HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE TROISIÈME (SUITE)

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Retour en Alsace. — Réactionnaires et ultra-révolutionnaires. — La Propagande et Charles Nodier. — Euloge Schneider. — Son mariage. — Sa chute. — Souvenir du général Donzelot. — L'émigration expliquée. — Lettre à Robespierre. — Appel de la commune de Strasbourg après thermidor. — Arrêté contre les agioteurs. — Opérations militaires. — Hoche et Pichegru. — Affaire de Kaiserslautern. — Lettres de Saint-Just et de Le Bas au général Hoche. — Il est investi du commandement en chef. — Victoire de Geisberg. — Reprise des lignes de Wissembourg. — Landau délivré. — J.-B. Lacoste et Baudot. — Une lettre du citoyen Gatteau. — Fin de la mission dans Le Bas-Rhin.

 

Saint-Just et Le Bas étaient à peine à Paris depuis trois jours, qu'ils durent le quitter pour retourner en Alsace et hâter le déblocus de Landau. Madame Le Bas avait été cruellement affectée de l'absence de son mari ; elle insista fort, cette fois, pour être du voyage, et partit avec eux ainsi qu'Henriette, sa belle-sœur. Pour abréger les longueurs de la route, Saint-Just lisait à ses compagnes de voyage des pièces de Molière dont il avait toujours un exemplaire sur lui madame Le Bas, plus qu'octogénaire aujourd'hui, et qui souffrait alors de sa grossesse, n'a pas encore perdu le souvenir des bons soins et des prévenances dont ne cessa de l'entourer l'intime ami de son mari[1]. Saint-Just et Le Bas installèrent madame Le Bas et Henriette à Saverne, où était le quartier général, et leur recommandèrent de ne recevoir personne, afin de ne pas les troubler dans l'accomplissement de leur mission ; ce qui n'empêcha pas les deux femmes de trouver l'occasion de faire adoucir, en faveur de quelques accusés, la rigueur des lois révolutionnaires.

Ce brusque retour des envoyés extraordinaires surprit plus d'une personne et déjoua bien des calculs hostiles. A Strasbourg surtout, les malveillants et les ultrarévolutionnaires avaient mis à profit la courte absence de Saint-Just et de Le Bas, pour surexciter les mauvaises passions et troubler la tranquillité dans laquelle les commissaires avaient laissé la ville. Les enragés, ceux qui poussaient à la haine de la Révolution, les uns involontairement, les autres avec intention, en exagérant les mesures du Comité de Salut public et les décrets de la Convention, n'aimaient pas, ne pouvaient aimer Saint-Just, homme d'ordre avant tout et qui poursuivait l'anarchie, sous quelque forme qu'elle se produisît. Par opposition au parti national, à la tête duquel était le maire Monet, ils composaient le parti allemand, auquel on prêtait le projet de vouloir séparer l'Alsace de la France pour en faire une république indépendante. Je ne sais jusqu'à quel point cette accusation était fondée ; les pièces qui me sont passées sous les yeux ne m'ont pas donné une conviction bien arrêtée à cet égard, et un grand doute est resté dans mon esprit. Je serais plutôt porté à croire que ce parti recrutait surtout dans la foule des gens sans conscience qu'on voit, dans toutes les révolutions, chercher à assouvir, sous le manteau du patriotisme, une ambition effrénée, des instincts féroces, une cupidité dégradante et d'insatiables besoins de jouissance. Ce sont les mêmes hommes qui, sous les restaurations monarchiques, redeviennent, comme par enchantement, les plus féroces amis des distinctions sociales et de l'ordre quand même. Il est vrai qu'on a soin de payer largement leur transformation.

Une société connue sous le nom de Propagande[2] s'était formée à Strasbourg, pour répandre, comme son nom l'indique, les nouveaux principes, les coutumes, le langage français et les idées révolutionnaires. Elle comptait dans son sein les meilleurs patriotes de la ville, mais aussi quelques énergumènes, et, comme il arrive toujours, quelques-uns de ses agents avaient dépassé le but et commis des actes arbitraires qui avaient suscité des plaintes nombreuses, quand Saint-Just et Le Bas arrivèrent. Les Commissaires indignés ordonnèrent qu'aucun mandat d'arrêt ne serait mis à exécution avant qu'ils eussent eux-mêmes examiné les pièces.

Charles Nodier, tout enfant alors, faillit être victime des mesures exagérées prises au nom de la Propagande. Un mandat d'arrêt ayant été lancé contre lui, il alla bravement trouver Saint-Just. Mais laissons-le raconter son entrevue avec l'illustre commissaire de la Convention, en avertissant toutefois le lecteur que nous lui faisons grâce de la mise en scène fantastique et toute d'imagination dont le bon Nodier a cru devoir l'orner en forme de préface.

Saint-Just s'informa du motif de mon arrestation, que je ne connaissais pas plus que lui, puis de mon nom, de mon pays, de mon âge. A ma dernière réponse, il s'élança brusquement vers moi, me saisit par le bras, et m'entraîna près des lumières, à la place où il était un moment auparavant. Cela est vrai, dit-il, onze ou douze ans au plus. II a l'air d'une petite fille. Tes parents sont-ils émigrés ?Non, citoyen, répondis-je, ils s'en gardent bien. Mon père préside un tribunal, et mon oncle commande un bataillon. L'irritation de Saint-Just se manifestait par des progrès visibles, mais je savais déjà que les résultats ne m'en seraient pas défavorables. Mon mandat d'arrêt ne contenait rien qui me fût particulier. Je me rassurai tout à fait. Un mandat d'arrêt contre un enfant ! s'écria Saint-Just en froissant violemment le papier ; un mandat d'arrêt parce qu'il est Franc-Comtois, et que le hasard le fait loger dans une auberge où. la Propagande a signalé quelques voyageurs suspects Et c'est ainsi que les misérables se flattent de faire adorer la Montagne Oh je ferai bientôt justice de ces attentats, qui mettent tous les jours en péril nos plus précieuses libertés !... Va-t'en, continua Saint-Just en m'adressant la parole d'un ton qu'il cherchait à adoucir. Je ne demandais pas mieux. Que fais-tu à Strasbourg ? reprit-il en me rappelant de la porte dont j'hésitai un moment à franchir le seuil à la course. — J'étudie, citoyen. J'y suis venu, il y a quelques mois, dans l'intention d'y apprendre le grec. — Le grec !... quel est donc le savant qui se mêle à Strasbourg de donner des leçons de grec ?Euloge Schneider, citoyen, l'élégant traducteur d'Anacréon, un des premiers hellénistes de l'Allemagne. — Le capucin de Cologne ! s'écria Saint-Just. Euloge Schneider anacréontique ! Va, va, continua-t-il avec un sourire d'ironie et d'amertume, va apprendre le grec d'Euloge Schneider. Si je croyais que tu dusses en apprendre autre chose, je te ferais étouffer[3].

