HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LE MARIAGE D'ANGLETERRE

CHAPITRE PREMIER. — RICHELIEU ET BUCKINGHAM.

 

 

Nous sommes donc à la fin de mai 1625. Richelieu est premier ministre depuis un mois. Il avait dit au Roi en débutant : Le mariage d'Angleterre est en mauvais termes par la faute de La Vieuville.

Or voilà près d'une semaine que ce mariage, qui paraissait irréalisable, est conclu. Henriette-Marie de France, troisième fille de Henri IV et de Marie de Médicis, est reine d'Angleterre ; elle a été épousée par le duc de Chevreuse au nom de Charles Ier, roi d'Angleterre, qui lui-même vient de succéder à son père Jacques Ier. Sur une estrade abritée par un dais, à la porte de Notre-Dame, le cardinal de La Rochefoucauld, grand aumônier de la Cour, a béni l'union de la princesse catholique et du prince anglican.

Richelieu se remémorait tout cela chez Marie de Médicis, au Luxembourg, en cette soirée du 27 mai 1625, où se donnait une fête en l'honneur des trois Reines : Marie, Anne, et cette Henriette, la nouvelle mariée de seize ans. Le comte de Holland[1] avait dit, l'année précédente, de cette fleur de France : Sa taille est au-dessous de la moyenne de son âge, mais son esprit est infiniment au-dessus ; c'est la plus charmante créature de son pays.

Louis XIII, indisposé, n'assistait pas à la fête du Luxembourg, mais les ambassadeurs d'Angleterre, les comtes de Holland et de Carlisle[2] étaient venus. Les invités avaient moins de regards pour ces deux personnages que pour le duc de Buckingham, favori de Charles Ier, qui, arrivé de Londres le 24 mai, avec mission d'y conduire la reine d'Angleterre, étonnait Paris depuis trois jours, des vingt-sept habits qu'il avait apportés à l'hôtel de Chevreuse, rue Saint-Thomas du Louvre. Vingt-sept habits complets, dont le plus riche était de velours blanc garni de diamants et valait, assurait-on, quatre-vingt mille livres sterling.

Dans la grande galerie du Luxembourg que Rubens venait de décorer, l'assistance regardait avec des yeux émerveillés les vingt et une toiles où le peintre avait développé l'histoire de Marie de Médicis, dont l'opulente maturité convenait si bien à son pinceau. Cette vie illustrée, véritable poème en vingt et un chants, remplissait la galerie de l'éclat de ses couleurs. La Reine contemple son image, qui lui apparaît au ciel et sur la terre, sous la robe divine de Junon, sous le manteau bleu fleurdelisé du couronnement, sous la cuirasse d'or d'une guerrière casquée, et toujours si blonde, si reluisante, si belle... Votre grosse banquière de Florence ! criait jadis à Henri IV Mme de Verneuil. La grosse banquière était quelque peu idéalisée. Satisfaite au delà de toute expression, raconte le bienveillant Peiresc, elle qualifiait M. Rubens comme le premier homme du monde dans son art. Quant au cardinal de Richelieu il ne pouvait se rassasier de regarder et d'admirer. Admiration ironique peut-être : au fond, Richelieu n'aimait ni n'appréciait l'artiste diplomate. Ce n'est point à ce peintre des chairs splendides, mais au sobre Philippe de Champagne qu'il confiera plus tard le soin de fixer sur la toile son inquiétante et fine silhouette.

Rubens, accablé de louanges par la Reine, était certes aussi satisfait qu'un artiste peut l'être de sa peinture. Richelieu ne l'était pas moins de sa politique. Cardinal et premier ministre d'un roi de France dont la sœur allait ceindre, grâce à lui, la couronne d'Angleterre, il jouissait du succès obtenu, mais sans se faire trop d'illusions sur les conséquences.

On lit dans les Mémoires : Le cardinal, qui avait, avec tant de peine et de prudence, conduit cette alliance à lute heureuse tin, se sentant comme obligé de témoigner son contentement, qui excédait celui de tous les autres, lit à Leurs Majestés et à toute la Cour une collation et un feu d'artifice qui étaient dignes de la magnificence de la France. Qu'importe que cette collation ait coûté, comme le prétend le Père Carasse, quarante mille livres (deux cent mille francs de notre monnaie de 1913) ? La dépense était peu de chose, si le mariage ne décevait pas les espérances de crus qui l'avaient conclu. Le Béarnais, qui avait entassé tant de millions d'or dans les caves de la Bastille, eût blâmé sans doute cette prodigalité, mais il eût loué l'habileté du cardinal. En plaçant une fille de France sur le trône britannique, Richelieu menait à bon terme une procédure diplomatique assez délicate, mais dont il espérait tirer, en somme, de réels avantages.

Henri IV avait songé, en 1603, à un mariage d'Angleterre : mais alors, c'était le futur Louis XIII qui devait épouser une princesse anglaise, tandis que sa sœur Elisabeth de France eût épousé le prince Henri, fils aîné de Jacques Ier. L'Espagne, pour empêcher le roi de la Grande-Bretagne d'accepter une fille de France, avait jeté sur le marché conjugal, son infante Attire d'Autriche. Henri IV désirait le mariage anglo-français, alliance qui pouvait devenir une force contre l'Espagne et qui rendrait l'Angleterre moins prompte à secourir, en France, les protestants révoltés. Philippe Ill désirait le mariage anglo-espagnol, qui pouvait bouleverser tout le système diplomatique en Europe et donner aux protestants révoltés et à l'Espagne un allié commun, peut-être un médiateur.

 Le couteau de Ravaillac avait coupé court aux projets de Henri IV. Les fils de la négociation se renouèrent en 1611 et en 1616. Finalement, d'autres mariages avaient été célébrés : la princesse Élisabeth de France avait épousé le prince des Asturies, fils aîné de Philippe III et l'infante Anne d'Autriche le roi Louis XIII. A l'occasion de ces mariages franco-espagnols, Lope de Vega avait composé un sonnet on se trouve déjà le mot fameux : Il n'y a plus de Pyrénées :

Yo no diride nieve Pirenea

A España que con Francia se desposa.

Vous ne séparez plus, neiges des Pyrénées,

Notre Espagne et la France aujourd'hui mariées.

Jacques V avait vu mourir, en 1612, le prince Henri et il avait marié, en 1613, la princesse d'Angleterre à l'électeur Frédéric V, — ce Frédéric de Bavière, comte palatin, qui devait disputer à l'Empereur la couronne de Bohème et dont la fille Élisabeth fut cette illustre correspondante de Descartes, à laquelle furent dédiée les Principes de la philosophie.

Il restait à Jacques un fils, le nouveau prince de Galles, le futur Charles Ier. Sous prétexte de féliciter Louis XIII et Anne d'Autriche à l'occasion de leur entrée solennelle dans Paris, il avait envoyé en France un ambassadeur extraordinaire, le comte de Carlisle. L'ambassadeur s'était rendu au Louvre avec une suite magnifique. Caracolant sur un cheval dont les fers d'argent se détachaient et volaient tantôt à droite, tantôt à gauche, il faisait la joie de la foule, car son argentier, en brillante livrée, s'empressait de poser d'autres fers aussi peu solidement attachée que les premiers.

Cette magnificence avait ébloui les badauds, mais Carlisle n'avait pu obtenir, pour le prince de Galles, la main de la princesse Christine, seconde sœur de Louis XIII, bientôt fiancée au prince de Piémont, fils aine du duc de Savoie. Jacques s'était alors retourné vers l'Espagne, où l'infante Marie, sœur d'Anne d'Autriche, était toujours à marier.

C'est alors que le duc de Luynes, craignant que l'Angleterre ne favorisât la révolte imminente des huguenots, avait dépêché à Londres son frère, le maréchal de Cadenet, pour essayer de marier la princesse Henriette de France avec le prince de Galles. Cadenet, ambassadeur extraordinaire en Angleterre et non moins splendide que Carlisle en France, n'avait pas été plus heureux. On trouve, dans les Mémoires du comte de Tillières, à cette époque ambassadeur de France à Londres, ce petit tableau d'intérieur digne de certains peintres réalistes de l'école hollandaise. Le roi d'Angleterre, un soir, dans la chambre du lit, avec le prince de Galles et lord Digby, écoute le beau Buckingham, exhaler en chemise, de la façon la plus rabelaisienne et la plus sonore, les sentiments que lui inspire le maréchal de Cadenet. Le Roi se tue de rire, tandis que le favori lance à chaque nouvelle note : Voici pour l'ambassadeur de France extraordinaire ! Jacques Ier en tenait toujours pour le mariage espagnol, d'autant que son gendre Frédéric V, électeur palatin, venait d'être dépossédé du Palatinat par l'Empereur.

Infortuné Palatin ! Il avait intrigué vainement en août 1619 contre la candidature impériale de Ferdinand d'Autriche. Il avait accepté en octobre le trône de Bohème, à la grande joie de sa femme, l'ambitieuse Anglaise dont le mot, digne de César, a survolé les siècles : J'aime mieux manger de la choucroute avec un roi que du rôti avec un électeur. Couronné à Prague, mais roi sans royaume après le désastre de la Montagne Blanche, fugitif, mis au ban de l'Empire, il devient à la fois le boutefeu et la victime de la guerre de Trente ans. Tout cela pour mourir en 1632, sans avoir recouvré ses Etats. Le mariage espagnol aiderait le roi d'Angleterre à restaurer la fortune de son gendre ; Jacques espérait que le roi d'Espagne, dont les ambassadeurs étaient fort écoutés à Vienne, interviendrait auprès de son cousin l'Empereur en faveur de Frédéric. Après des difficultés et des lenteurs infinies, rien n'avait abouti.

En 1621, Philippe IV avait succédé à son père Philippe III sur le trône d'Espagne. Le Pape et les théologiens espagnols voyaient d'un mauvais œil l'union d'une infante et d'un prince protestant. Las d'attendre, Jacques avait consenti, en 1623, au romanesque voyage du prince de Galles partant pour l'Espagne en compagnie de Buckingham, afin de conquérir la princesse que lui refusaient les théologiens.

On connaît les détails de l'équipée. Les deux chevaliers errants s'embarquent à Douvres, affublés de fausses barbes et de faux noms, quittent leurs barbes à Paris et, rendus méconnaissables par perruquiers à la mode, se font présenter au duc de Montbazon comme deux gentilshommes anglais de passage dans la capitale et d'admirer les fêtes de la Cour. Les voici au Luxembourg, assistant au dîner de la Reine mère : les voici au Louvre, regardant le galant spectacle du ballet de Junon. Anne d'Autriche y figure ainsi que dix-neuf belles danseuses, parmi lesquelles la Reine est la plus belle, — constate le prince de Galles (car c'est l'avis de Buckingham). Le futur Charles Ier est fort sensible à la beauté d'Anne d'Autriche, fort peu à celle de la princesse Henriette, sa future épouse.

Le 1 7 mars, au crépuscule, les voici à Madrid, dans une rue écartée, à deux pas de la Cale de Alcalà devant la porte de l'ambassade d'Angleterre. Thomas Smith (Buckingham), sa valise sur l'épaule, se fait recevoir à grand peine par l'ambassadeur, lord Bristol, tandis que John (le prince de Galles), dont la silhouette se confond avec la muraille, garde les chevaux de l'autre côté de la rue. Le prince, dix jours plus tard, est logé au palais, comblé de présents par la Reine (Elisabeth de France), célébré par Lope de Vega. Tout Madrid répète les vers improvisés par le poète :

Carlo Estuardo soy

Que, siendo amor mi guia,

Al cielo d'España voy,

Por ver my estrella Maria.

C'est moi Charles Stuart qui viens,

Laissant l'amour enfler ma voile.

Sous les beaux cieux ibériens,

Pour voir Maria mon étoile.

Cependant la Cour de Rouie prépare la dispense ; les articles du traité sont élaborés et l'infante prend des leçons d'anglais. En somptueux costume, des plumes blanches à son chapeau, le prince parait à côté d'elle aux courses de taureaux, dans la loge de la Reine. Un autre jour, à la Casa de Campo, il franchit le mur du jardin de l'Infante, tombe à ses genoux et ne se retire qu'aux instantes prières d'un vieux seigneur qui répond d'elle sur sa tête.

Ces manières d'aventurier, la religion de Charles mettaient en méfiance la gravité espagnole, Les rois d'Espagne et d'Angleterre savaient qu'il leur était impossible d'exécuter les articles qu'ils avaient acceptés. Philippe IV n'oubliait pas le serment qu'il avait prononcé dans sa chambre, devant le crucifix, le jour où le comte-duc d'Olivarez lui avait annoncé l'arrivée imprévue de Buckingham et du prince de Galles : Dans les questions relevant de la religion catholique, je ne retrancherai pas un seul iota sans la permission du Pape, dussé-je perdre tous mes royaumes.

 

Pareil élan mystique n'était pas à craindre en France, même un cardinal étant premier ministre. Un an plus tard, le 5 juin 1624, Jacques, après avoir rappelé de Madrid son fils et son favori, avait envoyé les comtes de Carlisle et de Holland à Compiègne, où se trouvait Louis XIII, pour demander la main de Henriette de France.

