HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE CINQUIÈME

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Principal grief contre Robespierre et Saint-Just. — On invite Legendre et Bourdon (de l'Oise) à les assassiner. — Lucile Desmoulins. — Travaux du Comité de Salut public, Barère et ses Mémoires. — Rapport de Saint-Just sur la police générale de la République. — Loi du 27 germinal. — Saint-Just est de nouveau envoyé à l'armée du Nord.

 

Le grand crime de Robespierre et de Saint-Just, aux yeux de la réaction, est d'avoir voulu donner à la République un gouvernement énergique et populaire, fondé sur la probité, sur le droit, sur l'égalité et la liberté ; car c'était éterniser la République. Établir un pouvoir qui fût en dehors de toute question de personnes, et offrît à la nation les plus solides garanties contre tous les ambitieux, tel était le rêve de ces grands hommes de leur guerre à outrance contre les exagérés, les fripons et les contre-révolutionnaires. Une fois un pareil gouvernement organisé, la Révolution cessait c'en était fait de l'anarchie et de la monarchie en France, et l'on n'aurait pas vu se dresser, par la suite, tant de prétentions rivales sur les ruines de la République.

Ce rêve généreux de Robespierre et de Saint-Just était aussi celui des Le Bas, des Carnot, des Lindet, des Grégoire et de tous les conventionnels probes et convaincus ; mais, comme les premiers représentaient par excellence ce parti sérieux et honnête qui voulait l'affermissement de la République, ç'a été surtout sur eux que se sont accumulées les haines des contre-révolutionnaires. Ils eurent aussi pour ennemis tous les membres tarés de l'Assemblée, les Dumont, les Rovère, les Fréron, les Tallien, les Fouché, qui se savaient exclus d'avance d'un gouvernement régulier ; aussi verra-t-on plus tard ces hommes conclure une monstrueuse alliance avec les royalistes, et envoyer l'échafaud, après thermidor, deux fois plus de victimes qu'il n'y en eut dans les quatorze mois de la terreur ; seulement alors, au lieu de commettre de fatales erreurs ils agiront sciemment et sans conviction ; au lieu de frapper les fripons débarrassés désormais d'incommodes censeurs, ils frapperont des gens intègres ; au lieu de guillotiner des traîtres et des conspirateurs, ils guillotineront des républicains, et ces étranges modérés, souillés de sang et de boue, iront danser au Bal des Victimes.

Ce ne fut pas la mort de Danton qui les souleva et les unit contre Robespierre et Saint-Just, car ils y avaient tous participé, et aucun ne s'était présenté pour défendre l'illustre accusé, mais bien l'ennui d'être surveillés par des hommes d'une probité trop rigide. Leur sourde inimitié contre une partie des membres du Comité de Salut public commença peut-être après le supplice des dantonistes, mais elle fut muette longtemps encore et n'éclata que lorsque la division se fut mise dans ce fameux Comité. Ils se montrèrent donc d'abord d'une excessive docilité. Fouquier-Tinville ayant informé la Convention que plusieurs détenus du Luxembourg allaient passer en jugement pour avoir comploté de s'emparer des clefs des prisons et d'égorger une partie de l'Assemblée, ce furent des thermidoriens qui s'empressèrent de fournir à l'accusation des armes et de nouvelles victimes. Legendre commença, en déclarant qu'il ne pouvait avoir aucun doute sur la conspiration des prisonniers du Luxembourg, et qu'il avait reçu une lettre anonyme dans laquelle de soi-disant patriotes t'engageaient assassiner Robespierre et Saint-Just au sein même de la Convention, et à porter ainsi le premier coup à l'Assemblée. D'après cette lettre, ajoutait-il, les destinées de la France étaient remises dans mes mains ; j'étais le seul homme capable de la sauver. Je ne me suis pas laissé séduire par ces belles paroles, mais j'ai regardé le Comité de Salut public comme seul capable de garantir la liberté du naufrage. Puis il demanda, le décret d'accusation contre Simond, ce qui fut voté instantanément. Bourdon (de l'Oise) vint ensuite et déclara, à son tour, qu'une lettre semblable lui avait été remise dans la matinée par un huissier[1]. Ces lettres, attribuées à la veuve de Camille Desmoulins, déjà compromise dans la conspiration des prisons, furent l'arrêt de mort de l'infortunée jeune femme. Elle fut condamnée avec la veuve d'Hébert, en même temps que Chaumette, Gobel, Simond, Lapalue, Dillon et autres, et exécutée le 24 germinal. Ah ce sang de femmes, qu'il soit tombé des veines d'une obscure victime ou d'une princesse, c'est la tache et le remords de la Révolution ! Elle eût été trop belle et trop pure, si elle eût su se garder de ces fureurs inutiles.

