HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

III. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

LA CONSTITUTION DE 1875

CHAPITRE VI. — L'AGONIE DE L'ASSEMBLÉE.

 

 

Les vacances d'août 1875. — M. Buffet affirme sa politique conservatrice. — Dissentiments ministériels. — Incidents Bardoux et Léon Say. — Instructions du comte de Chambord. — Discours de M. Rouher. — M. Thiers à Arcachon. — Lettre de M. Gambetta à la démocratie lyonnaise.  Dernière session de l'Assemblée nationale. — La loi électorale législative. — Scrutin de liste ou scrutin d'arrondissement. M. Gambetta rompt avec le centre droit. — L'Assemblée se prononce pour le scrutin d'arrondissement.- M. Buffet reconstitue la majorité du 2 mai. — Vote de la loi du 30 novembre 1875. Les circonscriptions électorales. —  L'élection des 75 sénateurs inamovibles. — Premier tour de scrutin ; les gauches et la droite se neutralisent. — Pacte entre l'extrême droite, les bonapartistes et la gauche. — Les 75 inamovibles. — Agonie de l'Assemblée. — La commission des grâces. — Proposition d'amnistie. — L'état de siège et le régime de la presse. — Les partis prennent position pour les élections législatives et sénatoriales. — Derniers jours tic l'Assemblée. — Dissolution. — Jugement sur l'Assemblée nationale.

 

La constitution votée, l'Assemblée n'avait plus qu'à céder la place. On le lui criait assez fort, et de tous côtés maintenant. Jamais long parlement ne parut plus insupportable que cette Chambre restauratrice, pendant les derniers mois de son existence. La campagne dissolutionniste, menée si ardemment dès l'origine, avait peu à peu pénétré dans l'opinion. Depuis près de cinq ans que l'Assemblée durait, elle avait vu et fait tant de choses ! Elle était si discutée et elle s'était tant disputée ! Divisée contre elle-même, épuisée, à bout de souille, elle cédait sous le poids de l'impopularité que ses luttes intestines et même les services rendus accroissaient de jour en jour.

Cependant, il y avait encore des lois urgentes à achever et des comptes à régler.

Dans le régime moderne, tout aboutit à un débat public. On n'aborde un ordre de préoccupations nouvelles que quand le linge est lessivé au plein jour.

A la suite des discussions et des votes qui avaient marqué les deux premières sessions de 1875, il traînait de telles obscurités sur le passé, on prévoyait de telles complications pour l'avenir, qu'on ne pouvait éviter, avant que l'Assemblée se dispersât, une liquidation générale.

C'est à cela que s'employèrent les vacances parlementaires d'août-novembre 1875. On savait que c'était fini et qu'on ne se reverrait plus que pour les adieux ; on pouvait tout se dire, s'expliquer à fond et vider les cœurs.

Le ministère représentait, dans sa composition et dans les dispositions respectives de ses membres, cet étal de dissension latente et d'aigreur mal définie qui était celui de l'Assemblée. Il vivait péniblement, ballotté entre les rudesses de M. Buffet, et les palliatifs de M. Durative. Le maréchal et les partis conservateurs retenaient le vice-président du conseil, qui ne demandait qu'il sortir et, d'autre part, les gauches acceptaient tout pour maintenir dans le cabinet les deux membres qui leur appartenaient. Des deux côtés, on craignait le pire.

Cette machine mal jointe grinçait à chaque mouvement. M. Bardoux, sous-secrétaire d'État à la justice, qui était pourtant le plus conciliant des hommes, prononce, le 17 août, à la distribution des prix du lycée Henri IV, un discours où la récente loi sur l'enseignement supérieur est, en passant, légèrement critiquée. Le président Buffet juge cela intolérable et, il interdit la publication du discours au Journal Officiel. M. Léon Say écrit : Il est évident que M. Buffet veut se débarrasser de Bardoux et, quand il aura trouvé une porte pour cela, il nous y fera passer à notre tour. La conséquence la plus claire est qu'il faut que nous choisissions notre porte nous-mêmes, si nous ne voulons pas qu'on la choisisse pour nous[1]. — Un bon averti...

 M. Buffet le prend de haut à Dompaire, le 19 septembre ; il confirme sa rupture avec le centre gauche : Nous avons pensé que notre devoir était de faire cesser, dès les premiers jours, la plus dangereuse des équivoques, en témoignant, par nos déclarations et par nos actes, que le vote des lois constitutionnelles n'impliquait, dans aucune mesure, l'abandon d'une politique nettement conservatrice, ni même l'adoption d'une politique qui, sans être encore la politique révolutionnaire, frayerait les voies à celle-ci et lui servirait de préparation et de transition.

On eût dit que le vice-président du conseil avait plaisir à détruire, de ses propres mains, le fragile édifice qu'il avait élevé.

M. Léon Say ne voulut pas rester sous le coup des bourrades qui le visaient directement. Huit jours après, sans plus, il réunit à son château de Stors les maires du canton et il renvoya la balle à M. Buffet en ces  termes : Il n'y a, en France, de gouvernement durable que celui qui rallie autour de lui le parti libéral, c'est-à-dire les hommes modérés qui ont toujours condamné les excès, mais qui n'ont pas été dégoûtés de la liberté par les crimes que l'on a commis en son nom, qui représentent, en un mot, l'idée moderne et qui, réduits au silence sous les deux empires, peuvent donner au gouvernement nouveau une grande force et un grand prestige.

Au tour de M. Buffet de ne pas être content. Selon son procédé, il interdit la reproduction au Journal officiel d'un discours qui a paru dans les journaux. L'incident fut vif. M. Léon Say tenait bon et il avait les avantages de la belle humeur. M. Buffet prenait la moindre des choses au tragique... Il dut céder et se satisfaire d'une lettre ironique de son ministre des finances : Je vous envoie un discours que j'ai prononcé, le 26, au château de Stors. Vous l'avez peut-être déjà lu dans les journaux...[2] Le discours, accompagné de cette lettre en matière de préambule, parut enfin dans le Journal officiel du 2 octobre.

M. de Meaux écrit dans ses Souvenirs : Très résolu à suivre Buffet, je l'inclinai vers un accommodement auquel M. Dufaure, de son côté, décida M. Léon Say... Celui-ci resta dans le cabinet. Mais il y demeura en se liant, plus étroitement et plus ouvertement, avec la gauche. Son antagonisme contre le président et la majorité du conseil devint de plus en plus agressif...[3] Quelle belle partie on manquait, faute de savoir s'y prendre !

C'était la gauche qui gagnait à cet effritement du parti conservateur.

Signe des temps. M. Magne avait parlé à Périgueux, à l'occasion de l'ouverture de la session du conseil général, et il avait fait l'éloge de M. Thiers. Le duc de Broglie y était venu à son tour, le 20 septembre, à Évreux, il desserre les lèvres pour reconnaître les titres de M. Thiers, ses talents et ses services ; il consent encore à dire qu'avec les institutions nouvelles, la France pourra vivre et échapper aux horreurs de l'anarchie et aux aventures du pouvoir absolu.

C'est bien là le problème qui agite les consciences. La droite, la droite conservatrice, et même la droite monarchique peuvent-elles, doivent-elles accepter franchement le fait accompli, entrer dans les nouvelles institutions, y faire la place de ces aspirations et de ces intérêts qu'elles ont si maladroitement défendus jusqu'ici ? Un membre du centre droit, M. Aug. Callot, pose publiquement la question par une lettre adressée, le 15 octobre, au chef du parti légitimiste, M. de La Rochet te. Il met la droite en présence des engagements pris et du fait réalisé ; le raisonnement est impeccable : Ni vous ni moi n'avons voté la loi du 25 février, écrit-il. Mais vous et moi nous avons, à diverses reprises, proclamé librement, par nos votes, la souveraineté de l'Assemblée et son pouvoir constituant. Aujourd'hui qu'elle s'est prononcée, ne devons-nous pas nous incliner ?... Ce concours serait inutile, dites-vous. Et je réponds : Qu'en savez-vous ? Et si la patrie, par votre abstention, doit, comme vous le dites, aller aux abîmes, pourquoi refusez-vous de lui tendre la main ?

M. de La Rochette était bien embarrassé pour répondre. Il incriminait les orléanistes d'abord, puis la Révolution. Il objectait 1830. Vous ne pouvez rien fonder avec l'esprit révolutionnaire, disait-il. — Mais pourquoi, alors, avoir défendu, revendiqué le pouvoir constituant de l'Assemblée ? M. de La Rochette n'en n'était pas à sa dernière contradiction.

On sentait, chez les légitimistes, une sorte de demi-satisfaction venant, de l'échec infligé à l'orléanisme par le vote de la République et, en même temps, une disposition maussade qui attendait son heure : la vengeance est un plat qui se mange froid.

Le comte de Chambord prescrivait à ses amis de ne pas se désintéresser du travail politique et parlementaire, tout au contraire. L'Union écrivait : Des instructions générales, et non pas une lettre adressée à un député, ont fait connaitre la pensée de M. le comte de Chambord à ses amis, notamment au sujet des élections sénatoriales. Il y avait anguille sous roche.

C'est, maintenant, le tour des autres alliés du 4 mai, les bonapartistes. A Évreux, l'amiral La Roncière le Noury, député, commandant l'escadre de la Méditerranée, fait lire, dans un banquet, une lettre, longue apologie de l'empire, où il dit que la formule de son gouvernement interdit à la France de reprendre sa place dans le concert européen. M. Buffet est bien obligé de sévir. L'amiral La Roncière le Noury est remplacé dans son commandement (9 septembre) par l'amiral Rose.

M. Rouher, à Ajaccio, explique le rôle du parti pendant les cinq années qui viennent de s'écouler. C'est déjà beau que le bonapartisme puisse dire : nous avons vécu. En bon chef, M. Rouher se déclare satisfait de son œuvre : nous avons été les véritables, les seuils défenseurs du suffrage universel, loi fondamentale de notre nation démocratique... — Le droit de révision laisse au parti toutes ses espérances. Il peut mettre le pied non en dehors, mais en dedans de la constitution. Il s'y installe et c'est en elle-même qu'il trouvera l'instrument de salut.

Ces paroles sont fortes ; il fallait, au parti républicain, beaucoup de prudence et de tact pour se consolider sur la hase si étroite et si fragile qu'on lui laissait. L'heure n'était pas sonnée où, selon le mot de M. Louis Blanc (9 octobre 1875), la République pouvait devenir... la République.

Seuls, deux hommes avaient l'autorité suffisante pour indiquer la manœuvre dans ces temps obscurs, M. Thiers et M. Gambetta.

M. Thiers parle à Arcachon, le 17 octobre. Dans sa manière vive, il entre au cœur du sujet : La République est votée. Que faut-il faire ?Une seule chose, et tous, tout de suite : s'appliquer franchement, localement à la l'aire réussir. Quelque avenir qu'on puisse prévoir, il n'y a pas d'antre devoir que La République est difficile, dit-on. — Et la monarchie ?... Qu'en vue des élections prochaines, on entre donc franchement dans les voies nouvelles : à la suite de la prochaine consultation électorale, ce qu'il faudra à la France, c'est un gouvernement, qui gouverne. Suit un programme d'action très simple, très précis : Le pays a son système financier à compléter, ses luis militaires à revoir, ses traités de commerce à renouveler en 1876, son enseignement à développer d'après les bases de la société moderne... La France n'a pas perdre son temps devant l'Europe, qui ne perd pas le sien ; car il n'y a pas une nation qui ne s'occupe, en ce moment, à se rendre plus forte et plus ordonnée...

C'est par le coup d'œil qu'il jette sur la politique extérieure que M. Thiers montre, une fois de plus, l'étonnante pénétration de son esprit toujours jeune : L'Europe de 1875 est bien différente de celle de 1815 et même de 1830. Elle était liguée, il y a quarante ans, contre les réformes et, présentement, elle est tout entière réformatrice. Je supplie donc ceux qui croiraient se rapprocher d'elle en résistant à l'esprit du siècle, de comprendre qu'au lieu de se rapprocher d'elle, ils s'en éloigneraient peut-être et s'attireraient, au lieu des sympathies, des appréhensions et peut-être même des blâmes... Il y avait là une allusion évidente au culturkampf et une politesse discrète à l'adresse de la politique bismarckienne. M. Thiers avait compris l'intime préoccupation de celle-ci : il se détachait de toute compromission avec la politique blanche en Europe. Cette conséquence était logique puisque, comme il le disait en terminant, le destin avait prononcé et que l'Assemblée nationale, quoique monarchique, avait voté la République[4].

M. Gambetta dicte le programme des républicains de gouvernement dans une lettre écrite, le 25 octobre, à la démocratie lyonnaise : Ce que les majorités victorieuses ont surtout à redouter, c'est de vouloir toucher à tout à la fois, au risque de tout confondre et de tout compromettre... La politique de nos jours est astreinte, comme toutes les sciences, à marcher graduellement du simple au composé ; mais, plus que toutes les autres sciences, elle exige l'esprit de circonspection, de prudence, de tempérament.

Il reprend et précise le programme de M. Thiers : La France doit : 1° restaurer son crédit, et ce sera l'œuvre d'une réorganisation du système d'impôts qui aura pour base désormais l'impôt sur le revenu ; 2° fortifier sa puissance matérielle, et elle le fera en établissant le service militaire personnel et universel ; enfin, 3° assurer son développement intellectuel, et c'est par l'organisation d'un système complet d'éducation nationale qui restitue à l'État ses véritables attributions et qui sache faire surgir, des rangs pressés de tout le peuple, l'intelligence et la moralité... Ensuite, s'il y a lieu, on parlera de la révision.

Le plus pressé, c'est de vivre avec le régime actuel tel que des sacrifices réciproques ont permis de l'établir... Nous assisterons, à l'abri de la constitution, à la lutte pacifique du parti conservateur et du parti novateur, des torys et des whigs de la République... Dans cette France unifiée, il nous sera, peut-être, donné de voir tomber les haines et les préjugés de classe à classe ; la paix civile sera faite. Les nouvelles couches sociales sorties de la Révolution française et du suffrage universel, réconciliées avec l'élite de la vieille société, nous pourrons enfin achever, par l'alliance intime et chaque jour plus féconde du prolétariat et de la bourgeoisie, l'immense évolution commencée en 1789...

M. Gambetta pensait qu'une grande mesure de réconciliation nationale s'imposerait à bref délai et il achevait sa lettre par une allusion très nette à l'amnistie des condamnés de la Commune.

Après ce débat public, l'opinion pouvait juger : elle savait maintenant où étaient la clarté des vues, la générosité du cœur, la prescience de l'avenir.