Au Conseil tenu le surlendemain dans une salle du château, le cardinal avait, selon la méthode qui allait Mie celle de Descartes, analysé, articles par articles les raisons d'accepter ou de refuser les propositions britanniques.

Il examine d'abord le projet manqué du mariage anglo-espagnol. Le roi d'Espagne, observe-t-il, a grand sujet de désirer le mariage du prince de Galles avec l'infante Marie. Si ce mariage avait lieu, l'Angleterre cesserait de fournir des soldats aux Hollandais, sujets révoltés du roi d'Espagne : il fermerait ses ports à la marine hollandaise et lui rendrait impossibles ses longs voyages aux Indes.

Étendant au loin son regard perçant, le cardinal voyait déjà le trafic des Hollandais se substituer au trafic espagnol dans les mers lointaines, leur puissance enlever à l'Espagne, si le Roi Catholique n'avait l'amitié de l'Angleterre, les places de la Guinée, du Congo, de l'Angola. Puis, revenant en Europe, il montrait le roi d'Angleterre chef des protestants, arbitre des affaires d'Allemagne.

Ainsi cette alliance, qui apparaissait comme nécessaire à l'Espagne, le cardinal la jugeait nuisible au roi d'Angleterre : moins puissant que son allié, il serait forcé de condescendre à la plupart des volontés du roi d'Espagne, et perdrait la confiance de ses vassaux protestants. L'Espagnol étant semblable au chancre qui ronge et mange tout à corps ou, il s'attache, il agit d'ordinaire sous le prétexte de la religion, qui se trouve plus grand en Angleterre qu'en autre lieu par la division des catholiques et des protestants : le roi d'Espagne n'aurait donc point de pied en Angleterre sans dessein et sans péril pour l'État.

Poursuivant ses raisonnements, passant de la diplomatie à la politique, de la politique à la théologie, le cardinal déclarait que l'on pouvait en revanche accepter, en France, le mariage d'Angleterre, s'il était fructueux à l'Église et à l'État et si de celle qui serait mise en un tel vaisseau n'était exposée à aucun péril de naufrage. Il n'y nuirait point de naufrage, puisque l'on aurait soin de stipuler que la princesse conserverait sa religion et qu'elle obtiendrait la liberté de conscience pour les catholiques anglais. L'État français retirerait un grand bien de ce mariage, puisque les huguenots de France, en cas de rébellion, ne recevraient plus aucun secours de l'Angleterre et que, toujours, l'alliance de l'Angleterre nous avait été avantageuse, cette île étant située, expliquait Richelieu, comme un boulevard de ce Royaume. Il ne fallait pas que l'Espagnol, uni aux occupants de ce boulevard, pût nous attaquer des deux côtés.

Ces arguments persuadèrent Louis XIII et il se résolut à ne pas rejeter l'offre des ambassadeurs d'Angleterre. Richelieu s'était engagé aussitôt dans une négociation très serrée, qui finalement avait réussi. Le 13 août 1623, le Père de Bérulle était parti pour Rome, afin d'en rapporter la dispense nécessaire. Nui n'était mieux choisi pour cette mission que le glorieux fondateur de l'Oratoire, alors âgé de quarante-huit ans. Le grand politique envoyait, pour achever son œuvre, un mystique doux et grave, un saint, homme d'esprit, qui portait cilice et n'était rude que pour soi-même. Le cardinal du Perron avait dit avec beaucoup de justesse, en 1599 : S'agit-il de convaincre les hérétiques, amenez-les moi ; si c'est pour les convertir, présentez-les à M. de Genève (saint François de Sales) ; mais si vous voulez les convaincre et les convertir tout ensemble, adressez-vous à M. de Bérulle.

Maintenant, il s'agissait de convaincre le Pape lui-même, Urbain VIII (Mathieu Barberini), un de ces pontifes de piété profonde et de belle culture, d'intelligence vive et de volonté ferme, à la fois homme d'État et poète, se reposant des encycliques par des hymnes latines, comme celui que nous avons vu dans les dernières années du XIXe siècle.

Il n'avait pas été facile de persuader Urbain VIII, entouré des cardinaux favorables à l'Espagne. Aussi bien le Pape n'était-il point fâché de la rivalité des maisons de France et d'Autriche, qui diminuait la puissance de l'Espagne en Italie. Avant été jadis nonce à Paris et fort sensible aux honneurs et caresses que lui avait prodigués Henri IV, il était bien disposé pour la France ; mais, désireux de jouer un grand rôle ; en Europe, il remarquait .avec peine que, dans l'affaire du mariage d'Angleterre, loin de s'adresser à lui comme à un arbitre dont où sollicite une décision, Louis XIII ne le considérait que comme un souverain spirituel à qui l'on demande une dispense. Urbain VIII craignait en outre que l'Angleterre, alliée de la France, ne fit rendre au protestant Frédéric V, gendre de Jacques Ier, l'électorat que détenait le catholique duc de Bavière. N'oubliant ni les intérêts de l'Église, ni ceux de Henriette, il eût préféré voir la princesse mariée à don Carlos, frère du roi d'Espagne et, bientôt peut-être, après la mort de l'archiduchesse Isabelle, gouverneur des Pays-Bas espagnols.

Le Père de Bérulle n'avait qu'à suivre les instructions de Richelieu ; cependant, plus dévot que le ministre, il s'intéressait davantage au sort des catholiques anglais. Il les montrait plus heureux sous une reine de leur religion et il tirait parti de cette perspective pour assurer, comme le lui prescrivaient ses instructions, que l'esprit et la dévotion de Madame la rendaient capable de gagner autant sur son mari qu'avait fait autrefois une fille de France (Berthe, fille de Caribert, roi de Paris) sur Ethelbert, roi d'Angleterre[3], qu'elle avait rendu si bon chrétien de païen qu'il était, que, depuis, il avait été canonisé.

Ce langage était peut-être fait pour impressionner la Cour de Rome. Cependant Richelieu avait cru devoir bientôt en tenir un autre tout différent où, sous le voile du plus profond respect, perçaient l'irritation et même la menace : Quel déplaisir serait-ce au Roi de recevoir un refus qui l'engagerait plus que je ne veux penser ? Sans considérer la passion que j'ai aux intérêts de Sa Majesté, j'aimerais mieux avoir perdu beaucoup qu'on en vint à cette décision qui, sans doute, serait préjudiciable à l'Église.

Richelieu, qui avait gardé un précieux enseignement de son voyage à Rome, n'ignorait pas comme il fallait parler à la congrégation romaine chargée d'accorder les dispenses. Et, d'autre part, le séjour de Rome avait dessillé les yeux du Père de Bérulle : Toute cette Cour, constatait l'envoyé de Richelieu, a sa conduite et ses principes un peu différents de ce que l'on jugerait sans l'avoir éprouvé soi-même et je confesse en avoir plus appris en peu d'heures sur ce lieu, que ce que j'en savais par tous les discours qui m'en avaient été faits. La proportion de France, d'Italie, d'Espagne est le cadran qu'ils regardent continuellement ; leur réputation aux affaires, l'usage et l'accroissement de leur autorité sont les points qui les conduisent dans les conseils, qui me semblent y avoir plus de poids que beaucoup de raisons de théologie.

La manière de Richelieu se trouvait être la bonne, puisqu'un légat apportait aussitôt la dispense. Il n'est pas inutile d'ajouter que le légat crut devoir accompagner cette faveur d'une plainte des plus acerbes, au sujet d'une affaire politique touchant la Cour de Rome à la prunelle de l'œil : les forts de la Valteline, dont l'Espagne avait confié la garde au Saint-Père, venaient d'être pris de vive force par les armées françaises. Mais, pour le moment, on n'insista pas, tout cédait à la joie du mariage. Henriette allait monter sur le trône d'Angleterre aux conditions sur lesquelles les deux rois s'étaient mis d'accord : huit cent mille écus de dot, la liberté de conscience pour les catholiques anglais : pour elle-même et pour sa maison, la liberté de pratiquer la religion catholique, les enfants pouvant, jusqu'à l'âge de douze ans, rester dans la religion de leur mère. Richelieu triomphait.

 

Buckingham, par contre, avait aussi son plan : il espérait pouvoir amener le cardinal à l'aider dans l'exécution de ses propres desseins politiques. Qui l'eût dit en le voyant si peu ministre, comme le remarque Voltaire dans l'Essai sur les Mœurs et comme le montre une lettre que le bel Anglais avait écrite à Louis XIII le 15 mars 1625, pour le féliciter du mariage de la princesse, vraie lettre de foxhunter adressée à un chasseur passionné ? J'espère, disait-il, que Votre Majesté lue donnera la liberté de Catcher le mieux que je pourrai de lui donner du plaisir et passer le temps durant mon séjour en ses pays avec la suite que j'y mènerai des meilleurs chiens que j'ai pu recouvrer, les ayant dérobés à tous mes amis, tant pour courre le renard et dessus et dessous terre, dont j'ai constitué capitaine le comte de Montgomery, comme pour le cerf, dont le sieur de Saint-Ravy aura la conduite, et de bassets pour le lièvre, dont j'ai donné la charge à Tanepot, réservé à moi-même l'état de votre maquignon et au père Bagier de commander en chef à toute l'armée. Laquelle, j'espère, sera si bien ordonnée que, si ce n'est le jour du mariage, il ne passera journée qu'on ne donne affaire à Votre Majesté[4]. Et Buckingham, tout en s'excusant de sa hardiesse, déclarait la guerre aux chiens du Roi. Déclaration de guerre courtoise à laquelle Louis XIII répondait joliment : Vous avez choisi de si bons capitaines, qu'étant conduits de si bonne main, je ne doute point qu'ils ne donnent le passe-temps que vous vous promettez. Mais je vous avise de bonne heure que, si les miens n'emportent le dessus, ce sera pour faire honneur aux étrangers[5].

Que l'Angleterre déplore la perte du Palatinat arraché à Frédéric V, beau-frère de son roi Charles Ier, ou qu'elle s'inquiète des desseins de l'empereur Guillaume II visant la mer, que ce soit au XVIIe ou au XXe siècle, aussitôt qu'elle éprouve quelque difficulté par delà le Rhin, elle recherche l'alliance de la France. Buckingham ne tarda pas à dévoiler son calcul : il s'agissait de conclure avec le Roi une alliance offensive contre l'Espagne-Autriche. Richelieu est trop avisé pour se laisser prendre : il entend que les affaires de la chrétienté soient en balance ; sa politique étant toute d'équilibre européen, il n'aidera le Palatin à recouvrer le Palatinat qu'en vue d'affaiblir la maison d'Autriche ; jamais il ne promettra de ne pas signer la paix avec l'Espagne. En vain Buckingham propose, au lieu d'une ligue, une sorte d'entente cordiale qui terminerait à la fois toutes les affaires pendantes, celle de la Valteline, celle de Gènes et celle du Palatinat ; Richelieu répond que les noms ne changent point la nature des choses. Il veut ménager en Allemagne les princes protestants, mais sans se mettre à dos ni l'Empereur ni les princes catholiques. Quant à Mansfeld, on lui accordera les subsides, mais goutte à goutte. On ne veut pas le perdre, mais on ne veut pas le suivre, résolu que l'on est de ne rien risquer pour le Palatinat[6].

Buckingham, décontenancé, change de tactique. Ou bien il menace de s'allier avec l'Espagne et de recouvrer le Palatinat par traité, ou bien il offre d'envoyer contre elle une flotte de cent voiles. Quinze mille Anglais débarqueraient en Flandre ; le Roi joindrait à l'armée anglaise six mille chevaux. Cette armée, unie à celle de Mansfeld, conquerrait l'Artois pour la France.

Richelieu reste froid : C'est aux Anglais de voir si le bien de leurs affaires exige un tel effort. Il conseille à Buckingham de tacher de restaurer Frédéric dans le Palatinat par un bon traité. Le Roi ne permettra pas que les intérêts de son allié d'Angleterre soient lésés.

Les raisons de son attitude, Richelieu les expose dans un Conseil tenu à cette occasion. Certains voudraient qu'on ne laissât aucune espérance à Buckingham. La plupart attendent les explications du cardinal et ne se prononcent pas. Assis au haut bout de la table, Louis XIII, le chapeau sur la tête, ordonne au cardinal de dire son avis. Avec sa netteté habituelle, Richelieu déclare que trois choses lui paraissent nécessaires à la France : le maintien de la bonne intelligence avec les Anglais, une guerre anglo-espagnole, la liberté de faire la paix avec l'Espagne en Italie. Le Roi peut assister sous main l'Angleterre dans sa lutte contre l'Empereur ; il peut s'engager à continuer ses subsides à Mansfeld ; il peut entretenir l'armée danoise eu Allemagne. Ces secours donnés à ses alliés ne lui seront pas inutiles à lui-même. Mais il ne doit rien faire de plus ni s'engager dans une alliance qui pourrait l'entraîner à une rupture avec l'Espagne pour des intérêts qui ne sont pas ceux de la France.

