HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LA PENSÉE POLITIQUE DE RICHELIEU À L'INTÉRIEUR

CHAPITRE II. — RICHELIEU ET LES FINANCES DE L'ÉTAT.

 

 

Le désordre financier de l'administration royale est, pour-Richelieu et pour sa renommée, l'envers de la médaille. C'est le coup de poignard renouvelé qui épuisa ses forces et le traîna pantelant jusqu'à la fin ; c'est l'entrave accablante attachée au pied de son gouvernement par les âges antérieurs et dont lui-même ne parvint jamais à se délivrer. En un mot, c'est la rail son profonde de cette difficulté d'être, qui fut la sienne durant tout son ministère et qui lui a valu, en somme, ce renom de tyrannie impitoyable qui fait le drame de sa mémoire après avoir été le drame de son existence.

 

Incohérence financière de l'ancien régime.

Nous avons indiqué, dans le Tableau de la France en 1614 ; les conditions dans lesquelles s'était établie, par une série incohérente de nécessités, de traditions et d'improvisations, une manière de budget royal. Ce budget n'avait d'autre assiette, au début, que les ressources féodales, le Roi devant vivre exclusivement des produits et revenus de son domaine comme un simple propriétaire terrien. Tout au plus lui reconnaissait-on, comme attachée à son titre souverain, une vague possibilité de réclamer-quelques secours circonstanciels, des aides (en certains cas déterminés, l'aide aux quatre cas). Ces ressources complémentaires, étant qualifiées officiellement d'extraordinaires, n'étaient point considérées, en principe, comme renouvelables, encore moins comme perpétuelles, étant, par leur essence même, accidentelles.

Jamais les finances de l'ancien régime n'ont eu des bases régulières et stables ; à aucune époque elles n'ont été aménagées selon des méthodes saines, dans un esprit mutuel d'acceptation et de contrôle. Les procédures financières, nées, pour la plupart, d'avis émanant de personnages intéressés, se transmettaient de règne en règne sous le signe de la confusion, de la discussion et de l'irritation réciproques.

En vain les techniciens s'efforcent-ils maintenant de les présenter avec quelque clarté et de leur imposer une apparence d'ordre qui n'y régna jamais. D'expédients en expédients, de déficits en prorogations, d'exactions insupportables en faillites déclarées, elles se traînèrent à la recherche d'une liquidité et d'un équilibre qui. leur manquèrent toujours.

Parmi les éléments de trouble, il est facile de signaler ceux-ci : les survivances féodales, les privilèges des provinces, la misère d'un peuple dénué de toute organisation économique et succombant sous le faix ; et par contre, l'entreprise d'unification, tache éminente de la Royauté, avec les violences et les dépenses qu'elle entraîne ; les besoins croissants des guerres pour l'ordre et des guerres pour l'indépendance ; enfin, la nécessité, pour le Roi, d'acheter son Royaume, comme on l'a dit de Henri IV, en même temps qu'il le conquiert, et de payer les amitiés et les fidélités par des abandons ou compensations en argent, faisant alterner sans cesse la brutalité de la conquête avec la facilité d'une absurde prodigalité. Un sagace observateur de l'histoire financière le dit, et condense en une seule phrase le passage d'une époque à l'autre : Dans la confusion des dissensions civiles et religieuses, le désordre général favorisait un genre d'usurpation aussi onéreux aux peuples que funeste à l'État, on ne pouvait plus s'approprier les choses mêmes, on se rendait maitre de l'argent signe qui les représente toutes[1].

Pour rendre sensible cette séculaire incohérence et impuissance, il y a quelque chose de plus significatif que les documents et les statistiques dont la technicité encombre d'ordinaire les histoires, c'est le spectacle des faits eux-mêmes.

 

Sous Philippe-Auguste, la foi fait accepter une première contribution de guerre générale, la dime saladine. Philippe le Bel est le maitre de la fausse monnaie. Sa lutte contre le Pape le rend populaire et lui assure le concours des premiers bats généraux. Il extorque la fortune des Templiers. Le ministre des finances, Enguerrand de Marigny, est pendu aussitôt après la mort du Roi : c'est la première des crises ministérielles pour cause d'embarras financiers. Philippe V, dit le Long, succède à Louis X, le Butin : le ministre des finances, Gérard de La Guette, est arrêté aussitôt après la mort du Roi et il aurait été pendu s'il n'était mort à la question[2]. Philippe de Valois eut juste le temps de voir naître la guerre de Cent ans, d'assister à la peste noire et d'imposer à son peuple décimé un impôt de grand avenir, l'impôt sur le sel, la fameuse gabelle ; on massacra des Juifs et ce fut une nouvelle ressource budgétaire. Le règne de Jean II, dit le Bon, fut le temps de l'invasion anglaise, de la grande misère et de la monnaie de cuir avec un petit clou d'argent au milieu. Charles V, dit le Sage (c'est-à-dire l'habile homme), sait faire rendre l'impôt sur le sel, établit un impôt sur le vin, crée les impôts directs, quatre livres sur chaque feu dans les villes et trente sols dans les villages ; on fait rentrer les Juifs et on les finance. Voilà des affaires bien conduites ! Sous Charles VI, le pauvre fol, émeutes dans Paris contre les publicains, disgrâce de Jean de La Grange. Jean de Montagu, autre ministre des finances, a la tête tranchée ; puis c'est le tour de son successeur, le prévôt des Essarts. ; le connétable d'Armagnac s'attribue la surintendance des finances, et c'est le point de départ de l'accaparement des ressources budgétaires par les partis politiques. Charles VII a besoin de beaucoup d'argent, puisqu'il chasse les Anglais et mérite le nom de Victorieux ; il fait faire le procès à Pierre de Brézé, à Jacques Cœur, qui est exilé à l'île de Chypre ; son receveur général des finances est condamné à mort et ne rachète sa vie qu'en payant soixante mille écus d'or : mauvais temps pour les gens de finance. En vue de rétablir l'ordre après la victoire sur les Anglais, on renforce les tailles et les aides. L'après-guerre, mauvais temps pour les peuples : Louis XI vend les charges à vie, c'est-à-dire que les fonctionnaires et les juges vont désormais entretenir de leurs deniers le gouvernement ; ils se rattrapent sur le contribuable. Le cardinal La Balue, surintendant des finances, est enfermé dans une cage de fer. Charles VIII, ayant besoin d'argent pour les guerres d'Italie, réunit les États généraux. Ceux-ci votent le subside demandé, sous condition de l'établissement d'un contrôle. Ce fut promis et l'on n'en parla plus. Louis XII, Roi économe et populaire, se tire d'affaires en vendant les offices à tour de bras ; c'est comme si l'on mettait aujourd'hui les fonctions publiques et les bureaux de tabac à l'encan. François Ier généralise le système, et la justice est au plus offrant ; Semblançay, surintendant des finances, est pendu à Montfaucon. Le règne de Henri II est une longue tuerie, une suite d'émeutes au sujet des gabelles, en Angoumois, à Bordeaux, où le gouverneur est assommé. Commines réclame, l'un des premiers, un droit national en matière d'impôts. Sous Charles IX, autre innovation : on ouvre le registre des dettes de l'État. Sous Henri III, tout s'écroule : la dette publique fait un bond jusqu'à cent millions de livres ; les Guises, usurpateurs de la puissance royale, sont assassinés. Le premier cri du Roi Henri IV est : Mes chemises sont toutes déchirées ! Il raccommodera ses chemises par la taxe des aisés, un accroissement prodigieux des gabelles, la création de la Paulette, qui lui assure des rentes annuelles arrachées aux contribuables par les détenteurs des charges et offices. Moyennant quoi, Sully laisse un trésor dans les caves de la Bastille.

Nous voici au règne de Louis XIII. Richelieu est, de naissance, à la fois besogneux et dépensier. Il va faire son apprentissage en matière de finances. Il est averti et sait le risque couru par tout homme qui manie les finances de l'État. Sa première expérience du pouvoir a été la crise ministérielle qui a coûte le jour au favori, son premier maitre, Concini, maréchal d'Ancre ; et il ne tint pas à lui que son immédiat prédécesseur La Vieuville n'eut pas été pendu ou étranglé[3].

 

Richelieu et la situation financière.