 

En septembre 1875, eut lieu, pour la première fois, l'appel des réservistes : la nouvelle organisation militaire était appliquée dans l'une de ses prescriptions qui louche au plus près les intérêts du citoyen. Le sentiment patriotique était tel que cette charge fut vaillamment supportée. Malgré la soudaineté de la convocation, qui affecta un peu le caractère d'une surprise, il n'y eut que très peu de réfractaires. Des secours lurent distribués, par les municipalités, aux familles les plus nécessiteuses et une circulaire du 2 septembre fit savoir aux communes qu'elles pourraient, en cas de besoin, obtenir l'aide de l'État.

La loi d'organisation de l'enseignement supérieur, votée clans la session de mai, était en voie d'application. M. Wallon, ministre de l'instruction publique, fit prendre, par le président de la République, une série de décrets destinés à mettre l'enseignement de l'État en mesure de lutter contre la concurrence des facultés libres : création, dans huit facultés de droit, de chaires spéciales de droit criminel ; fondation à Marseille d'une chaire de zoologie dédoublement, clans les facultés de Clermont et de Poitiers, de la chaire d'histoire naturelle et, clans celles de Clermont, de Grenoble et de Caen, de la chaire de mathématiques. Le conseil de l'instruction publique délibère sur une nouvelle réglementation de l'agrégation des facultés entraînant la création de trente-six places d'agrégés près des facultés des sciences et de trente-six places d'agrégés près des facultés des lettres. On facilite l'essai des privatdocenten. Enfin, un décret institue une faculté de droit à Lyon et une faculté de médecine à Lille, avec la participation des conseils municipaux de ces deux villes.

D'autre part, l'enseignement supérieur libre s'établissait. Le pape Pie IX, dans une lettre adressée à Mgr Dupanloup, félicitait celui-ci du succès qu'il avait obtenu en faisant voter par l'Assemblée la loi récente. Les fidèles étaient exhortés à concourir aux frais de ces facultés nouvelles où l'Église croyait devoir trouver un puissant moyen d'influence sur les âmes. Le catholicisme français, exalté par ces perspectives et par la bienveillance des pouvoirs publics, affirmait sou intransigeance : La Semaine religieuse d'Arras demandait qu'on bannit à tout jamais ce qu'on appelle sottement les principes de 1789, que l'on y substituât carrément les principes conservateurs de hi hiérarchie sociale, que l'on rétablit légalement les trois corps de l'État, solide base de l'ancienne monarchie, etc. Et l'évêque de Versailles, dans un mandement relatif à la création des universités libres, écrivait : Ceux-là errent, qui se flattent d'interpréter le Syllabus dans un sens favorable au système des libertés nouvelles. L'Église ne se soumettra pas aux exigences de la politique de nos jours et ne se réconciliera pas avec l'esprit du siècle.

 

II

L'Assemblée rentre le 4 novembre. Cette fois c'est la fin.

Avant de se séparer, elle doit décider du sort de cette dernière partie des lois constitutionnelles dont, de retard en retard, elle a reporté le vote jusqu'à son heure suprême : il s'agit d'une question capitale pour tonie assemblée, celle, qui touche à l'intérêt direct de chacun de ses membres : il s'agit du procédé de consultation du pays, — de la loi électorale.

Le principe est déchiré depuis longtemps : on maintient le suffrage universel. Encore, faut-il l'insérer dans les testes et le confirmer clans la pratique. Plus de  délai possible : l'heure est venue de faire le lit de la  future Chambre et, en même temps, de constituer le futur Sénat.

Les élections ! c'est désormais l'idée fixe pour l'Assemblée expirante. Il faut qu'elle prépare les élections législatives prochaines, en déterminant le mode de votation, scrutin de liste ou scrutin d'arrondissement il faut qu'elle élise les 75 sénateurs inamovibles : par l'une et par l'autre mesure, elle dispose de l'avenir de la plupart de ses membres et prononce, sur elle-même, la première sentence. On sent, sous l'éclat public des séances filiales, les passions, les inquiétudes, les soupçons, les angoisses secrètes.

Le gouvernement parlementaire a ses révolutions, et ce sont les modifications aux procédés de scrutin : rien de plus important pour lui, puisque ces changements touchent à l'articulation qui transmet la force du pays au gouvernement. Si le corps social souffre, si la machine va mal, c'est au mode de scrutin que l'on s'en prend d'abord. Les minorités se plaignent et les majorités s'alarment. A chaque renouvellement du personnel électif, jusqu'au jour du vote, le suffrage garde son secret. L'art, pour un parti, est de découvrir d'avance et de dégager à son profit ce secret qui est au fond de l'âme électorale.

Voilà tout le drame du régime parlementaire ; là est son ressort le plus délicat puisque, en somme, la réélection est la sanction principale de la responsabilité parlementaire.

On verra donc toujours, et surtout dans les temps de crise, les assemblées préoccupées de la loi électorale. Si cette question, la question vitale, se pose, on les verra retarder, jusqu'à la dernière heure, le calice d'une telle discussion ; on les verra trancher vivement et brusquement, clans des délibérations où souvent le fond des choses apparait à peine, ces matières d'Étal qui, selon la parole du cardinal de Retz, ne s'arrangent jamais aussi bien que dans le silence.

En France, deux systèmes sont, en présence : scrutin de liste ou scrutin d'arrondissement. L'idée, soutenue paradoxalement par M. Linde de Girardin, d'une liste nationale est, pour longtemps du moins, irréalisable quant à la représentation des minorités, telle qu'elle a été défendue par Stuart Mill, on dirait que cette procédure n'est pas en conformité avec la rigueur logique et exclusive de l'esprit français : souvent réclamée, elle a toujours été écartée par prétérition.

Donc, scrutin de liste ou scrutin d'arrondissement.

La France est partagée, coupaillée, comme on l'a dit souvent, en quatre-vingt-six départements. Ces circonscriptions administratives ont rompu avec la tradition antique des provinces ; la Révolution a, de parti pris, subordonné la vie locale à la nécessité suprême de l'unité nationale. La division de la France en départements, c'est la manifestation permanente de la centralisation administrative et politique.

Tel quel, le département forme un tout encore. Par le travail des années, les lambeaux déchirés si cruellement tendent à se rejoindre et à reprendre une vie nouvelle. Le département est devenu, peu à peu, à son tour, une unité.

A l'intérieur du département, il existe une subdivision ; c'est l'arrondissement. En plaçant à la tête de chaque arrondissement de ses agents directs, le pouvoir central a encore accru son emprise sur le pays : la France provinciale est ainsi réduite de poussière administrative et politique.

Il est très facile de discerner le caractère de la lutte qui s'engage, chaque fois que le régime parlementaire français est en crise, entre les partisans du scrutin de liste par département et les partisans du scrutin d'arrondissement. Le scrutin de liste est relativement un scrutin d'indépendance à l'égard du pouvoir et le scrutin d'arrondissement un scrutin de soumission. Le scrutin de liste coordonne les débris de la vie locale et le scrutin d'arrondissement les fractionne plus encore. Le scrutin de liste est un scrutin d'idées, le scrutin d'arrondissement est un scrutin d'intérêts ; le scrutin de liste est un scrutin d'aspiration et le scrutin d'arrondissement est un scrutin de localisation et, par conséquent, de stabilité ; le scrutin de liste sera cher aux partis d'action et le scrutin d'arrondissement répondra aux vœux des partis conservateurs et des gouvernements.

Faudra-t-il que la constitution décide en faveur de l'un ou de l'autre pour des raisons idéales, selon des principes supérieurs aux incidents de la vie publique, ou bien l'alternative entre les deux modes de scrutin sera-t-elle laissée au choix de la nation, comme une ressource pacifique, une soupape de sûreté, selon que l'une ou l'autre des deux tendances l'emporte avec excès ?

L'Assemblée nationale de 1875, l'Assemblée constitutrice de la France moderne, ne se sentit pas assez maîtresse de son opinion sur ce sujet délicat pour l'inscrire aux tables de la loi constitutionnelle. Tout en apportant sa solution, elle n'imprima pas à celle-ci le caractère de rigidité qui en eût imposé à l'avenir. Le débat reste ouvert.

L'Assemblée était si incertaine, en fait, à l'heure où elle aborda le débat, que personne ne pouvait dire en quel sens elle se prononcerait.

Le 16 octobre, avant même que la session fût reprise, M. Buffet avait déclaré à la commission de permanence que le gouvernement demanderait, dès la rentrée, la mise à l'ordre du jour de la discussion de la loi électorale. Le cabinet soutiendrait le scrutin d'arrondissement, contrairement à la décision de la nouvelle commission des Trente, qui avait adopté le scrutin de liste, et il poserait au besoin la question de confiance.

Les circonstances étaient particulièrement délicates ; car, au sein du cabinet, M. Deum et M. Léon Say, de la gauche, étaient favorables au scrutin d'arrondissement, se trouvant ainsi d'accord avec M. Buffet, mais en désaccord avec les groupes de gauche ; donc, si le scrutin d'arrondissement l'emportait devant l'Assemblée, M. Buffet, maitre du terrain, pouvait se séparer de MM. Dufaure et Léon Say et reconstituer, à la veille des élections, la majorité du 24 mai ; au contraire, si le scrutin de liste était voté, les gauches, tout en obtenant un succès considérable, écartaient du même coup leurs deux chefs naturels et désignés[5].

Le jeudi 4 novembre 1875, sur la proposition du gouvernement, la deuxième délibération sur la loi électorale est fixée au 8. M. Pascal Duprat, tenant à préciser la situation du cabinet, demande que l'Assemblée aborde, le plus tôt possible, la discussion sur l'état de siège et sur la loi des maires. On se comptera.

Le bureau est réélu. Le duc d'Audiffret-Pasquier dit brièvement que si la session doit être remplie, elle doit être courte.

Le 12 novembre, M. Dufaure, dépose un projet de loi La loi sur la sur la presse : dans un gouvernement d'opinion, la loi sur la presse est la sanction suprême de tout le système politique. Le projet de M. Dufaure, divisé en trois titres, est un projet bourgeois. Il est plutôt restrictif de la liberté antérieure ; il retire au jury et rend à la compétence des tribunaux correctionnels un certain nombre de délits. Il donne quelque satisfaction à la gauche par la fermeté avec laquelle il protège les institutions républicaines en s'opposant à la propagande bonapartiste. Mais, par un artifice à peine dissimulé, on a ajouté un titre III, qui a pour objet de lever l'état de siège partout où il existe, sauf dans les départements de la Seine, de Seine-et-Oise, du Rhône, des Bouches-du-Rhône et clans la ville d'Alger. Le gouvernement compte sur cette cote mal taillée pour faire voter, par une Assemblée qui s'est dite libérale, la partie du projet relative au régime de la presse.

Dans le même ordre d'idées, l'Assemblée décide, le 5 novembre, qu'elle ne délibérera pas sur la loi organique municipale et qu'elle laissera ce soin à ses successeurs ; par conséquent, la loi des maires est maintenue.

Au cours du débat, M. Buffet prend position. Les élections seront loyales, libres et sincères, dit-il. Mais, en même temps, il rompt, plus nettement que jamais, avec les gauches, par une charge à fond contre les comités révolutionnaires soutenus par M. Gambetta (allusion aux affaires de Lyon). Le gouvernement a ses préférences électorales et rien ne l'empêchera de les faire connaître. Le gouvernement a le droit et le devoir de se défendre partout ; le pays jugera. Le point de départ de la période électorale, implicitement ouverte, est donc une déclaration de guerre aux groupes républicains, qui sont pourtant représentés dans le cabinet. Les chefs des gauches si vivement attaqués mordent le frein, mais ils hésitent, encore à précipiter les événements, tant l'heure est difficile et trouble.

On avait commencé, le 8 novembre, à discuter hi loi électorale en deuxième délibération : scrutin de liste ou scrutin d'arrondissement ? Le Times du 6 novembre publie un article qui fait impression : Le projet du maréchal-président, si le ministère est battu sur le scrutin d'arrondissement, est de choisir un ministère Broglie-Fourtou, moitié orléaniste, moitié bonapartiste, et de marcher aux élections en combattant partout tous les républicains, depuis M. Thiers jusqu'à M. Naquet.

On parle de l'ajournement indéfini des élections. On pèse par tous les moyens ; on dit à l'oreille de M. de Vinols que si l'Assemblée ne se dissout pas, on aura la guerre avec l'Allemagne pour le printemps[6].

Cependant, le débat, commence et se répand d'abord en paroles vaines sur la loi électorale. Bientôt, l'intérêt grandit. Tous les amendements sont retirés, tant on sent le besoin nie faire vite. La discussion générale est écourtée. Le premier paragraphe de l'article premier, qui proclame l'exercice du su tirage universel, est voté par 667 voix contre 3. Ce n'est que la ratification de ce qui a été décidé lors de la première délibération de la loi municipale : mais qui eût, attendu de l'Assemblée nationale un tel zèle pour une institution que tant de ses membres avaient si énergiquement maudite ? Les articles 1 à 4 sont votés sans discussion.

L'article 5 est réservé articles relatifs au mode de scrutin.

On s'attarde un peu sur l'article 7, concernant l'inéligibilité des militaires. Le général de Cissey, au nom de la discipline, est contraire à la présence des soldats dans les assemblées. C'est un principe d'ordre, clans une démocratie, de tenir, autant que possible, l'armée hors des luttes politiques. L'Assemblée se prononce pour l'inéligibilité et ne fait d'exception qu'en faveur des officiers placés dans le cadre de l'état-major général ou de ceux qui ont été maintenus dans la première section, comme ayant commandé en chef devant l'ennemi.

Autre débat sur le mandat impératif. L'article 13 du projet de loi l'interdit. M. Naquet demande la suppression de l'article. Il attaque le système représentatif qui ne crée qu'une oligarchie bâtarde. La vraie théorie républicaine, c'est le gouvernement direct et, comme il est impossible de l'appliquer matériellement, il n'y a qu'un palliatif : le mandat impératif. Par 575 voix contre 54, le texte de la commission est adopté : devant l'Assemblée de 1875, le principe de la représentation n'a même pas besoin d'être défendu.