Louis XIII se range à l'avis de son ministre. Le roi d'Angleterre pourra compter sur les subsides promis, mais qu'il se résolve à faire lui-même le grand effort militaire capable Il 'amener la restitution du Palatinat et qu'il déclare que rien ne se fera en Allemagne sans la permission du roi de France : telle fut la réponse transmise au duc de Buckingham. Par cette conduite si .adroitement nuancée, Louis XIII tend aux deux fins qui justifient, au point de vue français, l'alliance anglaise : d'une part, l'affaiblissement des protestants de France ; d'autre part, l'affaiblissement de la maison d'Autriche, la politique française se réservant de choisir au dernier moment selon ses intérêts.

Satisfait ou non, Buckingham n'a plus qu'à quitter la France, emmenant avec lui la fille de Henri IV, qui allait paver de son bonheur les avantages assurés à la politique de son pays.

 

On partit le 2 juin 1625. Transportons-nous rue d'Autriche à cinq heures de l'après-midi. Une bien piètre rue qui faisait pourtant façade au palais du Roi. Commençant à la Seine, orientée du sud au nord, bordée à l'est par un palais gothique, le petit Bourbon, à l'ouest par le Louvre, elle serpentait devant l'entrée féodale du château, sur l'emplacement d'une partie, de la cour actuelle, passait entre les hôtels de Clèves et de La Force et se confondait, vers la rue Saint-Honoré, avec notre rue de l'Oratoire.

En cette fin de journée, des sonneries de trompettes éclatent, venant de la cour du Louvre : un martellement de pieds de chevaux retentit sur les planches du pont-levis et, sur le seuil de la grande porte, apparaît une troupe de cavaliers : les archers de la ville. Cinq compagnies se pressent bientôt dans la rue étroite, puis cinq cents bourgeois à cheval, puis les dizainiers, les officiers de la ville, les échevins, les quarteniers, deux exempts des gardes et trente archers du grand prévôt. Enfin, après un muletier sur son mulet caparaçonné, sortent deux mulets houssés d'or et de rouge dont les têtes se couronnent d'aigrettes blanches ; ils portent les brancards d'une litière de velours cramoisi, brodé d'or, dans laquelle on aperçoit la douce, l'aimable Henriette de France, dont le visage respire l'intelligence et la bonté. Le prévôt des marchands chevauche à côté de la litière, car c'est un privilège de la Ville de Paris le conduire hors des pairs une fille de France mariée dans un pays étranger et quittant le Royaume au lendemain de ses noces. La nouvelle reine de la Grande-Bretagne s'en va trouver en Angleterre l'époux qu'elle ne confiait pas. Les Parisiens, massés sur son passage, se montrent les uns aux autres le ministre du roi Charles Ier, le somptueux duc de Buckingham ramenant à son maitre la jeune princesse qu'il est venu conquérir à Paris.

Louis XIII est absent (il s'est rendu à Fontainebleau) ; la reine Marie de Médicis et la reine Amie d'Autriche sont absentes. Ne doivent-elles pas, selon l'usage, accompagner jusqu'à Boulogne leur fille et belle-sœur ? Elles sont parties par une autre route et, tandis que Henriette, descendant de litière à mi-chemin de Saint-Denis et montant en carrosse, ira coucher à Stains, elles prendront gîte ait château de Compiègne et la rejoindront à Montdidier.

Ainsi l'a décidé Louis XIII, peu soucieux d'exposer Anne d'Autriche, pendant les hasards d'un voyage, aux entreprises de Buckingham. Une légende amoureuse entoure le beau favori et déjà mille bruits sont répandus. Si l'on en croit La Porte, qui était alors portemanteau d'Anne d'Autriche, il avait paru à la Cour avec tant d'agrément et de magnificence qu'il donnait de l'admiration au peuple, de la joie et quelque chose de plus aux dames, de la jalousie aux galants et encore plus aux maris. Durant les sept jours qu'il avait passés à Paris, il avait été vu de la Reine régnante avec une grande joie qui n'était pas sur le visage seulement, mais qui pénétrait jusqu'au cœur. Dés le premier jour, la liberté entre eux avait été aussi grande que s'ils se fussent connus depuis un long temps.

Ce n'est pas seulement Louis XIII qui avait voulu que le mariage fournit à la Reine le moins d'occasions possible de rencontrer Buckingham : Richelieu, qui était resté avec le Roi, avait suivi d'un œil fort mécontent les continuelles familiarités et entrevues entre le duc et la Reine, où le cardinal croyait n'être pas oublié. Il est probable qu'il avait approuvé, sinon inspiré, les commandements du Roi.

Les deux cortèges se rencontrèrent le 3 juin, sur la route de Montdidier, qui ressemblait à une fourmilière humaine. Arrêt de trois jours à Montdidier : le 7, entrée dans Amiens. Les cérémonies officielles ne permirent pas à Buckingham de s'entretenir avec la Reine. D'ailleurs, l'écuyer et le portemanteau d'Anne d'Autriche avaient reçu des ordres sévères. Il fallut essuyer des discours, et d'abord, celui du duc de Chaulnes, gouverneur de la ville, écho peut-être des Stances de Théophile : Les Zéphyrs et les Aleyons, petits oiseaux d'heureux augure, se préparent pour rendre serein votre passage : déjà les tempêtes se calment, la fureur des flots se modère, les vents plus contraires se renferment et les dieux plus aimables de la mer vous attendent, pour vous faire escorte avec toutes sortes de respects et de bienveillance..... Il fallut ensuite passer devant toute une décoration de théâtre, admirer les jardins de carton, les arcs de triomphe de toile peinte. Il y en avait jusque sur les degrés de la cathédrale, où, dans cinq niches, cinq jouvenceaux bien parés représentaient cinq filles de France qui avaient été reines d'Angleterre : d'abord, en 590, l'inévitable Berthe, fille de Caribert et femme d'Ethelbert ; puis, en 855, Judith, fille de Charles le Chauve et femme d'Ethelwof ; en 1160, Marguerite, fille de Louis VII et femme de Henri Court-Mantel ; en 1309, Isabelle, fille de Philippe le Bel et femme d'Édouard ; en 1420, Catherine, fille de Charles VI et femme de Henri V : toutes reines qui paraissaient dans leurs niches sous les traits de la Foi, de la Clémence, de l'Humanité, de la Prudence, de la Constance, vertus que ne pouvait manquer de réunir en sa personne la princesse que l'on fêtait aujourd'hui. Il fallut enfin écouter la harangue de l'évêque, messire François de Caumartin, recevant au grand portail, et le chant du Te Deum.

Puis ce furent les visites que rendirent à Henriette, logée au palais épiscopal, les autorités de la ville, et bientôt le flot des présents apportés par les corporations. Aucune des Reines ne fut oubliée. Henriette reçut pour sa part douze bouteilles d'hypocras blanc et clairet très excellent et quantité de gibier tout vif dans de belles cages faites exprès : savoir six cygnes, six paons, six faisans, trois douzaines de perdrix, trois douzaines de tourterelles, six douzaines de cailles, six coqs d'Inde, six chapons, douze ramiers, douze gelinotes, douze étourneaux, trois douzaines de poulets caillerets, trois douzaines de pigeonneaux, douze dindons, douze levreaux, douze lapins, douze lapereaux. Les Picards s'étaient distingués. Ces trois cent cinquante petites bêtes divertirent fort les seize ans de Henriette. Elle les trouva charmantes, mais, sous prétexte que la traversée pourrait leur être malsaine, elle s'empressa d'en gratifier les personnes de sa suite. Le temps se passait en fêtes, promenades dans la citadelle, festins et bals.

Le duc de Buckingham, brillant par la magnificence de ses habits et par sa bonne mine, dansait avec beaucoup d'applaudissement. Il cherchait toujours, sans la trouver, l'occasion de s'entretenir familièrement avec la Reine. Un soir, dans le jardin de la maison qui avait été aménagée pour Anne d'Autriche, car le palais de l'évêque n'était pas assez large pour loger trois reines, Buckingham s'imagina que le moment était venu.

La calme soirée d'été touche à sa fin, déjà la nuit tombe sur le vaste jardin, qui s'étend au bord de la Somme. Assez peu entourée de ses dames, gardée de loin par son écuyer Putange, qui a cru devoir s'écarter par respect, Anne d'Autriche se promène avec Buckingham. Imprudente ou complice, la jeune duchesse de Chevreuse la suit avec le comte de Holland, qu'elle aime éperdument. C'est Holland qui vient d'amener Buckingham dans ce jardin, où la Reine se reposait dans un cabinet de verdure. Malgré l'obscurité naissante, le duc peut admirer une fois de plus les cheveux châtain-clair de la Reine, ses grands yeux bruns, doux et graves, sa petite bouche vermeille. Cette reine de vingt-trois ans, jamais il ne l'a jugée plus désirable. Et lui, le cavalier de trente-trois ans, elle le trouve éloquent, elle le trouve beau et jamais encore elle n'a compris que la belle conversation, qui s'appelle ordinairement l'honnête galanterie, puisse être blâmable. Voici un détour d'allée, une palissade, ils sont seuls quelques secondes... Le comte était hardi, remarque La Rochefoucauld, l'occasion favorable. Soudain la Reine pousse un cri. L'écuyer est auprès d'elle en un clin d'œil. La Reine lui reproche de l'avoir laissée seule. Buckingham a l'air fort embarrassé ; l'écuyer l'arrête, mais bientôt, dans l'ombre, grâce à la foule des dames et des courtisans qui arrivent de tous cités, le duc s'évade, part à l'anglaise.

Ce départ rapide n'en excita que davantage la curiosité et les bruits de cour. Les Mémoires du temps, les récits plus ou moins autorisés répètent et multiplient à l'envi les détails sur l'aventure du jardin. L'histoire cherche à démêler la vérité : on n'a jamais pu dire ce qu'avait osé, ce soir-lit, Buckingham. L'honneur d'Anne d'Autriche demeura sauf : telle est du moins l'opinion de Mlle de Motteville.

Buckingham est bien obligé de quitter Amiens : la Reine mère a décidé qu'on partirait tout de suite. Le 16 juin, après une dernière fête, — le baptême de deux fils et d'une fille de la duchesse de Chaulnes, qui eurent pour parrains et marraines Louis XIII, Charles Ier, Gaston, Marie de Médicis, Anne d'Autriche et Henriette de France, — la nouvelle mariée prit congé de sa mère et sortit d'Amiens par la porte Royale. Elle reçut à une demi-lieue de la ville les adieux des échevins, qui, un genou à terre, lui souhaitaient un règne tout sucré de douceur, tout confit de liesse. Elle reçut enfin les adieux d'Aune d'Autriche, dont le carrosse était arrêté près du sien, une sorte de corbillard surbaissé, muni de rideaux, car la commodité magnifique des carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts n'était point encore inventée. On vit alors Buckingham se mettre à genoux, selon la coutume de son pays, à la portière de la reine de France. Tandis que le public, ébahi devant le spectacle, croyait trouver dans ce prosternement, des marques du regret qu'avait le duc d'avoir trop pressé le départ de la Reine sa maîtresse, le favori enamouré se cachait du rideau pour voiler ses larmes et la princesse de Condé, assise à côté d'Anne d'Autriche, se demandait si la Reine, derrière le rideau, n'avait pas regardé le malheureux avec quelque pitié.

A peine à Boulogne, il voulut la revoir. Le mauvais temps rendait l'embarquement impossible et La Porte, dépêché par d'Autriche, parcourait sans cesse les trente lieues qui séparent Amiens de Boulogne, pour donner et recevoir des nouvelles. Les portes d'Amiens restaient ouvertes toute la nuit dans l'attente du messager de la Reine. Ce va-et-vient stimulait la passion de Buckingham. Un jour, il assura qu'il avait des dépêches du Roi son maitre pour la Reine mère. Munis de ce beau prétexte, le comte de Rolland et lui se mirent en route, tandis que la duchesse de Buckingham, récemment débarquée à Boulogne, se hâtait d'envoyer à la Reine qu'adorait son mari un éventail de plumes.

Encore revenus ! dit Anne d'Autriche à M. de Nogent, qui était dans sa chambre lorsqu'on lui annonça ce retour : je pensais que nous en étions délivrés. Buckingham, raconte La Ville-aux-Clercs, fit demander audience à la Reine mère. Elle lui fut accordée, quoique Sa Majesté fût dans son lit. Il fit demander également une audience d'Anne d'Autriche. La jeune Reine était alitée, car elle s'était fait saigner ce jour-là. Elle jugea prudent de consulter sa belle-mère, avant de recevoir l'audacieux Anglais : Eh ! pourquoi ne le ferait-elle pas ? répondit la veuve de Henri IV, je le fais bien moi-même.