On comprend pourquoi le cardinal se méfiait, en arrivant au pouvoir, de ce difficile et dangereux maniement des finances. ll répète à satiété qu'il n'y entend rien[4] et il dévoile sûrement le fond de sa pensée, au moment où il entre dans le Conseil, quand, en écartant de lui ce calice, il signale l'importance d'une bonne administration financière, de laquelle, il le sait, dépendra l'avenir de sa politique. Il s'en explique devant le Roi avec une habile franchise : Quoique le Roi eût de l'argent, et qu'il n'eût pas encore manqué aux armées, les dépenses étaient si excessives en France qu'il n'y avait personne qui pût répondre qu'on pût toujours fournir à si grands frais, vu, qu'en matière de guerres, on sait bien quand et comment elles commencent, mais nul ne peut prévoir le temps et la qualité de leur lin, d'autant que l'appétit vient quelquefois en mangeant et que les armes sont journalières. C'était tout un programme de dépenses, — et pour ainsi dire sans limites, étalé du premier coup devant le Conseil.

Mais, si l'on demande à Ce politique, tellement assuré de lui-même, les moyens de se procurer ce nerf de la guerre, le voici qui louvoie et qui, prenant les choses de biais, se défend d'y mettre la main : Le cardinal, disent les Mémoires, ajouta que pour ce qui était des finances, il était aisé d'y porter remède en n'en commettant pas le soin à un homme seul. Et il propose, pour gérer ces affaires, une sorte de comité, composé de trois personnes qui, donnant des garanties de surveillance mutuelle, de compétence et de probité, écarterait le danger de confier le tout à un surintendant des finances, duquel les autres ministres dépendent puisqu'il a le maniement de la bourse.

Lin peu plus tard, quand il sera plus assuré de sa situation et du succès de ses premières entreprises, il s'en tirera par une boutade : L'argent n'est rien, écrira-t-il à Schomberg, pourvu que nous fassions nos affaires[5].

Cette inquiétude, qui fut celle du cardinal dès les premiers jours, et qui s'accrut jusqu'à l'angoisse tout le long de son ministère, avait deux raisons capitales, tenant à un état de choses qu'il connaissait bien en premier lieu, le fait que la partie la plus riche de la nation se dérobait aux impôts royaux ; le cardinal devait s'efforcer en vain de remédier à ce mal endémique : mais là précisément, devait se trouver la pierre d'achoppement de son activité politique intérieure ; et, en second lieu, le fait que, le recours au crédit étant à peine entré dans les mœurs financières, la charge des grandes entreprises extérieures retombait pour la plus grande partie sur les aimées qui s'y trouvaient engagées. Aujourd'hui, les guerres se font, pour ainsi dire, à crédit : on ouvre un registre, on émet des emprunts et l'or afflue. C'est l'avenir qui se chargera de payer les intérêts d'abord et le capital après... s'il le peut. Quant aux émetteurs des emprunts, ils auront disparu depuis longtemps de la scène politique et de la vie. L'irresponsabilité des manieurs de la finance publique est à la base de tout le système moderne. Ces hommes peuvent se tromper impunément, quittes à s'en aller, répétant la parole par laquelle se libère la conscience de nos Ponces Pilates : Je n'ai pas voulu cela !

Richelieu était donc averti du mauvais fonctionnement de la mécanique financière. Les précautions qu'il prend pour se dérober lui-même à la responsabilité personnelle qui avait accablé la plupart de ses prédécesseurs, le prouvent assez. Quant aux idées financières, comme nous allons le voir, elles ne lui manquaient pas.

 

Les idées de Richelieu en matière financière.

Les idées de Richelieu, ses projets, ses méditations, nous les connaissons par ses archives personnelles, par ses déclarations à l'asse.mblée des notables de 1626 et enfin par certains chapitres de son Testament politique.

Richelieu avait pris part aux délibérations des États de 1614, et il n'est pas douteux qu'il garda toujours, gravés en son souvenir, les termes si énergiques de l'objurgation adressée au Roi par les représentants du Tiers : Sire, toutes les provinces de votre Royaume sont conjointement et inséparablement unies à la Couronne pour ne faire qu'un même corps sous la domination d'un même Roi, tous vos sujets devant être réunis sous une même obéissance.

C'est ce puissant appel à l'unité, ce cri partant du fond de l'âme française, qui devait .inspirer sa propre politique. En effet, la passion de l'unité, il l'avait lui-même dans le cœur, il l'avait dans le sang. Toute son œuvre l'exprime avec la même force, avec le même accent que la parole du Tiers-État. Le grand homme est et n'a jamais pu être autre chose que le réalisateur de ce qu'a rêvé son temps ?

Dans les premières idées que le ministre jette sur le papier et que l'évêque d'Angers, Miron, rédige sous forme de Règlements pour les affaires du Royaume, certaines réformes financières sont indiquées à larges traits comme désirables. Toutes tendent à abolir les différences existant, en matière d'impôts, entre les provinces, les ordres, les classes, — qu'il s'agisse des personnes ou qu'il s'agisse des choses. En se pliant aux circonstances, la conduite du cardinal restera toujours, connue nous allons le voir, fidèle à cette première direction[6].

La convocation de l'assemblée des notables en 1626, fut de sa part un appel, illusoire d'ailleurs, à l'opinion. Il eût voulu s'appuyer sur l'opinion contre les cabales de la Cour, contre les particularismes privilégiés. Il expose devant l'assemblée les grands besoins du gouvernement, les périls courus par le Royaume au cours des vingt-cinq dernières années ; il évoque le programme de sécurité et d'indépendance sur lequel tous les bons François, depuis Henri IV, sont d'accord ; il met les classes riches, seules représentées dans l'assemblée, en demeure de fournir au Roi les moyens de réaliser ses desseins sans aggraver la foule du pauvre peuple. Le Roi, Messieurs, vous a assemblés expressément pour les chercher, les trouver et les résoudre avec vous, assurance que Sa Majesté fera promptement et religieusement exécuter ce qu'elle arrêtera sur les avis que vous lui donnerez pour la restauration de cet État...

Or l'appel n'est pas entendu. Les réformes d'ordre général sont écartées et, si nous trouvons certaines d'entre elles visées partiellement dans l'ordonnance de 1629, elles se heurteront finalement, quand on abordera les mesures d'application, à l'opposition des Parlements et elles sombreront dans le naufrage de l'ordonnance elle-même.

C'est par d'autres voies et par des coups d'autorité que le ministre devra aborder certaines réalisations indispensables et urgentes. Comme il le dit lui-même, il dut remettre à la paix générale l'exécution du projet de réforme que son ardente pensée remuait en elle-même, non sans le perfectionner sans cesse.

Cette heure, — l'heure de la paix, — ne sonna pas pour lui. Il en fut réduit à inscrire dans son Testament politique les idées que son expérience avait mûries et qui prouvent que son puissant esprit n'était pas arrêté, même en ces matières, par la soi-disant inaptitude dont il se couvrait.

Voyons d'abord ces idées dans leur ensemble bien ordonné. Nous en viendrons ensuite aux réalisations.

 

Vues de Richelieu sur une réforme générale de l'État.

Sur la nécessité d'une réforme générale, Richelieu s'explique avec cette netteté qui est sa manière même. Les principes de la réforme, telle qu'il la concevait, visaient toujours au soulagement du peuple par une plus équitable répartition des charges, par une économie saine et par la surveillance sévère des abus et du gaspillage : Il n'appartient qu'aux pédants, écrit-il, et aux vrais ennemis de l'État, de dire qu'un prince ne doit rien tirer de ses sujets et que ses seuls trésors doivent être dans les cœurs de ceux qui sont soumis à sa domination. Mais il n'appartient aussi qu'à des flatteurs et à de vraies pestes de l'État et de la Cour de souffler aux oreilles des princes qu'ils peuvent exiger ce que bon leur semble et qu'en ce point leur volonté est la règle de leur pouvoir... Les dépenses absolument nécessaires pour la subsistance de l'État étant assurées, le moins qu'on peut lever sur le peuple est le meilleur... La seule volonté du Prince ne doit pas être la raison des levées et, si le Prince outrepasse les bornes, tirant plus de .ses sujets qu'il ne doit, bien qu'en ce cas ils lui doivent obéissance, il en sera responsable devant Dieu, qui lui en demandera un compte exact... Le vrai moyen d'enrichir l'État est de soulager les peuples et de décharger l'un et l'autre de ses charges...

