HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Coup d'œil funèbre. — Les anecdotes de M. de Barante. — Calomnies et réfutations. — Encore Charles Nodier. — Le Vieux Cordelier. — Saint-Just et les Jacobins. — Projet de censure républicaine. — Saint-Just au Comité de Salut public. — Départ pour l'armée du Nord.

 

Lorsque Saint-Just et Le Bas revinrent à Paris, bien des vides sanglants s'étaient faits déjà dans les rangs des républicains, car on ne peut refuser ce nom à la plupart des Girondins. Ceux-ci, livrés au Tribunal révolutionnaire après le rapport d'Amar, autrement terrible et violent que celui de Saint-Just, moururent stoïquement, emportant avec eux leurs croyances inaltérées et ne doutant pas de cette République qui devait s'offrir une immense hécatombe de ses meilleurs partisans. Ah ! en présence de cette expiation funèbre et à jamais regrettable, j'oublie et. les erreurs et les imprudences des Girondins et les funestes dissensions provoquées par eux, et je ne me souviens que des services qu'ils ont rendus à la Révolution.

Elle les avait suivis de bien près à l'échafaud, cette illustre femme, dévouée comme eux à la liberté, madame Roland, dont les dernières paroles furent un si poignant reproche à la statue de sa divinité. Combien d'autres étaient tombés aussi sous le glaive de l'implacable Révolution Philippe-Égalité, qui lui avait donné tant de gages, et l'ancien procureur de la commune, Manuel, condamné sur les dépositions de Léonard Bourdon, de Bazire et de Fabre d'Églantine, et Bailly, à qui elle ne put pardonner les massacres du Champ-de-Mars. Saint-Just n'était donc pas à Paris au moment où eurent lieu ces exécutions. Nous le retrouverons, au reste, en mission pendant les jours désespérés où furent frappées tant d'inutiles victimes qu'il eût fallu épargner, et nous le justifierons sans peine des faits que Barère, qui ne quitta pas, lui, un seul instant le Comité de Salut public, qui assista, sans désemparer, à toutes les phases de la terreur et se contenta d'être le chantre de nos victoires sans y contribuer de sa personne, a essayé de mettre à la charge de son jeune collègue, dans le but de diminuer sa propre responsabilité devant l'avenir. Si Saint-Just fut le partisan de mesures rigoureuses pour comprimer la contre-révolution, il fut aussi l'ennemi acharné des exagérés ; il l'a assez prouvé. Faut-il rappeler encore ces paroles de lui Tous les principes sont affaiblis il ne reste que des bonnets rouges portés par l'intrigue. L'exercice de la terreur a blasé le crime, comme les liqueurs fortes blasent le palais. Il contribuera à tuer l'hébertisme, par haine de la démagogie, et, dans un discours à jamais célèbre, il demandera bientôt que la terreur soit remplacée parla justice.

Parmi les historiens plus ou moins sérieux qui ont écrit sur la Révolution française, il en est un à qui sa haute position dans le monde, ses allures aristocratiques et quelque talent ont acquis une certaine notoriété je veux parler de M. de Barante. Cet écrivain gentilhomme a composé une Histoire de la Convention dont nous avons déjà dit quelques mots, et qui n'est qu'un écho peu adouci des diatribes de Georges Duval. Il a des larmes faciles, et je les respecte, pour tous les grands noms de la monarchie décapités sur l'échafaud mais de tant d'obscures victimes des vengeances révolutionnaires, qui payèrent de leur vie une imprudence ou une parole séditieuse, il a l'air de se soucier peu ou point. Du reste, on se tromperait fort si l'on croyait que tous ceux qui périrent, grands ou petits, furent innocents. Bien des illusions tomberont à cet égard, quand il sera permis de livrer à la publicité toutes les pièces ou jugements du Tribunal révolutionnaire. Je ne veux citer présentement qu'un exemple, tiré de M. de Barante lui-même. Après avoir dépeint la solennité à laquelle donna lieu l'anniversaire du 21 janvier, il s'écrie douloureusement : Sept têtes tombèrent ce jour-là sur l'échafaud ! Or, à l'exception d'une, ces têtes étaient celles d'officiers et de marins de l'escadre de Toulon, convaincus d'avoir été complices de la trahison qui avait livré cette ville aux Anglais. Si donc jamais supplice fut mérité, ce fut, à coup sûr, celui-là ; et je ne sache pas qu'à l'heure où j'écris ces lignes, la loi punissant de mort un pareil forfait ait été abrogée.