Tandis que le Tribunal révolutionnaire continuait d'accomplir sa sanglante mission, tandis qu'à la Convention et aux Jacobins les anciens amis de Danton venaient insulter à la mémoire du lion immolé et se déclaraient de plus en plus convaincus de ses crimes, quand ils auraient si bien pu garder le silence, le Comité de Salut public poursuivait le cours de ses travaux, que l'Assemblée sanctionnait invariablement, et quelquefois sans discussion. L'armée révolutionnaire fut licenciée ; sur le rapport de Carnot, on supprima le conseil exécutif provisoire, et les ministères furent remplacés par douze commis subordonnés au Comité, entre les mains duquel se trouva ainsi centralisé tout le pouvoir exécutif[2]. Ce fut dans une des discussions auxquelles donna lieu, au sein du Comité de Salut public, la proposition de supprimer les ministères, que Saint-Just prononça, sur la question des neutres, un discours extrêmement remarquable, dans lequel il attaqua vivement les ministres sur l'emploi qu'ils faisaient des fonds secrets. On y lit :

La liberté française a des temples dans bien des cœurs ; mais elle n'en a et n'en aura jamais dans les cabinets des ministres, ni dans les sénats d'aucune république moderne.

Le temps, les événements, les principes que les événements ont successivement permis de développer, les extensions que les attaques de nos ennemis ont forcé de donner à nos principes, nos succès, nos revers, les dangers qui nous menacent, ceux que nous avons du accélérer pour notre défense, tous ces objets réunis ont rendu la guerre que fait la République une guerre inévitable, une guerre universelle, une guerre cosmopolite. Ses succès intéressent l'univers ses revers ne l'intéressent pas moins. Nous avons généralisé notre cause ; nous avons éclairé les principes ; tous les regards sont fixés sur eux ; nous n'avons plus à décider que des conséquences. Ainsi, dans cette lutte de la liberté des hommes contre la tyrannie des anciens maîtres des États, l'événement affranchira le monde ou rivera pour jamais ses fers[3].

 

L'opinion de Saint-Just dut certainement être d'un grand poids dans la décision qui fut prise. Il faut croire que cette mesure fut peu du goût des employés des ministères, car voici un arrêté de la main de Saint-Just, que nous trouvons, à la date du 18 germinal, dans les cartons du Comité :

Le Comité de Salut public, informé que, depuis le décret qui supprime le conseil exécutif, les affaires sont négligées par les agents du ministère, moins sensibles à l'intérêt public qu'à leur intérêt personnel, déclare que, conformément aux décrets de la Convention nationale, il poursuivra, selon la rigueur des lois, tout agent du gouvernement qui aurait négligé ses fonctions et compromis le service jusqu'à l'établissement des commissions il charge, en conséquence, les ministres d'une surveillance rigoureuse, sous leur responsabilité, dans toutes les parties de l'administration.

Signé : SAINT-JUST, BILLAUD, PRIEUR.

 

Comme pour inaugurer dignement son omnipotence relative, le Comité préparait une loi de secours publics, véritable monument de sagesse et d'humanité. S'il se montrait inflexible envers tout ce qui tendait à s'opposer à l'établissement du régime républicain, il faisait instituer, pour examiner les motifs de l'arrestation des citoyens détenus comme suspects, une commission souveraine, armée du pouvoir de prononcer la mise en liberté des citoyens injustement incarcérés. Bien que cette institution n'ait pas rendu les services qu'on pouvait attendre d'elle, il n'en faut pas moins savoir .gré à ses auteurs, qu'un profond sentiment de justice avait inspirés.

En même temps les vertus civiques, la probité, la décence et la modestie, la pureté des mœurs étaient chaque jour hautement recommandées, préconisées du haut de la tribune ; le Comité de Salut public prêchait d'exemple, et Couthon, dans un magnanime élan, s'écriait, comme pour répondre, de son vivant, à toutes les calomnies futures

Rendons tous un compte moral de notre conduite politique, faisons connaître au peuple ce que nous avons été avant la Révolution et ce que nous sommes devenus ; quelle a été notre profession, quelle a été notre fortune, si nous l'avons augmentée, et par quels moyens, ou si nous ne sommes devenus plus riches qu'en vertus. Que chacun de nous fasse imprimer ce compte moral, et qu'il dise : C'est la vérité que je vous présente ; si je vous trompe seulement dans une syllabe, j'appelle la vengeance nationale sur ma tête[4].

 

Le lendemain, le même orateur annonça à la Convention que le Comité de Salut public préparait de grandes mesures concernant l'épurement de la morale publique, et que quatre rapports lui seraient successivement présentés sur ce sujet. Saint-Just fut chargé de la rédaction du premier de ces rapports sur la police générale et l'influence morale et politique du gouvernement révolutionnaire. C'est l'exposé des motifs de la fameuse loi du 27 germinal, dont nous parlerons bientôt.

