HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE CINQUIÈME

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Quelques mots sur la fête à l'Être suprême et la loi du 22 prairial. — Germes de division. — Rôle de Barère. Saint-Just à Marchienne-au-Pont. — Arrêté concernant les vivres de l'armée. — Rigueurs déployées envers quelques officiers. — Promotions faites par Saint-Just. — Absurde calomnie. — Marguerite Bontems. — Siège de Charleroi. — Échec du 28 prairial. — Mot de Saint-Just. — La Sambre repassée. — Reprise des travaux. — Propositions du gouverneur de la place. — Réponses de Saint-Just. — Reddition de Charleroi. — Bataille de Fleurus. — Retour de Saint-Just.

 

Au moment où Saint-Just repartait seul pour l'armée du Nord, se préparaient des événements dont il est important de dire quelques mots, parce qu'ils ont été l'origine des 'divisions qui éclatèrent entre Robespierre et les comités, et par conséquent la cause fatale de la catastrophe de thermidor : je veux parler de la fête à l'Être suprême et de la loi du 22 prairial.

Ce fut cependant un jour radieux pour la jeune République, que celui où, du sein d'un peuple immense, entourant ses représentants, sur la place de la Révolution, s'éleva comme un immense concert d'adoration vers Dieu.

Saint-Just, pressé de retourner à l'armée du Nord où allaient s'accomplir de si grandes choses, n'assista pas à cette solennité ; il avait quitté Paris dans la nuit du 19 au 20 prairial.

Cette fête, chantée par les poètes et illustrée par le génie de David, fut saluée par d'unanimes acclamations, comme une espérance de pacification intérieure et de clémence. Quel bon citoyen n'eût applaudi, qui n'applaudirait encore aujourd'hui à ces belles paroles que Robespierre, comme président de la Convention, prononça au moment où la statue de la Sagesse fut dévoilée aux regards du peuple ?

Homme, qui que tu sois, tu peux concevoir encore de hautes pensées de toi-même tu peux lier ta vie passagère à Dieu et à l'immortalité. Que la nature reprenne donc tout son éclat, et la sagesse, tout son empire. L'Être suprême n'est point anéanti. C'est surtout la sagesse que nos coupables ennemis voulaient chasser de la République. C'est à la sagesse seule qu'il appartient d'affermir la prospérité des empires ; c'est à elle de nous garantir les fruits de notre courage. Associons-la donc à toutes nos entreprises. Soyons graves et discrets dans toutes nos délibérations, comme des hommes qui stipulent les intérêts du monde ; soyons ardents et opiniâtres dans notre colère contre les tyrans conjurés, imperturbables dans les dangers, patients dans les travaux, terribles dans les revers, modestes et vigilants dans les succès. Soyons généreux envers les bons, compatissants envers les malheureux, inexorables envers les méchants, justes envers tout le monde. Ne comptons point sur une prospérité sans mélange et sur des triomphes sans obstacles, ni sur tout ce qui dépend de la fortune ou de la perversité d'autrui ne nous reposons que sur notre constance et sur notre vertu. Seuls, mais infaillibles garants de notre indépendance, écrasons la ligue impie des rois par la grandeur de notre caractère, plus encore que par la force de nos armes[1].

 

Cette fête indisposa certains patriotes qui crurent y voir un retour à des idées religieuses qu'ils avaient voulu proscrire à jamais mais le plus grand malheur pour Robespierre fut d'avoir été, ce jour-là, président de la Convention nationale ; car la popularité dont il recueillit le fruit, les applaudissements dont il fut salué, les marques d'affection qu'on lui prodigua, excitèrent, chez une foule de représentants, cette basse jalousie si facile à émouvoir dans une nation qui a la haine des sommités intellectuelles et ne s'incline que devant la force. Les ennemis de Robespierre, les conventionnels rappelés de mission pour leurs excès sanglants ou leurs dilapidations dans les départements, comme les Fouché, les Tallien, les Fréron, les Rovère, surent tirer parti de cette disposition et se ménager, pour thermidor, de puissants auxiliaires.

Deux jours après une fête qui aurait dû réunir dans un fraternel accord tous les membres de la Convention, et qui devint, au contraire, la source des plus funestes divisions, fut présentée à l'Assemblée cette terrible loi du 22 prairial, supprimant les défenseurs officieux, et pour tout délit contre la République, ne prononçant qu'une seule peine, la mort. Évidemment dirigée contre les quelques membres corrompus dont Robespierre eût voulu purger la Convention, elle fut vivement combattue par eux et passa malgré leur opposition. Rédigée, dit-on, à l'improviste, pour ainsi dire, par le président du Tribunal révolutionnaire, Dumas, et présentée par Couthon, au nom des Comités de Salut public et de Sûreté générale, elle fut résolument soutenue par Robespierre. Mais avait-elle été conçue, comme ose l'affirmer Barère dans ses Mémoires, en dehors de toute participation des autres membres présents des deux Comités ? Il n'y a qu'à ouvrir le Moniteur pour se convaincre du contraire. J'en demandai en vain l'ajournement[2], a écrit Barère, et nous lisons au Moniteur :

RUAMPS. Ce décret est important ; j'en demande l'impression et l'ajournement. S'il était adopté sans l'ajournement, je me brûlerais la cervelle.

