HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LA FRANCE EN 1614

CONCLUSION. — L'UNITÉ ; L'IDÉE DE PATRIE ; LA CENTRALISATION.

 

 

Assis sur les deux grandes mers européennes, en relation facile avec le Nord et le Midi, solidement adossé au continent, portant ses caps au loin dans cet Océan Atlantique qui garde le secret des futures découvertes, un territoire élégant, bien proportionné, ouvre ses vastes plaines et ses coteaux ensoleillés à l'œuvre de la civilisation moderne.

Sa destinée se lit dans sa situation et dans sa configuration géographiques. Il servira de passage aux peuples qui se disputent la possession de l'Europe. Il subira des invasions nombreuses. Certaines races supérieures s'y fixeront, retenues par la douceur du climat et par l'agrément de la vie. Elles y trouveront une demeure, une patrie. Une fois installées, elles feront tète et arrêteront le terrible courant de cette marche vers l'Ouest qui les a elles-mêmes apportées. Leur existence ne sera plus désormais qu'un long combat. Ce sol leur deviendra d'autant plus cher qu'elles auront plus longtemps souffert pour le défendre. Entre elles, elles se mêleront, par la facilité des communications. La ruer et les montagnes font un cercle naturel qui servira a la fois de borne et de défense. Le pays, clairement délimité, s'organisera comme une forteresse installée au carrefour des grands chemins et qu'une menace perpétuelle tient toujours en alarme.

Ces races sont sœurs. Mais elles ont quitté à des dates très différentes le vieux foyer aryen dont elles ont emporté la pierre. Elles parlent la même langue. Elles ont la même mythologie riche et humaine, le même esprit inquiet et plein de lendemain.

Au moment où l'histoire s'arrache au mystère des races autochtones, elle voit apparaître les premiers de ces peuples migrateurs ; ce sont les plus beaux peut-être : grands corps blancs, Aines charmantes et enfantines, promptes à l'enthousiasme et faciles l'attendrissement, esprits simples et rieurs que le moindre propos amuse. Ils sont venus par bandes et ont marché jusqu'aux bords de la mer. Là, ils se sont arrêtés pour regarder au loin la plaine immense. Disséminés dans la forêt druidique, ils forment de petites sociétés, rivales les unes des autres, et qui s'unissent seulement quand les feux allumés sur les collines les convoquent pour la défense du sol ou pour la guerre d'aventures.

Dans leur débordement, ils avaient rencontré, à diverses reprises, leurs frères venus par le Sud, petits et la tête carrée, fronts bas de soldats et d'organisateurs. On avait oublié l'origine commune ; les guerres avaient commencé et, après des succès divers, les grandes lattes d'airain des hommes blonds s'étaient faussées sur les courtes épées de fer des hommes bruns. Ceux-ci avaient marché, en phalange serrée, par les montagnes, par les vallées, par la forêt. Ils avaient taillé des chemins dans la brousse, élevé des murailles et bâti des villes. En un mot, les nouveaux venus avaient organisé le pays et lui avaient donné une figure civilisée. La Gaule était devenue une province dont la vie, auparavant dispersée, s'était ramassée et tournée vers le centre lointain d'où venait la parole anonyme et l'ordre indiscuté qui s'appelle loi. Sous ce régime, le sol avait été mis en valeur, une sorte de prospérité s'était, créée ; de nouvelles aptitudes, de nouveaux goûts, de nouveaux besoins étaient apparus: une vie qui, même dans la servitude, paraissait plus noble, plus raffinée, avait séduit les instincts secrets de la vieilli, race gauloise ; celle-ci devait garder aux lèvres l'arrière-goût de ces jouissances supérieures trop rapidement disparues.

