HISTOIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU

 

LA JEUNESSE DE RICHELIEU (1585-1614)

CHAPITRE CINQUIÈME. — LES ÉTUDES DE THÉOLOGIE ; LES AMIS DE JEUNESSE.

 

 

Tous les biographes de Richelieu sont d'accord pour dire qu'il prit, dans sa jeunesse, les leçons d'un docteur de l'Université de Louvain[1]. Ils ajoutent qu'il s'était enfermé, avec ce théologien à la campagne, aux environs de Paris, et qu'il s'était jeté avec une telle ardeur dans ces études, que sa santé même s'en était ressentie. Le nom de ce docteur n'est pas donné. Mais tout nous porte à croire qu'on le taisait pour cause : c'était probablement l'Anglais, Richard Smith[2]. Nous savons aussi que Richelieu avait étudié sous le célèbre docteur français, Jacques Hennequin.

L'ensemble de ces renseignements nous permet de distinguer, parmi les diverses écoles du temps, celle à laquelle Richelieu parait se rattacher tout d'abord. De famille noble, sorbonnien, évêque, il fut un gallican, un épiscopaliste. Le jansénisme même parait l'avoir approché d'assez près. C'est comme une sorte de prédestination qui. à l'origine, réunit autour de lui les plus illustres protagonistes de la secte.

Jansénius, Belge, après avoir étudié à Louvain, vint à Paris vers 1605, et y resta jusqu'en 1610. Il se fit remarquer en Sorbonne, précisément à l'époque où Bicher en était le syndic et où Richelieu y prenait ses grades. Richer, Richard Smith, de Dominis, archevêque de Spalatro, tenaient alors la tête de la doctrine épiscopale et gallicane et menaient vivement la campagne contre la phalange romaine et ultramontaine des Jésuites[3].

Dans ce long séjour à Paris, Jansénius se lia avec Duvergier de Hauranne, plus tard abbé de Saint-Cyran, l'autre père du jansénisme. Ce Saint-Cyran est une figure d'athlète. L'ambition le dévore : l'ambition la plus haute, la plus désintéressée, mais l'ambition. Il y a en lui je ne sais quel feu sombre qui ne trouve son aliment que dans la domination, je ne sais quelle soif ardente de se distinguer du reste du monde et d'être de ceux que rien n'émeut. Les grands sont si peu capables de m'étonner, écrit-il, que si j'avois trois royaumes, je les leur donnerois, à condition qu'ils s'obligeroient à en recevoir de moi un quatrième dans lequel je voudrois régner avec eux ; car je n'ai pas moins un esprit de principauté que les plus grands potentats du monde... Si nos naissances sont différentes, nos courages peuvent être égaux. Tête ronde, tourmentée, brutale, esprit paradoxal, autoritaire, qui cherche à s'isoler de la foule, des passions communes et des idées courantes ; qui hait les Jésuites, peut-être autant pour ce qu'ils ont de trivial, que pour leur prétention exclusive à la domination des âmes[4].

Or, ce Duvergier de Hauranne fut le grand vicaire de l'évêque de Poitiers, Chasteigner de la Rocheposay ; il fut aussi l'ami intime de Bouthillier, abbé de la Cochère, doyen de Luçon, confident et serviteur fidèle de notre évêque.

Ces deux hommes méritent l'attention de l'histoire : le premier, par ce que sa destinée a eu de singulier, de piquant, de dépaysé, dans le siècle où il vécut ; le second, par la façon étroite dont il fut mêlé aux débuts de Richelieu et aux premières luttes du jansénisme.

Chasteigner de la Rocheposay d'Abain était fils de ce la Rocheposay d'Abain, célèbre parmi les combattants des guerres de religion et ami particulier du père de Richelieu. Les deux pères, tous deux Poitevins, avaient été parmi les serviteurs de Henri Ill en Pologne ; tous deux, ils avaient, aux époques de crise, servi la cause royale dans leur province.

L'amitié des deux pères créa l'amitié des deux fils. En 1608, l'année même où Richelieu devenait évêque de Luçon, la Rocheposay était désigné pour l'évêché de Poitiers. Il coiffa la mitre en 1611.

Au début, il avait, moins encore peut-être que Richelieu, la vocation ecclésiastique. C'était un tempérament vif sous les aspects de la froideur, un esprit très ouvert, un cœur très ferme et très vaillant. Parmi les évêques de cette époque, beaucoup n'ont rien d'ecclésiastique ; lui moins que tout autre. Sa ronde figure au regard jeunet, telle que nous la montre un portrait conservé dans la salle capitulaire de l'église de Poitiers, est charmante[5]. Mais cette physionomie a surtout de la fermeté et la bouche, à la moue épaisse, respire la résolution. C'est la ressemblance frappante du père, le combattant des guerres de religion.

Le fils était, lui aussi, un homme d'action. Il aimait la discussion, la lutte et même la bataille. Son rôle à Poitiers, durant la régence de Marie de Médicis, fut tout de combat. Arrivé à Poitiers en 1612, au milieu de la lutte des partis, il voulut prendre part au gouvernement de la ville, disant qu'il était d'assez bonne maison pour cela, alléguant les devoirs de sa charge, la tranquillité publique, la loi suprême de la nécessité. C'est lui qui fit assassiner, sans autre forme de procès, un certain Latrie, envoyé par le prince de Condé, à Poitiers, durant l'époque des troubles. Il allait cuirassé et la pique à la main, assisté de douze cavaliers avec le pistolet à l'arçon de la selle, et quelque quarante hommes à pied, ayant chacun la carabine sous le manteau et conduits par le sergent de la compagnie, l'abbé de Notre-Dame. — Ce bon évêque, dit un pamphlet du temps, ce bon évêque ad utrumque paratus a fait croire à ceux qui en voulaient ignorer que la cuirasse ne lui est pas moins séante que le surplis, le haussecol que le rochet, le morion que la mitre, la pertuisane que la crosse et qu'un bon cheval d'Allemagne lui est aussi facile à manier comme seroit la haquenée blanche... Toujours les chasteigners ont porté des fruits digues des rois et pour en dire la vérité, il est malaisé de les chatouiller sans en emporter quelque blessure[6].

