HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LA FRANCE EN 1614

CHAPITRE TROISIÈME. — L'ORDRE SOCIAL. - LES CLASSES.

 

 

D'après la division ordinaire, la société française, sous l'ancien régime, se composait de trois classes : le clergé, la noblesse et le tiers état. Cette division, fondée sur des traditions et des considérations de fait d'une grande valeur, n'est pas cependant d'une exactitude absolue.

Il est facile d'observer, en effet, que le clergé n'est pas à proprement parler, une classe, puisqu'il emprunte ses éléments à la noblesse et au Tiers ; sa raison d'être, les lois de son existence, ses aspirations, ne sont pas exclusivement nationales ; son histoire ne peut se distinguer tout à fait de celle de l'Église catholique ; elle subit des influences et tient compte de considérations extérieures. Pour toutes ces raisons, je me réserve d'examiner à part la situation du clergé ; j'en rattacherai l'étude à celle de la Réforme et aux modifications apportées à l'organisation religieuse de l'Europe, en général, et de la France, en particulier, par les troubles qui marquèrent la fin du seizième siècle.

Restent les deux ordres laïques, la noblesse et le tiers état, auxquels on peut donner le nom de classes. Il convient d'observer, toutefois, qu'au dix-septième siècle, il en existait une autre, née du peuple, mais qui s'était assurée certains des avantages réservés à la noblesse ; elle faisait ainsi partie des classes privilégiées : c'est la bourgeoisie de robe. Le rôle qu'elle a joué dans notre histoire mérite une étude spéciale. Quant au reste du tiers état, il se divise naturellement en habitants des villes et habitants des campagnes, et c'est en suivant cet ordre que j'achèverai le tableau de la société française en 1614[1].

 

I. — Les classes privilégiées : la Noblesse.

L'existence de la classe des nobles pose la question de savoir ce qu'il restait de féodalité dans les mœurs, en l'année 1614. Les nobles ont pour ancêtres les seigneurs souverains, grands ou petits, qui se partageaient le sol de la France, dans les premiers temps du Moyen âge. Barons, vassaux ou arrière-vassaux, ces ancêtres avaient, à l'origine, un droit propre qui limitait le droit du suzerain et qu'ils pouvaient lui opposer. Dès qu'ils avaient rempli les conditions du pacte féodal, ils étaient libres ; ils fermaient la porte de leur château et refusaient l'entrée de leurs domaines à tout le monde, fût-ce au roi. On ne pouvait exiger d'eux et de leurs hommes que ce qui était déterminé par le contrat ou par la coutume. Ils étaient des seigneurs, des sires, comme disait orgueilleusement le châtelain de Colley. Leurs fils n'ont, par conséquent, rien de commun avec le reste de la nation qui descend des sujets, des vilains, des manants, c'est-à-dire de gens qui, à aucune époque, n'ont eu, eux ou leurs ascendants, aucune part à la souveraineté[2].

Ces autorités seigneuriales, si nombreuses au Moyen âge, ont à peu près disparu au dix-septième siècle. Nous avons suivi les progrès de la campagne engagée contre elles par la royauté. Nous avons dit la conquête du territoire et nous avons rappelé la série des transactions par lesquelles le droit du roi tendit à se substituer partout au droit des seigneurs. Cette campagne n'est pas terminée, au moment où Richelieu arrive au pouvoir ; mais..incontestablement, il se conforme à la tradition monarchique, en y mettant la dernière main.

Si les résistances politiques s'affaiblissent, si les États rivaux de l'État disparaissent, si les vieilles institutions libérales périclitent, par contre, les conditions de la vie sociale, les relations entre les personnes, les rapports de la fortune et de la propriété présentent toujours des différences et des distinctions qui, bien loin de s'atténuer, ont plutôt une certaine tendance à s'affirmer, à se légitimer. La royauté les reconnaît et les consacre. Pour combler les fossés qui découpent la France en une multitude de dominations politiques, elle creuse ceux qui la divisent en classes rivales les unes des autres. Elle accable les nobles de ses faveurs ; mais à une condition, c'est que son autorité ne soit plus discutée. Sa politique est douce ou violente, selon que leur ordre se montre docile ou indépendant ; le plus souvent, elle revêt simultanément ces deux caractères, car la noblesse est hésitante et de conduite ambiguë ; elle ne sait ni ce qu'elle est, ni ce qu'elle veut, ni où elle va. Composée de deux parties qui ne s'entendent pas sur leurs intérêts, elle se divise sur la politique à suivre à l'égard de la royauté. Tandis que la partie la plus élevée et la plus riche continue la lutte, la plus nombreuse et la plus pauvre a déjà fait sa soumission. Ces dissensions intestines donnent la clef de l'histoire de la noblesse et expliquent la victoire de la royauté

Même au Moyen âge, la classe des seigneurs n'avait pas formé un tout homogène, ayant des aspirations identiques et subissant une direction unique. En tout temps, ou avait distingué entre le grand feudataire et les simples seigneurs, vassaux ou arrière-vassaux. Les premiers sont des espèces de rois. Les seconds s'empressent auprès d'eux, leur servent de pages, tiennent ln coupe ou l'étrier. Cette distinction est encore très marquée, au début du dix-septième siècle, et les Grands ne se confondent en rien avec les simples gentilshommes.

Les Grands représentent la tradition Riches et puissants, ils gardent les mœurs de l'ancienne indépendance ; seuls, ils tiennent tête aux rois.

De quels éléments se compose cette haute aristocratie, peu nombreuse, mais encore si redoutable ? Au premier rang, les princes de la famille royale. On n'a pas écrit l'histoire des branches cadettes et on n'a pas dégagé cette loi du système héréditaire qui fait, infailliblement, des proches parents des rois, leurs adversaires constants. C'est pourtant là un des plus graves inconvénients de ce régime. En France, la haute féodalité d'apanages, issue de sang royal, avait mis en péril, pendant deux siècles, l'unité du royaume. Durant les guerres de religion, les princes du sang avaient adapté aux circonstances et aux passions nouvelles les calculs de leurs ambitions. Par une succession de hasards heureux, Henri IV, chef d'une branche cadette, était monté sur le trône. Mais, de son vivant, il avait vu l'opposition se grouper autour de son plus proche parent, le prince Henri de Condé. Louis XIII ne devait pas connaître de rival plus redoutable que son propre frère, Gaston d'Orléans ; entouré de la plupart des autres membres de la famille royale, ce prince allait, à diverses reprises, fomenter des troubles d'autant plus déplorables qu'ils divisaient la France au moment où elle était engagée à fond dans sa lutte contre la maison d'Espagne. Telle est l'histoire des branches cadettes jusqu'à Louis XIII. Le concours que les princes du sang prêtaient toujours au parti des Grands fournissait à celui-ci des chefs, et couvrait leur rébellion d'une apparente légitimité. Selon le mot de Machiavel, ces princes ne commençaient à ménager le royaume, qu'au montent où ils se croyaient sur le point d'en devenir les maitres.

La royauté comptait encore, parmi ses familiers les plus assidus et parmi ses plus dangereux adversaires, d'autres seigneurs dont la situation présentait quelque analogie avec celle des anciens grands vassaux de la couronne : c'étaient les princes étrangers. Ils appartenaient à des familles régnant sur de petits États qui évoluaient dans l'orbite de la France, mais qui avaient conservé leur autonomie politique. Tels étaient les princes de la maison de Lorraine. Leur fortune avait tenu en échec celle de la maison de Valois. Les Guise avaient appris à leurs fils et à leurs neveux comment on soulève les passions d'un peuple et comment on les précipite contre l'autorité légitime du prince. Les Bouillon, les Nevers, les Grimaldi et d'autres, moins illustres, étaient dans une situation analogue ; sujets du roi quand il s'agissait d'obtenir ses bonnes grâces, princes souverains et indépendants, s'il était question de lui résister. Il fallait des années encore pour que ces principautés, essaimées autour du royaume, fussent réunies à la couronne et pour que leurs maîtres se rangeassent sous l'obéissance directe du roi[3].