 

Il est plus que probable, quoi qu'en ait raconté Charles Nodier, qu'Euloge Schneider ne songeait guère, à cette époque, à donner des leçons de grec. Arrêtons-nous un moment sur ce sombre et étrange personnage, dont la chute fut un hommage rendu par Saint-Just et Le Bas à la justice et à la raison. Il était né sujet de l'empereur, avait été prêtre à Cologne, puis grand vicaire de l'évêque constitutionnel de Strasbourg. Très-savant helléniste, il avait traduit et commenté Anacréon, dont les molles chansons s'accordent peu avec l'austérité de l'Église. Aussi se laissa-t-il complaisamment entraîner au torrent révolutionnaire, et s'il sacrifia aux idées nouvelles, ce fut surtout, je pense, pour jeter aux orties un froc qui lui était devenu pesant, et pour satisfaire une soif de voluptés d'autant plus impatiente qu'elle avait été plus longtemps comprimée.

Nommé, en 1792, accusateur public près le tribunal criminel du département du Bas-Rhin, Schneider avait été désigné par les représentants Ehrmann, Mallarmé, J.-B. Lacoste, Borie, Guyardin, Richaud, Nion, J.-B. Milhaud et Ruamps pour remplir les fonctions de commissaire civil près l'armée révolutionnaire, dont l'organisation avait été décrétée par eux le 23 vendémiaire[4]. L'arrêté des représentants, tout en mettant à sa disposition l'armée révolutionnaire, lui donna, en outre, le droit de requérir toute la force militaire dont il aurait besoin, suivant les circonstances. Si cet homme eût été guidé par la conscience de la patrie, il aurait pu, armé d'une aussi immense autorité, servir utilement et faire aimer la République, mais le cœur de la France ne battait pas en lui ; il frappa indistinctement les ennemis et les amis de la Révolution, sacrifia tous les citoyens, et, n'obéissant qu'à ces instincts de débauche et de férocité si fréquents chez les gens échappés de l'Église, il commit un monstrueux abus des mesures révolutionnaires jugées indispensables pour le salut public.

Escorté d'une foule d'étrangers, la plupart prêtres ou ci-devant prêtres, qu'il avait appelés, et dont il se faisait suivre comme d'une meute fidèle, il parcourait en prince toutes les communes du département ; traînant à la remorque son tribunal et sa guillotine, car ce ne fut pas à Strasbourg qu'il exerça sa dictature et que son tribunal rendit ses sanglants arrêts. Il levait arbitrairement des taxes dont il avait soin de garder la plus grande partie, et se ménageait ainsi d'énormes richesses. On dit même qu'il prélevait, au profit de sa luxure, un odieux impôt sur les femmes assez malheureuses pour avoir excité ses désirs[5]. Un jour, on célébrait à Barr des fêtes en l'honneur de la Raison Schneider et sa bande y assistaient. Un prêtre de sa suite, nommé Funk, profita de l'occasion pour renoncer publiquement à la prêtrise. Euloge Schneider se mit alors en frais d'éloquence, parla au peuple assemblé des vertus de son ami, s'étonna de ne point voir les citoyennes de Barr accourir en foule s'offrir pour épouses au citoyen Funk, et invita celle d'entre elles que celui-ci choisirait à ne pas lui refuser sa main. Le soir même, Funk présenta 11 la société populaire une jeune fille qu'il avait honorée de son choix, et qui consentait à devenir sa femme. Schneider, pour doter les fiancés, pauvres l'un et l'autre, leva un impôt forcé déguisé en don patriotique offert comme présent de noces par les communes du canton de Barr[6].

Il eut lui-même la fantaisie de se marier ; voici comment se conclut son mariage la chose vaut la peine d'être racontée. Il y a deux versions entre lesquelles il me paraît assez difficile de se prononcer. Pour être juste, nous les donnerons l'une et l'autre. D'après la narration de l'ex-prêtre Charles Taffin, un des juges au tribunal de Schneider, celui-ci se serait épris de belle passion pour la fille d'un riche particulier, nommé Stamm, et aurait écrit aux parents et à la jeune fille les deux lettres suivantes :

Concitoyens,

Permettez que votre fille lise les deux mots que je lui adresse ci-joints et, si vous consentez à notre mariage, je vous promets, foi de républicain, de la rendre heureuse.

 

Intéressante citoyenne,

Je t'aime, je te demande à tes vertueux parents ; si tu me donnes la main, je ferai ton bonheur[7].

