HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LE MARIAGE D'ANGLETERRE

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA FOLIE DE BUCKINGHAM.

 

 

Les premières conspirations.

Malgré les déboires occasionnés par le mariage d'Angleterre, le cardinal de Richelieu est encore tout à la joie de ses premiers et prompts succès. Ce mariage a déconcerté ses grands adversaires du dedans et du dehors ; la double paix, négociée avec tant d'industrie, a été, en somme, le fruit de cette union si adroitement réalisée ; dans l'affaire de la Valteline, on a gagné une première manche, car, si l'affaire n'est pas totalement résolue, les forts n'ont pas été rendus à l'Espagne ; le Roi et l'opinion accueillent ces résultats avec satisfaction : une période d'accalmie s'ouvre enfin : tout cela permet au cardinal de se retourner vers les affaires intérieures qui le réclament. L'âme inquiète de Richelieu commence à prendre confiance et courage, quand soudain des bruits singuliers viennent vers lui, soit par voie officielle, soit par ces mille canaux particuliers que sa prévoyance a su se ménager.

L'Angleterre a le sentiment qu'elle a été trompée. Lorsque les conditions du mariage ont été connues, le Parlement a mis sur la sellette le favori détesté : il lui fait un crime d'avoir adouci la condition des catholiques d'Angleterre. Buckingham, qui comptait sur des éloges, ne pardonnera pas.

Les protestants de France se sentent joués. Ils ont cru à un rapprochement des deux Couronnes et des deux politiques, anglaise et française, et ils se trouvent eu présence, tout an plus, d'une alliance de famille, sans effet sur la politique générale.

L'Espagne a été jouée plus encore. On avait besoin d'elle ; c'est elle qui aurait dû obtenir des avantages en Valteline et en Italie : on les lui a, en quelque sorte, dérobés. Ses yeux se sont ouverts maintenant, et elle ne songe qu'à se dégager d'un accord surpris et qu'une trop habile exploitation de ses propres embarras a su lui imposer.

Le Pape n'est guère satisfait. Les dispenses du mariage lui ont été arrachées par des déclarations ambiguës, par des rédactions graduellement modifiées, et le voilà obligé de démolir lui-même les forts de la Valteline, de souscrire à la diminution de l'Espagne en Italie, en Allemagne et dans tout l'orbe catholique. Ce coup, asséné à la Papauté de la main d'un cardinal sur qui on avait fondé tant d'espoir, retentit dans le sein des congrégations et dans ce tourbillon de combinaisons secrètes qui environne le Saint-Siège. Le légat Barberini est rappelé et le parlement de M. le Légat, qui s'éloigne en faisant claquer les portes, va marquer l'irritation de Rome.

Cette irritation gagne les catholiques de France. Elle s'est affirmée déjà, nous l'avons vu, dans des libelles sanglants dirigés contre le cardinal : les Mysteria politica attribués à un Jésuite, le Père Keller, confesseur de l'électeur de Bavière, et surtout l'Admonitio, par laquelle, brièvement et fortement, on démontre que la France a vilainement et honteusement fait une ligue, impie en ce temps, contre les catholiques, qu'elle ne saurait poursuivre sans préjudicier à la religion. Polémique non négligeable, car elle donne des arguments à l'opposition qui commence à se grouper autour de Marie de Médicis.

Ce n'est pas tout. Le duc de Savoie ne cache pas sa colère. On a signé la paix d'Espagne sans le consulter ni même le prévenir. Il allait prendre Gènes et pénétrer dans le Milanais ; et l'armistice lui arrache cette double proie.

A ces difficultés extérieures le temps et une habile conduite des affaires peuvent porter remède : des ambassadeurs sont envoyés aux diverses cours ; ils donnent des explications, ils essaient de pallier les mécontentements[1]. Mais il y a, pour Richelieu, des dangers plus proches et d'abord le risque d'une défaveur que les mécontents et les cabales imposeraient au jeune Roi toujours si impressionnable. Pue querelle, devenue pour ainsi dire universelle, anime les opposants de l'intérieur et leur donne force et courage. Ce cardinal, où veut-il aller ? Il bouleverse la politique des mariages espagnols, celle de la reine Marie de Médicis sa protectrice, celle de tout un grand parti qui attendait le succès de sou arrivée au pouvoir et qui se sent cou-dation... par son silence sévère. Ou va-t-il, encore une fois ? Faut-il le laisser grandir et mener la harpie où il lui plaît ? En somme, il n'est rien par lui-même, il n'a d'autre appui que la faveur toujours inconstante du Roi ; il n'appartient à aucun groupe : et comment, seins l'appui d'un groupe, se soutiendrait-il ?

Puisqu'on ne peut compter sur lui et que ses premiers actes révèlent. en sa pensée des desseins secrets et une force dangereuse, le mieux est de s'en défaire : Dès le commencement de l'année (1626), c'était un bruit qui courait par la Cour et dans tout l'État qu'il s'y formait une grande cabale[2]. A la tête de cette cabale, le propre frère du Roi, Monsieur (alors duc d'Anjou), poussé par le maréchal d'Ornano. On fait luire aux yeux de ce jeune homme sans volonté et sans foi, la royauté si Louis XIII meurt ; on lui laisse espérer une part de l'autorité, si, le cardinal tombé, la Reine recouvre la sienne. Après le frère du Roi, les frères naturels, le duc de Vendôme et le grand prieur de Malte, appuyés sur la forte position qu'ils occupent en Bretagne ; Mme de Chevreuse, la redoutable intrigante, héritière de toutes les rancunes des Guises et des Luynes ; les réformés bien entendu, et même certains membres de la maison du Roi, au premier rang Chalais, maitre de la garde-robe : enfin tout l'entourage de Monsieur : Déageant, Modène, Puylaurens, Bois d'Ennemetz.

Monsieur quitterait la Cour, se réfugierait soit dans une province frontière, soit à l'étranger ; il s'appuierait sur la Savoie, l'Espagne, l'Angleterre, la Hollande, les protestants, les catholiques, les grands, tous ceux qui ont à se plaindre ou à se garder du ministre, de ses actes, de ses intentions. Tous ensemble ils pèseraient sur le Roi pour obtenir la disgrâce du cardinal, son éloignement, son emprisonnement... Sinon, l'exemple de ce qui s'était passé pour le maréchal d'Antre n'était pas si loin ; une crise ministérielle se dénoue assez naturellement par un assassinat.

En présence de cette effroyable conjuration plus ou moins avérée, mais qui assurément a pu séduire bien des esprits frivoles ou des Mites passionnées, le cardinal prend les devants et marche sur ses adversaires. Le Roi est averti : n'est-il pas personnellement en cause ? Il s'émeut, cherche autour de lui un appui, un conseil... Un conseil ? Un seul, donné à la fois par Richelieu et par le maréchal de Schomberg : prévenir, agir. En matière de conspiration, il est presque impossible d'avoir des preuves mathématiques ; le Roi est obligé en conscience de pourvoir au péril de l'État.

Le Roi envoie quérir, le 4 mai 1626, à dix heures du soir, le maréchal d'Ornano. Le sieur du Hallier, capitaine des gardes, a reçu des ordres sans réplique et sans suspens. Ornano, arrêté, est mené, nous dit le cardinal, en la chambre où fut aussi arrêté (vingt-quatre ans plus tôt) le maréchal de Biron.

 

La conjuration de Chalais.

Cette première mesure prise, le cardinal se rend au château de Fleury, près de Fontainebleau. Il a tout le loisir d'y méditer sur la suite d'une opération ainsi engagée. Or, le 10 mai 1626, comme il se prépare à entrer dans la deuxième phase de l'affaire, comme, après avoir reçu le prince de Condé, — qu'il saura manœuvrer pour l'opposer à Monsieur, — il va recevoir Monsieur lui-même, on lui annonce soudain la visite d'un personnage qu'il tient en haute estime, le commandeur de Valençay : celui-ci est accompagné de son neveu, le comte de Chalais.

Achille d'Estampes, seigneur de Valençay, était un commandeur de Malte, très mêlé aux affaires du Royaume. Agé de trente-trois ans, il s'était distingué, dès sa prime jeunesse sur les galères de l'Ordre, puis, en 1621, dans l'armée du Roi, sous les murs de Montauban. Il devait plus tard commander les troupes du pape Urbain VIII, battre le duc de Parme et recevoir en récompense le chapeau de cardinal. Il s'était fait remarquer jusqu'alors comme un fidèle tenant de Richelieu. Mais le service allait rendre au cardinal, en cette journée du 10 mai 1626, valait tous ceux que devait récompenser le Saint-Père : le commandeur, en amenant à Richelieu le comte de Chalais, déjouait le complot le plus redoutable qui pût menacer le pouvoir et la vie du premier ministre.

Un seigneur de fort agréable compagnie, ce cadet des Talleyrand, comte de Chalais, bien jeune encore, — il n'avait pas trente ans, — mais si vif, si léger ! Maitre de la garde-robe du Roi, il briguait la charge plus glorieuse de maitre général de la cavalerie légère il avait tout récemment tué en duel un Lucie, le comte de Pontgibaud. En ce temps où le duel faisait fureur, impossible d'être plus à la mode.

Or, non seulement Chalais venait lui-même dénoncer à Richelieu le grand complot sur lequel le cardinal était déjà renseigné, mais il Apportait de tragiques précisions : Monsieur, Gaston de France, duc d'Anjou, et quelques seigneurs avaient formé le projet de diner au château de Fleury le lendemain, avant de partir pour la chasse. Pendant le repas, les veneurs se prendraient de querelle. — une querelle feinte, — au cours de laquelle, épées et poignards étant tirés des fourreaux, le cardinal serait, connue par hasard, égorgé. Chalais avait confié ce beau projet son oncle. Le commandeur lui avait reproché l'indignité de sa conduite, le menaçant d'aller tout révéler au cardinal, s'il ne le faisait pas lui-même. Finalement, ils avaient pris le parti de venir ensemble à Fleury.

Richelieu écoute la confession, remercie ces Messieurs et les prie de la répéter le plus tôt possible au Roi.

Valençay et son neveu s'acquittèrent de leur mission avec diligence, car, vers minuit, trente gendarmes et autant de chevau-légers du Roi, sans compter tous les gentilshommes de la Reine mère, fort en peine de son cardinal, arrivèrent à Fleury. Les officiers de Monsieur, qui venaient préparer le diner, parurent à trois heures du matin. Richelieu leur livra la maison, puis, escorté de vingt chevaux, il s'éloigna dans la direction de Fontainebleau.

A peine débarqué au château, il monta droit chez Monsieur. Gaston, né en 1608, était un petit homme de dix-huit ans, toujours dressé sur ses hauts tillons, pirouettant et sifflotant. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant entrer Richelieu dans sa chambre ! Le prince en était à son lever. Affectant la reconnaissance pour l'honneur que Monsieur voulait lui faire en venant diner chez lui, le cardinal lui reprocha cependant de ne pas l'avoir averti : Il lui eût donné à diner, il eût fait au mieux qu'il eût pu. Puisque Son Altesse avait préféré envoyer ses gens à Fleury, il s'était retiré discrètement. Tout en parlant, Je cardinal s'empressait, tel un zélé courtisan, de donner la chemise à Monsieur. Tête-à-tête pénible pour le petit prince, qui voyait son beau projet renversé. La chemise passée et Son Altesse habillée, Richelieu se rendit chez le Roi.