LECOINTRE (de Versailles). J'appuie l'ajournement indéfini que l'on demande.

BARÈRE. Ce n'est pas, sans doute, un ajournement indéfini que l'on demande ?

QUELQUES VOIX. Non, non

BARÈRE. Lorsqu'on propose une loi toute en faveur des patriotes et qui assure la punition prompte des conspirateurs, les législateurs ne peuvent avoir qu'un vœu unanime. Je demande qu'au moins l'ajournement ne passe pas trois jours.

 

Le 23 prairial, Merlin (de Douai) ayant proposé la question préalable avec un considérant, afin de faire tomber une proposition de Bourdon (de l'Oise) hostile au décret, et la Convention ayant adopté la question préalable avec ce considérant par lequel l'Assemblée réservait son droit de décréter seule ses membres d'accusation, ce fut Barère qui supplia, le lendemain, la Convention de passer à l'ordre du jour sur les diverses motions et de rapporter le considérant adopté la veille, parce qu'il semblait mettre en doute les intentions des membres du Comité de Salut public.

Je demande, dit-il en terminant un discours à l'éloge de Jean-Bon-Saint-André et de Robespierre, que le considérant du décret rendu hier soit rapporté, et que l'Assemblée passe à l'ordre du jour sur toutes les motions qui ont été faites à raison du décret sur le Tribunal révolutionnaire[3].

Sur cette proposition, l'Assemblée, docile, passa à l'ordre du jour et rapporta le décret rendu la veille. On voit ce qu'il faut penser des assertions de Barère. Aussi, M. Michelet n'a-t-il été que juste en lui appliquant les épithètes lâche et double[4].

Quel que fût l'état d'exaspération auquel l'audace des conspirateurs et les intrigues des factions avaient amené les sincères amis de la République, ce décret du 22 prairial est une des erreurs de Robespierre et du Comité de Salut public qu'il ne faut pas chercher à justifier. C'était, a dit un historien consciencieux, une de ces lois déplorables qui suivent ordinairement un grand attentat, et qui indiquent que l'aveugle colère des gouvernements a remplacé la justice[5]. Certes, dans les réactions royalistes, des mesures aussi sanglantes et plus iniques encore ont été prises dans le seul intérêt d'un petit nombre d'hommes, mais cela n'excuse en rien, à nos yeux, la rigueur de cette loi de prairial. Arme terrible aux mains d'hommes sans pitié, elle ne fut même pas dirigée par ceux qui l'avaient forgée, et Robespierre, en désertant les comités, l'abandonna à ses ennemis qui en firent un si désastreux usage, et plus tard essayèrent d'en rejeter tout l'odieux sur lui.

Ce qu'il y a de certain et d'incontestable, c'est que Saint-Just resta complètement étranger à cette loi. Il l'improuva, sans nul doute, puisque, trois jours avant qu'elle fût présentée, il quitta Paris précipitamment, au lieu de demeurer pour la soutenir quand sa présence eût été d'un puissant secours. Sur ce point, il se sépara de ses amis, et Thuillier, son cher et intime confident, écrivait, du fond de son cachot, après thermidor, quelques jours avant de mourir : J'ai été témoin de son indignation à la lecture de la loi du 22 prairial, dans le jardin du quartier général de Marchienne-au-Pont, devant Charleroi... On ne peut proposer une loi rigoureuse et salutaire, disait-il, que l'intrigue, le crime, la fureur ne s'en emparent et ne s'en fassent un instrument de mort, au gré des caprices et des passions[6].