 

Suivant l'autre version, beaucoup moins favorable à Schneider, version adoptée par Nodier, qui l'a dramatisée à sa façon, ce Stamm était un aristocrate en jugement dont la fille était venue implorer la clémence de Schneider. L'ex-capucin, touché des larmes de la suppliante et de sa grande beauté, aurait signé la mise en liberté de l'accusé ; mais, le lendemain, il serait allé lui demander la main de sa fille, et, comme pour lui montrer ce qui lui était réservé en cas de refus, il se serait approché de la fenêtre donnant sur la place de Brumpt, l'aurait ouverte et aurait fait voir au père la guillotine, décorée de panaches, de nœuds et de rubans. La jeune fille, effrayée à ce spectacle, se serait jetée aux pieds de son père et l'aurait supplié de lui accorder pour époux l'homme généreux auquel il devait la vie. Ce fait a été attribué à Schneider parla rumeur publique, mais j'avoue que j'ai toutes les peines du monde 11 croire à une pareille infamie, qui ne me paraît pas suffisamment démontrée. On ajoute même qu'une fois mariée, la fille de Stamm alla trouver Saint-Just, lui demanda justice de l'horrible abus de pouvoir auquel elle devait d'être la femme de Schneider, et contribua ainsi à la chute de son mari. Quoi qu'il en soit, ce qu'il est impossible de nier, ce sont les folies de ce misérable, qui semblait, en vérité, payé pour perdre la République par la République, en la dépopularisant, en bouleversant toutes choses, en persécutant tout le monde et en dépeuplant la campagne, dont les habitants s'enfuyaient, au bruit de sa terrible renommée. Les plaintes des populations épouvantées avaient déjà retenti plusieurs fois aux oreilles des représentants Baudot et Lacoste. Ceux-ci avaient promis de suspendre Schneider et de le mettre en état d'arrestation à vingt lieues des frontières[8] ; mais l'ex-prêtre était entouré d'un parti puissant qu'il semblait dangereux de mécontenter, et l'on hésitait à le frapper.

Cela se passait à peu près au moment où Saint-Just et Le Bas rentraient inopinément à Strasbourg.

Émus des réclamations universelles qui leur furent adressées, et partageant l'indignation générale, les envoyés extraordinaires de la Convention résolurent de faire une justice exemplaire de cet homme jouant au Caligula. Le lendemain de leur arrivée, l'occasion s'offrit d'elle-même. Ce jour-là, Schneider revenait d'une tournée triomphale, et, sans le moindre souci de l'égalité républicaine, il était entré à Strasbourg dans un carrosse de parade, attelé de six chevaux magnifiques ; vingt-cinq cavaliers l'escortaient, le sabre nu à la main. La mesure était comble. Saint-Just et Le Bas rendirent, le soir même, l'arrêté suivant :

Les représentants du peuple envoyés extraordinairement aux armées du Rhin et de la Moselle, informés que Schneider, accusateur près le tribunal révolutionnaire, ci-devant prêtre et né sujet de l'empereur, s'est présenté aujourd'hui dans Strasbourg avec un faste insolent, traîné par six chevaux et environné de gardes, le sabre nu :

Arrêtent que ledit Schneider sera exposé demain, depuis dix heures du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi, sur l'échafaud de la guillotine, à la vue du peuple, pour expier l'insulte faite aux mœurs de la République naissante, et sera ensuite conduit, de brigade en brigade, au Comité de Salut public de la Convention nationale.

Le commandant de la place est chargé de l'exécution du présent arrêté, et en rendra compte demain, à trois heures après midi.

A Strasbourg, vingt-quatrième frimaire, l'an deuxième de la République française une et indivisible.

 

Le lendemain, en effet, Euloge Schneider, qui avait été arrêté dans la nuit, subit le supplice de l'exposition sur l'échafaud de la guillotine, aux applaudissements de la multitude. Conduit ensuite Paris, il fut livré au tribunal révolutionnaire, et condamné à mort le 11 germinal an II. Sa chute causa Strasbourg une satisfaction presque unanime on s'y sentit délivré comme d'une calamité publique. Sauf quelques-uns de ses dévoués acolytes, .qui s'en allaient partout répandant des imprécations contre les représentants du peuple et criant qu'il fallait brûler la moustache aux dictateurs[9], les enragés tremblèrent et se turent ; et les bénédictions des populations montèrent vers Saint-Just et Le Bas, qui venaient de venger ainsi la morale et la République outragées.

Plus de trente ans après cet événement, sous la Restauration, le général Donzelot, ancien commandant des Îles Ioniennes, fit un jour prier M. Philippe Le Bas (de l'Institut) de vouloir bien le venir voir à sa campagne. M. Le Bas se rendit avec empressement à cette invitation. Monsieur, lui dit le vieux général après l'avoir remercié de sa visite, j'étais à Strasbourg tout jeune officier encore, lors de la mission de votre père et de Saint-Just je les ai beaucoup connus l'un et l'autre, et je tenais à vous témoigner en quelle estime je les ai toujours tenus. Jamais je n'oublierai les services qu'ils ont rendus, ni le supplice si justement infligé par eux à l'ex-prêtre Euloge Schneider. Il me semble encore, ajouta-t-il, voir ce dernier sur l'échafaud où il fut donné en spectacle au peuple, et l'écriteau mis au-dessus de sa tête, avec cette inscription : Pour avoir déshonoré la Révolution. C'est ainsi que dans la mémoire des gens de cœur et de bonne foi se conserve intact et pur le souvenir des hommes qui se sont dévoués à la patrie.

Tels sont cependant l'injustice et l'aveuglement des partis, qu'un an après la chute de Schneider, Saint-Just et Le Bas, qui n'étaient plus là pour se défendre, furent accusés, en pleine Convention, d'avoir occasionné la fuite de plus de dix mille habitants du Haut et du Bas-Rhin. Il était bien facile de mettre à néant cette inique accusation. En effet, lorsque, grâce aux énergiques mesures des commissaires, l'armée française eut repris le dessus, les émigrés, les nobles et leurs partisans, qui étaient rentrés à la suite des Autrichiens et des Prussiens et qui partout avaient essayé de restaurer l'ancien régime, se sauvèrent pour échapper de justes châtiments, rien de plus simple. Dans les campagnes, il est vrai, un certain nombre d'habitants inoffensifs, des laboureurs et gens de métier s'enfuirent devant les fureurs de Schneider, mais la punition de ce dernier restera comme un des titres d'honneur de Saint-Just et de Le Bas ; et si plus tard, dans une séance. du conseil des Cinq-Cents, le député Bontoux avait eu un peu plus de bonne foi, il n'aurait pas présenté ceux-ci comme les complices du premier et ne se fût pas flétri par un mensonge[10]. Ah ! combien plus équitable et plus vrai était le maire Monet, dans son discours prononcé le 21 floréal an u, devant la société populaire de Strasbourg, lorsque après avoir dépeint l'inimitié qui avait existé entre le parti alsacien, à la tête duquel marchait Schneider, et le parti national dévoué à Saint-Just et à Le Bas, il s'écriait :