C'était, comme on le voit, un fier évêque. Il était fait pour s'entendre aussi bien avec Richelieu qu'avec Duvergier de Hauranne.

Il prit, en effet, celui-ci pour son grand-vicaire, le nomma chanoine de son église et le désigna pour l'abbaye de Saint-Cyran[7]. En revanche, c'est pour défendre la conduite de son évêque que le futur chef du jansénisme français écrivit l'opuscule célèbre : Contre ceux qui disent qu'il est défendu aux ecclésiastiques de porter les armes en cas de nécessité[8].

Des relations d'amitié très étroites se nouèrent entre les deux évêchés voisins de Poitiers et de Luçon. Bouthillier, abbé de la Cochère, doyen de Luçon, servit de trait d'union. Adroit, souple, insinuant, il est le grand agent de la première fortune de Richelieu ; comme tous les Bouthillier, excellent au second rang.

On le trouve partout. C'est un intermédiaire, un officieux. Il fit de Richelieu un cardinal, et c'est sous ses auspices que le jansénisme se fonda : en 1620, il présenta l'abbé de Saint-Cyran, son ami (il était l'ami de tout le monde), à son autre ami, Arnaud d'Andilly : Voilà M. d'Andilly, dit-il, voilà M. de Saint-Cyran. Et il les laissa aux prises.

L'abbé de la Cochère mettait, dans les relations des évêques de Poitiers et de Luçon, et du grand-vicaire de Poitiers, le liant qui eût fait défaut dans ce trio de personnalités vigoureuses. Il allait de l'un à l'autre, ne perdant pas de vue ce qui pouvait servir aux intérêts de son maitre. On a déjà cité ce texte de Lancelot : La liaison du cardinal de Richelieu et de M. de Saint-Cyran avait commencé dès qu'il était évêque de Luçon et que M. de Saint-Cyran demeurait chez M. de Poitiers ; car M. de Luçon venait souvent s'y divertir[9].

La nature de ce divertissement nous est attestée par plusieurs contemporains ; il s'agissait de sérieuses et profondes études de théologie et de controverse. Un autre prélat, ami de l'évêque de Luçon, Gabriel de l'Aubespine, évêque d'Orléans, était renseigné sur les travaux de ce cénacle, et sa bonne humeur en enviait parfois l'austère fécondité : J'irai à carême-prenant à Orléans, écrit-il à son ami, pour y étudier un peu, pour vous imiter et composer mes études et nies passe-temps à vos entretiens... Dans une autre lettre : J'ai reçu toutes vos lettres et me plains que, vous étant mis à la controverse, vous ne m'en mandiez rien ; et ayant emmené deux Anglais pour vous y servir[10], vous ne m'en avez ni parlé, ni écrit... J'ai toujours fait grand état de votre courage ès choses spirituelles et ecclésiastiques, ajoute-t-il, et maintenant que vous étudiez si âprement, vous en augmentez l'opinion, estimant que vous ne prenez pas tant de peine sans quelques grands desseins[11].

Ces desseins sont arrivés, en partie, du moins, à leur réalisation ; ce sont ces ouvrages de polémique contre les protestants, qui furent publiés par la suite. Ils avaient été préparés durant les longues veilles d'une jeunesse laborieuse, dans le silence de la province. dans la fréquentation des hommes illustres que le hasard avait réunis à Poitiers, non loin de ce prieuré de Coussay dont Richelieu faisait alors son séjour favori.

Si Richelieu quittait Coussay pour se rendre à son prieure des Roches, il se rapprochait d'un autre centre d'études et d'amitiés. Tout près de là s'élevait, à mi-chemin, entre Chinon et Saumur, l'illustre monastère de Fontevrault.

Fontevrault, fondé par Robert d'Arbrisselles, se glorifiait de ne compter, depuis près de deux siècles, parmi ses abbesses, que des personnes appartenant à la famille royale. Seul peut-être de tous les monastères de la chrétienté, il était placé sous la domination absolue d'une femme, tant au spirituel qu'au temporel. Ses richesses étaient immenses. Son influence s'étendait au loin. Des prieurés en grand nombre dépendaient de la maison-mère ; des moines lui étaient soumis et recevaient de l'abbesse leur délégation et leur prébende. Il ne manquait guère à celle-ci que les ordres : J'ai ouï conter, dit même Rabelais, qui, en qualité de voisin pouvait se croire bien renseigné, j'ai ouï conter que le pape Jean XXII, passant par Fontevrault, fut requis de l'abbesse et des mères discrètes leur concéder un indult moyennant lequel se pussent confesser les unes aux autres, alléguant que les femmes gardaient mieux le secret que les hommes.

Au début du XVIIe siècle, cette abbaye toujours remarquable par sa puissance et par son caractère exceptionnel, était tombée en décadence. Les religieuses n'obéissaient plus à la règle sévère de l'ordre. Elles violaient le vœu de pauvreté en se réservant des pensions personnelles ; elles rompaient le silence au réfectoire et au dortoir ; elles recevaient, sous prétexte d'hospitalité, des personnes étrangères au couvent. Des scandales plus graves avaient même été signalés. Mais nous sommes précisément à l'époque où un esprit de réforme souffle sur les ordres réguliers français. Fontevrault' suit le courant qui emporte le siècle.

L'initiateur de cette réforme est un homme dont le nom, prononcé pour la première fois dans ces pages, accompagnera désormais celui de Richelieu : c'est le père Joseph.