 

Que se passait-il au sein du Comité de Salut public quand se discutaient ces grands rapports que certains de ses membres étaient plus spécialement chargés de présenter à la Convention ? Nul ne le sait ; le secret de ces mystérieuses discussions n'a pas été révélé, et pour jamais il est enseveli, car ceux qui auraient pu éclairer l'opinion publique sont morts, victimes de leur dévouement à la chose publique. Un seul homme a vécu jusqu'à nous qui aurait dû rendre à l'histoire ce service de lui dresser avec impartialité ce magnifique monument, c'est Barère,. Mais, âme pusillanime, il n'a eu, dans les écrits décousus qu'il a laissés et qui méritent peu de créance, qu'une chose en vue décliner toute responsabilité des mesures rigoureuses prises par le Comité de Salut public et se faire passer pour un ange de douceur. S'il n'a pas agi avec la plus insigne mauvaise foi, il avait certainement perdu la tête quand il a tracé les notes qu'on a publiées sous le titre de Mémoires, notes pleines des plus grossières erreurs. C'est lui qui a attribué à Saint-Just et à Le Bas l'arrestation du général Hoche ; ce qu'ont accepté sans examen plusieurs écrivains que nous avons eu déjà l'occasion de réfuter. Dans un rapport très-malveillant, dit Barère, ils écrivirent au Comité qu'il était urgent de changer le commandant en chef de l'armée de Rhin et Moselle, et qu'en conséquence ils avaient cru devoir faire mettre en arrestation le général Hoche pour l'envoyer rendre compte de sa conduite à Paris[5]. Le général Hoche fut arrêté le 24 germinal de l'an II (13 avril 1794), comme je l'ai dit dans un précédent chapitre ; or, à cette époque, il y avait trois mois que Saint-Just et Le Bas avaient quitté Strasbourg et Le Bas-Rhin. Il est incroyable de voir un homme qui a été mêlé de si près aux affaires de ce temps se tromper aussi misérablement. Au reste, il y a si peu de suite dans les idées de Barère, que, quelques lignes plus bas, il écrit[6] : Le Comité de Salut public était irrité de la désobéissance, de l'orgueil et de la rivalité haineuse de Hoche. N'accuse-t-il pas Pichegru d'avoir trahi la République dès la campagne de 1793 ? Singulière trahison, qui consistait à battre l'ennemi dans toutes les rencontres La grande préoccupation de Barère a été de se faire pardonner par la noblesse, avec laquelle il avait déjà essayé de frayer avant la Révolution, les torts sanglants qu'il pouvait avoir eus envers elle. Rien n'est triste comme cet aplatissement posthume d'un homme qui a joué un si grand rôle. J'ai cité à dessein quelques-unes de ses paroles sur l'aristocratie de naissance, tirées, non pas des libelles dont lui aussi avait subi les calomnies, mais de ses propres discours, reproduits par le Moniteur ; ce sont certainement les plus cruelles qui aient été prononcées sur la noblesse. Était-ce pour effacer le Vieuxzac, comme disait Camille Desmoulins ? C'est fort probable, car je ne crois guère aux convictions de Barère, mais elles n'en restent pas moins son œuvre. En écrivant ses notes, il a compté sans le Moniteur, qui se fût bien gardé de dénaturer les discours d'un membre du Comité de Salut public. Que signifie donc cette reculade impie ? Mais n'est-ce pas lui qui, au lendemain même de la catastrophe de thermidor, comme pour bien prouver que Robespierre, Saint-Just et leurs amis avaient été abattus par la terreur et au profit de la terreur, disait à la Convention : Prenez garde à ce modérantisme funeste qui sait aussi, en parlant de paix et de clémence, tirer parti de toutes les circonstances, même des événements les plus rigoureux. Que l'aristocratie sache bien qu'elle n'a, dans ce temple des lois, que des vengeurs constants et des juges implacables que le mouvement révolutionnaire ne s'arrête point dans sa course épuratoire...[7] Saint-Just n'était plus alors Barère est donc bien mal venu à rejeter sur lui seul la responsabilité des lois sévères rendues contre la noblesse.