Nous avons eu l'occasion déjà de signaler la grande situation faite aux gouverneurs des provinces. Nous avons dit comment la Royauté, obligée de compter avec des personnages influents, avec les descendants des grandes familles locales, avait dû confier le gouvernement des provinces et des villes à des personnes de fidélité douteuse, cherchant à se perpétuer, eux et leurs héritiers, dans les grands emplois. On voyait un Montmorency, un Lesdiguières, un La Force, jouer aux vice-rois, se rire des ordonnances royales qui limitaient à trois ans la durée des fonctions de gouverneur, et enfin, si on les pressait trop, se jeter dans la révolte.

Et cette pente était si naturelle qu'elle entrainait ceux mêmes qui, en raison de leurs origines, auraient dû rester particulièrement attachés au service de la royauté, c'est-à-dire les favoris et les ministres du roi. A peine la fortune avait-elle souri à ces champignons poussés en une nuit qu'ils devenaient à leur tour dangereux. Au temps de la prospérité, ils ne songeaient qu'a s'assurer une opulente retraite. Si le prince se détachait d'eux, ou s'il venait à mourir, ils prenaient place parmi les ennemis du régime nouveau ; un d'Épernon, un Piron, un Sully, combattaient, dans les provinces, l'influence de ce pouvoir royal qui les avait tirés du néant.

Ainsi se composait ce que l'on appelait au dix-septième siècle le parti des Grands. Fils ou parents des rois, héritiers des grandes familles, gouverneurs, favoris, il comptait, en somme, tout ce qui était assez puissant ou assez riche pour tenir une province, lever des troupes, munir une forteresse à l'épreuve du canon.

Quand les Grands étaient unis, il fallait compter avec eux. Cependant ils n'avaient plus guère d'autorité que celle qui, directement ou indirectement, émanait de la puissance royale. L'heure était bien passée des puissantes dominations féodales. La haute aristocratie n'avait plus à sa disposition la hiérarchie disciplinée des vassaux et des arrière-vassaux. Elle pouvait encore, accidentellement, escompter l'avidité des soldats de fortune et des coureurs d'aventure. Mais, par comparaison, le service du roi paraissait autrement avantageux. Plus de principauté héréditaire, plus de fidélité héréditaire ; tout le système du Moyen âge était rompu.

La royauté avait fort habilement profité de la ruine des vieilles traditions pour mettre la main sur la petite et la moyenne noblesse. C'est ce qu'il faut essayer d'expliquer maintenant.

70.000 fiefs, dit-on, existaient alors dans le royaume. Sur ceux qui formaient un domaine, s'élevait un château ancien, avec ses murailles, ses tours d'ardoises, son donjon, ou du moins son pigeonnier. Les créneaux étaient réparés ; les fossés étaient entretenus ; le pont-levis tendait ses chaînes. A l'intérieur, on conservait, rangés dans les salles d'armes, des arquebuses, des mousquets, des cuirasses. qui n'avaient pas perdu tout usage et qui avaient servi, récemment, pendant les guerres de religion[4]. La paix avait quelque chose de belliqueux et entretenait tout l'attirail de la guerre. La noblesse française gardait ce caractère rural et rude qui la rattachait à ses premières origines. Les Italiens le remarquaient tous : Il gentiluomini francesi non sono come noi altri che abitino nelle citta, ma per il più stanno fuori ai loto castelli, i quali sono cosi forti e ben fiancheggiati, che per una batteria da mano non vi è alcuno che non fosse sicuro. Un autre dit : ...tutta la nobiltà, quando non sta in corte che sono li tre quarti dell' anno, abita la campagna[5]... Si le gentilhomme de province eût consenti à vivre, dans son domaine, du blé de ses champs, du vin de ses vignes, du gibier de ses garennes, du poisson de ses fossés et s'il se fût renfermé dans cette espèce d'isolement sauvage que le Tasse donnait comme un des traits caractéristiques de la noblesse française au XVIe siècle, peut-être n'eût-il goûté à aucune des joies de la civilisation renaissante ; du moins, il fût resté libre. Personne n'eût songé à traquer son indépendance dans les halliers où sonnait éperdument le cor seigneurial. Mais tel n'est pas le caractère de la race. L'isolement lui pèse, la vanité le stimule, le monde l'attire. Notre gentilhomme s'ennuie au fond de ses bois taciturnes. Il veut vivre ; il veut paroître. D'ailleurs la faim chasse le loup du bois et la situation pécuniaire du gentilhomme français devient de plus en plus pénible.

La découverte de l'Amérique et l'abondance du métal précieux qui, de ses mines, se répandit sur l'Europe, provoqua, à partir du premier quart du XVIe siècle, une crise économique qui eut des répercussions infinies. Une de ses conséquences les plus directes, fut la diminution du prix de la terre et, par conséquent, l'appauvrissement de la classe qui la détenait[6].

Dans cette révolution, que reste-t-il au seigneur féodal de ce qui faisait autrefois son orgueil et sa force ? La valeur de la propriété foncière est réduite, en raison de la baisse générale de l'or. Au moment où la cherté de tous les objets nécessaires à la vie augmente, ses revenus diminuent. Les vieilles rentes constituées jadis, à des taux maintenant dérisoires, ne lui laissent plus que l'apparence de la fortune. Beaucoup de titres, peu d'argent. En effet, en dehors des satisfactions d'honneur, que valent aujourd'hui ces droits nobiliaires tant vantés ?

Nous ne parlons pas du droit de faire la guerre, de rançonner le marchand et de piller le manant : cela s'appelle du brigandage et relève de la juridiction de Messieurs des Grands-Jours. Quant à l'autre droit souverain, celui de battre monnaie, il a disparu également, et ceux des gentilshommes qui, trop attachés aux coutumes de leurs ancêtres, ont conservé un atelier dans les caves de leurs châteaux, ont toutes chances de finir leurs jours sur les galères du Roi[7].

Les justices seigneuriales, haute, moyenne et basse, ces fameuses justices qui élèvent aux portes des châteaux les deux, quatre ou six potences des fourches patibulaires, nous avons dit ce qu'elles étaient devenues. Nominalement, le seigneur du fief a gardé le droit de constituer une cour et de tenir une assise, mais ces tribunaux, n'ayant qu'une compétence dérisoire, et devant soutenir partout la concurrence des magistrats du roi, ont fini par devenir onéreux et par embarrasser le juge plus encore que le justiciable.

Les droits pécuniaires, ceux qu'on a nommés les droits utiles, n'étaient guère plus avantageux pour la petite noblesse. Si l'on en croit les titres qu'ils prennent dans les actes, les moindres de ces gentilshommes sont seigneurs, et, par conséquent, propriétaires de nombreux châteaux et domaines étendus. Quand on entre dans k détail des choses, on voit que les charges résultant de ces titres orgueilleux sont presque aussi lourdes que les bénéfices. C'est à peine si les recettes couvrent les frais de la perception.

Aussi, les seigneurs, — les seigneurs de la petite noblesse, du moins, — les laissaient tomber en désuétude[8].

En somme, le gentilhomme campagnard était pauvre, et au fur et à mesure que la richesse générale s'accroissait, que les tentations et le luxe devenaient plus provocants et plus onéreux[9], la petite et même la moyenne noblesse pouvaient, de moins en moins, suffire aux frais de la vie nouvelle. Réduite à l'inaction par son inaptitude aux arts de la paix, elle était acculée à la misère paresseuse et fière, la pire de toutes.

Le roi, qui vivait au milieu de ses gentilshommes, ne pouvait ignorer une telle détresse. La noblesse n'était bonne qu'a une chose : faire la guerre. Au moment où Charles VIII entreprenait l'expédition d'Italie, il cédait à la poussée de son entourage qui ne voyait dans cette campagne, mère de si grands désastres, que de beaux coups d'épée à donner et surtout de bons profits à faire. Les guerres d'Italie durèrent jusqu'au moment où les guerres de religion commencèrent. Au lendemain de la paix de Cateau-Cambrésis, quand les armées royales furent congédiées, il se fit un reflux des camps sur la ville. Les passions religieuses s'en aigrirent. Les nobles, à court d'argent et de butin, se sentirent pris, tout à coup, d'un zèle extrême pour le problème de la destinée. Catholiques ou protestants, leurs convictions tournèrent au fanatisme implacable, et le royaume paya, par trente ans d'intolérables souffrances, l'excès soudain de ces pieuses ardeurs[10].