M. de Barante est envers Saint-Just d'une révoltante injustice il laisse, en cela, bien loin derrière lui M. Éd. Fleury, qui, de temps en temps, subjugué par son héros, ne peut s'empêcher de laisser échapper en sa faveur quelques paroles d'admiration.

Encore une fois, les actes du jeune conventionnel appartiennent à l'histoire, et nous les livrons tels quels au lecteur, qui les appréciera suivant ses convictions mais ce qui est notre droit, ce à quoi nous obligent les traditions qui nous rattachent à Saint-Just, c'est de réfuter les calomnies plus ou moins lâches et plus ou moins absurdes débitées sur son compte.

Voici un premier fait infâme qui lui est imputé par le noble historien.

Saint-Just logeait, depuis plusieurs mois, dit M. de Barante, dans le même hôtel que Salles. Les locataires se réunissaient habituellement chez la maîtresse de l'hôtel, et formaient ainsi une société assez intime. Madame Salles crut pouvoir solliciter l'intercession de Saint-Just pour son mari, mis hors la loi. Il se montra durement inflexible. La pauvre femme était grosse ; elle se jeta à ses genoux ; il la repoussa d'un coup de pied[1].

 

D'où M. de Barante a-t-il tiré ce détail ? C'est ce dont il se garde bien de nous informer, car rarement il se met en frais d'indiquer ses autorités. Eh bien, il y a, dans ce récit haineux, une odieuse assertion à laquelle il conviendrait peut-être de répondre par le plus formel et le plus dédaigneux démenti, si nous n'aimions mieux la combattre par des preuves de toute nature.

Et d'abord, si cette indigne et inutile voie de fait, foncièrement contraire aux habitudes douces et distinguées de Saint-Just, eût été commise devant témoins, comme le raconte M. de Barante, elle ne se trouverait pas révélée pour la première fois dans un livre, après cinquante-neuf ans de silence[2] ; elle aurait été ébruitée au moment même, et tous les partis n'eussent pas manqué de flétrir une pareille action. Madame Salles a-t-elle seulement jamais eu l'idée d'implorer l'intercession de Saint-Just en faveur de son mari ? C'est ce dont je doute très-fort, pour ma part. Postérieurement au rapport, relativement modéré, de Saint-Just, un autre rapport de Billaud-Varennes et l'accusation contre les Girondins, dressée par Amar, avaient été présentés à la Convention. Ce serait donc à ces derniers plutôt qu'à Saint-Just que madame Salles se fût adressée. De plus, elle savait parfaitement, elle, femme d'un représentant du peuple, que Saint-Just, quand bien même il eût été animé des meilleures intentions du monde envers ce malheureux Salles, n'avait pas le pouvoir de le soustraire au décret de mise hors la loi, tout membre qu'il était du Comité de Salut public. Danton, autrement puissant alors, ne s'est-il pas écrié avec une sorte de désespoir, à propos des Girondins : Il me serait impossible de les sauver ! Pourquoi M. de Barante n'a-t-il pas assigné de date à cette scène ? Quand on avance une aussi grave accusation, on est tenu, sous peine de passer pour un imposteur, d'y joindre toutes les preuves à l'appui. Et la date était importante à citer. Car, si madame Salles n'avait pas suivi son mari, alors en fuite, et si elle crut devoir aller se jeter en suppliante aux genoux de quelque membre influent du gouvernement révolutionnaire, ce fut sans doute au moment où les Girondins furent livrés au tribunal ; eh bien, à cette époque, Saint-Just était à Strasbourg !

Dans ce même hôtel delà rue Gaillon, où logeait Saint-Just, habitait, en même temps que lui, madame Desportes de Doullens, veuve d'un ancien officier des gardes du corps. Sincèrement attachée aux principes de la monarchie détruite, cette dame, qui portait à Saint-Just une profonde amitié, traversa, grâce à son jeune ami peut-être, sans être inquiétée, toute l'époque de la terreur. Elle possédait un fort beau portrait de Marie-Thérèse, donné à son mari par l'impératrice-archiduchesse elle-même, sur lequel, de peur d'être compromise, elle avait fait appliquer un portrait de Saint-Just, peint au pastel par leur hôtesse commune. C'est ce dernier portrait dont nous avons, dans un chapitre précédent, donné une courte description, et qui, après thermidor, est devenu la propriété de la famille Le Bas. Madame Desportes de Doullens a vécu dans la plus complète intimité avec la femme d'un de nos vieux amis[3], à laquelle, bien des fois, elle a parlé de Saint-Just, de sa douceur dans les relations privées, de sa grâce et du charme de sa société. Une brutalité de la nature de celle que M. de Barante a mise sur le compte de Saint-Just, aurait certainement frappé l'esprit d'une femme délicate et ne serait pas sortie de sa mémoire. Madame Desportes de Doullens n'eût pas manqué d'en instruire la meilleure amie de ses vieux jours et de flétrir énergiquement un tel acte ; loin de là, elle n'a jamais dit de Saint-Just que le plus grand bien, le plaignant, d'un cœur véritable, sur sa fin tragique et inattendue, et s'étonnant seulement qu'un jeune homme si affable et de si belles manières, ait pu être un des chefs de ce sombre et terrible gouvernement de la République.