Il raconte qu'un jour, son jeune collègue vint proposer au Comité de Salut public de faire réparer les grandes routes par les nobles détenus, comme rançon des vexations et des exactions féodales de tous genres commises depuis mille ans sur le peuple français par la noblesse. Sur l'hésitation du Comité, Saint-Just se serait retiré en s'écriant : Vous n'êtes pas de taille à lutter contre la noblesse, puisque vous ne savez pas la détruire ; c'est elle qui dévorera la Révolution et les révolutionnaires. Dans tous les cas, il était assez bon prophète. Mais la prétendue réponse de Barère est assez curieuse pour être reproduite ici[8] : Je crus devoir stipuler pour le caractère national, en disant à Saint-Just et au Comité que la noblesse peut bien être abolie par les lois politiques, mais que les nobles conservent toujours, dans la masse du peuple, un rang d'opinion, une distinction due à l'éducation, et qui ne nous permet pas d'agir à Paris comme Marius agissait à Rome. Eh bien, non, en 1794, au sein même du Comité de Salut public, en présence de Billaud-Varennes et de Collot d'Herbois, Barère, qui n'a jamais donné grande preuve de courage, ne s'est pas exprimé ainsi ; et j'ai la conviction que les passages les plus rigoureux du rapport et du décret que nous allons analyser, ont eu plutôt son approbation que son blâme. Il n'est pas vrai, comme il l'affirme, que cette loi du 26 germinal soit l'ouvrage de Saint-Just seul ; il est constant, au contraire, qu'elle a été élaborée en commun et longuement discutée par les membres du Comité, et la preuve en est dans ces paroles de Couthon, prononcées à la Convention, quelques jours avant la lecture du rapport de Saint-Just : Le rapport sur la police générale se trouve différé par beaucoup de réflexions que le Comité a faites, et par de nouveaux renseignements qui nécessitent des mesures qui n'avaient pas été prévues et des changements sur beaucoup de points importants. La loi du 27 germinal fut le contre-coup du procès des hébertistes et de celui des dantonistes. Le Comité de Salut public ne se méprit point sur la joie que la mort de tant de républicains avait causée aux contre-révolutionnaires. Aussi, voyant la réaction en tirer de coupables espérances et s'agiter de toutes parts, jugea-t-il à propos de faire rendre contre elle de redoutables mesures. Comme dans les grandes occasions où la question politique était en jeu, ce fut Saint-Just qui, le 26 germinal, fut l'organe du Comité ; et en quels termes magnifiques et solennels, on va en juger.

Il ne suffit pas, citoyens, dit-il en commençant, d'avoir détruit les factions ; il faut encore réparer le mal qu'elles ont fait à la patrie. Comme elles voulaient relever la monarchie, elles avaient besoin de faire haïr la République et de rendre les citoyens très-malheureux pour les préparer au changement.

Il présente alors, à larges traits, le tableau de toutes les misères subies par le peuple français depuis le ministère de Necker, et en décrit admirablement les causes. L'agiotage, les accaparements, les abus auxquels a donné lieu le mode de payement des biens nationaux, tout cela est flétri avec justice.

Cependant, poursuit-il, il faut assurer tous les droits, tranquilliser les acquisitions ; il faut même innover le moins possible dans le régime des annuités pour empêcher de nouvelles craintes, de nouveaux troubles ; il faut réparer les crimes des factions, mais il faut le faire avec sagesse et bonté.

 

Il dépeint les ennemis de la Révolution portant toutes les denrées en pays étrangers et répandant sur le commerce de Paris une telle défaveur, qu'on ne voulait plus entendre parler d'approvisionner cette grande et généreuse ville. Obtenir la perte de la liberté par la perte de Paris, voilà, suivant lui, le plan de la conjuration.

Ce plan, reprend-il, n'est pas encore abandonné ; on ne s'apercevra de sa destruction totale que lorsque l'abondance aura reparu. Si vous voulez qu'elle reparaisse, il faut éteindre le fédéralisme par une police sévère, par le rappel à l'ordre de toutes les autorités, de tous les magistrats. Il faut que vous fassiez une cité, c'est-à-dire des citoyens qui soient amis et frères ; il faut que vous rétablissiez la confiance civile ; il faut que vous fassiez entendre que le gouvernement révolutionnaire ne signifie pas la guerre ni l'état de conquête, mais le passage du mal au bien, de la corruption à la probité, des mauvaises' maximes aux bonnes ; il faut que vous couvriez de honte ces histrions payés par l'étranger pour donner au peuple de mauvais conseils et égarer la raison publique.

 

Plus loin, il trace, de main de maître, le portrait du vrai patriote, et certes, si tous se fussent réglés sur ce modèle, la Révolution eût été pure de bien des excès. Écoutez