Puis, sur les frontières, de nouvelles races encore s'étaient présentées, plus semblables aux premières, venant du Nord et suivant le même chemin : des blonds aussi avec les yeux bleus, mais des natures plus robustes, plus rudes, des poitrines plus larges et des convictions plus fortes. Pendant deux siècles, ils avaient passé comme un torrent. Ils s'étaient fixés, à leur tour, et quoique peu nombreux, ils étaient restés les maîtres. Ils apportaient des goûts champêtres, l'amour des prairies, des bestiaux et des clos entourés d'arbres. Isolant leurs demeures, ils aimaient la vie fraiche et libre avec, parfois, des réunions tumultueuses où chacun dit son opinion autour des tables sur lesquelles saigne la viande de bœuf et où la bière coule. Ils rendirent à la race domptée un goût qu'elle avait perdu pour l'indépendance, la valeur individuelle, la liberté. Moins fins et moins délicats, ils étaient plus résistants et plus graves. Les moindres d'entre eux n'entendaient pas qu'on se passait d'eux ni dans la guerre, ni dans la paix et, aux réunions des premiers jours de mai, alors que la campagne reverdie agitait. le sang des jeunes hommes et ramenait l'heure des décisions, les chefs savaient qu'ils devaient gagner les suffrages pour s'assurer les obéissances.

Gaulois, Romains, Germains, ces trois races aryennes forment le fond de la population qui va se multiplier sur le territoire délimité par les montagnes et par la mer. Les générations qui se succèdent combinent les éléments qui constituent les trois races mères. Blonds, bruns et roux, ils sont frères ; le principe fédératif gaulois, le principe unitaire romain et le principe libéral germain se rapprochent et se mêlent dans la civilisation française. Ils ne se manifestent pas toujours simultanément. Tel d'entre eux semble s'effacer et survit seulement à l'état latent. Tout à coup, il réapparaît et il éclate en éruptions inattendues. Les trois tempéraments alternent ou se raclent. Par leurs jeux, leurs détentes ou leur silence, ils donnent à l'histoire de France un aspect vivant et dramatique où l'œil s'aurige rarement sur des périodes de calme et de bonheur dans le repos.

Sans cesse exposée aux attaques du dehors, en raison de sa situation géographique, la France est toujours sous le coup de troubles intérieurs, en raison de sa constitution ethnique. Mais ces inconvénients ont leur compensation : rien ne se fait -en Europe sans elle. Elle peut tout arrêter et tenir en suspens, la fortune des hommes et la fortune des idées. Pour circuler, il faut passer par elle. Elle confond, dans son sein, les aspirations du Nord et celles du Midi. Elle est la parente de toutes les races qui, pendant des siècles, vont se disputer l'hégémonie du monde. Elle leur emprunte parfois leurs vertus, parfois leurs défauts, mais atténués, harmonisés. Personne ne désirerait sa mort sans souhaiter un fratricide ; et comment Y songer, puisque sa sociabilité la distingue parmi les autres nations et que son foyer de parente et d'amie est ouvert à tous ? Elle combat, mais elle sourit ; elle déteste, mais elle accueille. Ses enthousiasmes sont aussi prompts que ses haines, et son cœur se refuse à choisir dans l'afflux des sangs divers qu'il a reçus et qui le font battre pour tous les membres de la famille humaine.

La conquête matérielle est descendue du Nord, sous la figure du chevalier maillé de fer, qui flétrit dans sa fleur la civilisation albigeoise. La discipline est montée du Midi, vêtue de la robe du légiste et portant sous le bras le code où l'ordre social est inscrit par la. raison romaine. Ces deux rivaux se sont rencontrés, entre le coude de la Loire et la Seine, à la cour des rois qui les emploient alternativement et les modèrent un par l'autre. L'un et l'autre travaillent, par des procédés différents, ù une œuvre commune, celle de l'unité.

Nous avons rappelé comment cette œuvre s'est accomplie, dans l'ordre politique et dans l'ordre social, par la volonté séculaire de la royauté capétienne. Pour détruire les dominations rivales, celle-ci n'a pas seulement eu recours à la force, elle s'est servie du procédé transactionnel qui a donné à notre régime monarchique son principal caractère : les divisions s'étant effacées peu à peu, par une aspiration commune de tous vers la paix royale, cet élan des peuples a fait au pouvoir une loi de la modération et des égards envers ceux qui se donnaient à lui. Il n'a pas confisqué les vieux droits ; il les a diminués en les cons:1mnd sous la forme du privilège.

