HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

L'ORDRE DANS LA MAISON

CHAPITRE DEUXIÈME. — LES CONSEILS. - LES MINISTRE DE RICHELIEU. - LA DICTATURE MINISTÉRIELLE.

 

 

Les Conseils.

Dans le Tableau de la France en 1614, nous avons indiqué les principaux traits de cette haute administration royale, mi-partie romaine, mi-partie féodale, mi-partie d'épée, mi-partie de robe, qui survivait en France dans les premières années du XVIIe siècle et qui, rien que par ses noms, éveillait un souvenir de champs, de bois, d'écurie, évoquait des origines rustiques et rudes : Cour, Connétable, Maréchaux, etc. Un Roi gentilhomme, des entourages cavaliers, la guerre, la chasse, la mesnie, une foule bruyante, l'épée au côté, le panache en tête, la moustache relevée. Cependant, à certaines heures convenues, se glissaient, dans les groupes pressés et tumultuaires, des robes noires, des barbes longues, gens de plume et de bureau, serrant de leurs mains maigres les parchemins et la cire, gardant sous leurs bonnets carrés les secrets de la confiance et de la confidence, les mystères de la politique et de la loi sociale, les clercs.

Après le temps du grand désordre, le retour vers l'ordre va consacrer, à la fin de la minorité de Louis XIII, par l'avènement d'un cardinal, le triomphe des clercs. Les grandes luttes religieuses ayant remué l'esprit national dans ses profondeurs, il a dû prendre un parti et, par une ferme conviction autant que par nécessité politique, il est remonté jusqu'à Dieu lui-même, qui seul peut autoriser, de sa volonté et de sa puissance, le gouvernement des peuples.

Les Rois, sauveurs du pays et fauteurs de l'ordre, sont désignés par la loi de l'hérédité en vertu d'un dessein providentiel. L'ordre royal a un caractère sacré ; le mystique ayant rejoint le politique, l'assiette générale du gouvernement s'en trouve consacrée, exhaussée.

Un mouvement s'est produit, contraire au tumulte féodal et qui le refoule. Les signes extérieurs parlent : le costume s'assombrit, s'assouplit ; la buffleterie tombe ; l'épée n'est plus qu'un léger ornement. Dans les châteaux royaux, les grandes salles qui abritaient en commun la famille, se divisent, se cloisonnent. A Chambord, le Roi et la Reine se font tailler des appartements privés. Pour être admis, il faut gratter à la porte. Fœneste attend sur ses pieds dans l'antichambre, il est obligé de montrer patte blanche ; le verbe est moins haut ; le féodal, le soldat descend ; le civil, l'administratif monte. L'évolution, commencée par Louis XI, se poursuit et se raffine au temps de Richelieu.

Le retour à l'ordre, s'étant assuré la consécration de l'autorité divine, la gardera comme l'article fondamental de la constitution monarchique. A l'assemblée de 1682, le grand évêque Bossuet dira, avec une autorité sans seconde : Dieu établit les rois comme ses ministres et règne par eux sur les peuples ; la personne des rois est sacrée ; on doit obéir au prince par principe de religion et de conscience. Mais l'orateur ajoutera en élevant la voix : Les Rois doivent respecter leur propre puissance et ne l'employer qu'au bien public[1].

Tel est le circuit du grand ordre qui tend à s'organiser : ce qui vient de Dieu retourne à Dieu.

Voyons, maintenant, comment les choses se développent dans la pratique et l'exécution. Car le Roi a besoin d'agents, d'intermédiaires pour administrer son Royaume. Un contemporain, un apologiste de Richelieu, Silhon, dans son Ministre d'État, s'explique en ces termes : Quand Dieu a choisi quelqu'un pour réparer le désordre du monde ou pour le bien de quelque État particulier, c'est alors qu'il a le soin de le pourvoir des conditions nécessaires pour entreprendre de grandes choses. C'est lui qui en met la pensée dans l'âme ; c'est lui qui donne la force de l'exécuter ; c'est lui qui le mène par la main aux victoires et aux triomphes... Ainsi furent choisis nos grands Rois, saint Louis, Charles V, Henri IV. Mais un des grands moyens dont Dieu se sert pour permettre au Roi de tenir le rôle qui lui est confié, c'est de lui susciter des hommes rares à qui il fasse part de ces soins et qui l'aident à porter la pesanteur des affaires.

Voici maintenant les conséquences immédiates de cette institution politique quasi sacrée : C'est par cette sorte de gens-là, poursuit Silhon, qu'ont été fondées les principautés, les monarchies. C'est par l'amour d'eux que les peuples ont renoncé volontairement à leur liberté, et ce sont eux qui entretiennent encore, sous l'autorité des souverains, l'ordre naturel et primitif du commandement et de l'obéissance qui doit être entre les hommes... Et certes, il est bien raisonnable, puisqu'il devoit y avoir de la différence parmi eux, que ce fût le mérite qui commençât à le faire. La société est un concert si délicat et une machine composée de tant de pièces, que si une excellente sagesse ne la conduit et une souveraine vertu ne la gouverne, peu de chose la confond et la dérègle.

C'est ainsi que le système se complète ; un Roi, fils des Rois, reçoit l'empire pour maintenir entre les générations successives le ferme lien de l'hérédité ; le Roi, choisi dès le ventre de sa mère, a reçu de Dieu l'investiture et le pouvoir ; il gouverne par lui-même ; l'obéissance ne peut lui être refusée. Près de lui, un ministre le décharge du labeur quotidien et de la dureté des exécutions. D'ailleurs, Roi et ministre sont tenus, par la loi divine et humaine, à ne pas abuser de leur puissance et à ne l'employer que pour le bien des peuples.

Cela revient à dire que l'ordre politique fait partie de l'ordre universel et que ceux qui doivent l'établir et le maintenir en terre ont reçu, par un don de la nature et par l'effort de leur propre volonté, les titres qui les élèvent au commandement.