Un homme révolutionnaire est inflexible ; mais il est sensé, il est frugal, il est simple, sans afficher le luxe de la fausse modestie ; il est l'irréconciliable ennemi de tout mensonge, de toute indulgence, de toute affectation. Comme son but est de voir triompher la Révolution, il ne la censure jamais ; mais il condamne ses ennemis sans l'envelopper avec eux. Il ne l'outrage point ; mais il l'éclaire, et, jaloux de sa pureté, il s'observe, quand il en parle, par respect pour elle ; il prétend moins être l'égal de l'autorité, qui est la loi, que l'égal des hommes, et surtout des malheureux. Un homme révolutionnaire est plein d'honneur ; il est policé sans fadeur, mais par franchise, et parce qu'il est en paix avec son propre cœur ; il croit que la grossièreté est une marque de tromperie et de remords, et qu'elle déguise la fausseté sous l'emportement. Les aristocrates parlent et agissent avec tyrannie. L'homme révolutionnaire est intraitable aux méchants, mais il est sensible ; il est si jaloux de la gloire de sa patrie et de la liberté, qu'il ne fait rien inconsidérément il court dans les combats, il poursuit les coupables et défend l'innocence devant les tribunaux ; il dit la vérité afin qu'elle instruise et non pas afin qu'elle outrage il sait que pour que la Révolution s'affermisse, il faut être aussi bon qu'on était méchant autrefois ; sa probité n'est pas une finesse de l'esprit, mais une qualité du cœur et une chose bien entendue ; un homme révolutionnaire est un héros de bon sens et de probité...

Si vous faites toutes ces choses, continue-t-il, vous contrarierez tous les vices, à la vérité, mais vous sauverez la patrie. Ne vous attendez pas à d'autre récompense que l'immortalité. Je sais que ceux qui ont voulu le bien ont souvent péri Codrus mourut précipité dans un abîme ; Lycurgue eut l'œil crevé par les fripons de Sparte, que contrariaient les lois dures, et mourut en exil Phocion et Socrate burent la ciguë ; Athènes même, ce jour-là, se couronna de fleurs n'importe, ils avaient fait le bien ; s'il fut perdu pour leur pays, il ne fut point' caché pour la Divinité.

Puis le jeune orateur en revient à son thème favori, la censure des fonctionnaires publics qui se font remarquer par des manières insolentes pour parvenir, au lieu de s'occuper du bien général et de la destruction des abus. Il examine ensuite quels doivent être les principes de la police, et la police des monarchies gagnerait singulièrement à suivre les préceptes de Saint-Just.

La police, dit-il, a reposé sur de faux principes. On a cru qu'elle était un métier de sbires non point. Rien n'est plus loin de la sévérité que la rudesse ; rien n'est plus près de la frayeur que la colère La police a marché entre ces deux écueils. Elle devait discerner les ennemis du peuple, ne les point ménager, ne les pas craindre ; il arrive souvent le contraire. Au lieu de se conduire avec fermeté et dignité, elle agissait avec faiblesse ou imprudence, et compromettait la garantie sociale par la violence ou l'impunité. Beaucoup de gens traitaient sans distinction un aristocrate et un patriote ; ils faisaient une marchandise d'arrêter les gens et de les mettre en liberté. Et, au lieu de rendre leur pouvoir utile au peuple, ils le lui rendaient funeste et protégeaient ses ennemis. Ils disaient aux aristocrates : Nous faisons ce métier pour éviter que d'autres plus cruels ne le fassent ; ils disaient au peuple : Tremblez. On faisait tout pour corrompre l'esprit public et l'opposer à la Convention.

Esprit n'est pas le mot, mais conscience. Il faut s'attacher à former une conscience publique ; voilà la meilleure police. L'esprit public est dans les tètes, et comme chacun ne peut avoir une influence égale d'entendement et de lumières, l'esprit public est une impulsion donnée. Ayez donc une conscience publique, car tous les cœurs sont égaux par le sentiment du bien et du mal, et elle se compose du penchant du peuple vers le bien général.

Honorez l'esprit ; mais appuyez-vous sur le cœur. La liberté n'est pas une chicane de palais elle est la rigidité envers le mal elle est la justice et l'amitié. Ces idées avaient disparu de là, la dissolution et l'impunité générale. Les patriotes, détournés des méditations qui enfantent les belles lois, pour se défendre contre les factions, abandonnaient la République à tous les orages, à toutes les imprudences, à tous les crimes.

Il n'est point de gouvernement qui puisse maintenir les droits des citoyens sans une police sévère ; mais la différence d'un régime libre à un régime tyrannique est que, dans le premier, la police est exercée sur la minorité opposée au bien général et sur les abus ou négligences de l'autorité ; au lieu que, dans le second, la police de l'État s'exerce contre les malheureux livrés à l'injustice et à l'impunité du pouvoir.

Dans les monarchies, tous les hommes puissants sont libres et le peuple. est esclave ; dans la République, le peuple est libre, et les hommes revêtus du pouvoir, sans être assujettis, sont soumis à des règles, à des devoirs, à une modestie très-rigoureuse.

Vous avez été sévères vous avez dû l'être, mais vous l'avez été judicieusement il a fallu venger nos pères et cacher sous ses décombres cette monarchie, cercueil immense de tant de générations asservies et malheureuses il a fallu résister au crime par la justice inflexible, détruire les conjurations et punir l'hypocrisie sanguinaire de ceux qui, sans courage, prétendant relever le trône et dissimulant avec la République, ont occasionné la tourmente de l'État par des forfaits sombres, des écueils cachés.