Habitants du Bas-Rhin, quelle a été parmi vous la conduite des Français ? Elle a été celle de héros généreux, de soldats magnanimes sur tout le territoire qu'ils ont successivement occupé et parcouru ; ils ont régénéré vos idées, vous ont enflammés de la passion des grands cœurs, de l'enthousiasme de la vertu ; ils vous ont créé une patrie. Ah ! déposez ces préventions cruelles qui paralysent nos forces et nos cœurs en rendant des frères étrangers à leurs frères tendez en signe d'amitié la main à tous les habitants de la République ; ne léguez point d'or à vos enfants, mais laissez-leur en partage la loyauté, le courage, la candeur, le désintéressement, la générosité, l'amour du travail et de la patrie ; qu'ils fassent oublier par leurs vertus sociales les vices et les préjugés de leurs pères[11].

 

On voit, par l'exemple de Schneider, que Saint-Just ne craignait pas de frapper des hommes environnés d'une grande puissance quand leur conduite lui paraissait coupable et funeste à la République. Il ne pardonnait pas aux employés du gouvernement qui abusaient de leur pouvoir, et les lignes suivantes, tracées par lui à la suite d'une lettre que Le Bas écrivait à Robespierre, le 24 frimaire, sont une nouvelle preuve de son opinion à cet égard :

On fait trop de lois, trop peu d'exemples vous ne punissez que les crimes saillants, les crimes hypocrites sont impunis. Faites punir un abus léger dans chaque partie, c'est le moyen d'effrayer les méchants et de leur faire voir que le gouvernement a l'œil à tout. A peine tourne-t-on le dos, l'aristocratie se monte sur le ton du jour, et fait le mal sous les couleurs de la liberté.

Engage le Comité à donner beaucoup d'éclat à la punition de toutes les fautes du gouvernement. Vous n'aurez pas agi ainsi un mois, que vous aurez éclairé ce dédale dans lequel la contre-révolution et la Révolution marchent pêle-mêle. Appelle, mon ami, l'attention de la Société sur des maximes fortes de bien public ; qu'elle s'occupe des grands moyens de gouverner un État libre.

Je t'invite à faire prendre des mesures pour savoir si toutes les manufactures et fabriques de France sont en activité, et à les favoriser, car nos troupes, dans un an ; se trouveraient sans habits ; les fabricants ne sont pas patriotes, ils ne veulent point travailler, il les y faut contraindre, et ne laisser tomber aucun établissement utile.

Nous ferons ici de notre mieux. Je t'embrasse, toi et nos amis communs.

 

Saint-Just et Le Bas n'entendaient point que la chute de Schneider tournât au profit de la contre-révolution qui s'insinuait partout ; aussi prirent-ils des mesures en conséquence. Dès le lendemain, ils demandèrent au comité de surveillance de Strasbourg une liste de huit patriotes pour compléter le nombre des administrateurs du Bas-Rhin. Ils l'invitèrent, en même temps, à désigner un de ses membres pour remplir les fonctions d'accusateur public près le tribunal révolutionnaire, en remplacement de Schneider. Ce tribunal fut entièrement renouvelé composé cette fois d'hommes intègres, il jugea les accusés avec une telle modération, relativement à ce qui se passait dans les autres départements, que les auteurs anonymes d'un libelle plein de réticence et de mauvaise foi, adressé, quelques jours après le 9 thermidor à la Convention nationale, sous le titre pompeux d'Appel de la commune de Strasbourg la Convention et ia la République, n'ont pu citer de ce nouveau tribunal, dans leur œuvre réactionnaire, aucune condamnation à mort, malgré leur bonne volonté de charger la mémoire de Saint-Just et de Le Bas qu'ils appellent, à tout propos, brigands et tyrans[12]. En revanche, ils ne manquent pas de qualifier d'immortelle la journée du 9 thermidor ; et, comme le représentant J.-B. Lacoste, auteur d'arrêtés bien autrement révolutionnaires et non moins nécessaires peut-être que ceux de Saint-Just et de Le Bas, était un des vainqueurs de la glonie2ese journée, ils se gardent bien de le nommer, les braves et honnêtes gens ! non, ils attribuent tout à Saint-Just et à Le Bas, procédé assurément très-commode et peu dangereux :

Ceux qui sont morts sont morts et ne sont plus à craindre.

Quant au bien produit, quant à l'ennemi vaincu, quant à la contre-révolution étouffée, qu'importe à la réaction qui triomphe ! Sans doute, des mesures d'une excessive sévérité furent prises, mais l'inexorable nécessité était là, qui les commandait. Une des plus rigoureuses fut certainement l'arrêté de Saint-Just et de Le Bas contre les agioteurs et ceux qui vendaient à un taux défendu par les lois de la Convention. Les commissaires étaient à Saverne c'était le 3 nivôse on vint leur dire que l'exécution des lois sur le maximum rencontrait d'insurmontables difficultés, par suite de la mauvaise volonté des propriétaires et des marchands, et que les agioteurs faisaient monter toutes choses à un prix intolérable ; ils rendirent alors l'arrêté suivant :

Il est ordonné au tribunal du Bas-Rhin de faire raser la maison de quiconque sera convaincu d'agiotage ou d'avoir vendu à un prix au-dessus du maximum.

