands ; son cheminement diplomatique est tout marqué de succès. Dès le 13 avril, l'enquières ménage entre. la Suède et les cercles supérieurs d'Allemagne, le traité d'Heilbron, qui laissait au chancelier Oxenstiern la direction des affaires suédoises. Il est vrai que Feuquières se présente dans les petites cours allemandes, les poches pleines de lettres dont les adresses sont en blanc. Ces lettres paraiss.ent fort ambiguës, mais ne tardent pas à l'are moins :

De l'argent qu'on reçoit, d'abord, c'est toujours clair.

Lisons ces lignes signées Lords et plus bas Bouthillier : vous convie d'avoir entière créance en ledit sieur de Feuquières, Sur les assurances de ma bonne volonté en votre endroit, que j'aurai contentement à vous faire paroitre aux occasions qui s'en offriront et sur toutes autres choses qu'il vous fera entendre de ma part[1]. Formule magique. C'est Feuquières, en effet, qui fixe le taux des pensions et qui choisit les pensionnés : Le son des pistoles que Monsieur votre Père et M. de Bullion mettent à l'épargne, écrit-il à Chavigny, résonne si haut jusques ici, qu'il ne tiendra qu'au Roi qu'il n'y mette force argent à rente : la ville de Nuremberg., le marquis de Brandebourg-Auspach et le marquis de Bade m'ont prié avec tant, d'instance de pressentir si le Roi leur voudroit prêter, au premier dix mille écus, au second vingt mille pistoles et au troisième deux cent mille francs, que je n'ai pu m'exempter de vous en parler[2]. Il n'est personne qui demeure insensible au concert des écus et des rixedales. Cette musique a des douceurs divines.

Si en ce mois d'avril 1633, le duc Bernard de Saxe-Weimar s'en trouve incommodé, c'est qu'il ne la juge pas assez nourrie. Il refuse, avec très grande civilité et ressentiment de l'honneur que le Roi lui fait, d'une pension qui lui semble trop petite : Je pense qu'il faudra aller jusqu'aux dix mille écus[3], observe avec philosophie M. de Feuquières. Plus d'un conseiller vertueux, plus d'un loyal capitaine ne violent rien entendre aux pistoles, — d'ailleurs souvent légères et diminuées de moitié[4], — mais ils ne se feront jamais scrupule d'accepter une chaîne ou une épée d'or[5].

Ces clients affamés du Roi, cette république de princes, est la carcasse vermoulue d'un Empire qui n'est ni saint, ni romain, ni germanique. Feuquières nous en a laissé maint croquis dans ses lettres.

Voici Guillaume-Louis, comte de Nassau-Sarrbrück, un luthérien d'esprit assez bas, gouverné plus particulièrement par un nommé Pissport, gouverneur dudit Sarrbrück. Porté aux intérêts communs de l'Allemagne, auxquels il s'attache non seulement par la crainte du duc de Lorraine, avec lequel il a plusieurs différends touchant les comtés de Staverden et Bouquenon, mais aussi à cause de l'établissement du parlement de Metz, sous le ressort duquel une grande partie de ses terres se doit trouver, il n'a de place considérable en ses États que le château de Hombourg.

Voici le comte Palatin, duc de Deux-Ponts, un calviniste d'esprit excellent, très bien intentionné, agissant néanmoins timidement, parce que ses États sont petits et sans aucune place forte. Son cadet le comte Louis, prince de Sidimeren, esprit médiocre, gouverné par les domestiques, est engagé aux intérêts de l'Électeur de Brandebourg, qui a épousé sa sœur. Le Rhingrave, gouverneur de Maxence pour la couronne de Suède, n'est pas non plus une lumière. Ivrogne et glorieux, il est assez estimé des gens de guerre, pour sa valeur et la grande dépense qu'il fait, quoique peu riche, ce qui l'oblige à prendre l'argent où il peut. C'est ainsi que, Feuquières lui ayant reluis de la part du Roi deux brevets de pension de six mille livres avec le paiement d'une année, il a gardé le tout pour soi[6].

Le 27 avril 1633, Feuquières arrive à Erfurt, capitale de la Thuringe, où réside, comme gouverneur pour la Suède, le duc Guillaume de Saxe-Weimar, généralissime des armées de cette couronne en Allemagne. C'est un généralissime qui n'est pas un, grand général : il n'a pas les talents de son frère, le duc Bernard ; il se plaint de n'avoir qu'une bien mince autorité sur les armées suédoises. Feuquières le trouve fort courtois, quoique d'humeur fort mélancolique et chagrin. Regardant d'un ail inquiet l'union de la France et de la Suède, le prince dit à l'envoyé du cardinal : Il vaut mieux mettre la Couronne impériale sur la tête du Roi que de songer à démembrer l'Empire[7]. Et Feuquières de remontrer que la France saura sauvegarder les intérêts de ses alliés. Elle les invite tous à entrer dans l'alliance qu'elle vient de renouveler avec la Suède ; elle veut en conclure une autre avec les Électeurs de Saxe et de Brandebourg, ainsi qu'avec tous les princes qui voudront se joindre à elle. Le Roi souhaite, avec plus de passion que pas un d'eux, la paix et le repos de l'Allemagne, mais toute proposition de paix venant des ennemis doit être tenue pour suspecte. Quant aux bons désirs que Son Altesse dit avoir pour le Roi de lui souhaiter la Couronne impériale — cette couronne sur laquelle nos Rois jetaient parfois les yeux sans en parler jamais, — Feuquières estime que c'est chose à laquelle Sa Majesté n'a aucune pensée ; il ne manquera pourtant point de témoigner à Sa Majesté les bons intérêts que Son Altesse témoigne pour elle[8]. Et les deux interlocuteurs se séparèrent très satisfaits l'un de l'autre.

Feuquières se présente, le 20 mai 1633, au château de Dresde, devant l'Électeur. Ébloui des dignités et prérogatives de l'Empire, M. de Saxe tenait toute puissance étrangère pour suspecte dans les affaires d'Allemagne. Voisin de la maison d'Autriche, en guerre même avec elle, il cherchait à se rendre nécessaire à l'Empereur, car, avant tout, il détestait la maison palatine à cause de sa prééminence, la maison de Brandebourg à cause de son affectation de supériorité, la maison de Weimar à cause des droits qu'elle avoit sur son Électorat.

L'envoyé du Roi fut reçu avec tout le cérémonial en usage pour les envoyés impériaux, — honneurs qui étaient refusés à l'ambassadeur du roi d'Angleterre, — et il se trouva en présence d'un passionné luthérien, superbe et glorieux. Il remet, dès ce premier jour, les propositions qu'il avait apportées de la part du Roi : l'Électeur était invité à approuver les résolutions prises à Heilbron. On le pressait d'entrer dans l'alliance renouvelée entre le Roi et la couronne de Suède ou d'en faire une particulière conjointement avec l'Électeur de Brandebourg. L'Électeur devait s'interdire toute paix séparée avec l'Empereur et accepter la médiation du Roi.

Feuquières offrit mille écus annuels au conseiller Timæus, une pension, de trois mille livres au prédicateur de la Cour ; il s'entendit demander, pour l'Électeur, par Timæus, cent mille rixdales (environ sept cent mille écus de France) et il se sentit charmé de cette ouverture. Il n'en quitta pas moins la cour de Dresde sans avoir rien obtenu ; il sut même prévoir qu'elle ne tarderait pas à s'accommoder avec celle de Vienne.

Le 30 juin, il arrivait dans la capitale de l'Électorat de Brandebourg. Georges-Guillaume de Hohenzollern, marquis de Brandebourg, qui régnait alors à Berlin, étoit calviniste, quoique tous ses États fussent luthériens, d'esprit médiocrement bon, extrêmement civil, libéral et magnifique, cet Électeur se piquoit d'être homme de foi et de parole[9]. Feuquières, après avoir passé à Dessau, petite ville où régnait la maison d'Anhalt, qui l'assura qu'elle suivrait l'exemple de Berlin, reparut à Dresde, où allait arriver un ambassadeur de Georges-Guillaume.

L'Électeur de Saxe n'ignorait pas que celui de Brandebourg avait promis d'accepter tout ce qu'il était, lui, résolu de refuser. Outré de colère, il se garda bien de loger Feuquières au château. L'ambassadeur ne trouva d'abri que dans les faubourgs, parce que l'Électeur lui avait fermé les portes de' toutes les maisons de la ville, bien stylé par son maître. L'on n'en trouvait, singulier hasard, que dans des maisons pestiférées, où les morts et les malades étoient encore[10]. Lorsque l'ambassadeur de Brandebourg, qui avait été logé au château, en sortit avec l'Électeur de Saxe, il était, constate Feuquières, plus chargé de papier et de vin que de satisfaction. L'ambassadeur du Roi quitta Dresde, où il n'avait eu qu'iule audience des plus froides qui n'avait duré qu'un quart d'heure. Il reçut meilleur accueil, en chemin, auprès des divers principicules et arriva, le 29 août 1633, à Francfort, où se trouvait réunie l'Assemblée des États de l'Empire.