Que serait devenue une république indulgente contre des ennemis furieux ? Nous avons opposé le glaive au glaive, et la liberté est fondée ; elle est sortie du sein des orages. Cette origine lui est commune avec le inonde, sorti du chaos, et avec l'homme, qui pleure en naissant.

 

Ici, des salves d'applaudissements interrompirent l'éloquent rapporteur du Comité de Salut public. Les souffrances de nos pères évoquées, cette lutte de cinq ans si fièrement retracée, la conduite des rois comparée à celle des peuples, tout cela arrachait à l'Assemblée émue des acclamations enthousiastes. Ah ! c'est que ce n'étaient point des paroles de rhéteur celles qui tombaient de la bouche de cet héroïque jeune homme ; elles retentissaient aussi fort que le canon grondant aux frontières et, quand on les répétait dans les camps, à la lueur des feux du bivouac, le soldat sentait grandir son patriotisme et son intrépidité !

Que de fortes maximes que de mots profonds, qui devaient frapper les esprits !

Qu'est-ce qu'un roi près d'un Français ?. Que la loi soit pleine de roideur envers les ennemis de la patrie ; qu'elle soit douce et maternelle envers les citoyens ! Une révolution comme la nôtre n'est pas un procès, mais un coup de tonnerre sur tous les méchants ! Ce sont les chefs qu'il faut discipliner, parce que tout mal résulte de l'abus du pouvoir. Ambitieux, allez vous promener une heure dans le cimetière où dorment les conjurés et le tyran, et décidez-vous entre la renommée, qui est le bruit des langues, et la gloire, qui est l'estime.

Le parti pour lequel la liberté du peuple est un joug, doit être expulsé, suivant Saint-Just, parce qu'il n'y a pas de paix possible à conclure avec lui.

Vous ne parlez pas la même langue, vous ne vous entendrez jamais ; chassez-le donc ! L'univers n'est point inhospitalier, et le salut public est parmi nous la loi suprême. Ces partisans incorrigibles de la tyrannie ne respirent que notre perte, et, chaque jour, ils font un ennemi de plus à la République. Qu'ils soient superbes partout ailleurs ; on ne peut être ici que citoyen.

Il y aurait de l'inhumanité à leur sacrifier tout un peuple ; il y aurait aussi de l'injustice à ne pas distinguer les bons des méchants. La cruauté frappe sans mesure ; mais la sagesse concilie tout. Purgez donc la patrie de ses ennemis déclarés. La modestie républicaine les indigne ; il leur faut la puissance qui n'appartient ici qu'à la démocratie. Qu'ils soient bannis et tous les vices avec eux, et que la Providence les conduise dans un autre hémisphère, et les instruise à la vertu par le malheur. Interdisez le séjour de Paris, celui des ports, celui des places fortes à tous les nobles, à tous les étrangers ; la cour était autrefois interdite aux plébéiens. Heureux ceux qui essuieraient le reproche d'avoir été funestes aux ennemis de la patrie. Il n'y eut personne assez éhonté dans Rome pour reprocher la sévérité qui fut déployée contre Catilina comme un acte de tyrannie ; mais Rome aimait alors la liberté. Il n'y eut que César qui regretta ce traître, et qui prétendit que la liberté, qu'il devait un jour détruire lui-même, était violée dans la personne de Catilina.

L'aristocratie, sous le régime monarchique, foulait aux pieds la religion objet de ses railleries ; la probité était ridicule à ses yeux. Elle inventait des passions et des sottises pour irriter sa satiété ; elle foulait les campagnes elle insultait à la misère et se moquait de la terre et du ciel. Aujourd'hui l'aristocratie hypocrite, qui, elle-même, sans s'en apercevoir, a détruit ce qu'elle regrette, nous oppose effrontément des bienséances qu'elle foula toujours aux pieds il n'y a point de bienséances à respecter envers les ennemis du peuple...

Le peuple est juste, dit-il un peu plus loin ; les pouvoirs sont souvent iniques. C'est une chose affreuse de tourmenter le peuple. Les lois et le gouvernement doivent peser sur les pouvoirs qui tendent toujours à l'indépendance. Il n'en sera plus de même désormais...