Cependant, la France n'est pas seule en Europe. Quand elle approche des frontières de l'ancienne Gaule, elle aperçoit, rangés sur la crête des montagnes ou sur la rive des fictives, des peuples rivaux, debout, en armes. C'est ici que la nécessité de la discipline apparait. Une armée en campagne, une place forte assiégée ne trouvent le salut que dans l'unité du commandement. Or la France est toujours en guerre, soit offensive, soit défensive. Les rois ne représenteraient pas l'ordre intime auquel tous aspirent, qu'ils seraient les chefs militaires devant lesquels la loi suprême du salut public ordonnerait de s'incliner. Les longues luttes contre l'étranger, les souffrances de l'invasion, la honte des défaites, la joie des victoires et des revanches en commun achèvent de marteler à grands coups cette figure de l'unité française, ébauchée par la main des nécessités intérieures.

Ainsi naît le sentiment si puissant et si tendre qui, de bonne heure, rassemble tous les habitants de cette terre autour d'une personnalité vivante, la patrie, la France. Ce sentiment, cette foi, cet amour dont l'objet est précis et comme tangible, convient à l'esprit clair, au sens positif de la race. Il apparait, chez nous, à. une époque on la plupart des autres peuples sont encore aveuglés par la poussière des dissensions intestines. Il sourit chez nos vieux poètes, et, dès le onzième siècle, il met sur leurs lèvres le mot si doux de doulce France[1]. Il s'exalte pendant la guerre de Cent ans, et tandis que les bonnes gens de Rouen et de Poitiers disent fièrement aux Anglais que, la terre prise, les cœurs sont imprenables[2], il va, jusque dans les dernières couches du peuple, toucher l'âme de Jeanne d'Arc. Villon parle bientôt de la bonne Lorraine, comme la figure même de la patrie, et, sur les routes d'Italie, la chanson des adventuriers fait résonner l'écho des montagnes du refrain de la France tant jolie[3]. Marie Stuart, sur la poupe de sa galère, fondant à grosses larmes, répète longtemps ces tristes paroles : Adieu France ! adieu France ! je pense ne vous voir jamais plus ![4] Un poète ignoré, le cavalier Trellon, quitte l'Italie et s'écrie :

Sortons de cet enfer ; allons revoir la France ;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Allons revoir la France, allons voir la nourrice

Des lettres, des vertus, des honneurs, des amours[5].

Les politiques et les soldats ne s'expriment pas autrement : Notre France dit Lanoue ; cette pauvre France, ma chère patrie, dit Sully[6].

Au dehors même, les étrangers trouvent, pour parler de la France, des mots délicats et fins. On sait celui de Shakespeare : Cette fertile France, le plus beau jardin du monde[7]. Les ambassadeurs vénitiens s'appliquent à sine analyse plus minutieuse et ils en tirent des morceaux exquis : Ce pays renferme une population belliqueuse et ardente, généreuse et pleine de mépris pour la mort ; habile, vive, spirituelle et prête à tout, avec cela raisonnable, pleine de religion ; ni avare, ni grossière, ni portée au meurtre et au vol, excepté contre son propre gouvernement et contre elle-même. Cette nation, en un mot, pourrait servir d'exemple à toutes les autres nations[8]. L'élégant auteur de l'Argenis et de l'Icon Animorum, Barclay, nous laisse un portrait plus achevé encore : La France est le pays le plus prospère de tout l'occident. La richesse du sol rivalise avec l'heureux génie des habitants. Pas un coin de cette riche contrée qui ne soit cultivé, ou qui, du moins, ne rapporte. Sa situation entre deux mers lui promet une grande richesse commerciale... Le peuple aime ses maîtres et souffre tout d'eux ; c'est un crime de douter de la majesté royale. Ils sont excellents soldats. Il n'y a pas de peuple qui entende mieux l'élégance de la vie. Tout, jusqu'à, leur costume, est plein d'une grâce que les autres nations ne peuvent imiter. On ne saurait jamais assez louer le charme de leur accueil. Sans orgueil et sans grossièreté, ils se prennent d'engouement pour tout ce qui est étranger. Tel vice ou telle mode vient du dehors ; ils ne tarissent pas de louanges et l'adoptent tous. Le métier de marchandises est moins considéré qu'en tout autre pays du monde. Par contre, il n'en est pas où la recherche des places excite de telles ambitions. Ils épuisent eux et leurs familles pour s'élever les uns au-dessus des autres... En général, leur jeunesse est folle ; amoureuse du jeu, impatiente du repos, prompte au désordre, avec une ostentation de vice qu'accompagnent la raillerie vaine, la satire et l'épigramme qui n'épargne personne. D'autres se font vite une sagesse d'emprunt : parole lente, visage impassible, ils appellent cela de la froideur, mais ce personnage ne leur sied guère. Leur légèreté native s'échappe toujours par quelque endroit. Il n'en manque pas cependant qui gardent le milieu entre ces deux extrêmes. Ils sont alors charmants, avec un égal mélange de sagesse et d'aimable gaieté... Les Français aiment leur pays ; ils ne peuvent le quitter que dans l'urgente nécessité d'aller faire fortune ailleurs. Ceux qui s'en vont ainsi donnent à l'étranger une bien fausse et bien mauvaise idée de leurs compatriotes. Mais c'est une bonne fortune à un étranger de vivre chez eux, dit Barclay qui, lui-même, avait goûté le charme de l'hospitalité française, et il ajoute dans son élégant latin : Nec aliquid in humana societate felicius quam consuetudinis tam politæ erecta virilisque suvitas[9].