La répression des abus, qui font vivre tant de particuliers aux dépens de la chose publique, et l'énergique correction des méfaits du fonctionnarisme — que l'on appelait alors les emplois ou les offices — est l'un des soucis qui le hantent, et l'on entend comme un frémissement d'émotion sous sa plume, quand il les dénonce comme les plus dangereux parmi les dérèglements du régime : Par ce moyen, écrit-il, on procurera un soulagement indicible au peuple, tant parce qu'on le délivrera ainsi d'autant de sangsues qu'on lui ôtera de telles gens, que parce qu'en outre, y ayant plus de cent mille officiers à retrancher de cette nature, ceux qui se trouvent destitués de leurs emplois ordinaires seront contraints de prendre celui de la guerre, du commerce et du labourage... Je sais bien, ajoute-t-il avec philosophie, qu'on dira qu'il est aisé de faire de tels projets, semblables à ceux de la République de Platon, qui, belle en ses idées, est une chimère en effet. Mais j'ose dire que ce dessein est non seulement si

raisonnable, mais si aisé à exécuter que, si Dieu fait la grâce à Votre Majesté d'avoir bientôt la paix et de la conserver à ce Royaume avec ses serviteurs, dont je m'estime l'un des moindres, au lieu de laisser cet avis par testament, j'espère le pouvoir accomplir. — Il ne l'accomplit pas.

 

Quels remèdes aux abus ?

Parmi les abus dont le gouvernement royal souffre autant que les particuliers, il en est deux sur lesquels le ministre revient avec une insistance révélatrice de la grandeur du niai. Il s'agit du recours aux gens de finances pour la recette des impositions, et de l'énormité des dépenses non contrôlées par le moyen des acquits de comptant.

Il semble bien, en effet, que, si le fer eût été porté sur ces deux abcès, l'organisme eût pu attendre une réforme générale, car c'était sur ces deux points ulcérés que les intérêts particuliers amassaient leurs humeurs pour perpétuer le désordre et l'infection dans les affaires de l'État.

Laissons parler encore le cardinal et, d'abord, sur les gens de finance : Il est absolument nécessaire, dit-il, de remédier aux dérèglements des financiers et partisans ; autrement, ils causeroient enfin la ruine du Royaume, qui change tellement de face par leurs voleries que, si on n'en arrêtoit le cours, il ne seroit plus reconnaissable... Après avoir bien pensé à tous les remèdes des maux dont ils sont cause, j'ose dire qu'il n'y en a pas de meilleur que les réduire au moindre nombre qu'il sera possible et faire servir, par commission, aux occasions importantes, des gens de bien, propres aux emplois qui leur seront donnés, et non des personnes qui, étant pourvues en titres, pensent en avoir un suffisant pour voler impunément.

L'innovation décisive que projette le cardinal s'exprime en ces deux mots : par commission. Richelieu entrevoit un système qui consisterait à enlever aux fonctionnaires des finances ou aux gens intéressés au maniement des finances, la permanence et l'inviolabilité de leurs emplois et par conséquent les droits ou prétendus droits qu'ils ont usurpés sur l'État. Ils ne seraient munis dorénavant que de pouvoirs temporaires et toujours révocables ; on ne les laisserait pas s'établir en État contre l'État.

Nous avons vu Richelieu appliquer et défendre le système des commissions temporaires pour les intendants. A plus forte raison, agirait-il de même à l'égard des officiers de finance. Et il laisse à l'avenir le fruit de ses réflexions : Sans ce remède, écrit-il, il sera tout à fait impossible de conserver l'argent du Roi, n'ayant point de croix ni de supplices assez grands pour empêcher que beaucoup d'officiers de ce genre ne s'approprient une partie de ce qui leur peut passer par les mains[7].

Et voici, maintenant, qu'il vise, au chapitre des dépenses, ces terribles Ordonnances ou acquits de comptant, qui permettent l'immense et secrète dilapidation des deniers publics par la conjuration de la rapacité des entourages et de la faiblesse du pouvoir.

On appelait Ordonnances de comptant les sommes délivrées par le trésor royal sans quittance, sur la simple présentation d'un ordre émanant du Roi, et qui, en raison de cette volonté toute personnelle du Prince lui-même, échappaient à la surveillance de la Chambre des Comptes. Il s'agit, en somme, de ce que nous appelons aujourd'hui les fonds secrets, mais multipliés jusqu'à représenter parfois le tiers de la dépense totale du Royaume.

Bien entendu, tout n'était pas gaspillage ou faveur dans ces dépenses occultes ; le gouvernement personnel trouvait là une de ses prérogatives, que des considérations d'intérêt public pouvaient autoriser. Mais, de l'usage à l'abus, il n'y avait qu'un pas. Le mieux est de laisser encore Richelieu, lui-même, s'expliquer sur ce point : Il faut réformer les finances par la suppression des principales voies par lesquelles on peut tirer illicitement les deniers des coffres du Roi. Entre toutes, il n'y en a point de si dangereuse que celle des comptants, dont l'abus est venu jusqu'à tel point, que n'y remédier pas et perdre l'État c'est la même chose... On épargnera par ce moyen des millions entiers, et on remédiera à mille profusions cachées, qu'il est impossible de connaître tant que les voies secrètes de dépenser le trésor public seront en usage. Je sais bien qu'on dira qu'il y a certaines dépenses étrangères qui, par leur nature, doivent rester secrètes et dont l'État peut tirer beaucoup de fruit, duquel il sera privé toutes les fois que ceux en faveur de qui elles pourroient être faites penseront n'en pouvoir plus tirer d'argent. Mais, sous ce prétexte, il se fait tant de voleries qu'après y avoir bien pensé, il vaut mieux fermer la porte à quelque utilité qu'on peut en recevoir en quelque occasion, que la laisser ouverte à tant d'abus qui se peuvent commettre à tous moments à la ruine de l'État. Cependant, pour n'interrompre pas les moyens de faire quelques dépenses secrètes à son avantage, on peut laisser la liberté à un million d'or pour les comptants, à condition que l'emploi soit signé par le Roi même et que ceux qui en auront été participants en donnent quittance... Les fonds secrets réduits à un million[8] tel serait l'avis de Richelieu !

Nais cet avis, Richelieu, qui le formule à l'époque approximative de la rédaction du Testament politique, c'est-à-dire vers 1638, s'y est-il conformé ? A-t-il tenté de lui donner, du moins, une certaine suite ? La réponse se trouve dans le rapprochement .de deux sommes : en 1616, c'est-à-dire avant que Richelieu fût le chef du gouvernement le comptant était d'environ dix-huit cent mille livres ; en 1644 (un an après la mort de Richelieu) il montait à cinquante-neuf millions de livres ! Cette simple comparaison nous fournit la transition pour en venir à la gestion réelle des finances pendant le ministère de Richelieu.

 

La gestion financière de Richelieu. — Le personnel.

Voyons d'abord de quel personnel s'entoure le cardinal. Richelieu, nous. l'avons dit, avait conseillé au Roi de ne pas confier le maniement des finances à un seul et unique personnage, le surintendant. Voici dans quels termes il s'explique sur ce point : Il semble plus à propos que le Roi nomme trois personnes qui ne soient ni de trop haute ni de trop basse condition, qui s'appelleront chefs ou administrateurs des finances, qui feront la charge que faisoit le surintendant, sans néanmoins pouvoir rien ordonner qui ne soit arrêté au Conseil ; qu'ils ne soient pas gens d'épée, d'autant que de telles gens ont trop d'ambitions et de vanité et prétendent incontinent des charges et des gouvernements au préjudice de l'État ; qu'il vaut beaucoup mieux y mettre des gens de robe longue... Le cardinal n'oubliait pas de représenter que peut-être telles gens n'avoient pas assez d'audace pour supporter la haine des refus qu'il falloit faire ; mais il conclut qu'il seroit bon de mettre le système à l'épreuve...

Le Roi demande au cardinal de donner trois noms pour ces fonctions. Il s'en excuse. Le Roi insistant, le cardinal finit par désigner le sieur de Champigny, qui étoit contrôleur général des finances, le plus ancien du Conseil, M. de Marillac dont la capacité étoit si grande, et le sieur Molé, procureur général du Parlement comme personne de singulière probité et dont les mains innocentes aideroient beaucoup au dessein qu'on avoit de bien administrer les finances.

Ces avis furent pris en considération. Mais, comme il se trouve dans la plupart des décisions collectives pour le choix des personnes, on aboutit finalement à une cote mal taillée : Molé avec ses mains innocentes, fut écarté ; Marillac, protégé de la Reine mère, fut seulement désigné, et Champigny fut nommé à l'unanimité[9]. Richelieu se tint pour satisfait ; car, le 15 août 1624, il disait à l'ambassadeur vénitien : Ces membres du nouveau Conseil seront capables et fidèles ; ils se diviseront le travail pour une plus facile solution des affaires ; mais ils délibéreront tous ensemble, de façon à avoir des résolutions communes[10].

Richelieu désirait évidemment rester maitre des grandes affaires et, en particulier, des finances. En fait, ce mécanisme un peu lourd fonctionnera difficilement. Champigny, homme d'une autre génération, alla bientôt s'endormir au Conseil des dépêches. Pour Marillac, ce n'était qu'un degré franchi dans son ascension vers de plus hautes destinées et, dès 1626, il quitta les finances pour devenir garde des Sceaux.