Deux mois auparavant, le 17 juin 1633, Louis XIII avait écrit à Richelieu : Mon Cousin, j'ai reçu votre lettre et la dépêche de Charnacé (ambassadeur du Roi auprès des États de Hollande), par laquelle je vois qu'il n'y a encore rien de certain pour la trêve ou pour la guerre ; ces longueurs sont bien fâcheuses. Si la nouvelle de La Grange aux Ormes (envoyé du Roi près de certains princes allemands et des villes libres) est vraie, cela les doit bien échauffer pour la guerre, car ils n'auront jamais si beau, ni nous aussi, contre la croce (la croix de Lorraine) ; car, Waldstein mort, je tiens les affaires de l'Empereur perdues en Allemagne[11]. Louis XIII était alors aux eaux de Forges, entre Rouen et Dieppe — dont les sources ont gardé de son séjour les noms de la Royale, la Reinette, la Cardinale —. Plein d'admiration pour l'excellence de ces eaux, dont toute la Cour buvait avec lui, il composait en leur honneur un article pour la Gazette[12].

Installé non loin du logis de son maître, Richelieu venait de faire dresser un théâtre dans la cour du logis de la Reine[13]. Mais tout cédait devant l'événement qui semblait devoir bouleverser l'Allemagne. Louis XIII en était si occupé que, dès le 19, craignant que La Grange aux Ormes n'eût été mal informé, il ajoutait, dans une deuxième lettre au cardinal cet éloquent post-scriptum : Je vous prie de me mander si la nouvelle du Waldstein continue[14].

Non, la nouvelle du Waldstein ne continuait pas. Ce n'était pas Waldstein, duc de Friedland qui était mort, mais son neveu, chambellan de la cour de Vienne.

L'illustre condottiere, qui avait refait son armée en Bohème, après la bataille de Lutzen, menaçait la Silésie et la Lusace, rêvait de pousser jusqu'aux rivages mêmes de la Baltique.

Mais on pouvait se réjouir d'apprendre qu'il était encore vivant : sa vie pouvait être plus utile que sa mort aux ennemis de la maison d'Autriche. C'est pourquoi le cardinal, négociateur patient, s'évertuait à le détacher du service de l'Empereur. Déjà deux ans plus tôt à Ratisbonne, Waldstein s'étoit découvert à l'Éminence grise touchant les grands desseins qu'il avoit de se rendre puissant dans l'Allemagne, puis de faire la guerre au Turc : de quoi il avoit une passion extrême, qui fut augmentée par celle que lui témoigna le Père[15].

Grands desseins avant-coureurs, peut-être aussi, de grandes trahisons. Aujourd'hui, à cette heure même où Feuquières se trouvait à Dresde, le duc de Friedland signait une courte trêve avec le général. Arnheim, qui commandait les troupes de Saxe ; il correspondait avec Feuquières par l'intermédiaire du comte Kinski, un seigneur exilé de Bohème, beau-frère de Terzka, le confident de Waldstein. Feuquières, à vrai dire, n'était que le continuateur du baron du Hamel, qui s'était rendu à Prague, auprès du duc de Friedland, pour commencer la négociation[16].

Kinski parla d'abord de l'accommodement de Waldstein avec les princes et États de l'Union[17]. Feuquières, devinant que son interlocuteur était un agent du généralissime, lui dicta un mémoire de toutes les injures dont Waldstein avait eu à se plaindre de la part de l'Empereur, de tous les dangers qu'il avait à redouter de la part de la Cour Impériale. De quelque côté que tournent les affaires, sa perte est infaillible ; vaincu, il se perd avec la maison d'Autriche ; vainqueur, il meurt par elle, car l'Empereur ne saurait souffrir un triomphateur que, par jalousie, il a déjà tant humilié. Ce n'est point le commandement de ses armées qu'il lui enlèvera cette fois, c'est la vie : Le duc de Friedland a eu la générosité de reprendre les affaires ; qu'il ne commette pas la folie de soutenir une puissance qui est à la veille de sa ruine : qu'il ne s'obstine pas dans une guerre que les ennemis de la maison d'Autriche ont les moyens de rendre perpétuelle. Ces ennemis savent que la grande armée du duc de Friedland n'est composée que de troupes nouvelles ; les soldats, assez mauvais hommes, sont peu affectionnés à leur parti : les officiers ont peu de capacité ; le généralissime n'a ni les fonds ni les vivres nécessaires pour lui permettre de subsister. Ce peu de pays où il l'a levée est tout ruiné. Vivra-t-elle sur cette désolation ? Si elle vit sur l'Autriche, que de plaintes à la cour de Vienne, quelles haines contre celui qui l'y aura conduite !

Comment le duc de Friedland, qui a failli s'accommoder avec un prince aussi ambitieux et altier que le feu roi de Suède, laissera-t-il perdre la belle occasion qu'il a aujourd'hui en main ? Il peut, avec sûreté et honneur, non seulement assurer sa fortune et se maintenir dans l'autorité, rangs et dignités qu'il possède, mais s'élever à une couronne, dont la possession lui seroit assurée par l'appui de si puissants amis, qu'il auroit plutôt lieu d'espérer de passer plus avant que de craindre d'en déchoir[18].

Feuquières avait lâché le : Tu seras roi. Quelque temps après, tout en protestant qu'il n'avait reçu aucune réponse, Kinski remit à Feuquières une lettre rédigée en italien comme son mémoire[19]. L'ambassadeur extraordinaire y lut ces six questions : 1° De quelle manière pouvait-on être assuré de la protection de Sa Majesté Très Chrétienne contre d'aussi puissants ennemis que l'Empereur et la maison d'Autriche ? 2° Quel acte de déclaration Sa Majesté Très Chrétienne prétendait-elle exiger du duc de Friedland ? 3° L'armée du duc marcherait-elle ? en quel endroit ? et contre qui ? ou demeurerait-elle immobile pour mieux servir ses desseins ? 4° Comment le Roi désirait-il que l'on traitât If duc de Bavière en cette conjoncture ? — Se venger du Bavarois était la plus forte passion de Waldstein, qui savait bien que personne ne s'opposerait à sa vengeance, si ce n'était le Roi[20]. 5° Était-ce l'intention du Roi que l'affaire fût communiquée aux Électeurs de Saxe et de Brandebourg et au chancelier Oxenstiern ? 6° Après la conclusion de l'accord, le duc de Friedland aurait-ils seul le commandement général de toutes les troupes, quand elles se joindraient en un seul corps, ou chacun des confédérés commanderait-il les siennes[21] ?

Feuquières répondit à Friedland et il le fit point par point. Des sûretés coutre l'Empereur et la maison d'Autriche ? C'est au duc à proposer s'il en sait de plus grandes que la promesse et la protection de tout le corps de l'Union protestante, de plus hautes que la parole et l'autorité du Roi. Des actes et des déclarations ? Nulle déclaration ; mais deux actes plus éloquents mille fois que tous les discours : Son Altesse s'emparera de la Bohême et marchera sur Vienne. La manière de se comporter à l'égard du duc de Bavière ? Celle dont on use à l'égard d'un allié que Sa Majesté Très Chrétienne n'abandonne pas complètement ; mais, lorsque l'Empereur sera chassé de Vienne, celle dont on use à l'égard d'un ami ingrat. qui mérite de souffrir, — sans toutefois que la religion catholique souffre avec lui : l'enquières en arrivait enfin à la cinquième et à la sixième questions : il ne fallait confier le secret de la négociation qu'aux Électeurs de Saxe et de Brandebourg et seulement lorsque le duc de Friedland aurait fait son accommodement avec la France : Son Altesse, concluait l'ambassadeur de Louis XIII, peut assez considérer si, après avoir fait une action si importante, le Roi Très Chrétien pourroit ou devroit souhaiter la pui4ance des armes en une autre main que celle de Son Altesse, qui a toutes les conditions que Sa Majesté pourroit désirer tant pour la capacité, générosité et religion qu'à cause de son extrême crédit et de l'assurance qu'elle prendroit en lui, en voyant qu'il se seroit rendu irréconciliable avec la maison d'Autriche.