François le Clerc du Tremblay, issu d'une bonne famille de l'Anjou, était né à Paris, le 4 novembre 1577. Il était donc de huit ans plus âgé que Richelieu. Destiné tout d'abord, comme son illustre ami, à la carrière des armes, une vocation qui unissait la sincérité d'une piété profonde à la décision d'un caractère énergique, l'avait, malgré les instances de sa famille, porté vers la vie ecclésiastique. Il s'était fait moine et avait revêtu l'habit de Saint-François, en février 1599. Bientôt prêtre, puis professeur, puis prédicateur, il s'était signalé par son talent, par son zèle, par son génie organisateur. Il avait l'imagination ardente et l'esprit froid ; il était passionné et désintéressé ; fait pour commander, il savait obéir. Sous la bure du capucin, il est facile de découvrir en lui l'homme d'entreprises et l'espèce de grand aventurier qu'il était au fond. Toujours rempli de vastes desseins, il ne dédaignait pas de descendre aux détails de l'exécution, et il y excellait, parce qu'il connaissait les hommes. Il les regardait d'un œil qui les perçait jusqu'à l'âme. Admirable directeur de consciences et surtout de consciences féminines, — car il parait que c'est là l'attrait suprême. — il aimait à se jouer des passions humaines pour les précipiter d'une pente insensible aux pieds du Christ qui était sa passion à lui. Il aimait le bien pour le bien et un peu aussi pour la peine qu'on a à le faire ici-bas. La difficulté l'attirait, et c'est par là qu'il tenait au monde. Il ne rêvait qu'à de grandes choses, parfois chimériques. Il parlait tous les langages, jouait tous les personnages, était propre aux œuvres religieuses comme aux œuvres politiques[12].

Sa valeur se fit bientôt connaître et ses supérieurs l'envoyèrent au fort du combat, là où s'étaient engagées les plus chaudes et les plus glorieuses mêlées, dans ce Poitou qu'il connaissait, à la porte de ce Saumur qui avait pour gouverneur le plus illustre champion du protestantisme, Duplessis-Mornay. A partir de l'ondée 1607, le père Joseph manœuvre sur ce terrain, comme sur un champ de bataille. Chinon est son quartier général. De là il rayonne sur Saumur, Châtellerault, Poitiers, Fontenay, Fontevrault, Loudun, Angers, se portant partout en personne, surveillant tous les combats, décidant de la victoire par l'élan de sa vigoureuse éloquence ; d'une main, ébranlant la citadelle de l'hérésie, et, de l'autre, restaurant les remparts de la véritable religion.

Il lie bientôt connaissance avec ceux qui, non loin de lui, luttent pour la même cause, avec les évêques de Poitiers et de Luçon. Dès février 1609, celui-ci est en relation avec les capucins de Fontenay ; il les engage à prêcher le carême à Loudun, les prie de venir faire, à Luçon, les prières des quarante heures . C'est probablement à cette date que remonte l'origine des relations du futur cardinal et de la future Éminence grise.

Bientôt ils sont tous deux mêlés à une affaire importante, qui réclama, pendant plusieurs années, leurs soins ; et c'est justement la réformation de Fontevrault.

Le monastère avait pour abbesse Éléonore de Bourbon, tante de Henri IV. Mais le pouvoir effectif était passé, à la suite de démêlés assez obscurs, entre les mains d'Antoinette d'Orléans, nommée, dès 1605, coadjutrice. Veuve à vingt-huit ans de Charles-Albert de Gondi, marquis de Belle-Isle, elle avait quitté toutes les obligations mondaines, laissé sa famille et ses jeunes enfants pour entrer en religion. C'était un caractère singulier, mystique, brûlant du désir de se signaler par des vertus excessives. Elle avait longtemps refusé de quitter le couvent des Feuillantines de Toulouse, son premier refuge, pour venir à Fontevrault, où l'appelaient le vœu de ses amis et les ordres réitérés du roi et du pape. A peine arrivée, elle semait dans l'ordre l'inquiétude et la discorde par ses projets de réforme. Le père Joseph était son directeur et un peu son tyran. Il l'avait imposée au couvent : il prétendait la forcer à accepter cette charge. Il lutte avec elle, par elle et contre elle. Tout plie à la fois sous la volonté du capucin ou succombe devant ses intrigues. Cherchant un appui autour de lui, il s'adresse à l'évêque de Luçon. Celui-ci, profitant du voisinage, voit quel parti il peut tirer de cette circonstance pour pénétrer dans le dédale d'une affaire où tant de hauts personnages sont directement intéressés. Le moine et l'évêque se sont mesurés d'un coup d'œil : ils se sont compris.

A la mort d'Éléonore de Bourbon, en 1611, le père Joseph, poursuivant son dessein, résolut d'élever Antoinette d'Orléans au rang d'abbesse ; celle-ci avait obtenu, dès 1609, du pape Paul V, l'autorisation de se dérober et de choisir le lieu de sa retraite. Le P. Joseph fit intervenir l'évêque de Luçon qui se rendit à Fontainebleau pour entendre les ordres du roi et de .la régente ; mais la résolution d'Antoinette d'Orléans était prise ; le chapitre dut choisir une autre sœur, et l'élection, présidée par l'évêque de Luçon. éleva Madame de Lavedan-Bourbon à la dignité abbatiale[13].

Quant à Mme d'Orléans, elle se retira à Lencloître, prieuré de Fontevrault. Elle devait bientôt le quitter encore et fonder à Poitiers, sous l'ail de l'évêque de Luçon et sous la direction persévérante du père Joseph, cet ordre des Filles du Calvaire qui restaura, en plein XVIIe siècle, les sévères prescriptions et la minutieuse austérité de la règle de saint Benoit[14].