On en revint à la conception d'un chef unique : la surintendance des finances fut restaurée. C'est que Richelieu, cette fois, avait trouvé son homme, un de ces gens de main dont il aimait à se servir. D'Effiat, d'origine médiocre (Tallemant dira dubiæ nobilitatis) était, en effet, fils de robin. Sans famille, n'appartenant à aucun groupe, on pourrait le tenir. Diplomate, soldat, financier, il a laissé une réputation de bon administrateur. Tallemant dit qu'il apprit à voler à ses successeurs. Mais Tallemant est une mauvaise langue. Ce qui est certain c'est que Richelieu avait en d'Effiat la plus grande confiance. La correspondance qu'il lui adressa au cours des grandes crises en témoigne. Il l'éleva en 1629 à la grande maitrise de l'artillerie, et un peu plus tard, tandis qu'une partie décisive se jouait à Casai, il l'adjoignit aux deux maréchaux de La Force et de Schomberg, bourreaux d'argent en tant qu'hommes de guerre, avec mission spéciale de les surveiller et de prendre en mains la négociation. En un mot, il est l'homme du secret en finances, comme le Père Joseph en diplomatie. Par lui, en disposant de la bourse, on tiendrait le reste. Si ses services l'enrichissaient, qui donc ne s'enrichissait pas aux affaires en ces temps-là ? D'Effiat mourut en 1632, laissant pour fils, Cinq-Mars.

Après la mort du marquis d'Effiat, Richelieu jugea bon de partager de nouveau les services de la surintendance entre plusieurs personnes ; il en chargea conjointement Bullion et Chavigny. Chavigny, lié depuis toujours avec les Richelieu était là surtout pour surveiller Bullion. Il survécut d'ailleurs à son collègue et resta en charge jusqu'à la mort de Louis XIII.

Bullion, gros homme, adroit, bon vivant, habile, bavard, avare, gros mangeur, grand buveur que les familiers appelaient le petit baril bien plein, avait suprêmement l'art d'amuser et de séduire les grands. Parti de la maison des Lesdiguières, il s'était introduit de longue date dans les intimités de Richelieu. Tallemant ne le ménage pas. Il donne le chiffre de la fortune qu'il sut acquérir bien ou mal et qui, d'après l'inventaire, serait montée à sept cent mille livres de rente. Richelieu le savait et fermait les yeux ; mais parfois il traitait le petit baril rudement et jusqu'à lever la main. Tallemant reconnaît cependant que Bullion avoit plus d'ordre que ceux qui sont venus depuis. Il lui attribue cette parole : Fermez-moi deux bouches, la maison de Son Éminence et l'artillerie ; après je répondrai bien du reste[11].

Bullion gardait, pour les affaires (y compris les siennes), le sérieux que son large rire dissimulait dans le cours de la vie. Il ne craignait pas de tenir tête même au Roi, quand il s'agissait de dépenses qui lui paraissaient exagérées. Nous citerons cette lettre destinée certainement à passer sous les yeux du cardinal : Je suis très aise que Monseigneur n'ait eu désagréable ce que je lui ai écrit. J'ai bonne résolution, Dieu merci, mais je vous avoue que le fardeau est si pesant que je crains de succomber tout à fait. Si Monseigneur se résout d'exécuter ce qu'il lui a plu résoudre pour les quarante millions de comptant et le nombre de cent trente-deux mille hommes et douze mille et tant de chevaux, soyez assuré qu'avec l'aide de Dieu tout ira bien et que cela nie donnera la vie. Si, au contraire, les affaires tombent en désordre, ce que je ne veux croire, ayant trop de confiance en la prudence et prévoyance de Monseigneur, vous pouvez être assuré que je ne survivrai guère un tel malheur.

Il faut avoir pénétré dans les dessous de la politique et des grandes affaires pour reconnaître que tout n'est pas rose même dans ces vies éclatantes de belle humeur et de jovialité. Répétons-le, les finances furent pour Richelieu lui-même et pour ses hommes de confiance un supplice.

Disons maintenant ce que l'on ne peut expliquer sans entrer dans l'ennui des chiffres.

 

Les budgets du cardinal de Richelieu.

Nous avons vu comment le modeste budget domanial du roi de France s'est trouvé accru de règne en règne par l'augmentation plus ou moins arbitraire des ressources extraordinaires. Nous avons dit aussi comment Richelieu, tout en reconnaissant la nécessité urgente d'une vaste réforme financière, l'avait reportée délibérément jusqu'à la conclusion de la paix. Un déficit endémique s'installa donc dans les finances publiques et les condamna à un continuel report.

Richelieu ne put, en somme, que se servir du budget royal tel quel et le transmettre à ses successeurs. Toutefois les colonnes des recettes et des dépenses durent se prêter aux besoins de sa politique, et les totaux furent d'année en année singulièrement accrus, le cardinal devenant de ce fait, graduellement, le plus impopulaire des ministres. Les affaires du dedans faillirent le précipiter du pouvoir avant que fussent accomplies ses grandes œuvres au dehors.

Il est très difficile de donner des chiffres exacts et clairs en ce qui touche son administration financière, parce que les rendements des contributions étaient différents d'une province à l'autre, d'une année à l'autre, d'un chapitre à l'autre, sans compter que ces rendements se trouvaient diminués à l'origine en raison des frais énormes qu'exigeait leur levée. Avant de gagner les caisses royales, les sommes versées par le contribuable étaient écrémées par les fermiers, partisans, maltôtiers, qui s'en garnissaient les mains, pour ainsi dire sans contrôle. Il n'y avait point d'unité budgétaire ; personne n'était en mesure de faire la balance des recettes et des dépenses ; une partie considérable des mouvements de fonds échappait à l'examen des Cours des Comptes.

Si l'on en croit Sully, dont les Économies royales, véritable plaidoyer pro domo, sont sujettes à caution, les finances étaient en bon ordre à la mort de Henri IV : les dettes avaient été ramenées de trois cent quarante-huit millions de livres à cent treize millions de livres, et il y avait quarante-trois millions d'argent comptant dans les caves de la Bastille. En 1609, à la veille de l'assassinat du Roi, les revenus montaient à près de quatre-vingts millions de livres ; mais les sommes prélevées pour le recouvrement étant évaluées à quarante-cinq millions, il n'entrait à la trésorerie que trente-trois millions.

Sans nul doute, les gaspillages de la Régence avaient épuisé les réserves de la Bastille et augmenté, par contre, le montant des impôts et des dettes. En 1626-1627, le marquis d'Effiat, surintendant, qui présenta à l'assemblée des notables un rapport exposant l'état des finances du Royaume, nous renseigne sur les difficultés qui, dès le début, avaient assailli le gouvernement de Richelieu : Quand il plut au Roi me mettre en charge, dit-il, je ne trouvai aucun fonds pour soutenir la dépense du mois. M'étant enquis quelle recette et dépense étoient à faire durant le reste de l'année, j'appris qu'il n'y avoit plus rien à recevoir et que même la recette de l'année 1627 étoit bien entamée... Ainsi, je trouvoi la recette totale toute faite et la dépense à faire. Le surintendant se plaignait qu'il n'y eût nul moyen d'arriver à des comptes clairs : Car ce n'est pas aisé, ajoute-t-il, de voir les comptes de dix trésoriers de l'Épargne ayant tous la même autorité, et, en même temps, de compter avec plus de cent receveurs généraux, plus de cent vingt fermiers et autant de traitants qui ont tous dû porter leurs recettes à l'Épargne depuis cinq ans qu'ils n'ont pas rendu compte... Si, pour vérifier leurs acquits, on veut se régler sur les états par estimation (c'est-à-dire d'après les prévisions), on les trouvera ne monter qu'à vingt ou vingt-deux millions ; et par les états au vrai, ils montent à trente et même à quarante millions. Si l'on veut entrer dans la connaissance des détails, ils renvoient à des chefs supérieurs, à de puissants seigneurs dont la naissance et l'autorité sont si grandes qu'ils nous ferment la bouche et nous disent qu'ils ne rendent compte qu'au Roi. » Comment supprimer, en effet, sous quelque régime que ce soit, le trafic des influences et le gaspillage des détenteurs du pouvoir ?