Cependant il manquerait quelque chose au système, s'il n'avait pas l'adhésion de la société dont il réclame l'obéissance. En fait, le circuit s'achève par l'existence traditionnelle d'un Conseil représentant, de toute antiquité, la société elle-même, tradition au sujet de laquelle Jean Bodin s'exprime en ces termes ; J'ai dit que le Prince soit conduit par l'avis du Conseil ; ce qu'il doit faire, non seulement ès choses grandes et d'importance, mais encore ès choses légères ; car il n'y a rien qui plus autorise les lois et commandements d'un Prince que de les faire passer par l'avis d'un sage Conseil, d'un Sénat, d'une Cour[2].

Dieu, le Roi, son ministre, un Conseil, telles étaient les grandes lignes du gouvernement que Richelieu trouvait, non pas dans une constitution écrite, mais dans une tradition acceptée, après la mort de Henri IV, et dont il avait vu la théorie se préciser en sa présence dans l'assemblée des États de 1614. Telle était la matière qu'il avait sous la main en arrivant au pouvoir et qu'il allait marquer à son empreinte.

 

Le Conseil.

Le Conseil, légué par une longue tradition, comprenait plusieurs sortes de participants ; il y avait ceux qui étaient admis à délibérer, ceux qui faisaient fonction de juger, ceux qui procédaient aux écritures et exécutions.

L'existence de ce Conseil étant inhérente au système monarchique français, le choix des conseillers était à la volonté du Prince. On peut dire que, dans les époques de facilité, le Conseil royal était ouvert à tous ceux qui approchaient de la personne du souverain. D'Ormesson l'atteste dans son Histoire manuscrite du Conseil du Roi : La charge de conseiller n'était pas un office, dit-il, mais seulement une commission. Le Roi pouvait admettre dans ses Conseils qui il voulait et tout le temps qu'il lui plaisait. Le nombre des conseillers n'était pas limité, pas plus que la durée de leurs fonctions. Aux époques de trouble, sous un gouvernement faible, on obtenait facilement un brevet ou l'on s'affranchissait même de cette formalité. Ce fut ce qui arriva sous la régence de Marie de Médicis[3].

Dans les temps d'autorité, au contraire, la tendance était à restreindre, à refréner ce que Fontenay-Mareuil appelle ces confusions de France ; et l'on revient peu à peu à un procédé qui consiste à extraire un Conseil étroit, un Conseil Secret ou Conseil d'en haut, du grand Conseil toujours subsistant.

Et c'est ainsi que, par la force des choses, par la nécessité du travail, se dégage, se hisse vers la confiance et l'action le groupe des écrivains, secrétaires, secrétaires d'État, ministres. Ce sont les gens qui, ayant la plume, exposent dans les termes traditionnels et pesés la volonté du Roi, la transmettent aux subordonnés, suivent les affaires et veillent aux exécutions. L'évêque de Luçon, à son arrivée au pouvoir, lui-même assez mince personnage, les a encore vus debout, appuyés au mur, la plume en arrêt, attendant des ordres et prenant des notes ; il les laissera, après sa mort, au premier rang parmi les agents du pouvoir, riches d'émoluments sans cesse accrus, épousant dans la haute noblesse et se permettant, à leur tour, de tenir debout et faisant les cent pas dans les jardins de Fontainebleau, en attente d'une audience, un personnage du rang et des services du vieux maréchal de La Force[4].

Non pas quo les princes, les grands, héritiers des familles féodales ou jouissant de situations traditionnelles, fussent éloignés de parti pris de ces délibérations souveraines : on ouvre les portes devant eux, au débotté, rentrant d'une chasse ou de passage à Paris ; on les convoque d'urgence, dans les temps de crise, ou bien quand quelque grave affaire éloigne le Roi de sa capitale ; mais, le plus souvent, on les passe au crible, on les oppose les uns aux autres, on les divise en coteries, on tient compte de l'assiduité, de la fidélité. En réalité, le dernier mot, le secret du secret, la décision appartiendront de plus en plus à ceux qui ont l'oreille du Roi et que celui-ci appelle dans les embrasures. La Cour est une politique perpétuelle, mais les yeux tournés vers le Prince.

Le Conseil se réunit le plus souvent dans le cabinet du Roi. Le Roi le préside et, en cas d'absence, son fauteuil reste vide. Louis XIII avait la complaisance de le tenir à Rueil chez le cardinal, quand celui-ci était souffrant. A l'ordinaire, il avait peu de goût pour ces longues assises et ces interminables palabres ; la vie active et en plein air, la chasse, les voyages, les armées l'appelaient : on le tiendra au courant.

Le Conseil secret délibère alors sous la direction du chancelier. On l'a appelé aussi Conseil des Affaires étrangères ; mais il faut prendre garde de le confondre avec le Conseil des Dépêches, qui devint vite une sorte de bureau de rédaction. Le Conseil secret est, en somme, le moyen principal de délibération et de décision.

Richelieu le garde sous la main pour venir y exposer, y essayer, en quelque sorte, ses intentions, ses desseins. C'est là que se traitent les affaires qui ont rapport à la manutention et conservation de l'État ou aux alliés et confédérés de la Couronne, soit en paix, soit en guerre. En ce Conseil nôs Rois n'appellent que les princes et principaux officiers de la Couronne et quelques-uns des plus féaux et expérimentés de leurs conseillers d'État. Le Conseil se tient où il plan au Roi et il n'y a aucun de quelque condition et qualité qu'il puisse être, qui se puisse et doive offenser s'il n'y est appelé, d'autant que c'est une chose observée de tout temps en ce Royaume que les Rois, principalement les Rois majeurs, ne communiquent leurs affaires qu'à ceux à qui bon leur semble et qu'ils jugent à propos pour' le bien de leur État[5].