Quels propos échangèrent alors le ministre et sou maitre ? Les discours du ministre laissaient déjà pressentir sans doute la lettre qu'il écrivit au Roi quinze jours plus tard, lorsque la Cour eut quitté Fontainebleau et qu'il se fut retiré au château de Limours, afin, disait-il, de se reposer. Richelieu, dans cette lettre, suppliait Louis XIII de lui permettre de vivre dorénavant en personne prisée. Sa vie ne lui serait d'aucune considération toutes les fois qu'il s'agirait de l'employer pour le bien de la Couronne, mais il lui fâchait fort de se voir en danger continuel d'être assassiné à la Cour[3].

Feinte de courtisan supérieur se sentant maitre de la situation. La lettre avait été envoyée à la Reine mère, polir être remise au Roi. La réponse était venue telle que la prévoyait le cardinal : le Roi le jugeait toujours nécessaire et lui dormait une garde ordinaire pour la sûreté de sa personne.

Bien que le cardinal eût l'œil trop ouvert, — c'est lui-même qui nous le dit, — pour se laisser endormir, cette garde n'était pas inutile. Richelieu avait affaire à une faction dangereuse.

Si les étrangers et les protestants n'oubliaient pas que Richelieu les avait joués, les grands s'abandonnaient à la légèreté ordinaire des Français, — l'expression est du cardinal lui-même, — au désir du changement, au déplaisir de voir établir l'autorité royale, qu'ils ne pouvaient plus braver impunément. La cabale visait à pousser Monsieur vers une place frontière, d'où il aurait imposé au Roi ses conditions et celles des gens qui le faisaient agir. On l'incitait à refuser connue femme l'héritière des Bourbon-Montpensier, que lui proposait Richelieu ; on réservait Mlle de Montpensier pour le comte de Soissons, que la cabale s'attacherait solidement par une telle alliance. On mariait Monsieur à quelque princesse d'un royaume étranger, qui serait son appui et pli pourrait être son refuge : ou bien ou faisait briller à ses yeux une alliance plus glorieuse encore : Louis XIII, valétudinaire et sans enfants, ne tarderait, pas à mourir et son jeune frère hériterait à la fois du Royaume et de la Reine.

Ces propos se divulguaient parmi la Cour, la Ville et les pays étrangers. Le cocher du duc de Vendôme déclarait bonnement du haut de son siège : N'a-t-on pas bien rasé Louis le Fainéant ?[4] L'oreille attentive du cardinal ne laissait rien échapper : En telles matières, disait-il, tels bruits sont d'ordinaire avant-coureurs des vérités.

Il venait d'avoir un long entretien avec Louis XIII, lorsque le maréchal d'Ornano, chef de la cabale, avait été arrête sur l'ordre du Roi. Cet Ornano avait été, du temps de La Vieuville, enfermé au château de Caen : gouverneur de Monsieur, il prétendait faire entrer le prince au Conseil dès l'âge de-seize ans. Richelieu, devenu premier ministre, avait cru habile de rendre le gouverneur à son élève et de lui donner le bâton de maréchal de France. Il en était bien récompensé aujourd'hui. C'était pour sauver son gouverneur, arrêté à Fontainebleau le 4 mai, que Monsieur avait comploté le guet-apens du château de Fleury.

Chalais trempait dans la conspiration pour plaire à la femme dont il était amoureux, l'illustre Marie de Behan, duchesse de Chevreuse, que feu le connétable de Luynes avait épousée en 1617. La connétable avait convolé en 1622 avec Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, très bon bouline, de beaucoup d'esprit et de fort bonne compagnie, fort poli et fort magnifique et qui n'était pas né pour être guisard. M. de Chevreuse pensait toujours comme elle et l'admirait en tout[5]. La taille ravissante, le charmant visage, les grands yeux bleus, les fins et abondants cheveux d'un blond châtain, le beau sein, la délicatesse et la vivacité, la grâce et la passion de la nouvelle duchesse ont enchanté, au bout de deux siècles, l'imagination de Victor Cousin. La duchesse enrôlait, à la cour de Louis XIII, une légion d'adorateurs. Le cardinal lui-même n'était pas insensible à ses attraits, mais n'en faisait pas moins surveiller par des espions la dangereuse sirène. S'il ne savait pas encore que Chalais l'avait pour confidente lors du complot de Fleury, il n'ignorait pas que Mme de Chevreuse rendait Anne d'Autriche de plus en plus hostile au mariage de Gaston et de Mlle de Montpensier. Il suivait de loin, avec une égale attention, les efforts du duc de Vendôme pour se proclamer indépendant en son gouvernement de Bretagne et faire valoir les droits que sa femme tenait de la maison de Penthièvre.

De sept et trois ans plus âgés que Louis XIII, César, duc de Vendôme, et son frère Alexandre, chevalier de Malte, grand prieur de France, étaient fils de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées. Quand on disait en 1608 au Dauphin, né en 1601 : Monsieur, ils sont vos frères, le futur Louis XIII, qui les appelait féfé Vendôme et féfé chevalier, répondait : Ho ! c'est une autre race de chiens ! Ce qui ne l'empêchait pas de pleurer à chaudes larmes, si féfé chevalier devait rejoindre eu Bretagne féfé Vendôme. Parvenus à l'âge d'homme, les deux légitimés de France avaient donné plus d'une marque d'insoumission à leur cadet légitime. Le cardinal était résolut de les mettre hors d'état de nuire. La difficulté était d'attirer à la Cour le gouverneur de Bretagne, qui avait quitté le Roi en disant à ses intimes qu'il ne le reverrait plus qu'en peinture.

Par bonheur, le grand prieur, inquiet d'avoir joué un rôle dans le complot avorté de Fleury, vient rendre ses devoirs à Richelieu et le prie de lui obtenir l'amirauté de France, dont le duc de Montmorency va se démettre. Richelieu cajole le jeune homme, lui fait craindre que le Roi ne refuse une telle grâce au frère d'un prince qui écoute trop de gens malintentionnés et, comme le grand prieur offre d'aller chercher le duc de Vendôme en Bretagne et de l'amener pour qu'il se justifie, — à condition toutefois qu'il ne reçoive aucun déplaisir, — Richelieu répond : Le Roi veut aller se divertir à Blois. Partez pour la Bretagne et venez à Mois. Quant à l'assurance que vous demandez, c'est au Roi de la donner. Il ne vous la refusera pas. Il ne la refuse pas en effet, mais il se sert de ternies singulièrement équivoques : M. de Vendôme peut venir à Blois, déclare-t-il. Je vous donne ma parole qu'on ne lui fera pas plus de mal qu'à vous. Pour Louis XIII, Blois avec son château délicieux, ses terrasses et ses jardins, sa rivière de Loire qui s'attarde au pied de la colline et donne tant de charme au paysage, n'est pas un lieu de divertissement, mais une simple étape. Le Roi va à Nantes et c'est là qu'il entend affermir son autorité.

Quelque temps auparavant, Richelieu, prétextant sa santé toujours languissante, était allé se reposer à Chaillot (sur l'emplacement actuel du Trocadéro) dans le somptueux logis du beau-père de Chalais, M. de Castille, intendant des finances. Le gendre du maître de la maison l'y instruisait fort commodément des desseins du duc d'Anjou et lui promettait de le servir.

Les Vendôme cependant arrivaient Blois. Le 11 juin 1626, tandis que Louis XIII se promenait dans les jardins du château, ils se présentèrent devant lui : Sire, commença humblement le duc, je suis venu au premier commandement de Votre Majesté, pour lui obéir et l'assurer que je n'aurai jamais autre dessein ni volonté que de lui rendre très humble service. Qui douterait des bonnes intentions de Louis XIII ? Le Roi vient de se découvrir, il met la main sur l'épaule du duc de Vendôme, il répond du ton le plus aimable : Mon frère, j'étais en impatience de vous voir. Voulez-vous, lui demanda-t-il pendant le souper, venir demain chasser avec moi du côté d'Amboise ? Le duc s'excuse sur la fatigue que lui a ra usée son long voyage en poste, et le Roi répond avec courtoisie : Je vois bien que vous voulez voir vos amis. Je vous laisserai faire vos visites.

Il tint parole, mais, le surlendemain, vers la fin de la nuit. les Vendôme, logés au château dans la même chambre, furent réveillés en-sursaut et se trouvèrent soudain devant des pointes de hallebardes. MM. du Hallier et de Manny, capitaines des gardes, à la tête de seize gardes du corps, s'approchaient l'un du due de Vendôme, l'autre du grand prieur et faisaient connaître les ordres du Roi. Les deux frères ne disaient mot. Le due, les yeux fixés sur le grand prieur, rompit le silence : Hé bien, mon frète, ne vous avais-je pas bien dit en Bretagne qu'on nous arrêterait ?Je voudrais être mort et que vous y fussiez, répondit le grand prieur. — Je vous avais bien dit, reprit l'autre, que le château de Blois était un lieu fatal pour les princes.

Quelques instants plus tard, ait bas de l'escalier qui aboutissait à leur chambre, Mauny les faisait monter dans un carrosse du Roi qui les conduisit à la Loire. Les premières lueurs de l'aube éclairèrent bientôt sur le fleuve le bateau qui les emportait vers le château d'Amboise. On apercevait derrière ce bateau d'autres embarcations pleines de soldats des gardes française et suisse et, sur les deux rives, l'escorte de gendarme, de la garde, les chevau-légers et les mousquetaires.

Richelieu à ce moment n'était pas avec Louis XIII. Ne sachant sil pouvait compter sur la fermeté du Roi, mais certain de pouvoir compter sur la colère des grands, il était resté au château de Limours, et n'aie il avait écrit mie nouvelle lettre à Louis XIII pour le supplier de le décharger du fardeau des affaires. Le 9 juin, le Roi l'avait prié de conserver le pouvoir : Tout, grâces à Dieu, a bien succédé depuis que vous y êtes, avait-il répondu. J'ai toute confiance en vous et il est vrai que je n'ai jamais trouvé personne qui me servit à mon gré comme vous. Assurez-vous que ne changerai jamais et que, quiconque vous attaquera, vous m'aurez pour second.

Le 13, il lui annonçait l'arrestation des Vendôme et le priait de se rendre à Blois, si sa santé le lui permettait.

Le cardinal arrive. Ses espions ne tardent pas à lui apprendre Glue Chalais a été vu la nuit dans les galeries du château de Blois, allant en robe de chambre s'enfermer chez Monsieur. Chalais est demeuré de longues heures avec le prince. C'est que Chalais est furieux des mesures prises contre le grand prieur, son ami. Il excite maintenant le faible Castor à la révolte. Le cardinal songe à faire arrêter Chalais lui aussi. Plusieurs voix lui conseillent la rigueur el notamment celle d'une de ses futures victimes, l'imprudent Bassompierre, qui lui reproche de n'être pas dangereux ennemi. Richelieu n'a pas besoin de se faire violence pour se rendre à de tels avis. Nul plus que lui n'approuverait la forte maxime qui fut celle de Napoléon : Quand on dit d'un roi que c'est un bon homme, c'est un règne manqué.