Tel est le point de départ de la gestion de Richelieu. Dans un mémoire que le même d'Effiat établit en 1629 et qui se trouve dans les papiers de Richelieu, on voit que l'on en est réduit, dès lors, aux expédients : Lorsque M. le Marquis d'Effiat entra en charge, qui fut le 5e de juin 1626, il étoit dû aux garnisons trente mois ; à celles qui sont les mieux payées, deux ans ; à toutes les armées qui sont à la campagne, deux mois de l'année passée, et toute celle-ci, à toute la noblesse de la Cour les gratifications de l'année passée et de celle-ci ; à l'armée qui est revenue d'Italie, toutes ses soldes ; à celle de la Valteline de même ; à Montpellier, pour le fort de La Rochelle, les îles et la marine, de même, toutes ces dépenses montant à plus de vingt millions de livres. Toute la recette de toute l'année dès le cinquième mois, tout le quartier de janvier 1627 des recettes générales étoit mangé, celui d'avril entamé, et de même des gabelles et des cinq grosses fermes[12].

Allez faire de la grande politique dans cet état misérable ; avec des armées sans solde, une marine et des fortifications sans argent, une administration frappée de pénurie généralisée ?

D'Effiat fait ce qu'il peut. Les traitants obtenaient du Roi l'intérêt de leurs avances sur le taux de 30 % : d'un trait de plume, il biffe 20 %. Il fait des économies sur tous les chapitres, se casse la tête à conclure des marchés plus avantageux. Mais il est bien obligé d'en venir à l'issue dont il avait horreur : emprunter, non pas, remarquez-le, sur le crédit de l'État, mais sur son crédit à lui. Car, — c'est encore une de ces incohérences qui signalent cc singulier désordre, — la fortune des agents vient en aide à l'infortune de l'État : Pour soutenir les dépenses qu'il falloit payer comptant, le surintendant a trouvé sur son crédit six millions de livres, sans compter les assignations qu'il a données, qui reviennent à plus de six autres millions de livres[13].

Tant que vit d'Effiat, on peut tenir vaille que vaille, grâce au contrôle assidu et à la rigidité de ce diplomate et soldat, improvisé financier. Mais, de son temps même, les grandes affaires se trouvant entamées, les dépenses s'accroissent.

En mars 1627, le cardinal songe à faire provision d'argent en vue du siège de La Rochelle ; il avait été, d'abord, dans ses intentions déclarées de supprimer la paulette ; mais cette suppression eût touché tant d'intérêts particuliers qu'il fallut y renoncer.

A son tour, le cardinal prête à l'État, il met ses bagues en gage pour obtenir d'urgence les sommes indispensables[14]. Il implore un secours du Clergé pour l'extirpation de l'hérésie ; il demande de l'argent au Pape.

Ayant frappé à toutes les portes, à bout de ressources, il en revient à tenter une de ces grandes réformes qu'il avait placées en tête de son programme financier, l'établissement des Élus dans les pays d'États. Nous avons vu les conséquences en Provence, en Bourgogne, en Bretagne, en Languedoc : émeutes, rébellion, guerre civile. Il faut renoncer et se contenter de dons votés annuellement.

De nouveau, Richelieu se trouve dans l'obligation d'avancer les sommes nécessaires pour l'équipement de l'armée d'Italie. Il renouvelle ces prêts en mai et juin 1630. Sa caisse ne suffit pas ; il frappe à celle de ses amis[15]. On revient à l'idée de supprimer la paulette ; puis on y renonce. Comment faire ? Les nécessités sont pressantes, accablantes[16]. Il faut de l'argent tout de suite : de l'argent pour les pensions, de l'argent pour acheter les entourages de Monsieur[17], de l'argent pour s'assurer Mansfeld, de l'argent pour le subside des Hollandais, pour celui de Gustave-Adolphe[18]. C'est le tonneau des Danaïdes.

Le cardinal a sous la main, une sorte de métèque espagnol, juif et morisque à la fois, homme à tout faire, fournisseur, espion, diplomate, brocanteur, intermédiaire, en un mot, Lopez. Celui-là on sait par où le prendre et il sait s'y prendre : il tirerait de l'argent d'une pierre. Il devient le familier, le factotum, l'indispensable[19].

Voici de son style : Les toiles de Harlem, écrit-il d'Amsterdam au cardinal de Richelieu, le 15 octobre 1640, sont entre mes mains propres et blanchies. Je vous les apporterai. J'attends mon passeport. On m'a convié pour acheter des cabinets de Rubbins (le grand Rubens qui venait de mourir), quantité de vases, tapis, agates, porcelaines, cristaux, tapis et peintures en abondance. Mme de Chevreuse m'a fait offrir une chaîne de perles. Mais je n'ai pas d'argent. Il y a de belles tapisseries de prix et d'autres modernes ; mais je n'ai pas d'argent...

Pourquoi pas d'argent ? Il s'en explique par traité signé le 22 août 1639, la France s'était engagée à payer à la veuve du landgrave de Hesse une somme de cent cinquante mille livres à lui remettre à diverses échéances. Lopez avait prêté cinquante mille livres de sa poche pour faire face à la première échéance. Mais n'ayant pas été remboursé, il n'avait plus d'argent pour les autres versements. On lui devait pour cette dette d'État ; et, en plus, il mettait sur sa note les cadeaux, il ajoutait l'argent qui lui était dû par le cardinal pour achats de poudre et de vaisseaux en Hollande, pour les avances faites ou les sommes dues de tous côtés. De là son cri de naufragé : Après avoir servi et fait tout ce qui m'a été commandé, je ne puis avoir d'argent pour m'arracher à ce pays ! Prisonnier pour les dettes de la France, le maranne Lopez ![20]

Luxe et misère, le Royaume en était là !

La France est engagée depuis cinq ans dans cette terrible guerre qui met au désespoir les hommes qui, tel Bullion, devaient parer à tout. Entretenir des cent et cent mille hommes, avec tout ce que comporte le maniement des grandes armées, et nulles ressources assurées ! On se tirait d'affaires au jour la journée par pression, arbitraire, exaction, déficit, report, incohérence, le tout retombant, finalement, sur la seule partie payante du Royaume, le bas peuple.

 

Augmentation inclinais des impôts et du passif.

Les édits sur les tailles augmentaient d'année en année. L'édit de 1634 prit le caractère d'une mesure de réglementation générale. Pour faire rendre davantage à l'impôt on prenait le parti de traquer ceux des contribuables qui échappaient à l'inquisition fiscale. Le Roi décide de révoquer tant de privilèges que se sont arrogés aucuns de nos officiers par l'autorité de leurs charges et les exceptions dont jouissent les plus riches et les plus puissants des paroisses, qui ont acquis des droits sous prétexte de certains offices imaginaires. Les roturiers seuls devant être soumis à la taille, on refrène les usurpations de noblesse. Le Roi prend, à l'égard de lui-même, l'engagement de supprimer les lettres d'anoblissement. L'exercice des charges ne pourra plus être invoqué qu'autant que dureront les fonctions. Les exemptés nobles, ecclésiastiques, bourgeois ne pourront l'être que pour une seule terre. On punit les tentatives de pression sur les collecteurs[21].

A ce mal, l'évasion du contribuable, quel remède avait trouvé Richelieu ? Celui que nous avons indiqué déjà l'envoi dans les provinces de commissaires, chargés de veiller au régalement des tailles et, en particulier, à l'exécution de cet édit de 1634 que Sa Majesté entend être observé à l'avenir pour le soulagement de ses sujets sur le fait de la levée et imposition des tailles. Mais, il faut bien le reconnaître, percepteurs et commissaires furent impuissants à refréner les abus. Le contribuable de mauvaise foi continuait à se dérober.

En novembre 1642, nouvel édit. Le mal est défini en ces termes : La plus grande des non-valeurs qui se trouvent sur les deniers des tailles ne procède pas tant de la surcharge des contribuables que de l'inégalité qui se rencontre dans les assiettes des impositions faites par les officiers des élections, par suite de laquelle grand nombre de paroisses se trouvent soulagées et déchargées par la faveur de certains officiers au préjudice et surcharge des autres paroisses, lesquelles, se trouvant surchargées outre leurs forces, ne tiennent aucun compte de faire aucun rôle et se jettent dans la résolution de ne rien payer ou d'abandonner leurs paroisses et, en cette résolution, commettent diverses rebellions...

Grève des contribuables, moratoires émeutes, soulèvement, guerres civiles, tels sont les malheurs publics qui suivent fatalement le désordre, l'arbitraire, l'inégalité, les exactions.

On le sait ; mais qu'y faire ? D'abord de l'argent, de l'argent tout de suite. A défaut des tailles, la fiscalité dispose de moyens à l'infini : en premier lieu, les aides, puis les emprunts, puis les ventes d'offices, et mille autres expédients fournis par les avis des financiers et introduits par l'influence des courtisans et des favoris, appelés les premiers à en profiter. Ne parlons pas de l'altération des monnaies, qui mériterait un chapitre à part[22], ni de cette duperie de la fabrication de l'or, par laquelle un aventurier sut tromper Richelieu lui-même plias de trois ans.