C'est qu'en effet, si Saint-Just comprenait combien la rigueur était indispensable à un gouvernement attaqué de toutes parts et de toutes les manières, du moins voulait-il que cette rigueur fût exercée contre les seuls ennemis de la patrie, et demanda-t-il constamment que la justice fût substituée à la terreur qui se maintint en dépit de lui. En écrivant cela, je ne prétends point lui rien ôter de l'inflexibilité dont il donna tant de preuves vis-à-vis de ceux qui lui parurent vouloir s'opposer à l'établissement d'une République honnête et forte, ce beau rêve pour lequel il dévoua sa mémoire et marcha résolument à la mort. Non, il ne fut pas indulgent, parce que l'indulgence devait, selon lui, éterniser la guerre civile et encourager la résistance. ; non, il ne fut pas indulgent, parce qu'il savait bien que détendre trop tôt le ressort révolutionnaire et essayer de rallier les dissidents par la clémence, c'était ouvrir la carrière à toutes les apostasies et fournir aux ennemis de la Révolution le moyen d'étouffer la République en l'embrassant ce qui précisément arriva après le 9 thermidor pour le châtiment des sanglants vainqueurs, lesquels ne tardèrent pas à être renversés eux-mêmes et proscrits par les traîtres et les faux républicains dont ils avaient recherché l'alliance et à qui ils avaient tendu la main.

Mais, quand Saint-Just frappait, il obéissait à un ordre impérieux de sa conscience, en dehors de toute préoccupation personnelle, et la sévérité de ses mesures avait uniquement en vue l'intérêt de la patrie. C'est ainsi que, quelques jours après son arrivée au quartier général, à Marchienne-au-Pont, ému des souffrances de l'armée, qui, par suite d'abus coupables, manquait de vivres, il rendit, le 25 prairial, de concert avec son collègue Gillet, l'arrêté suivant :

Les représentants du peuple près les armées du Nord, de la Moselle et des Ardennes,

Informés qu'on s'est permis d'arrêter, dans des places, des convois destinés pour l'armée ;

Que des vivres arrivés à l'armée, et destinés pour une division, ont été arrêtés dans une autre division ;

Considérant que de pareils faits, en paralysant le service, peuvent exposer l'armée et la République aux plus grands malheurs ;

Arrêtent qu'aucune autorité, aucun individu ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, arrêter ou retarder la marche des convois destinés pour l'armée. Le commissaire ordonnateur en chef fera faire à l'armée les distributions par division, et nul ne pourra se permettre d'intervertir l'ordre de ces distributions, ni arrêter, dans une division, les subsistances ou approvisionnements destinés à une autre division.

Quiconque sera convaincu d'avoir contrevenu aux dispositions ci-dessus, sera réputé ennemi de la patrie, traduit à la commission militaire et puni de mort.

Les convois seront toujours escortés, et l'escorte sera responsable des objets confiés à sa garde.

 

Trois jours après la publication de cet arrêté sévère, qui eut pour effet immédiat de remédier aux abus déplorables dont était infestée l'administration des vivres, nos troupes, sous les yeux de Saint-Just, livrèrent aux Autrichiens, devant les murs mêmes de Charleroi, un sanglant combat dans lequel l'ennemi, quoique victorieux, perdit plus de six mille hommes et sept pièces de canon[7]. Parmi les bataillons engagés dans cette journée du 28 prairial, un seul manqua à son devoir, et, en se débandant, permit à l'ennemi de pénétrer dans la ville assiégée. Kléber, profondément irrité, en référa aux représentants Saint-Just, Gillet et Guyton-Morveau, et, dès le 29, ceux-ci firent imprimer et publier dans toute l'armée cet ordre général pour le 30 prairial :

Les représentants du peuple près les armées du Nord, de la Moselle et des Ardennes,

Sur le compte qui leur a été rendu par le général de division Kléber que, dans la journée d'hier, le deuxième bataillon de la Vienne a fui honteusement devant l'ennemi, tandis que les drapeaux des autres bataillons des deuxièmes divisions de l'armée du Nord flottaient sur le chemin de la victoire, et qu'il a méconnu la voix du général qui le rappelait à son poste ;

Considérant que ce crime ne peut être celui du bataillon entier, parce que la bravoure et la haine des tyrans existent dans les cœurs de tous les Français et que, lorsqu'une troupe quitte son poste de bataille, la cause est dans la lâcheté des officiers ou dans la négligence qu'ils ont mise à maintenir la discipline et à former les soldats qu'ils commandent à l'amour de la gloire, qui consiste à braver les dangers de la guerre et à vaincre ou à mourir au poste que la patrie leur a confié ;

Arrêtent que le chef de bataillon et tous les capitaines du deuxième bataillon de la Vienne seront destitués et mis en état d'arrestation ;

Ils seront remplacés sur-le-champ, conformément à loi.