Le cardinal cependant n'use pas de brutalité. Une de ses maximes favorites est qu'il faut négocier toujours. Il négocie donc avec ce Chalais qui le trahit. Des ambassadeurs officieux rappellent à Chalais sa promesse de bien servir, l'avertissent de n'estimer plus avoir de sûreté à la Cour sur la parole du cardinal. On lui montre le mécontentement du Roi, l'abîme où il se précipite. Mais il est trop engagé ; sa passion pour la duchesse de Chevreuse ne lui permet pas de revenir en arrière : déjà le duc d'Épernon et son fils, le duc de La Valette, ont été priés ; par lui de recevoir Monsieur dans leurs gouvernements de Guyenne et de Metz.

Mais recevoir Monsieur en Guyenne ou en Lorraine, c'est retarder sinon briser le mariage qui doit se célébrer à Nantes. Proches parents de Mue de Montpensier, Épernon et La Valette ne veulent pas contrecarrer un mariage qui les flatte. Monsieur ne peut donc disposer de Metz, cette porte de derrière[6] sur laquelle il comptait. Monsieur avait écrit à Épernon. Épernon envoie au Roi la lettre de Monsieur. Cela ne suffit pas pour décider l'arrestation de Chalais. Mais, suspect, il suffira du moindre incident pour le perdre. A Saumur, pendant le voyage de Nantes, une querelle s'élève au sujet d'une dame, entre Henri de Nogaret, duc de Caudale, et Roger de Gramont, comte de Louvigny. Chalais, ami commun des deus rivaux, donne tort à Louvigny et le conjure de ne pas se battre. Louvigny ne le lui pardonne pas. A Ancenis, il se venge. Il n'ignorait pas le fond de l'intrigue de Metz : il révèle ce qu'il sait au Roi en personne et, pendant qu'il y est, il ajoute de son cru que Chalais a résolu d'assassiner le Roi, que Gaston et ses amis seront dans l'antichambre royale pour assister l'assassin.

Le 8 juillet 1626, au château de Nantes, où la Cour était arrivée le 3, où Mlle de Montpensier allait rejoindre la Cour, — le Roi, sa mère et son ministre n'avant pas renoncé à la marier avec le duc d'Anjou, — M. de Tresmes arrête le maitre de la garde-robe encore au lit. Atterré, Chalais ne prononce pas une parole. Dire que tout était réglé, même l'heure du départ de Gaston pour Paris ! Et maintenant... Un exempt entre dans sa chambre, chargé, dit-il, de veiller sur le prisonnier : Je crains plus une longue prison que la mort, n'était l'ignominie, réplique Chalais. Le 1er août, on le faisait descendre au fond d'une des tours du château.

Chalais se sent perdu. Or, à cette heure même, Monsieur vogue joyeusement sur la Loire, au milieu de ses confidents. Embarqué à Saint-Nazaire avec la permission du cardinal, il se dirige, à la tête d'une flottille qui porte sa suite, vers la Roche percée, cette île de deux cents toises de circuit sous laquelle, au bout de l'immense estuaire, les flots s'engouffrent dans le couloir de pierre qu'ils se sont creusé au cours des siècles. Sur des vols de mouettes se posent, tourbillonnent dans un grand bruit d'ailes et de cris, s'abattent de nouveau. Il a tant d'oiseaux, constate un favori du prince, qu'il est impossible d'asseoir le pied sans marcher sur des œufs ou sur des petits. Gaston débarque, tire des mouettes, remonte sur son navire. Bien ne trouble son insouciance. Il ne songe qu'a la collation qu'on lui prépare dans une ile voisine.

Ce Gaston si heureux de vivre, ce n'est plus un conspirateur, c'est un fiancé : il a promis d'épouser dans quelques jours Mlle de Montpensier. Il est allé trouver le cardinal, d'abord au château de la Haye, près de Nantes, puis à l'évêché. Il a écouté les offres qui lui sont faites d'un bel apanage et autres largesses. En échange, Gaston a tout raconté du complot ourdi autour de lui. Les 11 et 12 juillet, devant le Roi, la Reine mère et le cardinal, il ne craignait pas de trahir ses amis. On conserve aux Archives du ministère des Affaires étrangères les procès-verbaux des diverses choses que Monsieur a avouées au Roi. Tristes documents[7], au bas desquels se lisent les trois signatures Louis, — Marie, — Armand, cardinal de Richelieu. Gaston y passe en revue ses complices ; il est loin de ménager Chalais : c'est par Chalais qu'il a su qu'on voulait l'arrêter à Paris : c'est Chalais qui lui a conseillé de fuir ; Chalais connaissait le projet de soulever Paris contre le Roi ; Chalais n'a rien ignoré. Monsieur entend bien que ses redoutables confidences ne causeront. pas la mort de son ami, car il est bon, mais sa charité commence par soi-même. Il a dit à la Reine sa mère qu'à quelque prix que cc fût, il fallait sauver Chalais et qu'il fallait en parler au Roi et que de Paris on lui avait mandé que, s'il laissait perdre Chalais et qu'il en fût fait justice, il ne trouverait plus personne qui le voulût plus servir.

Sa conscience ainsi mise en paix, il est retourné à ses plaisirs, à ce voyage, qui est, en vérité, le plus divertissant du monde. Son Altesse s'amuse de tout. Le moyen de ne pas s'amuser ? Voici un gentilhomme trop passionné pour la chasse aux mouettes, oublié dans File après la collation, qui, debout sur un rocher, fait des signaux à la flottille cinglant vers les côtes et qu'il faut aller chercher à grand'peine ; voici le lancement d'un vaisseau de deux cent cinquante tonnes au Pouliguen ; et l'entrée burlesque dans la petite ville du Croisic : le prince sur un cheval sans bride, avec sa suite sur des ânes et des mulets sans selle, paradant au fracas des salves qui éclatent dans le port. Ni les confitures, ni les vins d'Espagne ne manquent au logis du prince, meublé à la mode du pays, orné de buffets bretons que chargent des profusions de chandeliers en cuivre et qui ébahissent tous ces gens de cour.

Monsieur, qui n'avait pas cessé de rire pendant tout le voyage, était d'excellente humeur lorsque le veut et la marée l'eurent ramené à Nantes avec sa flottille de trente voiles. Il arriva (le dimanche 2 août) assez tard, nous confie Bois d'Ennemetz, son favori, mais il ne laissa pas de rendre des compliments au Roi, aux Reines et à Mademoiselle sa maîtresse ; après avoir ri avec elle des accidents qui lui étaient arrivés, il se retira très content.

Continent ne le serait-il pas ? Voici, — comble de la fortune, — son chancelier, le président Le Coigneux, seigneur de Lierville et de Bachaumont, qui vient lui annoncer que le Roi lui donne les duchés d'Orléans, de Chartres et comté de Blois jusqu'à concurrence de cent mille livres de rente et qu'il y ajoute une pension de cinq cent soixante mille livres pour l'entretènement de sa maison. Sans compter les biens de sa fiancée — les principautés de Dombes et de La Roche-sur-Yon, les duchés de Saint-Fargeau et de Châtellerault, environ quatre cent mille livres de rente —, il va jouir d'un revenu de six cent soixante mille livres, — trois millions trois cent mille francs de notre monnaie d'avant-guerre, seize millions de notre monnaie d'aujourd'hui.

De Chalais et du maréchal d'Ornano, en faveur de qui le président Le Coigneux avait charge de négocier, peu ou point de discours. Bois d'Ennemetz fit remarquer, il est vrai, qu'il n'y avait point de raison que le mariage de Monsieur fût sanglant. La tête légère du jeune prince se flattait de l'espérance qu'il ne le serait pas.

En acceptant le mariage doré que Richelieu avait tant à cœur, sans avoir rien convenu pour le salut de Chalais et du maréchal d'Ornano, Monsieur est en train de perdre le seul moyen qui lui restât d'agir sur le cardinal. Selon l'expression énergique de Michelet, Richelieu l'étouffe dans l'or. Mandé au Conseil par Louis XIII, qui lui donne officiellement son apanage, Monsieur remercie son frère, proteste avoir un extrême déplaisir de toutes les pensées qu'il a eues, jure qu'il ne se séparera jamais du service du Roi, auquel il reconnaît être extraordinairement obligé. — Parlez-vous sans les équivoques dont vous avez plusieurs fois usé ? lui demande crûment Louis XIII. — Oui, répond le nouveau duc d'Orléans, et il fait un serinent solennel.

Le soir de ce jour, 5 août 1616, il fut marié avec Mlle de Montpensier, dans la chapelle de l'Oratoire de Nantes, par le cardinal, qui le lendemain dit la messe au couvent des Minimes, en présence des deux conjoints, du Roi, des Reines et de toute la Cour. La présence de tant de majestés ne parvint pas à égayer la cérémonie : Il ne fut jamais vu de mariage si triste, raconte Bois d'Ennemetz. Madame était vêtue d'une robe de satin blanc, parée de ses perles et de celles des Reines. On n'entendit ni violons ni musique de tout ce jour-là Monsieur n'avait pas un habit neuf. Les majestés assistèrent au coucher des mariés. Le Roi donna la chemise à Son Altesse et le conduisit dans la chambre de Madame, que les Reines avaient couchée. Lorsque chacun se fut retiré, le silence de la nuit fut troublé soudain par des jappements et Gaston eut ce spectacle inattendu : sa belle-mère, la duchesse de Guise, pénétrant brusquement dans la chambre nuptiale et poursuivant de meuble en meuble un chien, le sien peut-être, qu'on y avait enfermé par mégarde.

Quelles furent les impressions de Chalais, lorsqu'il apprit deux-jours plus tard, — Richelieu avait commandé qu'on lui en dit la nouvelle, — le mariage de l'écervelé qu'il avait tour à tour espionné et servi ? Au temps si proche encore de sa fortune, il avait entendu répéter à Mme de Chevreuse que c'était une honte que, le Roi étant idiot et incapable de gouverner, ce faquin de cardinal gouvernât. Cette fois, Chalais rendit hommage au génie de Richelieu : Voilà, s'écria-t-il, une action de haut biseau d'avoir non seulement rompu et dissipé une grande faction, mais anéanti l'espérance de la rallier ni de la raccommoder jamais. Il n'appartenait qu'au Roi et à Mgr le Cardinal de faire ce Coup d'État. Il est bien employé qu'ils aient pris Monseigneur (le duc d'Orléans) entre bond et volée. Ô grand Roi, et trois fois heureux de se servir d'un si grand ministre ! Ô grand ministre digne d'un très grand Roi !

Sachant que ses paroles, soigneusement notées, seront mises sous les yeux du cardinal, qui tient sa vie entre ses mains. Chalais ne modère pas son enthousiasme. Il a, dès les premiers jours de sa détention, reçu la visite de Richelieu ; il n'a pas oublié les promesses du redoutable visiteur : Vous aurez votre grâce, je vous réponds de votre vie sur la mienne. Dès que je me serai tiré de l'affaire que mes ennemis ont tramée contre moi, je ferai en sorte que le Roi vous comble de biens et d'honneurs au delà de ce que vous pouvez espérer[8].