Suivons la gradation de ces idées chez les contemporains. Voici d'abord le penseur, l'esprit clair et perçant, que la recherche des systèmes a déçu et qui revient A la connaissance désillusionnée de la nature humaine : Si nous ne pouvons être libres, à tout le moins, nous ne voulons avoir qu'un maitre. Si ce maitre-là a un autre maitre par-dessus lui, incontinent nous laissons le premier pour courir au dernier : c'est le naturel de l'homme[10]. Voici maintenant l'homme politique et positif qui sait Cc qu'on a souffert et qui ne veut plus revoir des temps si funestes. Nous sommes d'avis, par trop d'expériences et de dommages, que le mauvais gouvernement d'un État, quelque dépravé qu'il puisse être, ne petit apporter tant de maux en un siècle, qu'une guerre civile en un mois. Car, autant il y a de chefs en icelle et de capitaines, mémo de soldats, autant il y a de petits tyranneaux. Il est plus tolérable de vivre sous la tyrannie d'un seul que sous l'oppression de plusieurs[11]. Voici maintenant le jurisconsulte qui, après avoir beaucoup peiné sur les livres, relève la tète, regarde autour de lui et juge : De tout ceci il se collige que le royaume de France est la mieux établie monarchie qui soit, voire qui ait jamais été au monde, étant en premier lieu, une monarchie royale et non seigneuriale, une souveraineté parfaite à laquelle les États n'ont aucune part : successive, non élective, non héréditaire purement ni communiquée aux femmes, ails déférée au plus proche male par la loi fondamentale de l'État. Occasion par quoi ce Royaume a déjà plus duré qu'aucun autre qui eut oncques été et est encore en progrès et en accroissement[12]. Et voici enfin celui dont la foi monarchique éclate dans un hymne religieux : Les rois de France sont rois élus et choisis de Dieu, rois selon son cœur, rois qui, par le divin caractère que son doigt a imprimé sur leur face, sont à la tète de tous les rois de la chrétienté : monts Liban, et non vallons de Raphaïm, chênes hauts et sourcilleux, et non petites bruyères[13]. Ainsi naît la théorie du droit divin. Bossuet n'aura qu'à la copier dans les livres des publicistes qui l'ont conçue, au lendemain de la Ligue. C'est Dieu lui-même qui désigne, dès le ventre de sa mère, l'homme qui doit présider aux destinées du peuple de France. Le roi est l'émissaire direct de la divine Providence. Il continue le Christ en France, comme le pape continue le Christ à Rome. On doit lui obéir comme à Dieu lui-même : Il faut tenir pour maxime que, bien que le Prince souverain outrepasse la juste mesure de sa puissance, il n'est pas permis pour cela de lui résister, selon la parole de saint Pierre : Regem honorate, servi subditi estote, in onmi timore Domini, non tantum bonis et modestis sed etiam discolis[14]. Cette doctrine est celle de l'Église gallicane ; elle est, si je puis dire, la religion gallicane tout entière. Dans un profond élan vers l'unité, dans un désir invincible d'affirmer sa propre individualité, sa nationalité, pour employer l'expression moderne, la France s'idéalise et s'adore dans la royauté.