Buckingham fut admis dans la chambre d'Anne d'Autriche. Les princesses et les dames, que la Reine avait eu soin d'inviter en grand nombre à cette audience, le regardaient curieusement faire les trois révérences, lorsque soudain il se jette à genoux. La comtesse de Lannoy, dame d'honneur des plus mûres, lui avance un siège, lui commande de se relever ; il refuse, puis s'adressant à la Reine, lui dit tout haut les choses du monde les plus tendres. Mais elle ne répondit que par des plaintes de sa hardiesse. Avec une colère, feinte peut-être, elle lui ordonna sévèrement de sortir. Il obéit, reparut le jour suivant devant elle, en présence de toute la Cour et partit à la fin, mais bien résolu à revenir en France le plus tôt qu'il lui serait possible.

La rumeur de ces scènes étranges arriva jusqu'au Roi, qui ne tarda pas à disgracier, du moins pour un temps, les principaux domestiques de sa femme. En vain, Marie de Médicis, revenue à Fontainebleau avec Anne d'Autriche, dit au Roi que tout cela n'était rien, que, quand la Reine aurait voulu mal faire, il lui aurait été impossible, y ayant tant de gens autour d'elle qui l'observaient et qu'elle n'avait pu empêcher que le duc de Buckingham n'eût de l'estime et même de l'amour pour elle. Elle rappela de plus quantité de choses de cette nature qui lui étaient arrivées (à elle, la bonne dame) dans sa jeunesse, — et dont, vieillissante, elle concevait sans doute quelque fierté. Ces raisons, explique La Porte, n'éteignirent pas la jalousie du Roi.

Elles n'eussent pas éteint davantage celle de la comtesse de Carlisle[7], qui avait été passionnément aimée du duc de Buckingham. Si l'on ou croit La Rochefoucauld, l'altière Anglaise résolut de se venger d'Anne d'Autriche. Espionne placée par Richelieu eu Angleterre auprès du favori, cite aurait essayé de perdre la reine de France en servant le cardinal : Le duc de Buckingham, raconte l'auteur des Maximes, était galant et magnifique ; il prenait beaucoup de soin de se parer aux assemblées. La comtesse de Carlisle, qui avait tant d'intérêt de l'observer, s'aperçut bientôt qu'il affectait de porter des ferrets de diamants qu'elle ne lui connaissait pas : elle ne douta point que la reine de France ne les lui eût donnés ; mais pour en être encore plus assurée, elle prit le temps, à un bal, d'entretenir en particulier le duc de Buckingham et de lui couper les ferrets, dans le dessein de les envoyer au cardinal. Le duc de Buckingham s'aperçut du vol le soir même. L'auteur, n'en pouvait être que la comtesse de Carlisle : quelques heures encore, et les ferrets seraient aux mains de Richelieu, la Reine perdue. Dans cette extrémité, il dépêcha à l'instant même, continue La Rochefoucauld, un ordre de fermer les ports d'Angleterre et défendit que personne n'en sortit sous quelque prétexte que ce put être, devant un temps qu'il marqua. Cependant il fit refaire en diligence des ferrets semblables à ceux qu'on lui avait pris et les envoya à la Reine en lui rendant compte de ce qui était arrivé. Celle précaution de fermer les ports retint la comtesse de Carlisle et elle vit bien que le duc de Buckingham avait en tout le temps dont il avait besoin pour prévenir sa méchanceté. La Reine évita de cette sorte la vengeance de cette femme irritée et le cardinal perdit un moyen assuré de convaincre la Reine et d'éclaircir le Roi de tous ses doutes, puisque les ferrets venaient de lui et qu'il les avait donnés à la Reine.

Il est difficile d'ajouter foi à cette romanesque histoire, qui probablement courait les ruelles, que le Roi connut peut-être, qu'Alexandre Dumas a développée et rendue populaire. Quoi qu'il on soit, le souvenir de Buckingham pesa pendant tout à règne sur les relations du Roi et de la Reine. Le désir passionné que manifestait le duc de revenir en France, la feigne volonté du Roi de l'en empêcher à tout prix, la jalousie que ressentait le cardinal, gardien vigilant et quelque peu ombrageux de la vertu d'Anne d'Autriche, ces sentiments divers contribuèrent à l'inefficacité de l'alliance dont Richelieu était si fier.

 

A Boulogne, la tempête avait cessé. Le 22 juin, sur le coup de midi, deux cents voiles couvraient la mer, escorte magnifique du navire qui conduisait la nouvelle reine d'Angleterre à son époux. La voici qui met le pied dans une chaloupe : elle est un peu intimidée à la pensée de naviguer sur la mer, car jamais, observe le chroniqueur du Mercure, elle n'a été dans un air si grossier.

Se présentent d'abord les envoyés de Charles, le duc de Buckingham, les comtes de Rolland et de Carlisle, les ambassadeurs de France ordinaire et extraordinaires, le comte de Tillières, le duc de Chevreuse, MM. de La Ville-aux-Clercs et d'Effiat : puis l'innombrable suite française de gentilshommes, de secrétaires, d'écuyers, de valets de chambre, de médecins, de musiciens, &- daines et de femmes de chambre ; le grand aumônier, M. de La Mothe-Houdancourt, évêque de Mende, accompagné des prêtres nombreux autorisés par le contrat, — une armada ecclésiastique, selon l'expression pittoresque et malveillante de Michelet. La chaloupe de la Reine s'est glissée entre les vaisseaux : les rames hautes, elle accoste le Prince, le vaisseau amiral.

Le chroniqueur du Mercure l'a décrit avec la même admiration que les reporters d'aujourd'hui nos palaces flottants : C'était, dit-il, un des plus grands vaisseaux qui se voient sur l'océan, car, pour ne parler des antichambres et cabinets, il y avait trois salles de plain-pied et trois étages au-dessus : ce vaisseau était enrichi, dedans et dehors, de mille peintures et tapisseries. Des concerts et des chœurs s'apprêtaient à charmer les longues heures de la traversée.

La petite Reine emportait comme viatique un affectueux billet de son frère : Ma sœur, lui disait Louis XIII, voici un long voyage pour vous et qui vous durera beaucoup, étant éloignée de moi. Mais deux choses vous peuvent bien consoler : le lieu où vous êtes et l'assurance que je ne vous aime pas moins pour votre absence. Si je ne vous écris plus souvent, je ne laisse de penser à vous et d'être en désir de vous faire connaître mon affection par des témoignages de ma bonne volonté[8].

Trois heures après avoir quitté Boulogne, Henriette débarquait à Douvres. Une chaise l'attendait sur la plage, pour la transporter au château, vieux bâtiment fait à l'antique, dont le formidable donjon se dressait là-haut sur la falaise. Comme on comprenait que l'ancêtre de la Reine, Louis VIII le Lion, eût échoué en 1216 contre pareil bloc de tours ! Et combien ce premier logis parut lugubre à une princesse qui revoyait en esprit les sites riants de Saint-Germain et de Fontainebleau, le luxe harmonieux du Louvre de François Ier et de Henri IV ! Elle pénétra dans un appartement de neuf chambres dont le mobilier désuet ne diminuait pas la tristesse. La Reine, à peine débarquée, commençait à douter des richesses et magnificences d'Angleterre que le comte de Carlisle, le comte de Holland et autres Anglais, qui étaient passés en France lui avaient décrites avec aussi peu de vérité qu'il s'en rencontre au reste de leurs paroles.

Si le château n'était pas gai, le souper fut somptueux. Henriette se mit à table et bientôt au lit, où elle put rêver à ce qu'elle perdait et à ces premiers auspices de sa destinée.

Charles Ier arriva le lendemain. Elle dînait, il ne voulut point qu'on interrompit son repas ; mais elle l'avait entendu. Vive et légère la petite Reine descendit l'escalier en courant. Un homme était en bas des marches, grand, mal habillé, encore plus mal accompagné, la mine triste : son époux. Elle se jette à ses genoux ; il la saisit dans ses bras et la couvre de baisers. A peine dégagée de son étreinte, elle se met à réciter le petit discours qu'on lui avait appris : Sire, je viens en ce pays de Votre Majesté, pour être usée et commandée de vous... Elle n'en put dire plus long et fondit en larmes. Charles s'efforce de la consoler, assure que ce n'est pas un maitre, mais un serviteur qu'elle trouvera en lui.

Cependant, il examinait de la tête aux pieds cette enfant qui lui arrivait à l'épaule. Alors elle comprit. Les ambassadeurs avaient exagéré sa petitesse, le Roi la jugeait plus haute qu'il n'avait pensé, il cherchait des yeux les patins qui sûrement la haussaient. Sa belle-sœur Anne d'Autriche n'en portait-elle pas en 1614, alors qu'elle n'avait que quinze ans : Sire, dit Henriette triomphante et gaie, je m'appuie sur mes pieds et l'art n'y est pour rien : c'est bien là ma taille, ni plus grande, ni plus petite.

Charles l'emmena le jour même à Canterbury. A mi-route, aux dunes de Baram[9], sur les parterres de gazon du jeu de boules, une collation était préparée sous des tentes, une foule de dames attendaient le cortège royal, et la nouvelle Reine dut tenir son premier cercle, ce que les Anglais appellent un drawing-room. Le soir de cette fatigante journée, — il y a douze lieues de Douvres à Canterbury, — on procéda, dans le couvent de Saint-Augustin, au mariage anglican, et, dans le palais de l'archevêque, Mme de Chevreuse donna la chemise à la jeune mariée, qu'elle coucha dans le lit qui servait aux ambassadeurs extraordinaires, — un lit, affirme Tillières, moins infâme  que celui de Douvres. C'est là que vint la rejoindre son époux.

Le lendemain, un courrier chargé de lettres et envoyé par MM. de La Ville-aux-Clercs et d'Effiat, traversait la mer, pour annoncer à Marie de Médicis que le mariage de Leurs Majestés britanniques avait été consommé à leur commune satisfaction.

La nouvelle atteignit Richelieu à Fontainebleau. Le cardinal tenait à son œuvre. Il voulait que Henriette sût plaire à Charles Ier. Il le lui avait fait dire avant le départ d'Amiens, en une admirable lettre de Marie de Médicis qui était une instruction du Père de Bérulle. Bien différent de Napoléon Ier, qui, dictant ses devoirs à son frère Louis promu roi de Hollande, avait adopté cet ordre singulier : d'abord les devoirs envers l'Empereur, ensuite les devoirs envers la France, enfin les devoirs envers la Hollande, le porte-parole de Richelieu avait commencé par ce que Henriette devait à son mari ; mais, très habilement, il en était arrivé à ce qui intéressait le plus le cardinal : Votre qualité de Reine, expliquait-il, vous lie à l'Angleterre et, partant, vous devez désormais en considérer les intérêts ; et, parce qu'un des principaux est d'être inséparablement unie avec ce Royaume, à qui telle union importe également, vous êtes obligée de vous rendre le lien et le ciment de ces deux Couronnes.

Richelieu regardait, en effet, Henriette de France comme une sorte d'ambassadeur intime autrement puissant et stable que les Chevreuse, la Ville-aux-Clercs et d'Effiat. A tous il recommandait les catholiques d'Angleterre, et chacun d'eux avait ses instructions. Pourquoi Charles Ier ne cesserait-il pas de persécuter ces catholiques infortunés, puisque Louis XIII, loin de persécuter les protestants, donne à quelques-uns d'entre eux de grands emplois dans ses armées et ne cherche que la ruine des séditieux et brouillons de son Royaume, à quelque religion qu'ils appartiennent ? De part et d'autre, égalité de traitement, tolérance à l'égard des hommes paisibles, liberté d'action réciproque à l'égard des rebelles. Sur ce dernier point, Richelieu espérait avoir obtenu un avantage qu'il considérait comme capital, car, justement, le parti protestant lui donnait bien du souci.

 

La Valteline, le traité de Monçon, la paix des huguenots.

Il faut maintenant revenir en arrière et suivre dans à détail le long travail diplomatique par lequel Richelieu, après avoir, pour le moment du moins, lié les mains à la politique anglaise, tente de conduire à bonne fin la double négociation qui doit couronner ses efforts sur le continent, en imposant la paix à l'Espagne par crainte de la paix des huguenots, et la paix aux huguenots par crainte de la paix d'Espagne.

Rappelons où en étaient les choses. Le point de départ de la nouvelle crise était dans un coup de force de M. de Soubise, frère du duc de Rohan, ce même Soubise que nous avons vu, en 1621, s'enfermer dans les murs de Saint-Jean-d'Angély et demeurer plus de six semaines sans ouvrir au Roi.

Pardonné. il avait juré de ne plus porter les armes contre son prince. Mais, dès 1622, ce même Soubise, l'infâme Soubise, comme le qualifie, dans ses Mémoires, le cardinal de Richelieu, s'était emparé des Sables-d'Olonne. Puis. voyant Louis XIII fondre sur lui. il s'était, suivant la saisissante image de ces mêmes Mémoires, retiré à La Rochelle, ainsi que les oiseaux craintifs qui se cachent dans les creux des rochers, quand l'aigle les poursuit.

Gracié de nouveau, l'oiseau craintif s'était mué en oiseau de proie. Sentant le grave mécontentement répandu dans le parti réformé du fait des réponses dilatoires du Roi, notamment en ce qui concernait les fortifications de Montpellier et de La Rochelle, il avait, sous prétexte de préparer une expédition au long cours, armé quelques vaisseaux. Au meule moulent, son frère, le duc de Rohan, grand seigneur et grand capitaine, envoyait la duchesse soulever les villes du bas Languedoc.