Un autre fait peut donner une idée de l'incroyable légèreté, j'allais dire de la mauvaise foi, avec laquelle M. de Barante a écrit son livre.

La tactique ordinaire des hommes qui prêchent la haine de la Révolution, est, on le sait, de prêter des actes atroces à ceux qui l'ont servie. Il y a même eu, tout exprès pour cela, dans les premières années de la Restauration, de nombreux salariés de la réaction. Quand donc nous trouvons quelque part une assertion erronée, c'est un devoir pour nous de la signaler et d'en faire bonne justice. Voici, par exemple, une seconde-anecdote racontée par M. de Barante elle est le digne pendant de la première. Saint-Just, étant à Strasbourg aurait, suivant lui, forcé une actrice de chanter au théâtre, le soir même du jour où son père avait succombé dans un combat contre les Prussiens[4]. Or, cette anecdote, très-écourtée par M. de Barante, est tirée des Souvenirs, portraits et épisodes de la Révolution par Charles Nodier ; seulement l'acte incroyable attribué par M. de Barante à Saint-Just, est précisément d'un de ces enragés dont quelques-uns furent si sévèrement châtiés par les commissaires de la Convention. Les lecteurs me sauront gré de leur donner ici quelques extraits de la narration de Nodier, qui est peut-être sortie de leur mémoire. On avait joué Brutus, pièce dans laquelle Fleury, qui avait eu, le jour même, le bras traversé d'une balle — car en ce temps-là tout le monde était soldat —, avait été salué par les applaudissements frénétiques de la multitude.

A peine descendu, le rideau se leva, et Fleury, qui venait recueillir encore une fois les hommages du parterre, annonça d'un ton noble et pénétré que madame Fromont, qui devait remplir, dans l'ouvrage nouveau, l'unique rôle de femme, ayant perdu son père et son mari, tués quelques heures auparavant à la défense du pont de Kehl, l'administration priait le public de se contenter, en remplacement, du petit opéra de Rose et Colas... Madame Froment était une petite comédienne, qui avait une peau bise fort appétissante, un mil brun et luisant, une voix juste et perlée, quelque peu d'esprit et beaucoup d'âme. L'assentiment fut unanime ou presque unanime ; et Fleury se retirait déjà, quand un homme, assis au balcon, témoigna qu'il voulait parler. C'était un de ces Jacobins aux couleurs décidées, que Saint-Just avait récemment éliminés de la société populaire, et qui balançaient encore, tout vaincus qu'ils étaient, le pouvoir du dictateur conventionnel. C'est Tétrell, Tétrell, l'ami du peuple, la terreur des aristocrates et le Démosthène de la Propagande ! c'est Tétrell ! répétèrent mille voix, et la foule se tut. Tétrell était, en effet, un homme disert, qui cachait peut-être ses opinions et son nom lui-même sous les dehors d'un patriotisme âpre et sauvage. Son sabre pendait hors du balcon et le battait de son fourreau d'acier. Il frappa du poing sur la banquette de la galerie, et s'écria d'une voix colère : Est-ce devant des républicains qu'on ose se couvrir d'une si lâche excuse Va lui dire de paraître, va lui dire de chanter. Dis-lui surtout de nous épargner ses larmes. C'est aujourd'hui un jour de victoire, et les larmes sont aristocrates. Un instant après, la pièce commença. Les folâtreries déchirantes de madame Fromont furent passionnément applaudies ; mais qu'elles me donnaient de peine à voir ! que le rire de ses lèvres était triste, sous les larmes intarissables qui baignaient ses yeux Quelle était horrible pour l'âme, la note vive et badine qui se perdait dans un sanglot ! Il y a une scène où la jeune tille se remet en voyage, accompagnée d'un amant, pour aller à la recherche de son père, qui s'est égaré dans la montagne. Elle est sûre de le retrouver, elle l'appelle et lui sourit déjà. Cette situation est douce et gaie. La pauvre femme tomba mourante dans la coulisse, et nous en fûmes avertis par un cri[5].