Vous vous êtes étrangement trompés, vous qui avez cru que l'insolence était une sauvegarde de la justice et des lois, et qui vous êtes environnés d'audace pour leur échapper Tout sera pesé au poids du bon sens. Ceux-là surtout seront poursuivis sans pitié qui violeraient la garantie de la liberté publique en outrageant la représentation. Vous vous êtes trompés aussi, vous qui avez volé l'État, et croyez jouir longtemps du prix de vos forfaits. Attendez-vous aux gémissements éternels de tous les fripons ; ils deviendront une faction de publicistes, accusant de rigueur la main qui les frappe. Vous n'aurez pas plutôt fait régner un mois la justice distributive, que la République changera de face et que l'abondance renaîtra... Que la justice se répande donc comme un torrent partout où il est demeuré des complices. Le moment est venu de tirer du sommeil tous les dépositaires de l'autorité publique.

La comptabilité aura justifier son indulgence envers les comptables.

Les départements rendront compte de l'affreux état des chemins, qui menacent de la famine par l'interception des convois et des communications.

L'administration des postes rendra compte de la nullité du service. Nous déclarons la guerre à tous les abus par lesquels on a servi les factions pour faire abhorrer la liberté et provoquer la tyrannie.

Les départements répondront de l'air de souveraineté qu'ils ont souvent pris devant les malheureux.

Les pouvoirs répondront de toute coalition criminelle contre la liberté publique.

Les juges de paix rendront compte de la justice refusée aux pauvres des campagnes.

Les tribunaux des armées rendront compte de la discipline des chefs de corps et de leur courtoisie envers les hommes puissants. Ce n'est point là le despotisme, sans doute ; ce serait un étrange privilège que celui de pouvoir récuser comme despotisme l'âpreté nécessaire pour châtier les méchants Favorisez la justice de toute votre puissance, elle seule rétablira nos affaires. Annoncez à la France que tout abus reconnu sera foudroyé, et que tout homme injuste envers le peuple en portera la peine.

 

S'il y a, en révolution, une exaltation honorable et permise, poursuit-il, c'est celle de Caton, celle qui pousse au mépris des richesses et à la simplicité courageuse des mœurs, car alors elle est vertu et non pas fureur.

Formez les institutions civiles, les institutions auxquelles on n'a point pensé encore ; il n'y a point de liberté durable sans elles ; elles soutiennent l'amour de la patrie et l'esprit révolutionnaire, même quand la Révolution est passée. C'est par là que vous annoncerez la perfection de votre démocratie, que vous annoncerez la grandeur de vos vues, et que vous hâterez la perte de vos ennemis en les montrant difformes à côté de vous. Bientôt, les nations éclairées feront le procès à la mémoire de ceux qui ont régné sur elles, et traîneront leurs ossements sur l'échafaud ; l'Europe foulera aux pieds et la poussière et la mémoire des tyrans. Alors, tout gouvernement qui ne sera point fondé sur la justice sera abhorré. L'esprit humain est aujourd'hui malade, et sa faiblesse produit le malheur parce qu'elle souffre l'oppression. N'en doutez pas, tout ce qui existe autour de nous doit changer et finir, parce que tout ce qui existe autour de nous est injuste la victoire et la liberté couvriront le monde. Ne méprisez rien, mais n'imitez rien de ce qui est passé avant nous l'héroïsme n'a point de modèles. C'est ainsi, je le répète, que vous fonderez un puissant empire, avec l'audace du génie et la puissance de la justice et de la vérité. Ce sont des choses dont l'aristocratie ne peut point abuser. N'imposez point d'autres vertus aux citoyens que la probité, que le respect de la liberté, de la nature, des droits de l'homme et de la représentation nationale. Que la Convention plane sur les pouvoirs ; qu'ils la respectent et fassent le bien. Qu'on mette de la différence entre être libre et se déclarer indépendant pour faire le mal. Que les hommes révolutionnaires soient des Romains et non pas des Tartares.

Je termine par ce principe invariable c'est que l'autorité publique doit religieusement exécuter vos décrets. Voilà la source et l'unique règle de la police générale de la République et du gouvernement révolutionnaire, qui n'est autre chose que la justice favorable au peuple et terrible à ses ennemis.

 

Tel est ce discours étincelant de tant de beautés, plein des vues les plus judicieuses et les plus élevées, et que nous regrettons de n'avoir pu reproduire en entier[9]. Cette âpre censure qui n'épargnait aucun vice, aucun abus ; cette lumière portée dans les ténèbres de la tyrannie administrative, dans le dédale de ce pouvoir occulte qu'on appelle la bureaucratie, cette austérité enfin n'était guère de nature à concilier à Saint-Just les sympathies des fonctionnaires ; aussi, après thermidor, se sentant débarrassés d'un grand poids, pousseront-ils un cri d'allégresse, tandis que, refoulés dans l'ombre, les vrais amis du peuple gémiront, muets et désespérés. C'est cette vertu farouche qui a fait dire à Barère, dans une des rares occasions où il a rendu justice à Saint-Just : Ses mœurs politiques étaient sévères, quel succès pouvait-il espérer ?