 

On ne doit pas oublier que le but des commissaires était surtout d'effrayer par là les misérables spéculant sur la misère publique et pour lesquels la faim du peuple était un instrument de fortune. Saint-Just, on se le rappelle, avait été le constant adversaire des mesures restrictives en matière de commerce ; mais la Convention ayant jugé indispensable et d'une absolue nécessité l'établissement du maximum — et il est certain que cette illustre Assemblée a eu d'excellentes raisons pour en décider ainsi —, les commissaires ne pouvaient qu'ordonner la stricte exécution de la loi. Une seule fois, du reste, l'arrêté de Saint-Just et de Le Bas fut appliqué par le tribunal révolutionnaire, pour l'exemple, et, à coup sûr, celui qui fut condamné n'était pas innocent[13]. Quand vint la réaction, on ne manqua pas de jeter ce jugement à la tête de Saint-Just et de Le Bas dans la séance du 16 ventôse an m un membre de la Convention proposa l'annulation de leur arrêté, et ce membre, c'était, qui le croirait ? André Dumont, le sauvage proconsul de la Somme, le futur sous-préfet impérial. Il est vrai qu'il avait tant à faire oublier !

Pour compléter le récit de cette mission dans le Bas-Rhin, il nous reste raconter la délivrance de Landau, qui en.fut le glorieux couronnement.

Dans le chapitre précédent, nous nous sommes arrêté, pour les opérations militaires, à la belle affaire de Bitche. On sait quelle était la confiance du Comité de Salut public en Saint-Just, pour tout ce qui concernait le mouvement des armées, confiance si largement justifiée.

Nous voyons, cher collègue, avec beaucoup de satisfaction, lui écrivait Carnot qui s'y connaissait, les mesures de sagesse et de vigueur que vous prenez pour mettre l'armée du Rhin en état de repousser l'ennemi... Nous comptons sur votre grande énergie et nous vous seconderons de toutes nos forces.

 

Le plan de Saint-Just était d'opérer la jonction de l'armée du Rhin, commandée par Pichegru, avec celle de la Moselle, sous les ordres du jeune et brillant général Hoche, pour ensuite agir de concert, fondre sur les Prussiens et les Autrichiens réunis, et finir la campagne par un coup de tonnerre.

Les troupes françaises étaient loin de présenter l'effectif que leur supposaient les membres du Comité de Salut public. Cet effectif était bien de cent mille hommes sur le papier, mais cent mille hommes répartis entre Huningue et Landau, et presque tous les corps étaient incomplets. Mais ce qui valait des milliers de soldats, c'était l'enthousiasme et l'énergie communiqués à l'armée par les commissaires de la Convention c'était la terreur imprimée aux traîtres, c'était la confiance et la discipline rétablies, c'était le désintéressement des troupes républicaines, sans cesse prêché par Saint-Just. Pichegru avait ordonné qu'une gratification de douze cents francs fût distribuée aux soldats du premier bataillon de l'Indre, qui s'était distingué dans l'attaque du village de Dawendorff, occupé par les Autrichiens ; ces braves soldats, prétendant qu'ils n'avaient fait que leur devoir, refusèrent la gratification, la renvoyèrent en y ajoutant une somme de six cent quarante-deux francs pour laquelle ils s'étaient cotisés, et prièrent leur général de distribuer cet argent aux veuves et aux enfants de leurs compagnons d'armes morts en combattant pour la République. A cette même affaire, un chasseur du 8e régiment, nommé Fatou, fond sur un cavalier autrichien, le sabre, et s'empare de son cheval qu'il remet à un officier démonté. Amené devant Pichegru, qui le complimenta et voulut, au nom de la nation, lui faire accepter une forte somme d'argent comme récompense, ce brave homme refusa énergiquement toute indemnité pécuniaire. Retenez ; retenez cet aveu tiré d'un livre dont les auteurs ne sont pas suspects de partialité en faveur des hommes de la Révolution. On ne peut se refuser à voir dans ces deux faits authentiques, l'esprit de loyauté et de générosité qui animait, à cette époque, le plus grand nombre des soldats français[14]. Avec de tels soldats, on pouvait compter sur de prochaines et décisives victoires.

Nous ne croyons pas qu'il soit fort intéressant pour le lecteur de l'initier aux petites jalousies dont Saint-Just et Le Bas furent l'objet à cause de leurs pouvoirs, supérieurs à ceux des simples commissaires de la Convention nous en dirons cependant un mot, et cela surtout pour répondre à certains écrivains qui ont prétendu que Saint-Just a été l'ennemi et le persécuteur de Hoche : double mensonge, double calomnie. J.-B. Lacoste et Baudot s'étaient plaints, à diverses reprises, de la différence existant entre leurs pouvoirs et ceux de Saint-Just et de Le Bas qui, comme membres des Comités de Salut public et de Sûreté générale avaient le titre d'envoyés extraordinaires. Ils demandèrent même leur rappel, tant la suprématie de leurs jeunes collègues leur était insupportable. Lacoste, qui, en thermidor, se souviendra de son amour-propre froissé, écrivait amèrement au Comité de Salut public : Croiriez-vous que tous les généraux ont dédaigné de nous faire part de leurs opérations pour en instruire Saint-Just et Le Bas, qui étaient à six lieues du champ de bataille ? Voilà les effets de la différence des pouvoirs. Hoche n'était donc pas, comme on l'a dit, la créature de Lacoste. Au reste, le Comité de Salut public donna tort à Lacoste, en ne répondant pas à sa réclamation. Quant à Saint-Just et à Le Bas, une seule chose les occupait, la délivrance de Landau.

Après l'affaire de Bitche et l'échec des Prussiens à Bliescastel et à Deux-Ponts, Hoche avait résolu de frapper un coup décisif afin de chasser l'ennemi qui bordait encore nos frontières. Pour arriver à Landau, étroitement bloqué par les coalisés, il fallait franchir la Sarre, suivre la crête des montagnes des Vosges et débusquer l'ennemi des hauteurs de Kaiserslautern. En conséquence, le 8 frimaire, Hoche divisa son armée en trois grandes colonnes, et les lança contre l'armée austro-prussienne, échelonnée en avant de Kaiserslautern. Le plan de Hoche avait été parfaitement combiné cependant le succès n'y répondit pas. L'armée française, après avoir emporté quelques postes, finit par être repoussée vers le soir, et l'attaque recommencée avec acharnement le lendemain ne réussit pas mieux. L'ennemi occupait des positions formidables ; il avait hérissé de canons les redoutes de Galgen et de Kaiserslautern, et son artillerie nous causa de grosses pertes. Les troupes exaspérées voulaient tenter une troisième attaque, mais Hoche, ayant appris que les Prussiens avaient reçu des renforts considérables et ne voulant pas risquer inutilement un sang précieux, fit opérer la retraite qui eut lieu, du reste, dans un ordre admirable.