Loin de croire, comme Oxenstiern, — avec qui Waldstein négociait par le comte de La Tour, — que le duc de Friedland n'était pas sincère, Richelieu approuva Feuquières et lui envoya de nouvelles instructions fort précises : elles autorisaient l'ambassadeur à offrir à Waldstein cent mille écus et même cinq cent mille francs. Si le duc de Friedland s'engageait à entretenir trente mille hommes de pied et quatre ou cinq mille chevaux pour s'opposer aux desseins de la maison d'Autriche[22], c'est un million de livres qu'il recevrait chaque année. En vain il avait rompu la trêve avec l'Électeur de Saxe et campé à six lieues de Dresde ; en vain le jeune fils de l'Électeur de Brandebourg, qui ne semblait plus en sûreté à Custrin, avait été conduit hâtivement à Stettin ; Richelieu continuait à jouer de loin son rôle de tentateur. Il savait bien que le généralissime ne pouvait exécuter sa volte-face avant d'avoir inquiété peu à peu ses troupes, qui lui devaient tout ce qu'elles possédaient et tout ce qu'elles rêvaient de posséder. Il voulait lui laisser le temps de leur montrer, après de longues alarmes, sa démission toute prête, comme un abime soudain dévoilé où sombrerait' leur fortune. Catastrophe rendue inévitable par la haine du parti espagnol prépondérant à la Cour impériale et le désir qui poignait l'Empereur de mettre son fils Ferdinand, roi de Hongrie, à la tête de l'armée. An expediat, se demandaient en beau latin les conseillers de Vienne, Dominum Generalissimum Ducem Friedlandiæ ab officio revocare ?... Convient-il de révoquer M. le Généralissime Duc de Friedland et de préposer à la conduite des opérations de guerre le Roi Ferdinand III ? Et les conseillers se répondaient à eux-mêmes, en un latin qui n'était ni moins beau ni moins clair : ils affirmaient que si l'Empereur voulait conserver l'Empire, rétablir la paix, voir l'Église florissante pour la plus grande gloire de Dieu, il fallait dépouiller de tous ses biens le duc de Friedland et le remplacer par ce roi si passionnément désiré : Si Imperator velit Imperium conservatum, pacem restitutam, Ecclesiam florentem ad Dei gloriam, avocet ducem Friedlandiæ exosum omnibus bonis et præficiat bellis suis exoptatissimum Ferdinandum Regem[23].

Le 13 janvier 1635, le duc de Friedland avait si bien endoctriné ses lieutenants, que, dans la maison d'Ilov, un de ses plus dévoués partisans, au cours d'un banquet, quarante-deux colonels italiens mirent leurs quarante-deux noms au bas d'un serinent fort significatif, celui de ne point quitter Son Altesse et de ne point permettre qu'on s'en séparait en aucune manière[24]. Serments d'ivrognes, car les convives avaient vidé beaucoup de pots. Cependant quelques officiers, moins gris que les autres, observaient que les droits de l'Empereur n'étaient pas réservés dans cette déclaration comme dans celle dont ils avaient eu connaissance peu de temps auparavant. Leurs observations furent couvertes par les plaintes qu'Ilov répandit contre l'Empereur, les fureurs de Terzka menaçant, l'épée à la main, de dépêcher tous les ennemis du généralissime, l'enthousiasme que manifestèrent les autres convives en brisant chaises, tables et fenêtres[25].

Tous les souscripteurs n'étaient pas sûrs, car l'un d'eux : Piccojoinini, courut à Pilsen avertir les princes François et Mathias de Médicis, neveux de l'Empereur, qui prévinrent leur oncle. Le Conseil impérial fut aussitôt réuni[26].

Cependant Waldstein, de plus en plus suspect à la cour de Vienne, de plus en plus tenté par les offres de Richelieu, était à la veille de franchir le Rubicon. Le cardinal connaissait, par une lettre que Kinski avait écrite à Feuquières le 1er janvier, les bonnes dispositions du duc de Friedland. De nouvelles instructions, datées du 1er février, confirmaient à peu près celles du 16 juillet 1633 et elles promettaient toujours une subvention d'un million de livres, si le duc se déclarait contre la maison d'Autriche et entretenait une armée de quinze mille hommes. Au cas où il croirait ne pouvoir se déclarer, on se contenterait de lui verser trois cent mille livres, dès qu'il se serait engagé par écrit à procurer la paix de l'Allemagne par la médiation du Roi Très Chrétien.

Savait-il exactement ce qu'il voulait faire ? Les historiens modernes n'ont pu le dire encore. Feuquières envoya bientôt vers lui M. de La Boderie avec une lettre de créance du Roi et peut-être un traité[27]. Bientôt les officiers de l'Empereur se retirèrent en emportant la couronne de Bohême : Ils ne peuvent faire le semblable du Royaume, dit en riant le généralissime, et j'ai assez d'or et de pierreries pour pouvoir en faire une pareille[28]. Le 24 février 1634, il est à Egra sur la frontière de la Bohème, à vingt-deux lieues à l'ouest de Prague. La place forte est sûre, commandée par deux Éclissais protestants, le lieutenant colonel Gordon et le major Leslie. Et, d'ailleurs, le colonel Butler, dont la bravoure inspire confiance à Son Altesse, n'est-il point dans les faubourgs a.ec ses dragons ? D'Egra, choisie à dessein, le généralissime peut aisément communiquer avec Saxons et Suédois. Communication d'autant plus nécessaire que, par une première patente le 4 janvier, une seconde le 18 février, l'Empereur vient de le destituer, déliant ses sujets de leur serment de fidélité. Waldstein a lu de ses yeux ce nouveau document impérial et il l'a montré à Gordon.

Huit heures du soir : tandis qu'installé dans la plus belle maison de la ville, le prince consulte son astrologue Senio, que fait Gordon par cette sombre nuit d'hiver ? Là-haut, dans la citadelle, le lieutenant-colonel écossais donne à souper aux principaux partisans de Son Altesse, Ilov, Terzka, Kinski, Neumann. Il y a deux heures que dure le festin, les valets se sont déjà retirés et les cinq convives attablés avec Butler et Leslie boivent toujours à la santé du duc de Friedland, qui sera bientôt roi de Bohême.

Soudain, les portes de la salle s'ouvrent : d'un côté entrent le major Géraldino avec huit ou neuf soldats, de l'autre le capitaine Devereux avec une douzaine d'Irlandais. Tous armés d'épées et de poignards ; ils crient : Vive l'Empereur Ferdinand et la maison d'Autriche !Vive l'Empereur Ferdinand ! répètent comme un écho Butler, Gordon et Leslie, qui se lèvent, saisissent les flambeaux glu festin et en éclairent les assassins. En un clin d'œil, la table est renversée, Kinski transpercé avant d'avoir pu porter la main à son épée ; Terzka, dont le collet de buffle protège la poitrine, jeté à terre, tué à coups de poignards dans la face et dans le ventre. Mais Ilov, debout avant d'avoir pu être joint, s'est adossé au mur, d'où il provoque Gordon, lui reproche sa perfidie, tue deux soldats, blesse mortellement un capitaine et tombe accablé sous le nombre. Quant à Neumann, il est parvenu à se glisser hors de la salle. Il ne va pas loin. Sur la place du château, il est reconnu par des soldats et massacré comme les autres. Les quatre soutiens du conspirateur sont abattus. Ni Butler ni Gordon ni Leslie n'ont pu supporter la pensée d'être infidèle à Sa Majesté Très Sacrée : leur loyalisme a fait leur trahison.

Dans sa belle maison de la ville, le duc de Friedland n'a rien entendu, pas même les coups de mousquet.tirés sur Gordon par le poste du château, qui, le voyant sortir après la tuerie, le prenait pour un évadé. Il est vrai que l'orage grondait alors et que la pluie crépita sur le pavé. Drame romantique en vérité :

Une tempête au ciel, un meurtre sur la terre.

Dix heures, le généralissime vient de prendre son bain ; il s'apprête à se coucher. Mais quel est ce vacarme, ces pas précipités dans l'escalier ? Déjà, quelques minutes plus tôt, il a perçu des cris de femmes sur la place : les lamentations de Mme Terzka et de la comtesse Kinski, instruites par un page du meurtre de leurs époux[29]. Le quinquagénaire de grande taille, maigre et décharné[30], le demi-roux aux cheveux courts, au teint olivâtre et pourtant toujours enflammé qui va se mettre au lit, ne sait rien. Il regarde, de ses yeux vifs et brillants, la porte qui s'ébranle. Il court en chemise à la fenêtre, — seul espoir de salut, — pour appeler la garde ou s'élancer dans le vide... Trop haut et trop tard. En fait de garde, il n'y a plus, au bas de sa maison, que la troupe des assassins. Un valet de chambre, qui a répondu aux questions des soldats que Son Altesse reposait et qu'il ne fallait point troubler son sommeil, est étendu mort d'un coup de pertuisane : les autres sont en fuite. La porte vole en éclats. Les soldats sont dans la chambre. Fripon et traître ! crie le capitaine Devereux, qui les commande. Waldstein s'appuie à une table, il essaye de proférer quelques mots ; ses mains tentent d'écarter la pertuisane qui menace sa poitrine, il ne réussit qu'à s'enferrer : il est mort.