Marguerite de Béthune-Sully, duchesse de Rohan, fille du ministre de Henri IV, que nous rencontrons en passant, n'était pas une personne ordinaire : frêle mais ardente, bonne épouse mais peu disposée à se contenter d'un seul autour, toujours prèle à se mettre en route sur un signe de son époux, elle eût été, observe Tallemant des Réaux, une femme fort raisonnable en un pays où l'adultère eût été permis ; elle se vantait, d'ailleurs, de ne s'être jamais donnée qu'à d'honnêtes gens et de n'en avoir jamais eu qu'un à la fois ; elle ajoutait qu'elle avait quitté toutes ses amourettes et ses plaisirs, quand les affaires de son mari l'avaient requis. Précisément, en cette difficile conjoncture où les protestants relevaient le front, elle était avec lui à Castres. La tête pleine de desseins infinis, elle tenait assez ordinairement un langage superbe au milieu d'une cour nombreuse et tumultueuse, que la mort de sa belle-sieur, Mlle de Rohan, avait endeuillée pour quelques jours.

La duchesse parut à Nîmes le 26 décembre 1624, en Avignon le 29, à Nîmes pour la seconde fois le 6 janvier 1625, à l'Hôtel des Arènes, où elle reçut les consuls. Pour ne pas perdre une minute, elle voyageait de nuit. Les paysans regardaient rouler dans la campagne, à la lueur des flambeaux, le train lugubre de Mme de Rohan : carrosse noir, traîné par huit chevaux noirs que montaient des livrées noires.

Et voici que les choses s'enveniment à ne plus pouvoir être supportées. Avant la fin de janvier 1625, Soubise est maître de l'île Ré. Le 18, avec douze navires et une flottille de chaloupes, il faisait une entrée victorieuse dans le port du Blavet[10] : six vaisseaux du Roi, dont la Vierge, armée de quatre-vingts canons, et finalement la ville elle-même sont tombés en son pouvoir.

Le duc de Vendôme, gouverneur de Bretagne, mis à la tête d'une armée de répression, ménage d'abord Soubise. Il le laisse calfater et équiper les vaisseaux dont il s'est emparé : la flotte volée navigue le long des côtes et se grossit de tous les vaisseaux qu'elle rencontre. D'inquiétantes rumeurs se propagent : on parle d'une alliance du roi Jacques avec ce Soubise, a qui une flotte anglaise amènerait un redoutable renfort. Et maintenant c'est Rohan qui prend les armes ! A Castres et à Montauban la révolte gronde.

Tel est l'état de la France en cette année où Richelieu arrive au pouvoir. Le Conseil, éperdu, tantôt veut qu'on fasse une paix honteuse avec l'Espagne, tantôt qu'on accorde aux huguenots plus qu'ils ne demandent.

On saisit dans son ensemble ii présent la situation qui a provoqué les longues réflexions de Richelieu. Ces réflexions coïncidaient précisément avec le mariage d'Angleterre et avec les premiers résultats favorables obtenus, dans les affaires de la Valteline, par la politique énergique du cardinal.

Le Roi, en effet, s'est rendu maitre de la Valteline et Gènes est toujours assiégée.

Par contre, aux Pays-Bas, Bréda vient de capituler, sans avoir ruiné, par sa résistance, l'armée de Spinola.

En Allemagne, le roi de Danemark, duc de Holstein. capitaine général du cercle de basse Saxe. intrigue auprès du roi de Suède et du marquis de Brandebourg, en vue de rétablir les princes dépossédés par la maison d'Autriche.

Mais l'Espagne subit aux Indes défaites sur défaites avec des pertes immenses. Épuisée d'argent, elle ne peut compter ni sur la Flandre, ni sur l'Italie, ni sur Gênes, son banquier ordinaire. D'autre part, le roi d'Angleterre se tient pour offensé en ce qui s'est passé à Madrid, au temps si proche encore où il voulait épouser l'infante, et il arme contre l'Espagne une flotte si formidable, qu'on n'en a vu de pareille en deux cents ans[11].

La France, au contraire, se sent bien défendue sur la frontière de Flandre et de Picardie. Ses coffres sont pleins, ses armées prêtes. Elle s'appuie sur des alliances qu'elle peut croire solides : l'Angleterre, ardente comme on l'est toujours au début d'un système nouveau : le duc de Savoie, qui, ayant un cœur de roi et ne l'étant pas de sa naissance, n'a d'autre but que la guerre comme le seul moyen par lequel il le peut devenir aux dépens de l'Espagne ou de ses alliés 0. La diplomatie le Venise fait tout au monde pour ruiner l'Espagne, sa dangereuse voisine' en Italie ; de plus, tous les princes italiens, la veille attachés à l'Espagne, tournent les yeux vers la France, parce que, dit le cardinal, ils suivent toujours la fortune des victorieux. Le Pape lui-même, désireux de voir les Espagnols hors de l'Italie, ne cherche que ses propres intérêts en Valteline. Quant aux protestants d'Allemagne, obligés de jouer leur reste, ils s'y préparent.

Le Roi a-t-il en jamais une plus belle occasion d'augmenter sa puissance et rogner les ailes à ses ennemis ?

Et voici que la rébellion, si dangereuse et, il faut bien le reconnaître, si suspecte du parti protestant, le force à s'arrêter et à réfléchir. Comme pour donner raison à ses appréhensions, un très grand personnage et très catholique, un ami très chaud de la Reine mère, le duc d'Épernon, se livre à une bien dangereuse incartade. Gouverneur de Guyenne, il quitte Bordeaux pour venir camper à deux lieues de Montauban, sur l'abrupte colline de Piquecos. De ce haut poste d'observation, Louis XIII, quatre ans plus tôt, voyait, dans la ville, les protestants se rire des troupes royales qui les assiégeaient. Le duc d'Épernon, aujourd'hui, ne cherche pas à prendre Montauban ; mais il provoque les réformés et attise les premières étincelles de la guerre en faisant le dégât, comme on disait alors. La nuit, les feux allumés par les gastadours empourprent l'horizon de lueurs sinistres.

Aux premières flammes, l'incendie se propage. Soubise, croyant Bordeaux mal gardée en l'absence du gouverneur, sort avec sa flotte de l'île de Ré, son repaire. Il inédite de pénétrer dans la Gironde ; il veut remonter la Garonne, canonner les murailles de Bordeaux, poser le pétard à ses portes, livrer aux flammes les belles maisons des Bordelais. Le voici, il vogue dans l'estuaire. Le 11 juin 1625, des bas marais pleins de joncs et coupés de canaux, petite Hollande tapie sur la rive droite entre Blaye et Royan, les paysans distinguent au loin sur le fleuve la longue ligne blanche de ses soixante-quatorze voiles, au loin, très loin, car Soubise a pour objectif la rive gauche. Il débarque un peu en amont de Pauillac : il s'empare de Castillon-de-Médor, s'établit en force à huit lieues de Bordeaux. La grande cité marchande s'affole : les bourgeois tremblent, la populace attend fiévreusement l'heure d'envahir et de piller les maisons des religionnaires paisibles.

Heureusement, l'énergie de M. de Gourgues, premier président au Parlement de Bordeaux, en impose aux pillards. Ses courriers avertissent le duc d'Épernon près de Montauban et M. de Toiras, gouverneur du fort Louis, près de La Rochelle. Le 22 juin, M. de Toiras arrive à Blaye, traverse la Gironde, large d'une lieue, en vue des navires huguenots et contraint Soubise à quitter la place. Soubise, laissant quelques troupes dans Castillon-de-Médoc, se retire sur ses vaisseaux, gagne la mer et va mouiller dans le port de Saint-Martin-de-Ré.

L'injure est grave, mais le Roi n'a pas de vaisseaux équipés pour courir sus au rebelle. Richelieu, par une forte dépêche, arrache aux Hollandais le secours de vingt vaisseaux qu'ils lui doivent. Il revendique, en outre, le droit d'embarquer des équipages français sur les navires que le roi d'Angleterre lui a promis. On peut le croire prêt.

Mal sûr, au fond, de ses propres forces, sous main il négocie avec les protestants. Au lieu de combattre des Français sur les côtes de l'Aunis, ne vaudrait-il pas mieux employer les vaisseaux disponibles contre les Espagnols, sur la côte de Gènes, secourir Lesdiguières, qui commanderait l'armée d'Italie ? Lesdiguières, de son côté, a dépêché M. de Bellujon à Rohan, à Soubise, aux villes du Languedoc, à La Rochelle, pour leur conseiller la paix. Bellujon est persuasif, ses interlocuteurs s'humanisent et le Roi leur permet d'envoyer des députés à la Cour. Nous avons déjà indiqué ce qui devait sortir de cet étonnant imbroglio.

Curieux tableau que celui de ces liants personnages, bis Fuit autre siècle et un peu fatigués de leurs longues ambitions maintenant satisfaites. D'abord ce Lesdiguières, qui a payé d'une conversion aisée le titre de connétable et qui prend, non sans quelque ironie, l'allure d'un bon serviteur des Rois, — quoique toujours un peu suspect. Avec sa grande taille, son grand âge, ses grands services, ce petit gentilhomme était devenu une manière de souverain du Dauphiné : on l'appelle le Roi-Dauphin[12].

Un autre ami de Henri IV, qui a serré plus d'une fuis Louis XIII enfant sur .sa barbe grise, un autre huguenot d'État, Jacques-Nompar de Caumont, seigneur de La Force en Périgord, conseille plus nettement encore aux protestants de faire la paix. Laissé pour mort à la Saint-Barthélemy, défenseur victorieux de Montauban contre Louis XIII lui-même, le voilà devenu lui aussi, après une longue carrière de confesseur de la Religion, bon serviteur du Roi ; avec le duc de Chaulnes, son ancien adversaire de Montauban, il commande l'armée de Picardie. Il est maréchal de France : Louis XIII lui a donné le bâton que lui avait promis Henri IV. Cet homme de guerre, dont la figure ressemble à celle du bon Roi — yeux énergiques et spirituels, fines moustaches et barbe en pointe, long visage sabré de rides —, condamne désormais toute rébellion. La Force dit hautement qu'il aimerait mieux endurer le fagot, que de consentir à une vie si éloignée de celle de chrétien ; il conseille un bon accommodement, qui n'empêchera pas ses coreligionnaires de requérir davantage en une autre saison.

Richelieu se sent appuyé, en somme, par tous les gens de raison ; malgré l'audace et le crime de Soubise, qui méritèrent un châtiment exemplaire et non aucun pardon, il conseille au Roi une ferme indulgence : Sa Majesté peut se contenter de recevoir, pour le moment, des satisfactions qui soient suffisantes au public. Elle pourvoira aisément plus tard à tous ces désordres, Rohan et Soubise paraissent eux-mêmes venir à résipiscence. Ils parlent de se soumettre et de démolir les fortifications élevées dans les îles d'Oléron et de Ré. Le premier demande à être envoyé par terre, avec six mille hommes et cinq cents chevaux, auprès du connétable de Lesdiguières. Il serait payé des cent cinquante mille écus dont l'avait gratifié, — sur le papier seulement, — le traité de Montpellier (1622) et il seconderait le connétable devant Cènes. Le désir de Soubise serait de rejoindre son frère par le détroit de Gibraltar avec les vaisseaux volés au Roi, avec ses prolu.es vaisseaux et ceux qu'il trouverait dans le port de La Rochelle. Tous deux continuent à exiger, bien entendu, la démolition du fort Louis, qui tient La Rochelle sous ses canons.

Richelieu conseillait au Roi d'employer le duc de Rohan contre Cènes, en ne lui laissant d'ailleurs que deux mille hommes ; il ne regardait pas à l'argent pour faire rentrer dans le devoir ce redoutable soldat. En ce qui concernait Soubise. Richelieu estimait contraire à la dignité du Roi de lui permettre de conduire sur les côtes de l'Italie les vaisseaux volés, à moins que l'on n'y embarquât des équipages royaux. Somme toute, on pouvait s'entendre et c'était le désir du cardinal.

Mais les premiers efforts des négociateurs échouèrent sur la question du fort Louis. Impossible de consentir à la démolition : le Roi paraitrait céder à la violence et la gratitude des habitants de La Rochelle n'irait qu'à MM. de Rohan et Soubise. Richelieu eut recours à un subterfuge : Sa Majesté autoriserait M. de Lesdiguières à promettre aux Rochelais de venir à Fontainebleau lui exposer leur désir. dès que les circonstances extérieures seraient moins pressantes et qu'ils auraient exécuté toutes les conditions du traité. Or le cardinal songeait à deux choses : l'exécution du traité traînerait des années entières et le grand âge du connétable, — quatre-vingt-trois ans, — donnait lieu de prévoir plutôt sa fin que celle de cette affaire. A cette pensée, un sourire de satisfaction dut plisser le visage triangulaire de Richelieu.