C'est au milieu d'affaires qui nous paraissent aujourd'hui mesquines, parmi les intrigues de cornettes et les ambitions de cloîtres, que se nouèrent les premières relations entre ces deux hommes d'État dont la collaboration devait porter la France au comble de la grandeur militaire et politique. La première lettre de Richelieu au père Joseph qui nous ait été conservée est relative à une recommandation de minime importance. Datée de 1611, elle est écrite sur un ton de cordialité qui prouve qu'une affection réelle unissait déjà ces cieux hommes extraordinaires.

Il faut encore rapporter à cette époque de la vie de Richelieu, sa première liaison avec le futur cardinal de Bérulle. Le fondateur de l'Oratoire était à la fois un très saint homme et un courtisan très souple. Il n'était pas sans visées politiques. Il avait su s'insinuer, de bonne heure, dans la faveur de Marie de Médicis. Richelieu n'était probablement pas sans arrière-pensée lorsqu'il appela Bérulle dans son diocèse pour y fonder un séminaire. Nous avons vu qu'il avait décliné, à ce sujet, les offres des jésuites. Le monde dans lequel il vivait, évêques gallicans, futurs jansénistes, théologiens anglais, capucins, oratoriens, était plutôt hostile à la Compagnie. Le projet de séminaire n'aboutit pas, du moins tel que Richelieu l'avait conçu. Mais les oratoriens n'en vinrent pas moins s'établir à Luçon, et Richelieu nous apprend qu'ils trouvèrent dans cette ville la seconde maison qu'ils possédèrent dans le royaume.

Bérulle se lia d'une amitié assez étroite avec Richelieu. Il fut de ceux qui contribuèrent à la fortune de l'évêque de Luçon et qui l'aidèrent à gagner, après la mort de Henri IV, le premier rang dans l'intimité de la reine-régente[15].

Il est vrai que Richelieu ne se souvint pas toujours de ce service. Mais une telle conduite n'a rien qui doive nous étonner de sa part.

Il avait une sensibilité larmoyante, toute de surface, qui pouvait, au premier abord, tromper les âmes tendres, dominées d'ailleurs par la force de son esprit ; mais le fond de son cœur était froid. Jamais un sentiment ne l'écarta de la ligne que ses calculs lui avaient tracée.

Beaucoup l'aimèrent. Il aima peu. Il n'eut jamais qu'une passion, celle du commandement. Tous les autres sentiments tenaient peu de place en son cœur. Au fur et à mesure qu'il avança dans la vie, il les comprima et les dessécha de plus en plus. La force des hommes d'État se nourrit ainsi des faiblesses ordinaires de l'humanité. Les esprits de domination commencent par se dompter eux-mêmes. C'est leur première épreuve, la plus rude, mais dont l'amer succès les remplit d'une orgueilleuse joie.

Richelieu devait abandonner tous ces amis de sa jeunesse, tous ces compagnons de ses premiers travaux, tous ces hommes dont le mérite avait su le comprendre et qui faisaient reposer sur lui leurs plus pieuses, leurs plus chères espérances. A cette époque, un même zèle ecclésiastique les unissait tous. Mais, pour Richelieu, ce n'était qu'un voile couvrant d'autres desseins. Ces gallicans, ces jansénistes, ces catholiques enfin, — et ce mot avait, à cette date, un sens politique tout spécial, — ces catholiques devaient voir le cardinal arrivé et choisi par eux, soudainement leur tourner le clos, rechercher l'alliance des politiques et des protestants, les pourchasser et les combattre jusqu'à l'exil, jusqu'à la prison, jusqu'à la mort.

Seul de ses amis des premiers temps, le père Joseph resta près de lui. La politique, qui les sépara des antres, les unit au contraire plus étroitement. Ils s'accompagnèrent dans toutes les vicissitudes de la fortune. Une confidence grave et forte s'établit entre eux. Ils savaient tout l'un de l'antre. Ils portaient sur les hommes et sur les choses un male jugement ; Richelieu, pourtant, plus précis, plus pratique, avec quelque chose de dominateur, une clarté et une gaieté d'homme d'action ; le père Joseph, plus ténébreux, muet, embrassant plus encore peut-être, mais avec un sens moins net du possible ; couvrant ses desseins vastes, ses menées complexes, ses voies tortueuses, de l'humilité réelle du capucin ; attaché durant toute sa vie, à je ne sais quel rêve de croisade qui ne pouvait aboutir, mais, entre temps, se soumettant à l'exécution des volontés de son ami et travaillant à réunir la Lorraine et l'Alsace à la France.

Quel que dût être l'avenir de tous ces hommes éminents qu'une même profession, un même séjour, des goûts analogues, des intérêts communs rapprochaient, on croira facilement que la vigoureuse intelligence de l'évêque de Luçon était appréciée par eux à sa juste valeur. On le considérait déjà malgré sa jeunesse, connue une lumière de l'Église ; on comptait sur lui pour illustrer ce Poitou qui, pour la plupart d'entre eux, était la terre d'origine.

Poitiers, qui s'enorgueillissait encore, à cette date, de son université, de l'affluence des étudiants étrangers, du goût de sa bourgeoisie pour les lettres et les sciences, Poitiers commençait à faire au commensal de son évêque un cortège d'approbation et d'honneur. Les Citoys, les Pidoux, les Sainte-Marthe, les Bouthillier, médecins, littérateurs, avocats, les la Rocheposay, les Duvergier de Ronronne, à la fois personnages publics et hommes de haut savoir, s'attachaient au jeune évêque, s'ingéniaient à tirer l'horoscope de sa fortune, escomptaient peut-être déjà ses futures bonnes grâces.