L'article 14 propose que les élections se fassent au scrutin de liste. C'est au scrutin de liste qu'a été nommée l'Assemblée elle-même. Un amendement de M. Antonin Lefèvre-Pontalis reprend la rédaction antérieure de la première commission des Trente organisant le scrutin d'arrondissement. M. A. Lefèvre-Pontalis développe son amendement : Le scrutin de liste met l'élection dans la main de comités sans délégation. Plus le cercle électoral s'agrandit, moins l'électeur connaît l'élu. Selon le mot de M. Taine, l'élection départementale est une jonglerie et, selon le mot du feu duc de Broglie, c'est un mensonge ou une duperie. L'orateur cite Lamartine : Savez-vous, écrivait celui-ci, qui a inventé le piège où l'on prendrait vingt peuples libres ? C'est une réunion de sept ou huit journalistes nomades d'opinion, déracinés de leurs villes et de leurs villages, noyés dans une capitale, leur seul élément. Ces journalistes, la veille des élections, tremblant d'être oubliés par les quartiers de Paris ou par des départements auxquels ils avaient à demander une élection hasardée, se sont dit : enlevons l'élection au peuple : donnons- la aux comités et aux clubs. Inventons le scrutin de liste. La représentation sera non au plus digne, mais au plus remuant,et ainsi fut fait.

Le scrutin de liste, c'est le scrutin sur des noms et sur des formules et non pas sur des titres et sur des hommes. Le scrutin de liste est un scrutin passionnel. Il faut qu'il jette à la foule un cri électoral. Ce cri s'adresse aux sentiments, non à la raison. D'autre part, les élections multiples, filles du scrutin de liste, présentent un danger plébiscitaire (M. Thiers et M. Gambetta sont visés). Ne pourraient-elles pas soumettre la constitution à une rude épreuve en préparant des manifestations électorales qui seraient destinées à affaiblir, sinon à tenir en échec le pouvoir présidentiel ? Le scrutin d'arrondissement est le seul qui soit clans le développement logique de la constitution, puisqu'il l'affermit et la consolide. Il est le seul qui respecte véritablement les intérêts et les droits des électeurs.

M. Luro, du centre droit, qui s'est déjà fait remarquer par son attitude résolue dans le débat sur la loi constitutionnelle, défend à scrutin de liste. Il adresse un appel solennel à ceux qui ont eu le courage de voter la constitution pour qu'ils restent unis devant le pays. Les deux camps sont bien tranchés. L'intérêt de cette intervention, c'est qu'elle indique, entre M. Antonin Lefèvre-Pontalis et M. Luro, le point où se fera la coupure.

Le jeudi 11 a lieu la bataille où se déterminent les positions électorales. M. Ricard, député éminent de la gauche, rapporteur de la loi, signale l'évolution de la droite, fille du scrutin de liste, dont les chefs (M. le duc de Broglie, M. Chesnelong) ont d'abord été partisans de ce mode de scrutin, et qui se retourne maintenant. Le scrutin d'arrondissement est un scrutin arbitraire comme la division des arrondissements elle-même ; c'est un scrutin de corruption ; c'est un scrutin qui rabaisse la politique de la France au niveau de la cuisine électorale.

M. Dufaure, cette fois, combat la gauche. Dans l'ancienne commission des Trente, M. Dufaure, déjà favorable au scrutin d'arrondissement, était dans la minorité. Les chefs de la droite espéraient encore pouvoir composer des listes où les trois partis conservateurs seraient représentés, et ils demandaient alors le scrutin de liste. M. Dufaure, reste fidèle à son opinion en défendant, contre la nouvelle commission, le principe qu'il a soutenu dans la première. Pour lui, le scrutin d'arrondissement est un scrutin d'indépendance et de responsabilité. Le scrutin de liste opprime les minorités ; le scrutin nominal leur laisse une place légitime. Le scrutin d'arrondissement ménage les nuances, donne le temps et les moyens de la réflexion. Le scrutin de liste agit, un peu, à la façon des plébiscites, tout d'une pièce et brutalement : avec le scrutin de liste, le pays peut se réveiller en présence de résultats imprévus et irréparables. Avec le scrutin de liste, il y eût eu 24 élections Barodet ; avec le scrutin d'arrondissement, chiffres en mains, il y eût eu 14 élections Barodet et 8 élections Rémusat. Donc, la minorité eût été protégée et l'équilibre politique du pays ménagé.

Il faut citer la conclusion de ce discours habile et pénétrant : Maintenant, si l'on nous demande quels seront, aux prochaines élections, les résultats du scrutin d'arrondissement ou du scrutin de-liste, je suis obligé de dire, qu'entre le jour où se produira ce grand résultat et le jour où nous délibérons, il y a un voile, un voile impénétrable pour tout le monde : et si je le dis pour moi, vous devez être aussi réservés et aussi modestes pour vous, vous partisans du scrutin de liste. Oui, il y a un voile impénétrable qui ne nous permet pas de deviner ce qui se passera. Tout ce que nous pouvons faire, c'est d'apporter ici, librement, fermement, une opinion qui, quoi qu'on en dise, est chez moi, réfléchie et ancienne, et que je crois conforme à l'intérêt du pays...

Il n'y a pas de voile entre le pays et nous, s'écrie M. Gambetta, qui se jette un peu brusquement dans le débat. Vous savez tous qu'il n'y a pas de voile. Le voile, il a été tissé, il a été mis devant les yeux de l'honorable garde des sceaux par une administration hostile aux institutions existantes... C'est quand on ose révéler à cette tribune mie pareille cécité politique, qu'on vous propose de nous embarquer dans l'inconnu... En vérité, l'honorable garde des sceaux n'a jamais défendu une plus mauvaise cause avec une défiance moins cachée.

L'accent est combattif. M. Dufaure a parlé de l'excellence du scrutin de liste dans les grandes circonstances : ... Je retourne l'argument contre vous. Quoi ! ce moyen libérateur et sauveur, ce moyen qui sert dans une crise, il va devenir, en temps de paix, inutile, impuissant et stérile ! Il ne sera plus bon à rien, parce  que vous aurez fondé une constitution, parce que vous serez un peuple enfin apaisé et tranquille sous l'égide des lois !Seul, le scrutin de liste est favorable à la dignité de l'électeur et de l'élu. Lorsqu'un député est élu sur une liste départementale, qu'il tient son mandat de 150.000, de 200.000 de 300.000 électeurs, ce député n'est pas à la chaise, n'est pas une espèce de commissionnaire de ses électeurs... Quand vous aurez fait de petites circonscriptions de 12.000, 15.000, 20.000 électeurs, dont le tiers s'abstiendra de voter et où il y aura trois ou quatre candidats qui disposeront du reste des votants, quand vous aurez ainsi fait, je vous le demande, l'élu sera-t-il vraiment un mandataire de la France ?

La vérité, s'écrie l'orateur, qui, du haut de la tribune, lance son programme pour les foules, la vérité est que vous ne croyez pas au suffrage universel...

M. Gambetta, emporté par sa verve ou par son sujet, se détache hautement de ce centre droit où il a trouvé des auxiliaires imprévus lorsqu'il s'est agi de voter la constitution. Le parti légitimiste et le parti bonapartiste étant mis hors de combat, il ne se refuse pas la satisfaction de sonner la défaite du parti orléaniste. Avant que l'Assemblée se sépare, tous les voiles seront déchirés et tous les actes auront leur sanction ; le parti républicain se croit assez fort maintenant pour se présenter seul devant le pays.

Quelle est donc la raison de la faveur du scrutin d'arrondissement ? Il y a, dans cette Assemblée et au dehors, un parti, un seul, qui a ou semble croire qu'il a un intérêt prépondérant dans le scrutin d'arrondissement : ce n'est pas le parti légitimiste, ce n'est pas le parti bonapartiste, ce n'est pas le parti républicain, c'est... l'autre. Cet autre, il est reconnaissable à ce caractère : il est constitutionnel le 25 février, mais non pas le 26. Et, après avoir été constitutionnel le 25 février, il voudrait être dynastique sous un régime républicain... Ils se disent : la constitution que nous devons au parti républicain de vieille date, aux républicains de raison, cette constitution est tellement conservatrice que, qui sait ? il nous est déjà arrivé de changer une révolution en nourrice, si nous pouvions changer aussi une constitution... Eh bien ! ce parti se trompe. Ce corps qui a à sa tête des docteurs graves et des docteurs subtils, sera écrasé au scrutin d'arrondissement comme au scrutin de liste, parce qu'il se méfie du suffrage universel et que celui-ci le lui rend bien... Dans certains bourgs pourris, quelques-uns pourront encore se faire élire, mais le flot aura passé sur le parti et il ne reviendra pas. Voilà la vérité.

Après une telle explication, le terrain des batailles futures était déblayé. Mais il est incontestable que ce discours rejetait à droite les hésitants et les timorés, et qu'en tout cas il assurait le vote du scrutin d'arrondissement puisqu'il irritait par une hautaine mise en demeure ceux dont, le concours eût été nécessaire.

M. Gambetta et ses amis demandent le vote secret. Par 357 voix contre 326, l'Assemblée adopte l'amendement Lefèvre-Pontalis, c'est-à-dire qu'elle établit le scrutin d'arrondissement. Le centre droit libéral s'était séparé du parti constitutionnel, à la suite de l'intervention de M. Gambetta.

Le cabinet Buffet était consolidé. Il avait retrouvé, indépendamment des gauches constitutionnelles, une notable majorité.

M. Gambetta et les chefs de la gauche avaient-ils escompté un succès possible ? S'étaient-ils trompés sur le résultat probable du vote ? Ou bien désiraient-ils proclamer le principe, affirmer la rupture avec les chefs du centre droit, en vue d'achever la dislocation de l'ancien parti libéral et de ramasser, sous main, les hésitants ?

Quoi qu'il en soit, la majorité du 25 février ne se développait pas, bien au contraire : c'était la majorité du 24 mai qui se reconstituait et qui se groupait non seulement autour de M. Buffet, mais auprès des ministres dont on ne pouvait soupçonner les opinions républicaines, M. Dufaure et M. Léon Say.

Donc, le triomphe de l'équivoque. On irait devant le pays en ordre dispersé. La gauche était-elle, oui ou non, avec le gouvernement ? Les candidats du gouvernement seraient-ils, oui ou non, considérés comme des républicains ? Mieux encore, y aurait-il des candidats du gouvernement ? Comment les électeurs pourraient-ils s'y reconnaître ?

C'est ici qu'un dernier effort de M. Gambetta va donner la mesure de sa souplesse tandis que la journée du 11 novembre avait offert le spectacle de sa fougue parfois imprudente. Le politique se ressaisit ; sans fausse honte, il bat en retraite et découvre le fond d'une pensée prévoyante qui voudrait assurer des lendemains stables au pays.

La loi électorale est discutée en troisième lecture, le lundi 22 novembre. Les premiers articles sont lus et votés presque sans débat : quelques formalités dans des détails de rédaction. Le 2G novembre, on arrive à l'article 14 et on aborde à nouveau la question du scrutin de liste. M. Gambetta monte à la tribune. Il s'excuse de parler encore ; mais la gravité du sujet l'autorise, dit-il, à user du droit que lui donne le règlement.

Il reprend ab ovo les origines de la situation actuelle, c'est-à-dire le vote du 25 février. L'idée dominante, alors, a été une idée de transaction. Les uns abandonnaient le nom de la monarchie et les autres leurs doctrines traditionnelles sur la présidence de la République, sur la seconde Chambre, sur le droit de révision.

Eh bien, oui ou non, ce pacte était-il sincère, et s'il était sincère, pourquoi serait-il rompu ? Voilà la question ; et c'est cette question que les électeurs auront à résoudre ; mais ils la résoudront peut-être d'une manière différente, selon les termes dans lesquels elle leur sera posée.

Pour moi, dit M. Gambetta, je professe que le contrat était un contrat de patriotisme et de sincérité : c'était aussi un pacte de stabilité : on voulait démontrer au pays que, lorsqu'on cherchait à fonder la République, il ne s'agissait pas d'un vain mot, d'une institution nominale, mais qu'on voulait réunir, rassembler tons les intérêts, aussi bien les inféras conservateurs que les intérêts de progrès et de réforme, sous l'égide d'une même charte et d'une même loi.

Eh bien ! si l'on veut tenir le pacte devant le pays, il y a un instrument nécessaire, indispensable : c'est le scrutin de liste : le scrutin de liste est essentiellement un scrutin de conciliation, il permet des combinaisons donnant satisfaction aux personnalités et aux intérêts, aux nuances d'opinions ralliées autour de la formule constitutionnelle ; il assurera le triomphe d'une politique libérale, pacificatrice et républicaine.

On dirait que l'Assemblée est moins rebelle. Chaque député se consulte en soi-même. Pourtant, une voix à droite s'écrie : Il est trop tard !

Il est trop tard ! Le mot le plus funeste que puisse prononcer la politique ; le mot de l'entêtement, de l'obstination bornée, le cri des amours-propres aveugles et froissés. Il est trop tard ! Parole que la droite va inscrire sur la dalle funéraire de la tombe qu'elle se creuse à elle-même.

M. Gambetta fait un suprême effort : Messieurs, vous souriez quand je parle de modération. Nous sommes gens de revue, et à moins que la mort ne nous frappe prématurément — comme ce mot, à cette heure, de cet homme, est émouvant ! —, je vous donnerai, j'en ai la confiance, des gages assez décisifs de cette modération pour que le dernier mot me reste.

Il faut citer la péroraison, pour bien préciser la pensée de M. Gambetta alors qu'à la veille de la dissolution, la gauche était déjà maîtresse des élections : Il est bien clair, dit M. Gambetta, que les divers partis qui, depuis cinq ans, ont, avec plus ou moins de ténacité ou de bonheur, lutté contre la fondation de la République, sont obligés de confesser aujourd'hui leur déception, leur impuissance. Eh bien ! est-ce que vous ne pensez pas qu'avant de mourir, nous pourrions faire un testament cligne d'hommes politiques qui, laissant derrière eux les divisions et les rancunes du passé, se présenteraient au pays, la loi fondamentale à la main, et lui diraient : nous avons fait une charte, nous l'avons considérée et nous te la livrons comme un gage de sécurité à l'intérieur et de relèvement à l'extérieur. Et alors, par un trait plus éclatant, plus pénétrant, et qui découvre la profondeur de cette âme patriote, il ajoute : On ne fait pas de la politique, dans un pays comme la France, de la même manière à toutes les époques. Quand un pays a sa force matérielle, que le cercle de ses frontières est intact, il peut être loisible d'agiter des questions de métaphysique politique ; mais dans un pays qui n'a pas toutes ses frontières, cela est sacrilège, cela est criminel. Et puisque vous cherchez la raison de l'œuvre du 25 février et de cette politique de concorde et de pacification (celle qu'il faisait si noblement à l'heure même où il parlait), je vous la donne : Regardez la trouée des Vosges !