 

Cet échec du 29 prairial irrita profondément Saint-Just doux aux soldats, il ne pardonnait pas aux officiers convaincus d'avoir commis quelque faute ou de n'avoir pas donné à leurs troupes un suffisant exemple d'héroïsme. Le général Tarreau, chef de l'état-major de l'armée des Ardennes, fut destitué et reçut l'ordre de se retirer à vingt lieues des frontières. Le 1er messidor, Saint-Just et Gillet rendirent encore cet arrêté :

Les représentants du peuple, considérant que le citoyen Capella, chef de brigade, commandant la 132e demi-brigade, n'a ni les connaissances, ni l'énergie nécessaires pour remplir un poste aussi important ;

Que cette demi-brigade, composée de bataillons qui se sont acquis dans la guerre la plus haute réputation, a été exposée à voir sa gloire s'éclipser sous un chef inhabile et sans caractère, notamment dans la journée du 28 du mois dernier, sous les yeux mêmes d'un des représentants du peuple ;

Arrêtent que le citoyen Capella cessera d'être employé. Il présentera à la commission de la guerre l'état de ses services pour obtenir sa retraite.

Le citoyen Pouchin, capitaine au 4e bataillon de la Manche, est promu au grade de chef de brigade. Il prendra en cette qualité le commandement de la 132e demi-brigade d'infanterie.

Il est ordonné à tous officiers, sous-officiers et soldats de le reconnaître et de lui obéir conformément aux lois militaires.

 

Le même jour, ils destituèrent, firent mettre en état d'arrestation et renvoyèrent devant la commission militaire le chef du premier bataillon de la 9e demi-brigade d'infanterie légère, pour avoir, malgré les ordres de son général, refusé de rallier ses troupes, et nommèrent à sa place, sur la demande de Marceau, le capitaine des carabiniers Verger.

Si Saint-Just sévissait sans pitié contre ceux à l'impéritie ou à la lâcheté desquels il attribuait l'insuccès de nos armes, il savait aussi récompenser les braves officiers qui s'étaient attiré l'estime et la confiance des troupes. Ainsi, sur la demande même des soldats du deuxième bataillon du Nord, il promut au grade de chef de bataillon le capitaine des grenadiers Bisson, à la place du commandant Brunet, nommé général de brigade. Les capitaines Charpentier et Taout, du même bataillon, furent aussi promus au grade de chef de bataillon, en récompense de leur belle conduite dans l'affaire du 28[8]. Toutes ces nominations, faites hiérarchiquement, et presque toujours sur le champ de bataille même, étaient consignées dans des arrêtés envoyés au Comité de Salut public et sanctionnées par lui.

Cependant, tels sont l'aveuglement et l'injustice des partis, que les fables les plus ridicules ont eu cours sur la manière dont Saint-Just faisait et défaisait les officiers. Un misérable du nom de Lejeune, qui avait longtemps mendié la faveur de Saint-Just, en se recommandant de sa qualité de Soissonnais, et que l'illustre conventionnel avait, par pitié, placé dans les bureaux du Comité de Salut public, raconte, dans des Mémoires qui sont un tissu d'odieux mensonges, que Saint-Just fit un jour d'un courrier un général de brigade, et du général qui le lui avait dépêché, un courrier, pour remettre chacun à sa place, le premier étant de beaucoup supérieur au second. Il n'y a pas à réfuter une aussi niaise assertion ; mais il était bon de la signaler, afin de montrer quel cas on doit faire des Mémoires de ce coquin qui, pour échapper aux vengeances des thermidoriens et se faire pardonner l'intérêt que lui avait témoigné Saint-Just, composa, après thermidor, un infâme libelle contre le généreux protecteur aux genoux duquel il s'était longtemps prosterné. Voilà bien une ingratitude de valet[9] !

Mais, si jamais la faveur et le caprice furent pour peu de chose dans la distribution des emplois publics, ce fut surtout à cette époque où, d'ailleurs, l'élection populaire jouait le principal rôle. Quant aux choix militaires faits par les représentants en mission, on ne songe pas, j'imagine, à les leur reprocher. Ce n'est ni le talent, ni le génie, ni le courage qui ont manqué aux officiers protégés par eux. Bonaparte a été une créature de Robespierre jeune, comme Jourdan et Pichegru, le meilleur général de la République, au dire de Napoléon, ont et é des créatures de Saint-Just. Au reste, ce dernier était si peu jaloux de ses prérogatives de membre du Comité de Salut public, il était si scandalisé des manœuvres et de la bassesse des solliciteurs, qu'il proposa un jour, au club des Jacobins, qu'aucun membre de la Société ne pût remplir un emploi public, sans avoir été directement élu par le peuple.

Toute injustice, toute méchanceté lui étaient odieuses ; aussi, quand il en pouvait réparer une, il le faisait avec éclat et avec rigueur. Quelques jours avant la prise de Charleroi, une jeune fille vint se plaindre à lui et à Gillet de la barbarie des officiers municipaux de sa commune, qui l'avaient forcée de suivre à pied les voitures et les chevaux de son père, chargé d'amener les vivres à l'armée du Nord. Saint-Just et Gillet, après s'être convaincus de l'exactitude de ce fait, rendirent l'arrêté suivant :

Les représentants du peuple près les armées du Nord, de la Moselle et des Ardennes.