Il en est ainsi dans la théorie, il en est de même dans les faits. La France, pendant le seizième siècle, avait beaucoup enduré de la main des étrangers. Les mieux accueillis avaient été les plus âpres et les plus cruels. Un demi-siècle de gouvernement italien, vingt ans d'invasion espagnole. les longues saturnales des troupes allemandes, anglaises, albanaises, écossaises, en un mot l'excès de la souffrance avait excité des haines immenses. On voulait nettoyer le sol national, on voulait se retrouver entre Français. De partout, de Gascogne, de Picardie, de Provence, de Touraine, des esprits ardents, des cœurs vaillants s'étaient offerts. Après des destinées diverses, ils s'étaient tous ralliés à la cornette blanche de Henri IV. Ce prince, ce soldat, ce Français qu'on distinguait à la grandeur du nez et à l'éclair des yeux[15] était, pour tous ceux qui avaient travaillé avec lui à délivrer la France, un compagnon, un chef un maitre absolu. Il les résumait et les personnifiait. Ils s'enorgueillissaient en lui. Jamais il n'y eut une heure plus propice pour la virilité française.

Les contemporains eux-mêmes s'en aperçoivent, et ce n'est pas seulement notre temps qui a admiré, dans cette fin du seizième siècle, une des époques les plus vigoureuses de notre histoire : Comme il y a voit beaucoup de chemins différents pour la fortune et' les moyens de se faire valoir, l'esprit et la hardiesse personnelle furent d'un grand usage, et il fut permis d'avoir le cœur Inuit et de le sentir ; ce fut le siècle des grandes vertus et des grands vices, des grandes actions et des grands crimes[16].

Le roi et son entourage offraient à la nation le type sur lequel elle n'avait qu'à se modeler. Tout venait de la cour et tout v aboutissait. Du fond de chacune de ces provinces, réunies volontairement au royaume, un mouvement continuel porte vers Paris l'élite de ce qui unit dans les châteaux perdus au fond des bois, dans les villes populeuses et commerçantes, dans les bourgades demi-mortes en leur indolence séculaire. Tout ce inonde qui va, par voies et par chemins, à pied et à cheval, en carrosse, en coche, tout ce monde n'a qu'un but : la cour. Fœneste part de son manoir délabré, ayant pour tout bien vingt-cinq pistoles et sa colichemarde ; il court chercher fortune à Paris, sans que les conseils du sage Enay puissent l'arrêter en route. Le carrosse qui secoue, sur les cailloux des mauvais chemins, le jeune prélat quittant son évêché crotté, n'est pas moins chargé de rêves que le bidet étique du bon gentilhomme gascon.

De la cour, un mouvement en sens inverse se fait vers les provinces. De là. descendent sur le royaume, les faveurs, les influences, les exemples. On obéit à la cour et on l'imite. Les parents, les amis, qui sont restés près du roi habillent, de pied en cap, de petites poupées qui vont porter au loin les modèles à copier ; dans de longues épitres, ils donnent le détail minutieux des cérémonies, des rangs, des préséances, les moindres incidents qui se produisent auprès du prince ayant, aux yeux de tous, la plus haute importance. Ces poupées et ces lettres sèment au loin la civilisation de la cour, la courtoisie. Dans les châteaux et les gentilhommières, les grands-pères au visage tanné et ridé des anciennes blessures, les écuyers qui ont jadis accompagné leurs maîtres, racontent aux jeunes gens dont les yeux se dilatent, les belles choses qu'ils ont vues, là-bas, aux jours lointains où ils ont approché du roi. Les mères, blanchies entre les quatre murs du manoir, dressent aux belles façons et aux révérences de leur âge, les enfants qu'une amitié influente fera entrer bientôt dans la troupe des pages. Les familles groupées pleurent de joie, en voyant grandir cette tendre fleur que le service du roi va bientôt déraciner et emporter.