 

Je ne sais trop jusqu'à quel point on doit admettre la vérité complète de ce récit ; mais Saint-Just est, comme on le voit, bien innocent de l'acte de sauvagerie dont l'a si gratuitement accusé M. de Barante et c'est une bonne fortune inestimable que de pouvoir répondre à cette imputation mensongère par les paroles mêmes du royaliste Nodier.

Pendant l'absence de Saint-Just, avait éclaté la grande guerre, la guerre à mort entre Camille Desmoulins et Hébert, autrement dit le père Duchesne. Le spirituel auteur du Vieux Cordelier alla même si loin, que son ami Fréron, le futur Fréron de la jeunesse dorée, qui alors donnait en plein dans l'hébertisme, lui écrivait de Marseille, pour lui reprocher d'avoir réclamé un comité de clémence[6]. Ces dissentiments devinrent un texte de discussions orageuses aux Jacobins, où Robespierre le jeune, qui arrivait de mission, témoigna avec douleur son étonnement de voir la société perdre son temps à d'aussi misérables querelles, au lieu de traiter les grandes questions d'intérêt général. Aux applaudissements dont les contre-révolutionnaires avaient salué les numéros du Vieux Cordelier, quelques patriotes, qui n'étaient cependant point des exagérés, comprirent l'imprudence de Camille et l'attaquèrent violemment. Robespierre, après avoir une première fois pris sa défense à la tribune des Jacobins, fit remarquer, quelques jours après, que, dans ces éloquentes philippiques, il y avait, à côté des maximes du modérantisme, les principes les plus révolutionnaires qu'en conséquence, il importait peu que l'auteur fût ou non exclu de la société, qu'Hébert et lui avaient des torts réciproques, et qu'en somme, il fallait laisser les questions d'individus pour s'occuper de la chose publique et de la Convention, en butte aux intrigues du parti de l'étranger. Ainsi commençaient à sourdre de formidables accusations contre une faction dans laquelle Hébert et ses partisans allaient bientôt être enveloppés.

Quant à Saint-Just, que faisait-il tandis que l'on bataillait ainsi aux Jacobins ? Il se recueillait, comme il l'a écrit lui-même :

Les malheurs de la patrie ont répandu sur tout l'empire une teinte sombre et religieuse. Le recueillement est nécessaire dans ces circonstances pénibles ; il doit être le caractère de tous les amis de la République[7].

 

Il avait une antipathie instinctive pour ces luttes stériles dont le club des Jacobins était le théâtre, et jamais il n'y prenait la parole. Il écrivait encore, en cette année 1794 :

Ce qui faisait, l'an passé, la force du peuple et des Jacobins, c'est que les orateurs qui présentaient des lois dans le corps législatif, mûrissaient ces lois aux Jacobins. Aujourd'hui, les Jacobins n'exercent plus que la censure, et l'on n'y médite point de travaux. Ainsi, il ne sortira pas de lois d'une assemblée où un parti ne cherche qu'à offenser et l'autre qu'à combattre[8].

 

Tous ces bavardages ne lui allaient pas, l'action lui convenait mieux ; aussi accepta-t-il avec empressement les missions aux armées, et, par trois fois, de pluviôse à thermidor, le verrons-nous courir à la frontière et déployer devant l'ennemi sa prodigieuse activité. Tout le temps qu'il fut à Paris, il le passa dans les bureaux du Comité de Salut public, lequel était surchargé de tant de travaux, qu'il est à peine croyable que des forces humaines aient pu y suffire. Quelle besogne ! plus de cinq cents affaires à expédier par jour. Ah ! c'étaient de rudes travailleurs que les membres de ce fameux comité, qui a assumé la responsabilité des vengeances de cette sinistre et étonnante époque, mais auquel revient, par compensation, l'impérissable gloire des grandes choses accomplies sous sa dictature, dictature sanctionnée et voulue par la Convention, car, chaque mois, ne l'oublions pas, il proposa son renouvellement, et chaque mois, jusqu'en thermidor, l'Assemblée le prorogea dans ses pouvoirs. C'est le seul gouvernement véritable et énergique qu'ait eu la France depuis 1789, dit Napoléon, qui se connaissait en matière de gouvernement[9] ; seulement le Comité de Salut public, il faut bien lui rendre cette justice, n'agissait pas dans un intérêt personnel et dynastique.