M. Gaillet fait observer avec raison que c'est l'embryon du futur Conseil des ministres. Mais nous n'en sommes pas encore là : une grande ombre s'étend sur le bureau des écrivains, celle du personnage de confiance, du premier ministre, qui tient seul l'autorité du Roi et qui mène le Conseil comme une étude, loin de l'écouter comme un Sénat : dans le cas présent, le cardinal de Richelieu.

Celui-ci gardera le Conseil comme l'organe suprême de la volonté royale, comme un auditoire où il exposera ses desseins, comme un réservoir où il choisira des hommes. Rien de plus. Choisis par lui, serrés autour de lui, ces écrivains ne sont que de lui, ne notent que ce qu'il leur dicte, n'administrent que selon sa volonté. A peine sortis du rang des commis, ils ne seront jamais ses égaux, et ne deviendront ses successeurs que par lui : lieutenants d'Alexandre qui se disputeront et se partageront sa dépouille.

 

L'Administration royale transformée par Richelieu.

Voyons quelle est la carrière des principaux d'entre eux ; car la carrière, c'est le tout de la politique. A relever les degrés de leur élévation et de leur chute, on verra bien ce qu'étaient ces fameux Conseils et ce que pesait un ministre, s'il n'était pas l'homme de l'homme du Roi.

Le pouvoir qui fut en propre celui de Richelieu mit, comme nous l'avons vu, plusieurs années à se définir et à se consolider. Il y eut des étapes dans l'ascension, des hauts et des bas dans l'autorité du cardinal.

En succédant à La Vieuville et aux favoris, Richelieu avait trouvé des gens en possession et il était trop fin pour ne pas sentir que, là comme partout, il fallait ménager les transitions.

D'abord ces princes du sang, ces grands, ces hauts dignitaires, les cardinaux, les grands officiers de la Couronne, en un mot ceux qui siégeaient à la droite du Roi : il ne pouvait être question de les écarter sans rompre et risquer beaucoup.

Considérons seulement ceux qui sont destinés à être ses collaborateurs ou ses instruments selon qu'il les autorisera, les conseillers proprement dits, gens de robe, écrivains, secrétaires ou ministres.

Le premier des clercs arrivés était le chancelier. Le chancelier siège à la gauche du Roi ; il préside le Conseil en son absence. Très grand personnage dans les temps de minorité, d'incertitude, de trouble, sous Charles IX et Henri III, il avait pris rang au-dessus des ducs et pairs, ne cédant le pas qu'au connétable.

Sous Henri IV, les choses changent : le Roi règne et gouverne ; il parle, et il parle mieux que personne ; il n'a plus besoin que l'on parle en son nom. Richelieu s'appliquera à rogner doucement les ongles au lion vieilli ; ce barbon embusqué derrière ses paperasses l'ennuie ; il élève jusqu'au rang du chancelier, un adlatus permanent, le garde des Sceaux, adjoint et remplaçant en expectative, qui détient simplement les moyens de la décision royale, l'écriture et la cire.

L'évêque de Luçon trouva, dans l'héritage de Henri IV, un chancelier déjà amoindri : Sillery. Nous avons vu comme il se débarrassa de lui et de tous les Breart-Puisieux, qui firent les morts en attendant des jours meilleurs.

Étienne d'Aligre remplaça Sillery. Cul de plomb, dit Tallemant, que Richelieu crut de poids, mais qui n'était que de surface ; au premier danger il s'effondra. Lors de l'arrestation du maréchal d'Ornano, le prince de Condé lui demanda brusquement qui avait conseillé le Roi : Le chancelier dit en balbutiant : Je n'en sais rien. Or, il était présent au Conseil où avait été prise la décision. Richelieu note sur son terrible carnet : Il est si faible en ses résolutions qu'il est impossible de s'en assurer par convention. Son esprit s'évapore en discours. On se débarrassa du bavard poltron.

Les Marillac, autre dynastie de robe, venus de cette Auvergne féconde en ministres du pouvoir absolu, avaient hérité du renom et de l'ambition inconsidérée du premier d'entre eux, Charles de Marillac, mort disgracié en 1560. Michel, grandi dans la robe, s'éleva par le Parlement et les Conseils jusqu'à attirer, au temps du maréchal d'Ancre, les regards de Richelieu : il reçut les 'Sceaux après le renvoi de ce Aligre. C'était l'époque où le cardinal avait encore besoin qu'un ministre contresignât ses actes[6]. Celui-ci le déçut, plus que d'Aligre même : Michel ou Michau se sentit grandir avec la faveur des Reines et se crut de taille à engager la lutte contre son protecteur. Son frère Louis, homme d'épée non sans capacité, brave (quoique Tallemant affirme qu'il n'avait jamais vu le feu), franchit du même élan tous les degrés de la fortune. Il fut bombardé maréchal de France, 2 juin 1629. Les deux frères, furent emportés dans la tourmente de la journée des dupes.

Par le choix de Richelieu, Châteauneuf fut nommé garde des Sceaux. Les Châteauneuf sont des Laubespine, originaires de la Beauce, vieux Français, serviteurs des Rois à l'ancienne mode parlementaire : commissaires, évêques, diplomates distingués sous Henri IV, en passe du ministère dès la Régence.

Charles, marquis de Châteauneuf[7], né en 1580, avait été ambassadeur en Hollande, à Bruxelles, en Allemagne, à Venise, en Angleterre (1629). Il connaissait l'Europe et les problèmes du dehors. Richelieu avait, à cause de cela sans doute, jeté les yeux sur lui, trouvant bon d'élever à la faveur, selon sa propre expression, des gens qui, auparavant, n'eussent osé seulement nommer son nom. Il adressa à Châteauneuf, lorsqu'il l'envoyait en Angleterre, une des plus belles lettres qu'il ait écrites et alla jusqu'à lui confier son plan d'action, son grand dessein : Il me reste seulement à vous dire que je ne sais pas ce qui arrivera en Italie (il s'agit de l'affaire de Mantoue), mais une chose puis-je vous assurer que, maintenant que le Roi n'a plus d'affaires en France, si l'Espagne y recommence la guerre, comme elle en fait mine, Sa Majesté l'achèvera, ayant, pour cet effet, trente mille hommes sur pied, des canons, des munitions de guerre, et ne manquant pas d'argent, ce qui est le principal.