Ajoutons que la vie des camps ou la vie de garnison développait, chez les gentilshommes soldats, des appétits et des besoins qu'aucune fortune foncière n'eut pu satisfaire, et considérons, à la lumière de ces faits, la situation de la partie la plus nombreuse et la plus turbulente du corps des nobles : les cadets.

Machiavel, alors qu'il écrivait ses Ritratti di Francia, n'avait remarqué que les avantages du régime successoral, spécial à la noblesse française, qui réservait le fief à l'aîné. Les cadets, dit-il, étant à charge à leurs frères, s'adonnent tous au métier des armes, et ils s'efforcent d'arriver à un grade élevé..., ce qui fait que la gendarmerie française est sans égale, parce qu'elle est composée surtout de nobles et de fils de seigneurs qui rivalisent tous par l'ambition d'atteindre aux plus hauts emplois[11]. A la fin de ce même XVIe siècle, un autre Italien non moins perspicace, le Vénitien Angelo Badoer, montre le revers de la médaille : Les gens de qualité, dit-il, habitués par la licence des guerres civiles à piller leurs ennemis et à vivre largement, une fois licenciés par suite de la paix, sont rentrés chez eux avec ce qui pouvait leur rester de tant de profits illicites, malheureusement, le plus souvent., bien pets de chose. Aussi, la plus grande partie de la noblesse étant pauvre, en raison du droit de primogéniture, ils tombent dans une misère d'autant plus pénible que leurs appétits sont plus déréglés, On en voit qui assassinent non seulement leurs ennemis, mais leurs amis ; d'autres ont tué leurs pères, leurs mères, leurs frères ; d'autres machinent sans cesse quelque piège contre leurs seigneurs ou patrons ; ils s'emparent d'une place forte pour la vendre à l'ennemi, ne songent qu'il troubler le royaume et vont même jusqu'à oser attenter à la vie du roi[12].

Tant qu'ils habitent le château paternel, les nobles sont tenus à un certain respect. Cependant, les abus sont fréquents et les doléances du Tiers nombreuses : Tantôt ils contraignent leurs vassaux à signer des reconnaissances contraires à la vérité.... tantôt ils font prendre chez eux deniers, grains ou autres choses non dues ; à quoi les pauvres gens, de crainte d'avoir pis et d'Aire battus, outragés ou tués, n'osent résister, ni même en faire plainte, ce qui est une vraie tyrannie. — Ils obligent, dit l'ordre du clergé, les paysans à bailler leurs filles en mariage à leurs serviteurs contre leurs volontés[13].

Quand ils sont loin de leur pays d'origine, maîtres d'une place forte ou à la tête de quelques soldats, leur insolence ne connaît plus de bornes[14]. A la suite des longues guerres, de bons soldats ou capitaines, dénués de ressources, s'étaient fait bandouliers. On disait que le fameux brigand Carrefour était noble. Il se faisait appeler baron de Milly. Ce qui est certain c'est que, durant les mouvements de la minorité, la duchesse de Nevers s'était adressée à lui pour équiper une troupe de soldats[15]. Hercule d'Argilemont commandait alors, pour le comte d'Estouteville Saint-Pol, dans les châteaux forts de Caumont en Agenais et de Fronsac en Bordelais. Il se faisait gloire, selon le bruit public, de mépriser la justice, les procureurs, les avocats, huissiers et robins en général. Il commettait tous les crimes et était toujours soutenu par son maitre qui lui donnait l'exemple et qui obtenait pour lui des lettres d'abolition. Ses méfaits durèrent longtemps. Enfin le parlement de Bordeaux mit sa tête à prix et il fut décapité en 1620[16]. Les condamnations des nobles pour crimes analogues, pour assassinat, enlèvement, fausse monnaie, remplissent les archives des cours judiciaires. Qu'on s'étonne, après cela, du langage de Richelieu, noble d'origine pourtant, et, au fond, très entiché de sa naissance, avouant que les nobles ne reconnaissent liberté qu'en la licence de commettre impunément toutes sortes de mauvaises actions, leur semblant qu'on les gênait si on essayait de les retenir dans les équitables bornes de la justice[17].

Par ce qu'ils ont d'excessif, ces exemples et ces textes indiquent à quel degré de misère et de déchéance morale en était arrivée la partie la plus remuante de la petite noblesse française. Assurément, il s'en fallait de beaucoup que le corps tout entier fuit atteint de la gangrène qui frappait quelques-uns de ses membres. Élevés dans des principes d'honneur, ils savaient supporter les privations d'une fière pauvreté ; mais, en somme, il fallait vivre. Ils sont rares ceux qui consentent à mettre l'épée au croc et à auner le drap. D'autres entraient dans les charges de robe, et les exemples de cette demi-dérogeance sont beaucoup plus fréquents qu'on ne le pense, surtout dans les premières années du dix-septième siècle[18]. Il n'en reste pas moins une niasse considérable apte seulement aux exercices du corps et à la guerre. Celle-ci inquiète, troublée, haletante, se tournait du côté de la royauté et réclamait d'elle le salut.

La royauté poursuivant son œuvre, qui est la destruction des suzerainetés locales, saisit l'occasion qui se présente. Elle offre à la gentilhommerie besogneuse un arrangement tacite dont les conditions peuvent se ramener it ces ternies : Renoncez à ces débris d'une vieille souveraineté qui ne vous rapportent rien. Aidez-moi plutôt à soutenir le poids de l'administration publique, et je vous assurerai, en échange, des privilèges durables qui vous exonéreront des charges qui pèsent sur le reste de la nation. Je vous réserverai, dans mes armées et a la cour, des emplois lucratifs, sur mon budget des avantages pécuniaires qui compenseront largement le peu que vous perdez. En un mot, la noblesse française, se trouvant sans ressources, la royauté fut assez riche pour l'acheter et l'attacher définitivement à son service.

Comment la royauté s'y prit-elle pour tenir les conditions du marché ? Comment put-elle subvenir aux charges si lourdes que l'entretien d'une partie aussi nombreuse de la nation faisait peser sur elle ?

Les rois payent leur noblesse en privilèges, en pensions et en bénéfices.

Des privilèges, les uns sont utiles, les autres honorifiques ; le plus important des privilèges utiles, est l'exemption de tous les impôts directs, tailles, taillons, etc.[19]. En outre, les nobles sont affranchis de toute corvée personnelle, des logements de gens de guerre, des banalités de fours, moulins, pressoirs ; les nobles ne pavent pas le droit de franc-fief ; en vertu d'une délégation particulière de la royauté, ils ont le droit de chasse ; ils jouissent d'une juridiction spéciale et ils portent directement leurs causes, en première instance, devant les baillis et les sénéchaux, à l'exclusion des prévôts ; dans les affaires criminelles, ils peuvent demander à être jugés par le Parlement, la grand'chambre et la tournelle assemblées.

Les privilèges honorifiques ont pour effet de mettre en lumière, dans toutes les circonstances de la vie, la supériorité native du noble sur le roturier. Tout ce qu'on avait pu laisser à la noblesse des dehors de l'ancienne souveraineté lui est maintenu et confirmé par les édits royaux : privilège de construire un château, d'avoir un pigeonnier, préséance en toutes circonstances sur les roturiers, notamment, dans les églises, eau bénite. Le noble a le droit de post d'armes ; il garde l'épée au côté, même devant le roi ; la noblesse, en corps, se considère comme réellement supérieure au reste de la nation, et elle n'admet pas qu'aucune comparaison puisse se faire d'elle aux roturiers ; dans les occasions solennelles, ses délégués parlent au roi debout, taudis que ceux du tiers état devaient se mettre i genoux.