Il faut marcher, danser, penser, parler comme à la cour. Les femmes, si promptes à s'incliner devant la règle reçue et l'usage moyen, travaillent à adoucir et à assouplir les aspérités du caractère provincial. Le langage s'amollit ; il perd ses rodes accents et tend à se fondre dans l'uniformité élégante et souple qui est en honneur parmi les courtisans. L'unité de la langue aide à l'unité politique en préparant l'unité des sentiments[17].

Les poètes et les écrivains sont complices des femmes en ce point. Il n'est pas un beau génie dans le royaume qui n'aspire à faire partie de la suite du roi. Aucune gloire n'est saluée tant qu'elle n'a pas reçu cette suprême consécration. La règle de la littérature est exprimée par Malherbe, dans sa Lettre au Roi : Les bons sujets sont, à l'endroit de leur prince comme les bons serviteurs à l'endroit de leurs maîtresses. Ils aiment ce qu'il aime, veulent ce qu'il veut, sentent ses douleurs et ses joies, et généralement accommodent tous les mouvements de leur esprit à ceux de sa passion. Le brutal tyran des syllabes, soumet son génie aux caprices du prince. Dès qu'il lui a été présenté, il ne le quitte plus d'un pas, ne travaille que pour lui, est toujours prêt pour les vers de commande, les ballets, les inscriptions. Il n'a d'autres amours que ceux du roi ; ses Phyllis, ses Oranthe, sont les maîtresses de Henri IV ; et la flamine du vert galant bride dans les poésies du barbon qui se plie volontiers à celte étrange servitude de lettres. S'il se fait quelque part une découverte intéressante, si quelque idée originale surgit en un esprit ingénieux, il faut qu'il vienne l'exposer à la cour ; là, il sera pesé, apprécié, récompensé. Le roi le pensionne et, faisant sienne l'idée ou la découverte, il la remet, il l'octroie à l'inventeur sous la forme du privilège.

Ainsi se prépare, cette puissante centralisation qui est la forme de la société française dans les siècles modernes. Qu'ou l'approuve ou qu'on la blâme, elle est le résultat de douze siècles d'efforts, et elle a, elle-même, pour résultat la France. Que préféreraient donc les esprits chagrins qui vont regrettant la destruction du passé et de cette ancienne forme du Gouvernement dont parle La Rochefoucauld ? Est-ce l'aristocratie féodale avec ses vices, ses faiblesses, ses dissensions intestines ? Est-ce plutôt le sort des républiques italiennes, en proie aux milliers de révolutions sanglantes que l'histoire se fatigue à raconter ? Est-ce la destinée des communes de Flandre ? Est-ce la barbare complexité de la confédération germanique, foulée aux pieds de tous les vainqueurs, livrée au hasard de l'offre et de la demande et au caprice du plus haut enchérisseur ? La France a donné aux peuples européens l'exemple d'une organisation politique, â laquelle ils se soumettent, les uns après les autres. Est-il dans l'histoire un spectacle plus grand que celui de ces millions d'habitants d'une même terre, s'imposant., pendant des siècles, une discipline unique pour créer une force supérieure faite du concours et du sacrifice de toutes les volontés ?

D'ailleurs, pourquoi des reproches, pourquoi des regrets ? L'histoire suit sa pente. Il vaut mieux essayer de la comprendre que de se livrer au vain amusement de la refaire après coup. Cette idée de l'unité par le moyen d'un pouvoir fort, ce peuple l'a dans les veines. Aux heures de péril, il ne craint rien tant qu'un démembrement. C'est ainsi que Hurault, pendant la Ligue, indique comme la honte suprême que, de degré en degré, il ne se trouve village qui ne devienne État souverain, comme le thème s'en voit aujourd'hui en Allemagne, en Suisse et aux Pays-Bas[18]. Deux siècles plus tard, Montesquieu écrit à son tour, comme répondant à la pensée du vieux pamphlétaire : Autrefois chaque village de France était une capitale ; il n'y en a aujourd'hui qu'une grande. Chaque partie de l'État était un centre de puissance ; aujourd'hui tout se rapporte à ce centre, et cc centre est, pour ainsi dire, l'État même[19].