Dès l'aube, Gallas, général de l'Empereur, pénétrait dans la ville avec ses troupes : les officiers du défunt se déclaraient fidèles à la maison d'Autriche ; les autorités de la ville et les bourgeois acquiesçaient à tout ; également les places fortes échelonnées sur la frontière. Puis un trompette de François-Albert de Saxe, duc de Lauenbourg, arrive devant Egra, demandant si son maître 'peut, en toute sûreté, entrer dans la ville. On tue le trompette et l'on envoie au maitre un homme revêtu de la livrée de Waldstein, qui donne toutes les assurances. Le duc de Lauenbourg ne tarde point à paraître devant Egra. Il venait annoncer que le duc Bernard de Saxe-Weimar, répondant enfin à l'appel du duc de Friedland, approchait à la tête de ses troupes. Entouré soudain d'une nuée de cavaliers sur une place de la ville, à demi assommé sous les yeux de sa suite éperdue, Lauenbourg fut contraint d'écrire un billet pressant Bernard de hâter sa marche pour conférer avec Waldstein de la ruine imminente de l'Empereur. Le billet fut porté ; mais le prince n'alla pas plus avant que Weiden sur le Nab, à dix lieues d'Egra. Il dépêcha en reconnaissance une partie des trois mille chevaux qu'il commandait : près de Dursehenreith, le détachement tomba sur les Croates du colonel Corpus, les tailla en pièces, ramena cent cinquante prisonniers, tout le bagage, six cents chevaux harnachés et neuf cornettes. Ce fut où le duc Bernard apprit la tragédie qui s'était faite dans Egra, écrit avec un semblant d'ironie le Mercure françois, et où l'on croyait aussi lui faire représenter son personnage[31].

Le Roi pourroit bien se dispenser de déclarer si librement ses pensées. Le cardinal, en cette journée du début de mars 1634, est à Rueil dans la maison qu'il affectionne, et c'est lui qui vient de prononcer ces mots d'un ton chagrin. Il a appris, depuis peu, que le Waldstein, sur qui sa diplomatie croyait s'appuyer, est tombé sous le fer des assassins et il vient d'apprendre à l'instant que Louis XIII approuve cet assassinat : J'espère, a dit Sa Majesté, que tous les traîtres à leurs souverains auront le même sort[32]. Une des créatures du cardinal est accourue de Saint-Germain rapporter à Son Éminence cette courte oraison funèbre.

Richelieu a peu de goût pour les rois qui font ou laissent assassiner leurs serviteurs. Ce Waldstein, duc de Mecklembourg et de Friedland, prince de l'Empire, il lui est sympathique, ne serait-ce que par ses succès et son faste. Cet homme de bon jugement, songe-t-il, eut l'honneur de remettre les affaires désespérées de son maître en tel état, que l'on commença à en concevoir bonne espérance et à faire croire que l'effort de l'ennemi, qui avoit été jusqu'alors invincible, pouvoit être soutenu ou surmonté. Enfin il donna la mort en bataille rangée à l'ennemi de son maître, et pour récompense reçoit la mort, de la part de son maître, dans sa maison, par la main de ses serviteurs[33]. Avec quelle amertume le cardinal observe : C'est une chose bien étrange et qui montre la faiblesse et l'indignité des hommes que, de tant d'hommes qu'il avait- obligés, il n'y en eut un seul dans la ville qui s'émût pour venger sa mort, chacun d'eux cherchant des prétextes imaginaires de son ingratitude ou de sa crainte[34].

Ce n'est plus la cour de Vienne, l'Empereur, Waldstein et la ville d'Egra qui hantent à présent l'imagination de Richelieu, c'est le Roi, c'est la cour de France. Douloureuse méditation, retour sur soi-méfie : Si un maître a peine de trouver un serviteur à qui il se doive confier entièrement, un bon serviteur en a d'autant davantage de se fier totalement en son maître, qu'il a près de lui mille envieux de sa gloire et autant d'ennemis qu'il a faits pour son service. Ces ennemis, le cardinal les connaît bien : par mille flatteries, ils l'accusent. Un prince a l'esprit jaloux, méfiant et crédule ; un prince a toute-puissance d'exercer impunément sa mauvaise volonté contre ses serviteurs. Pour lui plaire, chacun lui déguise du nom de justice les actions de sa cruauté ou de son injuste jalousie. D'ailleurs si la tête du serviteur est menacée, la tête du maître l'est aussi. Les rapports diplomatiques ne sont pas rassurants : En Espagne, la résolution est prise de faire l'impossible pour faire mourir le Roi et le cardinal. Castaguède, ambassadeur d'Espagne auprès de l'Empereur, a été si imprudent que d'écrire récemment : plaise à Dieu qu'il vienne bientôt un Ravaillac[35].

Richelieu est bientôt près de Louis XIII : il lui remontre que rien n'est plus dangereux que de louer des assassins : par des louanges aussi odieuses, un prince se donne la réputation d'être cruel, tandis qu'il ne doit aspirer qu'a la gloire d'être juste[36]. C'est à la justice qu'il faut avoir recours, non aux poignards. Louis XIII écoute, il change de sentiment, — au moins en apparence. — Le lendemain — peut-être pense-t-il à Concini — les courtisans, qui y pensent, en tout cas, ne l'entendent plus que blâmer ce qu'il approuvait la veille[37]. Et les témoignages d'amitié, les billets affectueux, que depuis longtemps il prodiguait à son ministre, atteignent au paroxysme de la tendresse : Je vous conjure de prendre plus garde à vous que jamais, tant pour l'amour de vous que pour l'amour, de moi, qui aimerais mieux être mort qu'il vous fût arrivé le moindre accident[38].

Le 12 juin 1634, Richelieu montait en carrosse et sortait de la cour du Palais-Cardinal. Escorté de ses gardes à cheval, dont le Roi avait trouvé bon qu'il augmentait le nombre, il tournait à droite, prenait la rue Saint-Honoré et s'engageait bientôt sous la nouvelle porte du même nom, qui érigeait à l'orée de la campagne, entre notre rue Saint-Florentin et notre rue Royale, sa façade à la dernière mode. Il s'en allait à sa maison de Rueil. Par les mantelets ouverts, on apercevait, près de lui, un de nos meilleurs agents diplomatiques, M. de Charnacé. La voiture venait de dépasser le village du Roule, lorsque le cocher arrêta ses chevaux. Son Éminence, fatiguée du rude véhicule, s'installa confortablement dans sa litière. A peine Richelieu se fut-il éloigné, que Charnacé revint en carrosse au Palais-Cardinal et se rendit à la chambre du Père Joseph. Tout pénétré des dernières pensées du ministre, il allait rédiger, avec le Capucin, les instructions que le comte d'Avaux emporterait en Danemark, Suède et Pologne, où le Roi l'envoyait à titre d'ambassadeur extraordinaire[39].

D'Avaux était chargé d'empêcher que le roi de Danemark et l'Électeur de Saxe ne lissent une paix séparée avec l'Empereur. Il devait presser discrètement le Danois de joindre ou plutôt de subordonner sa médiation à celle du Roi Très Chrétien. A Stockholm, il fallait inquiéter Oxenstiern en négociant directement avec le Sénat de Suède ; à Varsovie, il fallait aller au-devant de ses désirs en ménageant le renouvellement de la trêve entre la Suède et la Pologne, condition indispensable pour que les Suédois eussent les mains libres en Allemagne[40].

Ces manœuvres diplomatiques si compliquées étaient d'autant plus nécessaires, que la mort de Waldstein enlevait à Richelieu, sur l'échiquier germanique, une grosse pièce. Cette mort l'obligeait à compter avec Oxenstiern, toujours prêt à élever la voix, bien qu'il parlât moins haut, quand il pensait qu'on avait moins besoin de lui. Feuquières se trouvait à Francfort, où se tenait la diète des princes allemands. C'est de là avait annoncé à Bouthillier, le 16 mars, la catastrophe d'Egra ; c'est là que le cardinal lui avait adressé, le 16, de nouvelles instructions.

Oxenstiern, commune directeur de l'Union d'Heilbronn, n'avait jamais voulu remettre Philippsbourg à l'Électeur de Trèves, à qui le Roi avait promis de restituer cette clef du Palatinat. Le chancelier de Suède pouvait, s'il y tenait tant, garder cette ville en dépôt jusqu'à la paix générale ; mais on exigeait qu'il remît en gage au Roi Colmar, Schelestadt, et Benfeld, villes que les Suédois occupaient en haute Alsace et qui étaient beaucoup plus avantageuses pour la France que Philippsbourg. Feuquières avait ordre de rendre Oxenstiern à la raison ou d'en mettre un autre à sa place. De peur de ne pas trouver un chef doué de ses qualités, ce fut le premier parti que choisit Richelieu.

Cette mise à la raison n'était point aisée : Si nous voulons gagner le chancelier par persuasion, répondait Feuquières, son humeur méfiante, couverte et insolente nous ôte tout moyen de nous ajuster avec lui ; et si d'autre côté nous le voulons combattre, la mauvaise disposition de tous les esprits est telle contre lui, qu'il nous seroit difficile de l'ébranler sans le faire tomber ; et par ainsi ne voyant personne à pouvoir prendre sa place sans extrême péril de renverser toutes choses, nous nous conduirons le plus adroitement qu'il nous sera possible entre ces deux considérations[41]. C'est à quoi la mission du comte d'Avaux ne fut pas inutile.