A propos de cet échec du général Hoche, on n'a pas manqué d'accuser Saint-Just et Le Bas de s'être emportés en reproches et en menaces contre lui nous ne parlons pas seulement des réactionnaires farouches. Un écrivain d'un rare talent[15], qui a pris le cri de ses passions pour celui de la vérité, et qui ne semble pas avoir très-bien étudié ni compris les difficultés avec lesquelles les représentants en mission se sont trouvés aux prises, n'a pas craint d'avancer que les commissaires avaient fait emprisonner Hoche pour protéger Pichegru ; nous démontrerons plus tard la fausseté de cette accusation. Quant à présent, pour réduire à néant d'odieuses et ridicules déclamations, nous sommes heureux de pouvoir citer ici une lettre à peine connue, adressée de Bitche, le 12 frimaire, par Saint-Just et Le Bas à l'illustre vaincu de Kaiserslautern, lettre digne et noble, qui honore à la fois et ceux qui l'ont écrite et celui qui l'a reçue :

Tu as pris à Kaiserslautern un nouvel engagement : au lieu d'une victoire, il en faut deux. L'ennemi, à ce qu'il paraît, s'était retranché jusqu'aux dents ; rends-lui la pareille à Rentel, Sausse-Kil et Auwteiller, sur les hauteurs desquels il faut pratiquer des redoutes et des batteries. Tu as pris de sages mesures en faisant retrancher toutes les gorges de Birmesens nous y avons envoyé des hommes intelligents pour hâter les travaux, donner de nouveaux ordres pour rendre le pays impraticable. Ces ouvrages contribueront beaucoup à favoriser les efforts qui seront dirigés contre Wissembourg et Landau. Ne t'arrête point aux difficultés d'établir les batteries il n'est point de fardeaux que ne soulève l'audace d'un homme réfléchi.

Nous ne pouvons te voir demain ; nous reviendrons bientôt ; nous te conseillons, si l'ennemi s'avance contre Deux-Ponts, de l'y attendre, mais de l'attaquer toujours sans souffrir qu'il te prévienne ; c'est le moyen d'entretenir le courage et l'espérance parmi les soldats. Tu as tout à craindre si l'on t'attaque. Mets le plus grand concert entre tes mouvements et ceux de toute la division de la droite jusqu'à Brumpt. Il faut que toute la ligne frappe à la fois et sans cesse, sans que l'ennemi ait un moment de relâche. Il faut que tous ceux qui commandent les mouvements combinés de ces armées soient amis. Mets la plus grande rapidité dans la marche sur Landau le Français ne peut s'arrêter un moment sans s'abattre. Fais faire des mouvements continuels à ton armée de la Moselle, pour occuper l'ennemi et l'empêcher d'envoyer des renforts aux troupes qui cernent Landau.

Adieu :

SAINT-JUST, LE BAS.

 

Hoche, qui était cependant un assez grand homme de guerre pour n'avoir pas besoin de conseils, dirigea sa conduite d'après les instructions contenues dans cette lettre. Après quelques combats peu importants, il opéra la jonction de son armée, renforcée par dix mille hommes de l'armée des Ardennes, avec celle de Pichegru, qui venait de chasser les Autrichiens du village de Dawendorff. Une fois les deux armées réunies, il devenait nécessaire de les mettre sous les ordres d'un seul général, afin d'éviter toute scission dans le commandement. Pichegru, plus âgé que Hoche et à qui l'on pouvait croire plus d'expérience, avait donné assez de preuves de patriotisme, de bravoure et de talents militaires pour inspirer pleine confiance à Saint-Just et à Le Bas, qui résolurent de le nommer général en chef. Hoche lui-même leur écrivait, le 4 nivôse :

Citoyens, au nom de la République et de ses plus chers intérêts, détruisez la jalousie. Je vous supplie de donner à Pichegru, par un acte authentique, le commandement en chef des deux armées[16].

 

Mais, tandis qu'ils se trouvaient à Strasbourg, ils furent prévenus par J.-B. Lacoste et Baudot qu'ils n'avaient pas informés de leur intention. Ceux-ci, qui, dans un récent combat, avaient eux-mêmes tiré le canon et avaient été témoins du sang-froid et de la valeur de Hoche, s'étaient empressés de l'investir du commandement supérieur. Saint-Just et Le Bas, en arrivant à Haguenau, apprirent, de la bouche même de Pichegru, la décision de Baudot et de Lacoste, et comme ils se seraient bien gardés de sacrifier l'intérêt général à une question d'amour-propre, ils la ratifièrent par cet arrêté : Le général Hoche poursuivra les opérations militaires jusqu'à nouvel, ordre du Comité de Salut public. Seulement, en cette circonstance, ils crurent devoir expliquer leur conduite au Comité par la lettre suivante, qui prouve, une fois de plus, combien le salut-de la République dominait en eux toute autre préoccupation :

Les représentants en mission extraordinaire Saint-Just et Le Bas leurs collègues.

 

Haguenau, le 5 nivôse, à minuit.

Conformément à vos intentions, nous prîmes, à notre arrivée, un arrêté qui prescrivait aux deux généraux en chef de la Moselle et du Rhin de concerter sans délai leur plan pour débloquer Landau ; nous donnâmes à Pichegru le commandement du rassemblement. Les deux généraux conférèrent, en effet, et le lendemain la première attaque eut lieu. Le rassemblement fut victorieux. Nous espérions beaucoup de bien de l'accord qui semblait régner entre les généraux. Hoche était ardent et jeune ; Pichegru, plus mûr, plus expérimenté ; ses premiers ordres nous avaient valu un succès décisif. Hier, nous arrivons à Haguenau. Pichegru nous fait part d'un arrêté de Lacoste et Baudot qui donne le commandement en chef des deux armées de la Moselle et du Rhin à Hoche, qui l'a accepté.