Telle est l'œuvre accomplie par ces douze siècles. De tous les systèmes politiques, le régime monarchique a paru à nos pères celui qui répondait le mieux, par sa continuité, par sa vigueur, aux nécessités d'une pareille entreprise. C'est pourquoi, pendant si longtemps, la France a été monarchique.

Mais ce système a aussi ses inconvénients. Il impose à un seul homme une charge qui, trop souvent, l'accable. Même quand il est dans la vigueur de l'âge et dans la plénitude de ses facultés, le roi a ses défauts, ses faiblesses, tous les vertiges d'un mortel élevé si haut. Il y a, en outre, les cas trop fréquents d'insuffisance notoire, que le prince soit enfant, ou qu'il ait atteint les limites de la vieillesse ; il y a l'incapacité intellectuelle, la dépravation morale, la folie naturelle ou la folie de la toute-puissance.

Si actif et si énergique qu'il soit, le roi ne peut échapper à la continuelle obsession de son entourage. Nous l'avons vu pactiser avec les classes privilégiées, sacrifier les grandes tâches aux petites convoitises, hésiter devant les sévérités nécessaires, suspendre l'œuvre entreprise de concert avec le peuple. Pour certaines exécutions, la royauté sera trop faible et le peuple armé de cette puissante centralisation créée par la monarchie, devra les accomplir lui-même.

En temps. normal, le poids est encore trop lourd. L'ostentation de la vie royale, les cérémonies, les fêtes, les chasses, le repos nécessaire prennent presque toutes les heures. S'il n'a la volonté étroite et taciturne d'un Louis XI, la clarté et la promptitude d'un Henri IV, le roi y renonce. Il cherche, autour de lui, quelqu'un qui le décharge, qui prenne, en son nom, la direction des affaires, qui médite, décide, agisse pour lui. Ce second, cet autre lui-même est son premier ministre. La centralisation mène au despotisme, et le despotisme presque infailliblement au vizirat.

C'est ainsi que s'achève l'effort logique et soutenu d'une nationalité qui, dans sa volonté de vivre et de durer, met son obéissance comme un instrument dans la main des hommes qui lut dirigent. Plus d'institutions indépendantes. La plus forte les a étouffées toutes. À son tour, celle-ci s'absorbe dans l'individualité qui la représente ; et enfin, comme il faut, en ce rang, des capacités exceptionnelles, si elles font défaut dans le prince, la force des choses découvre, parmi les sujets, l'homme sur qui vont peser toutes les responsabilités.

Mais quel sera le sort de cet homme unique, roi par le pouvoir, sans l'orgueil du rang suprême ? La faveur qui l'a porté et soutenu peut le précipiter soudain. Il fait tout ; cependant son œil inquiet ne doit pas cesser un instant de suivre ce qui se fait contre lui. Menacé par en haut et miné par en lias. en butte à la méfiance du maitre, à la haine de la cour, à l'impopularité qui est le lot ordinaire des hommes d'État clignes de ce nom, sa pensée est traversée par les noirs éclairs du soupçon et de la disgrâce, tandis que les intérêts publics et les dangers de la patrie la sollicitent sans cesse. Cloué à ce rocher qu'il a choisi, il ne peut en descendre à son gré. Écoutons sa plainte : Celui qui occupe cet emploi doit savoir que les grands hommes qu'on met au gouvernement des États sont comme ceux qu'on condamne au supplice avec cette différence seulement que ceux-ci reçoivent la peine de leurs fautes et les autres de leurs mérites. Il doit savoir qu'il n'appartient qu'aux grandes âmes de servir fidèlement les rois et supporter la calomnie que les méchants et ignorants imputent aux gens de bien, sans dégoût et sans se relâcher du service qu'on est obligé de leur rendre. Il doit savoir encore que la condition de ceux qui sont appelés au maniement des affaires publiques est beaucoup à plaindre en ce que s'ils font bien, la malice du monde en diminue souvent la gloire, représentant qu'on pouvait faire mieux. quand même cela serait tout à fait impossible. Enfin, il doit savoir que ceux qui sont dans les ministères sont obligés d'imiter les astres qui, nonobstant les abois des chiens, ne laissent pas de les éclairer et de suivre leur cours, ce qui doit l'obliger à faire un tel mépris de telles injures que sa probité n'en puisse être ébranlée ni le détourner de marcher avec fermeté aux fins qu'il s'est proposé pour le bien de l'État[20].