Si Richelieu a vraiment tenu ce discours perfide. un comprend saisis peine la fureur d'avouer qui s'empare de Chalais. Il charge ses complices ; il assure que, même après l'attentat manqué de Fleury, même à Mois, la faction parlait à mots couverte d'assassiner le cardinal. Et, non content de se condamner par sa bouche, remarque Richelieu, il se condamne par sa propre main : il écrit au Roi, il le supplie de lui pardonner, de se souvenir qu'il n'a été de la faction que treize jours. Il écrit à la Reine mère, il écrit surtout à Mme de Chevreuse : Si ces beaux yeux que j'adore, soupire-t-il, regardent cette lettre, j'augure bien de ma fortune et, s'il advient le contraire, je ne souhaite' plus ma liberté, puisque j'y trouverais mon supplice[9]. Mme de Chevreuse lit avec épouvante ces hymnes d'amour qui la compromettent.

Richelieu les lit aussi. Il sait que Mme de Chevreuse se contente de répondre oralement au serviteur de Chalais qui les lui porte. Il sait ou il devine l'exaspération du prisonnier. Il l'attise. Une jalousie cruelle dévore Chalais, lorsque le cardinal lui montre les beaux yeux qu'il adore se tournant vers d'autres adorateurs : Depuis que vous me fîtes l'honneur de me dire qu'elle avait médit de moi, je n'ai plus eu autre intérêt, mande-t-il à Richelieu, que de me conserver aux bonnes grâces du Roi. Tombé dans le piège de police, il ne cesse pas d'accuser sa maîtresse. Il offre de l'espionner. Son but suprême est désormais l'arrestation, la condamnation de la femme qu'il croit infidèle. L'ingrate Mme de Chevreuse va trouver le cardinal, insiste auprès de lui ; mais Richelieu l'arrête d'un mot de ses lèvres minces et lui tend la dénonciation de Chalais. Voilà notre suppliante changée en furie.

Une voix plus émouvante intercédait auprès du Roi. Sire, ayez pitié et miséricorde de mon pauvre et misérable enfant, criait vingt-quatre ans plus tôt à Henri IV la mère du maréchal de Biron. Aujourd'hui c'est une autre mère en détresse, une Montesquiou, Jeanne-Françoise de Lasserais-Massencome, princesse de Chalais, qui implore la clémence de Louis XIII en faveur de son fils coupable : Ayez pitié de lui, Sire. Son ingratitude passée rendra votre miséricorde plus recommandable. Je le vous donnai à huit ans ; il est filleul du feu Roi votre père, petit-fils du maréchal de Montluc et du président. Jeannin par alliance. Les siens vous servent tous les jours, qui, n'osant se jeter à vos pieds de peur de vous déplaire, ne laissent pas de demander avec toute humilité et révérence, la larme à l'œil, avec moi, la vie de ce malheureux. Comme jadis celles de Mme de Biron, ces larmes sont inutiles. Ce n'est point par hasard que le cardinal a soustrait son prisonnier à la juridiction ordinaire. Le Roi a nommé une chambre de justice, un de ces tribunaux d'exception qu'affectionna toujours Richelieu. Parmi les juges, siègent le garde des Sceaux, Michel de Marillac, dont le frère sera si cruellement jugé quelques années plus tard, et François Fouquet, père de l'infortuné surintendant. Coïncidences qui font une illustration tragique au vers :

Delicta majorum, immeritus lues,

où le poète latin[10] se rencontre avec le roi David[11] : Quæ non rapui, tunc exsolvebam. Ce que je n'ai pas dérobé, il faut que je le rende.

Chalais ne pouvait échapper au supplice : comment envoyer à l'échafaud les grands coupables, la descendance de Henri IV, le duc d'Orléans et les deux Vendôme ? Le cardinal, si l'on eu croit ses Mémoires, eut montré quelque indulgence : Ayant pour maxime que les hommes, en tant que créatures, sont sujets à faillir et que leur malignité bien souvent n'est pas si opiniâtre qu'elle ne puisse être corrigée, il conseilla au Roi de n'étendre pas généralement la punition sur tous les coupables et d'essayer de les rectifier et ramener au droit chemin par bienfaits.

Il ne restait plus, en dehors de Chalais, que le maréchal d'Ornano. Mais celui-ci mourut au Bois de Vincennes, le 2 septembre, d'une crise d'urémie, mort à propos de laquelle Richelieu a bien soin de noter : Le Roi fut marri que la justice de Dieu eût prévenu la sienne.

Chalais, criminel puisqu'il avait connu les intelligences de Monsieur avec la Savoie et l'Angleterre et les divers projets d'assassiner le cardinal, restait la victime désignée : on cria haro sur Chalais. Le 18 août, les juges le déclarèrent atteint et convaincu du crime de lèse-majesté, pour réparation duquel ils le condamnèrent à avoir la tête tranchée en la place du Boutray, à Nantes, sa tête mise au bout d'une pique sur la porte de Sauvetout, son corps mis en quatre quartiers, chaque quartier attaché à des potences aux quatre principales avenues de la ville et, auparavant l'exécution, mis à la torture, tous ses biens confisqués, sa postérité déchue de noblesse.

La chambre de justice savait obéir au cardinal. En somme, pour Richelieu, la mort de Chalais était moins un acte de vengeance qu'une mesure de sûreté. Il se souvient du maréchal d'Ancre assassine, il y a dix ans à peine, dépouillé de son épée, de sa bague de diamant, de son écharpe, de son manteau de velours noir et déposé plein de sang et de bouc dans le corps de garde du Louvre. D'ailleurs Chalais n'en était point à son premier complot : Ceux qui ont remis un forfait autrefois, songe le cardinal, l'ont remis à ceux de qui ils n'avaient aucune occasion de douter semblable conspiration ; mais de pardonner à ceux qui retiennent la même volonté et même moyeu pour faire mal, c'est plutôt témérité que douceur. On croit entendre Corneille célébrant les Triomphes de Louis le Juste :

Qui pardonne aisément invite à l'offenser,

Et le trop de bonté jette une amorce au crime.

Plusieurs des Maximes d'État de Richelieu portent l'empreinte de sa préoccupation constante : empêcher Louis XIII de faiblir. Écrites pendant le procès, elles sont développées au cours des entretiens du cardinal et du Roi : Si le roi François Ier, dit Richelieu à Louis XIII, eût arrêté M. de Bourbon, quand il passa à Moulins, sur l'avis qu'il eut qu'il traitait avec l'empereur Charles-Quint, il n'eût pas été pris à la bataille de Pavie et la France n'eût pas souffert la plus insigne perle qu'elle ait jamais reçue.

C'est aujourd'hui, Sire, qu'on peut dire avec vérité que le ciel et la terre se trouvent en même temps remplis des plus hautes merveilles que l'esprit humain puisse imaginer... En cette fête de l'Assomption, 15 août 1626, dans l'église Saint-Pierre, à Nantes, le cardinal est à l'autel. Il va donner la communion au Roi et à la famille royale ; il harangue Louis XIII. Si le léger Gaston écoutait d'une oreille distraite le sermon de son ennemi, il dut retrouver toute son attention, lorsque tombèrent des lèvres de Richelieu ces paroles menaçantes : Au même temps que Dieu s'unit dans le ciel celle qui est, comme j'ai déjà dit, sa mère et sa fille tout ensemble, au même temps vous unit-il en terre et votre mère et celui que vous tenez et traitez comme votre fils ; fils qui vous doit aimer, respecter et craindre toute sa vie, non seulement connue son vrai Roi, mais connue sou vrai père et qui ne peut faire autrement sans avoir lieu d'appréhender une seconde descente du grand Dieu sur sa personne, non en manne comme celle d'aujourd'hui, mais en feu et en tonnerre[12].

Nul doute que Monsieur n'ait trouvé plus ingénieuse qu'agréable cette façon de passer de l'Assomption de la Sainte Vierge à la conspiration de Chalais. Chapitré au Conseil, chapitré a l'église, Louis III se sentait le juste vengeur de ses sujets, qui avaient failli être opprimés par des factieux. Il voulut cependant concilier sa justice et sa bonté : le 19 août, il lit dire à Chalais qu'il lut remettait toutes les peines, hormis la mort.

La porte de Sauvetout, que, sans la clémence de Louis XIII, les juges eussent décorée d'un trophée si hideux, était flanquée de deux tours. On l'avait choisie parce que l'une de ces tours était le logis du bourreau. Or, en cette journée du 19 août 1626, le bourreau n'était pas chez lui : il n'était pas non plus sur le lieu de l'exécution, place du Bouffay. Cet homme indispensable avait disparu, gagné à prix d'argent par Monsieur. Le bruit se répandit d'abord dans la ville que cette disparition était l'œuvre du cardinal, qui voulait donner au condamné le temps d'obtenir sa grâce. Mais, à la fin du jour, il y avait sur l'échafaud de la place du Bouffay un exécuteur et son aide. C'étaient deux prisonniers promis au gibet ; ou leur avait offert la vie, s'ils consentaient à s'improviser bourreaux : ils avaient accepté.

Deux compagnies des gardes du corps vinrent occuper la petite place où s'élevaient alors les tours massives d'un château féodal, le Bouffay, bâti au Xe siècle et, depuis la fin du XVe, converti en palais de justice et en prison. Vers les six heures du soir, deux cordons de soldats se placèrent entre la porte de la prison et l'échafaud.

La porte s'ouvre ; Chalais marche au milieu des soldats, exhorté par un Minime, le Père du Rosier, son confesseur. Il baise de temps en temps la croix de son chapelet. Il montre une résolution admirée des spectateurs qui se pressent sur la place ou s'encadrent dans les fenêtres des maisons. Il sait que, là-bas, au couvent des Cordeliers, ma mère attend en prières l'arrivée du carrosse qu'on aperçoit au pied de l'échafaud et qui transportera tout à l'heure son cadavre décapité : Dites-lui, a-t-elle répondu à l'archer qu'il lui a envoyé, que je suis très contente de l'assurance qu'il me donne de mourir en Dieu ; que c'est la seule chose qui me peut donner de la consolation et que, si je ne craignais que ma vue ne l'attendrit trop et ne lui ôtât quelque chose de la générosité qu'il témoigne, je l'irais trouver et ne l'abandonnerais point, que sa tête ne fût séparée de son corps, mais que, ne pouvant l'assister, je m'en vais prier Dieu pour lui.

Le voici sur l'échafaud. L'exécuteur lui bande les yeux : Ne fais point languir, dit Chalais. Il est à genoux, les mains liées. L'épée, une épée de Suisse, s'abat sur son col nu. Chalais s'écroule, blessé seulement. L'exécuteur, un cordonnier toulousain, frappe trois autres coups timides. La tête n'est pas détachée du tronc, mais le patient ne parait plus qu'un cadavre. Le confesseur donne des conseils au cordonnier, lui montre qu'il faut relever la tête, l'appuyer sur le billot avant de frapper ; il la relève lui-même... Les yeux sont ouverts : Si vous avez encore quelque connaissance, dit le prêtre, témoignez-nous que vous pensez à Dieu[13]. — Jesus, Maria, murmurent les lèvres qui s'entrouvrent... L'exécuteur improvisé a jeté son épée mal affilée. Armé d'une doloire de tonnelier, il frappe éperdument cette tête sanglante, d'où s'échappent des invocations et des soupirs et qui ne tombe qu'au vingt-neuvième coup.

L'horrible justice est faite. Ah ! qu'il était loin ce temps où Hugues Capet, demandant à l'ancêtre de Chalais : Qui t'a fait comte ? celui-ci répondait : Qui t'a fait roi ?