Il faudrait reprendre un à un toutes les procédures de cette finance désordonnée pour se rendre compte de la pression inouïe à laquelle fut soumis le contribuable, surtout pendant les dernières années du règne : augmentation des gabelles, système qui parut, à Richelieu lui-même, le moyen le plus admirable de plumer la poule sans la faire crier, — erreur grave dont la révolte des Va-nu-pieds le détrompa rudement — ; rentes instituées sur lesdites gabelles ; taxe des aisés, c'est-à-dire emprunt forcé, édicté en janvier 1639, et qui consistait à répartir entre les personnes passant pour les plus riches, — excepté bien entendu les nobles et les ecclésiastiques, — un emprunt de 8 millions de livres qui n'avait pu être placé autrement ; aliénation ou engagement des aides à des fermiers qui procuraient des avances immédiates, mais à quel taux usuraire ! surcharge d'une sommé de quinze cent mille livres s'ajoutant à l'impôt des boissons ; impôts sur le tabac, sur les cartes, sur les jeux populaires, papegai, etc., établis dès 1629 ; création et ventes d'offices nouveaux, avec augmentation de leur rendement, surchargeant encore indirectement le contribuable ; enfin, car il faut finir, accroissement continuel de la dette publique, dans la mesure où la médiocre organisation du crédit pouvait le permettre.

Une autre grande désillusion pour le cardinal de Richelieu fut l'échec complet de la mirifique invention qui lui avait été suggérée le sol pour livre s'appliquant à la vente de toutes les marchandises dans le Royaume C'eût été le triomphe du gabelou, pénétrant dans chaque boutique, dans chaque atelier, dans chaque maison et prenant à la gorge le contribuable. Ce fut le gabelou qui fut pris : une révolte terrible éclata, en particulier dans les provinces du centre : A Yssoire, écrit l'intendant d'Auvergne, ils ont jeté les commis dans une chaudière pleine de chaux vive. Cela se passait en 1640, l'année de La Marfée. Toute la France se fût jointe au comte de Soissons à cause du sol pour livre. Richelieu dut faire machine en arrière. Résigné, il écrivait à son tour : Les habitants perdent le cœur et l'affection pour le Roi, le tout pour la satisfaction d'un partisan quelconque.

Dès 1636, il dut constater lui-même les maux, suites de cette imposition : le commerce, sous prétexte de la taxe nouvelle, augmente indéfiniment les prix de toutes les marchandises. Le cardinal écrit encore : Sous prétexte du sol pour livre, une marchandise qui ne se vendoit que cinquante sols et qui par conséquent, en raison de l'impôt, ne se devroit vendre que cinquante-deux sols six deniers, se vend soixante et quinze sols... Les monnaies sont rehaussées au prorata... M. le Lieutenant de police doit faire brûler ces marchandises à la vue de tout le monde et condamner les marchands à de fortes amendes.... La lutte était impossible. Il fallut renoncer[23].

Même échec pour l'impôt du vingtième, aboli aussitôt qu'édicté. C'est à peine si l'on ose le maintenir atténué, sous le nom d'équivalent.

Il faut laisser les techniciens exposer dans le détail un enchevêtrement d'exigences et de résistances, d'exactions et de souffrances, d'oppressions et de remiser, qui finit par mettre la France à feu et à sang dans les dernières années du ministère de Richelieu.

On a vu ce qui s'est passé en Bourgogne, en Provence, en Languedoc, au sujet de l'établissement des Élections. On a. vu ce qui se passait en Rouergue, en Champagne, en Gascogne, la rébellion des Lanturelus, la rébellion des Croquants qui luttent désespérément contre l'armée envoyée sous les ordres du cardinal de La Valette et livrent une véritable bataille, où mille à quinze cents d'entre eux restent sur le carreau[24]. La guerre civile éclate en Normandie, à partir de 1639, à propos d'un incident de perception de la gabelle qui mit toute la province en état de révolte. Malgré l'expédition militaire commandée par Gassion, appuyant la mission dictatoriale confiée à Séguier[25], les troubles se prolongèrent, peu s'en faut, jusqu'à la mort du cardinal. Un document contemporain signale, avec une brièveté émouvante, la profondeur du mal : Les révoltés, s'étant grossis peu à peu, par la connivence des grands et, par l'amas et l'assemblée des petits, ont formé enfin un corps de cinq à six mille hommes bien armés, qu'ils ont divisé en huit ou dix régiments commandés par les plus aguerris d'entre eux et de là se sont étendus en toute la province... Ils ont vomi leur rage en tous lieux, ont abattu les maisons, ruiné des familles tout entières, assassiné les gens de bien. Bref, c'étoit fait de toute la province si le Roi n'y eût employé la force de ses armes ; à ce point que, si on eût encore différé quatre jours de les attaquer, ils grossissoient leur corps jusqu'à dix mille hommes. Et s'ils eussent résisté au premier effort, tout le pays se fût hautement déclaré, car un chacun en atteridoit le succès[26].

 

Tourments et expédients de Richelieu.

Telles étaient les suites d'une si insupportable exaction. Elles ne laissaient pas Richelieu insensible. A suivre son action personnelle dans la gestion financière du Royaume, on reconnait qu'il ne cessa de se préoccuper des moyens de diminuer ce fardeau des impôts pesant presque exclusivement sur le peuple. Elles étaient sincères, les paroles qui servaient de préambule à l'état des recettes et de la dépense qu'il fit dresser l'année 1640 en vue des réformes auxquelles il avait hâte de se consacrer : Comme le principal but de Son Éminence a été de remettre le Royaume en sa splendeur, faire régner le Roi paisiblement avec l'autorité convenable à Sa Majesté et décharger son peuple de la plus grande partie du faix qu'il porte, il a souvent les larmes aux yeux et une douleur extrême dans le cœur de voir, au lieu de soulagement, quantité desdits impôts et autres charges extraordinaires que la nécessité du temps, à cause de la guerre, a extorqués de Son Éminence contre son intention. Aussi désirant, au' même temps qu'il aura plu à Dieu donner la paix à la chrétienté, continuer son dessein d'établir un bon ordre en toutes les affaires du Royaume, surtout en celles des finances, d'où peut s'ensuivre la décharge du peuple, Son Éminence a voulu avoir une connaissance exacte de tous les impôts...[27]

Il serait injuste également de penser que le cardinal ne voyait, dans la gestion financière qu'un moyen, un instrument de sa politique. Il savait, et il l'a répété à maintes reprises, que la réduction des impôts et leur répartition plus équitable seraient les moyens assurés, non seulement de satisfaire le peuple, mais de lui donner goût au travail et de lui assurer finalement le bien-être et la prospérité dont ces vaillantes générations qui ont fait la France étaient si dignes. Il écrit, visant les parties extraordinaires, qui reviennent, en somme, à l'accroissement constant et immodéré des impôts : Il m'est impossible de ne pas dire que, tant s'en faut que les grandes augmentations des revenus qu'on peut faire par cette voie, soient avantageuses à l'État, qu'au contraire, elles lui sont préjudiciables et l'appauvrissent au lieu de l'enrichir. Peut-être que d'abord cette proposition sera tenue pour un paradoxe ; mais il est impossible de l'examiner soigneusement sans en connaître la justice et la vérité. L'augmentation du revenu du Roi ne se peut faire que par celle de l'impôt qu'on met sur toutes sortes de denrées ; et partant, il est clair que, si on accroit par ce moyen la recette, on accroit aussi la dépense, puisqu'il faut acheter plus cher ce qu'on avoit auparavant à meilleur marché. Si la viande enchérit, le prix des étoffes et de toutes autres choses augmente, le salaire des artisans sera plus grand qu'il n'étoit auparavant ; le pauvre gentilhomme dont le bien ne consiste qu'en fonds de terre n'augmentera point son revenu, les fruits de la terre demeureront presque toujours à un même prix... Il pourra arriver que telles augmentations diminueront les droits du Royaume au lieu de les augmenter... Il y a plus, l'augmentation des impôts est capable de réduire un grand nombre de sujets du Roi à la fainéantise, étant certain que la plus grande partie du pauvre peuple et des artisans employés aux manufactures, aimeront mieux demeurer oisifs et les bras croisés, si la grandeur des subsides, empêchant le débit des fruits de la terre, les empêche aussi de recevoir celui de la sueur de leur corps[28].