Pichegru nous communiqua les ordres en conséquence de Hoche. La circonstance était délicate ; il a fallu, dans cet instant, ne se ressouvenir que de la patrie, apaiser l'amertume, ôter le découragement et prévenir les suites des passions qui s'élèvent en pareil cas. Nous agirons prudemment ; nous partons de suite pour voir Hoche. Pourquoi, lorsque vous envoyez de vos membres pour surveiller l'exécution de vos plans, pourquoi, quand vous et nous sommes responsables, abandonnez-vous la patrie à l'exercice imprudent et léger du pouvoir ? Vous n'ignorez pas que ceux qui ont détruit notre arrêté ignorent vos vues. Comptez sur nos cœurs ; ils sont incapables de compromettre par une faiblesse l'intérêt public. Vous savez ce que vous avez à faire.

Nous espérons que tout ira bien. Rendez justice à Pichegru, il a envoyé quinze mille hommes de son armée à Hoche ; il lui a fallu avec le reste réparer les trahisons de Wissembourg. Il a fait une diversion vigoureuse, pendant que Hoche agissait avec le premier rassemblement. Faites connaître au plus tôt l'intention du Comité ; nous ferons tout ce qui nous sera possible pour accorder toutes les passions ; il est impossible que ce coup ne vienne pas d.'une intrigue pour diviser et décourager des armées triomphantes. Souvenez-vous de presser les fournitures.

 

Rappelons ici les belles paroles que Pichegru, si honnête alors, répondit à Saint-Just et à Le Bas, au moment où ceux-ci lui témoignaient la crainte qu'il ne fût blessé d'être subordonné à un général plus jeune que lui et qu'il avait eu sous ses ordres : Je n'ai qu'un chagrin, c'est que vous pensiez que cet événement puisse influer sur mon zèle à servir la République[17].

Tant d'efforts et de dévouement ne tardèrent pas à être couronnés des plus immenses résultats. La nouvelle de la prise de Toulon, annoncée par les commissaires de la Convention, avait communiqué aux troupes une indicible ardeur. Le 6 nivôse, au matin, les deux armées de la Moselle et du Rhin, ayant au milieu d'elles les représentants Saint-Just, Le Bas, Lacoste, Baudot et Dentzel, s'ébranlèrent aux cris mille fois répétés de Landau ou la mort ! et commencèrent une furieuse attaque contre les lignes ennemies. Au retentissement des clairons et des tambours battant la charge, au bruit du canon et de la mousqueterie, se mêlaient, dominant la foudre, les accents de cette immortelle Marseillaise, ce chant éternel de la patrie en danger, qui, dans ces parages où elle retentissait si solennellement alors, s'était un jour échappée, comme un cri sublime, de la poitrine de Rouget de Lisle. Les commissaires de la Convention, le sabre à la main, donnaient à tous l'exemple de l'intrépidité et du sang-froid. Saint-Just, disait son collègue Baudot à son retour des armées, ceint de l'écharpe du représentant et le chapeau ombragé du panache tricolore, charge à la tête des escadrons républicains, et se jette dans la mêlée, au milieu de la mitraille et de l'arme blanche, avec l'insouciance et la fougue d'un jeune hussard[18]. Le succès ne pouvait être longtemps incertain, et le soir même, la victoire de Geisberg rendait les lignes de Wissembourg à la France. Condé et ses émigrés n'échappèrent que grâce à l'immobilité du général commandant la cavalerie, Donnadieu, qui, ayant reçu l'ordre de charger, ne bougea pas. Arrêté sur-le-champ pour ce fait, il fut livré au tribunal révolutionnaire et condamné à mort[19].

Le lendemain, tandis que les Français entraient au pas de charge à Wissembourg, une division de l'armée du Rhin, commandée par Desaix, s'emparait de Lauterbourg, et une autre colonne pénétrait à Kaiserslautern, où l'ennemi abandonna des magasins considérables. Les Prussiens et les Autrichiens fuyaient dans toutes les directions ; Landau était délivré. Le 8 nivôse, Pichegru y entra le premier, accompagné de Saint-Just et de Le Bas, lesquels, au nom de la Convention, complimentèrent sur leur longue et glorieuse résistance le général Laubadère et les héroïques défenseurs de Landau, qui répondirent simplement : Nous n'avons fait que notre devoir. Car tels étaient alors les généreux sentiments des soldats de la République : ils ne voyaient pas dans la guerre un moyen de fortune, le seul amour de la patrie les inspirait, et quand, le soir de ces sanglantes et victorieuses journées, les commissaires de la Convention leur disaient, dans une proclamation d'une stoïque brièveté : Républicains, vous avez fait votre devoir, ils étaient satisfaits.

Ce fut dans une des nombreuses affaires auxquelles donna lieu la délivrance de Landau, que Saint-Just se mit la tête d'une colonne chargée d'enlever une redoute extrêmement forte. Après l'action, les grenadiers lui dirent : F.... nous sommes contents de toi, citoyen représentant ; ton plumet n'a pas remué un seul brin, nous avions l'œil sur toi tu es un bon b.... mais avoue qu'il faisait diablement chaud à cette redoute. Ce martial éloge est consigné dans l'œuvre d'un écrivain royaliste, à qui nous l'empruntons[20].

Hoche et Pichegru ne s'en tinrent pas à la reprise des lignes de Wissembourg, et presque en même temps, Spire, Neustadt, Frankendal et Worms tombèrent au pouvoir des républicains.

L'ennemi balayé du sol français et refoulé au loin sur son territoire ; l'Allemagne entamée ; l'Europe atterrée ; l'ascendant du drapeau tricolore porté au plus haut degré ; des milliers de prisonniers ; d'immenses quantités de fourrages, de vivres, de fusils et de munitions de toute espèce, voilà quels furent les résultats de cette admirable campagne, en grande partie organisée par Saint-Just et Le Bas. Il serait injuste de ne pas nommer ici Lacoste et Baudot et de les dépouiller de la part de gloire qui leur est due. Eux aussi, ils contribuèrent puissamment à relever le moral des troupes, à préparer la victoire, et, comme les premiers, ils ont droit à d'éternels remercîments.