Les charges et les offices de la maison du Roi étaient réservés aux gentilshommes ; toute la noblesse avait l'accès libre auprès du prince, et c'est ainsi que s'explique cette familiarité bruyante de la cour qui choquait tant les étrangers. Dans ce contact journalier, le roi s'applique à ménager la noblesse par les attentions les plus délicates. Henri IV était passé maitre à ce jeu. Il disait, nous apprend Fontenay, qu'elle se gagnoit mieux par bon visage et par paroles que par l'argent ; aussi ne les épargnoit-il pas. C'est pourquoy pas un ne lui faisoit la révérence à qui il n'ostat le chapeau et ne dit quelque chose de particulier de lui ou de ses prédécesseurs, ou ne donnast lieu à celuy qui le présentait de le faire. Mais surtout il prenait soin, en ces occasions, de contenter ceux des provinces et qui n'étoient pas pour revenir souvent à la cour, les traitant comme des étrangers, afin que, se louant de lui quand ils seroient eu leur pays, cela lui servit envers ceux qui n'y venoient point[20].

Cette politique de séduction à l'égard de la noblesse fut toujours pratiquée par la royauté. Elle finit par créer, entre le roi et ceux qui l'approchaient, des liens si forts que Montesquieu les considère comme caractérisant tout le système politique et social de l'ancienne monarchie. Il dit qu'elle est fondée sur l'honneur, c'est-à-dire sur le préjugé de chaque personne et de chaque condition ; c'est cet honneur qui donne toute activité au corps social par le désir qu'ont les sujets de se distinguer aux yeux du prince.

Dans les premières années du dix-septième siècle, le gentilhomme français a déjà quitté son manoir. Il est venu à la cour, portant, comme on l'a dit, ses prés et ses moulins sur ses épaules. Il s'est ruiné, d'un seul coup, pour faire figure dès l'entrée. Là il a suivi les compagnies, s'est approché des tables, a cherché les occasions de se distinguer, et de montrer ce qu'il vaut. Le roi l'a vu et l'a accueilli d'une bonne parole et d'un sourire. Il lui a demandé des nouvelles de son père, de quelque parent, vieux serviteur, compagnon des anciens combats. Mais ces premières avances n'ont pas de suite ; le roi est occupé ; il pense à autre chose. Quand on l'approche, il détourne la tête ; évidemment il craint de s'engager, il se réserve. Cependant, la vie est chère ; les causes de dépense se multiplient ; il faut s'armer pour une campagne, acheter quelque costume coûteux pour un tournoi on pour un ballet, renouveler un équipage ; et puis, on joue follement parmi ce monde jeune, léger et inoccupé : Quand ils viennent à la cour, dit l'ambassadeur vénitien, les gentilshommes français dépensent plus en une semaine qu'ils n'ont amassé chez eux en une année... si bien qu'au bout de peu de temps, ils sont ruinés ; aussi, dit-on en manière de proverbe, d'un homme sans le son qu'il a le mal français : c'est ainsi que, grands joueurs comme ils sont tous, soit aux cartes, soit aux dés, soit à la paume, ils ne se font pas crédit d'un liard les uns aux autres, et ils jouent jusqu'aux armes qu'ils portent sur eux, jusqu'à leurs vêtements. J'en ai vu plus d'un par la pluie et par la neige s'en aller de la salle de jeu en culotte et en chemise ; cela n'a rien d'extraordinaire, je l'ai vu faire à des princes. Le roi lui-même au jeu n'a aucun crédit. D'ailleurs, ils acceptent tout cela sans rien perdre de leur belle humeur et de leur gaieté naturelle. Aussi dit-on, avec raison, que trois nations prennent le temps d'une façon très différente : les Espagnols vivent avec le passé, les Italiens avec l'avenir et les Français avec le présent.

La voilà bien, cette noblesse française, brave, dépensière et insouciante qui perdit si follement. et si gaiement son droit d'aînesse. Mais qu'attend-elle donc à la cour ? Que fait-elle auprès du prince, et les maigres compliments dont il la paye ont-ils suffi pour la retenir ? Non ; ses appétits sont plus exigeants et le roi emploie auprès d'elle des procédés de séduction plus efficaces.

La manifestation la plus éclatante des conditions dans lesquelles la royauté tint la noblesse à sa solde, à partir de la tin du seizième siècle, c'est le développement subit que prit, dans le budget royal, le chapitre des pensions. Les pensions constituent, en effet, ainsi que l'observe l'ambassadeur anglais, Carew[21], l'un des ressorts les plus puissants du gouvernement monarchique. Le roi prélevait, sur son budget ordinaire, des sommes considérables qu'il distribuait gratuitement aux gentilshommes les plus dévoués. Voilà ce que font tous ces seigneurs à la cour ; consultez leurs mémoires, ils le disent sans vergogne : ils font la sentinelle et dorment sur le coffre pour saisir l'occasion de se faire inscrire au râle des pensions[22].

Henri IV fut le véritable initiateur du système. Il tint, par doit et avoir, le grand-livre de la fidélité de sa noblesse ; malgré sa parcimonie, il pensa qu'il ne pouvait payer trop cher le repos du royaume. Les pensions s'élevèrent sous son règne, au chiffre annuel de trois millions de livres. Il avait, en outre, distribué des sommes immenses dans la période de pacification qui avait suivi la Ligue.

Sous la régence, le pli étant pris, le pouvoir fit, d'une libéralité désordonnée, le principe de sa politique. Le rôle régulier des pensions s'éleva jusqu'à huit millions de livres ; près de quatorze millions furent distribués en outre, à la noblesse. Il n'est assurément pas exagéré de dire que le cinquième des ressources annuelles du roi était distribué aux seigneurs, et employé, comme dit Richelieu, à étourdir la grosse faim de leur avarice et de leur ambition[23].

Et ce n'est pas tout : ce que le roi faisait avec les pensions, il le faisait, dans des proportions beaucoup plus considérables encore, avec les bénéfices ecclésiastiques. Le concordat de François Ier avait été un coup de maitre de la part de la royauté. Le droit de nomination, appliqué en principe aux évêchés, étendu par la commande aux abbayes et à presque tous les bénéfices importants du royaume, était devenu, pour le prince, une source de revenus inépuisables, lui permettant de satisfaire les convoitises qui se pressaient autour de lui. Brantôme, qui écrivait au début du dix-septième siècle, a finement observé ce résultat de l'application du concordat. Il dit en parlant de François Ier : Ce grand Roi fort libéral, et qui prenait grand plaisir à donner... ne pouvant récompenser sa noblesse des finances de son domaine et des deniers de ses tailles, trouva bon de la récompenser de quelques abbayes et biens d'église.

La feuille des bénéfices devint ainsi un instrument politique plus puissant que le rôle des pensions, et qui permit à la royauté de soutenir la classe des nobles en la débarrassant de ses cadets. Si le système roturier du partage égal de la fortune entre les enfants se fût appliqué à la noblesse appauvrie dit dix-septième siècle, elle eût disparu rapidement. Mais tout ce qui, parmi les cadets, ne devenait pas soldat de fortune, prenait la soutane. Les filles entraient en religion. Ainsi, l'allié pouvait, du moins, conserver intact le fief paternel. Les effets du concordat s'étendirent plus loin encore. Ou vit des familles toucher les revenus d'un évêché ou d'une abbaye comme ceux d'une ferme ; on vit des soldats, des mineurs, des femmes, des hérétiques obtenir des bénéfices ecclésiastiques. La classe entière eu vécut[24]. Qu'on juge de sa reconnaissance pour le pouvoir qui la nourrissait. Toute la paresse du royaume fut comme pendue à cette main libérale qui distribuait les rentes si largement.