Informés que les officiers municipaux de la commune de Mesnil-Lahorne, district de Commercy, département de la Meuse, ont eu l'indécence et l'inhumanité de contraindre Marguerite Bontems, fille âgée de vingt-deux ans, dont les frères sont dans les armées, à accompagner à soixante lieues de son pays la voiture et les chevaux de son père à l'armée du Nord ; informés que la malignité a fait commettre cet acte d'injustice envers une femme, et que les officiers municipaux de Mesnil-Lahorne se sont exemptés personnellement de réquisitions ;

Chargent le commissaire ordonnateur de l'armée de la Moselle de notifier au directoire du district de Commercy, de la part des représentants du peuple, qu'ils aient à faire contribuer sur-le-champ lesdits officiers municipaux pour une somme de dix mille livres, au marc la livre de leurs impositions, et de faire remettre cette somme à la fille Bontems, en indemnité de l'acte d'oppression dont elle a été la victime.

Le directoire de Commercy rendra compte de l'exécution du présent ordre au Comité de Salut public, sous un mois.

A Marchienne-au-Pont, le 5 messidor de l'an deuxième de la République une et indivisible.

 

L'objet principal de la mission de Saint-Just était la prise de Charleroi. Pendant sa courte absence, les troupes avaient eu des fortunes diverses ; mais la place  avait tenu bon, et le gouverneur, sommé par Jourdan de se rendre, avait répondu que son poste n'était pas entamé et qu'il le défendrait jusqu'à la dernière extrémité.

A l'arrivée de Saint-Just, on poussa le siège avec plus de vigueur, et, le 25 prairial, la tranchée fut ouverte. La prise de la ville paraissait imminente, quand, le 28, au matin, une armée autrichienne parut pour secourir la place, sous les murs de laquelle s'engagea le sanglant combat dont nous avons parlé plus haut. Malgré les efforts de Kléber, de Championnet et de Marceau, l'ennemi, supérieur en nombre, parvint à trouer l'armée française et à pénétrer dans Charleroi, mais après avoir subi de telles pertes, que Saint-Just dit au général Jourdan, le soir de cette journée : Je souhaite aux Autrichiens de remporter souvent de pareilles victoires. Pour la première fois, on fut obligé de se retirer de l'autre côté de la Sambre. Saint-Just voulait qu'on la franchît de nouveau le 29 ; mais les munitions de l'artillerie étaient épuisées ; les soldats, les cavaliers et les chevaux, excédés de fatigue ; un jour de repos fut jugé indispensable, et Saint-Just se décida à attendre au lendemain.

Le 30, dès la pointe du jour, l'armée s'ébranla, et la Sambre fut repassée aux cris de Vive la République Vive la Convention ! Vivent les représentants du peuple ! On reprit immédiatement les travaux du siège, qui furent. poussés activement, et, dès le 4, les troupes eurent l'ordre de se disposer à l'assaut.

Le siège de Charleroi, écrivaient Saint-Just et ses collègues Gillet et Guyton au Comité de Salut public, à la date du 5 messidor, se pousse avec toute l'activité qui peut dépendre de nous. Le peu d'instruction de quelques artilleurs, la mauvaise qualité des affûtes, la difficulté de nous procurer sur-le-champ des mortiers en état de service, tout cela nous a beaucoup contrariés. Le peu de forces qui paraissent actuellement devant nous, nous donne lieu de craindre un mouvement général vers la gauche de l'armée du Nord. Demain, un corps d'environ 36,000 hommes se dirige vers Mons pour éclairer cette partie et inquiéter ce mouvement. Chaque jour, de jeunes citoyens du Brabant, pleins d'horreur pour le joug impérial, sortent de Mons, de Bruxelles et du reste du pays, et désertent pour passer sous nos drapeaux... Soyons constants dans nos desseins politiques, comme impétueux à la guerre. L'Europe est en décadence, et nous allons fleurir.

Pour vous tranquilliser, ajoutait Saint-Just en postscriptum, je crois pouvoir vous assurer que nous sommes à la veille de remporter de grands avantages dans la Belgique. Il nous faut beaucoup de canons et de munitions. Après Charleroi, nous tomberons sur Namur et Mons. Vous ne ferez pas mal d'attendre la prise de Charleroi pour annoncer le tout à la Convention.