A cet appel, que répond M. Buffet ? Cette main ouverte vers lui, la repoussera-t-il ? Cette parole si chaude, qui retentit encore quand le silence s'est fait, cette voix qui sonne le ralliement national autour de la constitution républicaine, voudra-t-il l'entendre ? Entrera-t-il par une déclaration, si réservée fût-elle, par une attitude, par un geste, dans les pensées de l'orateur, du jeune chef, dont l'accent est si loyal et l'autorité telle sur le pays ? Le vice-président du conseil sent-il tout le poids de sa responsabilité quand sou long corps demi courbé et sa tête tourmentée surgissent à la tribune ?

Le premier mot est un reproche : Ce langage nouveau, pourquoi M. Gambetta ne l'a-t-il pas fait entendre le 11 novembre ?... Le discours continue sur le ton sec, cassant, agressif, d'oh l'on dirait que renne est absente : Le scrutin de liste sur lequel on insiste est un lot qu'on adjuge. Il faut le prendre en entier et, pour avoir les bonnes parties, il faut en prendre aussi les mauvaises... Ce qui sortira du scrutin de liste, c'est, selon les paroles de Lamartine, le hasard, le mensonge électoral, la déception, la cabale, l'intrigue, le scandale souvent... Mieux vaudrait une loterie... Ce sont les escamoteurs du suffrage universel qui ont souillé le scrutin de liste, etc. — Est-ce là le langage d'un homme à cette heure décisive ?

 Des listes de conciliation, des listes d'union ? — car c'est tout le fond du discours de M. Gambetta, — le pays s'étonnerait assurément que des hommes politiques qui, sur les questions fondamentales, ont des opinions, je ne dirai pas si diverses, mais si contraires, se trouvassent réunis sur une même liste... Ces hommes ont des opinions profondément hostiles l'une à l'autre... Ils ne pourront jamais loyalement se rapprocher. Il n'y a pas de pacte possible entre tels hommes qui sont ici et les révolutionnaires. — Comme tout s'envenime et s'aigrit dans cette bouche amère !

Enfin, la parole de rupture, la parole irréparable — d'autant plus directe qu'elle reprend, en les retournant, les avances de M. Gambetta. Celui-ci avait fait appel à l'union entre tous les éléments constitutionnels. Et M. Buffet : J'ai fait et je ferai toujours appel à l'union des foires conservatrices pour défendre une politique nettement conservatrice ; et tout le monde sait très bien quel est le sens de ce mot... Cela veut dire : les droites et les droites seules ! Le sort en est jeté. On ira à la bataille, les cieux majorités successives l'une contre l'autre, la majorité du 24 mai contre la majorité du 25 février : celle-ci combattue par le cabinet qui pourtant, au début, s'était appuyé sur elle.

 L'Assemblée se recueille un instant pour résoudre le problème. Après le discours de M. Buffet, la séance est suspendue de fait pendant quelques minutes...

On vote. Par 388 Noix contre 302, l'amendement Jozon — qui avait été défendu par M. Gambetta et qui proposait le scrutin de liste avec cinq noms au maximum — est rejeté.

Le reste de la loi est discuté au milieu du trouble et de l'impatience générale. Le 29, le 30, on épilogue sur le détail des articles ; déjà, l'attention est ailleurs. Enfin, le 30 novembre, par 506 voix contre 85, la loi qui consacre, pour l'élection de la Chambre des députés, le suffrage universel avec le scrutin d'arrondissement est votée.

Après ce débat, la loi qui eût pu être une loi d'harmonie était une loi de discorde. Que n'eût pas gagné le pays, si des orateurs moins ardents ou moins obstinés eussent, dès le début, aplani les obstacles, adouci les aigreurs, ménagé les accommodements, ralliant tous les Français autour d'une pensée uniquement française ? Que faisaient les Thiers, les Grévy, les hommes graves, les arbitres du camp ? Ils boudaient ou se réservaient, soit par rancune du passé, soit par calcul pour l'avenir.

Dans les derniers jours de la session (18-24 décembre), l'Assemblée, non sans une vive discussion, vota la loi qui déterminait les circonscriptions électorales.

Le principe adopté, conforme aux propositions de la commission, fut le suivant :

Tout arrondissement au-dessous de cent mille âmes ayant droit à un député, la difficulté portait sur les arrondissements ayant plus de cent mille habitants. La commission disait, dans son rapport, qu'elle s'était appliquée à respecter les affinités naturelles et maintenir l'unité des villes. La droite, qui voulait reprendre un tableau proposé par la première commission (les Trente, ne fut pas suivie. Pour Paris et pour Lyon, on décida que chacun des arrondissements municipaux aurait un député.

 

Le défaut national est la vanité ; de là l'excitation constante du monde politique, les propos vifs, les haines inexpiables. Ce peuple, bon et doux, aime à se détester. Les partis extrêmes usent et abusent de ces dispositions ; ils règnent par la discorde. Et combien l'erreur est plus grave quand elle s'empare des hommes qui sont au pouvoir, quand les mots irréparables émanent de ceux qui parlent au nom de tous ! L'apaisement devrait tomber des sommets.

En 1875, la naissance de la République subit cette influence funeste. On ne sut pas profiter d'une heure unique pour présenter au pays un programme de gouvernement républicain, pour rallier les cœurs et diriger les esprits. La liste eût permis bien des combinaisons, des transactions que le vote uninominal rendit, impossibles.

M. Léon Say écrivait alors, en jugeant la politique du cabinet dont il faisait partie : Ce qui caractérisera le mouvement électoral, ce sera l'anarchie. On prépare des élections de rancune et de détestation, aurait-il pu ajouter dès lors. Son ironie dépeint les préoccupations finales de l'Assemblée : L'Assemblée n'a plus aujourd'hui qu'une pensée, la dissolution, et je ne sais pas comment on pourra voter ce qui reste à voter. Il y a des intrigues sans nombre pour se faire mettre sur la liste du Sénat : les présidents et secrétaires de groupes ont reçu plus de trois cents demandes, à ce qu'on dit, pour les soixante-quinze nominations à faire. Ce qui ajoute à l'anxiété, c'est que personne ne sait, tan t que les soixante-quinze ne seront pas nommés, qui on aura pour concurrent dans sa circonscription pour la députation, ou dans la liste départementale pour le Sénat[7].

C'étaient là les réalités !

 

Tandis que le gouvernement de M. Buffet évoluait si péniblement à l'intérieur, il était gravement occupé des affaires extérieures. En Orient, les choses ne s'arrangeaient pas. Une insurrection en Herzégovine, une agitation anormale dans les Balkans rendaient de jour en jour plus incertain le maintien de la paix.

D'autre part, la France poursuivait en Égypte une négociation délicate qui mettait en échec une situation acquise par de longs et persévérants efforts dans ce pays. On lui faisait payer, de ce côté aussi, la rançon de sa défaite de 1871.

L'Angleterre, par une intervention hardie, brusqua les événements et remporta un premier succès qui affecta singulièrement les intérêts et le prestige de la France. Il s'agissait de l'avenir d'une œuvre française par excellence : le canal de Suez.

Les finances du khédive Ismaïl étaient de plus en plus obérées. Il ne savait plus quelle porte frapper. Dans les premiers jours de novembre de l'année 1875, un banquier français, M. Edouard Dervieu, chef d'une maison de banque installée a Alexandrie, obtint de lui une option pour l'achat des titres de la compagnie lui appartenant, moyennant la somme de 92 millions de francs.

A Paris, M. Edouard Dervieu, maitre de l'option jusqu'au 16 novembre, s'aboucha avec d'importants établissements et, notamment, avec le Crédit foncier, dirigé alors par M. Frémy et le baron de Soubeyran, avec la Société Générale, avec le Crédit. Lyonnais. Il trouva auprès de M. de Soubeyran une première opposition. Un groupe qui essaya de se former, ne put y parvenir.

Le temps de l'option s'étant écoulé, on avait substitué au projet d'acquisition un projet d'avance sur titres. M. Edouard Dervieu fit appel au concours de M. de Lesseps. M. de Lesseps exposa l'affaire au duc Decazes et demanda avec instance au ministre de faire lever par son collègue des finances, M. Léon Say, l'opposition du Crédit foncier. M. le duc Decazes résista la parole entraînante et vraiment séductrice de M. de Lesseps. M. Léon Say prévenu ne se montra pas plus favorable au projet.

Cependant, le cabinet de Londres était averti. Dans une conversation qu'un banquier en rapport avec le groupe français, M. Oppenheim, eut avec M. Frédérick Greenwood, directeur de la Pall Mall Gazette, l'opportunité d'une intervention du gouvernement anglais fut signalée. M. Greenwood s'empressa de mettre lord Derby au courant et celui-ci tint immédiatement conseil avec le premier, M. Disraëli, avec lord Salisbury, alors ministre des Indes, et avec sir Stafford Northcote, chancelier de l'échiquier. Les autres ministres furent laissés en dehors de cette importante délibération.

M. Gavard, chargé d'affaires il Londres, reçoit du duc Decazes l'ordre d'interroger le cabinet britannique sur le point de savoir si l'Angleterre tolérerait l'achat, par une compagnie française[8] ; démarche dangereuse et qui avait pour effet inévitable d'éveiller, en tout état de cause, l'attention du Foreign Office (19 nov.).

Aussi, l'affaire ne traîna pas. Tandis qu'à Paris, on jetait de l'eau froide sur les banques françaises, le gouvernement britannique décidait, sans perdre un instant, de se rendre lui-même acquéreur du paquet.

Cette issue éventuelle avait déjà été, on s'en souvient, l'objet d'un débat devant la Chambre des lords.

Dès le 18 novembre, le major général Staunton, consul général britannique en Égypte, avait reçu de lord Derby un télégramme lui prescrivant de faire savoir au khédive que le gouvernement anglais était prêt à acheter les titres ; et le gouvernement français, d'autre part, était avisé que l'Angleterre s'opposait à ce que les actions tombassent entre les mains de capitalistes français. Paris ne chercha pas à poursuivre, sous une forme on une autre, la conversation. Il ne semble pas qu'il défaut d'une contre-opposition aux projets de l'Angleterre une proposition transactionnelle quelconque ait été, même mise en avant. On se tint coi.

Le premier ministre anglais était l'ami intime de M. Nathan de Rothschild. 1,a maison Rothschild de Londres fit l'avance nécessaire et, le 25 novembre, le major général Staunton signa avec Sadik pacha, ministre des finances du khédive, la convention par laquelle ce dernier cédait au gouvernement britannique les 176.602 actions du canal dont il était propriétaire, moyennant une somme un peu inférieure à 100 millions de francs.

Ces actions valent aujourd'hui 800 millions et rapportent 16 à 17 % du prix d'achat. Leur propriété a assuré à l'Angleterre, un n'ile prépondérant dans les affaires de la compagnie et lui a permis de développer d'une façon aussi avantageuse qu'imprévue sa situation en Égypte et dans la Méditerranée. La nouvelle de cette opération hardie fut accueillie avec enthousiasme à Londres, avec peine et surprise à Paris. On ne sut pas exactement ce qui s'était passé : mais le sentiment fut général : la France éprouvait sans coup férir une nouvelle et grave défaite.

La France était-elle en situation, au cours de cette difficile année 11875, de tenir tête à une volonté déclarée de l'Angleterre ? Pouvait-elle se redresser sous l'espèce d'injonction que lui intima lord Derby en répondant à M. Gavard : La compagnie et les actionnaires français possèdent déjà 110 millions sur les 220 que représente le capital des actions : c'est assez ! Tout au moins, elle devait essayer de tirer un parti meilleur des propositions qui lui étaient faites et dont ses financiers et ses hommes d'État avaient été avertis les premiers.

Quoi qu'il en soit, l'opinion fit, de l'abstention de la France, un reproche grave au ministre des affaires étrangères, qui, pourtant, n'était pas seul responsable. La République française écrivait le 29 novembre : Le ministre a fait preuve dans cette circonstance d'un aveuglement dont on ne trouve l'équivalent que dans les plus tristes jours de la diplomatie impériale. Le 1er décembre, le même journal disait encore : M. le duc Decazes n'a pas encore donné sa démission. M. John Lemoinne, d'autre part, dans le Journal des débats : Ô peuple français, comme tu sais bien tirer les marrons du feu ! On affirmait que M. Thiers faisait le possible pour réparer le mal en insistant auprès du prince Orloff pour obtenir une intervention de la part de la Russie. Le gouvernement russe et les gouvernements autrichien et allemand laissèrent faire. La diplomatie européenne n'avait pas encore introduit la question mondiale dans l'ordre habituel de ses préoccupations.

Peu à peu, la chose passa à l'état de fait accompli et cet incident si pénible pour la politique française n'eut même pas d'écho immédiat au parlement[9].

 

III

L'histoire de l'Assemblée nationale, c'est la lutte de deux partis au sein du royalisme français : légitimistes, orléanistes ; une tradition de haines et de vengeances pesait sur l'union fourrée de ces frères ennemis ; 1830 planait sur 1875. Tout se paie. Il fallait qu'un dernier acte, saturé des anciens venins, achevât la liquidation, la liquéfaction du parti monarchique. Cet acte allait s'accomplir.

La pensée suprême des chefs de la droite axait été d'assurer à leurs idées, à leurs espérances un lendemain par la survivance, dans des institutions (acceptées faute d'autres), de l'esprit moine de l'Assemblée. Le maréchal de.lac.Nlalion était la sentinelle placée à la tête du pouvoir exécutif : et, dans le pouvoir législatif, l'inamovibilité de soixante-quinze sénateurs nommés par l'Assemblée devait garantir, pour longtemps, une majorité de conservation pouvant devenir, à la première circonstance favorable, majorité de révision. Comme le dit fortement M. de 'ici-castel, dans sa lettre du 30 septembre : La constitution nouvelle, c'est, en somme et au fond, un Sénat.

Le choix de ces soixante-quinze sénateurs inamovibles serait donc le couronnement de l'œuvre. Or, par qui la pensée serait-elle mieux gardée que par ceux qui l'avaient conçue ? Les chefs de la droite étaient donc appelés, par une autorité et une vocation inéluctables, la surveillance du feu sacré. Nés curulaires, cet emploi leur appartenait et ils l'assumaient d'avance en se conformant aux lois de l'histoire et en se dévouant au salut du pays.

Certains calculs se mêlent pourtant aux plus nobles mouvements. Parmi les députés, il en était peu qui se considérassent résolument comme exclus ; ceux qui se croyaient appelés étaient nombreux ; tandis que la liste des élus devait être courte : 75 sur 650 ; à peine 1 sur 10. La cooptation a de ces difficultés. L'opération était difficile, étant donnée l'indiscipline naturelle aux hommes quand les intérêts et les amours-propres sont en jeu.