Imaginez que la moitié ou le tiers des revenus actuels du pays soit mis subitement à la disposition d'un de nos partis politiques ; supposez que ce parti puisse accorder des rentes viagères et même héréditaires, en nombre pour ainsi dire illimité, aussi facilement, plus facilement même que ne se fait aujourd'hui la distribution des bureaux de tabacs, et vous apprécierez de quel poids une pareille innovation pèserait sur les destinées du pays. C'est ce coup de fortune qui enrichit la royauté, vers le milieu du seizième siècle, précisément à l'époque où la noblesse féodale périssait de misère et d'orgueil. Les rois, en subvenant à ses besoins, l'arrachèrent aux habitudes de turbulence et d'indiscipline qu'escomptait la persistante opposition des Grands. Si on examine avec attention l'histoire des familles nouvelles qui s'élevaient jusqu'aux grandes charges de l'État, ou seulement jusqu'à la faveur du prince, au seizième et au dix-septième siècles, on s'aperçoit que, presque toujours, un de leurs membres fut d'église et ouvrit ainsi, pour les siens, le chemin de la fortune et des grâces. Mais il donna aussi l'exemple de l'obéissance et de la soumission. Après lui, autour de lui, tout se range sous le joug, et la noblesse se dévide à fermer l'oreille aux sollicitations de ceux qui évoquent les souvenirs de sa vieille indépendance.

Cependant, le dernier mot n'est pas dit. L'œuvre de séduction entreprise par la royauté n'est pas achevée. Ces deux instruments si puissants, le bénéfice et la pension, sont des inventions relativement récentes et plus d'un, parmi les nobles de province, hésite avant de prendre le chemin de la cour. Les souvenirs du passé travaillent plus d'une Lime fière. Ces pensions, ces bénéfices étaient achetés bien cher. Il fallait se ruiner d'abord, dans l'espoir de s'enrichir. Et puis, il fallait servir ; ce mot qui illustrait les armoiries des gentilshommes royaux, répugnait à plus d'un maigre châtelain entiché de ses droits : Les pensions ont ruiné la noblesse, lit-on dans un pamphlet du temps. Tel qui vivait commodément et doucement dans sa maison, et qui même, aux occasions, pouvait assembler ses amis, mange le revenu de tout son bien en trois mois pour venir demander une pension. Un valet ou deux lui suffisaient ; son village ne voyait ni clinquant, ni broderie. A la cour, il a un écuyer, des gentilshommes, des pages, quantité de plumes, quantité de passements d'or. Voilà où s'emploie son bien et ce qui lui revient de bon d'une pension mal payée, bien levée sur le peuple et encore mieux comptée sur le Roy[25].

Il y avait donc des mécontents. Les Grands les recherchaient. Il se formait des cabales, des partis. Un lien de camaraderie militaire s'établissait entre les chefs et les soldats. Tant qu'on marchait ensemble, le grand seigneur riche et influent, plus accessible que le roi, faisait profiter les gentilshommes qui le suivaient, de tous les avantages de sa situation exceptionnelle dans l'État. Il les poussait, les recommandait, leur assurait des emplois lucratifs, soit dans ses propres domaines, soit dans l'étendue de son gouvernement. Si les choses se gâtaient et s'il fallait recourir aux armes, on vivait tous ensemble de la guerre, on partageait les bénéfices et le butin. Si on traitait de la paix, le chef n'abandonnait pas ses partisans et il stipulait pour eux des avantages tels que, parfois, il était plus court de prendre, avec les princes, le chemin de la révolte, que de suivre lentement le troupeau et la route encombrée de la fidélité au roi. Les hôtels des grands et, au besoin, leurs places fortes étaient les refuges naturels de tous les ambitieux pressés ou mal satisfaits.

Quand le pouvoir était faible, le nombre des mécontents se multipliait. On ne pouvait que gagner dans les troubles et dans les brouilleries. Chacun avait à se plaindre. On parlait haut ; on se sentait fort parce qu'on était nombreux ; on était nombreux parce qu'on se croyait fort. C'est alors que la noblesse revenait à sa pente naturelle et qu'elle se reprenait aux souvenirs de son ancienne indépendance. Rohan explique cet état de choses avec sa force et sa brièveté ordinaires : C'est une chose certaine, dit-il, qu'en tout le royaume, l'autorité du Roi diminue celle des Grands, comme aussi l'accroissement d'iceux diminue le pouvoir royal ; c'est une balance qui ne peut demeurer égale ; il faut toujours que l'un des deux l'emporte[26].

En somme, en 1614, le corps des nobles était divisé en deux parties ayant des vues, des aspirations, des il-aéras opposés. La plus nombreuse et la plus brillante avait fait le sacrifice de ses ambitions politiques et elle se tenait fermement attachée à la fortune de la royauté. Les séductions de la cour, l'attrait de la carrière des armes, l'exemple des grandes fortunes faites par de simples gentilshommes devenus les ministres ou les favoris des rois, toutes ces raisons avaient agi simultanément. Henri IV disait à qui voulait l'entendre qu'il devait son royaume à la bravoure de sa noblesse. Le Béarnais, chef du parti aristocratique, avait su consolider, par une savante générosité, des engagements qui, entre des mains moins habiles, eussent été plus précaires[27].

Les compagnons de Henri IV avaient gardé, à la cour, quelque chose de l'allure et des mœurs militaires. Pressés autour du prince, vivant à sa table, l'accompagnant dans ses chasses, l'attitude, le geste et le langage libres, ce sont des cavaliers ; ce ne sont pas encore des courtisans. Ils mènent une vie généralement oisive, mais gaillarde et de belle humeur, toujours prêts à un coup de main ou à un coup de tête. Parmi eux, les exercices du corps sont en grand honneur. Le manège est leur grande occupation ; ils jouent à la bague et à la quintaine[28]. Laissons parler un témoin oculaire : La noblesse qui a survécu a ces longues guerres civiles fait son métier des armes ; elle est ardente et valeureuse, parfaitement bien montée, et elle ne s'embarrasse pas de dépenser beaucoup d'argent pour avoir un bon et brave cheval : il n'y a pas de spectacle plus admirable que de les voir réunis un millier ensemble. Ils veulent que leurs chevaux sachent trotter, galoper, virevolter, tantôt d'une main, tantôt de l'autre, se coucher, et ils ne veulent, pour combattre, que des chevaux ainsi instruits et parfaitement en main. Aussi, Sa Majesté, pour élever ses jeunes gentilshommes le plus vertueusement qu'il est possible, a créé, à Paris, une Académie où ils s'exercent tous les jours sous les yeux de son premier écuyer. Celui-ci doit les fournir de chevaux, pris dans les écuries du roi ; il leur apprend l'équitation et tous les autres exercices accessoires, l'escrime, la balle, la musique, les mathématiques, et on pourvoit à toutes leurs dépenses[29].

Telle jeunesse, telle maturité. Devenus des hommes, les élèves des Académies conservent le goût de ces exercices qui priment, à leurs yeux, tous les talents. Dans les loisirs de la cour, les occupations amoureuses remplissent les heures. Elles ne sont pas toujours du goût le plus raffiné. Bassompierre nous donne la note. Dans les Mémoires du temps, il n'est question que d'enlèvements, de mariages clandestins, de couvents forcés et de filles mises à mal[30]. Celles-ci ne se plaignent pas trop, ne s'étonnant pas que les choses se fissent, connue on dit, à la soldade. Cependant, on commence à s'engouer des pointes à l'italienne et du langage précieux. Les sentiments se surexcitent et s'affilient, dans les loisirs de la paix et par la vie commune des deux sexes. Un gentilhomme, d'Urfé, met son épée au croc pour écrire L'Astrée. Ce roman, selon la destinée réservée à ce genre de littérature, passe pour un chef-d'œuvre pendant vingt ans, et il impose aux soldats des guerres de religion, les fades bêlements des bergers du Lignon.

Le fond n'en reste pas moins rude. Les relations sociales ont toujours quelque chose d'âpre et de raboteux. L'habitude du danger déprécie la valeur de l'existence. Le point d'honneur est une élégance. Les épidermes sont sensibles au moindre froissement. Le duel est un exercice comme un autre, excellent en somme pour des hommes de guerre. On se bat, pour un sourire, pour mie plume, pour rien. On va sur le pré en bande par deux, trois, quatre, de part et d'autre. A chaque rencontre, il reste des morts sur le terrain. Sans cela, la partie ne serait pas complète. Tout ce brave sang qui coule n'est pas considéré comme perdu. Ceux qui restent en ont acquis plus de courage, de. sang-froid et quelque chose de cette confiance en soi, sans laquelle il n'est pas de gentilhomme, ni de soldat[31].