Cette boucherie ne laissa au cardinal nul remords. Le 8 septembre 1626, trois semaines après l'exécution de Chalais, revenant de Rennes et faisant étape à Connerré, entre le Mans et Nogent-le-Rotrou, escorté de trente gentilshommes prêtés par le Roi et de vingt autres par l'évêque du Mans, il écrivait à Bouthillier[14], secrétaire des commandements de la Reine mère : Je vous avoue que c'est une factieuse chose d'être contraint de se faire garder, étant certain que, dès l'heure qu'on est réduit à ce point, on peut dire adieu à sa liberté. Cependant, s'il fallait encore refaire les choses que j'ai faites, je les referais de très bon cœur et plus ils chercheront ma vie, plus chercherai-je à servir le Roi. Les réflexions de M. le Cardinal ne sont pas gaies : l'idée de l'assassinat le hante. C'est qu'en traversant le pays du Maine, il a respiré un air bien malsain : le promoteur de M. du Mans assurait avoir entendu de ses propres oreilles les amis de Monsieur se vanter que, quand ce prince le voudrait, il viendrait enlever le ministre à la tête de deux cents chevaux. Un écuyer de M. le Comte (de Soissons), logé à l'abbaye de la Couture, affirmait que c'était le cardinal seul que visaient toutes les haines.

Certain mémoire que Richelieu rédigea vers la fin de ce mois de septembre 1626, au moment où Louis XIII lui donna une garde de cinquante mousquetaires, fait une sorte de rencontre avec le monologue mis par Corneille, en 1639, dans la bouche de l'empereur Auguste :

Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile ;

Une tête coupée en fait renaitre mille,

Et le sang répandu de mille conjurés

Rend mes jours plus maudits et non plus assurés.

Si les principaux auteurs de cette conspiration étaient perdus, écrivait le cardinal, il semble que ce dessein pourrait n'avoir pas lieu, mais il est impossible de les extirper tous, y en ayant de qualité, au châtiment desquels on ne peut pas penser. Les parents de ceux que l'on châtie demeurent sur pied pour les animer ; les femmes ne perdent point leur mécontentement et leur rage. MM. de Vendôme sont toujours prisonniers : s'ils en sortent, ils feront le diable : s'ils sont punis, leurs enfants s'en voudront ressentir. Et Richelieu n'oubliait ni l'irritation de la Reine, qui s'était montrée pleine de désirs de vengeance depuis Nantes, ni sa réponse indignée quand le Roi l'avait accusée devant lui d'avoir voulu épouser Monsieur : J'aurais trop peu gagné au change. Il connaissait les fureurs de la duchesse de Chevreuse, cette Émilie qui avait juré qu'elle s'abandonnerait plutôt à un soldat qu'elle ne trouvât quelqu'un qui lui fit raison de son éloignement. Or, Mme de Chevreuse et toute la faction étaient en étroite intelligence avec l'Angleterre et la Savoie, où l'assassinat était un moyen ordinaire. Richelieu rappelait à son esprit les meurtres récents de la cour d'Angleterre, le duc de Lennox[15], le comte de Rare (Arrau) et Hamilton[16] emprisonnés et le médecin dudit Hamilton assassiné, outre vingt autres histoires semblables. On ne spécifie point les exemples de Savoie, ajoutait-il, pour être trop connus.

 

L'ambassade de Bassompierre à Londres.

Cette inquiétude du cardinal nous ramène à Londres et aux suites du mariage d'Angleterre. Richelieu n'a que mépris pour la personne et les talents de sou partenaire anglais Lorsqu'il parle du duc de Buckingham, on croit entendre, un siècle d'avance, le duc de Saint-Simon parlant de Dubois : C'était, dit le cardinal, un homme de peu de noblesse de race, mais de moindre noblesse encore d'esprit, sans vertu et sans élude, mal né et plus mal nourri. Son père avait eu l'esprit égaré, son frère était si fol qu'il fallait le lier. Quant à lui, il était entre le bon sens et la folie, plein d'extravagances, furieux et sans bornes en ses passions. Mais c'est précisément à cause de sa folie que le cardinal le redoute : La raison, remarque-t-il, y perd son escrime.

Rappelons que trois semaines avant la condamnation de Chalais, Richelieu écrivait à Louis XIII : Si Dieu me fait la grâce de vivre six mois, comme je l'espère, et davantage, je mourrai content, voyant l'orgueil de l'Espagne abattu, vos alliés maintenus, les huguenots domptés, toutes factions dissipées, la paix établie dans ce Royaume, une union très étroite dans votre maison royale et votre nom glorieux par tout le monde[17]. Or, ces grands desseins, voilà que les intrigues de Chalais et de Mule de Chevreuse, la folie de Buckingham empêchent le cardinal de les réaliser connue il s'en était flatté. Quel coup au début d'un ministère qui s'était bercé de tels espoirs !

Richelieu jette la sonde, d'abord, du côté de l'Angleterre ; en octobre 1626, il expédie le maréchal de Bassompierre à Londres, pour protester contre le renvoi de la maison de la Reine, se plaindre de plusieurs saisies de navires français opérées par des corsaires britanniques et réclamer un rapprochement honorable du roi d'Angleterre avec la princesse française qu'il a épousée.

Le plus beau cavalier de la cour de France fut d'abord assez médiocrement reçu par Charles Ier et Buckingham. Il ramenait dans sa suite le Père de Sancy, que Marie de Médicis et Louis XIII avaient jugé de leur honneur de renvoyer en Angleterre ; mais, comme Charles Ier pensait qu'il était du sien de le renvoyer en France, Bassompierre dut déclarer que, le Père étant son confesseur à lui, Sa Majesté Britannique n'avait que faire de s'occuper de son train. A l'audience publique, où il ne fut point question d'affaires, succéda bientôt, dans le château de Hampton-Court, l'audience privée, où Charles dut subir le long défilé des réclamations de l'ambassadeur. La mauvaise humeur du Roi peu à peu se trahit et tout à coup sa colère éclate : Bassompierre est venu lui déclarer la guerre, qu'il s'acquitte de sa mission ! Sire, répond l'ambassadeur, je n'ai pas l'office de héraut pour vous annoncer la guerre, mais bien celui de maréchal de France pour la faire quand le Roi mon maitre l'aurait résolue ; jusqu'à présent il fait avec vous comme un frère. Alors, dans la galerie où se prolongeait cette discussion, entre les têtes à la Van Dyck, s'interposa le vol à dentelles de Buckingham : Je viens faire le holà entre vous deux, s'écria le favori. Bassompierre n'avait pas besoin de cet effronté holà. Il était assez diplomatique pour céder un peu, afin d'obtenir beaucoup.

Le samedi 24 octobre, à Somerset House, l'ambassadeur, ayant assisté chez la Reine à une querelle du ménage royal, suivait le Roi dans sa chambre et patiemment écoutait ses doléances de mari. Le dimanche 25, il conduisait Buckingham chez la Reine, le raccommodait non sans difficulté avec Henriette, raccommodait aussi le Roi : le jeudi 12 novembre, il se brouillait, à son tour, avec la princesse, parce qu'elle s'était de nouveau brouillée avec son époux : Je lui dis, a-t-il raconté, que je prendrais le lendemain congé du Roi et dirais au Roi (son frère) et à la Reine sa mère qu'il tenait à elle (que tout venait d'elle). La brouille ne dura guère. Dès le samedi, elle avait cessé. Henriette pouvait savoir gré à Bassompierre : il lui avait obtenu une nouvelle maison française, moins nombreuse, il est vrai, que la précédente, mais fort honorable cependant : douze piètres Ou capucins, v compris le confesseur, un grand chambellan, un secrétaire, un écuyer, deux dames du lit, trois femmes de chambre, une empeseuse, un gentilhomme huissier de la chambre privée, un valet de garde-robe, un gentilhomme servant, tin joueur de luth, dix musiciens, un chirurgien, un écuyer de cuisine, un apothicaire, un potager, un pâtissier, un boulanger, un panetier, un écuyer du gobelet, — quarante-trois Français qui devaient entourer d'une petite France la fille de Henri IV exilée sur le trône d'Angleterre. Mais des années devaient s'écouler avant qu'on lui constituât autrement que sur le papier la maison que lui avait accordée son époux.

Cette ambassade, où Bassompierre n'avait remporté qu'un demi-succès, finit au milieu des fêtes. Le 15 novembre, Charles sortit de Whitehall avec Bassompierre, le fit monter dans sa barge et, par la Tamise, le mena souper chez Buckingham à York House. Bassompierre, assis à la table des majestés britanniques, dans la somptueuse maison de campagne du favori, admira le plus superbe festin qu'il eût jamais vu, les services apportés en cadence par des danseurs et des danseuses, les tables changées comme par enchantement, le Roi servi par le duc, la Reine par le comte de Carlton[18], lui-même par le comte de Volland. Après cette magnificence, il admira, sur un théâtre élevé dans la salle voisine, le ballet politico-mythologique imaginé par son hôte. C'était tune sorte de Rubens vivant. Attention délicate du ministre de Charles pour l'ambassadeur de Louis, ou voyait Marie de Médicis à la cour de Neptune, sur les flots qui séparent. la France de l'Angleterre. Entourée de ses trois filles et de ses trois gendres. le roi d'Espagne, le roi de Crawle-Bretagne et le prince de Piémont, la veuve de Henri IV félicitait Frédéric et Élisabeth l'avoir recouvré le Palatinat.

Il en coûtait à l'État, dont le trésor s'épuisait, six-mille livres, à Buckingham l'ennui d'être déchiré lacs les bas quartiers de Londres par des poètes de taverne, vilipendé dans tut pamphlet intitulé le Diable et le Duc : Qui gouverne l'État ? Le Roi. Qui gouverne le Roi ? Le Duc. Qui gouverne le Duc ? Le Diable. Mais Buckingham se soucie fort peu glu puritain exaspéré qui a trouvé ces formules lapidaires. Ce qu'il veut, c'est gagner les bonnes grâces de Bassompierre, être reçu à la cour de France en qualité d'ambassadeur extraordinaire, revoir la Reine à qui il a osé déclarer son amour. Il a oublié la lettre que, de Paris, lord Volland lui écrivait vers le début de l'année, pages illustrées de figures mystérieuses où une fleur de lys représente le Roi, un cœur la Reine, une ancre le duc de Buckingham, grand amiral d'Angleterre : J'ai été ici l'espion le plus attentif à observer les intentions et les sentiments en ce qui vous touche, lui avait mandé l'amant de la duchesse de Chevreuse. Je trouve beaucoup à craindre, pour vous, et point de certitude d'un accueil sincère et sûr. Le Roi persiste dans ses soupçons, en parle très souvent et se laisse dire par les vilains que la Reine des tendresses infinies, vous imaginez vers qui. C'est, dit-on, un propos courant parmi les jeunes et étourdis bravaches de la Cour, qu'en présence de tous les bruits répandus, celui-là ne serait pas un bon Français qui souffrirait que Buckingham retint en France.