Le samedi 27 novembre, M. Bardoux interrompt la discussion sur le scrutin de liste, pour développer une motion d'ordre : l'Assemblée nationale procédera à l'élection des 75 sénateurs inamovibles clans sa séance du 1er décembre 1875 ; elle se prorogera à partir du 15 décembre ; l'élection des conseils municipaux — qui sont appelés à désigner les délégués chargés de nommer les autres sénateurs — aura lieu dans les départements le 5 janvier 1876 ; les élections sénatoriales seront fixées au 23 janvier ; les élections législatives, au lundi 28 février.

M. de Kerdrel, qui préside, s'écrie que l'Assemblée est prise au dépourvu... On ne pensait qu'à cela !

Quelques jours après, le 30 novembre, M. de Clercq fait une proposition analogue, qui reporte ces dates avec un retard de quinze jours : l'élection des 75 sénateurs devant avoir lieu à partir du 13 décembre, les élections pour la Chambre le 13 février, le Sénat et la nouvelle Chambre devant se réunir le 4 mars 1876. L'urgence est déclarée sur les cieux propositions.

Une commission spéciale est chargée de les étudier et d'en faire rapport à l'Assemblée. Le 4 décembre, le président de cette commission, M. Ancel, demande de fixer au jeudi 9 décembre et jours suivants l'élection des 75 sénateurs. Ainsi décidé : la séance ouvrira à une heure.

Depuis la rentrée, le jeu des listes occupait les partis. Il fut entendu, de commun accord, que les 75 sénateurs seraient pris dans les rangs de l'Assemblée nationale, et non ailleurs. La carrière était ouverte : les plus froids s'animaient. Un travail obscur se poursuivit pendant, plusieurs semaines. On se mesurait du regard. Les deux camps, droite et gauche, étaient de force égale ; mais comment deviner les combinaisons, les évolutions, les défections individuelles ? L'heure approchait où les jalousies cachées, les rancunes mûries sous le sourire des yeux et la moiteur des mains pressées, pouvaient se satisfaire. Cette cour moderne que sont les couloirs parlementaires était profondément agitée.

Le centre droit s'ébranla le premier. Il se croyait et on le croyait maitre de la situation. Il désigna un certain nombre de délégués pour agir en son nom. Avec les droites, l'entente se fit sans difficulté apparente : pour communiquer avec le centre gauche, les délégués du centre droit s'adressèrent aux membres du groupe Lavergne. M. de Lavergne était malade : mais il se maintenait en contact avec les groupes de gauche et négociait du fond de son lit : car, à deux pas de la tombe, les hommes ne renoncent pas il remuer l'avenir.

Le centre gauche savait qu'isolé des autres gauches, il perdait toute sa force et qu'il se mettait à la merci des droites. Aux avances du centre droit, il répondit qu'il acceptait l'idée de l'entente, il condition que les trois fractions de la gauche fussent représentées sur la liste et qu'on exclût, par contre, tous ceux qui n'avaient pas volé les institutions ou qui n'y avaient pas adhéré formellement : le centre gauche entendait donner au vote un caractère nettement constitutionnel. Il ajoutait : Nous vous parlons, non seulement au nom de la gauche modérée, mais encore au nom de l'extrême gauche. Nous ne négocierons ni sans elle ni contre elle. On ne tenait en dehors que le groupe intransigeant dont M. Naquet était le membre le plus notoire.

Cet ultimatum embarrassait les droites. Déjà, elles avaient écarté l'idée d'une représentation mathématiquement, proportionnelle de chaque groupe, qui eût été peut-être la solution la plus raisonnable[10].

Les délégués du centre droit exigèrent l'admission de la droite entière, y compris l'extrême droite, et l'exclusion de l'extrême gauche. C'était la rupture.

On dressa, à droite, une liste de 62 noms, comprenant 11 membres de l'extrême droite choisis parmi les moins irréductibles, tout le reste appartenant aux droites modérées, qui se faisaient la part large, et au groupe Lavergne. Faculté était laissée aux membres de la droite de compléter la liste par 13 candidats du centre gauche non désignés. On eut obtenu ainsi le Sénat idéal, le Sénat pour lequel on avait fait la constitution.

Le groupe bonapartiste avait déclaré qu'il ne réclamait rien et qu'il se désintéressait de l'élection. Pourtant, par politesse, on avait inscrit, sur la liste des droites, deux noms qu'on avait crus agréables au parti, MM. Vente et Hamille. Mais les chefs du groupe ne s'étaient pas engagés. Ce silence inquiétait les plus sagaces parmi les membres de la droite. On savait qu'à droite ou à gauche, on ne pouvait se passer d'eux et qu'ils feraient pencher la balance. Il était facile de deviner également que les bonapartistes, de même que les légitimistes, n'avaient aucune envie de consolider in perpetuum, dans les nouvelles institutions, les chances et les influences orléanistes. Le duc de Broglie disait, le jour même du scrutin : — Les bonapartistes méditent un coup, ils ont leur figure des mauvais jours. La tactique profonde qui avait abouti à l'échec de la fusion tout en la faisant et qui escomptait l'échec de la République tout en la votant, pouvait trouver là son Waterloo.

Le 6 décembre, M. Raoul Duval, bonapartiste indépendant, esprit original et tempérament de combat, dit, en riant, au comte d'Osmoy, membre de la gauche, que l'Assemblée était bien bonne d'élever à l'inamovibilité politique, les Broglie, les Decazes, les Rocher, les Lambert de Sainte-Croix, ces hommes qui avaient déjà tiré à leur profit et au profit de leur cause tonte la substance de l'Assemblée : quant à lui, il connaissait parmi les légitimistes des hommes qui partageaient cette manière de voir, notamment M. de La Rochette, chef des chevau-légers, et si la gauche le voulait. on pourrait, par une entente de tous les groupes opposés aux droites modérées, faire mordre la poussière aux grands chefs du centre droit, si sûrs de leur affaire. Le comte d'Osmoy rapporta le propos à M. Testelin, ami intime de M. Gambetta. On s'aboucha. M. Raoul Duval, approuvé par M. Routier, vit M. de La Rochelle. De premiers échanges de vue eurent lieu. Mais il semble bien que l'on s'en tint 1h jusqu'au premier tour de scrutin, le 9 décembre.

Le 9 décembre, l'Assemblée se réunit à une heure. M. Raoul Duval propose l'ajournement du vote : il proteste contre les conditions dans lesquelles le scrutin va s'ouvrir : Voulez-vous donc, après avoir voté la constitution à la muette, que, demain, tous les citoyens apprennent que soixante-quinze personnes ont été investies, sans plus d'explications, du droit de légiférer indéfiniment, du droit de modifier la forme du gouvernement sans que personne, dans cette Assemblée ni au dehors, leur ait préalablement demandé compte de leurs sympathies, de leurs intentions et de leur conduite future ?

 Il y avait là, en effet, quelque chose d'exorbitant. Mais la résolution était prise. La motion Raoul Duval est écartée. Peu lui importe : ce qu'il voulait, c'était expliquer sa conduite et celle de ses amis en signalant ce qu'il considérait comme un abus du pouvoir représentatif. On vote maintenant. Après un long dépouillement, le résultat du scrutin est proclamé au milieu de l'étonnement, général[11]. Nombre de votants : 688. Bulletin blanc : 1. Majorité absolue : 344. Le duc d'Audiffret-Pasquier et M. Martel sont seuls élus avec 551 voix et 344 voix. M. le duc d'Audiffret-Pasquier qui, la veille, s'était fait inscrire au centre gauche, était sur les deux listes. Le vote sur le nom de M. Martel indiquait la division de l'Assemblée en deux parties égales.

Au demeurant, les noms inscrits sur l'une et sur l'autre liste s'entremêlaient avec des différences peu importantes. M. Buffet, qui figurait en tête de la liste de-droite, venait treizième avec 336 voix ; le duc de Broglie avait 318 voix ; le duc Decazes et M. de Meaux, 316 ; M. Wallon, 314 ; M. Jules Favre, 306.

 Or, les droites réunies croyaient pouvoir faire fonds sur 360 voix. Il y avait eu, par conséquent, des défections. On se biffa réciproquement à qui mieux mieux, dit M. de Vinols. Les défiances et les haines étaient déchainées, ajoute M. de Dampierre.

Ce désarroi de la droite, cet insuccès, dit, en somme, à ses propres divisions, mûrit le projet qui n'avait fait que germer dans les premiers entretiens entre M. Raoul Duval, M. Testelin et M. de La Rochette. Des blessures nouvelles résultaient, du travail des listes et de certaines exclusions. Puisqu'on en était aux combinaisons et aux accommodements, pourquoi ne pas aller jusqu'au bout ? Les voix des bonapartistes étaient l'appoint nécessaire, indispensable pour que l'un ou l'autre des deux groupes l'emportât. M. Raoul Duval continuait if s'offrit comme intermédiaire. En somme, on yole toujours contre quelqu'un.

L'importance du succès, l'ardeur de la lutte, des raisons complexes, la passion, en un mot, firent le reste. Le soir du 9 décembre, il y eut une réunion chez M. Jules Sinon, place de la Madeleine. M. Raoul Duval avait amené M. de La Rochelle, président du groupe de l'extrême droite, accompagné du marquis de Gouvello, membre du groupe.

M. de La Rochette était le représentant du comte de Chambord, bon, désintéressé, loyal entre tous, écrit le marquis de Dampierre. C'était mi Breton, de taille élevée, crime pointu, chauve, le visage sévère avec de courts favoris gris : un assidu, un tranquille, un écouteur, sans raffinements ni dessous, d'intelligence un peu lente, avec cette ironie froide et polie des hauts vieillards. Comme les gens de son pays, un rêveur : On dirait, quand il a le regard fixe, qu'il aperçoit quelqu'un de grand et de pur qui lui fait signe de venir[12]. Cet homme fut l'auteur du pacte.

Il le signa, le soir même, sans hésiter : où ferait lotit pour interdire aux orléanistes l'entrée du Sénat. Dix-sept légitimistes furent inscrits sur la liste des gauches ; engagement mutuel de voter pour la liste commune. M. Raoul Duval se portait fort pour les bonapartistes qui, d'ailleurs, ne réclamaient aucune candidature. On avait inscrit les noms des membres de l'extrême droite sans consulter les intéressés.

Malgré le secret, des bruits ne tardèrent pas à se répandre. M. de Franclieu dit à M. de Vinols : — Voulez-vous être sénateur ? et M. Tolain, gaiement : — Nous allons vous nommer sénateur. D'autres, qui le rencontraient au saut du train, lui criaient d'un air de reproche, sans le saluer : — Allez, allez, vous êtes sénateur ! M. de Vinols tombait des nues. Son nom était sur la liste ; mais il n'en savait rien.

Le vendredi 10, avait lieu le second tour de scrutin. On arrive à Versailles ; sur les murs de la buvette, la liste arrêtée pendant la nuit chez M. Jules Simon est affichée. Ce fut, dans le centre droit et la droite modérée, une houle de fureur. — Il n'y a qu'une chose à faire, dit le duc de Broglie, c'est de les huer.

Le scrutin est ouvert. Un des membres de l'extrême droite, dont le nom figure sur la liste, le comte de Boisboissel, s'avance jusqu'au pied de la tribune. Il veut parler. Le président l'interrompt : — Vous n'avez pas la parole. Cependant, sur un des degrés de droite, il peut dire très haut : — Messieurs, je vous prie de vous tenir pour avertis que je décline toute espèce de candidature. Un violent tumulte suit cette déclaration, le président maintenant le règlement qui interdit de prendre la parole pendant le scrutin, la gauche applaudissant et la droite protestant : — Il n'y a pas de règlement quand il s'agit d'une question d'honneur. Même incident quand vient le tour du baron de Vinols, puis celui du marquis de La Rochejaquelein, puis de M. Bourgeois.

Quand M. de La Rochette se présente, c'est une tempête. Les poings sont tendus vers lui : — Parlez, parlez ! lui crie-t-on. Mais lui, tourné vers le duc de Broglie, qui l'interpelle : — Vous avez beau faire, messieurs, vous ne m'effrayez pas ; soyez tranquilles, et il vote au milieu des acclamations de la gauche et des huées de la droite.

M. Paulin Gillon proteste ; puis, M. le marquis de Plœuc, non sans quelque hésitation, dit à demi-voix qu'il a acquiescé tacitement, mais qu'il ne s'est prêté à rien. Avant de parler, il avait demandé au président du conseil ce que celui-ci pensait de sa conduite et M. Buffet lui avait répondu : — Ce que vous en pensez vous-même. Il devait, le lendemain, se retirer et donner sa démission de député. M. de Gouvello avait fait secrètement rayer son nom.

M. de La Rochette et le marquis de Franclieu portaient fièrement la responsabilité de leur résolution : on ne leur ferait pas courber la tête.

A neuf heures vingt-cinq, le résultat du scrutin est proclamé. 19 sénateurs sont élus, dont un seul de la droite, le général Changarnier. Tous les autres appartenaient au centre gauche et à la gauche ; pas un membre de l'extrême droite. Quand M. le président lit le nom de M. de La Rochette, les manifestations se renouvellent et M. Henri Fournier crie à la gauche : Il ne lui manquait plus que vos applaudissements !

Le lendemain 11, on élit 10 sénateurs, dont MM. de La Rochette et le marquis de Franclieu. Il y avait encore 43 sénateurs à élire. Le lundi 13, le scrutin désigne 10 sénateurs nouveaux : il manque 34 noms. Le mardi 14, un seul sénateur est élu, M. Fourcand.

Le pacte ne tenait pas. Les deux partis se méfiaient l'un de l'autre. C'était un désordre pénible et presque scandaleux pour l'Assemblée. Au dehors, l'opinion s'amusait ou s'irritait dans un jugement également sévère. II fallait en finir.

M. Raoul Duval tire à part M. Gambetta. On s'explique sur les méfiances mutuelles, et il est entendu que si l'extrême droite s'associe aux gauches pour nommer un membre de l'extrême gauche, sept autres membres de l'extrême droite seront élus.

Les conjurés organisent, au pied de la tribune même, le mercredi 15, une surveillance qui provoque une protestation du président.

Quel spectacle ! Et quelle fin pour cette Assemblée !

On continue à voter, en dépit de M. Paris, qui demande l'annulation du scrutin. Vif incident entre M. Buffet et M. Gambetta qui, interrompu fréquemment par le vice-président du conseil, l'appelle le ministre de l'interruption à perpétuité. Malgré les objurgations de la droite, le président ne sévit pas.

18 sénateurs nouveaux, tant de l'extrême droite que de la gauche, sont élus. C'est, en gros, la liste du pacte.