Cette vie développe, dans les corps et dans les caractères, la vigueur et la force. Quand un homme est courageux et droit, il est un homme : que peuvent lui demander de plus les gens qui prennent leurs talents dans les livres ? Jamais peut-être, il n'y a eu, en France, un plus grand nombre de braves gens, capables de se faire casser la tête, pour une cause quelconque, à condition qu'il y dit du gain et de la gloire à gagner[32].

Contarini écrit à la chancellerie de Venise : Il y a, dans ce pays, une quantité de gens sans occupation et qui sont tout prêts à se porter là où ils peuvent espérer quelque profit ; du moment où ils ont goûté du métier des armes, ils n'en veulent plus d'autres. Quant à moi, quand on sut que je pouvais avoir besoin d'hommes pour le service de V. S., ma maison ne désemplit pas et, si j'avais voulu, j'aurais vite fait d'enrôler 20.000 hommes pour vos armées[33]. Ceux qui se pressent en foule à la porte de l'ambassadeur vénitien, ne demandent pas mieux que de rester en France, si on trouve à les y employer. Richelieu les connaît bien. Ce sont ces hommes d'action, ces gens de main, dont il parlera dans son Testament politique. En tout temps, il s'applique à les distinguer et à les attacher à sa fortune. C'est avec eux qu'il remplit les cadres toujours vides de ses armées. Il les emploiera dans les administrations, les intendances et les ambassades. Ils l'aideront à achever l'œuvre de la conquête et de la discipline sociale. Ces nobles de second rang sont ses égaux au début, ses meilleurs serviteurs à la fin. Il saura les récompenser et, fidèle, il s'assurera jusqu'au bout leur fidélité[34]. On s'étonne de la durée de ce ministère, Initié par tant de cabales et d'intrigues. Elle n'a pas tenu seulement à la volonté si souvent hésitante de Louis XIII, mais an concours réfléchi que prêta au grand ministre une partie très active de la nation. La noblesse royale, notamment, par une communauté de vues et d'intérêts, resta de plein gré attachée à la fortune de l'homme d'État qui fut pourtant un adversaire si ardent de la noblesse.

Quant a la partie de celle ci qui resta dans les provinces, elle s'enfonça de plus en plus dans la mauvaise humeur et dans l'impuissance. Sa brutalité n'a d'égale que son ignorance. Intolérante et intolérable, elle encombre la vie sociale avec ses prétentions étroites, ses querelles de préséance et de pas, avec l'odieux abus du privilège de la chasse et les exactions dont sa misère inquiète accable le paysan. Personne ne la juge plus sévèrement que ses propres membres. Le Pète Joseph parle en termes ironiques de ces bons gentilshommes du pays qui ont restreint toutes leurs ambitions dans l'enclos de leur basse-cour, pour la loger en leur estable à vaches, dans leur écurie ou dans leur grenier, et il se moque de ces gentilshommes qui s'abêtissent après leurs chiens, chevaux et oiseaux, qui ne sçavent parler que de ces vilaines bêtes qui se moqueraient d'eux si elles savoient parler[35]. Ce type ira désormais en s'épaississant. À la fin du siècle, La Bruyère dépeindra le noble de province inutile à sa patrie, à sa famille et à lui-même, souvent sans toit, sans habits et sans aucun mérite[36], etc. Même les vertus de la race s'atrophient. La noblesse de province ne sait plus se battre. Quand, a de rares intervalles, et dans des cas de péril extrême, on la convoque pour le service de l'arrière-ban, elle refuse de marcher et elle donne le triste spectacle d'un troupeau turbulent, et. indiscipliné. Louis XII écrit à Richelieu, en 1635 : Il ne faut faire nul cas de notre noblesse volontaire que pour faire perdre l'honneur à celui qui voudra entreprendre avec eux quelque chose de bon où il y aura la moindre fatigue. Quand on les veut seulement envoyer à trois lieues d'ici, tirant vers Metz ou Nancy, ils murmurent, jurent et disent tout haut qu'on les veut perdre et qu'ils s'en iront... Je vous écris la larme à l'œil de voir la légèreté des Français. Bientôt après, on écrit de Bourgogne au prince de Condé : La noblesse du ban vient d'arriver ; la plupart prennent résolution, à ce qu'ils disent, de ne plus aller à la guerre, aimant mieux qu'on les déclare roturiers que de les faire mourir faute de pain[37].

Inutile, la noblesse de province était suspecte. Son mécontentement entretenait un état de trouble permanent dans le royaume. Le pouvoir royal, sentant que toutes les responsabilités à la fois pesaient sur lui, et décidé à les assumer toutes, n'hésita pas à eu finir avec cette opposition sans dessein et sans avenir. Contenir l'ambition des grands, réprimer les derniers vestiges du brigandage nobiliaire, démolir les châteaux et les gentilhommières, forcer les nobles à prendre un parti et enrôler dans les armées, à la cour et dans l'Église, tous ceux. qui ne s'entêtaient pas dans des préjugés d'un autre âge, tel devait être le programme de tout ministre qui voulait établir, d'une façon durable, l'ordre et l'union dans le pays. Pour que l'État fût le maitre en France, il fallait qu'il n'y eût plus dans le royaume qu'une noblesse royaliste. Les siècles avaient travaillé dans ce sens : on ne pouvait remonter leur cours.

La seigneurie féodale n'avait pas su se transformer en une aristocratie politique capable de s'opposer aux empiètements du pouvoir absolu. La pairie, qui relevait directement de l'autorité du prince, ne laissait aux grands seigneurs qui la recevaient qu'un fantôme d'honneur sans attributions effectives[38]. Dans les conseils du royaume, la place de la noblesse est de plus en plus restreinte. Elle se plaint très haut de ne pas occuper les charges publiques ; mais, par une incroyable incurie, ou plutôt par paresse d'esprit et par fausse vanité, elle se détourne des fortes études et laisse échapper les occasions de gagner, par l'autorité des services rendus, la confiance et la reconnaissance des peuples. Presque toujours, ce sont les petites gens qui se rendent dignes des grands emplois[39].

La noblesse française a de lourdes responsabilités devant l'histoire. Elle n'a pas été la seule victime de ses fautes. La nation en a pâti. Cet ordre, auquel son passé historique imposait de grands devoirs, n'a pas su se plier aux nécessités de la vie nouvelle. Tandis que le développement de la richesse mobilière appelait des couches sans cesse renouvelées au travail et aux bénéfices de la civilisation moderne, la succession d'alité en aîné clouait le seigneur rural sur son lopin de terre. Par contre, les cadets, transfuges d'un sol qui les repousse, forment une troupe mobile, livrée à toutes les séductions de l'esprit d'aventure et à tous les scepticismes de l'obéissance muette. Les ainés se perdent pour tenir trop à la terre et les cadets pour n'y tenir pas assez.

Dans sa conduite politique et sociale, l'ordre a manqué de discipline, de prévoyance et d'humanité : à toutes les époques de son histoire, il a été divisé contre lui-même ; il ne s'est jamais soumis à une direction unique, nécessaire cependant pour tenir tête à la politique soutenue et profonde des rois ; il a manqué de prévoyance parce qu'il n'a pas su trouver, dans sa situation privilégiée, les bases d'une organisation durable ; d'humanité enfin, car il n'a jamais voulu compatir aux maux de ceux qui lui étaient subordonnés. Renfermé dans l'orgueil de ses privilèges, il a toujours pensé que la force suffirait pour en défendre le réduit. Mais la force devait le déloger, un jour, de ces positions où eut été mieux protégé par les mœurs et par les lois.

 

 

 



[1] L'auteur de la Monarchie de France (Ire partie, ch. XVII) met à part l'ordre ecclésiastique et compte trois états dans la population, savoir la noblesse, le peuple moyen et le peuple menu. C'est à peu près cet ordre que nous suivons.