Si Châteauneuf eût été moins gonflé de lui-même, il eût compris, dès lors, à quel seigneur il avait affaire et il se fût gardé de la cabale espagnole. Mais, intelligent, il est léger, peu appliqué, compliquant l'ambition par l'amour, se croyant de taille à mener les deux choses de front et à escalader l'une par l'autre. Il s'attache à Mme de Chevreuse, amie de la Reine, et croit avoir partie gagnée. Nous avons la correspondance échangée entre les deux amoureux intrigants, complices sans cesser d'être intéressés. Richelieu connaissait à fond celle qu'il appelle la chevrette. Dès le mois de juillet 1625, il écrivait d'elle : Quand elle sera de retour, on n'aura plus besoin d'envoyer chercher des guilledines en Angleterre. Nous avons vu la fortune de Châteauneuf s'abattre à peine élevée. Il s'enterra dans sa province, s'appliquant à rédiger de gros manuscrits où il exposait ce qu'il eût fait au pouvoir qu'il n'avait pas su garder[8]. Il reparaîtra sous la Régence d'Anne d'Autriche ; la Reine, amusée du souvenir de leurs vieilles intrigues, croyait à sa capacité. Mais, il fondit une fois de plus au soleil. Un autre cardinal surplomba son astre défaillant : Châteauneuf dut céder de nouveau les Sceaux à celui qui avait été, une première fois, son successeur, Séguier.

Les Séguier sont de l'Ile-de-France, de ces Ulysses qui s'attachèrent à la Royauté comme au tronc du mât dans la tempête. Parisiens au beau langage, poids légers qui surnagent. Richelieu avait enfin trouvé son homme, le grand maitre de la justice complaisante : Pierrot déguisé en Tartuffe, disait Arnauld d'Andilly. Après avoir remplacé deux fois Châteauneuf, Séguier devint, de garde des Sceaux, chancelier et mourut gavé d'honneurs et d'argent en 1672[9]. Nous le retrouvons à chaque détour de l'histoire du cardinal-ministre.

Les grands parlementaires, les Molé, les Pasquier, les Pontchartrain, fidèles à leur famille, à leur renom, à leurs ambitions, à leurs carrières en un mot, se maintiendront jusqu'à la chute de l'ancien régime et au delà Ils se transmettront par tradition ce précepte que le plus simple et le plus sûr est d'entrer dans le système de l'ordre, tandis que leurs congénères, attardés dans le Parlement, s'agitaient pour sauver le privilège qu'ils appelaient liberté.

On voit, par ce simple exposé de la carrière des hommes qui se sont succédé en qualité de chefs en titre du Conseil sous Richelieu, ce qu'était le Conseil lui-même et ce qu'était l'un d'eux, même consacré par le plus haut titre, dans une telle réunion de serviteurs des Rois. Les autres ministres que nous rencontrerons dans la suite de l'histoire de Richelieu, les Schomberg, les d'Effiat, les Chavigny, les Bullion, les Sublet de Noyers, dépendent de Richelieu, sont des hommes de son choix et de sa mesnie. Encore une fois, ils grandissent de sa grandeur ; créateurs d'ordre parce qu'il les a ordonnés ; non plus de simples écrivains ou secrétaires, mais des administrateurs (ministres) parce que sa volonté les a mis à leur rang dans l'organisation qu'il instituait[10].

 

Le ministre dictateur.

Un système qui s'écroule, une dynastie qui s'essaie, une haute féodalité qui succombe mais qui ne veut pas mourir, une noblesse moyenne qui hésite entre les rébellions et la servitude, un Conseil qui n'est qu'un bureau, un Royaume qui n'est qu'une marqueterie de provinces mal équarriées et mal ajustées, tout cela avait paru sur le point de se disloquer définitivement dans la bourrasque qui avait suivi la mort de Henri IV.

De toute évidence, les choses n'étaient pas en place. La succession au pouvoir des Concini, des Luynes, des Sillery, des La Vieuville sous un Roi mineur ou adolescent, avait prouvé que le risque subsistait de retomber dans le désordre des guerres civiles et de la Ligue. On avait bien un Roi, mais était-il Roi ? Il en avait la volonté peut-être ; mais la volonté n'assure pas la capacité.

La logique du système appelait près de ce porte-couronne un homme, un ministre ; c'était le cri universel ; un ministre qui serait le serviteur, non de ses intérêts, ni d'un parti, mais le serviteur du Roi, de l'État. Montaigne le décrivait d'avance avec sa bonhomie nonchalante : Je voudrois, à ce métier, un homme content de sa fortune et né de moyenne fortune ; d'autant que, d'une part, il n'auroit point crainte de toucher vivement et profondément le cœur du maître pour ne pas perdre par là le cours de son avancement ; et, d'autre part, pour être de condition moyenne, il auroit plus aisée communication avec toute sorte de gens. Je le voudrois (ce métier) à un homme seul ; car répandre le privilège de cette liberté et privauté à plusieurs engendreroit une nuisible irrévérence ; oui, et de celui-là je requerrois surtout la fidélité et le silence[11].

Tel était le vœu des bons François. Le gouvernement qu'il fallait à la France pour l'arracher à cette crise interminable, c'était une autorité absolue, dictatoriale, avec ces deux appuis et garanties, la stabilité monarchique et le courage d'un ministre intrépide, le tout formant commandement unique.