 

Les espérances de Saint-Just étaient à la veille de se réaliser ; cependant le feu de la place continuait toujours avec beaucoup de vivacité. La lenteur de l'artillerie de siège exaspéra tellement les représentants du peuple et le général en chef, que, le 5, un capitaine d'artillerie, coupable d'infraction un ordre important, fut fusillé dans la tranchée. Ce même jour, Saint-Just fit retirer de la place de Givet deux mortiers de douze pouces et quelques pièces de canon pour compléter l'équipage de siège et pousser plus vivement l'attaque.

Dès le lendemain, les feux de l'ennemi s'éteignirent. Jourdan envoya alors sommer le gouverneur de se rendre et lui accorda un quart d'heure pour tout délai. Au bout de ce temps, les batteries françaises recommencèrent à jouer, et toute la nuit une artillerie terrible tonna sur Charleroi.

Le 7, au matin, un parlementaire se présenta et demanda, au nom du gouverneur, à entrer en arrangement ; mais il lui fut répondu que la seule capitulation que dût attendre la ville, était de se rendre à discrétion.

Quelques heures après, un officier supérieur vint, porteur d'une lettre du gouverneur pour le général en chef. Saint-Just se trouvait alors avec Jourdan, qui prit la lettre et la lui présenta ; Saint-Just refusa de l'ouvrir et la rendit à l'officier autrichien en lui disant : Ce n'est pas du papier, mais la place que je vous demande. — Mais si la garnison se rend à discrétion, objecta l'envoyé, elle se déshonore. — Nous ne pouvons ici vous honorer ni vous déshonorer, répondit Saint-Just, comme il n'est pas en votre pouvoir de déshonorer ni d'honorer la nation française. Il n'y a rien de commun entre vous et nous. Et, comme l'officier autrichien insistait encore pour obtenir une capitulation quelconque, Saint-Just ajouta pour le congédier : Hier on aurait pu vous écouter, aujourd'hui il faut vous rendre à discrétion j'ai parlé. J'ai fait usage des pouvoirs qui me sont confiés, il ne m'en reste plus pour me rétracter ; je compte sur le courage de l'armée et sur le mien[10].

L'officier partit avec cette fière réponse qui donna sans doute à réfléchir au gouverneur, car, peu d'instants après, l'envoyé revint annoncer que la garnison se rendait à discrétion et se confiait à la générosité du peuple français. Les vainqueurs, usant de clémence, permirent aux Autrichiens de sortir avec les honneurs de la guerre ; l'ennemi dut seulement déposer ses armes et ses drapeaux sur les glacis de la ville ; on laissa aux officiers leurs épées et leurs équipages. Voici en quels termes Saint-Just, Gillet et Guyton-Morveau annoncèrent au Comité de Salut public cet important succès :

..... Le général Reygnac, commandant la place de Charleroi, s'est rendu à discrétion, se remettant à la générosité de la République. Jourdan doit vous adresser les articles honorables par lesquels vous verrez que l'orgueil de la maison d'Autriche a passé sous le joug. La garnison prisonnière est de trois mille hommes nous avons trouvé cinquante pièces de canon. La place est en poudre et n'est plus qu'un poste.

Nous regrettons de ne pouvoir vous faire part aujourd'hui d'une infinité de traits d'intrépidité ; nous les rechercherons et nous les ferons connaître au peuple français.

Ce point de Sambre-et-Meuse est devenu le plus intéressant ; l'ennemi y porte ses forces nous présageons la victoire. Nous envoyons les drapeaux.

 

A peine avions-nous pris possession de la ville, que le bruit du canon se fit entendre dans le lointain. C'était l'ennemi, qui accourait au secours de Charleroi et qui annonçait son arrivée. Les alliés, en effet, attachaient une grande importance à la conservation de cette place. Les troupes autrichiennes, renforcées des garnisons de Landrecies, de Valenciennes et de Mons, venues à marches forcées, et d'un corps d'émigrés sous les ordres du prince de Lambesc, formaient une masse de plus de quatre-vingt-six mille combattants ; le prince d'Orange, Cobourg et Beaulieu, qui les commandaient, comptaient bien avoir facilement raison de l'armée française, beaucoup moins nombreuse que la leur. Nous n'avions que soixante et dix mille hommes. Mais Jourdan avait prévu la tactique de l'ennemi, auquel on cacha la prise de Charleroi, et, dans la nuit du 7 au 8, il disposa tout pour le bien recevoir.