Si Saint-Just se montra âpre et sévère dans le sein du Comité de Salut public, ce fut surtout contre les ultrarévolutionnaires, qui rendaient toute organisation impossible, et contre les anciens nobles, qui étaient en correspondance avec les émigrés. Il voyait juste, il sentait bien où était l'ennemi, et savait qu'entre l'aristocratie brisée et le nouvel ordre de choses, toute fusion sincère était impossible. Ses défiances étaient également en éveil contre les agents du gouvernement. Suivant lui, presque tout le mal venait de la déloyauté et de la mauvaise foi des administrateurs, qui, par un zèle exagéré et par cela même suspect, tendaient à troubler et exaspérer les masses. On peut se convaincre de son opinion à cet égard par la lecture d'un projet de censure républicaine formulé en décret pour être présenté à la Convention, projet écrit, en entier, par lui, et dont j'ai eu l'original entre les mains. Il est précédé de ce préambule :

La censure des magistrats est devenue nécessaire ; ils se pardonnent tout entre eux et transigent sur l'impunité. Cette censure doit être partout présente : elle doit suivre pas à pas l'homme en place ; elle doit être propre au génie de notre Révolution. Cette censure ne peut être exercée d'autorité ; elle doit remplacer les armées révolutionnaires que vous avez abolies, sans en reproduire les inconvénients ; elle doit surveiller et dénoncer si elle frappait elle-même, elle serait bientôt corrompue et achetée.

Cette censure ne doit point agir sur le peuple le peuple est son propre censeur. Elle ne doit pas ressembler à la censure des Romains, elle ne peut s'exercer parmi nous sur les mœurs ; elle serait insupportable. Elle ne peut que surveiller l'exécution des lois rigoureuses contre l'aristocratie, et soumettre les magistrats et agents aux lois dont ils sont aujourd'hui presque indépendants...

 

Le décret venant à la suite établissait dans chaque armée de la République, jusqu'à la paix, un censeur dont la mission devait consister à surveiller les fonctionnaires publics et à dénoncer leurs abus, soit pour dilapidation, soit pour injustice, au tribunal révolutionnaire. Chaque censeur recevait une somme de dix mille livres, à titre d'indemnité annuelle. C'était, au reste, la mise en pratique d'une institution contenue dans le seizième fragment de ses Institutions républicaines.

Mais ce qui préoccupait surtout Saint-Just, c'étaient les affaires militaires ; il y donnait toute son attention ; non pas qu'il fût ébloui par la gloire des armes il se méfiait, au contraire, du prestige qui, dans notre pays surtout, s'attache aux généraux victorieux. On ne l'entendit jamais vanter, à la tribune, les palmes cueillies sur les champs de bataille, lui qui cependant prit une si honorable part à nos combats sur le Rhin et dans le Nord. Il reprochait à Barère de trop faire mousser nos victoires[10] ; on eût dit qu'il pressentait l'avenir et qu'il prévoyait ce que ce peuple de France aurait un jour d'engouement pour le despotisme militaire. Mais alors il fallait se battre pour la défense de la patrie, lutte sainte et à jamais sacrée ! et rien de ce qui fut nécessaire au triomphe de nos armées ne fut négligé par Saint-Just. Il n'omettait aucun détail vivres, approvisionnements, munitions, comme cela se peut voir dans une note de lui, très-longue et insérée en entier dans les Mémoires de Barère, note où Saint-Just énumère les chiffres exacts des quatorze armées de la République, et fournit des renseignements sur nos principales places fortes.

Ainsi initié aux choses de la guerre, il pouvait donner des conseils aux généraux et ceux-ci ne dédaignaient pas de lui en demander. Dans les camps, sa sphère d'action se trouvait singulièrement élargie là, au moins, son loyal et impétueux patriotisme ne se heurtait pas contre les mille intrigues qui le désespéraient à Paris. Vers la fin de janvier, au moment où s'amoncelait l'orage prêt à fondre sur les hébertistes, il fut chargé d'une nouvelle mission par ses collègues, et le, 7 pluviôse, il partit avec Le Bas pour l'armée du Nord.

 

 

 



[1] M. de Barante, Histoire de la Convention, t. III, p. 371.

[2] L'Histoire de la Convention de M. de Barante a paru en 1851.

[3] L'excellent et regrettable docteur Sellier.

[4] M. de Barante, Histoire de la Convention, t. IV, p. 154.

[5] Charles Nodier, Souvenirs de la Révolution, éd. Charpentier, t. I, p. 30 et suiv.

[6] Voyez le n° 6 du Vieux Cordelier.

[7] Note de sa main, extraite d'un agenda trouvé sur lui le 9 thermidor.

[8] Note de sa main, ubi supra.

[9] Mémoires de Barère. Voyez la notice qui précède, t. I, p. 86.

[10] Mémoires de Barère, t. IV.