Ne nous étonnons donc pas que Richelieu ait cueilli lui-même, en quelque sorte sur les lèvres de son temps, cette définition de l'homme qu'il devait être : De tous les gouvernements, écrivait-il, le meilleur est celui dont le principal mouvement est en l'esprit du souverain, qui, bien que capable d'agir par soi-même, a tant de modestie et de jugement qu'il ne fait rien sans boa avis... Un prince capable est un grand trésor en un État ; un conseil habile et tel qu'il doit être n'en .est pas un moindre ; mais le concert des deux ensemble est inestimable, puisque c'est de lui que dépend la félicité des États[12].

Cette rare combinaison fut lente à se dégager. Louis XIII était méfiant et ne se gagnait que par une épreuve soutenue et une habitude longue, souvent inquiète. On l'avait mis en garde contre l'esprit de domination de la robe rouge ; et ce fut seulement au siège de La Rochelle, lorsqu'il se sentit lui-même accablé, épuisé par le commandement, par le poids et la' complexité de sa tâche royale, qu'il se décida à confier au cardinal cette première délégation de son autorité, si mal accueillie par les chefs militaires, le duc d'Angoulême, le duc de Montmorency, Schomberg, Bassompierre, qui durent finalement se plier aux ordres du prélat militaire.

Et ce ne fut, enfin, qu'après la difficile réussite du siège que, soudain, la confiance royale se dégagea, comme le soleil sort des nuages. En novembre 1629, alors que le cardinal est, depuis cinq ans, le chef du Conseil, des lettres patentes lui attribuent publiquement et officiellement les fonctions et les honneurs de principal ministre.

Les considérants disent à quel point la gravité et la portée de cette mesure furent comprises et mûrement pesées. Un article formel la rattache à la grande réforme législative édictée dans le Code Michau. Il ne s'agit donc pas d'une simple mesure administrative, mais bien d'une loi de l'État. Les titres du cardinal à la reconnaissance publique sont exposés avec insistance. Considération de la personne, grandeur des services, autorité du commandement, bien du Royaume, portée morale, tout est dit, exprimé avec force : Nous n'avons dû faire choix d'aucun pour être admis à la participation de nos plus importantes affaires qu'au préalable nous ne vous y eussions donné le rang et la place que votre condition et vos vertus requièrent, soit en égard à celle où Dieu vous a appelé dans son Église et celle où nous vous eussions porté après tant de signalés services comme ont été les vôtres, si votre modestie ou la même condition ne vous en eussent empêché. Ne pouvant rejeter ce témoignage d'estime et de satisfaction que nous avons de votre fidélité, prudence, vigilance et affection au bien de notre service et sur la confiance que les effets secondant votre désir iront à la gloire de Dieu, grandeur de notre État, et à l'affermissement de notre dignité, nous, de l'avis de la Reine notre très honorable dame et mère, vous avons par ces présentes signées de notre main, choisi pour être l'un des conseillers en nos Conseils et principal ministre de notre État pour, en cette qualité, assister en tous nos Conseils et y garder la séance que vous y avez toujours eue[13] etc.

On sait, d'autre part, la réaction qu'une décision si haute, une marque de confiance si absolue produisirent sur l'esprit du cardinal. Suivant son habitude de prendre le papier pour confident et de réfléchir la plume à la main, il nous ouvre sa conscience et nous fait connaître en toute élévation d'âme comment il comprenait le devoir que lui imposait cette situation éminente et sans pareille où il était appelé.

Il s'interroge sur ce que doit être la capacité du ministre d'État, sur ce que doit être la probité du ministre d'État, sur le cœur et la force qui doivent être ceux d'un ministre d'État.

La capacité. La capacité des conseillers, lisons-nous dans les Mémoires, ne requiert pas une capacité pédantesque ; il n'y a rien de plus dangereux pour l'État que ceux qui veulent gouverner les royaumes par les maximes qu'ils tirent de leurs livres... Elle requiert seulement bonté et fermeté d'esprit, solidité de jugement, vraie source de la prudence, teinture raisonnable des lettres, connaissance générale de l'histoire et de la constitution présente de tous les États du monde et particulièrement de celui duquel on est... En un mot, la capacité d'un ministre d'État requiert la modestie et si, avec cette qualité, il a bonté d'esprit et solidité de jugement, il a tout ce qui lui est nécessaire pour être parfait en ce point.

Application. L'application du bon conseiller requiert qu'il fasse souvent par méditation le tour du monde pour prévoir ce qui peut arriver et trouver le moyen de prévenir les maux qu'on doit craindre et d'exécuter les entreprises que conseillent la raison et l'intérêt public[14].

Les meilleurs négociateurs sont ceux qui marchent franchement et se servent de la bonté de leurs esprits pour s'empêcher d'être surpris.

Aux grands esprits les fortes et solides raisons sont excellentes et les raisons faibles sont bonnes pour les esprits médiocres[15].

Probité. L'homme d'État doit être fidèle à Dieu, à l'État, aux hommes et à soi-même, ce qu'il sera si, outre les qualités exprimées ci-dessus, il est affectionné du public et désintéressé en ses conseils... La probité d'un ministre public ne suppose pas une conscience craintive et scrupuleuse ; le scrupule peut produire beaucoup d'injustices et de cruautés.

Si la probité d'un conseiller d'État requiert qu'il soit à l'épreuve de toutes sortes d'intérêts et de passions, elle veut qu'il le soit aussi des calomnies et que toutes les traverses qu'on lui sauroit donner ne le puissent décourager de bien faire. Il doit savoir que le travail qu'on fait pour le public n'est souvent reconnu d'aucun particulier et qu'il n'en faut espérer d'autres récompenses en terre que celle de la renommée propre à payer les grandes âmes... Enfin, il doit savoir que ceux qui sont dans le ministère de l'État sont obligés d'imiter les astres qui, nonobstant les abois des chiens, ne laissent pas de les éclairer et de suivre leur cours, ce qui doit l'obliger à faire un tel mépris de pareilles injures, que sa probité n'en puisse être ébranlée, ni lui détourné de marcher avec fermeté aux fins qu'il s'est proposées pour le bien de l'État[16].