Cependant Feuquières était chargé d'agir sur les Électeurs de Saxe et de Brandebourg. Il devait faire en sorte qu'ils devinssent directeurs de deux ligues qui seraient affiliées à celle de Heilbronn : l'une comprenait les cercles de basse Saxe et de Brandebourg, l'autre le cercle de haute Saxe. Comment l'Électeur de Saxe pouvait-il pencher vers l'Empereur, lui, un protestant : ne voyait-il pas que l'influence espagnole prévalait au Conseil impérial, puisque, sur les suggestions d'Espagne, l'Empereur avait laissé égorger le meilleur de ses généraux ? Voilà ce qu'il fallait représenter à l'Électeur.

Il faut aussi que le parti catholique ne cesse pas d'être neutre. Mais cette neutralité, ni le duc de Bavière n'y tient beaucoup, ni l'Électeur de Cologne, ni l'Électeur de Hesse, à qui plusieurs villes de celui de Cologne conviendraient parfaitement. Elle est nécessaire, cette neutralité, pour apaiser les scrupules du cardinal et l'opinion publique en France. C'est en se préoccupant de l'opinion française et allemande que Richelieu, qui sait la paix générale impossible pour le moment, se dit prêt à signer une trêve de dix ou vingt années. Il n'ignore pas que l'Empereur ne l'acceptera point ; il envoie d'ailleurs à Feuquières des articles inacceptables : la Bohême et la Hongrie données à la Saxe, qui a soutenu la rébellion de Bohème, Ratisbonne ou Erfurt devenant un État dont Bernard de Saxe-Weimar et les princes de sa branche seront souverains, la Franconie restituée aux évêques de Wurtzbourg et de Bamberg. Dans cette redistribution de l'Allemagne, le duc de Bavière n'est pas oublié : on lui rend tout ce qu'on lui a pris. Revêtu du bonnet électoral dont l'Empereur l'avait dépouillé, il restera Électeur jusqu'à sa mort. Ses successeurs et les comtes Palatins le seront alternativement. Aux Suédois des îles et des ports de la Baltique : Rugen, Usedom, Stralsund, Wismar, Rostock ; aux Électeurs de Brandebourg, de Cologne et de Mayence, tous les biens qu'ils ont perdus. Le Palatin aura une petite formalité à remplir avant d'être reconnu dans le Las Palatinat et rétabli dans le Palatinat supérieur : il lui faudra rembourser au duc de Bavière la moitié des dépenses que le prince aura faites pour recouvrer la Bohême. C'est l'Empereur qui paiera l'autre moitié. Est-il besoin d'énumérer les autres articles, qui maintiennent les privilèges des villes impériales, restaurent la vieille constitution de l'Empire, obligent les Français à évacuer Haguenau, Saverne, les villes de l'Électorat de Trèves, attribuent pour toujours à la France les Trois Évêchés, lui laissent le duché de Lorraine, jusqu'à ce que le Duc dépossédé ait réparé les fautes qui ont amené sa dépossession ?

Pourquoi ne pas rappeler que Feuquières est autorisé à proposer une sorte de liberté de conscience, qui remplacera le fameux Cujus regio hujus religio ? Il devra essayer d'obtenir des deux branches de la maison d'Autriche un règlement avantageux des questions de la Valteline et de Pignerol. Ces propositions sont essentiellement variables ; Richelieu sait que l'Empereur est fort loin de vouloir céder : on va vers une guerre démesurément élargie, mettant aux prises la France et l'Espagne-Autriche.

Les instructions du cardinal, en ce qui concerne Oxenstiern, n'étaient pas pour déplaire à Feuquières, très désireux d'abaisser l'humeur du Suédois, tous les jours plus altière et insolente[42]. Le chancelier, écrivait Feuquières au Père Joseph, le 20 mars, était déjà entré dans une telle alarme de l'union des Électeurs de Saxe et de Brandebourg avec Friedland joint à Sa Majesté, que, quelque bonne mine qu'il ait faite, il y a longtemps qu'il n'a reçu une nouvelle qui lui ait plu davantage que celle de sa mort[43]. Oxenstiern redoutait la bonne intelligence de l'Électeur de Hesse-Cassel avec Feuquières. Celui-ci continuait à penser qu'il valait mieux s'adresser à la bourse des princes allemands qu'à leur raison. Il écrivait au Père Joseph qu'un peu d'argent comptant serviroit plus que toutes les persuasions[44].

Feuquières Ta essayer de gagner Oxenstiern à sa politiqué en lui laissant.espérer qu'il ne lui refusera pas son concours, lorsqu'il réclamera pour lui-même l'Électorat de Mayence. Au début de juin, le chancelier est conquis[45]. Mais il ne s'exécute pas vite. Il est vrai que l'Électeur de Saxe voit d'un mauvais œil cette cession d'une ville de l'Empire. L'assemblée de Francfort, influencée par lui, a prié' le Roi de ne 'pas demander ce qu'elle ne veut pas consentir. Le 17 août il n'y a rien de fait et M. de Villeblavin, gentilhomme de la maison de M. de Feuquières, écrit de Paris à M. du Fresne, secrétaire de son maître : Je m'étonne grandement de ce que le chancelier Oxenstiern ne se hâte davantage de remettre Philippsbourg entre les mains du Roi. La prise de La Mothe et la perte de Ratisbonne[46] pourront faire donner quelque bonne résolution à leurs pesantes délibérations[47]. M. de Villeblavin a raison. Mais tout va changer.

Déjà inquiets, le chancelier et les députés prennent le mors aux dents, lorsqu'ils apprennent que dix mille Impériaux ont envahi la haute Souabe et que Donauwerth vient de capituler le 16 août. Le 26, la convention qui livre Philippsbourg à la France est signée : Le duc de Wurtemberg, explique Richelieu à Louis XIII, sera reconnu pour gouverneur général et fera serment au Roi et à l'Union. Celui qui demeurera dans la place, avec titre de gouverneur particulier, sera français, et de mille hommes qu'on y mettra en garnison, il y eu aura sept cents Français et trois cents Allemands choisis par Sa Majesté[48].

Oxenstiern, craignant de ne pouvoir conserver les postes que les troupes suédoises occupent entre le Rhin et l'Elbe, propose, dans le plus grand secret, à Feuquières de les livrer au Roi. Les troupes suédoises franchiront l'Elbe, dont elles défendront la rive droite. Assisté des Hollandais et du landgrave de Hesse, le Roi occupera tout ce qu'elles auront abandonné. Il versera à. la Suède un subside annuel d'un million de livres ; il lui permettra de se dédommager aux dépens de la Saxe et lui procurera quelque bon accommodement avec la Pologne. Proposition avantageuse pour la France, plus encore pour la Suède, qui opérera dans une région moins lointaine, où les conquêtes seront plus vite à sa convenance que dans la vallée du Rhin.

Richelieu ne se hâte point d'accepter. Le Suédois trop empressé le rend exigeant. D'ailleurs le cardinal ne veut pas rompre avec la maison d'Autriche avant le terme qu'il s'est fixé ; il ne veut pas que son maître perde, aux yeux des princes allemands, sen prestige de protecteur désintéressé des libertés germaniques. Feuquières est chargé de faire connaître au chancelier les vues de Son Éminence : la Suède ne s'opposera point aux agrandissements de certains princes de l'Empire ; ni le landgrave de liesse, ni le margrave de Bade, ni le Palatin, ni d'autres clients de la France ne devront être empêchés de s'arrondir. Les Électeurs de Saxe et de Brandebourg seront ménagés ; la religion catholique sera maintenue à Cologne et à Neubourg, dont on respectera la neutralité. Les Provinces-Unies entreront dans l'alliance. Brisach sera assiégée, prise et confiée au Roi. Aucun des alliés enfin n'aura le droit de conclure une paix séparée.

Si ces conditions ne sont pas remplies, nul espoir que le Roi consente à attaquer les Pays-Bas espagnols au mois de mai de l'année prochaine. La sécurité du Royaume est à ce prix. Elle semble menacée, de fort loin il est vrai, par la victoire que les troupes impériales viennent de remporter à Nördlingen, le 6 septembre 1634. Par où va passer l'un des vainqueurs, dois Fernand d'Espagne, ce cardinal infant qui s'achemine vers Bruxelles ? Marchera-t-il conjointement avec le roi de Hongrie ? Franchira-t-il le Rhin à Cologne, à la tête de son armée ? Sous les murs de Saverne, le maréchal de La Force l'attend de pied ferme, à la tête de la sienne. Il ne peut être question de s'éloigner de l'Alsace, où l'on fait courre le bruit que l'infant cardinal veut prendre son passage et qu'il s'en vient à Brisach : Je m'assure que, s'il l'entreprend, écrit le maréchal à Feuquières, le 19, je lui donnerai bien de la peine[49].

Les Suédois et les principicules d'Allemagne, qui formaient comme autant d'avant-postes, n'avaient pas cette assurance. Épouvantés, ils réclamèrent à grands cris l'intervention du Roi[50].

La façon de traiter de M. le Chancelier Oxenstiern est un peu gothique et beaucoup finnoise (pour ne pas dire finaude), mandait Richelieu à Chavigny le 30 avril 1635. Cependant il en faut sortir, s'il se veut mettre à la raison[51].