Les députés de la Religion ne veulent rien accepter sans en avoir référé à MM. de La Rochelle et au duc de Rohan, qui en réfère lui-même aux Églises du haut et du bas Languedoc. La Rochelle est dans l'incertitude. La Cour se croit assurée d'une paix prochaine, à tel point que le duc de Montmorency, amiral de France, ne se presse pas de rejoindre son poste et de prendre le commandement de la flotte combinée franco-hollandaise, qui l'attend sur la côte poitevine.

Soubise, éternel boutefeu, monte les esprits au sujet de la présence, à proximité de La Rochelle, de cette Botte de trente grands navires, que rallieront vingt-deux navires olonnais ; il signe une trêve avec l'amiral hollandais Haultain de Zœte : l'un et l'autre s'engagent à s'abstenir de tout acte d'hostilité jusqu'à la conclusion de la paix ; l'un et l'autre fournissent des otages à l'adversaire. Quant à l'amiral français Martin, il se méfie et ne signe pas.

Méfiance justifiée. Le 16 juillet 1625, à onze heures du matin, Soubise, en vrai pirate, sort du port de La Rochelle avec trente-deux navires de toutes tailles. Le vent et la marée les poussent en moins d'une demi-heure sur la flotte de !huitain. Soubise commence lx canonnade. Les Hollandais répondent ; mais un brûlot incendie les vaisseaux du vice-amiral Dom ; quatre navires de l'amiral Haultain sont pris ou coulés et l'amiral lui-même a brûlé le reste de sa flotte dans la rade d'Aiguillon, à l'embouchure de la Sèvre niortaise. Soubise essaye alors de détruire la flotte de Mantin, mais celui-ci était sur ses gardes. Il ne laisse pas approcher le brûlot qu'ou lui destine. C'est lui maintenant qui donne la chasse aux vaisseaux de Soubise et les canonne. La poursuite dure plusieurs heures et se prolongerait, si le vent ne tournait soudain : il faut virer de bord, gagner quelque rade. Mantin pénètre dans le Pertuis d'Antioche, trouve les vingt-deux vaisseaux olonnais et jette l'ancre dans la rade d'Olonne. Soubise se réfugie à Saint-Martin-de-Ré, à Chef-de-Baie, pointe qui limite au nord-ouest l'avant-port de La Rochelle.

 

Les trois mille coups de canon tirés au cours de la bataille n'ont pas empêché les négociateurs de continuer les pourparlers. À La Rochelle, à Fontainebleau, on cause. Le cardinal, incommodé par une de ces migraines qui le font traîner, comme il le dit, des deux ou trois mois, — indices révélateurs d'un tempérament malsain, dont, à la longue, il devait mourir, repose au château de Courance, près de Fontainebleau, puis au château de Limours. De sa chambre de malade, il suit l'affaire avec passion : il craint que le Roi ne se laisse influencer par les cabales qui travaillent la Cour ; il écrit à Marie de Médicis ; il la supplie de recommander à Louis XIII un secret impénétrable : J'ai découvert, assure-t-il, comme il y a des gens qui veulent abondamment la guerre contre les huguenots, sans regarder si le temps y est commode ou non ; il y en a une cabale d'autres qui veulent embarquer le Roi à la guerre contre l'Espagne et à la paix avec lesdits huguenots, sans considérer si c'est le bien du Roi ou non, et ai de grands arguments de croire, pour des raisons que je ne puis pas écrire, mais que je dirai au Roi et à Votre Majesté, de bouche[13], que l'homme qui avertit de chez l'ambassadeur d'Espagne, peut être soufflé par telles gens[14].

Le cardinal n'ignore pas combien Louis XIII est jaloux de son autorité royale. Les Rochelais, irrités de ne pas obtenir la démolition du fort, continuent à parler de guerre. Le cardinal craint que le Roi ne se dégoûteet ne rompe. Il envoie Bellujon au-devant des députés qui reviennent de La Rochelle à Fontainebleau. Il faut, avant tout, les empêcher d'apporter à Louis XIII une réponse insolente. Bellujon les arrêtera dans Étampes ou dans Orléans ; il s'empressera d'écrire à la Cour et de gagner La Rochelle ; il rassurera la Cour sur les intentions de la ville, la ville sur les intentions de la Cour.

Ce que le cardinal veut surtout, c'est gagner du temps ; il espère que les Anglais, croyant la paix des réformés toute proche, ne craindront plus de voir employer contre leurs coreligionnaires les navires qu'ils sont sur le point de prêter au Roi.

Juste calcul : les bruits qu'il a semés se colportent jusqu'en Angleterre ; les navires attendus arrivent ; des équipages de soldats français remplacent les équipages britanniques ; les vaisseaux anglais vont rejoindre la flotte française.

Le septembre 1625, à la tête de soixante-six vaisseaux, le duc de Montmorency quitte la rade d'Olonne. Pour être plus sûr de Haultain, il monte le vaisseau de l'amiral hollandais. Il cherche la flotte de Soubise. Avant appareillé vers onze heures du soir, il la découvre à cinq heures du matin dans la Fosse de Loix, rade qui échancre l'île de Ré à une lieue de Saint-Martin, à sept du port de La Rochelle.

La flotte de Soubise est protégée par un banc de sable que les grands vaisseaux du Roi ne peuvent approcher sans perdre. Montmorency s'avance cependant : il fait commencer la canonnade ; puis il commande à Toiras de descendre dans l'île avec trois mille hommes. Soubise y court ; il est battu, il fuit, laissant pour gages, constatent dédaigneusement les Mémoires de Richelieu, son chapeau et son épée, qui lui tombent en fuyant.

Conduit par M. de Treslebois, il s'efforçait de gagner une crique. Une chaloupe y était cachée, seul espoir de salut, car une partie des navires protestants s'était retirée à Oléron et l'autre demeurait, à marée basse, échouée sur les sables de la Fosse de Loix. La chaloupe permit à Soubise d'aborder dans l'île d'Oléron.

Le lendemain, Guiton, maire de La Rochelle, qui commandait les navires échoués, réussit à les remettre à flot. Ce débris de flotte essaie de rentrer dans le port de La Rochelle. Montmorency l'en empêche. Neuf vaisseaux sont pris, vingt-deux s'échappent et se dispersent. Le plus beau de tous, la Vierge, entouré par quatre vaisseaux du Roi, se fait sauter avec les agresseurs accrochés à ses flammes.

Soubise, attaqué dans l'île d'Oléron, n'a d'autre ressource que de cingler vers la Manche avec huit ou dix navires qu'il a ralliés. Le port de Falmouth est son refuge, un refuge que ne tarde pas à bloquer la flotte française lancée à sa poursuite.

 

Le légat du Pape, François Barberini, cardinal-secrétaire d'État et neveu d'Urbain VIII, venu en France pour régler l'affaire de la Valteline, se trouvait à Fontainebleau, lorsque l'on apprit In victoire du duc de Montmorency. L'envoyé du Saint-Père avait été reçu à Paris avec les plus grands honneurs, logé magnifiquement à Fontainebleau, entre l'un des pavillons et l'escalier de la cour du donjon, à quelques pas de la chambre du Roi, dans un appartement réservé d'ordinaire aux princes du sang ou à des personnes royales. Mais, comblé d'honneurs, il n'obtenait rien. Ce N'était pas, d'ailleurs, chose facile de le satisfaire. Que d'intérêts contraires se heurtaient dans cette étroite vallée de la Valteline que se disputaient les puissances et qui faisait l'objet de sa mission !

En 1621, le traité de Madrid, conclu entre Philippe IV et Louis XIII, avait, — du moins sur le papier, — rendu la Valteline aux Grisons et rasé les forts élevés dans la région par les Espagnols ; il y avait autorisé, à l'exclusion de tout autre, le culte catholique. L'Espagne était restée maitresse des forts qui commandaient le pays, et les Grisons n'avaient toujours pas la Valteline.

En 1623, la France, le duc de Savoie, la République de Venise, inquiets de voir se prolonger une situation si favorable à l'Espagne, s'étaient engagés par traité à remettre la Valteline sous la puissance des Grisons. C'est alors que l'Espagne avait proposé de confier les forts au Saint-Père, jusqu'à ce qu'un nouveau traité eût réglé la question. Grégoire XV était mort en possession du gage. Son successeur Urbain VIII était d'avis de laisser à l'Espagne les passages, aux Grisons un fantôme de suzeraineté, à Philippe IV et à Louis XIII le soin de protéger les Valtelins.

Richelieu déclina ces propositions : les accepter, c'était reconnaître le Pape comme chapelain de Vienne et de Madrid.

D'autre part ; on avait armé, nous lavons dit, une expédition contre Gènes, dont la banque et le port étaient à la disposition de l'Espagne. Et Louis XIII, eu même temps. avait fait savoir au Saint-Siège que, pour ne pas avoir à combattre les soldats du Pape, il conseillait de rendre les forts à l'Espagne : ce qui impliquait une rupture prochaine avec cette puissance. Urbain VIII ne s'exécutant pas assez vite, le marquis de Couvres, à la tête d'une armée française, s'était saisi des forts et avait chassé la garnison avec les marques du plus grand respect. Au même moment, le connétable de Lesdiguières, uni au duc de Savoie, avait mis le siège devant Gènes.

Soudain, voilà que de virulents pamphlets engagent une guerre de plume contre la France ! Les Mysteria politica et l'Admonitio déclarent crime de lèse-majesté divine et humaine toute guerre entreprise en faveur de la Hollande, du Palatinat, de la Savoie, de Venise, contre l'Espagne, la Bavière, Gènes, la Valteline et traitent le premier ministre de Louis XIII de cardinal boutefeu[15]. Celui-ci prépare, en silence, des armes plus redoutables.

 

C'est dans ces conjonctures que le légat du Pape était arrivé à Paris avec la dispense pour le mariage de Henriette, le 21 mai 1625. Il avait réclamé en même temps, avec insistance, que les forts de la Valteline fussent remis entre les mains du Saint-Père. Richelieu fait la sourde oreille. Les lettres adressées par Louis XIII à son ambassadeur auprès du Saint-Siège prescrivent de tenir au Pape un langage énergique : Vous lui représenterez, qu'outre que ses longueurs m'ont porté à pardonner aux huguenots, qu'autrement j'eusse mis en état de ne pouvoir plus faire de mal, il me contraint de m'unir avec les Anglais et toutes sortes de protestants.

Le cardinal sent le besoin de s'appuyer sur l'opinion. Il conseille au Roi de convoquer une Assemblée des notables, dont l'avis est connu d'avance : le vieux gallicanisme ne s'endort jamais. Le nonce juge plus digne d'aller attendre les événements au château des Papes, en Avignon. Devant l'Assemblée, Richelieu, maitre de soi-même et de son sujet, prononce une de ces belles harangues où l'on trouve des arguments qui sont des faits et des avis qui sont des ordres[16].

Les Espagnols avaient grand besoin de la paix, Richelieu n'ignorait pas qu'ils espéraient l'obtenir, avec un succès raisonnable, par la diplomatie du légat. Déçus, ils signent, au printemps de l'année 1626, le traité de Monçon, qui tranche la question en faveur de la France : le couloir de la Valteline sera fermé à l'Espagne et les forts espagnols seront démolis ; les Grisons ne garderont de leur suzeraineté que le droit de lever sur les Valtelins un tribut annuel de vingt-cinq mille écus et la religion catholique sera seule pratiquée en Valteline. Ce traité de Monçon va devenir un des éléments de force de la politique française.

L'Angleterre, Venise, les Grisons, la Savoie, qui n'ont pas été consultés, poussent les hauts cris. Le Savoyard crie plus fort que les autres, parle de prodigieuse trahison. Richelieu leur jette à tous un os à ronger : l'envoi d'une ambassade extraordinaire. Et, comme le duc de Savoie est le plus bruyant, sinon le plus dangereux, l'ambassadeur fait briller à ses yeux le titre de roi, que le cardinal promet de demander à la Cour de Rome.

Finalement, des divers alliés de la France, les plus mécontents restent les Anglais. Les ambassadeurs d'Angleterre avaient appris à Paris la signature du traité de Monçon. C'était pour eux un coup de tonnerre. Plus de guerre, plus de conflit entre la France et l'Espagne. Alors, à quoi bon l'alliance ?

La politique pleine d'industrie de Richelieu remportait un autre succès. La Rochelle venait de se soumettre. Le 5 février 1626, elle s'était engagée à rétablir la forme de gouvernement qui était la sienne en 1610 ; elle recevait un commissaire du Roi : elle renonçait à armer des navires de guerre : elle restituait les biens ecclésiastiques, accordait aux catholiques la liberté de conscience, démolissait le fort Tadon, qu'elle avait élevé pour sa défense. En revanche, le fort Louis, son éternelle inquiétude, demeurait et le Roi se contentait d'assurer que ce fort n'entraverait aucune des libertés municipales.