Rien ne peut fléchir la volonté du ministre. Ce qu'il veut surtout, c'est avoir un prétexte pour se trouver hors d'Angleterre pendant la session du Parlement, qui s'annonce orageuse. Justement la question des navires saisis par l'Angleterre n'a pu être réglée ; elle se complique d'une affaire de représailles : toute une flotte anglaise chargée de vins que Richelieu a fait armer en pleine Gironde. Excellente occasion pour Buckingham de venir traiter de l'affaire à Paris.

Le mercredi 3 décembre, Bassompierre s'éloignait de Londres avec un équipage de quatre cents personnes, parmi lesquelles soixante-dix prêtres qu'il avait tirés des prisons d'Angleterre et que Charles Ier lui avait permis d'emmener en France. Il arriva le 5 à Douvres, où la tempête le retint quatorze jours. Profitant de cc retard, Buckingham l'invita à venir dîner avec lui à Canterbury. Le favori quitta son palais de Londres, poursuivi par les invectives de la populace qui criait derrière son carrosse : Ne revenez plus ! Ce qui ne l'empêcha point de faire plus que jamais étalage de son luxe à Canterbury, pour gagner l'envoyé de Louis XIII.

Bassompierre s'embarque enfin ; il erre de Douvres à Dieppe et de Dieppe à Douvres ; il perd vingt-neuf chevaux, morts de soif pendant une traversée qui a duré cinq jours au lieu de trois heures et deux carrosses précipités dans la mer, chute d'autant plus fâcheuse que l'un d'eux contenait quarante mille francs de robes que le galant ambassadeur avait achetées à Londres pour ses belles amies de Paris. Le 22 décembre 1626, à peine arrivé, il est accueilli par un ordre de Louis XIII lui enjoignant d'écrire au due de Buckingham de ne pas venir à la cour de France, car la présence de Sa Grâce ne serait point agréable à Sa Majesté Très Chrétienne.

Ce refus dicté par l'antipathie à Louis XIII, la politique de Richelieu l'avait conseillé. Le cardinal avait représenté que l'arrivée de Buckingham était honteuse au Roi, préjudiciable au repos de l'État et peu utile à la correspondance des deux Couronnes. On n'a que trop de connaissance, ajoutait Richelieu, de la part qu'il avait dans la dernière conjuration et de la haine qu'il porte à celui qui, par son industrie et courage, a dissipé leur mauvais dessein et relevé l'autorité de son maitre. Le cardinal ne se souciait pas de compter au Louvre un conspirateur de plus.

La réponse de Bassompierre à Buckingham, tort adroite et modérée, avait été entourée de toutes les circonlocutions d'usage. Il y était dit notamment que le Roi ne pouvait recevoir aucun envoyé, que la contravention faite au traité de mariage par l'éloignement des officiers de la Reine n'eût été réparée. Sa Majesté voulait être exemptée de toute occasion de son industrie, lorsqu'elle verrait auprès d'elle un ambassadeur du Roi son beau-frère et désirait n'avoir à penser lui faire bonne chère[19].

Buckingham, offensé dans sa vanité sinon dans son amour, ne songea plus qu'à satisfaire sa vengeance ; il comptait bien ne pas manquer Richelieu.

 

Vers la guerre des réformés.

Le cardinal, après avoir triomphé de la conspiration de Chalais, venait d'obtenir la disgrâce de ce François de Baradat, marquis de Damery en Champagne, premier écuyer de la Petite Écurie, capitaine du Petit Bourbon et premier gentilhomme de la Chambre, favori de Louis XIII comme jadis le connétable de Luynes. Richelieu n'avait pas voulu laisser à ce jeune homme de nul mérite, venu en une nuit comme un potiron, le temps de devenir nuisible, et Bassompierre, à son retour de Londres, avait constaté que le favori avait été remplacé auprès de Louis XIII par un jeune garçon d'assez piètre mine et pire esprit nommé Saint-Simon, le futur duc de Saint-Simon, père de l'immortel auteur des Mémoires.

Ces deux victoires du cardinal ne découragent pas Buckingham. Il n'a plus qu'une idée : renouer autour de la France et contre la France le vaste encerclement que le mariage de Monsieur et l'exécution de Chalais avaient élargi sans le briser.

Soubise, retiré en Angleterre, sollicite le ministre de Charles, Rohan qui, vie son Languedoc, entretient des intelligences avec tous les factieux du dedans et tous les brouillons du dehors, se garde bien d'oublier Buckingham. La Savoie et la Lorraine, prêtes à jouer le rôle d'entremetteuses, offrent de procurer la paix entre l'Angleterre et l'Espagne ; les réformés attendent l'heure de donner les mains à l'Angleterre et à l'Espagne réconciliées. Au mois de mars 1627, Walter Montagu passe en Lorraine, presse le jeune duc Charles IV d'entrer dans le grand dessein qui se prépare contre la France. Charles est d'ailleurs stimulé par la vanité et plus encore par la duchesse de Chevreuse, réfugiée à sa cour, gloire de ses fêtes, de ses combats à la barrière, de ses chasses, dont elle suit les péripéties dans son carrosse aux mantelets relevés. Le sourire aux lèvres, mais au fond du camp la haine de Richelieu, les yeux moins fixés sur les plaisirs de cette petite cour provinciale que sur son injure, elle pousse le duc de Lorraine dans le précipice, sous la lointaine surveillance du froid cardinal.

Montagu ne s'attarde pas à Nancy. Sans oublier au passage les protestants français, il vole chez le duc de Savoie, comme dit Richelieu, l'esprit le plus remuant de la cabale, et il trouve auprès du Savoyard le comte de Soissons qui en revient à ses projets d'assassinat. Bercé de si douces espérances, Montagu continue sa route et se rend à Venise, où il suscite au cardinal d'autres ennemis.

Mais rien n'est gagné, si l'on ne gagne le comte-duc d'Olivarès, premier ministre du roi d'Espagne[20]. Sous prétexte d'acheter à Rubens une collection d'antiques, Buckingham dépêche à Bruxelles, auprès du peintre, l'un de ses agents, ce Balthazar Gerbier, peintre lui-même, à qui son origine française, sa naissance hollandaise, son métier d'espion anglais font trois nationalités sans lui faire nue patrie. Rubens, par qui Buckingham, lors du mariage de Henriette de France, désirait d'être peiné, brille de joindre à la gloire de l'artiste celle du diplomate. Son rêve est de négocier une suspension d'armes entre l'Espagne et l'Angleterre. L'Espagne refuse de reconnaitre l'indépendance des Hollandais, alliés de Charles Ier et sujets rebelles de Philippe IV. Richelieu par bonheur a devancé Buckingham[21].

A Madrid, M. du Fargis[22], ambassadeur de France, devançant le peintre diplomate s'entretient avec Olivarès d'une alliance contre l'Angleterre ; à Paris, le Père de Bérulle aborde ce même sujet d'Angleterre auprès du marquis de Mirabel, ambassadeur d'Espagne. Richelieu approuve du Fargis, mais lui recommande d'insister pour que l'Espagne fasse une démonstration hostile à l'Angleterre, sans que la France, qui n'est pas prête, soit obligée de rompre avec les Anglais avant le mois de juin 1628. Olivarès, de sou côté, voudrait entrainer la France dans cette même guerre contre l'Angleterre, brouiller le Roi Très Chrétien avec la Hollande, les princes protestants d'Allemagne, les Suisses, la Savoie et Venise, quitte à l'abandonner une fois qu'il l'aura compromis. Richelieu a pénétré Olivarès, il ne néglige aucune précaution du côté des anciens alliés de la France. Olivarès, ayant vu Rubens, fait entendre à du Fargis que la gouvernante des Pays-Bas espagnols va conclure avec Buckingham une trêve qui engagera l'Espagne. Du Fargis prend l'alarme. Il signe, le 20 mars 1627, un traité où l'Espagne tient tout en suspens, l'entrée en guerre ne devant avoir lieu qu'à la lin du printemps de l'année suivante. Richelieu, qui comptait sinon sur la coopération de l'Espagne du moins sur sa neutralité, blâme officiellement son ambassadeur, ce qui le dégage lui-même. Au fond il n'est pas fâché d'une demi-mesure qui le délivre de la crainte d'une alliance anglo-espagnole et qui satisfait le parti dévot, dont il a besoin : il finit par ratifier le traité sans retirer son blâme, qui pèsera désormais sur la carrière du même du Fargis, affilié à la coterie des Reines (20 avril 1627).

Cependant Buckingham a terminé ses préparatifs : quelques mois plus tard, il n'avait ni argent ni crédit : impossible de trouver les sommes nécessaires pour le subside à verser au Danemark et pour les gages des officiers de la Reine, qu'il fallait bien payer, puisqu'on les congédiait. Mais le favori avait pu emprunter en Hollande sur les bagues de la Couronne et commander une quête dans les églises. D'ailleurs, plus besoin de quêter : ordre a été donné de saisir tous les navires français qui relâchaient dans les ports de l'Angleterre ou voguaient le long de ses côtes ; on a vendu toutes les cargaisons. Le fruit de ce brigandage a permis d'équiper une flotte. Le favori a une confiance si orgueilleuse en la suprématie navale de l'Angleterre, qu'il craint peu les flottes de France et d'Espagne réunies. Embarqué, il cingle maintenant, téméraire et magnifique, vers les côtes occidentales de la France : C'est la flotte de Cléopâtre, disent les courtisans de Louis XIII[23], tandis qu'en Angleterre la duchesse de Buckingham, la pauvre Kate[24], si souvent délaissée, écrit à l'époux infidèle et adoré une longue lettre de lamentations et signe tristement : Your poor grieved and obedient wife.

Les habitants de La Rochelle ont appelé l'Anglais, et il vient en France pour les secourir. Louis XIII est résolu daller lui-même au-devant de ces ennemis qui pensent le surprendre. Voici, de tous les coins du Royaume, se halant vers les routes du bas Poitou, les régiments de gens de pied et les compagnies de eus de cheval. Cette armée, le Roi en donne le commandement A Monsieur, contraint par cet honneur de demeurer en sou devoir, mais devenu, en fait, plus encombrant que jamais, car il vient de perdre la prudente Madame, tuée à vingt et un ans par la naissance de Mademoiselle. — Madame qu'on vit en dix mois femme d'un grand prince. belle-sieur des trois premiers et plus grands rois de la chrétienté, mère et morte tout ensemble ! s'écrie le cardinal, dont l'éloquence transpose, avant Bossuet et Racine, un des plus beaux vers de Virgile.

Depuis de longs mois déjà Richelieu, prévoyant une attaque anglaise, était décidé à mettre La Rochelle à la raison. Instruit par l'expérience des dernières batailles navales, il a fortifié l'île de Ré, il a construit le fort Saint-Martin prés de la rade de ce nom, à cinq lieues environ de La Rochelle, et le fort de la Prie au sud-est du fort Saint-Martin, au nord-ouest de la rade de La Pallice. M. de Toiras, gouverneur de l'île, le futur maréchal de France, qui fournira une si brillante carrière, est chargé de diligenter les travaux, tandis que les lettres du cardinal endorment les méfiances des habitants de La Rochelle, à qui la vue de tant de fortifications ne dit rien qui vaille. Ils se perdraient par la voie que le sieur de Soubise voudrait qu'ils embrassassent, écrivait Richelieu le 31 mai : pour mon particulier, je contribuerai toujours à leur avantage tout ce qui me sera possible.