Le cardinal se trouvait alors au château de Mouchy, Louis XIII à Compiègne, à quelques lieues de son ministre. Le 27, le Roi puis la Reine avaient donné audience au chancelier de Suède. Le cardinal avait reçu Oxenstiern à son tour. Trois heures durant, les deux interlocuteurs étaient demeurés ensemble, échangeant en latin, devant les assistants ébahis, des propos joyeux et de chaleureux compliments, des non dubitat, credo, Eminentia vestra quin hoc mihi sit in præcipuis votis ut detur tandem aliquando optata vestra præsentia vestroque alloquio frui ; Rex gratissimam semper habebit per curiam suam profectionem vestram[52]. Mais, le 29, toujours dans la langue de Cicéron, les deux ministres avaient conféré sans témoins. Ils s'apprêtaient à signer un traité. Depuis la bataille de Nördlingen, c'était le deuxième. Le premier, signé à Paris, le 1er novembre 1634, par Loefler, envoyé de Suède, et Streiff, envoyé des confédérés, n'avait pas fixé la date à laquelle la France romprait avec la maison d'Autriche ; il avait seulement stipulé que le Roi, en cas de rupture, entretiendrait une puissante armée sur la rive gauche du Rhin et, sur la rive droite, un corps d'armée de douze mille hommes. Si les Électeurs de Saxe et de Brandebourg s'accommodaient avec l'Empereur, le Roi n'était pas obligé d'entrer en guerre. Comme compensation de cette rupture, il ne paierait plus le subside d'un million oie livres, pourrait prendre quelque influence dans le conseil de guerre, aurait dans le conseil de direction voix égale à celle de la Suède. De plus, l'Alsace lui était confiée, le passage sûr le pont de Strasbourg ouvert, Brisach livrée. Les alliés enfin s'engageaient à ne conclure aucune paix séparée. Ils promettaient de rétablir la religion catholique en l'état où elle se trouvait avant l'année 1618.

La diète, transportée à Worms, car Francfort n'était plus sûre, avait ratifié le 12 novembre, mais Oxenstiern qui regrettait le subside d'un million de livres, avait refusé la ratification. Le savant Grotius, Hollandais, fort peu souple, venu à Paris en qualité d'ambassadeur de Suède, avait échoué dans sa mission. Oxenstiern semblait devoir être plus heureux. En cette journée du 30 avril 1633, Richelieu était décidé à signer un traité, même insignifiant, pour montrer aux ennemis éventuels de la France que le Roi était d'accord avec ses alliés : Quand on ne devroit passer autre chose qu'un article de ne faire point la paix l'un sans l'autre, expliquait le cardinal à Chavignv, il le faut faire s'il se peut.

La marche des Impériaux, en effet, devenait des plus menaçante. Philippsbourg surprise dans la nuit du 23 au 2 janvier, Sied : sur la Moselle capitulant quelques semaines plus tard, Trèves et son Électeur enlevés par les Espagnols le 26 mars, ne rendaient que trop clair l'hostilité de l'Empereur. Aussi Richelieu s'en tenait à des conditions acceptables : Si le chancelier ne vouloit aucune de toutes ces conditions, ajoutait Son Éminence, seria endemoniado (il faudroit qu'il fût possédé du diable), auquel cas on ne sauroit avoir recohrs qu'aux exorcismes de Loudun, et envoyer traiter en Suède, mais votre jeunesse est trop heureuse pour en venir à cette extrémité. Quoi qu'il arrive, il est nécessaire de se séparer en bonde intelligence avec lui. Le cardinal estimait qu'il fallait envoyer un ambassadeur à Oxenstiern, mais que le chancelier devait donner promptement ordre à Banner et autres chefs des confédérés de faire avancer les troupes pour le dessein commun vers Gemund. Et il concluait ainsi : Le Père Joseph, à l'heure que je parle, répond des affaires d'Allemagne, pourvu que je fasse ce que ses pensées enthousiastiques lui diront[53].

La pensée du cardinal était de ménager à la fois le chancelier de Suède et l'Empereur : Sur l'assurance, expliquait-il à Bouthillier, que M. le Chancelier désire touchant Mayence et autres places de cette nature, il faut faire tout ce qui se pourra pour qu'il se contente de la parole du Roi. S'il ne le veut pas, à toute extrémité on peut mettre, en général, que Sa Majesté, avec ses troupes $ destinées pour la conservation de ses alliés en Allemagne, fera ce qu'elle pourra polir lia conservation des places que la couronne de Suède tient sur le Rhin et aux environs en général, sans exprimer Mayence. Comme aussi les armées de la couronne de Suède, qui sont les plus proches du Rhin, seront réciproquement obligées de contribuer ce qu'elles pourront à la conservation des places que Sa Majesté gent sur le Rhin et proche d'icelui. Le Roi consent qu'à la fin du traité il soit dit que, s'il reste entre les deux Couronnes des difficultés procédant des traités précédents, elles se videront à loisir entre les dites deux Couronnes ; nonobstant quoi les articles qui seront présentement signés demeureront inviolables. Sa Majesté consent aussi qu'il soit dit dans le présent traité que tous les articles qui y seront compris auront lieu présupposant la rupture, in casu rupturæ. S'il se peut, il ne faut pas dire in casu rupturæ contra Imperatorem mais contra Austriacos simplement. Si M. le Chancelier en veut davantage, on pourra mettre contra Austriacos Germaniæ. A toute extrémité, vous pourrez dire contra Imperatorem, mais vous l'éviterez, s'il est possible[54]. Même à la veille de rompre, Richelieu, fidèle à sa maxime favorite, négociait encore avec la cour de Vienne et lui faisait savoir que le Roi renoncerait à ses alliances protestantes, si l'Empereur consentait à lui céder l'Alsace. L'Empereur refusa.

Le cardinal était plus heureux en Hollande, où, deux années auparavant, il avait craint de voir une trêve se conclure entre les Provinces-Unies et l'Espagne. Le 15 avril 1634, pour encourager les Hollandais à continuer la guerre, il avait consenti à leur verser un subside annuel de deux millions trois cent mille livres. Ce subside pouvait être réduit à un million, si la France entrait dans la guerre et les casus belli étaient énumérés. Cette année même, le 8 février 1635, la France et la Hollande s'étaient engagées à jeter, l'une et l'autre, dans les Pays-Bas espagnols, une armée de vingt-cinq mille hommes et de cinq mille chevaux avec l'attirail et le canon nécessaires à un tel corps. Le Roi et les États s'étaient engagés également à mettre en mer chacun quinze vaisseaux de guerre pour nettoyer la mer Océane et le canal et tenir les côtes libres... Moyennant quoi, Sa Majesté seroit déchargée des deux millions qu'elle leur avoit accordés tous les ans par lé traité de l'année précédente[55]. Les alliés comptaient sur une révolte des Pays-Bas espagnols, où avait éclaté un complot, d'ailleurs vite déjoué. Suivant leur conduite, les Pays-Bas espagnols deviendraient un État indépendant ou seraient partagés entre la Hollande et la France.

Vers le même temps, le cardinal avait envoyé M. de Senneterre à Londres en qualité d'ambassadeur extraordinaire auprès de Charles Ier. Il ne prétendait demander au roi d'Angleterre ni hommes ni argent, mais seulement le réduire à la neutralité et lui faire comprendre le dessein qu'avoient les Espagnols de l'engager à la guerre contre la France et la Hollande, ce qui le jetteroit dans des frais insupportables et dans une totale rupture du commerce britannique[56]. Il n'y eut aucune peine. Désireux d'entretenir Charles dans les dispositions les plus favorables, il rappelait à Henriette-Marie ce qui s'était fait, dès sa plus tendre jeunesse, pour lui faire posséder une couronne digne d'elle.

Le cardinal s'était assuré aussi des Suisses ; il avait essayé d'apaiser les différends qui commençoient à naître parmi eux sous le prétexte de la religion. Résolu de tenir tous les cantons unis dans sa main, Richelieu avait promis aux catholiques de leur payer leurs pensions avec toute l'exactitude qu'ils pouvoient désirer[57]. Malheureusement ces cantons venaient de s'engager vis-à-vis de l'Espagne à défendre non seulement le duché de Milan, mais encore le comté de Bourgogne, c'est-à-dire la Franche-Comté. Son Éminence, indignée, leur avait déclaré que s'ils demeuroient dans les termes de leur nouvelle alliance avec la cour de Madrid, ils ne pouvaient prétendre participer aux bienfaits du Roi[58].