Le cœur et la force. Le courage dont il s'agit maintenant ne requiert pas qu'un homme soit hardi jusqu'à mépriser toute sorte de périls. Tant s'en faut que le conseiller d'État doive se conduire ainsi, qu'au contraire il doit aller presqu'en toutes occasions à pas de plomb et ne rien entreprendre qu'avec grande considération, à temps et à propos... Mais le courage dont il est question requiert qu'un homme soit exempt de faiblesse et de crainte ; il requiert un certain feu qui fait désirer et poursuivre les choses hautes avec autant d'ardeur que le jugement les embrasse avec sagesse... Il suffit qu'il ait le cœur assis en si bon lieu qu'une mauvaise crainte et les traverses qu'il peut rencontrer ne le puissent détourner de ses bons et généreux desseins et, comme c'est l'esprit qui gouverne et non, la main, c'est assez que son cœur soutienne sa tête, sans même qu'il fasse agir son bras.

L'homme de bien ne doit jamais venger ses injures que quand il tire raison de celles de l'État[17].

Tel serait le ministre d'État idéal, le conseiller supérieur et sans reproche que les monarques doivent avoir auprès d'eux, — et qui ne nuiraient pas aux Républiques.

Il apporterait dans les affaires cette modestie dont parle Richelieu, ce désintéressement dont parle Montaigne, cette inspiration divine que réclame Silhon, cette autorité juste qu'exigent le bon sens public et la voix populaire.

Une si enviable image n'est-elle pas au-dessus de l'humanité ? L'homme qui la traçait avait-il mesuré tout le péril de ce pouvoir collatéral à l'absolutisme royal, la double et complexe difficulté de la délégation du pouvoir absolu, soit qu'il regardât de bas en haut, soit qu'il regardât de haut en bas ? La partie qu'il jouait seul sur le pavois où il était élevé, était redoutable. Il fallait avoir en vue un but lointain pour la risquer, et obtenir des résultats journaliers pour la justifier ; il fallait 'un courage invincible pour l'engager en y exposant et la vie et l'honneur, avec l'optimisme fier de la gagner 'glorieusement.

 

L'histoire que nous avons entrepris d'écrire, mettra le lecteur en mesure de juger lui-même si Richelieu fut le ministre d'État idéal avec ces dons supérieurs : probité, capacité, force, courage.

Premier ministre, ministre en réalité unique, ministre absolu, nous l'avons vu et le verrons à l'œuvre, du jour où il reçut le plein pouvoir jusqu'à la fin ; nous le suivrons tel qu'il se voulut, tel qu'il se dépensa, tel qu'il se créa au fur et. à mesure des événements : car il s'avertit, se corrige sans cesse, penché vers son but, et se projetant hors de la passion, appuyé sur la raison, selon la méthode que promulguait au même moment son contemporain Descartes.

C'est une image du Grand Siècle qu'il sculpte d'avance en lui-même. Clerc et soldat, ministre, il ramassera en un faisceau les forces spirituelles et matérielles de la France ; il imposera cette concentration. du pouvoir, cette discipline intime et sociale qui mettra le pays au plein de sa force ; il tirera l'ordre du sein du désordre. Travaillant pour un lointain avenir, sa volonté fera, du siècle qui a reçu son empreinte, le plus noble siècle de l'histoire française et inaugurera la France du Grand Roi. Mais, en même temps, il préparera, au delà du régime royal, une future France égalitaire et citoyenne.

Au dehors, la paix de Westphalie, conçue par lui, articulera avec la civilisation française une Europe qui devait, pendant deux siècles, jouir de la douceur de vivre à l'ombre de pouvoirs balancés, respectés, aimés.

Telle fut l'œuvre.

L'œuvre n'est pas tout... Et l'ouvrier ?

L'histoire peut-elle écarter systématiquement la légende, fermer les yeux sur les erreurs du clairvoyant, sur les faiblesses de l'homme fort, sur cet orgueil, cette superbe, cet égoïsme, cette ambition, cette sécheresse du raisonnement qui dessèche aussi l'âme ? L'ambition du pouvoir dégénérant en une ombrageuse irritabilité, la sévérité sanguinaire l'animosité implacable, l'ossification rigide finissant par ankyloser, dans un tel homme, l'humanité ! La solitude du maitre aggravant la solitude du prêtre ! Puissant et solitaire, dit le poète. Triste comme la grandeur, dit Napoléon. Et toujours, agitant cette âme si cruellement occupée d'elle-même, l'inquiétude ; toujours le tremblement intime entretenant l'appréhension d'un coup de surprise qui déjouerait les plus exacts calculs.

La faveur du Prince, l'adhésion de l'élite, appuis rares ; mais combien peu sûrs pour une si haute pyramide d'ambition, portant de si lourds desseins ! A l'action il faut le temps, la sécurité ; mais celle de ce ministre, de ce favori, est à la merci d'une saute de vent. Perfide comme l'onde, c'est la femme et c'est la fortune. Se méfier toujours, se garder toujours ; se garder de l'intrigue, de la trahison, du faux pas, de l'accident, de la mort. Des gardes nombreux, à toutes les portes, surveillant tous les verrous. Mais ces gardes, qui les gardera ?... Autre source de complication : le népotisme, qui est lui-même la plaie des pouvoirs sans hérédité ; des parents avides ; et, comme prêtre, point de lendemain...

Dans cette instabilité et insécurité cruelle, l'esprit de domination s'irrite. Les lois ne suffisent plus à la répression ; le commissaire remplace le juge ; la terreur gouverne avec sa livide compagne, la suspicion. Nulle pitié. Mais alors, à chaque tournant, l'escopette.