C'est au milieu de cette réunion de solides esprits que s'écoulent les années de l'évêché. Richelieu se livre, en compagnie de ces ecclésiastiques et de ces légistes, à de vastes études qui forment en lui, à la fois, le théologien et le politique. Il développe ses aptitudes à la controverse, à la polémique écrite et parlée. Il prépare par une lecture immense, ces grands ouvrages de théologie dont la rédaction fut toujours pour lui un loisir grave, un repos fortifiant, une consolation dans les temps d'épreuves. Richelieu reçoit ainsi à Poitiers une nourriture intellectuelle qui, dans son ragoût provincial, n'en est pas moins éminemment substantielle. C'est par là qu'il se rattache au Mile siècle et qu'il en garde, dans l'amoindrissement du siècle suivant, l'originalité et la vigueur.

Les succès obtenus dans ce monde choisi et très aux écoutes d'une université provinciale donnèrent de bonne heure, au jeune évêque, confiance en lui-même. Dès 1610, ce sentiment se manifeste par l'ambition qui lui vient de représenter la province ecclésiastique de Bordeaux, dont il était suffragant, à l'assemblée du clergé qui allait se réunir à Paris. Quoique malade, il s'agite, se pousse. Son métropolitain était alors Sourdis, archevêque de Bordeaux. Richelieu lui écrit maintes lettres obséquieuses. Ce n'est pas qu'il se présente, mais quelques-uns des diocèses circonvoisins ont lancé sa candidature[16]. Il ne fait que se rendre à leur désir. En réalité, il y tient beaucoup : ce serait une première occasion de se signaler. L'élection doit avoir lieu à Bordeaux, sous l'œil du métropolitain qui ne parait pas favorable. Richelieu, au moment décisif, envoie sur le terrain son fidèle vicaire, Bouthillier. Celui-ci multiplie les intrigues, remue ciel et terre et lient son évêque au courant de tout ce qu'il fait. Mais la réputation de Richelieu n'a pas encore dépassé les limites du Poitou. Les autres évêques s'étonnent de cette ambition prématurée. L'assemblée élit l'archevêque lui-même, Mgr de Sourdis, et l'évêque d'Aure, coadjuteur de Condom. Bouthillier revient à Luçon rapportant, pour se justifier, le procès-verbal de l'élection et le compte-rendu des intrigues auxquelles s'étaient livrés les concurrents du jeune prélat[17].

Ce premier échec paraît lui avoir été pénible. Il se replie sur lui-même. C'est dans ces moments qu'il sent le poids de ce long séjour en province, qu'il s'enfonce dans son ermitage de Coussay, qu'il s'abandonne à son humeur mélancolique.

Mais ces moments de découragement, que le mauvais état de sa santé aggrave encore, ne tardent pas à se dissiper. En d'autres temps, il se rend justice à lui-même, goûte les succès qui lui viennent, se félicite des grandes relations qu'il se crée. De Paris même, on lui écrit que sa réputation va grandissant et que le cardinal du Perron le donne comme exemple aux jeunes prélats ; l'évêque d'Orléans lui adresse, sur le mode ironique, des lettres, au fond, pleines de respect et d'éloges ; le père Cotton lui écrit d'un ton déférent. Tant de travail, de prudence et de réserve n'est donc pas en pure perte. Une occasion manquée, d'autres se retrouvent. Il faut seulement être toujours prêt à les saisir, et, sans se laisser décourager par des échecs momentanés, s'assurer le succès définitif en y pensant toujours.

 

 

 



[1] L'Université de Louvain jouait alors un rôle important dans l'Église. Mais certains de ses docteurs paraissent avoir eu une tendance à s'égarer vers les questions difficiles ou suspectes ; ils étaient surveillés de près par les Jésuites. De Baïus à Jacques Jansson et de Jansson à Jansénius et à Duvergier de Hauranne, la tradition, à Louvain, est ininterrompue dans le sens de l'augustinianisme. C'est lame par là qu'on saisit le fil qui relie historiquement le jansénisme au calvinisme.

[2] Le nom de Richard Smith, tout à fait oublié aujourd'hui, eut son heure de célébrité. Théologien instruit, caractère ferme, âme d'élite, il crut qu'il était de son devoir, en qualité de vicaire apostolique en Angleterre, de réclamer toute l'autorité épiscopale sur les fideles et, par conséquent, de retirer aux religieux le pouvoir de conférer les sacrements sans une autorisation spéciale de l'ordinaire ou de son official. Ces mesures, imprudentes peut-être, dans un pays où les catholiques étaient persécutés, excitèrent contre lui l'hostilité des moines et notamment des Jésuites. Une polémique s'engagea entre ceux-ci et les défenseurs de Richard Smith, au premier rang desquels on compta Duvergier de Hauranne qui écrivit à celte occasion son fameux Aurelius. L'assemblée du clergé de France prit également partie dans la querelle et se prononça en faveur du vicaire apostolique.