Cantons catholiques et cantons protestants rendirent bientôt à la France, — presque sans y penser, — un signalé service. Richelieu projetait d'attaquer au premier jour le duché de Milan. Le duc de Rohan, — exilé à Venise en 1629, rappelé dès 1631 et mis en 1635 à la tête d'une des armées d'Alsace, — avait reçu l'ordre de conduire en Valteline douze mille hommes de pied et quinze cents chevaux. Précédé de M. du Landé[59] qui était resté avec quelques troupes au pays des Grisons, il avait mission de fermer les défilés par lesquels l'Empereur aurait pu introduire des secours dans le Milanais. Rohan qui, pour se rendre en Valteline, était forcé de traverser la Suisse, avait ordre de passer coûte que coûte, en évitant toutefois d'offenser l'honneur helvétique : Il prit si bien son temps, expliquent ses Mémoires, qu'il étoit déjà entré en Suisse avant qu'il en parût aucun soupçon[60]. Les dispositions de Zurich étaient excellentes ; Berne se sentait porté de particulière affection envers ledit Rohan, tant pour la conformité de religion que polir l'estime qu'il faisoit de sa vertu[61] ; le bailli de Bade, qui dépendait alors des huit anciens cantons, se montrait fort empressé ; la petite ville de Saint-Gall, dont l'abbé était l'allié de la Suisse, attendait les Français comme s'ils venaient la secourir. Par Bâle, Liechstal, Oltingen, Bruck-sur-l'Aar, Winterthür, Eleck près Zurich, Reichenbach, Saint-Gall, Alstetten, Sax, Ragatz et Coire, le duc de Rohan traversa la. Suisse en douze traites ; le 24 avril 1635, il était en Valteline à la tête de son armée.

Sa présence était faite pour encourager les princes italiens, que Richelieu voulait confédérer contre la maison d'Autriche. Le prétexte de la ligue était la liberté de l'Italie, opprimée par le gouverneur de Milan et le vice-roi de Naples. Le cardinal avait à réconcilier le duc de Savoie, qui se disait roi de Chypre, avec la République *de Venise, souveraine nominale de la même ile ; la République de Venise avec le Saint-Siège, qui mécontentait les Vénitiens en agrandissant le port de Gorro, près de Ferrare.

C'est au Saint-Père que Richelieu destinait la présidence de la Confédération, mais Urbain VIII se récusa : les Impériaux ne l'inquiétaient plus ; il avait besoin d'eux contre les réformés en Allemagne. Satisfait de n'être plus le chapelain du roi d'Espagne, il ne tenait pas à devenir le chapelain du roi de France : que Richelieu prétendit faire annuler le mariage de Monsieur et de Marguerite de Lorraine, être promu lui-même à la coadjutorerie de l'archevêché de Trèves, ou voir l'Éminence grise muée en Éminence rouge, Sa Sainteté se faisait prier.

Cette présidence, refusée par le Pape, Richelieu l'offrait au duc de Savoie. Victor-Amédée finit par l'accepter ainsi que le duché de Milan, — qui était à conquérir. M. de Saint Maurice, ambassadeur de Savoie près la cour de France, n'était point surpris d'un pareil présent : Entre deux mûres, expliquait-il à son maître, M. le Cardinal en donne toujours une verte et, quand il a affaire à quelqu'un qui ne sait pas sa façon de négocier, il s'en prévaut et, sur la fin du discours, il adoucit toujours ce qu'il a dit d'aigre. Quand l'on est bien instruit de sa coutume et que l'on a la connaissance des affaires, qu'avec respect l'ou lui dit de bonnes raisons, on le ramène[62]. Le 11 juillet 1635, un traité fut signé à Rivoli, aux termes duquel le Savoyard s'engageait à fournir six mille hommes et douze cents 'chevaux, les ducs de Mantoue et de Modène chacun trois mille fantassins et trois cents cavaliers. La part des confédérés devait être proportionnelle à l'effort qu'ils auraient fourni ou au dommage qui leur aurait été infligé.

Le duc de Modène était peu sûr. Le duc de Mantoue ne l'était guère davantage ; aussi le cardinal songeait-il à lui donner pour gendre et pour héritier Monsieur, frère du Roi. Le traité de Rivoli prévoyait l'accession d'autres États italiens ; mais il ne fut possible d'y comprendre ni Venise, qui gardait un amer souvenir des traités de Monçon et de Ratisbonne, ni Gênes, l'opulente banquière de l'Espagne, ni le grand-duc de Florence, neveu de l'Empereur. Adhésion qui n'était pas à dédaigner, Honoré Grimaldi, prince de Monaco, jusque-là protégé du Roi Catholique s'apprêtait à se mettre sous la protection du Roi Très Chrétien et recevait des garnisons françaises dans ses villes de Monaco, Roquebrune et Menton[63].

De Rome à Londres, en passant par Turin, l'Allemagne et les Provinces-Unies, il n'était pas un État grand ou petit, pas un prince, pas un principicule dont Richelieu, à la veille de rompre avec la maison d'Autriche, n'eût tenté de se concilier les bonnes grâces ou n'eût acheté le concours.

Cependant, eu Alsace et sur le Rhin, les troupes royales alliées aux Suédois continuaient de guerroyer contre les Impériaux, sans que le Roi fut en guerre avec l'Empereur. Callas et Jean de Werth, généraux de Ferdinand II, s'emparèrent de Spire, où ils laissèrent mie garnison, et le duc Charles de Lorraine faisait de brèves incursions dans sou Duché : ses cavaliers paraissaient à l'improviste dans quelque ville épouvantée, — juste le temps de pendre certains qui s'étaient compromis avec les Français. Mais, avant de gagner la Valteline, le duc de Rohan refoula deux fois le duc Charles sur la rive droite du Rhin ; les maréchaux de La Force et de Brézé, le due Bernard de Saxe-Weimar emportèrent la ville de Spire et, suivant l'usage, s'en partagèrent les défenseurs qui pouvaient payer les plus fortes rançons[64] : La Force eut le baron de Metternich, Brézé le baron de Hardenberg et Bernard M. de Gold (de la maison de Papenheim). Assez misérables dépouilles, car les Impériaux étaient peu disposés à faire dépense pour des gens à qui ils imputaient la perte de leur ville, et Metternich, prisonnier dans Metz, se disait : un pauvre cavalier destitué de tous ses biens et revenus, connue aussi de tout subside des siens[65].

C'est peu de semaines après cette revanche éclatante que le cardinal rappela Brézé. La résolution d'attaquer l'Espagne s'affermissait en lui chaque jour. Son Éminence défendait âprement le trésor, nerf de la guerre prochaine, et protégeait les biens des particuliers contre les prodigalités de leurs possesseurs.

Depuis l'année 1634, il était interdit de se ruiner en toiles d'or ou d'argent, broderies de diamants ou de perles, pages, laquais, rochers vêtus de soie, carrosses ou litières dorés. A partir du 29 janvier 1635, les brelans ou jeux publics cessèrent d'être permis et les tenanciers furent passibles d'une amende de dix nulle livres[66]. Son Éminence écartait de tous les hauts postes de l'État les seigneurs peu sors. Non content de mettre à la place du duc de Retz, général des galères, son neveu François de Wignerod, marquis de Pontcourlay, à la place du vieux duc de Sully, grand maître de l'artillerie, dédommagé par le bâton de maréchal, son cousin le marquis de La Meilleraye, à la place du maréchal de Bassompierre, colonel général des Suisses, toujours à la Bastille, un autre de ses parents, le marquis de Coislin, Richelieu mit son beau-frère Brézé auprès du maréchal de Châtillon, à la tête de l'armée qui devait, pensait-il, conquérir brillamment les Pays-Bas espagnols[67].

Ce n'était pas seulement pour ménager de brillants succès à son beau-frère, c'était pour parer à l'inconvénient des bêtes d'attelage qu'il avait transporté de Farinée d'Alsace à celle des Pays-Bas ce Brézé bizarre et de caractère intraitable. Les maréchaux de La Force et de Brézé, nous confient les Mémoires de La Force, avoient demeuré près de trois mois ensemble, et, en apparence, vivoient en assez bonne union. Néanmoins l'on reconnaissoit bien que l'intelligence n'y étoit pas telle qu'il eût été à désirer ; aussi est-il malaisé entre deux chefs que la bonne correspondance y puisse toujours demeurer, ce qui décida peut-être Sa Majesté à y apporter la séparation[68].

La Force resta donc seul à commander l'armée qui devait opérer en Alsace ét en Lorraine. Le cardinal de La. Valette, avec dix-huit mille hommes de pied et six mille chevaux, devait pénétrer en. Palatinat, on, du côté de Frankenthal, le marquis de La Force était chargé d'amener douze mille fantassins à Bernard de Saxe-Weimar. Tandis que le maréchal de Créqui[69], au delà des Alpes, commandait dix mille hommes de pied et deux mille chevaux, le maréchal de Vitry[70] gardait les côtes de la Provence, le duc d'Halluin[71] celles de son gouvernement de Languedoc.

La côte de Bretagne est assez mal gardée, observait Richelieu dans une note destinée à passer sous les veux du Roi. Il faut donner ordre à M. de Brissac[72] de tenir garnison forte et complète à Blavet et demeurer lui-même sur le lieu. Faut faire savoir à Monsieur le Prince qu'il est à propos qu'il demeure eu Bourgogne, ce qu'il fera volontiers... M. de Chaulnes[73] doit demeurer à Amiens et ès environs, allant et venant en tous les lieux. M. de Soyecourt[74] à Corbie... Comesnil[75] ne partira point de Rue : le baron du Bec[76] de la Capelle ; Le Buisson[77] de Ham ; Saint-Léger[78] du Catelet : Neufchelles[79] de Guise : le marquis de Nesles[80] de La Fère ; le comte de Lannoy[81] de Montreuil, le père ou le fils des Hocquincourt[82] de Monthulin.