Le cardinal avait réussi : il avait fait ses preuves : le Roi s'attachait à lui ; ses adversaires étaient confondus de sa chance et de sa force, soudainement appuyée sur un réel concours de l'opinion. Cependant le cardinal tenait lui-même son action en bride, selon une de ses expressions familières. La double paix était faite. Il pesait à la fois les avantages et les inconvénients de cette paix : La Rochelle, quasi indépendante, serait toujours regardée par les grands comme une citadelle à l'ombre de laquelle ils pourraient témoigner et faire valoir impunément leur mécontentement : de même le parti dévot lui reprocherait amèrement de n'avoir pas achevé une ruine qui semblait si aisée.

Mais le cardinal, rappelant à Louis XIII les fureurs de la Ligue, lui signalait le danger d'une trop rigoureuse répression : Les zélés, levant les épaules avec un soupir entrecoupé, disait-il, feront plus de mal à la réputation des hommes avec les grains de leur chapelet que les plus puissants monarques du monde avec les boulets de leurs canons à la vie de ceux qui sont exposés[17]. Ce n'est pas qu'il craigne la calomnie : elle ne durera qu'un mois ; le bon succès, obtenu au dehors, l'étouffera incontinent. Le sage ministre ne faisait pas la faute que devait commettre deux siècles plus tard Napoléon, de se battre à la fois en Espagne et en Allemagne : Quiconque, disait-il à Louis XIII, entreprend deux grandes guerres à la fois, se confie plus à son bonheur et à sa fortune qu'à sa conduite et à sa prudence.

Maintenant que deux traités avantageux avaient scellé la paix protestante et la paix espagnole, le cardinal allait s'efforcer de persévérer dans la même politique, à égale distance de l'un et l'autre extrême. Du premier coup, il donnait la preuve de cet admirable équilibre de l'esprit qui était le trait marquant de son génie : Il n'ignorait point, constatent ses Mémoires, que, faisant faire la paix avec les huguenots et leur témoignant quelque inclination à les favoriser auprès du Roi, il ne s'exposa à se mettre en mauvaise réputation à Rome. Mais il ne pouvait venir par autre voie aux fins de Sa Majesté. Sa robe le rendait suspect aux huguenots. Il était donc nécessaire qu'il se conduisît en sorte qu'ils crussent qu'il leur était favorable.

Ne cessant jamais de négocier, fût-ce avec ses plus mortels ennemis, le cardinal avait justifié sa maxime : Les meilleurs négociateurs sont ceux qui marchent franchement et se servent de la bonté de leurs esprits pour s'empêcher d'être surpris. Espagnols, protestants, Anglais, Richelieu avait conduit ses adversaires et même ses alliés vers le but qu'il se proposait pour le bien de la France.

Il est vrai que, dans la grande île britannique, les catholiques n'obtiennent pas une entière satisfaction. Mais était-ce bien l'objet principal de la décision prise en faveur du mariage d'Angleterre ?

 

Henriette de France à Londres.

Henriette de France était la première victime de cette politique d'État. Tillières avait surpris sa première désillusion, dès qu'elle avait unis le pied sur le sol de l'Angleterre, en ce triste château de Douvres, où son époux était venu la recevoir : Elle trouva, raconte l'ambassadeur, qu'elle s'était trompée au corps ; l'ayant un peu entretenu, elle jugea qu'elle l'était encore davantage en l'esprit. Pourquoi ce roi-gentilhomme, de goût délicat, de belles manières, bien différent du cuistre couronne qu'était son père, commençait-il par faire un affront à sa jeune femme ? Au départ de Douvres, dès avant la nuit de noces, il avait exigé que Mme de Saint-Georges[18], la sage dame d'honneur que Marie de Médicis avait placée auprès de sa fille, descendit du carrosse de la Reine, où n'avaient pris place que des Anglaises protestantes. Henriette, se voyant comme étrangère au milieu de ce carrosse de ladies, s'était mise à pleurer. Ses larmes n'auraient eu aucun pouvoir sur son époux sans l'intervention des ambassadeurs de France. Douleur enfantine, que le grave Tillières estimait exagérée, mais qui laissa Henriette dans un sentiment de vague tristesse.

Sa mélancolie n'était pas dissipée le soir du deuxième jour, lorsqu'elle atteignit, à l'embouchure de la Tamise, à Gravesend, le château de la duchesse de Lennox ; elle n'était pas dissipée le lendemain, lorsqu'en vue de la flotte pavoisée qui tirait en son honneur quinze cents coups de canon, elle s'embarqua sur la Tamise couverte des barques de la noblesse d'Angleterre et du commerce de Londres. Le cœur gros, elle s'installa près de Charles, dans la confortable chambre d'un vaste bateau plat à voile carrée, la barge royale : Tout le voyage jusqu'à Londres, constate l'ambassadeur de France, fut du même air. Le curieux spectacle qui se déroulait de chaque côté du navire, les maisons de campagne qui embellissaient les rives, les entrepôts qui ne tardèrent pas à les encombrer, annonçant l'approche de la capitale, la forêt de mâts qui couvrait plusieurs milles, rien ne déridait la Reine. Le ciel d'ailleurs était lourd et menaçant. Nul divertissement, nulle gentillesse à l'arrivée de Henriette, saluée seulement par l'artillerie de cent vaisseaux de guerre, le fracas des bottes et le canon de la Tour. Elle regardait d'un œil terne et rêveur la sombre et massive silhouette de cette Tour, les fines flèches des églises, les hautes façades des palais émergeant de l'immense ville qui s'étendait le long du fleuve : maisons entassées à perte de vue, amas de bois et de plâtre, méchantes petites fenêtres, étages bas, qui allaient en élargissant les uns sur les autres, tout cela de travers et paraissant prêt à trébucher[19]. Dans la plupart de ces logis, mie hôtesse redoutable : la peste. Ce qui rendait l'arrivée plus triste encore, c'était la pluie, une pluie chaude et torrentielle novant la ville.

En dépit de l'averse, d'innombrables barques, drapées de riches étoffes, se mirent à faire cortège au navire du Roi. Les spectateurs, massés, malgré le mauvais temps, sur les pontons qui se pressaient le long de la rive, se montraient les uns aux autres, à l'intérieur de la barge royale, les deux époux vêtus de vert[20]. Les acclamations montèrent du rivage et Henriette, enfin tirée de sa rêverie, tendait les mains par les fenêtres ouvertes, pour répondre à ces acclamations. Le navire s'avançait vers le pont de Londres, pont gigantesque de vingt arches, dont l'une s'ouvrait pour laisser passer les grands vaisseaux et dont les dix-neuf autres supportaient une véritable rue bordée par les maisons de quelques riches marchands. La Reine dut remarquer, spectacle fort peu réjouissant, une quarantaine de têtes de morts, — toutes de qualité, — que le bourreau avait tranchées jadis à la suite de diverses insurrections. Mais déjà le navire franchit le pont. Il jette l'ancre devant Somerset House, dont le jardin finit à la rivière. — ce Somerset House que le lord protecteur du même nom avait commencé en 1549, trois ans avant d'être décapité, et qui, devenu propriété de la Couronne, avait été la résidence de la feue Reine. Henriette met le pied sur le rivage, toute menue à côté du Roi, qui semble joyeux : Elle parait si jeune, dit un spectateur, qu'elle peut encore grandir.

Elle peut encore s'étonner. Étonnement à Somerset House, où le Roi la conduit, devant le grand lit de parade qu'on a préparé pour elle, si antique, — c'est un de ceux de la reine Élisabeth, — que les courtisans les plus vieux ne se souviennent point d'en avoir jamais vu la mode de leur temps. Étonnement douloureux, lorsqu'elle apprend le soir que l'on a, — don étrange de joyeux avènement, — recommencé les cruautés contre les catholiques, rempli les prisons de leurs personnes les encans de leurs meubles et le fisc de leurs biens[21].

Cependant la peste dévorait catholiques et protestants : plus de sept mille en une semaine. La Cour s'enfuit à Hampton Court, le vaste château de briques, aux murailles crénelées, qu'avait bâti, un siècle plus tôt, le cardinal Wolsey, puis à Nonsuch, Woodstock près d'Oxford, où devait s'ouvrir le Parlement. Tristes noces présageant un triste règne. Cependant Henriette recevait cet optimiste billet de son frère : Votre lettre du mois passé me confirmant l'avis qui m'avait été donné de votre doux et favorable passage en Angleterre renouvelle la joie très grande que j'en ai reçue. J'espère d'un si bon commencement toutes choses heureuses en leurs suites[22].

 

Le cœur envenimé du favori.

Le duc de Buckingham tremblait que le crédit de la Reine ne ruinât le sien. A Hampton Court, il tenta d'épouvanter Henriette : Elle serait la plus malheureuse princesse de la terre, si elle ne voulait vivre avec plus de gaieté avec le Roi. Quant il lui, il savait bien qu'elle lui voulait mal ; mais cela lui était indifférent, pourvu qu'il eût en la bonne grâce de son maître. Il revenait le lendemain et la priait de remplacer ses dames du lit, Mmes de Saint-Georges, de Tillières et de Cipierre, par des dames qu'il avait choisies, la duchesse de Buckingham, sa femme, la comtesse de Denbigh, sa sœur, la marquise de Hamilton, sa nièce. La fille de Henri IV avait tout le charme de son père, quand elle était de bonne humeur. Ce qu'elle ne perdait jamais, c'était son esprit et sa résolution. Elle répondit par un refus. Buckingham insista ; les ambassadeurs de France s'en mêlèrent, le grand aumônier aussi. Buckingham, finalement rebuté, ne s'en montra que plus odieux.

Le favori demande au Parlement des lois nouvelles contre les catholiques. Le Parlement, qui le hait, répond qu'il faut garder les promesses que l'on a faites à Sa Majesté Très Chrétienne et, si elles sont contraires au bien et aux lois de l'État, châtier ceux qui les ont accordées. Battu de ce côté, le favori revient importuner la Reine à Titchfield, d'autant plus insolent que le Roi chasse aux environs de Newforest et ne paraîtra à Titchfield que le samedi. Un jour, Buckingham annonce à Henriette qu'elle ne sera plus traitée en reine, mais comme elle le mérite : elle répond avec douceur qu'elle trouvera bon tout ce qui lui viendra de son époux. Un autre jour, il lui reproche de vivre en petite demoiselle et non pas en reine. La réplique de Henriette n'est pas moins douce : quand le Roi son mari n'approuvera pas sa conduite, il n'aura qu'a le lui dire, elle la réformera le lendemain. Un autre jour enfin, Charles arrive en personne, mais c'est Buckingham qui parle par sa bouche : Le duc de Buckingham, commence-t-il, et le marquis de Hamilton m'assurent que, si vous étiez leur femme, ils useraient de leurs droits de maris plus souvent que je ne le fais... Henriette aussitôt d'assurer que les volontés de son époux sont les siennes : elle le prie seulement de les lui faire connaitre lui-même : ce qui désarme le ministre et enchante le Roi[23].

Buckingham subitement change de style et devient, à l'égard de la Reine, le plus galant des serviteurs : ce ne sont que bals, musiques, divertissements, propos civils et gracieux. Il semble vouloir la conquérir ; il ne cherche qu'à la duper, pour la mieux desservir auprès du Roi, qu'il veut posséder uniquement.

Les incidents se multiplient : c'est la comtesse de Denbigh qui fait dire le prêche dans la salle des gardes de la Reine, de sorte que la Reine offensée se précipite hors de son appartement avec ses filles d'honneur et trouble la fête ; c'est le ministre de la paroisse qui prétend — pure calomnie, — que deux valets de la maison de la Reine, occupés à tirer de petits oiseaux dans un verger, ont essayé de le tuer à coups d'arquebuse sur un banc de son jardin : c'est Charles lui-même qui veut régler selon le bon plaisir de son favori la maison de sa femme.

Tillières dépêche le Père de Bérulle au cardinal ; le cardinal dépêche un ambassadeur extraordinaire, M. de Blainville, au roi d'Angleterre. Peine perdue : Buckingham, à la veille d'aller sur le continent signer un traité avec les Hollandais et plein de l'espoir de passer en France, où l'appelle son amour, paie de bonnes paroles l'ambassadeur extraordinaire. Mais, quand il revient à Londres, toujours dévoré du désir de se rendre à Paris, l'ambassadeur lui répond qu'il n'y sera reçu que s'il exécute les articles du contrat de mariage impudemment violés.

Difficulté nouvelle : le Roi veut être couronné ; la Reine ne veut pas l'être à cause des cérémonies anglicanes, dont le Roi ne consent pas à la dispenser. Le couronnement a lieu sans elle.