On le voit : fuite de la matière imposable, vie chère, chômage, découragement de l'agriculture, amoindrissement de l'activité générale, appauvrissement de l'État lui-même, ces observations portent dans tous les temps ; tout est vu et prévu avec un bon sens, exposé avec une clarté dont, en vertu de la fixité des lois économiques, nous pouvons, même aujourd'hui, sentir le prix. Et le cardinal ne se renferme pas dans le cercle vicieux où s'obstine l'incapacité financière et économique de son temps, à savoir de créer des impôts à outrance pour soutenir un État ruiné. Non ! Il est hanté, au contraire, par la vision de la seule voie de salut ouverte par la sagesse financière : développer la prospérité du peuple comme seul moyen d'enrichir l'État. Il y revient sans cesse, car il sait où il va : développement du commerce intérieur « par la suppression des traites foraines ou douanes de province à province, créations de routes terrestres et fluviales, sécurité des voyages et des transports, accroissement du commerce extérieur par l'ouverture de nouveaux marchés, construction d'une marine marchande et d'une marine militaire pour assurer la liberté des mers, agrandissements des ports, élargissement du territoire par la consolidation des frontières, sécurité dans le travail : toutes ces prévisions et les taches, qui sont celles du : chef tourmentent cette : imagination toujours en éveil. Les chapitres qui vont suivre exposeront les résultats qu'il put atteindre. C'est à ce souvenir d'une direction prématurément interrompue que se référait son disciple Colbert, quand il invoquait sans cesse l'autorité de ce grand cardinal de Richelieu.

 

Des chiffres pour conclure.

Quelques précisions sont indispensables pour permettre de porter un jugement équitable sur la gestion financière du cardinal de Richelieu.

Des tableaux par années et par ordre de matière ont été donnés dans les ouvrages techniques[29]. Pour être courts et pour être clairs, nous nous en tiendrons à la comparaison entre les chiffres de trois années : l'année 1626, où Richelieu, débarrassé de La Vieuville, prend effectivement la pleine direction des affaires, l'année 1636, où il se trouve engagé à fond dans la grande guerre contre la maison d'Autriche ; l'année 1640, dont les comptes sont les derniers qui se soient élucidés avant la mort du cardinal.

En 1626, le montant des recettes à l'Épargne,

c'est-à-dire à la trésorerie royale, est de

18.243.045

livres

En l'année 1636, ce montant est de

23.471.254

''

En l'année 1640, il est de

43.954.166

''

De fait, le chiffre des impôts payés par le Royaume était, en cette dernière année 164.0, de 78.268.34.9 livres. La différence (et elle s'applique proportionnellement à toutes les autres années), est représentée par les frais de toute nature résultant de la perception des contributions.

Les dépenses pour ces trois années, vérifiées par les Cours des Comptes, montaient :

En 1626 à

27.254.175

livres.

mais il faut ajouter les dépenses par comptant

17.402.986

''

ce qui donne au total

44.657.161

''

En 1636, elles étaient de

42.488.455

''

somme à laquelle il faut ajouter pour les dépenses par comptant

65.767.781

''

ce qui donne au total

108.256.236

''

En 1640, elles montaient à

40.716.815

''

en plus pour les dépenses par comptant

75.492.096

''

ce qui donne au total

116.208.911

''

L'examen attentif des recettes et dépenses au cours du règne prouve que la progression est des plus irrégulières et l'auteur du relevé auquel nous empruntons ces chiffres, M. Mallet, qui avait à sa disposition les archives de l'ancien régime, fait observer avec raison qu'il faut tenir compte, en plus, pour les recettes, des ressources en quelque sorte anormales, à savoir les droits créés sur tailles et gabelles ; taxes faites sur les engagistes des douanes ; prêt établi en 1620 sur les officiers du Royaume pour entrer dans le droit annuel ; offices de toute nature créés d'année en année ; vente et revente du domaine, bois, greffes et autres offices domaniaux, toutes lesquelles créations et attributions produisirent des sommes immenses, qui furent employées aux dépenses extraordinaires de l'État occasionnées par les guerres de Religion, de la Valteline, par la prise de la ville de La Rochelle, du Pas et de la ville de Suse, le secours de Casal et plusieurs autres guerres qui troublèrent la France en ce temps-là[30].

Le vicomte d'Avenel expose un calcul qui résulte de la comparaison des comptes rendus de Mallet avec un certain nombre d'autres documents réunis par lui ; la balance budgétaire, pour 1639, s'établit ainsi qu'il suit :

Recettes  

173.285.829

Dépenses

172.823.000

Cette balance, comme le reconnaît l'auteur, est seulement approximative ; en outre, il faut tenir compte de la variation des recettes anormales d'année, en année. Quant à la différence qui existe entre ces chiffres et celui que nous avons donné d'après Mallet pour l'année 1640 (c'est-à-dire 170.000.000 au lieu de 116.000.000), elle tient certainement au fait que Mallet n'a pas fait entrer en ligne de compte les frais de recouvrement au départ. D'après ce calcul, la charge aurait donc été, pour le contribuable, de 172.000.000 de livres environ, vers la fin du règne.

Richelieu, dans son Testament politique, dont les éléments paraissent avoir été recueillis en 1636, évalue les recettes à 50.483 livres et il reconnaît que toutes les levées perçues dans le Royaume montent à environ 80 millions, 45 millions étant retenus par les frais constitués au départ ; par exemple, on tire de toutes les gabelles près de 19 millions de livres, dont il ne revient que 5 millions cinq cent mille livres à l'Épargne.

Mais l'année 1636 n'appartient pas encore à la période des plus lourdes dépenses militaires. Quand approche la fin du règne, la recette totale s'accroit, comme nous l'avons dit, et atteint environ 115.000.000, la dépense totale étant de 175.000.000, d'où un déficit pour l'année d'environ 50.000.000. Ce déficit ne peut être comblé, selon les nécessités urgentes, que par les ressources anormales visées par le rapport de Mallet.

Au nombre de ces ressources anormales, il faut faire figurer en première ligne les emprunts dont l'usage ira croissant.

Ici encore, nous sommes réduits aux approximations. On empruntait à tout le monde et de toutes manières. Il n'y avait ni dette d'État ni crédit d'État à proprement parler. Ces appels d'argent se faisaient par des corps constitués ou des particuliers considérés comme de meilleurs garants : rentes sur l'hôtel de ville de Paris — ainsi nommées parce qu'elles étaient allouées au prévôt des marchands, qui se chargeait d'émettre l'emprunt et de payer les rentes — ; emprunts au Clergé, aux villes ; emprunts forcés ; emprunts aux traitants, financiers, maltôtiers et autres manieurs d'argent ; arriérés dus à tout ce peuple de spéculateurs au détriment de l'État. On ne réglait jamais on avec des retards de cinq et six ans. Cela était passé en système : les fonctionnaires prêtaient à l'État ; les généraux empruntaient en leur nom personnel pour nourrir les troupes ; les ministres, les intendants prêtaient ou empruntaient au fur et à mesure des besoins urgents[31]. Retards, reports, aliénation, toutes les complexités de la misère et de l'usure se confondaient, chevauchaient les unes sur les autres, donnant lieu à des réductions, conversions, confiscations, règlements plus ou moins arbitraires, plus ou moins consentis. L'État y perdait toujours, mais il y revenait toujours.

Le taux des intérêts, énorme au n'ornent des émissions, se réduisait, s'amenuisait peu à peu selon les nécessités de l'heure ou le caprice de l'autorité royale. Faire rendre gorge était une expression courante. Le traitement était appliqué aux fermiers, aux partisans et à l'épargne elle-même. La plus petite épargne n'était pas beaucoup plus exigeante qu'elle ne l'a jamais été ; le rentier se contentait de crier un peu quand on supprimait un quartier. Les millions fondaient alors comme les milliards aujourd'hui.

En nous rapportant aux données admises par les techniciens, les rentes émises sous le règne de Louis XIII se seraient élevées à un total d'environ vingt millions de livres, ce qui représenterait un capital, selon le taux d'intérêt très variable, de plus de cinq cent millions de livrés. Si l'on admet l'évaluation généralement adoptée, il faudrait multiplier la somme par six pour avoir le rapport en francs or, — ce qui ferait monter les emprunta de Richelieu pendant les douze années de son ministère à une somme d'environ trois milliards, soit, au quotient actuel, quinze milliards. La somme, étant donné l'immensité et la difficulté des œuvres accomplies, n'est pas exorbitante. Mais il ne faut pas oublier la surcharge effroyable d'impôts annuels dont les peuples étaient accablés.