Ceux qui sont au courant du détail de l'histoire ecclésiastique au dix-septième siècle, comprendront quelle importance il convient d'attacher à ce fait que Richard Smith fut le maitre de Richelieu en théologie. On nous pardonnera donc, malgré la longueur, de citer ici quelques-uns des textes qui établissent la nature de ces relations : le PÈRE RAPIN dit, dans son Histoire du Jansénisme : Richard Smith était un homme qui paraissait avoir les qualités requises pour bien servir l'Église. Il était venu en France pour y faire profession de la religion et pour s'en instruire à fond ; il s'appliqua même à étudier les controverses pour combattre les hérétiques en son pays, quand il y retournerait et il s'était tellement exercé dans cette étude qu'il y devint assez habile, ce qui engagea l'abbé Duplessis, depuis cardinal de Richelieu, à le prendre dans sa maison, dans le temps qu'il étudiait en Sorbonne, [pour apprendre] avec lui les controverses, afin de servir l'Église par cette science à l'imitation du cardinal Duperron, qui s'éleva à la pourpre par celte voie et devint si utile à la religion. Comme cet abbé (Richelieu) avait de l'esprit et encore plus de l'ambition, il prit la résolution d'étudier l'histoire ecclésiastique avec les controverses sous Richard Smith, qui lui ouvrit le chemin dans l'une et l'autre science qu'il savait également bien, et lui en découvrit les principes. Mais l'abbé, rebuté du peu de talent qu'il avait de retenir ce qu'il apprenait et de son peu de nié-moire, renonça à cette étude et se retrancha à la seule scolastique que son docteur anglais lui apprit et dont il lit un ami après l'avoir eu assez longtemps pour précepteur l'out le inonde sait que le cardinal prit soin de lui et qu'il fut son protecteur dans toutes les occasions où il eut besoin de son assistance. (Extrait des Mémoires du P. RUPIN, publié sous le titre d'Histoire du Jansénisme, par L'ABBÉ DOMENECH, Paris, Gaume, 1836, in-8° (p. 213-214). — Voir aussi SAINTE-BEUVE, Port-Royal (édit. in-12°, t. I, p. 314). — La correspondance de Richelieu confirme les principaux traits du récit du P. RAPIN. En 1611, un sieur Richard, qui est probablement Richard Smith, est envoyé par Richelieu à Rome. Il écrit, de là à l'évêque de Luçon une lettre dont nous n'avons malheureusement que l'analyse ainsi conçue : Lettre du sieur Richard que l'évêque de Luçon avait envoyé à Rome, par laquelle il parait que ce prélat avoit déjà de grandes vues. (Mémoires d'A. du Plessis de Richelieu, publié par ARMAND BASCHET, Plon, 1850, in-8°, p. 39). — Lorsque Richard Smith fut obligé de quitter l'Angleterre, en 1624, Richelieu lui fit bon accueil et lui fit donner l'abbaye de Charroux, que Mazarin d'ailleurs lui retira. — En 1624, Richelieu écrivait à la jeune reine d'Angleterre, Henriette-Marie, d'avoir recours aux conseils de Richard Smith (Correspondance, II, 132). En 1620, le cardinal écrit au théologien de venir le voir en France, déguisé, (ibid., III, 423). En décembre de la même année, il le recommande au roi d'Angleterre : connoissant son innocence cousine je lais, et que c'est un homme qui n'a pour but que de prier Dieu et de feuilleter ses livres (t. III, p. 498). Enfin, plus tard, lorsqu'il sollicite pour lui une abbaye, il le qualifie homme de vie exemplaire et de grande doctrine (T. V, p. 356.)

[3] Nous aurons l'occasion de revenir sur le rôle politique de Jansénius et sur ses relations avec Richelieu, à propos du pamphlet rédigé par l'évêque d'Ypres et intitulé Mars Gallicus. — Sur les rapports de Richelieu avec Marc-Antoine de Dominis, archevêque de Spalatro, voir Correspondance (t. VII, p. 922). — Cf. les lettres de Bentivoglio (nonce en France), notamment celle du 1er février 1617, où il appelle la déclaration de De Dominis diabolique et où il parle de la publication de sa République chrétienne (t. I, p. 70).

[4] SAINTE-BEUVE, Port-Royal (II, p. 286).

[5] Voir le portrait de H.-L. de la Rocheposay dans la galerie des portraits d'évêques à la cathédrale de Poitiers. Il a été gravé par BRIOT, sous la date de 1619. — Comparer avec le portrait du père, Loys Chasteigner, seigneur d'Abain et de la Rocheposay, gravé par PICART.

[6] Cité par H. OUVRÉ, Essai sur l'histoire de Poitiers depuis la fin de la Ligue, Poitiers, 1856, in-8° (p. 59 et 101). — Cf. THIBAUDEAU, Histoire du Poitou (t. I, 191). Plus tard l'évêque de Poitiers se calma. Il porta vers les études et les discussions théologiques les ardeurs de son tempérament. On a de lui : CASTANEL DE LA ROCHEPOSAY, Celebriorum distinctionum tum philosophicarum, tum theologicarum Synopsis, Antoine Mesnier, 1619, in-f°. — Dissertationes Ethico-Politicæ, 1625, in-8°. — Exercitationes in Marcum, Lucam, et Acta Apostolorum, Poitiers, Ant. Mesnier, 1626. — Ad D. Matthæi Evangelium Notæ, e sermone gallico in latinum translatæ, Poitiers, 1627. — Exercitationes in libros psalmorum, 1640.

[7] Au sujet de la transmission de l'abbaye de Saint-Cyran-en-Brenne à Duvergier de Hauranne, voir une note de M. MARTINEAU, le Cardinal de Richelieu (t. I, p. 298). Cf. P. RAPIN, Histoire du Jansénisme (p. 93).

[8] Sur l'état des esprits à Poitiers, notamment à l'égard des Jésuites, voir l'Histoire du Jansénisme du P. Rapin, (p. 69 et suiv.) : Il y avait à Poitiers des gens d'école, et d'université auxquels les Jésuites donnaient de l'ombrage ; il y en avait d'autres qui par bizarrerie donnaient dans des sentiments écartés ; il y en avait de sombres et mélancoliques. Saint-Cyran se fit d'abord écouter de tous ces gens-là... etc. (p. 74).

[9] Mémoires pour servir d'éclaircissement à l'histoire du Port-Royal, Cologne, 1701, 2 vol. in-12° (t. Ier, , p. 91). Cf. AVENEL, Jeunesse de Richelieu (p. 199) et SAINTE-BEUVE, Port-Royal (I, 306-335).

[10] C'est probablement une allusion à Richard Smith.

[11] Affaires étrangères, loc. cit.