En tête de cette note, figurait cet ordre sévère : Chaque gouverneur de province ou de place ira ou reviendra en son gouvernement sur peine de crime de lèse-majesté. Et afin qu'ils ne prétendent cause d'ignorance, MM. les Secrétaires d'État écriront à tous et leur prescriront de leur faire réponse pour acte de la réception dudit ordre. Au bas du document, on peut lire encore, tracée au crayon rouge, l'approbation du Roi : Je trouve tout ce que dessus très à propos[83].

Le 25 avril 1635, le cardinal écrivit au maréchal de Brézé : Mon Frère, je vous dis encore une fois adieu, vous assurant de mon entière affection et me promettant que votre voyage ne me causera pas peu de contentement par l'avantage qu'en recevra le service du Roi et par la réputation que vous acquerrez. Je vous recommande toutes choses dignes de recommandation comme au prône[84].

Le Père Joseph, de son côté, expliquait à d'Avaux le 8 mai : La vraie intention du Roi est de faire, le plus tôt qu'il se pourra, une paix générale avec garantie mutuelle pour l'avenir, ce qui serait un siècle d'or et comme le temps d'Auguste[85].

Belles formules qui ne se réalisent que par le courage et la conscience dans la modération. Tel était l'esprit du Cardinal !

Ni Louis XIII, ni Richelieu, ni l'Éminence grise ne pouvaient prévoir que la guerre qui allait commencer contre l'Espagne onze jours plus tard devait se prolonger jusqu'en 1660 et que le temps d'Auguste se ferait attendre un quart de siècle.

 

 

 



[1] E. Gallois, Lettres inédites des Feuquières, t. I, p. 9-10.

[2] Lettres et Négociations du Marquis de Feuquières, t. I, p. 96-97.

[3] Lettres et Négociations du Marquis de Feuquières, t. I, p. 96.

[4] Lettres et Négociations du Marquis de Feuquières, t. I, p. 175.

[5] Charveriat, Histoire de la Guerre de Trente Ans, t. II, p. 229.

[6] Relation du voyage que le Sieur de Feuquières a fait en Allemagne. Aubery, Histoire du Cardinal Duc de Richelieu, t. II, p. 322.

[7] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. II, p. 164.

[8] Aubery, Mémoires pour servir à l'Histoire du Cardinal Duc de Richelieu, t. I, p. 405.

[9] Aubery, Mémoires pour servir à l'histoire du Cardinal Duc de Richelieu, t. II, p. 405.

[10] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. II, p. 44-45.

[11] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, p. 119.

[12] Gazette, année 1633, p. 260.

[13] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 471, note.

[14] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, p. 119.

[15] Lepré-Balain, La vie du R. P. Joseph, de Paris, Capucin, ch. XX.

[16] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. I, p. 268.

[17] Aubery, Mémoires pour servir à l'Histoire du Cardinal Duc de Richelieu, t. II, p. 399.

[18] Aubery, Mémoires pour servir à l'Histoire du Cardinal Duc de Richelieu, t. II, p. 400-401.

[19] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. I, p. 265.

[20] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. I, p. 265.

[21] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. II, p. 417-419.

[22] Aubery, Histoire du Cardinal Duc de Richelieu, t. II, p. 401.

[23] Schebeck, Wallenstein, Frage, p. 578.

[24] Mercure françois, 1re partie, p. 489-490. Vittorio Siri, Memorie recondite, t. III, p. 66-47.

[25] E. Denis, La Bohème depuis la Montagne blanche, 1re partie, p. 166.

[26] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. I, p. 80.

[27] Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu, t. II, p. 163.

[28] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. II, p. 215.

[29] Saint-Léger, Historiographe, Remarques sur l'Histoire, p. 690.

[30] Mercure françois, t. XX, p. 519.

[31] Mercure françois, t. XX, p. 527-528.

[32] Vittorio Siri, Mernorie recondite, t. VIII, p. 60. — Levassor, Histoire de Louis XIII, t. IV, p. 487. — Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. II, p. 470.

[33] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VIII, p. 104.

[34] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VIII, p. 101-102.

[35] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. VIII, p. 270, note 3.

[36] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. II, p. 470.

[37] Mémoires du Comte de Brienne, p. 63.

[38] Comte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le Cardinal de Richelieu, p. 140.

[39] Journal de Charnacé, cité par Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu, t. II, p. 178, note 3.

[40] Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu, t. II, p. 167.

[41] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. II, p. 277.

[42] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. II, p. 268.

[43] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. II, p. 259.

[44] Lettres et négociations du Marquis de Feuquières, t. I, p. CXLIII.

[45] Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu, t. II, p. 177-178.

[46] Qui avait ouvert ses portes le 21 juillet au roi de Hongrie.

[47] F. Gallois, Lettres inédites des Feuquières, t. I, p. 36.

[48] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 597.

[49] Archives de La Force.

[50] Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu, t. II, p. 199.

[51] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 735.

[52] Ce sont les propres phrases que Richelieu avait écrites le 29 mars, au chancelier se rendant en France et dont voici la traduction : Votre Excellence ne doute pas, je pense, que l'un de lues vœux les plus chers ne soit de jouir enfin de sa présence si désirée et de son entretien : le Roi tiendra toujours à faveur son passage par sa cour. (Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 694-695).

[53] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 737.

[54] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, p. 735-736.

[55] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VIII, p. 258.

[56] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VIII, p. 262.

[57] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 18.

[58] Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Petitot, t. VIII, p. 270.

[59] Joab de Séqueville, maréchal de camp en 1635.

[60] Mémoires du Duc de Rohan, éd. Michaud et Poujoulat, p. 633.

[61] Mémoires du Duc de Rohan, éd. Michaud et Poujoulat, p. 633.

[62] Cité en note par Fagniez, Richelieu et le Père Joseph, t. II, p. 222.

[63] G. Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu, t. II, p. 211-220. Le traité de Péronne, conclu entre le roi de France et le prince de Monaco, remit à la France Monaco, Roquebrune et Menton. Il fut signé à Péronne, le 14 septembre 1641. On en trouvera le texte, publié par Ardorno, dans les Petites Annales de Monaco, etc., Lyon, 1926, p. 201 et suivantes.

[64] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. II, p. 566.

[65] Henri de Metternich à La Force (Archives de La Force).

[66] Mercure françois, t. XX, p. 702-709, et Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. II, p. 367.

[67] Père Griffet, Histoire du Règne de Louis XIII, t. II, p. 563.

[68] Mémoires du Duc de La Force, t. III, p. 113. Brézé n'eût pas manqué de souscrire à ce jugement impartial, car, le 17 avril 1635, revenu à Paris, il mandait à la Force avec une humilité hautaine : Monsieur, encore que je n'aie pas rencontré une correspondance de votre part telle que je crois mériter par le désir que j'ai toujours eu de vous rendre service, néanmoins comme votre mérite, qui étoit une des principales causes de mon affection, ne cesse point et. que rien n'est si contraire à mon humeur que de changer une résolution lorsque je l'ai prise, j'ai cru vous devoir rendre par mes soins, étant ici, des témoignages que j'ai toujours celle-là d'être toute ma vie, Monsieur, votre très humble et obéissant serviteur. (Archives de La Force.)

[69] Charles de Blanchefort, marquis de Créqui, duc de Lesdiguières, pair (1626) et maréchal de France (1601-1656).

[70] Nicolas de l'Hôpital, marquis, puis duc de Vitry (1644) et maréchal de France (1627) † 1644.

[71] Charles de Schomberg, duc d'Halluin, pair (1620) et maréchal de France, sous le nom de Schomberg (1637) † 1656.

[72] François de Cossé, duc de Brissac, pair de France (1621), lieutenant général au gouvernement de Bretagne (1638) † 1651.

[73] Honoré d'Albert, sieur de Cadenet, gouverneur de Picardie (1633), duc de Chaulnes, pair (1621) et maréchal de France (1619) † 1649.

[74] Maximilien de Belleforière, sieur de Saucourt ou Soyecourt, maréchal de camp (1634) † 1649.

[75] Le sieur de Comesnil.

[76] René du Bec-Crespin, marquis de Vardes.

[77] Le sieur du Buisson.

[78] Étienne de Rouvroy Saint-Simon, baron de Saint-Léger † 1636.

[79] Le Cirier, comte de Neufchelles.

[80] Louis-Charles de Mailly, marquis de Nesles.

[81] Charles, comte de Lannoy, premier maître d'hôtel du Roi.

[82] Charles de Monchy, marquis d'Hocquincourt, maréchal de France (1655) † 1658, et son fils Georges, lieutenant général (1655), † 1689.

[83] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 678, 681.

[84] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 733.

[85] Cité par G. Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu, t. II, p. 224.