[2] Peut-être faut il rappeler qu'il y eut, au Moyen âge, des seigneuries laïques qui pas exclusivement représentées par des nobles ; ainsi les villes à chartes. Mais leurs magistrats n'étaient que des dépositaires de l'autorité seigneuriale appartenant à la commune. Il est, d'ailleurs, intéressant de remarquer que le simple fait d'avoir touché de si près à la seigneurie avait élevé à la noblesse la plupart des anciennes familles municipales.

[3] Voir une page très vive de FONTENAY-MAREUIL contre les princes étrangers qui parlaient allemand en français. Il dit notamment, à propos de la famille de Lorraine : Comme si la France et les François étaient quelque chose de moindre que tous les antres pays et tous les autres hommes du monde, on souffre que, prenant toute leur grandeur de leur origine, ils mettent sous les pieds les plus grandes dignités et les plus grandes maisons du royaume,... ce qui n'étant pas moins honteux pour les rois que pour les particuliers, produit aussi fort souvent de dangereux effets,... d'où ont procédé de si fréquentes révoltes et aida autant que toute autre chose à faire la Ligue. Il faut lire tout le passage. (Mémoires, p. 25-26.)

[4] Sur le port d'armes des nobles au XVIe et XVIIe siècle, voir Bibl. de l'École des Chartes, 6e livraison, nov. déc., p. 706. Voir aussi l'étude de BABEAU dans Revue historique.

[5] PIETRO DUODO, dans Alberi (t. XV, appendice. p. 102) ; — ANGELO BADOER dans Barozzi (t. I, p. 85) ; ANDREA GUSSONI et AGOSTINO NANI (ibid., p. 434).

[6] Ce fait capital n'a pas échappé à l'attention perspicace des ambassadeurs vénitiens. PIETRO DUODO écrit, en 1593 : L'ordine dé quali feudi è oggi anch' esso molto alterato da quella ben ordinata instituzione che da principio fu stabilita. Perché venuti i feutlatarj nel progresso de' tempi in necessità d' impegnare e di vendere le signorie, nè essendo altri che avessero denari nel regno che gl' ignobili e quelli del terzo stato, ottenne la nobilià la permissione, che allora si chiano grazia, di poter devenire a queste alienazioni... In maniera che per quista via, si va le nobilta annichilando e gl' ignobili dilatlando... ALBERI (t. XV, p. 93). — Voir, à ce sujet, une page intéressante du vicomte D'AVENEL (t. II, p. 173).

[7] Le nombre des faux-monnayeurs et des rogneurs de pistoles était grand, sous le règne de Louis XIII. On en comptait jusque dans la plus haute noblesse et même dans la famille royale : Le feu Roi ayant demandé au duc d'Angoulême ce qu'il gagnoit par an à faire de la fausse monnoie : Je ne sais, Sire, répondit-il, ce que c'est que tout cela. Mais je loue une chambre à Merlin, à Grosbois, dont il me donne quatre mille écus par an. Je ne m'informe pas de ce qu'il y fait. TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes (I, p. 160). — Il y avait aussi des faux-monnayeurs parmi les magistrats. Le président Lalanne et trois conseillers du parlement de Bordeaux furent poursuivis à ce sujet et exécutés en effigie. Voir Correspondance de Richelieu (t. VI, p. 673 et la note de M. Avenel).

[8] Voir Indice des Droits royaux et seigneuriaux (en 1620) par RAGNEAU.

[9] En général, on trouvait, en France, la vie beaucoup plus chère et les salaires beaucoup plus élevés qu'en Italie. V. Relation d'ANGELO BADOER, Barozzi (t. I, p. 86). Ce même ambassadeur dit (p. 99) que la noblesse (en 1598) ne trouvait à emprunter qu'à 30 %, et il explique parfaitement le grand phénomène économico-politique de son temps. l'appauvrissement de la noblesse par la moins-value de la terre : C'est la misère de la noblesse, dit-il, qui a maintenu la couronne sur la tête du roi et dans la famille des Bourbons, — et c'est cette misère qui fait que la majeure partie de celte noblesse est maintenant près du Roi, n'ayant plus d'autres ressources.

[10] Voir, sur tous ces points, la relation déjà citée d'ANGELO BADOER (p. 87-88).

[11] MACHIAVEL, Ritratti di Francia, id. Milan, 1820 (t. IV, p. 178-179).

[12] Dans Barozzi (t. I, p. 88).

[13] Cahiers du Tiers aux États de Blois. PICOT (t. II, p. 53) et cahiers du clergé (p. 57).

[14] Sur les habitudes de brigandage des nobles, voir des détails très curieux dans la relation de PIETRO DUODO, en 1598 (t. XV, p. 102).

[15] Variétés hist. et littér. (t. VI, p. 32-4).

[16] Voir une lecture à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par M. TAMISEY DE LAROQUE, dans le compte rendu du Temps, 2 nov. 1890. — Un acte célèbre d'indiscipline de la noblesse est la résistance du seigneur de Vatan dans son château. Il fallut traîner le canon devant la place. Il fut pris et décapité en place de Grève, le 2 janvier 1612. (Voir Lettres de MALHERBE, t. III, p. 254) et Mercure de France (1612, p. 293 et suiv.). — Autre exemple : M. de Bellegarde ayant voulu visiter Bourg, dépendance de son gouvernement de Bourgogne, y fut reçu à coups de mousquet par les soldats de Basse qui en était gouverneur (1610). Pour la suite de l'affaire, voir Lettres de MALHERBE (t. III, p. 223) et Mémoires de RICHELIEU (anno 1611). — Autres exemples : En 1613, le duc de Nevers fait habiller en fou et promener à cheval en ce costume un trésorier de France qui avait un ordre contre lui. — M. de Luxembourg met la dague au poing contre un maitre des requêtes pour lui faire hâter une expédition dans un procès. MALHERBE, III, (p. 370 et 377).

[17] RICHELIEU, Mémoires (t. I, p. 555).

[18] La noblesse fut toujours très opposée à la vénalité des charges, et elle se plaignit, à maintes reprises et notamment, en 1614, que les gentilshommes fussent exclus des emplois de judicature. Voir l'Advis du roy pour faire entrer la noblesse et gens de mérite aux charges et pourvoir au prix excessif des offices, etc., plaquette in-12°, 1615. — Sur les nobles se livrant au commerce et aux autres professions lucratives, voir aussi l'article 96 des cahiers du tiers aux états d'Orléans et l'article 109 de l'ordonnance d'Orléans. PICOT (t. II, p. 276).— On pourrait citer plus d'une famille noble qui, poussée par la misère, entra dans les charges de judicature ; par exemple, les Descartes, les Bérulle, etc. En Bretagne, le noble pouvait occuper ces emplois sans déroger. C'était d'ailleurs la province où la noblesse était la plus pauvre : Dans la paroisse de Pordie, évêché de St-Brieuc, on comptait au quinzième siècle, jusqu'à soixante-six familles nobles dont les chefs étaient tenus de se monter et armer à Ictus frais et, comme leur revenu Pst en même temps indiqué sur les rides du temps, on ne trouve que quarante et un gentilshommes dont les rentes territoriales sont exprimées, et, en tenant compte de la valeur de l'argent, que dix de ces gentilshommes ayant un revenu moyen équivalent à 1.620 fr., dix un revenu équivalent à 720 fr., et dix nu revenu équivalent à 360 fr. Enfin les inventaires prouvent... que le mobilier des gentilshommes bretons était, peu différent de celui des cultivateurs pli peuplaient la campagne. V. DU CHÂTELLIER, Histoire des classes agricoles en Bretagne ; et DE KERORGUEN, États de Bretagne (t. I, p, 44-45).

[19] Il faut faire cependant exception pour les pays de taille réelle où ces impôts suivaient la qualité des terres.

[20] Mémoires (p. 23).

[21] Relation de CAREW, dans BIRCH (p. 461).