[12] Voir, sur tout ce qui louche mix relations de Richelieu avec Fontevrault : les deux ouvrages de l'abbé RICHARD : Histoire de la vie du Père Joseph, Paris, 1702, 2 vol., in-12° ; et le Véritable Père Joseph, contenant l'histoire anecdote du Cardinal de Richelieu, Saint-Jean de Maurienne, in-12°, 1704. — les Études de M. FAGNIEZ citées ci-dessous. — Fontevrault et ses monuments, par l'abbé ÉDOUARD, Paris, 1873, 2 vol. in-8°. — La Vie de la mère Antoinette d'Orléans, fondatrice de la congrégation de Notre-Dame du Calvaire, par un religieux Feuillant, publiée par l'abbé Petit, Paris, René Baton, 1880, in-8° ; et enfin, par-dessus tout, le manuscrit de la Vie du Père Joseph, par le Pré Balain, conservé par les capucins de la rue de la Santé.

[13] Sur tous ces faits, conférer les diverses sources indiquées supra et notamment la Vie de la Mère Antoinette d'Orléans publiée par l'ABBÉ PETIT. Le récit de l'ABBÉ ÉDOUARD, op. cit. (p. 416) est souvent fautif. — Voir aussi AVENEL, Jeunesse de Richelieu. Rev. des Quest. histor. (p. 215) et Correspondance (t. I, p. 42).

[14] Le véritable P. Joseph, pour parler comme l'abbé Richard, n'est pas connu jusqu'ici. Heureusement, l'érudition actuelle commence à fouiller les détails de cette figure singulière. L'ordre des Capucins et celui du Calvaire, dont le P. Joseph fut le fondateur, ont fini par comprendre l'intérêt historique et religieux qui s'attache à ce que l'histoire soit renseignée autrement que par les plaisanteries des contemporains et par les rancunes de l'abbé Richard. Les documents précieux conservés dans les archives de ces ordres ont vu la lumière ou ont été communiqués complaisamment aux écrivains de bonne foi qui ne demandent qu'a rendre justice aux gloires de la France. Je dois une reconnaissance personnelle à l'aimable obligeance du P. Emmanuel de Lanmodez qui m'a facilite l'accès de ces documents et notamment de la Vie du P. Joseph, par le Pré Balain dont on ne connaissait que des fragments, mal à propos baptisés du titre de Supplément aux Mémoires de Richelieu. J'ai pris un vif plaisir à parcourir ce manuscrit et aussi les nombreuses lettres du P. Joseph conservées soit à la bibliothèque Mazarine, soit au couvent de la rue de la Santé. On y découvre, peu à peu, un P. Joseph inconnu, plein de zèle et d'entrain, passionné pour les choses de la religion, animé d'un souffle littéraire où luit plus d'une étincelle de génie. Les poésies du P. Joseph mériteraient d'être publiées du moins par extrait. Il me semble qu'on lira avec plaisir les strophes suivantes détachées d'une pièce intitulée : Complainte de la pauvre Grèce, au roi Louis le Juste et qui est une sorte de prosopopée que la Grèce, esclave des Turcs, adresse à la France :

Je vois le ciel et les anges d'élite

Baissant leurs ailes d'or, par troupes, fendre l'air.

Un nuage d'azur voile cet exercite (armée)

Plus mêlé que l'Iris, plus brillant qu'un éclair,

Leurs trompettes d'argent, leurs grands clairons d'ivoire

Font partout éclater ce foudre impérieux...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais la France toujours aux grands exploits ouverte,

Qui rendit tant de fois le jour à l'Orient,

D'anges et de chevaliers me semble être couverte,

Dont je pleure de joie ; eux s'arment en riant...

On me pardonnera d'insérer ici les réflexions qui m'ont été inspirées par la lecture des œuvres d'édification du P. JOSEPH et notamment des recueils rarissimes intitulés : Epistres écrites à plume volatile aux religieuses bénédictines de la congrégation de N.-D. du Calvaire par leur fondateur de Sainte Mémoire le T. R. P. Joseph de Paris, capucin. Imprimé à Paris chez Gabriel Martin, 1677, suivi de : Plusieurs Épistres fort spirituelles du T. R. P. Joseph de Paris, Capucin d'heureuse mémoire écrites à plume volante à une illustre religieuse, grande serrante de Dieu, au disciple (Mme Antoinette d'Orléans) et de : Autres Epistres du même auteur écrites à deux des premières principales Mères de la Congrégation du Calvaire ; le tout réuni en un seul volume paginé I — 221 et I — 237 pages.

Ce livre ne contient rien autre chose que l'œuvre de direction immédiate et en quelque sorte journalière du père Joseph sur la congrégation du Calvaire. Les choses du siècle y apparaissent à peine par endroits et toujours ramenées à la considération des choses divines. C'est donc le P. Joseph, directeur d'âmes et fondateur d'ordre, qui se découvre ici.

Il n'y a rien de plus intéressant que ce coin de sa vie ainsi réservé par cet homme éminent aux saintes occupations de sa profession. Au milieu de ses plus grands travaux, il pense à ses pauvres filles perdues ou malades au fond d'un monastère du Poitou. Leur congrégation reste, pour lui, la source lointaine où il retrouve la première fraîcheur de ses impressions juvéniles. C'est sur le ton de la confiance ou de l'abandon qu'il écrit à ses chères filles, à ses chères colombesJ'implore le secours assidu de vos communes prières dans fines incroyables travaux, au milieu des affaires où je suis employé, que vous savez importantes à l'honneur de La Majesté divine... et où j'espère plus de vos larmes et prières que de tout ce qui est de la force des hommes. Il leur écrit de Gazai, de Ratisbonne, leur indique, avec une sorte d'orgueil modeste, les grandes affaires où il est mêlé et aussi les grandes inquiétudes dont il est assailli : Celui que vous connaissez a jugé à propos de Tenir par le commandement de ses maitres en ce lieu où l'Empereur et plusieurs autres grands princes sont assemblés pour chercher quelque remède à tant de maux. Pour le présent, je ne puis vous dire autre chose sinon que cette personne a été fort bien reçue et trouve de grandes dispositions dans l'âme des princes... mais il n'y a rien d'assuré ; le combat des méchants est horrible. J'ai cru être utile de sous avertir qu'ils font courir des libelles diffamatoires contre celui que vous savez, pleins de si grands blasphèmes et calomnies que cela ne se peut bien représenter et le menacent de la vie, envoyant ces libelles par toutes les provinces et lieux de la chrestienté, disant que cet homme est la peste du monde ou l'ennemi public de Dieu. (Il craint que ces libelles ne les troublent dans leur foi pour lui) : Mais cette personne vous mande qu'en cela elle reconnaîtra les âmes qui sont fidèles à ce vrai Dieu : ce seront celles qui ne s'étonneront point de ces injures et menaces et qui se confieront avec lui dans ces opprobres....