A la suite de ce rapport, fut présenté un important décret que, après une discussion de deux jours, l'Assemblée adopta avec quelques modifications plus rigoureuses, ceci est à noter. Il était dit, entre autres dispositions :

Les prévenus de conspiration seront traduits, de tous les points de la République, au tribunal révolutionnaire à Paris.

Aucun ex-noble, aucun étranger, avec lesquels la République est en guerre, ne peut habiter Paris, ni les places fortes, ni les villes maritimes pendant la guerre. Tout noble ou étranger dans les cas ci-dessus, qui y serait trouvé dans dix jours, est mis hors la loi.

 

Saint-Just avait proposé le délai d'un mois ; Bréard, un thermidorien ! demanda celui de huit jours : Les ci-devant nobles, dit-il, n'ayant pas mis si longtemps pour venir à Paris y tramer des conspirations contre la liberté. L'Assemblée, comme on le voit, prit un terme moyen. De nombreuses exceptions, au reste, adoucissaient la rigueur de cet article.

Le séjour de Paris, des places fortes, des villes maritimes est interdit aux généraux qui n'y sont point en activité de service.

On reconnaît là les appréhensions de Saint-Just, à l'égard des usurpations et du despotisme militaires.

Tous les citoyens seront tenus d'informer les autorités de leur ressort, et le Comité de Salut public, des vols, des discours inciviques et des actes d'oppression dont ils auraient été victimes ou témoins.

Plus loin, que de précautions pour sauvegarder la liberté individuelle !

La Convention nationale ordonne à toutes les autorités de se renfermer rigoureusement dans les limites de leurs institutions, sans les étendre ni les restreindre. Elle ordonne au Comité de Salut public d'exiger un compte sévère de tous les agents, de poursuivre ceux qui serviront les complots et auront tourné contre la liberté le pouvoir qui leur aura été confié.

Le respect envers les magistrats sera religieusement observé ; mais tout citoyen pourra se plaindre de leur injustice, et le Comité de Salut public les fera punir selon la rigueur des lois.

Enfin, portait l'article XXIII :

Le Comité de Salut public encouragera par des indemnités et des récompenses, les fabriques, l'exploitation de mines, les manufactures ; il protégera l'industrie, la confiance entre ceux qui commercent ; il fera des avances aux négociants patriotes qui offriront des approvisionnements au maximum il donnera des ordres de garantie à ceux qui amèneront des marchandises à Paris pour que les transports ne soient pas inquiétés, il protégera la circulation des rouliers dans l'intérieur, et ne souffrira pas qu'il soit porté atteinte à la bonne foi publique.

 

Que si quelques-uns des articles de ce décret sont empreints d'une excessive rigueur, nécessitée par les circonstances, combien d'autres renferment de sages, d'utiles dispositions, et témoignent, devant la postérité, de l'amour que portait au peuple cette Convention tant calomniée

Rühl proposa l'impression et la traduction du rapport, et l'Assemblée, comme de coutume, adopta avec enthousiasme cette proposition.

Ce fut la dernière fois que Saint-Just prit la parole à la tribune, jusqu'à la funeste journée du 9 thermidor. Depuis lors, il fut presque toujours absent de Paris. Quelques jours après avoir prononcé ce discours, il fut de nouveau envoyé comme commissaire général près l'armée du Nord, vers laquelle se tournaient avec anxiété les regards de la France et où il restera presque constamment désormais. Il partit le 10 floréal de l'an II avec Le Bas, son fidèle ami ; tous deux allaient donner au monde le spectacle du plus absolu dévouement que de grands citoyens aient jamais offert à leur patrie. Mais, avant de suivre dans leur glorieuse mission ces héroïques envoyés de la Convention nationale, il convient de venger Saint-Just de la plus infâme calomnie dont on ait essayé de ternir sa mémoire, et d'appeler sur ceux qui l'ont inventée l'éternel mépris des honnêtes gens.

 

 

 



[1] Voyez le Moniteur du 20 germinal an II, n° 200, séance du 18.

[2] Voyez le Moniteur du 14 germinal an II, n° 194.

[3] Voyez ce discours reproduit in extenso dans la Revue rétrospective, 2e série, t. IV, p. 125 et suiv.

[4] Séance du 16 germinal. Voyez le Moniteur du 17, n° 197.

[5] Mémoires de Barère, t. II, p. 174. Voyez, au second chapitre concernant la mission de Saint-Just et de Le Bas à Strasbourg, les motifs qui déterminèrent le Comité de Salut public, et non Saint-Just, à faire arrêter le général Hoche.

[6] Mémoires de Barère, t. II, p. 172.

[7] Voyez le discours de Barère du 10 thermidor.

[8] Mémoires de Barère, t. II, p. 169.

[9] Voyez cet immense rapport dans le Moniteur au 27 germinal an II, n° 287.