[22] Sur la façon dont se faisait une carrière de gentilhomme sans fortune, il n'y a rien de plus instructif que les Mémoires de BEAUVAIS-NANGIS. Son père avait servi et était estimé de Henri IV ; mais chargé de famille, il envoie son fils âgé de dix-sept ans à la cour, en 1599. Le Roy me reçu assez bien et tous les amis de mon père et me firent de grandes caresses ; mais à deux jours de là ni le roi, ni ceux qui m'avoient le plus caressé ne me reconnaissoient plus (p. 64). ... Au commencement de l'an 1607, je suppliai très humblement le roi de se souvenir de moi, lorsqu'il feroit l'état des pensions. Il me répondit qu'il s'en souviendroit. Néanmoins, je demeurois jusqu'à la fin de mars que je sus que l'état des pensions étoit fait et je ne pus apprendre s'il s'étoit souvenu de moi dont je commençais de perdre l'espérance, et je faisois de nouveau dessein de sortir de France. Enfin, un matin, M. de la Varenne, maître des postes, me dit que je m'en allasse chez Moisset, partisan du sel, qui avoit commandement de me donner trois cents écus pour le premier quartier de ma pension... (p. 100).

[23] Pour les chiffres des pensions, voir les indications que nous avons données ci-dessus au chapitre des finances (p. 318). Sur l'esprit dans lequel était conçue la politique libérale de la royauté à l'égard de la noblesse, voir notamment les Mémoires dressés par Villeroy à la reine-mère, Marie de Médicis. Ces conseils sont approuvés par Richelieu dans ses Mémoires (t. I, p. 71-77). Mémoires de VILLEROY (t. I, p. 10 et sq.). (V. aussi Négociations du président JEANNIN (Édit. 1819, t. III, p. 454 et suiv.) et FORBONNAIS, Finances de France, édit. in-12° (t. I, p. 297).— On trouvera aux archives des Affliges Étrangères, fonds France, un grand nombre de rôles de pensions, tous très intéressants. — Voir aussi, aux Cinq-Cents Colbert à la Bibliothèque nationale États des récompenses que la Reine a ordonné de payer aux officiers de sa maison pour le deuxième quartier de 1614, vol. 93, f° 206 et 209.

[24] Cette facilité si grande de se faire pourvoir et recevoir aux bénéfices a fait que la noblesse s'est portée à croire que lesdites charges ou dignités ecclésiastiques lui étaient comme héréditaires... Le discours d'un Gentilhomme François à la Noblesse de France, plaq. in-12°, 1615 (p. 5).

[25] Advis à Messieurs de l'Assemblée, 1617, plaq. in-12° (p. 12).

[26] Mémoires, édit. Michaud (p. 521).

[27] Le mot attribué à Henri IV, qu'il n'était que le premier gentilhomme de son royaume est tout à fait dans les idées du temps. L'expression même est employée par HURAULT : La Noblesse ne reconnoist que le roy seul. Nos princes ne naissent ni de l'Église, ni du peuple, mais de la seule noblesse de laquelle ils sont les premiers gentilshommes. HURAULT, Quatre excellents discours, édit. 1614, 2e Discours (p. 83).

[28] Cependant, c'est vers celte époque que l'usage des tournois tend à disparaître. Il n'est repris, par la suite, que comme une sorte de divertissement archéologique. En 1607, Henri IV défend, à l'occasion des fêtes du Carême-Prenant, de rompre en lice ; mais on joue à la quintaine, c'est-à-dire qu'on rompt la lance sur un marmouset de bois ; Concini y réussissait. Voir, sur tous ces points, les Lettres de MALHERBE (t. III, p. 20). — Le grand divertissement du temps, c'étaient les ballets. On en organisait à la cour, à la ville ; les jeunes gens de Paris et de la province se cotisaient pour les danser en commun. Malherbe passe la moitié de son temps à rimer les couplets qui se disaient ou se chantaient dans ces fêles. On fit un ballet sur la réunion des États. M. le prince en lit un sur l'accouchement de la foire St-Germain. Lettres de MALHERBE (t. III, p. 27, 28, 81, 138).

[29] Rel. PIETRO DUODO, Alberi (t. XV, p. 103).

[30] Il suffit de renvoyer au passage des Mémoires du P. GARASSE : Il arriva durant le Carême de 1625, un débordement horrible dans Paris, de ravissement de filles, par des seigneurs de qualité, qui faisaient enlever dans leurs carrosses les filles qui leur plaisoient, avec un scandale public et un soulèvement des pauvres pères, qui alloient demander justice au Roi, au nombre de dix ou douze à la fois... etc. Voir toute l'anecdote racontée à la suite. Mémoires de FR. GARASSE de le Compagnie de Jésus, publiés par CH. NISARD, Paris, 1871, in-12° (p. 43).

[31] Duel entre Bouchereau et Liègne. Les deux adversaires se tuent. MALHERBE (III, p. 30). — L'affaire du chevalier de Guise et des deux barons de Lus, le père et le fils, est typique. Voir la belle provocation de Lus fils au chevalier de Guise et tous les détails donnés par Malherbe (III, p. 292). C'est l'esprit du Cid. — Voir aussi DULAURE, Histoire de Paris (t. III, p. 90-92).

[32] TRELLON, dans un sonnet de son Cavalier parfait, explique très bien ces sentiments divers du noble qui prend du service :

C'est trop, c'est trop dormir, il faut qu'on se réveille ;

Il faut, l'épée au poing, que j'acquière du bien.

Le doux son des tambours nie chatouille l'oreille ;

Les soldats, à la cour, ne peuvent gagner rien.

C'est trop, c'est trop dormir, heureux celui qui veille

Pour l'honneur, pour la vie et pour garder le sien...

Le Cavalier parfait. Mélanges (p. 170).

[33] Relation de CONTARINI (1616), Barozzi et Berchet, Francia I, p. 540. —Sur l'abondance des gens d'action qu'on ne savait à quoi employer, voir aussi FREMY, Ambassade de Du Ferrier (p. 43 et p III).

[34] Voir les deux chapitres de Testament politique sur la Noblesse et les Duels. Édit. de Foncemagne, 1754 (t. I, p. 184-196).

[35] Lettres à sa mère. Mss. des capucins de la rue de la Santé (t. IV, p. 2360).

[36] Caractères. De l'homme. Édit. des Grands Écrivains (t. II, p. 51).

[37] DUC D'AUMALE, Histoire des princes de Condé (t. III, p. 268).

[38] L'état d'abaissement dans lequel la pairie française était tombée faisait, au début du dix-huitième siècle, la désolation des esprits libéraux et notamment du duc de Saint-Simon. Il consacra le meilleur de sa vie et de son talent, essayer de galvaniser une institution qui, à aucune époque, n'a rendu de services réels au pays. Voir les Notes sur tous les Duchés pairies depuis 1500 jusqu'en 1730, dans les Écrits inédits, etc. SAINT-SIMON publiés par FAUGÈRE, Hachette, 1833, 3 vol. in-8°.

[39] Les inconvénients de cet état de choses n'échappaient pas à l'attention des hommes d'État clairvoyants. Sully, en 1607, le dit à Henri IV : Afin de parler selon ma franchise accoutumée, je ne nierai point que je n'aie souvent exhorté les princes, ducs, pairs, officiers de la couronne et autres seigneurs d'illustre extraction et que j'aie reconnu avoir bon esprit, de quitter les enjôleries, fainéantises et baguenauderies de cour, de s'appliquer aux choses vertueuses et, par des occupations sérieuses et intelligence des affaires, se rendre dignes de leurs naissances et, capables d'être par vous honorablement employés... et je les ai convies de venir aux conseils que nous tenons pour l'État ou les finances... afin d'y tenir la place de pareil nombre de soutanes, chose qui m'a semblé bien plus selon la dignité de V. M. et de son État que de voir, en ce lieu-là un tas de mitres des requêtes et autres bonnets cornus qui font une cohue de votre conseil, et voudraient réduire toutes les affaires d'État et de finances en chicaneries. (Économies royales, MICHAUD et POUJOULAT, t. II, p. 185.)