Le 8, avant le jour, à trois heures du matin, la bataille s'engagea sur une ligne de plus de deux lieues d'étendue. Elle fut acharnée et sanglante, et dura jusqu'à sept heures du soir. Jamais, depuis le commencement de la guerre, pareil choc d'hommes n'avait eu lieu. Seule contre trois nations coalisées, la France républicaine combattit et fut victorieuse. Que de prodiges de valeur tu fis accomplir, enthousiasme sacré de la liberté ! Que de héros inconnus sont tombés en laissant échapper, avec leur dernier soupir, le cri de Vive la République ! Dans ces plaines de Fleurus célèbres déjà par le triomphe de nos armes, et où l'on vit quelques officiers s'élancer en ballon pour observer les mouvements de l'ennemi, s'illustrèrent les généraux Jourdan, Championnet, Kléber, Lefebvre et Marceau, qui se battit comme un lion, d'après le témoignage de Saint-Just, et eut deux chevaux tués sous lui. Les représentants Guyton-Morveau, Gillet, Duquesnoy, Laurent et Saint-Just, rivalisant de patriotisme,.s'étaient trouvés partout, chargeant à la tête des troupes et les électrisant par leur courage. Du champ de bataille même, à sept heures du soir, ils écrivirent au Comité de Salut public :

L'armée sur Sambre a remporté aujourd'hui la plus brillante victoire dans les champs de Fleurus, déjà fameux par la valeur française. Nous vous adressons les détails de la victoire. L'ennemi avait ramassé toutes ses forces ; il est en déroute, après douze heures d'efforts et de combats on le poursuit[11].

 

La Belgique ouverte de toutes parts Maubeuge dégagé les Autrichiens en fuite ; l'ascendant de la République porté au plus haut degré : tels furent les résultats de la bataille de Fleurus. Ah glorieuse et mémorable journée, qui as immortalisé Jourdan, reste à jamais dans nos souvenirs, comme une des plus pures de nos victoires Ils ont droit à notre éternelle gratitude, ceux qui, sous les yeux de Saint-Just, t'ont pour toujours illustrée. Ils ne combattaient pas pour le contentement d'une ambition fatale et sans bornes ce n'était pas pour quelque couronne à distribuer ou quelque province à conquérir, qu'ils tombaient fiers et joyeux non, c'était pour la plus sainte des causes, la seule qui légitime ces immenses hécatombes humaines, et qui fasse de la victoire un objet digne de l'admiration des hommes, c'était pour le salut de la patrie opprimée et envahie. Ah ! si beaux que soient les lauriers d'Austerlitz et de Wagram, combien sont plus sacrées et plus belles les palmes de Jemmapes et de Fleurus !

Certes, grande et légitime dut être la joie de Saint-Just, car la prise de Charleroi, la victoire de Fleurus, c'était à lui, c'était à son opiniâtre persévérance qu'on les devait. Sur la Sambre, comme sur les bords du Rhin, il avait trouvé une situation à peu près désespérée ; en quelques jours, sous sa puissante main, tout avait changé comme par enchantement. Comme il le dit avec tant de concision et d'énergie dans son discours-testament : il fallait vaincre ; on a vaincu. Ce double triomphe fut le glorieux couronnement de ses missions. Les auteurs des Victoires et conquêtes avaient bien mal étudié l'importance de ces événements quand ils ont écrit que Saint-Just s'était montré trop prodigue du sang français en faisant repasser cinq fois la Sambre, autrement ils eussent gardé ce reproche pour ceux qui l'ont encouru à plus juste titre. Ah combien la France serait heureuse si le sang de ses enfants n'avait jamais été plus inutilement répandu !

Deux jours après la bataille de Fleurus, Saint-Just quitta l'armée du Nord, qu'il ne devait plus revoir, et partit pour Paris. Son voyage fut une longue ovation. Les courriers qui l'avaient précédé avaient annoncé nos succès, et partout sur son passage retentissaient les cris de Vive Saint-Just ! Qui pouvait prévoir qu'à un mois de là, jour pour jour, ce victorieux jeune homme tomberait victime d'une sorte de guet-apens, et que ses assassins essayeraient de le faire passer pour un traitre et pour un tyran, lui qui fut la fidélité, le dévouement même à la patrie et au peuple ?

II arriva dans la nuit du 10 au 11 messidor[12] et se rendit immédiatement au Comité de Salut public, qui était encore en séance, et auquel il raconta tous les actes d'héroïsme dont il avait été témoin. S'il faut en croire Barère, les membres du Comité prièrent Saint-Just de rédiger lui-même, pour la Convention, un rapport détaillé des événements où il avait joué un si grand rôle. Mais Saint-Just s'y refusa. Tout était, suivant, lui, dans la lettre du général Jourdan ; il n'y avait pas autre chose à dire. Ce que Barère ne comprenait pas alors, et ce qu'apercevait si bien Saint-Just, avec la profondeur de vue dont il était doué, c'est que, dans une nation vaniteuse et amoureuse de gloriole comme la nôtre, il ne faut pas trop exagérer le prestige militaire, à l'aide duquel, disait Saint-Just, on parvient tôt ou tard confisquer les libertés d'un peuple. Cette prophétie d'homme d'État frappa Barère, il l'avoue[13], mais il jugea intempestive la crainte de Saint-Just et n'en fit pas moins le lendemain, en très-beaux termes, il faut le reconnaître, et sur les renseignements fournis par Saint-Just, le récit de nos triomphes.