Incertitude du lendemain, c'est la blessure de ce quêteur d'absolu, lancé vers un but que sa carrière exige, mais qu'elle n'atteindra pas. Un orage inévitable brisera le char et le conducteur : soit la faveur en s'écartant, soit le caprice en se détournant, soit le poignard ou le poison ; ou bien encore le caillou de Cromwell, le cancer des Bonaparte, l'anthrax des Richelieu. La camarde surprendra cet homme qui veille toujours ; il mourra à cinquante-six ans !

Sa destinée l'attend : s'il a tait, dans cette courte vie si traversée, le tour de toutes les grandeurs, de tous les succès, si même la mort lui a été complaisante jusqu'à lui laisser entrevoir l'aube du triomphe décisif, à Rocroi, si elle lui a épargné une vieillesse épuisée ou disgraciée, elle a fini pourtant par surprendre les gardes, forcer les serrures et lui sauter à la gorge, et ce cruel destin enfoncera en son cœur froid, parmi les râles de l'agonie, la déconvenue finale d'une vie tronquée, inachevée, inquiète sur le résultat de tant d'efforts, sur ce pouvoir qui s'échappe, sur le succès qui s'est fait attendre jusqu'à la chute dans l'éternelle quiétude ; enfin, sur la gloire seul bien, disait-il lui-même, propre à payer les grandes âmes.

 

Destinée du système.

Le système du ministère d'État, de l'autorité ministérielle, on pourrait dire du vizirat, — tel que Richelieu l'avait conçu et appliqué et qui avait répondu en somme au vœu de ses contemporains, — avait-il, après la mort du cardinal, des chances de survie ? Était-il de nature à s'attacher inséparablement à l'absolutisme monarchique, à s'imposer à lui et le doubler, en quelque sorte, pour le bien de la France, en s'unissant à sa destinée ? Richelieu put le croire. Il eut, en effet, cette chance et cette autorité singulière de choisir et de se préparer un successeur capable du lourd héritage[18]. Mazarin franchit l'étape de la Régence et de la minorité de Louis XIV en qualité de premier ministre, ministre discuté, certes, mais habile à surmonter les difficultés d'un temps de rébellion et qui finalement vida le venin du grand désordre.

Mais, après la mort du second cardinal, Louis XIV voulut gouverner, comme l'avait fait son grand-père Henri IV. Il recevait, des mains du ministériat, un Royaume uni, pacifié, organisé, centralisé. Le second des grands premiers ministres disparaissait, mais le pays était debout, entraîné, bien en mains. Le Roi trouvait, pour l'aider et l'éclairer, des hommes expérimentés et dociles, Le Tellier, Colbert, Louvois ; une fois Fouquet exécuté, il n'y avait plus de place pour un ministre d'État. La France ne devait plus connaître de Richelieu.

Née d'une époque de crise, la dictature ministérielle avait pour destinée, comme toutes les dictatures, de n'avoir qu'un temps.

On peut se demander, cependant, si le pouvoir royal, en perdant cette incomparable collaboration, ne s'en trouva pas amoindri, et même gravement blessé. Une seule tête ne suffit pas à penser pour tant de millions de têtes, un seul bras à agir pour tant de millions de bras. Un prestige unique ne peut satisfaire l'exigence renouvelée d'une vie nationale indéfinie.

Peut-être aussi les conditions dans lesquelles le système avait été inauguré pesèrent-elles sur ses chances de durée. La vieille organisation féodale fut abolie, oui ; mais, avec elle, se dessécha la sève terrienne qui avait multiplié la futaie enracinée dans chaque province. La centralisation s'était accomplie avec ses avantages, oui ; mais une mécanique tendait à remplacer la chose vivante. Une fonction ne sera jamais une gardienne aussi vigilante de la vie que la personnalité même. L'élite provinciale, avec ses attaches rustiques, fut rasée comme une brousse désordonnée ; et ce fut au profit d'une classe urbaine et bureaucratique, une cléricature qui n'eut ni le fonds ni le fruit.

Le nouveau régime fut le triomphe des clercs, le règne de la robe ; mais, en revendiquant le nom et les droits du peuple, la robe n'avait pas renoncé, tant s'en faut, à l'ambition du privilège. Elle ne sut jamais faire litière de ses revendications mesquines, de ses vanités bourgeoises, de son opposition corporative, qui s'introduisirent dans le mécanisme de l'État et lui enlevèrent peu à peu sa souplesse, sa plasticité, sa vitalité. Parlementaires, intendants, traitants, fermiers généraux, ce sont partout mêmes familles, mêmes prétentions, mêmes chicanes, mêmes exhaussements égoïstes vers l'argent et le privilège. Le gouvernement se subordonne à la coterie des ambitions médiocres.

L'exemption d'impôts et de service fut la grande affaire autour de laquelle s'épuisa ce que le régime autorisait de passions politiques. Le droit de remontrance n'est qu'un perpétuel refus, mâtiné de plate servitude. La peine que s'était donnée le ministre dictateur pour assurer à l'État de suffisants concours financiers n'aboutit qu'à des luttes stériles ; l'argent manqua toujours à l'État, puisque l'accaparement corporatif ou particulier le refusa jusqu'à la fin.

Le privilège de la robe visa même plus haut. Il osa porter la main sur l'arche sainte de l'hérédité : le Parlement de Paris annula, de sa seule autorité, le testament de Louis XIII, le testament, d'ailleurs absurde, de Louis XIV. Et quand la résistance impie du privilège eut refusé au pouvoir les ressources nécessaires pour assurer la grandeur nationale et eut poussé à l'excès la polémique du déficit, ce sont ces mêmes néo-privilégiés, ce fut la robe qui exigea la convocation des États généraux et qui déchaîna la Révolution. La mécanisation administrative avait détourné au profit du particularisme d'une classe, les sources de la vie.