De même, le 16 : 10 sénateurs élus.

Il reste à nommer 5 sénateurs.

Parmi les coalisés, les plus modérés étaient satisfaits. Ils consentaient, maintenant, à faire une place à certains membres des droites exclues. MM. Gambetta et Lepère s'y opposèrent. Finalement, les groupes reprirent leur liberté d'action. Le vendredi 17, M. de Cissey, patronné par M. Thiers, fut élu ; le samedi 18, M. Wallon et Mgr Dupanloup : le lundi 20, aucun des candidats ne réunit la majorité absolue. Enfin, le mardi 21, l'amiral de Montaignac et le marquis de Malleville passèrent avec 323 et 310 voix.

Les 75 sénateurs nommés se répartissent ainsi, d'après les groupes : 27 membres du centre gauche, 25 de la gauche, 8 de l'extrême gauche constitutionnelle, 7 du groupe Lavergne, 9 de l'extrême droite, 1 irrégulier, M. Hervé de Saisy, 3 du centre droit.

Le centre droit était le grand vaincu. Voilà à quoi aboutissaient tant de complexes et lointaines combinaisons !... Et l'homme ne se lasse pas de s'ingénier et de prévoir !

Le gouvernement ne se considérait pas comme battu, parce que ses principaux membres avaient retiré leur candidature dès le premier tour de scrutin. Le duc Decazes porté, comme ancien vice-président du groupe, par le centre droit, n'avait eu que 117 voix. Son groupe même l'avait abandonné. M. Léon Say avait voté ouvertement avec la liste des gauches.

Le résultat acquis, les esprits ne s'apaisèrent pas. Dans toute la droite, il n'y avait qu'un mot pour qualifier la conduite de M. de La Rochette et des chevau-légers dissidents : trahison. Il y eut (les scènes particulières violentes et des délibérations sévères. Dès le 12 décembre, l'extrême droite se réunit afin de laver l'opprobre dont cette défection couvrait le parti légitimiste. M. de La pochette dut donner sa démission de président qui fut acceptée il l'unanimité. M. de La Bouillerie, vice-président, qui prit, timidement, la défense de M. de La pochette, offrit également sa démission.

L'Union, journal du comte de Chambord, gardait le silence. Cette feuille elle- même publia, dans son numéro du 16, une protestation répudiant toute idée d'alliance avec les groupes de l'Assemblée dans lesquels se rencontrent les adversaires les plus décidés de la monarchie légitime, les ennemis avoués de l'Église et de l'ordre social chrétien.

M. de La Rochelle tint bon. Il s'expliqua dans une lettre adressée également à l'Union : Ce qui m'étonne, c'est de voir des collègues qui ont fait une alliance politique avec toutes les gauches dans le but de fonder la République, s'indigner aujourd'hui parce que quelques amis et moi nous nous sommes entendus avec elles pour faire entrer quelques légitimistes au Sénat... La question n'est pas là. Les chefs du centre droit ont fait la République contre le roi et contre les royalistes. Maintenant que la République est faite, ils veulent la gouverner, toujours contre le roi et contre les républicains... Ils veulent refaire 1830... Je ne consentirai jamais à les aider dans leurs aspirations et ; sous prétexte de conservation sociale, à leur servir de marchepied pour qu'ils puissent atteindre plus facilement leur but. J'aime mieux des ennemis découverts que des ennemis cachés. J'aime mieux ceux qui nous combattent ouvertement que ceux qui nous ont abandonnés, qui ont consommé leur séparation par l'acte du 25 février et qui, aujourd'hui, sollicitent l'abdication du roi[13].

Tout est dans ces derniers mots. Ces hommes qui subordonnaient même leur réputation, même leur honneur peut-être, à leur fidélité, tournaient les yeux vers le prince lointain dont l'exemple dictait leur conduite. Il ne pardonnait pas 1830 ; il voulait que l'on sût bien qu'il ne serait pas M. de Trop.

Répétons, encore une fois, que ces gens étaient individuellement d'honnêtes gens. Cependant, ce triste souvenir des palinodies parlementaires pesa sur ses auteurs, pesa sur la mémoire de l'Assemblée et sur le régime lui-même.

Il faut que les origines soient pures pour que l'ouvre soit bonne. L'esprit de vengeance qui souffla en ces heures où la République naissait, lui nuisit par l'exclusion trop absolue de personnes et de groupes dont elle ne pouvait se passer qu'il son dam. Il est vrai que les conservateurs, dans leur maladresse gourmée, avaient acculé leurs adversaires à la coalition qui les écarta : les institutions souffrirent de la double et inverse erreur de leurs fondateurs.

Des intérêts mesquins, des préoccupations basses profitèrent du coup que, par la main de M. de La Rochette, la destinée avait frappé. Le marquis de Dampierre écrit : M. de La pochette, violent dans ses affections et dans ses aversions, est mort de la douleur qu'il a fini par ressentir de ce qu'il avait fait[14] ; mais d'autres en ont vécu et en vivent encore, sans paraître en éprouver de remords. A peine si la rencontre de quelques anciens collègues et amis, qui ne les reconnaissent plus et qui ne les saluent pas, peut leur déplaire. Que Dieu leur pardonne ! Mais les hommes témoins de leurs malfaisantes compromissions ne le peuvent pas[15].

Ces rancunes à renouvellement se perpétuent malheureusement, depuis plus d'un siècle, dans la politique française. M. de Dampierre devrait être plus indulgent : M. de La Rochelle et ses amis étaient, eux aussi, des hommes qui n'avaient pas pardonné.

IV

La rage était dans les cœurs. Il était écrit que cette illustre Assemblée, qui avait hérité de toutes les misères et de toutes les ruines de la France, périrait dans les spasmes d'une violente agonie. Elle trairait avec elle un si lourd passé ! La guerre, la Commune, la fusion, le 24 mai, le 17 mai, le 25 février, ces souvenirs et ces dates s'accumulaient sur les dernières heures de son existence et l'opprimaient comme un cauchemar.

La Commune d'abord. L'Assemblée laverait-elle la tache de sang par une mesure de clémence ? L'heure n'était pas venue. Le 20 décembre 1875, la commission des grâces, présidée par M. Martel et ayant pour rapporteur M. Voisin, fit un compte rendu à l'Assemblée. Sur 9.596 condamnations prononcées du 15 mars 1871 au 30 novembre 1875, la commission a examiné 6.501 recours en grâce. Sur 110 condamnations à mort, la commission a accueilli 81 recours en grâce, 26 ont été rejetés. Au total, la commission a admis 2.570 recours en grâce totale ou partielle. Il reste au 1er juillet 1875 : 3.609 déportés, 233 hommes et 7 femmes condamnés aux travaux forcés et 1.647 personnes condamnées à des peines diverses et se trouvant en France. En tout 5.496 condamnés.

M. Naquet se lève et demande l'amnistie. Ce fut un cri : la gauche craignait qu'à la veille des élections, son renom fût compromis par une motion prématurée. M. Naquet, encouragé par la droite, fut pris à partie et systématiquement interrompu.

Le levain de vieilles querelles était agité. Après M. Naquet, M. Georges Périn, honnête homme et cœur droit, se sépara de M. Naquet, tout en plaidant la cause des déportés, pour lesquels il sollicitait plus de mansuétude. On accusait M. Naquet de n'avoir pas combiné son initiative avec celle des groupes de gauche. Dans l'embarras où l'on était, M. Langlois proposa la question préalable qui fut prononcée, à mains levées, au milieu des applaudissements. Une demande d'interpellation de M. Naquet est renvoyée à six mois.

Autres traces des grandes discordes : l'état de siège dans 27 départements. Après cinq ans, on ne l'a pas aboli encore. Les élections auront-elles lieu sous le régime de l'administration militaire connue si l'ennemi ou l'insurrection occupaient encore une partie du sol national ? C'est le dernier champ clos des partis. Pour ce débat, toutes les passions se sont donné rendez-vous.

Le gouvernement, par un calcul assez habile, avait joint la question du régime de la presse à celle de l'état de siège. En subordonnant celle-ci à celle-là, il comptait se réserver des armes en vue de la période électorale. M. Dufaure avait déposé ce projet de loi bifrons, le 12 novembre. Une commission, en majorité de gauche, avait refusé d'entrer dans les vues du gouvernement. Renversant l'ordre proposé, elle concluait, par l'organe de son rapporteur, M. Albert Grévy : 1° à un projet de loi déclarant, par un article unique, que l'état de siège était levé dans toute la France ; 2° au rejet pur et simple du projet de loi sur la presse présenté par le gouvernement.

Dès la lecture du rapport, M. Buffet, interrompt à chaque mot : il est en disposition de combat.

Il succède à M. A. Grévy et prie l'Assemblée de discuter le projet du gouvernement en passant outre au rapport de la commission. Puis, sans transition, il se jette d'un plein saut dans la querelle des partis : Vous connaissez notre programme. Nous en avons provoqué la discussion. Nous avons pu le réaliser avec le concours constant et ferme de la majorité conservatrice de cette Assemblée... A gauche : — Laquelle ? Laquelle ? Mais M. Buffet : — On pense sans cloute que cette majorité a été vaincue —il s'agit de l'élection des inamovibles : on est, en plein apaisement ! —. Eh bien, je demande où est la majorité victorieuse ? Un homme d'esprit crie : — Elle est au Sénat ! Rien n'arrêtera, maintenant, le président ; il fonce. Il défend le projet de loi en attaquant : Le gouvernement n'a nullement fait, comme on l'a dit, du vote de la loi sur la presse, la rançon de la levée de l'état de siège. Mais il a pris de légitimes précautions pour défendre l'ordre public contre ceux qui le menacent. Pour que le pays traverse heureusement cette crise, il faut qu'il ait, avec la connaissance du péril, la double conviction que son gouvernement est armé et fermement décidé à se servir de ses armes ; il faut, en outre, que le pays fasse sur lui-même des efforts courageux, énergiques et que tous les honnêtes gens s'unissent pour les faire... A gauche, nombre de membres se lèvent : — Mais nous sommes d'honnêtes gens !... Voilà la tempête.

M. Buffet tient tête ; toujours pour apaiser, il en revient à l'élection des inamovibles : Nous sommes et nous serons, s'écrie-t-il, fidèles à l'union conservatrice, et se tournant vers la gauche : Vous avez d'autres alliés, vous ! Pensez-vous que nous acquittions la dette de reconnaissance que vous avez contractée ?... Je sais que la reconnaissance est un poids léger pour les cœurs bien placés... L'honorable M. Gambetta dira-t-il que cette alliance si précieuse et si salutaire doit être continuée devant le suffrage universel ?... Si, aujourd'hui, on suspectait le gouvernement de contracter certaines alliances, vous reconnaitrez qu'il faudrait nous dire : détournez vos regards de nos exemples et n'écoutez que nos conseils... C'est une pluie de sarcasmes, qui se termine par l'évocation de la ressource suprême, la seule qui subsiste, la mission du maréchal... car il n'est certainement entré dans la pensée de personne que le président de la République, un maréchal de France, le vainqueur de Magenta et de Malakoff, se résigne jamais à devenir le jouet des factions et des passions radicales, l'instrument passif de leurs exigences !

Il y a, dans ces dernières paroles, une menace. La gauche de l'Assemblée s'irrite de la vivacité de l'attaque ; la droite, reconstituée, applaudit avec fureur. Les sages s'interposent en vain. M. Laboulaye, qui répond à M. Buffet, dit cette parole juste : Je ne sais pas si c'est avec ces paroles enflammées qu'on fera l'union conservatrice ; mais, assurément, ce n'est pas ainsi qu'on fera l'union dans le pays... Il dit encore : Les mots en France ont mie importance singulière : c'est avec des mots qu'on se fait la guerre et qu'on se proscrit... Il n'est pas permis de noter ainsi des hommes et de leur donner un nom avec lequel on les exclut de la grande famille française... Il n'y a qu'un parti contre lequel le chef de l'État ail le droit de se prononcer, c'est le parti qui ne respecte pas les lois du pays... Ces paroles sont vaines. M. Dufaure, lui-même, par une intervention prudente, ne rétablit pas le calme dans les esprits.

Voici M. Jules Favre, voici M. Louis Blanc — tous les revenants : M. Jules Favre accuse les complicités bonapartistes de M. Buffet ; M. Louis Blanc dit que le projet de loi est de la famille des plébiscites : Vous vous êtes dit : c'est à Paris, c'est à Lyon, c'est à Marseille que la pensée nous tiendra tête ! Eh bien, c'est là qu'il faudra que la pensée ait notre permission pour se produire... Vous voulez comprimer l'opinion. Vous avez beau faire, vous ne comprimerez pas l'esprit humain.

On vote sur le projet de la commission. Il n'est pas adopté. Le gouvernement se sent soutenu désormais par une inébranlable majorité.

Le lendemain, il pousse sa victoire et M. Dufaure demande et obtient l'urgence.

C'est M. Raoul Duval qui va, maintenant, souffler sur le feu. Il s'attaque cette majorité de droite qui, malgré le coup qui lui a été porté la semaine précédente, tient bon et ne désarme pas. Elle barre la route. Il faut la détruire, puisqu'elle représente la dernière forteresse de l'orléanisme expirant : M. Raoul Duval donne le nouveau coup de pioche.

Le vaincu, c'est le parti orléaniste, ce parti qui, rayé officiellement de la carte politique depuis la loyale déclaration de Vienne, n'en continue pas moins à exister, remplaçant une pierre d'attente par une autre, pour se réserver le bénéfice éventuel des décrets de la Providence. Il faut que ce parti se déclare enfin, qu'il dise, devant le suffrage universel, ce qu'il est, ce qu'il pense, ce qu'il veut...

C'est contre ce parti qu'a eu lieu la manœuvre dont M. Raoul Duval se vante hautement : Le parti auquel je fais allusion s'était bercé dans l'espoir de se soustraire, dans la personne de ses chefs, au jugement du pays. Il avait espéré, en se réfugiant au Sénat, n'avoir pas à rendre compte à ses concitoyens et échapper à la nécessité cruelle de se prononcer devant les électeurs... On nous demande l'explication de notre vote. La voici. Après la série d'évolutions successives où nous avons vu l'insaisissable parti passer de droite à gauche et de gauche à droite, tantôt contre la dynastie qu'il réclamait et tantôt proclamant la République qu'il détestait, nous avons voulu savoir quel but politique nos collègues cherchent à atteindre. Et, comme la France ne l'aurait pas su non plus, nous avons fait ce que nous avons fait pour obtenir plus de clarté. Nous avons placé dans le Sénat des représentants d'opinions nettement accusées : républicains, légitimistes. Mais si nous n'avons pas voulu nommer le parti sans nom, c'est pour qu'enfin il se découvre. Il s'était réservé, il s'est couvert de dissimulation, il rompait ses propres engagements. Nous avons voulu le forcer à parler, à s'expliquer, nous y avons réussi... Il faut qu'il s'explique devant le pays...