Le Parlement va s'ouvrir dans quelques jours. Le défilé des pairs et des députés gagnant Westminster à cheval sera bien curieux. Henriette fait préparer la grande salle de Whitehall, pour y assister des fenêtres qui donnent sur le passage du cortège, mais Charles préfère qu'elle s'installe aux fenêtres de la comtesse de Buckingham, mère de son favori. Elle se dispose à obéir. Malheureusement il pleut. Craignant gâter sa coiffure elle demande la permission de rester au palais et l'obtient non sans peine. Ce n'est point là ce que voulait Buckingham ; il comptait que le Parlement, apercevant Henriette aux fenêtres de sa mère, le croirait dans les bonnes grâces de la Reine. Buckingham gourmande Charles ; il se fait envoyer à Whitehall et gourmande Henriette. Sur le conseil de M. de Blainville, Henriette se rend chez la comtesse de Buckingham. Alors le favori, que l'intervention de l'ambassadeur a mis au comble de l'irritation, se plaint à son maître et la Reine reçoit l'ordre de se retirer. Charles, un peu plus tard, la trouve seule dans sa chambre ; il exige qu'elle implore son pardon : et comme elle le conjure de lui dire en quoi il se peut tenir pour offense : — En ce que, répond-il, vous m'avez assuré qu'il pleuvait, quand je vous ai dit qu'il ne pleuvait pas.

Les moindres actions de la Reine sont condamnées : sa religion et sa patrie sont ses crimes. Henriette vient-elle de Hampton Court visiter incognito les magasins de Londres et se permet-elle d'y faire quelques emplettes : la duchesse de Chevreuse, passionnée pour les sports comme une Anglaise de nos jours, traverse-t-elle la Tamise à la nage ; les Anglais d'alors, qui aiment l'étiquette et ne peuvent souffrir les baignades, murmurent avec dédain : Voilà bien ces manies françaises.

Buckingham incline de plus eu plus à renvoyer en France la maison de la Reine. Il conseille à Mme de Saint-Georges de pousser Henriette à mieux vivre avec Charles ; il promet de pousser Charles à mieux vivre avec Henriette. La Reine, heureuse d'avoir recouvré les bonnes grâces de son époux et croyant en avoir obligation aux conseils de Buckingham, fait meilleur visage au favori. Le bellâtre, enhardi, lui parle aussitôt d'amour. Dédaigné, il se venge : il persuade le Roi que la Reine ne s'est montrée plus complaisante que pour obéir à Mme de Saint-Georges ; il confie à Mme de Saint-Georges que le Roi se plaint de ce que la Reine vit avec trop de retenue quand ils sont couchés ensemble ; Mme de Saint-Georges répond qu'elle ne se mêle pas des choses qui se font dans le silence de la nuit. Mais Buckingham se garde bien de transmettre cette réponse à son maitre : dès que Mme de Saint-Georges, assure-t-il, a connu la froideur de la Reine, elle a promis d'y remédier.

Un matin, à son lever, Charles, ayant trouvé Henriette moins réservée que de coutume, envoie quérir son favori et lui annonce triomphalement que les conseils de Mme de Saint-Georges ont porté leurs fruits. Buckingham perfidement s'étonne : est-il possible que le Roi garde auprès de sa femme une dame du lit qui possède un tel empire sur l'esprit de sa maîtresse ?

Charles n'est malheureusement que trop facile à exciter contre Mme de Saint-Georges. N'a-t-il pas écrit à Marie de Médicis : C'est elle qui, blessée de ce que je lui ai refusé de monter en carrosse avec nous, parce qu'il y avait là des dames d'un rang plus élevé, a mis ma femme en mauvaise humeur contre moi[24].

D'après un récit de l'infortuné Roi lui-même, on peut se faire une idée de leurs duos d'amour. Les voici au milieu de ce silence de la nuit dont parlait Mme de Saint-Georges : le Roi est couché ; la Reine lui met dans la main une liste des gens qu'elle a choisis comme intendants de ses revenus, et presque aussitôt la querelle éclate : Pour ce qui est des Français, dit le Roi, il m'est impossible de les y admettre. — Mais, observe la Reine, ils ont des brevets signés de la Reine ma mère et de moi. — Il n'est pas en votre pouvoir, reprend Charles, ni en celui de votre mère, de désigner personne pour ces emplois sans ma permission. — Gardez donc vos terres pour vous, réplique Henriette, j'aime mieux toucher sous forme de pension les sommes que vous trouverez convenables. — Oubliez-vous à qui vous parlez ? Je suis la plus misérable des femmes, puisqu'on me refuse de pouvoir donner des terres à mes serviteurs ; me croit-on de si mince qualité qu'on puisse me traiter de la sorte ?[25]

L'attitude froide et autoritaire de Charles, dans les scènes de ce genre, n'était pas le moyen de faire cesser les récriminations passionnées de Henriette ; en procédant de la sorte, le Roi ne pouvait obtenir qu'un silence momentané : quand un orage était apaisé, un autre menaçait à l'horizon.

En vain le grand aumônier, M. de La Mothe-Houdancourt, évêque de Mende, qui est allé en France rendre compte au cardinal, revient avec les instructions les plus conciliantes ; en vain Henriette accepte les daines du lit que nommera son époux et les officiers qu'il lui plaira de choisir : Buckingham n'en sait gré ni à l'évêque ni à la Reine. Il est fort de l'alliance conclue avec les Hollandais ; il a su rendre inoffensifs les membres du Parlement, emprisonnés, bannis ou pourvus de charges qui les ruinent et qu'ils ne peuvent refuser. Il est le maitre absolu du faible Charles. Certain lundi de l'été 1626, après le diner, le voici dans l'appartement de la Reine avec le Roi. Henriette se divertit avec les dames. Sous les yeux de sol, favori, qui sans doute lui a dicté sa conduite, Charles prend sa femme par la main et l'emmène. Henriette est maintenant dans la chambre de son époux ; elle voit Charles congédier tous les témoins de la scène et fermer les portes à clef. Le Roi lui signifie sa volonté ou plutôt celle de Buckingham, l'expulsion des Français qui composent sa maison : Je ne veux plus de ces gens qui vous entourent ; ils m'empêchent de vous posséder tout entière. Elle fut si surprise, racontent les Mémoires de Richelieu, qu'elle tomba par terre et fut longtemps sans parler. Revenant à soi, elle éclata en cris qui étaient capables de faire fendre les rochers. Elle se jette en terre, embrasse les genoux du Roi, lui baise les pieds, lui demande pardon pour les siens, s'ils l'ont offensé, le fait souvenir des promesses portées par son contrat de mariage et de ses serments, dont Dieu est le vengeur.

Supplications inutiles. Les ordres sont donnés, déjà l'hôtel de Somerset ouvre ses portes pour recevoir les bannis. La Reine, désespérée, entend les lamentations de ses filles que l'on chasse. La clameur augmente, se rapproche et soudain retentit dans la petite cour intérieure, là, sous la fenêtre. Henriette bondit, brise les vitres de la tête, s'accroche désespérément aux grilles, se montre une dernière fois à ses filles d'honneur. Mais le troupeau gémissant est vite chassé. Dans la chambre, le Roi arrache la Reine des grilles, qu'elle refuse de lâcher, qu'abandonnent enfin ses doigts meurtris. Il n'y a plus personne pour répondre aux plaintes de Henriette : des gardes entourent l'appartement. L'évêque de Mende lui-même doit renoncer à la voir : elle ne peut plus communiquer avec son grand aumônier que par de brefs billets. Voici la lettre où s'exhale son désespoir : Monsieur de Mende, je dérobe le tant que je puis pour vous écrire. L'on me tient comme prisonnière, que je ne puis pas parler à personne, ni le temps d'écrire de mes malheurs, ni de me plaindre seulement. Au nom de Dieu, ayez pitié d'une pauvre princesse au désespoir et faites quelque chose à mon mal. Je suis la plus affligée du monde ; parlez à la Reine ma mère de moi et lui montrez mes malheurs. Je vous dis adieu et à tous mes pauvres officiers et à mon amie Saint-Georges, à la comtesse de Tillières et tous, femmes et filles, qu'ils ne m'oublient pas, je ne les oublierai pas aussi, et portez quelque remède à mon mal où je me meurs. Je ne puis. Adieu, cruel adieu qui me fera mourir, si Dieu n'a pitié de moi.

Cependant quelques-unes de ses femmes ou de ses filles sont rentrées auprès car la Reine, au milieu des Anglaises, a déclaré, en sa douleur, qu'elle ne mangerait ni ne se coucherait qu'on ne lui eût rendu ses dames. On lui rend la duchesse de La Trémoille, qui est protestante, sa nourrice Françoise de Montbodiac, sa première femme de chambre Mlle de Ventelet : mais on lui refuse son confesseur le Père de Sancy. Voyant qu'elle ne veut pas recevoir deux prêtres suspects qu'il lui offre, le Roi lui donne le Père Philippe, un Oratorien écossais qui a souffert jadis la question et le bannissement pour sa foi. Le reste de la maison est expulsé, remboursé en nature des avances faites à une Reine toujours besogneuse : l'évêque de Mende, Mmes de Saint-Georges et de Tillières[26] finissent par accepter le pendant d'oreille qu'on leur offre à chacun, bijou qui vaut à peine quatre mille écus. D'ailleurs nuls appointements ne seraient payés, si le Roi, pour se procurer l'argent nécessaire, n'ordonnait une quête dans les églises.

La maison française de la reine d'Angleterre s'éloigne par la Tamise, comme onze ans plus tôt avait repassé la Bidassoa la maison espagnole de la reine de France. Il est vrai que cette fois-ci le congé était particulièrement brutal.

Si Buckingham avait osé infliger un pareil affront à Louis XIII et à Richelieu, c'est que, vers la fin de juillet 1626, Walter Montagu, fils du comte de Manchester, dépêché près de la Reine mère sous un prétexte frivole, avait apporté les meilleures nouvelles de la cabale et rébellion qui couvait en France. Au moment où il chassait les Français, le favori s'attendait à voir la France déchirée par la guerre civile et le cardinal poignardé.

 

 

 



[1] Henri Rich, lord Kensington, de la maison de Warwick, premier comte de Holland.

[2] James Hay de Sawley, vicomte de Duncaster et comte de Carlisle.

[3] Ethelbert, roi de Kent (560-616).

[4] Archives des Affaires étrangères, Angleterre (Corr. 33, f° 73).

[5] Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu (t. III, p. 72).

[6] Avenel, Lettres du cardinal de Richelieu (t. II, p. 49, note) et les instructions à Villars envoyé près de Mansfeld en décembre 1624 (p. 58). L'armée de Mansfeld se dispersa faute d'argent après la capitulation de Breda (p. 107). Sur la volonté arrêtée de Richelieu, conseillé par le Père Joseph, de ne pas se laisser entraîner à rompre avec les princes catholiques en Allemagne, Lepré-Balain est formel, Supplément à l'Histoire de France.

[7] Lucy Percy, comtesse de Carlisle (1599-1660).

[8] E. Griselle, Lettres de la main de Louis XIII, t. II, p. 398.

[9] Voir A. Taylor, The lift of Queen Henrietta-Mary, t. I, p. 59.

[10] Blavet, ville située à l'embouchure de la rivière du même nom : Richelieu l'appela Port-Louis en l'honneur de Louis XIII.

[11] Mémoires, t. V. p. 12.

[12] Sur les sentiments de Richelieu à l'égard de Lesdiguières et sur la politique de celui-ci, qui poussait à la guerre contre l'Espagne : Un connétable sans guerre n'est qu'un nombre, voir Maximes d'État du Cardinal de Richelieu, n° LXVIII, et Mémoires du Duc de Rohan, édit. de 1646, in-4° p. 120.

[13] Ces raisons secrètes de s'opposer à la guerre, que Richelieu « ne peut pas écrire et qu'il se réserve de dire de vive voix à Louis XIII, sont résumées dans le passage des Maximes d'État, se rapportant à cette époque : On représente que la guerre serait meilleure en un autre temps à cause du parti huguenot non esteint, du mescontentements des grands, du peu de grands capitaines, du manque de soldatz disciplinés, pour n'avoir pas encore tout l'argent amassé qu'on désireroit. Max., n° LXVIII.

[14] Il s'agit sans doute d'un homme qui avertissait les Reines.

[15] Mémoires, t. IV, p. 202.

[16] Voir Maximes d'État et Fragments politiques, publiés par Gabriel Hanotaux. Appendice, p. 815.

[17] Mémoires, t. V, p. 184.

[18] Jeanne de Harlay, dame de Saint-Georges, fille de la baronne de Montglat, qui avait été gouvernante des enfants de Henri IV.

[19] Misson, Mémoires et observations faites par un voyageur en Angleterre, p. 291-292.

[20] Comte de Baillon, Henriette-Marie de France, Reine d'Angleterre, p. 69.

[21] Mémoires, t. V. p. 143.

[22] E. Griselle, Lettres de la main de Louis XIII, t. II, p. 399.

[23] Voir Mémoires, t. V, p. 216-234 ; Mémoires du Comte Le Veneur de Tillières, p. 118-147 et Affaires étrangères, Correspondance politique, Angleterre, 41, fol. 283-328.

[24] Comte de Baillon, Henriette-Marie de France, p. 23.

[25] Comte de Baillon, Henriette-Marie de France, p. 85, note. Voir le récit de Charles Ier, publié par Disraeli.

[26] Catherine de Bassompierre, comtesse de Tillières, à son mari, 9 août 1626. — Voir Mémoires du Comte de Tillières, p. 253 : comme son mari se trouvait alors à la cour de France, elle accepta pour lui un second pendant d'oreille. Ce qui fit la paire !