Ces lettres spirituelles sont, la plupart du temps, je l'ai dit, consacrées à l'amour de Dieu, à la pratique des vertus claustrales ; il n'y faut pas chercher autre chose. On ne peut, à ce point de vue, qu'admirer la douce et touchante familiarité mi-humaine, mi-mystique, qui s'établit entre ces aines. Il faut se dire que les filles du Calvaire étaient, la plupart, dignes d'une telle correspondance. Elles appartenaient aux meilleures familles. Plusieurs d'entre elles : leur fondatrice Antoinette d'Orléans, une autre, la mère Marie Dronin, étaient des femmes éminentes. Le style des lettres du P. Joseph est généralement pur, correct, élevé, d'une simplicité noble. Plusieurs sont véritablement éloquentes. Elles montrent tout ce qu'il y avait de chaud, d'ardent, d'enflammé, dans l'imagination du bon Père. C'est un mysticisme sain et admirablement mesuré dans son élan, qui rattache cette personnalité à ce qu'il y a eu de plus heureusement équilibré dans la piété du grand siècle. Mais ce qui le distingue surtout, c'est l'esprit d'organisation, l'autorité, le sens de la direction. Le berger conduit son gracieux troupeau avec une mesure, un tact, un ton de commandement vraiment admirables. Toutes ces figures pâles tournées vers sa ligure grave, cherchaient, dans la plus mobile nuance de ses traits, la manifestation de ses sentiments intérieurs, et leurs Aines s'efforçaient de se mettre en rapport direct avec son âme.

La constitution que le P. Joseph donna à l'ordre du Calvaire, les commentaires qu'il fit de cette constitution sont des chefs-d'œuvre de force, de prudence, de haute psychologie féminine, Il devine les moindres mouvements du cour, les analyse, les règle avec une sûreté de coup d'œil qui fait que des Aines ainsi devinées et dominées ne peuvent lui échapper. Il les tient toutes palpitantes dans sa main. Ce côté de la vie du P. Joseph explique, en partie, sa vie politique. Il découvre l'assiette solide où s'appuyaient ces croyants. Il montre le fond de leurs âmes, cette aspiration au repos. au silence, à la prière qui les suivait jusque dans l'agitation du monde.

Pour la bibliographie des ouvrages ou documents relatifs au P. Joseph voir : Le Père Joseph du Tremblay, suivi d'un Essai bibliographique par l'abbé DEDOUVRES, Paris, Retaux-Bray, 1889, in-8°. — FAGNIEZ, Le Père Joseph et Richelieu. La jeunesse du P. Joseph. — La succession politique de Richelieu, extrait de la Revue historique, 1888, in-8°. Le Père Joseph et Richelieu ; le Projet de croisade ; extrait de la Revue des Questions historiques, 1883, in-8° ; le Père Joseph et Richelieu, l'avènement de Richelieu au pouvoir et la fondation du Calvaire, Paris, Alph. PICARD, 1889, in-8° ; Richelieu et l'Allemagne, 1624-1630. Extrait de la Revue historique, Paris, 1891, in-8°. Le Père Joseph et Richelieu, la déchéance du Protestantisme et la première campagne d'Italie, 1628-1638. Extrait de la Revue des Questions historiques, 1890, in-8°. — Voir, en outre, Remarques sur la vie et la mort du T. R. P. Joseph le Clerc du Tremblay, par le P. HYACINTHE DE REIMS, publié par le P. Emmanuel, 1888, in-8° et Discours funèbres sur la mort du P. Joseph du Tremblay publiés par le même, à Nantes, 1888, in-8°. — Cf. Correspondance (I, p. 61). M. Martineau fait observer, avec raison, que les premières relations de Richelieu avec le P. Joseph devaient être antérieures à 1611. Il me semble qu'on peut les faire remonter au moins jusqu'en février 1609, époque à laquelle l'évêque de Luçon écrit aux capucins de Fontenay. Correspondance (I, p. 21).

[15] Sur les premières relations de Richelieu avec Bérulle, voir Correspondance (p. 84-85). Mémoires de Richelieu, Édit. Michaud et Poujoulat ; l'abbé HOUSSAYE, le Père Bérulle et l'Oratoire, Plon, 1874, in-8° (p. 195).

[16] Voir Correspondance (I, p. 100-101). M. Avenel date, par erreur, ces documents de 1612. Ceux que nous citons ci-dessous et qui sont conservés aux Archives des affaires étrangères, donnent à celte négociation où se manifestent les premières ambitions de Richelieu, la date de 1610.

[17] La date de la convocation est de janvier 1610. La réunion de l'assemblée provinciale eut lieu à Bordeaux, en février 1610, ainsi qu'en fait foi le procès-verbal. Bouthillier s'en fit délivrer une copie qu'il rapporta à Richelieu et qui est. conservée au Ministère des Affaires Étrangères. Mémoires et Documents. France (t. 767, f° 157, f° 165).