C'est le duc de Broglie qui répond. Antre figure tragique : il est juste qu'elle surgisse aussi à cette heure suprême. Le duc de Broglie parle, sur un fait personnel, tirant bravement à lui tout le fardeau des anathèmes. Mais ce n'est pas une explication, c'est une contre-attaque, une invective... Le gentilhomme vaincu, abattu sur son œuvre ruinée, jette une dernière poignée de poussière à la face de la destinée victorieuse. Il maudit l'entente qui a exclu ses amis et lui des rangs du Sénat : Ce n'est pas une majorité, dit-il, mais une coalition de personnes entre lesquelles on ne trouve de commun que le ressentiment et la haine...

La haine ! C'est sur ce mot que s'achève l'histoire d'un parti qui avait été, pendant cinq ans, le maitre de l'Assemblée et du pays. Une voix crie : — C'est la journée des mécontents. Une autre : — Résignez-vous ! Et M. Ernest Picard — car tous les vieux lutteurs sortent de leur retraite — qualifie durement l'amertume d'une agonie où s'agite encore l'ambition déçue.

Il faut en finir avec le projet de loi. M. Dufaure, par un discours prudent, fait observer que si le gouvernement est protégé, c'est, en somme, la République et le régime constitutionnel qui en profiteront.

On passe au vote sur l'article premier légèrement modifié dans le sens libéral. Il est adopté.

Sur l'article 2, à propos d'une nouvelle intervention de M. Jules Favre, un incident se produit entre M. de Valon et l'ancien ministre de la Défense nationale. Nouvelles récriminations ; nouvelles violences. Chaque pas est une crise.

Voici maintenant la barbe blanche de M. Challemel-Lacour. C'est l'oiseau des tempêtes. On en est à l'article 9 relatif à la levée de l'état de siège, sauf à Paris, Lyon, Marseille, Alger. M. Challemel-Lacour est député de Lyon. Son discours est la réponse attendue au discours de M. Buffet. Sarcasme pour sarcasme ; la gauche ne sera pas en reste : M. le ministre de l'intérieur connaît mal la France. Il ne la connaît guère que par les rapports de ses policiers —allusions aux faits de Lyon où les agents de M. Buffet se sont montrés si maladroits et qui ont amené le remplacement de M. Ducros —. Le pays est tranquille. Paris, Lyon et Marseille, que l'on vise spécialement, donnent l'exemple du bon ordre et de l'activité industrieuse. C'est vous qui créez le désordre et qui en agitez le fantôme parce que vous en avez besoin... Vous avez beau dire, vous ne ferez croire à personne que, dans ces grandes villes, on en veuille, à l'heure qu'il est, bien sérieusement, ni à la propriété, ni à la constitution...

Ce dernier trait suffit pour signaler la position de M. Buffet, et il prépare l'invective brillante burinée par le puissant et froid orateur : Et cependant, on nous dit, que c'est dans ces grands centres que règnent les mauvaises passions : cela veut dire que M. le vice-président du conseil a le sentiment ou la certitude que la politique suivie par lui ne rencontre pas l'approbation générale. Je le lui concède : en effet, son système de politique et d'administration n'est pas approuvé : il est détesté. Cette imitation intempestive et, misérable — ce mot soulève des protestations, mais l'orateur continue — des procédés de l'empire... — le président, invite l'orateur à s'expliquer, et celui-ci s'explique en effet — : Je dis que c'est une imitation des procédés de l'empire. Je l'appelle misérable parce qu'elle a l'équivoque en plus et la force en moins.

Le discours de M. Challemel-Lacour fut écouté (ce sont les propres paroles du président) dans un respect religieux. On commençait à connaître l'étendue des fautes commises : mais on ne pouvait plus se reprendre ; selon le mot adressé à M. Gambetta, il était, trop lard.

M. Buffet répond et sa vivacité s'exaspère. Une allusion maladroite à l'empire est relevée par le président lui-même. On est las. Un dernier sursaut en une réplique cinglante de M. Challemel-Lacour : Quel gouvernement êtes-vous puisque vous n'avez pas la force de traverser la période électorale sous le régime du droit commun ? Et quel gouvernement êtes-vous puisque vous osez sous donner pour un gouvernement d'ordre moral et que, dans le temps où la liberté est le plus nécessaire, vous maintenez ce qui est le suprême désordre, le régime arbitraire et les lois d'exception ?

On termine sur ces mots de combat.

Maintenant on se mesurera devant les électeurs. Rien n'a pu vider les cœurs.

Par 360 voix contre 316, l'Assemblée rejette la rédaction de la commission. Le gouvernement maintient son projet ; il consent seulement à supprimer l'état de siège à Alger.

Sur le conseil de M. Gambetta, la gauche, pour ne pas perdre le même bénéfice pour les autres départements, vote le projet qui est enfin adopté à mains levées, le 29 décembre. Ainsi s'achève, au milieu de la lassitude et du découragement, la loi qui règle une matière si importante, dans un pays d'opinion, la presse. Résidu des erreurs du siècle, elle n'est que l'aboutissant médiocre des dernières polémiques de l'Assemblée nationale. Ni la discussion, ni la loi elle-même ne furent clignes de la grandeur du sujet. L'impression est celle d'une chose bâclée, mal faite et provisoire. L'Assemblée ne sut pas mourir.

 

Il faut partir. L'Assemblée est résignée. Depuis plusieurs semaines, on agite dans les couloirs, dans les commissions, en séance publique, la question de la date de la dissolution. La fin de l'année est proche. On sent bien qu'on ne pourra prendre un élan jusqu'à l'année suivante.

L'Assemblée doit déterminer d'abord le jour de sa propre prorogation, puis celui de la nomination des délégués des conseils municipaux, des élections au Sénat et à la Chambre des députés ; puis la date de la convocation du nouveau parlement.

Tout cela est brusqué. Le 29 décembre, aussitôt après le vote de la loi sur la presse, M. Malartre demande que l'Assemblée se proroge du 31 décembre au 3 janvier. C'est le pont... Faut-il s'engager ou s'arrêter en deçà ? La Chambre se lève dans un tumulte indescriptible. Une fièvre l'excite, avec les signes déjà visibles de l'abattement prochain.

Le lendemain, 30 décembre, M. Paris annonce que la commission spéciale, dont il est le rapporteur, a décidé qu'il n'y avait pas lieu de retarder au delà du 31 décembre la prorogation de l'Assemblée. Il y a quelques projets urgents à voter. Qu'on se hâte et l'on finira. M. Gambetta cric de sa place : — Il faudra nous séparer le 31 décembre au plus tard à minuit, que les projets soient votés ou non. — C'est impossible, s'écrie le bon M. Malartre. On fera l'impossible.

L'Assemblée vote sans discussion tous les projets à l'ordre du jour. Loi fixant la date de la nomination des délégués des conseils municipaux, des élections au Sénat et à la Chambre ; loi sur le régime des sucres : loi sur les concessions des chemins de fer qui met en jeu, pourtant, des intérêts électoraux si considérables. C'est à peine si les députés apportant les réclamations de leurs circonscriptions peuvent se l'aire entendre, non écouter. Le même 30, séance de nuit. Défilé ininterrompu de projets de loi et de scrutins. Le 31, midi, nomination de la commission de permanence. Séance à une heure. Le texte de la loi sur l'élection des députés. le texte de la loi des circonscriptions électorales est distribué et voté. L'ordre du jour est épuisé.

Le duc d'Audiffret-Pasquier, président de l'Assemblée, se lève. Il prononce ces paroles, écoutées dans un profond silence :

Messieurs, après une législature de cinq années, vous êtes arrivés au terme de vos travaux, Vous allez rendre au pays le mandat vous avait confié dans les circonstances qui en grandissaient le péril et l'honneur.

A peine réunis, aux douleurs de l'invasion, venait se joindre l'odieux spectacle d'une insurrection sans exemple. Avec notre héroïque armée, vous avez vaincu la Commune. Vous avez fait la paix, payé notre rançon... Puis, vous avez abordé la deuxième partie de votre tâche, réorganisé notre administration intérieure, décidé nos institutions politiques. Chacun de vous avait apporté dans cette enceinte ses convictions, ses souvenirs, ses espérances. Elles ont toutes été dominées par une seule et unique pensée, l'amour du pays. De lit est sortie cette constitution du 25 février, œuvre incomplète peut-être, mais en dehors de laquelle vous deviez craindre que le pays ne se trouvât de nouveau exposé au despotisme et à l'anarchie. Cette œuvre, vous la confiez aujourd'hui à la loyauté du maréchal de Mac Mahon, au patriotisme des Assemblées futures, à la sagesse de ce pays qui, pendant cinq ans, vous a si noblement secondés...

Partons avec confiance, Messieurs ; allez vous soumettre à son jugement. Ne craignez pas qu'il vous reproche les concessions que vous avez faites à la paix et à son repos, car il est deux choses que vous lui remettez intactes : son drapeau et ses libertés.

C'était le discours d'un vrai libéral. Il fut acclamé par la grande majorité de l'Assemblée.

Le procès-verbal est adopté. Le président ajoute : L'Assemblée nationale a épuisé son ordre du jour. L'Assemblée se proroge jusqu'au 8 mars 1876, jour où le Sénat et la Chambre des députés se réuniront et où les pouvoirs de l'Assemblée nationale prendront lin. La séance est levée.

Voix nombreuses à gauche : Vive la République ! vive la République ! Voix à droite : Vive la France ! Vive le maréchal ! A gauche : Oui, vive la France ! vive la République ! Vive le président de la République !

 L'Assemblée se sépare à six heures.

 

V

L'allocution finale du président peint les sentiments divers de l'Assemblée nationale sur le point de se dissoudre : la légitime fierté des services rendus, l'embarras des violences trop récentes et trop notoires, une confiance un peu voilée en l'avenir.

L'Assemblée nationale avait reçu le pays dans la ruine et le désordre : elle le rendait à refait et rasséréné. Ayant assumé, par l'exigence des circonstances, toutes les responsabilités, elle n'avait fléchi sous aucune : elle avait gouverné.

Une pensée, un idéal l'avaient soutenue : la foi dans la survie nécessaire de la France. Sui' cela, tous les partis avaient été toujours d'accord : ils avaient aimé chaleureusement et efficacement le pays.

Ce sentiment, exalté par les malheurs publics, avait imposé la discipline clans les idées et le concert dans l'action. Quels que fussent les dissentiments originaires ou adventices, on était décidé à s'incliner, en définitive, devant la loi du salut public.

Pouvoir unique, Chambre légiférante et gouvernante, l'Assemblée nationale avait été, dans toute la force du terme, une Convention. Elle avait prouvé que le peuple français était apte à se conduire par l'autorité de ses représentants.

Quel que soit l'avenir du pays, on ne pourra rayer de l'histoire ce l'ait : au lendemain de catastrophes inouïes, suite d'une longue période de pouvoir absolu, la France a su, par elle-même, vouloir, choisir, agir. Plus on fera l'éloge de l'Assemblée, plus on louera le pays qui l'a nommée, plus on démontrera que ce pays était mûr pour la liberté.

L'Assemblée nationale avait une double tâche à remplir : déblayer, restaurer. De là, l'inquiétude qui la tourmente. Elle souffrit tout ensemble de ce qui mourait et de ce qui naissait en elle.

Elle avait à éliminer d'abord ou plutôt à exorciser dans la nation et en elle-même l'esprit du siècle, cette prédisposition romantique qui, s'élançant à la poursuite d'un idéal nuageux, n'avait abouti qu'au gonflement prodigieux ou grotesque de quelques personnalités. La France avait à se guérir à la fois des individus et. des utopies.

L'Assemblée avait à éliminer, d'autre part, les éléments de la politique rétrograde et grossièrement réaliste par lesquels le second empire avait adultéré les mœurs publiques.

Elle avait à rompre avec sa propre fidélité monarchique : elle avait cette violence à se faire. Il fallut, pour accomplir le sacrifice, un miracle de sincérité et de bonne volonté qui prouve, mieux que tout le reste, la qualité d'Aine de cette Assemblée.

Au fur et à mesure qu'elle purge, qu'elle nettoie, elle répare, elle remplace. Durant les cinq années de son règne, on voit se développer une série remarquable d'expériences et d'essais... Essai loyal, ce mot emprunté au langage du temps, est le mot exact. Ou essaya tout et de tout. Les travaux, les rapports, les discussions préparaient et exposaient les solutions et les systèmes devant l'Assemblée, pour que la nation choisît et tranchât.

Essai de la liberté : jamais le débat public, la décision publique ne furent plus spontanés et plus.indépendants. Pression gouvernementale et administrative nulle ou négligeable, aucune falsification ou sophistication des problèmes ou des scrutins, honnêteté et loyauté réciproques de tous les partis et du chef lui-même — le loyal soldat — parmi tant de violences et d'injustes reproches.

Essai du système représentatif : par une délégation formelle, l'Assemblée, sans usurpation d'aucune sorte (et il y avait bien longtemps que cela ne s'était vu en France), était munie de tous les pouvoirs. Puisqu'elle disposait du gouvernement, saris frein et sans contrôle, si elle n'eût trouvé sa règle en elle-même, qu'eût-on fait contre elle ?

Elle n'abusa pas de cette puissance sans bornes, de cette autorité de salut. Elle prouva qu'une Assemblée, un Sénat peut, dans les temps modernes comme dans les Républiques antiques, accomplit' de grandes choses, aussi bien et mieux qu'un chef unique. Après l'effondrement du second empire, l'Assemblée nationale, par sa prudence plus efficacement que la Commune par ses fureurs, déboulonna César.

Non pas que l'Assemblée ait redouté le pouvoir d'un seul. Elle confia, au début, une autorité presque souveraine au plus illustre de ses membres, M. Thiers.

Il l'exerça avec succès, avec gloire, mais il le perdit sur une simple injonction de ses mandants. L'Assemblée voulait faire un autre essai : celui d'un chef plus débonnaire ; elle remit, sans péril, à un soldat, une présidence qui avait paru plus proche de la dictature quand un simple bourgeois l'occupait.

L'épreuve des systèmes et des' mérites se faisait ainsi devant elle. Elle siégeait dans le palais des rois. loin des influences extérieures, un peu à l'écart des orages de l'opinion. Elle décidait du sort des peuples et du sort des princes.