Son rapport fut accueilli par les plus chaleureuses acclamations, et, le même jour, sur la proposition du Comité de Salut public, le Convention nationale, dans un élan d'indescriptible enthousiasme, décréta que les armées du Nord, de la Mosette et des Ardennes avaient bien mérité de la patrie et resteraient dorénavant réunies sous le nom d'armée de Sambre-et-Meuse[14].

Saint-Just resta muet sur son banc, et n'ajouta pas une parole au discours de Barère. Ah ! disons-le hautement, on ne saurait trop admirer la modestie de ce jeune homme, laissant à un autre le soin de raconter les grandes choses dont l'accomplissement lui était dû. Peu lui importait la renommée ; il ne songea jamais à appliquer son mérite à sa fortune.

J'aime beaucoup qu'on nous annonce des victoires, disait-il avec une certaine amertume, dans son discours du 9 thermidor, mais je ne veux pas qu'elles deviennent des prétextes de vanité. On annonça la journée de Fleurus, et d'autres qui n'en ont rien dit y étaient présents ; on a parlé de sièges, et d'autres qui n'en ont rien dit étaient dans la tranchée.

Rendons aujourd'hui une éclatante justice à ce puissant génie si mal connu encore. La postérité, j'en ai la conviction, défera bien des renommées et restituera à d'autres la place qui leur convient. La gloire de Saint-Just est de celles qui s'élèveront quand d'autres perdront de leur éclat factice. Déjà la main du génie a coulé en bronze sa belle et noble tète[15] ; on érigera un jour une statue au citoyen illustre qui a rendu à la France les lignes de Wissembourg, et qui, comme Épaminondas, a laissé en mourant deux filles immortelles Charleroi et Fleurus.

 

 

 



[1] Voyez le Moniteur du 22 prairial an II, n° 262.

[2] Mémoires de Barère, t. II, p. 202.

[3] Voyez le Moniteur du 24 prairial et celui du 26, n° 264 et 266.

[4] Voyez l'Histoire de la Révolution française, t. VII, p. 338.

[5] Léonard Gallois, Histoire de la Convention, t. VII, p. 79.

[6] Voyez cette lettre en tête des Œuvres de Saint-Just, éd. Nodier.

[7] Lettre de Saint-Just au Comité de Salut public ; voyez le Moniteur du 10 messidor an II, n° 280.

[8] Archives nationales.

[9] Nous ne connaissons les Mémoires de ce Lejeune que par les citations qu'en a faites M. Éd. Fleury, qui a largement puisé à cette source impure.

[10] Tous ces détails sont extraits de la Relation du siège de Charleroi, par le commandant du génie Marescot, fait général de brigade après la prise de la ville. (Archives de la guerre.)

[11] M. de Barante, fidèle à son système de dénigrement envers la Convention, et avec cette bonne foi que nous avons déjà signalée, travestit indignement le rôle de Saint-Just. Il accuse Barère d'avoir mensongèrement exagéré les forces de l'ennemi, et place à la date du 8 messidor une lettre adressée à Saint-Just et à Le Bas par Joseph Le Bon, le 25 Boréal, non pas en réponse à une lettre de Saint-Just et de Le Bas (il n'y a pas de lettre à Le Bon signée Saint-Just et Le Bas), mais à propos d'un arrêté de ces conventionnels. On voit qu'en fait de mensonge M. de Barante n'est pas en reste. Mais puisqu'il en veut à Barère d'avoir trop fait mousser la victoire, au moins aurait-il du rendre justice à Saint-Just, qui voulait qu'on se contentât de lire purement et simplement à la Convention le rapport de Jourdan. A la manière dont cet historien gentilhomme parle des triomphes de la République, on serait tenté de croire son livre écrit par une plume autrichienne.

[12] Nous garantissons comme rigoureusement exactes toutes les dates des allées et venues de Saint-Just. Nous en avons fait le relevé avec le plus grand soin, d'après les pièces mêmes du Comité de Salut public, qui ont été mises notre disposition avec une bonne grâce dont nous ne saurions trop remercier l'honorable directeur général des archives.

[13] Mémoires de Barère, t. II, p. 150.

[14] Voyez le Moniteur du 12 messidor de l'an II, n° 282.

[15] Qui ne connaît le beau médaillon de Saint-Just, par David (d'Angers) ?