Six semaines plus tard, en cette fin du mois de juin 1627, Messieurs de La Rochelle s'apprêtaient à embrasser la voie ou Soubise les culminait et déjà Richelieu contribuait à leur désavantage, — en attendant leur ruine totale.

Il était environ six heures du matin, le 20 juillet 1627, lorsque les guetteurs de File f le Ré aperçurent, du côté des Sables d'Olonne, dix-huit ou vingt voiles. A la fin de la journée, il y en avait cent vingt en rade : c'était la flotte anglaise qui arrivait de Portsmouth en cinq escadres. Le lendemain matin, il ne restait plus que douze grands vaisseaux à l'entrée du Pertuis breton ; les autres, continuant leur route vers le sud-est, bloquaient la côte orientale de l'ile, du bourg de la Flotte au fort de la Prée. Buckingham venait de rédiger, sur son vaisseau, un manifeste pour expliquer à l'Europe les motifs de son attaque brusquée, dont le principal était que son maitre, protecteur des Églises réformées, n'avait accepté l'alliance française que pour maintenir la Réforme en France.

Ces raisons, observent les Mémoires de Richelieu, parurent frivoles à toute la chrétienté. Le contrat de mariage, en effet, promettait soulagement aux catholiques d'Angleterre, mais nulle mention n'y était laite des protestants français. Il y avait quelqu'un outre-Manche qui était de l'avis du cardinal. c'était la comtesse de Buckingham, mère du favori[25] : Lors de votre départ, mandait-elle à son fils, vous avez dit que vous partiez pour faire la paix, mais vos paroles n'étaient point sincères. Vous ne prenez pas le chemin de la paix, quand vous embarquez tout le monde chrétien dans des guerres. Après quoi, vous déclarez que c'est pour la religion et vous hélez Dieu à ces misérables affaires aussi éloignées de Dieu que le jour de la nuit.

Richelieu se trouvait alors au château de Villeroy en Brie, dont les parterres, les fontaines, la vaste héronnière faisaient l'admiration des visiteurs et qui appartenait au marquis d'Alincourt, gouverneur de Lyon, fils de M. de Villeroy, le ministre de Henri IV. Louis XIII y était fort malade. Le 6 juillet, le Roi, grelottant de lièvre, claquait des dents : Je suis pris, disait-il. Le 14, deux médecins consultants, deux Diafoirus (les plus habiles du monde) arrivèrent à Villeroy. C'étaient M. Charles et M. Bonnart, prévôt de l'ancien collège de chirurgie, qui méditait déjà son grand ouvrage, la Semaine des médicaments observés des chefs-d'œuvre des maîtres-barbiers de Paris. La fièvre persistait le 20 ; le 26, un courrier d'Urbain de Maillé, marquis de Brézé, beau-frère du cardinal, apportait des nouvelles qui n'étaient pas pour la faire baisser.

L'ennemi avait débarqué à Sablanceaux, à l'extrême pointe est de l'île de Ré, à un mille et demi du continent, au bout d'un bras de terre long de six cents toises, large de deux cents. Les vaisseaux anglais enveloppaient la pointe, les grands à portée de mousquet, les petits à portée de pistolet. Le 22 juillet 1627, sur les six heures du soir, la marée avait poussé vers la plage les chaloupes, qui abaissaient sur le sable des ponts de bois par lesquels descendaient hommes et chevaux. Impossible de s'opposer à ce débarquement, d'engager l'infanterie française sur le long bras de terre exposé de trois côtés au feu des deux mille canons de la flotte anglaise, aux mousquetades Iles soldats britanniques juchés dans les hunes. Toiras avait abrité ses troupes à six cents toises de l'ennemi, derrière des dunes de sable, attendant le moment favorable pour lancer sa cavalerie. Cinq escadrons avaient chargé sur la grève, contraint les Anglais de reculer dans l'eau : si mêlés à l'ennemi, que les navires qui tiraient sans relâche avaient dû cesser le feu de peur de tuer leurs propres soldats. Mais l'infanterie n'avait donné que tard. Elle était d'ailleurs empêtrée dans le sable et Toiras avait oublié de lui envoyer les deux escadrons qui devaient la soutenir. Il avait fallu battre en retraite, essuyer de nouveau la canonnade de la flotte. De nombreux gentilshommes français jonchaient la grève, parmi lesquels M. de Montaigne, neveu de l'auteur des Essais. Nos pertes étaient moins lourdes que celles de l'ennemi, mais Buckingham ne s'en considérait pas moins comme victorieux.

Le lendemain, huit régiments anglais de mille hommes se massaient sur la pointe de Sablanceaux, et Toiras, incapable de des arrêter avec ses mille soldats, se repliait à deux lieues au mord, dans le fort Saint-Martin, dont les bastions n'avaient pas encore de parapets, où l'eau était rare, les vivres encore plus. Cinq jours après le débarquement, l'armée anglaise campait en vue du fort et la flotte de Buckingham, ayant peu à craindre des grands vaisseaux du roi de France, dont la plupart étaient encore sur chantier, se dispersait autour de l'île, où nul Français ne semblait pouvoir aborder désormais. L'île de Ré tout entière appartenait aux Anglais, sauf le fort de la Prée et le fort Saint-Martin.

Un mille sépare la pointe de Sablanceaux du fort de la Prée, un le fort de la Prée du bourg de la Flotte, deux le bourg de la Flotte du fort Saint-Martin. A deux milles plus au nord, on atteint la pointe de Loix, à l'extrémité de la presqu'île du même nom, qui devient elle-même une île lors des fortes marées. Une partie de la flotte anglaise s'échelonne de la pointe de Loix à la pointe de Sablanceaux, en se tenant à distance des forts Saint-Martin et de la Prée. Elle garde la haie de La Rochelle. Pour surveiller le rivage méridional de l'île, tout hérissé de récifs du côté de la mer sauvage, quelques navires à l'ancre, toujours prêts en cas de tourmente à se réfugier dans le Pertuis d'Antioche ou le Pertuis breton, car, nous explique un illustre marin du dix-neuvième siècle, l'amiral Jurien de La Gravière, il serait difficile d'imaginer un pire mouillage.

Si l'on en croit les confidents du Père Joseph, Richelieu fut, d'abord, surpris et hésitant sur les résolutions à prendre. Dans cette anxiété, Son Éminence eut recours à son refuge ordinaire, le Père Joseph, lequel, étant éloquent, plein de zèle et puissant en paroles, ne manqua pas, en cette occasion si opportune, de se servir des raisons puissantes pour le porter à l'exécution du grand et difficile dessein de la prise de La Rochelle, lui remontrant les souhaits qu'ils s'étoient communiqués souvent dès leur première connaissance en 1611. Ce Père avait de grandes intelligences et savait fort particulièrement l'état de la place, de quoi il était assuré par des amis certains... Son Éminence résolut d'y porter le Roi. à quoi Sa Majesté avoit grande inclination tant pour sa piété que pour connaître trop qu'elle ne pourrait jamais posséder son Royaume, su dire nui et faire jouir son peuple du repos qu'elle n'eût ôté tous les moyens de rébellion aux hérétiques et aux autres brouillons[26].

Richelieu était un homme d'exécution ; il fit mander sans retard au village d'Écharcon, sur la rive gauche de l'Essonne, à huit cents pas du château de Villeroy, un gentilhomme qui avait pris congé de Louis XIII au Louvre quelques jours plus tôt. C'était Philippe Prévost de Beaulieu, seigneur de Mailles en Bourbonnais et de Persac en Poitou, Beaulieu-Persac, le hardi capitaine qui, le 29 juillet 1609, avec son vaisseau, une patache, une légère tartane et l'aide trop discrète de douze navires espagnols, avait incendié, dans le port de Tunis, sous les cinquante bastions de la Goulette, vingt-trois vaisseaux barbaresques armés de cinq cent trente-huit canons : — Eh bien ! Beaulieu, commença le cardinal, que dites-vous de cette descente et de ce qui se peut faire pour travailler les ennemis et secourir la citadelle ? Vous avez été il la mer et vous savez ce que c'est. Que jugez-vous que l'on puisse faire coutre ces gens là ?C'est chose qui ne se peut résoudre qu'en voyant l'ordre que les ennemis tiennent, répondit Beaulieu-Persac. Et, le cardinal lui ayant demandé s'il voudrait s'employer à cette occasion, il répondit qu'il n'avait pas de passion plus forte que celle de servir le Roi. — Eh bien ! reprit le cardinal, vous m'obligez. Pourriez-vous partir bientôt pour aller trouver M. d'Angoulême et M. de Marillac, pour là aviser avec eux ce qui se pourra faire coutre les ennemis ?Je suis prêt, dit Beaulieu-Persac. Il ne me reste que vos commandements[27]. Ces commandements furent de retourner à Paris, d'y toucher une ordonnance de cinq cents écus pour le voyage en Poitou, puis de prendre la poste à destination de Marans, où notre voyageur lut en trois jours. Richelieu savait choisir les hommes : il n'avait pas oublié que Beaulieu-Persac était un marin qu'il ne fallait pas laisser s'endormir dans ses terres.

Les nouvelles inquiétantes, les préoccupations qui l'assiègent, Richelieu ne les communique pas à Louis XIII ; il ne veut point accroître la maladie du Roi. Le cardinal pourvoit seul à toutes choses ; ses ordres sont prompts et puissants. En cas d'insuccès, on lui reprochera de n'avoir pas averti le Roi, ses ennemis ne manqueront pas de lui dire que son maitre y eût mieux pourvu. Qu'importe ? Il aime mieux hasarder sa fortune et sa réputation que la puissance et la personne de son maitre. Sans doute aussi ses mesures sont-elles si bien prises, qu'il se croit assuré du succès. Il demeure tout le jour auprès du prince et le quitte fort peu la nuit. Il regarde ce malade que la lièvre tourmente, que l'on enfouit sous les couvertures, dont on réchauffe les pieds avec des bouteilles ; il voit la médecine que présente l'apothicaire, la lancette du chirurgien, les demi-bains au moyen desquels on lutte contre la fièvre, mais sa pensée est ailleurs. Ce qu'il combat, lui, c'est l'Anglais envahisseur. Son  esprit ne se détache pas des ordres qu'il faut donner à la dérobée pour secourir l'île.

De Bayonne, ses commandements tirent les pinasses longues et légères, qui, par ces temps de calme plat, courront sur la mer ; au Havre, il arme cinq vaisseaux-dragons ; sur la Garonne et la Dordogne, des barques, des galiotes, des flins remplis de vivres. De peur d'épuiser le trésor, il avance de ses deniers quatre-vingt-cinq mille francs, plus de deux millions de notre monnaie d'aujourd'hui : à cette somme il ajoute mille pistoles cinq millions environ de cette même monnaie, que prêtent les présidents Chevalier, de Flexelles, de Chevry, de Castille et du Houssay.

Les difficultés financières ne sont pas les plus redoutables : il faut hâter l'achèvement des quarante vaisseaux de ligne que l'on construit à Bordeaux, à Olonne, au Havre, des dix que l'on arme en Hollande : il faut triompher du mauvais vouloir des matelots normands, qui réclament des soldes attardées : il faut vaincre l'hostilité des armateurs de Saint-Malo, qui ne veulent pas que le Roi réquisitionne leurs plus beaux navires et qui rêvent de former une sorte de ville libre et de république : il faut lutter contre l'indifférence des populations maritimes de l'Aunis et du Poitou, qui ne tentent rien pour punir l'audace des vaisseaux anglais, ancrés si près des côtes qu'elles peuvent suivre les évolutions des équipages, la montée des marins dans les hunes[28].