Le cardinal ne se cachait pas à lui-même ces suites douloureuses de son système politique. Il mettait en balance les grands services rendus et les succès, soit obtenus soit assurés, la pacification intérieure, l'unification des provinces, l'affaiblissement des pouvoirs intermédiaires, l'élargissement des frontières dans le nord, en Lorraine, en Savoie, la menace d'encerclement austro-espagnol écartée, la constitution d'une armée disciplinée, d'une marine, des premiers établissements coloniaux, l'essor du commerce, de l'industrie largement amorcé. Et puis, avec cette hauteur de vue où il y avait quelque illusion de visionnaire, il disait à ses agents pour soutenir leur courage : La nature des grandes affaires porte avec soi des difficultés ; et souvent, après beaucoup de nuages, le soleil se fait voir plus clair qu'on n'eût su l'espérer[32].

Ces grands desseins, qui le soutenaient lui-même, pouvaient-ils être appréciés à leur valeur d'avenir par les contemporains, qui pliaient sous le faix ? Aussitôt après la mort de Louis XIII, une requête adressée à la Reine Régente, Anne d'Autriche, et rédigée par les tenants de l'opposition parlementaire, s'exprimait en ces termes : Madame, les ministres de votre État travaillent depuis quarante ans à élever le trône de l'Empire de votre fils sur la désolation du pauvre et du misérable ; ils font boire à votre peuple le fiel de leurs injustices et les accablent sous- la pesanteur de leurs oppressions et de leurs brigandages.. Dieu, qui est le vengeur des peuples et des affligés, le voit et l'a souffert jusqu'à présent, sed non in finem oblivio erit pauperis ; c'est un roi qui vous le dit par ma bouche.

Prenez-y garde, Madame[33].

Cette plainte est émouvante ; mais elle perd singulièrement de sa force, si l'on songe qu'elle était formulée par l'un de ces parlementaires qui se refusaient à participer aux charges publiques.

La politique est un art difficile. Une nation à bâtir, à entretenir, à satisfaire, c'est cher. Le fils de la Régente espagnole, Louis XIV, le Grand Roi, ne saura pas s'inspirer lui-même de la parole du roi de la Bible que son enfance avait peut-être entendue, mais que son adolescence avait vite oubliée.

 

 

 



[1] Arnould (de la Seine), Histoire générale des finances de France, mars 1806, p. 158.

[2] Voir Mallet, Comptes rendus de l'administration des finances, p. 70.

[3] Mémoires du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 156, et t. I, p. 308.

[4] Mémoires du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 34. — Le cardinal avait pris cette position dès le début et il la garda jusqu'à la fin. Il écrivait à Bullion le 23 avril 1635 : Je confesse tellement mon ignorance en matière de finance que le seul avis que je puisse vous donner est de vous servir de cens que vous trouverez plus utiles au service du Roi. Lettres de Richelieu, t. IV, p. 728.

[5] Lettres du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 913 et 918.

[6] Voir Lettres du Cardinal de Richelieu, t. II, p. 159-183.

[7] Voir Testament politique, édition de 1689, p. 168.

[8] Peut-être cinq millions de notre monnaie de 1913.

[9] Voir Mémoires du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 115-116.

[10] Ambassadeur Vénitien, filza 62, f° 57.

[11] Edit. Techener, t. II, p. 20.

[12] Lettres du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 499.

[13] Comptes rendus à l'assemblée des notables, et Lettres, t. III, p. 500.

[14] Lettres du Cardinal de Richelieu, t. I, p. 396 : Les blés pour la nourriture de l'armée n'étaient pas payés au mois de mai, lorsque le cardinal arriva à Grenoble, nous dit M. Avenel. Il emprunta cent cinquante mille francs ; il en donna soixante-dix mille eu premier président de Grenoble et en envoya quatre-vingt mille à Pignerol. Lorsqu'il avait quitté cette dernière place, il y avait déjà laissé de son argent cinq cent mille livres.

[15] Lettres du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 648,695, etc., et Mémoires, chap. XXI.

[16] Lettres du Cardinal de Richelieu, t. III, p. 629 ; t. IV, p. 41.

[17] Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 37, 81.

[18] Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 50.

[19] Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 90. Voir surtout le très intéressant ouvrage de M. Henri Baraude, Lopez, agent financier et confident de Richelieu, édit. Revue mondiale, 1933.

[20] Henri Baraude, p. 164.

[21] Voir le telle de l'édit de janvier 1631, dans Isambert, Recueil des Lois françaises, t. XVI, p. 389 et suivantes.

[22] Voir Tallemant, Historiette de Richelieu, édition Techener, t. Ier, p. 430. — Le maréchal de Brézé écrit à Bouthillier, le 5 avril 1635, après la prise de La Mothe, pour se plaindre de l'effronterie de quelques rogneurs de pistoles, qui les diminuent à un tel point qu'il y a à peine de connoître les entières d'avec les -dernières étant plus légères d'un tiers qu'elles ne devroient être... Cela ruine absolument les troupes et le mal est à un point que, si on n'y pourvoit à la fin, il pourra aller à une conséquence bien plus considérable... Lettre citée par le Vicomte de Noailles dans : Le Cardinal de La Valette, Perrin, 1906, in-8°, p. 45.

[23] Voir les détails et les textes dans : Vicomte d'Avenel, op. cit., t. II, p. 266.

[24] Lettres de Richelieu, t. V, p. 786. Sur les soulèvements qui se produisirent dans tout le centre, voir le détail dans Fourrage du vicomte de Noailles, Le cardinal La Valette, p. 277 et suivantes, p. 323.

[25] Voir Diaire ou Journal du chancelier Séguier en Normandie après la sédition des Nu-pieds, 1639-1640, publié par Floquet. Le roi donna pour récompense à Séguier toutes les terres vagues et vaines des pays révoltés. C'eût été un procès éternel ; Séguier eut la sagesse de renoncer.

[26] Voir, dans le Diaire, la cinquième pièce, publiée in fine, page 440.

[27] Publié par Caillet, deuxième édition, t. II, p. 420. C'est ici le lien de signaler une tentative, une illusion qui, conseillée, soutenue par l'étrange imagination du Père Joseph, a poussé le cardinal à recueillir en plein Louvre, un alchimiste, Capucin défroqué et converti au luthéranisme, nommé Pigard, qui se faisait appeler Dubois et se donnait comme capable de produire de l'or. C'était au plus mauvais temps de la guerre, lors de la panique de Corbie ; les ressources normales étaient épuisées. L'homme promit, travailla, souffla, gagna du temps, mentit, finalement changea devant le Roi, une balle de plomb en or. Le Roi l'embrassa. Mais le miracle ne put se renouveler. Dubois fut condamné à mort pour magie, fausse monnaie, et exécuté le 27 juin 1637. Ainsi que l'observe M. Avenel, le plus grand de ses crimes fut d'avoir pris pour dupe le cardinal. — Voir le récit donné en note d'une lettre de Richelieu à Chavigny, où le travail de Dubois est visé. Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. V, p. 625.

[28] Voir tout le chapitre du Testament politique, section VII de la deuxième partie.... qui fait voir quel est le revenu actuel du Royaume, quel il peut être à l'avenir en déchargeant le peuple des trois quarts du faix qui l'accable maintenant. Edit. elzév. 1689, p. 381 et suivantes.

[29] Voir Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de France, Liège, 1758, in-8° t. II et III. — Comptes rendus de l'administration des finances de la France, par N. Mallet, commis de N. Desmarets, publié par Luc-Vincent Thierry, Buisson 1789, in-4°. — Miliaire générale des finances de la France par M. Arnould, membre du Tribunat, mars 1806, in-4°. Imprimerie du Corps législatif. — Le vicomte d'Avenel, dans le t. II de son ouvrage Richelieu et la Monarchie absolue, a donné avec une autorité particulière, le résultat de ses recherches dans les archives ouvertes depuis 1885 aux historiens modernes.

[30] Millet, op. cit., p. 227.

[31] Nous avons vu ci-dessus Richelieu et Bullion payer pour les vivres des armées. Nous avons vu Lopez payer de sa poche la subvention due à la landgrave de Hesse. Nous voyons le cardinal de La Valette rayer de sa poche la somme de 100.000 écus : cette somme assura à la France le concours de l'armée suédoise et de son chef Bernard de Saxe-Weimar. Dans la sinistre année de Corbie, Richelieu s'engage encore personnellement pour que le prince de Condé enrôle des troupes. Voir le Cardinal de La Valette par le Vicomte de Noailles, p. 229 et p. 291.

[32] Lettre au Cardinal de La Valette, dans Noailles, op. cit., p. 327.

[33] Requête attribuée à La Galissonière, maître des Requêtes, citée par le vicomte d'Avenel, Richelieu et la Monarchie absolue, t. II, p. 356.