L'homme qui s'exprimait ainsi, après quinze ans de ministère, est le même que nous allons voir entrer dans la vie publique, en qualité de député aux États Généraux. Il est dans la. fleur de la jeunesse. Il sourit à la vie, à l'espérance, à l'ambition. Il escompte d'avance leurs joies et leurs vanités. Il ne connaîtra que plus tard leurs amertumes et leurs dégoûts. Il a conscience de son mérite, et il a confiance en son étoile.

Dans son évêché de Luçon, il a médité longuement sur lui-même, sur son temps, sur sou pays. Connaissant la cour et la province, il a pu passer en revue la plupart des problèmes posés devant l'homme que la destinée appellera au gouvernement de l'État. Henri IV mort, sa veuve s'abandonne à des favoris indignes, ou à des serviteurs insuffisants. Il faut une main pour tenir tout ce monde, une tête pour diriger ces pauvres cervelles. Le jeune évêque sent-il déjà s'ébaucher en lui l'avenir obscur de sa carrière et le programme de son futur gouvernement ? Qui sait ? Peut-être sont-ce ces pensées qui inclinent sa tête osseuse et fine, au moment où il décile, il son rang parmi les autres prélats, dans la procession qui se dirige vers Notre-Dame, pour assister à la messe d'ouverture des États, le 26 octobre 1614.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Chanson de Roland, édit. Gautier, vers 116. Voir la note sur ces vers t. II (p. 55-56).

[2] Pour Poitiers, voir ci-dessus (chapitre I) ; pour Rouen, le mot est cité par RŒDERER, Louis XII et François Ier (p. 71).

[3] LE ROUX DE LINCY, Chansonnier historique français. XVIe siècle.

[4] MIGNET, Marie Stuart (p. 102), d'après BRANTÔME et RONSARD.

[5] TRELLON, Le Cavalier Parfait. Mélanges, sonnet LXIII (p. 185).

[6] Économies royales. Édit. VVV verts (t. I, p. 273).

[7] King Henri V. Act. V. sc. II.

[8] Il faut compléter ce portrait par les réserves que fait l'ambassadeur vénitien : Si les Français sont braves, ils sont violents et divisés entre eux... Non seulement les provinces sont ennemies les unes des autres, mais il en est de même des terres, des maisons... Ainsi le tempérament naturel et le désir de la vengeance, tout entretient en eux le courage et l'habitude des exercices militaires. Relat. d'AND. GUSSONI et AG. NANI, en 1610, Barozzi (t. I, p. 455).

[9] Euphormionis satyrici icon Animorum, éd. 1628, in-12° (p. 387-398).

[10] HURAULT, 1er discours (p. 6).

[11] Advis sur l'État et les affaires de ce temps, 1620 (p. 9).

[12] LOYSEAU, Seigneuries, chap. II (p. 32).

[13] ANDRÉ DUCHESNE, Les antiquités et recherches de la grandeur et majesté des Roys de France, dédié à Mgr. le Dauphin, 1609, in-12° (p. 3).

[14] CARDIN LE BRET, De la Souveraineté du Roi (p. 312).

[15] MALHERBE.

[16] LA FARE, Mémoires.

[17] Cette question de l'unité de la langue sera étudiée, avec les développements qu'elle comporte, à propos de la fondation de l'Académie française.

[18] Discours (f° 90)

[19] Esprit des Lois (l. XXIII, ch. XXIV).

[20] Testament politique, ED. FONCEMAGNE (p. 275).