Le 29 juillet 1627, Louis XIII parait assez remis pour se rendre au Conseil et le cardinal lui dit tout. Une rechute se produit le surlendemain. Heureusement les nouvelles ne tardent pas à devenir plus favorables. Les forts Saint-Martin et de la Prée, qui n'avaient de vivres que pour quatre ou cinq jours, sont ravitaillés pour un mois par les chaloupes du cardinal[29]. Ravitaillement que rendent très périlleux l'inexpérience de M. de Marsillac, évêque de Mende, et l'entêtement de M. Leclerc, général des vivres : Monseigneur, écrit au cardinal un vieux loup de mer, le capitaine Cantelou, je vous supplie de me délivrer de deux nautonniers infernaux nommés M. de Marsillac et M. Leclerc. Je ne crois pas d'autre purgatoire en ce monde que d'être entre leurs mains, et tout mon déplaisir est qu'ils ne connaissent les vents et veulent aller coutre les marées. Je suis contraint de vous dire que, s'ils ne me donnent pas un peu de relâche, je me noierai avec eux[30].

Les bonnes nouvelles, — plus n'en doutons pas, que les terribles remèdes des médecins, — améliorent la sauté de Louis XIII. Avec quelle joie, le cardinal, qui est allé goûter quelque repos dans son logis d'Écharcon, reçoit cette lettre envoyée du château de Villeroy par M. Guillemeau, l'un des Diafoirus qui s'empressent autour de l'infortuné malade : Monseigneur, le Roi nous a fait assembler cette après-diner, sur la résolution qu'il a prise qu'il ne prendrait point son apozème ni aucune chose purgative. Nous avons avisé de changer ses eaux en petit lait et lui en faire user dès demain, n'y avant point d'apparence de le mettre dans l'usage des eaux sans le purger. Nous lui ferons tenir un régime de vivre très exact et userons de clystère tous les jours afin de s'accoutumer à son humeur, puisque nous ne pouvons l'aire autrement. Il se porte fort bien ; reste toujours l'inégalité de son pouls. J'ai cru être obligé de vous avertir, afin que vous n'ayez point la peine de venir si malin[31].

Cependant la douairière de Rohan[32], toute puissante à La Rochelle, avait exigé qu'on y laissât entrer Soubise, qui arrivait en barque, suivi de quelques gentilshommes protestants, de quelques Anglais et de sir William Beecker, secrétaire de Buckingham. C'était le jeudi 22 juillet 1627, par une chaude et orageuse matinée. Soubise s'était présenté, avec sa suite, à la porte Saint-Nicolas, dont les sentinelles avaient refusé d'ouvrir aux ennemis du Roi. Mais voici que l'orage menaçant depuis l'aube éclate. Va-t-on hisser Mgr de Soubise se tremper jusqu'aux os ? Ce qu'il demande est peu de chose : la permission de se mettre à l'abri dans le corps de garde, en attendant l'arrivée du maire, qu'on est allé quérir. Il a justement pour le premier magistrat de la cité des lettres importantes. Et le dialogue qui s'échange n'est pas fort différent de celui du loup et du biquet dans certaine fable de La Fontaine. La porte s'ouvre enfin... La petite troupe est dans la place. Le maire survient : il conjure Soubise de se retirer pour l'amour de La Rochelle et des Églises. Mais la douairière de Rohan, accourue de l'hôtel de Marsan où elle est installée, a pris la parole : Entrez, mon fils, s'écrie-t-elle, suivez-moi sans crainte avec cens qui sont avec vous. Tous les gens de lien sont joyeux de votre venue. La maison de Rohan voudra toujours du bien à La Rochelle et le procurera de tout son possible. Tandis que parlait la douairière, la foule grossissait. Prête, comme toutes les foules, à crier selon le mot de Machiavel : Vive ma mort, et meure ma vie ! elle acclame celui dont les détestables conseils vont la perdre.

Quelques instants plus tard, à l'hôtel de ville, Sir William Beecker pressait le maire d'accepter l'assistance de la flotte anglaise tant de fois implorée par la ville. Lemaire demanda le temps de réfléchir. Le lendemain, l'échevin Jacques David et l'avocat David de Fos, dépêchés auprès de Soubise et de Beecker, déclarèrent qu'ils ne pouvaient prendre la responsabilité d'entrainer les Églises dans la révolte, sans avoir consulté le duc de Rohan. Décontenancé, le secrétaire de Buckingham regagna sa barque afin de retourner auprès de son maitre, mais il laissait à La Rochelle Soubise, qui travaillait pour lui[33].

Michelet a vanté le loyalisme des habitants de La Rochelle, qui n'avaient pas voulu .ouvrir leurs portes aux Anglais. Louis XIII qui, dans les longs loisirs de sa maladie, avait compris que les Rochelais attendaient la prise du fort Saint-Martin pour se déclarer 4itiverteiment, ne leur en savait aucun gré.

Il ne pouvait pas ignorer que la ville assistait l'ennemi en hommes, en vivres et en munitions. Le parti fut pris, le siège décidé.

Rien ne part maintenant détourner le cardinal de ce dessein : ni l'arrivée de M. de Laleu, bourgeois de La Rochelle. qui assure lue les Anglais se retireront, si le Roi consent à démolir le fort Louis ; ni les conseils du duc d'Angoulême, commandant des troupes royales campées devant la ville, qui prédit que les Anglais entreront dans La Rochelle et que recommencera la guerre de Cent ans ; ni les propositions des envoyés de Buckingham. Saint-Seurin et Ashburnham, qui confirment celles de Laleu. Le Roi est guéri, délivré de ses médecins, qu'il a congédiés en les remerciant, prêt à entrer en campagne.

Le cardinal vient le trouver à Saint-Germain ; il lui représente que raser le fort Louis c'est renoncer pour toujours à soumettre La Rochelle, c'est relever l'audace des réformés, c'est encourager les Anglais à une nouvelle guerre : Celle-ci, dit-il, est venue de l'affront que les Anglais ont fait à la France en chassant les Français contre la foi des contrats de mariage de la reine d'Angleterre, ensuite des sujets du Roi qu'ils ont dépossédés oindre la loi des anciennes alliances renouvelées depuis peu ; elle est venue pour n'avoir pas voulu permettre à Buckingham de venir en France. Et ici Richelieu prononçait ces paroles qui devaient retentir profondément dans l'âme de Louis XIII : Buckingham recommencera volontiers la guerre, puisque la même passion lui demeure. On ajoutera par cette paix honte sur honte, on acquerra peu le repos pour cet État, si on ne veut encore se soumettre à une vergogne plus grande, qui consisterait à permettre à Buckingham de venir triomphant en France apporter ses lauriers à ceux en faveur de qui il les aurait acquis.

La conviction du Roi était faite. Le prestige royal autant que l'unité du Royaume était en cause. Le fils de Henri IV avait de la dignité de sa Couronne un sentiment très vif. Il allait, aidé par le cardinal, écrire l'une des pages les plus glorieuses de son règne.

 

 

 



[1] Nous donnerons de plus amples détails sur cette éternelle négociation que Richelieu, conseillé par le Père Joseph, suit avec les deux partis opposés en Europe et surtout en Allemagne. Lepré-Balain indique le sens général de cette politique si souple : Ensuite, on envoye visiter les Princes souverains, les Républiques et même les Villes impériales qui étoient bien fort ennuyées du joug pesant de la maison d'Autriche et gémissoient des mauvais traitements qu'on leur faisoit souffrir... Et un peu plus haut : On envoya des députés et agents à plusieurs princes pour sonder et reconnaitre leurs sentiments et tacher de leur en marquer qui découvraient la tromperie dans laquelle on les précipitoit, ce qui a réussi de sorte que l'on en a reçu le profit dans la nécessité des affaires. Le principal de ces agents, après la paix de Monçon, fut le comte de Marcheville, dont les Instructions, rédigées sans doute par le Père Joseph, sont publiées dans le Supplément de Lepré-Balain.

[2] Mémoires, t. VI, p. 5.

[3] Aubert, Histoire du Cardinal-Duc de Richelieu, t. I, p. 45.

[4] Mémoires, t. VI, p. 191.

[5] Écrits inédits de Saint-Simon, t. VI, p. 59.

[6] Mémoires, t. IV, p. 24.

[7] Publiés par Victor Cousin, Madame de Chevreuse (p. 364-367).

[8] Levassor, Histoire de Louis XIII, t. III, p. 54.

[9] Pièces du Procès de Henri de Talleyrand, comte de Chalais, p. 111.

[10] Horace, Ode VI du livre III.

[11] Vulgate, ps. CXVIII, vers. V.

[12] Voir Gabriel Hanotaux, Maximes d'État du Cardinal de Richelieu, publiées dans la Collection des Documents inédits et Histoire du Cardinal de Richelieu, t. I, p. 193.

[13] Eugène Griselle, Lettres de la main de Louis XIII, t. II, p. 525, appendice III.

[14] Claude Bouthillier, seigneur de Pont-sur-Seine et de Fossigny.

[15] Ludovic Stuart, duc de Lennox et de Richmond, mort très opportunément le 16 février 1624.

[16] James, marquis de Hamilton, comte d'Arran, mort de fièvre maligne le 2 mars 1625.

[17] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu, t. II, p. 225.

[18] Dudley, lord Carlton d'Imbercourt, plus tard vicomte de Dorchester, vice-chambellan du roi d'Angleterre.

[19] Bibl. nat., Ms. fr. 3692, f° 210.

[20] Gaspard de Guzman, comte d'Olivarès, duc de San-Lucar.

[21] Voir Gabriel Hanotaux, Les Chemins de l'Histoire, t. I, p. 264, Richelieu et Rubens.

[22] Charles d'Angennes, sieur du Fargis, comte de La Rochepot.

[23] Anecdotes du ministère du Cardinal de Richelieu, tirées et traduites de l'italien de Vittorio Siri, p. 133.

[24] Catherine Manners, duchesse de Buckingham.

[25] Mary Beaumont, comtesse de Buckingham.

[26] V. Lepre-Balain, Supplément, anno 1627. Sur les vues et l'action du Père Joseph, lire le chapitre un peu apologétique, mais plein de choses, du chanoine Dedouvres, L'Eminence grise, t. II, p. 265 et suiv.

[27] Mémoires de Beaulieu-Persac, publiés par Charles de La Roncière, p 129-130.

[28] M. de La Roncière dit qu'ils étaient à portée de mousquet, Histoire de la Marine française (t. IV, p. 510-515).

[29] Richelieu, Mémoires, t. VII, p. 123-125.

[30] Cantelou à Richelieu, 10 septembre 1627. (Aff. étr., France, 786, f° 143).

[31] Guillemeau à Richelieu (Aff. étr., France, 786, f° 86, fin).

[32] Catherine de Parthenay-Lusignan, dame de Soubise, veuve du vicomte de Rohan, mère du duc de Rohan et de M. de Soubise.

[33] F. de Vaux de Foletier, Le Siège de La Rochelle, p. 87-91.