Toutes les gloires de la France étaient réunies dans son sein : gentilshommes de la Chambre de Charles X, combattants de 1830, anciens membres des Chambres bourgeoises, insurgés de 1848 et des journées de juin, condamnés du 2 décembre, ministres de l'empire autoritaire et de l'empire libéral, débris de tous les régimes et de toutes les oppositions, tout cela se rencontrait dans les couloirs du palais ou dans les wagons des trains parlementaires : le duc de Broglie et M. Louis Blanc, M. Thiers et M. Routier, Mgr Dupanloup et M. Littré, M. Buffet et M. Gambetta ; tous comparaissaient à sa barre. Elle jugeait et le pays jugeait après elle.

On définirait mal la psychologie de cette Assemblée, si on ne considérait que ces tètes éminentes. Des physionomies plus effacées la décriraient mieux. Sur tant de visages alignés, dans l'enceinte, on saisit, d'une vue rapide, des traits communs : le sérieux provincial, le compassé bourgeois, un je ne sais quoi d'appliqué et de grave, mais aussi la morgue du hobereau, la prétention du parvenu, l'assurance du doctrinaire, la pétulance familière et encombrante du coq de clocher. Quels crayons à enlever en profils perdus[16].

Celui-ci, de bonne noblesse, officier de marine en 1830, avait donné sa démission au moment où le roi Charles X quittait la France. Il y avait quarante-cinq ans que, rongeant son frein entre les quatre tours du château paternel, il en voulait aux Orléans. Il devait rencontrer son heure au jour de l'élection des inamovibles, et il ne la manqua pas. C'est le marquis de Franclien.

Celui-ci, né Guillot de Lavergne fils d'un employé des contributions, avait quelque titre à la noblesse de robe. Il était né en 1809 ; avec du talent, une jolie plume, un joli visage, il était venu de Toulouse pour cette conquête de Paris que tout bon Gascon renouvelle à chaque génération. Il avait plu : accueilli à l'Abbaye-aux-Bois et approchant des illustres : Ballanche, Mérimée, Ampère et même Chateaubriand. Prudent et ménageant sa fortune, bientôt rédacteur qualifié de la Revue des Deux Mondes, il avait fait carrière, d'abord sous M. Thiers, puis sous M. Guizot. C'est M. Léonce de Lavergne. A la fin, député du Gers, membre actif de la majorité, en passe de ministère, la Révolution de 1848 l'avait rejeté dans le rang et sa souplesse laborieuse avait fait de lui un professeur d'économie rurale. 1870 l'avait retrouvé homme de véritable valeur et de haute expérience, capable des grands rôles, mais déjà vieilli, fatigué, dépris, achevant une vie honorable et, en somme, manquée. Inscrit à droite d'abord, il avait évolué avec M. Thiers, avec M. Casimir-Perier, avec M. de Montalivet, et cet homme, le moins républicain des hommes, avait été un des pères de la République.

Cet autre est une culotte de peau, un soldat d'Afrique, ayant servi sous les princes et sous les maréchaux de l'empire. Son corps haut et fort, sa poitrine large, sa physionomie anonyme avec la moustache et la barbiche à l'ordonnance, désignent assez le soldat. Droit, sincère, timide au fond ; quand il vient, on entend son pied lourd frappant le pas sur les dalles de la galerie des Tombeaux. Il s'appelle Joachim-Achille, comte Rampon. Lui aussi a évolué. Bon serviteur des régimes qui, par le drapeau, représentaient la France : quand il faut choisir, il se souvient qu'il est fils d'un soldat de la Révolution. Peuple au fond, il est fidèle au souvenir du père qui, lors du plébiscite de 1802, avait, disait-on, inscrit, sur le registre officiel, l'opinion légendaire : faut ramper... Rampon.

M. de Ventavon, avant d'être député des Hautes-Alpes, était bâtonnier du barreau de Grenoble, célibataire et recherché du beau monde, la coqueluche de sa préfecture. Soigné, parfumé, pétulant, orateur agréable, grand homme de province à Versailles, il avait eu une heure de célébrité, le jour où il avait créé le Ventavonat.

Il y avait des élèves des jésuites comme M. Ignace Plichon ; il y avait des Saint-Simoniens, comme M. Charton ; il y avait des disciples du Père Enfantin ayant porté la jaquette bleue à revers blancs avec le nom inscrit sur la poitrine, comme M. Broa. Il y avait le zouave pontifical, soldat de la Défense nationale, dont la manche était vide du bras perdu à Patay, M. de Cazenove de Pradine. Il y avait des journalistes parisiens, comme M. Ordinaire, et des journalistes de province, comme M. de Cumont (celui-là un jour devint ministre) ; il y avait des négociants, comme M. Ancel et M. Chesnelong ; des professeurs, comme M. Bertauld il y avait des corpulences célèbres, comme celle de M. Batbie : des calvities remarquables, des barbes renommées ; des héros en gants gris perle, comme le général Changarnier ; des paladins, comme M. de Lorgeril ; des druides, comme M. Henri Martin. Il y avait des orateurs tonitruants et que la force de leurs poumons avait tirés du rang, tel M. de Fourtou ; il y avait les interrupteurs, M. de Tillancourt, M. de Gavardie... ; il y avait, enfin, la masse compacte, méfiante et redoutable de ceux qui ne disaient rien.

 

Renonçons à peindre les foules.

Les foules, pourtant, ont une âme ; elles obéissent à un mouvement, à une impulsion intime qui transforme leurs impressions anonymes, leurs sentiments obscurs en résolutions et en actes.

Quelle était, au fond, la pensée, la philosophie de l'Assemblée de 1871 ? En grande majorité, elle est, par ses origines, catholique et croyante ; par son éducation et ses admirations, romantique et idéaliste ; or, dans ses actes, elle se montre, finalement, laïque, réaliste, classique, selon l'expression de 'l'aine.

Comment expliquer une pareille contradiction ?

On peut dire que les forces divergentes, il peu près égales, s'annulèrent : mais elles ne s'équilibraient pas au début, quand la majorité votait l'érection de l'église du Sacré-Cœur à Montmartre. Faut-il admettre que, malgré les apparences, il y avait, dans l'esprit de l'Assemblée et même de bon nombre des membres de la majorité, quelque chose de l'irréligion fondamentale du siècle ? Catholiques, oui, acceptant les programmes et les voix catholiques, vivant sous des influences catholiques ; mais catholiques non pratiquants, catholiques dépris et, au fond du ccrur, connue tout le inonde en France, pour des raisons innées peut-être à la race, inquiets des suites d'une restauration cléricale et n'aimant pas le gouvernement des curés.

Français, quoi, et ayant reçu la leçon de Voltaire ! La philosophie de cette Assemblée était courte : ces hommes n'avaient eu ni le temps ni le goût de beaucoup philosopher. Le bachelier moyen était assis en foule sur les bancs du théâtre de Versailles. Peu renseignés sur Hegel, ils subissaient naïvement ses doctrines, autant qu'ils avaient pu les comprendre travers l'adaptation de M. Victor Cousin. Condillac, rajeuni par Taine, leur suffisait. La dernière guerre avait été, pour ces esprits sincères mais peu avertis, une formidable leçon de choses, leur imposant l'autorité de la force. L'âme de la nation devait en rester pour longtemps pliée.

Bourgeois craintifs, ils avaient bien mué le sang de leurs pères, les soldats de 1792. La veine était épuisée. D'abord, il fallait vivre, sans tant d'affaires. Aussi, ils s'attachaient énergiquement aux réalités. Leurs regards ne s'élevaient guère au-dessus des conditions tangibles de l'existence. Leur idéal se bornait à cette patrie qui avait tant souffert et qu'il fallait sauver. Ce qu'ils craignaient par-dessus tout, c'étaient les absolus : Je suis d'une école qui ne croit qu'au relatif, à l'analyse, à l'observation, à l'étude des faits, au rapprochement et à la combinaison des idées ; d'une école qui tient compte des milieux, des races, des tendances, etc.

Lorsque Gambetta parlait ainsi, il dégageait, à sa manière et dans l'à peu près de la vulgarisation oratoire, l'esprit du temps et la philosophie de l'Assemblée : fille du siècle, qui avait assisté au plus puissant essor scientifique et libéral qu'ait connu le monde ; fille du siècle où le ciel s'était rapproché jusqu'à se laisser mesurer au compas ; fille du siècle où le corps avait usurpé sur l'âme et fait entendre sa plainte pitoyable et impérieuse ; fille du pays qui, parmi ses oscillations, ses hésitations, ses contradictions et ses révolutions, s'était avancé vers un but unique au caractère exclusivement terrestre : l'amélioration du sort des humbles et des faibles par la loi et la liberté.

Le XIXe siècle, avec le tumulte de ses foules et de, ses idées, était vivant en elle et il n'est pas étonnant que, déchirée entre tant de partis divers, l'Assemblée nationale se soit livrée à un excès de polémique et de divisions intestines qu'on n'avait plus connu en France depuis les assemblées révolutionnaires.

C'est ainsi que s'explique également l'étonnante consommation d'hommes qu'elle fit. Elle choisit et rejette, comme par caprice, tous les mérites, toutes les supériorités, toutes les compétences ; elle les tire de ses rangs les plus obscurs et les précipite de ses dignités les plus hautes. Ne jurant dans les paroles d'aucun maître, ne se livrant ni pour promesse ni pour service, toujours méfiante, exigeante à ceux qu'elle acclame, rancunière à ceux qu'elle écarte : se privant de l'éloquence de M. Thiers qu'elle goûte et attentive à celle de M. Gambetta qu'elle déteste, elle donne le spectacle singulier de la discorde extrême à l'heure où elle édifie et où elle pacifie.

Par là encore, la double opération d'élimination et d'essais s'accomplit. Un personnel nouveau émerge de ces lentes sélections. Il venait un peu de partout : mais il se désigna, se connut, se forma sur les bancs de l'Assemblée et enfin, il reçut d'elle la conduite des allait es héritiers désabusés du passé ou fils assagis des couches nouvelles, appelés à former le personnel républicain.

 

Grandeurs écroulées, grandeurs naissantes, passions apaisées, résignations acceptées, combinaisons, accommodements, conciliation en un mot, le tout aboutit à l'ouvre maîtresse de l'Assemblée : la constitution de 1875. Une formule l'explique : union de la bourgeoisie et de la démocratie dans la République.

Force étonnante de l'esprit moderne : cette constitution républicaine imprévue fut l'œuvre dune Chambre dont la majorité était celle de l'Assemblée de Versailles Les autres œuvres de liberté, d'égalité, de laïcité, de solidarité, qui se réaliseront dans les assemblées postérieures, sont également en germe dans les travaux de l'Assemblée nationale ; supérieure, en somme, à toutes les autres assemblées françaises, parce qu'elle fonda.

Elle ouvrit les portes de l'avenir, sans deviner toujours, il est vrai, quelles destructions et quelles alluvions elle déchaînait avec le torrent.

L'Assemblée nationale fut grande, et moins encore par ce qu'elle acheva que par ce qu'elle ébaucha, moins par ce qu'elle lit que par ce qu'elle voulut.

Elle fut grande parce qu'elle représenta vraiment la France : la France avec ses hardiesses et ses inquiétudes, avec son culte de l'idéal et son acceptation du fait, avec son goût du risque et son bon sens clair qui, parmi l'exaltation des amours-propres et des vanités, finit par s'attacher au simple, au solide et au juste.

L'Assemblée nationale a, dans sa bonne foi, préparé une France stable, apaisée et libre, une humanité meilleure. On peut dire d'elle ce qu'elle disait de M. Thiers : elle a bien mérité du pays.

 

 

 



[1] G. MICHEL (p. 246).

[2] G. MICHEL (p. 125-253).

[3] Vicomte DE MEAUX (p. 267).

[4] C'est à Arcachon que M. Thiers parla pour la dernière fois en public.

[5] Seul, dans le cabinet, M. Bardoux, sous-secrétaire d'État à la justice, s'était engagé en faveur du scrutin de liste. Il donna, le 7 novembre, sa démission.

[6] Baron DE VINOLS (p. 308).

[7] G. MICHEL (P. 255).

[8] GAVARD (p. 275).

[9] L'histoire de cet incident a été expliquée avec une précision lumineuse dans un article dû à la plume de M. Charles LESAGE, paru dans la Revue de Paris du 13 nov. 1905. M. Ch. LESAGE a reçu les confidences de M. Ed. Dervien. — V. aussi le Times, numéro du 26 novembre 1905, The Mary of the Khedive Shares by LUCIEN WOLF. — J'ai eu à ma disposition des documents privés inédits.

[10] Nous-mêmes, nous avions émis l'opinion que tous les groupes de l'Assemblée devaient concourir à l'élection des soixante-quinze sénateurs inamovibles, chacun au prorata de son influence numérique... Notre proposition n'a trouvé aucun écho du côté droit de l'Assemblée. Revue politique et littéraire, 1876 (p. 23).

[11] RANC (p. 370).

[12] IGNOTUS (Félix PLATEL), Les Hommes de mon temps, 1re série (p. 150).

[13] Cette idée de l'abdication du comte de Chambord, réclamée ou imposée au profit d'un prince d'Orléans, était alors au fond de ces débats entre les partisans des deux branches de la famille : Lorsqu'on a voulu ramener sur le tapis le projet d'abdication de Henri V au profit d'un prince quelconque, M. de Belcastel s'est mis aussitôt en campagne contre l'ombre menaçante du stathoudérat... Notice sur M. de Belcastel. Les Portraits de Kel-Kun (p. 122).

[14] M. de La Rochette est mort quelques semaines après, le 19 janvier 1876, sans avoir occupé son siège de sénateur inamovible. Le 5 février 1876, le comte DE CHAMBORD écrivait au fils aîné de M. de La Rochette une lettre de condoléances qui contient une allusion approuvant la conduite de son représentant à l'Assemblée nationale. ... Ernest de La Rochette a constamment obéi à une seule pensée, celle du devoir à accomplir... Votre père s'est toujours trouvé le premier sur la brèche... il échappait aux calculs de l'ambition et poursuivait son but au milieu des contradictions et des épreuves... Il trouvait dans ses convictions profondes la raison de tous ses actes, le mobile qui les inspire et le courage qui les accomplit. — Correspondance du comte DE CHAMBORD, de 1841 à 1880, 5e édit. in-16, 1880.

[15] Marquis DE DAMPIERRE (p. 348).

[16] Gustave DORÉ, réfugié à Versailles pendant la Commune, a dessiné, sur le vif, un album des types de l'Assemblée nationale qui forme un précieux document historique. Carteret et Cie, 1906, in-8°.