Un grand peuple a une vie totale. La contraindre ou la restreindre est une entreprise au-dessus des forces humaines. Tout système est temporaire. Tout système périt par son excès, ou même par sa durée.

Un autre Richelieu eût été nécessaire à la fin du XVIIIe siècle pour sauver le principe royal en l'adaptant aux idées nouvelles et pour faire surgir du désordre un ordre nouveau. La monarchie ne rencontra pas cet homme et le régime succomba.

 

 

 



[1] Titres des quatre premiers articles du livre III de la Politique tirée de l'Ecriture sainte : Nature et propriétés de l'autorité royale.

[2] Bodin, République, liv. III, chap. Ier.

[3] Cité dans Caillet, L'Administration sous Richelieu, t. I, p. 23.

[4] Voir Tallemant, au mot Des Noyers.

[5] Joly : Trois livres des officiers de France, cité par Caillet Administration.

[6] Voir, dans Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. II, p. 636, la note.

[7] Châteauneuf-sur-Cher.

[8] Voir le récit de la chute de Châteauneuf ci-dessus, t. III, p. 410 et son important Mémoire au Roi ci-dessous, au chapitre des Parlements.

[9] On lui attribue cette distinction entre les deux morales qui, depuis, a fait du bruit dans le monde, disant qu'il y avait deux sortes de conscience, l'une pour les actions particulières et l'autre pour les affaires de l'État, la première étroite et rigide, la seconde large et s'accommodant à la nécessité. Voir Oscar de Vallée, Antoine Lemaistre, p. 405. — Rappelons les vers du fameux pamphlet de la Miltiade :

Séguier, race d'apothicaire,

Est un esclave volontaire.

Il est valet de Richelieu

Et l'adorateur de ce dieu.

Il prend pour règle de justice

Ce bon saint, sans fard ni malice

Et dit, le voyant en tableau :

Le Ciel n'a rien fait de plus beau

Ses volontés lui sont sacrées,

 

Ses aigres injures sucrées.

Il tremble, il fléchit les genoux.

Il est prêt à souffrir les coups.

Pour lui ne connaît point de lois.

Pour lui viole tous les droits,

Sur son billet n'ose rien dire,

Scelle trente blancs sans les lire.

Trahit son sens et sa raison.

Tant il redoute la prison...

Texte dans : Griselle, Documents d'histoire, I, p. 222.

[10] Il sera parlé de Bullion au chapitre des Finances, de Servien et de Sublet de Noyers au chapitre de l'armée. Quant aux Bouthillier de Chavigny, qui furent, successivement, le père et le fils, les hommes du cardinal, il importe d'avoir sous les yeux, pour connaître l'origine et le succès de leur carrière, une longue lettre écrite par le fils Claude au cardinal de Richelieu, vers le milieu de l'année 1631, et à laquelle répond une lettre du cardinal datée du 25 juillet 1632 (Lettres du cardinal de Richelieu, t. IV. p. 329 et suivantes) La note de N. Avenel est très explicite sur la situation que s'était acquise le bis du vieux protecteur et tuteur des enfants de Suzanne de La Porte : Sans être un homme d'Etat d'une haute portée, Chavigny ne manquait pas d'habileté ; il avait surtout le talent d'entrer dans les idées de Richelieu jusqu'à se les rendre propres. Aussi, fut-il en grande faveur auprès de son grand patron... Louis XIII ne l'aimait pas. Cependant, Richelieu mort, le Roi le conserva dans le ministère. Mais Anne d'Autriche ne larda pas à l'éloigner des affaires. Il mourut presque oublié en 1652, n'ayant guère que quarante-quatre ans. Pour se rendre compte de la méthode du travail secret telle que la pratiquait Richelieu, il faut suivre, dans les Archives des Affaires étrangères, les rédactions dont il donnait le plan et que les ministres écrivaient. — Voir encore une note révélatrice an bas d'une lettre ou le cardinal dit à Chavigny : Venez demain (à Rueil) si votre santé vous le permet ; il est besoin que vous ameniez M. de Brézé ; le Père Joseph s'y rendra aussi. Nous conclurons toute chose. (Avenel, t. V, p. 426).

[11] Essais, liv. III, chap. 13.

[12] Testament politique, édit. Elzévir, p. 205.

[13] Recueil d'Aubery, édit. Elzévir, I, 519.

[14] Testament politique, ch. III.

[15] Maximes d'État, p. 774.

[16] N'est-ce pas le style de la célèbre délibération des conseillers devant Auguste :

Si l'amour du pays doit ici prévaloir,

C'est son bien seulement que vous devez vouloir ;

Et cette liberté qui lui semble si chère

N'est pour Rome, seigneur, qu'un bien imaginaire,

Plus nuisible qu'utile et qui n'approche pas

De celui qu'un bon prince apporte à ses États.

Avec ordre et raison les honneurs il dispense,

Avec discernement punit et récompense,

Et dispose de tout en Juste possesseur.

Sans rien précipiter, de peur d'un successeur.

[17] Testament politique, édit. Elzévir, p. 210-219.

[18] Rien n'est plus frappant, à ce point de vue, que l'espèce de divination qu'eut Richelieu de la valeur et de la destinée de son futur successeur, dès l'année 1631. Il écrit à M. de Brassac, ambassadeur auprès du Saint-Père : Vous ne sauriez rien faire qui soit plus agréable à S. M. que de témoigner au pape le contentement qu'Elle en a (de Mazarin) et le favoriser adroitement pour le porter à la nonciature auprès d'Elle... Et à Mazarin lui-même : Par la lettre à M. de Brassac vous verrez la satisfaction et le contentement que le Roi a de votre conduite ; comme aussi je n'oublie pas ceux qui vous ressemblent et que j'estime et désire servir comme vous... Voir Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. IV, p. 174.