Qu'importe maintenant que, dans un enthousiasme un peu grossier, un brave et intègre patriote, le citoyen Gatteau, administrateur des subsistances, ait écrit à son ami Daubigny, secrétaire du ministre de la guerre, ces lignes qui n'étaient pas destinées à la publicité et dont on a voulu faire un texte d'accusation contre Saint-Just[21] :

Il était temps que Saint-Just vînt auprès de cette malheureuse armée, et qu'il portât de vigoureux coups de hache au fanatisme des Alsaciens, à leur insolence, à leur stupidité allemande, à l'égoïsme, à la cupidité, à la perfidie des riches autrement c'en était fait de ces beaux départements. Il a tout vivifié, ranimé, régénéré, et pour achever cet ouvrage, il nous arrive de tous les coins une colonne d'apôtres révolutionnaires, de solides sans-culottes. Sainte guillotine est dans la plus brillante activité[22], et la bienfaisante terreur produit ici, d'une manière miraculeuse, ce qu'on devait espérer d'un siècle au moins par la raison et la philosophie. Quel maître-b.... que ce garçon-là ! La collection de ses arrêtés sera sans contredit un des plus beaux monuments historiques de la Révolution[23].

 

Au reste, ceux qui s'appelaient orgueilleusement les Sans-culottes n'avaient pas seuls le monopole de ce style brutal dont on chercherait vainement trace dans Saint-Just. Custine, un gentilhomme, n'a-t-il pas écrit, dans une lettre imprimée à Niort, au mois de juillet 1792. Je me f... de la Montagne, de la Plaine et du Marais ? Est-ce que, d'ailleurs, Saint-Just peut-être responsable des emportements et des fureurs révolutionnaires de ces fanatiques ? Si la guillotine, qui, un jour prochain, nous l'espérons, disparaîtra de notre France, était en permanence sur la place publique de Strasbourg lors de son arrivée, ne fut-ce pas lui qui se contenta d'en faire un épouvantail pour les traîtres et les ennemis, et empêcha qu'elle ne fût ensanglantée ? Ne fut-ce pas lui qui, suivant l'expression de M. Michelet, obtint tous les effets de la terreur, sans avoir besoin de verser le sang[24] ? Qui peut répondre qu'en ces temps où la trahison avait cent têtes, sans cesse renaissantes, comme l'hydre de la Fable, la République eût été sauvée sans de rigoureuses mais indispensables sévérités ? Hommes impartiaux, qui laissez de côté tout esprit de parti en étudiant cette grandiose et terrible époque de notre histoire, vous dont Famé n'est pas sourde aux clameurs si lointaines déjà de la patrie indignée et trahie, et qui ne discutez pas froidement, avec l'esprit du rhéteur, dans le silence du cabinet, quand tout est calme et paisible autour de vous, ce qu'il eût été plus ou moins convenable de faire alors que l'Europe ameutée et l'émigration hurlaient à nos portes, haletantes, furieuses et implacables, mettez dans l'un des plateaux de la balance de l'éternelle justice les erreurs inséparables de tels moments de crise, dans l'autre, les services rendus. et prononcez

On a vu avec quelle dignité Saint-Just et Le Bas avaient écrit au général Hoche, après la défaite de celui-ci à Kaiserslautern Saint-Just ne proscrivait pas le malheur, et ce fut toujours aux puissants qu'il s'attaqua. Plus de trois mois après la délivrance de Landau, à la fin de germinal, Hoche, qui avait été envoyé à l'armée des Alpes, fut arrêté par les ordres du Comité de Salut public pour n'avoir point suivi le plan qu'on lui avait tracé et avoir ainsi compromis le succès d'une opération que Carnot regardait comme décisive[25]. Il y avait longtemps alors que Saint-Just avait quitté l'armée du Rhin, et l'on pouvait s'en convaincre par une recherche peu coûteuse cependant un écrivain dont plus d'une fois encore nous aurons à réfuter les calomnies, a osé écrire : Saint-Just, dans un rapport haineux et malveillant, demanda au Comité de Salut publie la destitution de Hoche... Sans attendre la réponse du Comité, Saint-Just fit arrêter Hoche au milieu de ses troupes encore enflammées d'enthousiasme. Comme la réponse tardait, il l'envoya à Paris, où bientôt il accourait lui-même...[26] Or, le jour de l'arrestation du jeune général, non pas à l'armée du Rhin, mais à l'armée des Alpes, Saint-Just était à Paris et ne s'était nullement occupé des affaires de l'armée des Alpes. Il n'est pas besoin d'autre commentaire, nous laissons au lecteur impartial le soin de flétrir cette étrange manière de raconter l'histoire. Et voilà pourtant d'après quels historiens beaucoup de Français jugent encore aujourd'hui les hommes de la Révolution !

Ce qu'il y a de certain, ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que si la terreur eût été exercée par toute la France comme elle le fut Strasbourg par Saint-Just et par Le Bas, elle n'aurait produit que du bien, et ne serait pas aujourd'hui l'objet des justes malédictions de l'humanité. Landau délivré, la mission de Saint-Just et de Le Bas était terminée. Ils coururent à Saverne rejoindre madame Le Bas et Henriette, et, presque aussitôt, dans les premiers jours de janvier 1794, ils revinrent a Paris, couverts d'un nouveau prestige et suivis d'universelles acclamations. Encore quelques mois, et les applaudissements vont se changer en stupides anathèmes, tant est variable et incertaine la justice distributive de ce monde !

 

 

 



[1] Au moment où nous mettons sous presse (avril 1859), nous recevons la nouvelle de la mort de cette femme de bien, qui vient de s'éteindre à l'âge de 86 ans, sans jamais avoir douté des amis vertueux qu'elle est allée rejoindre.

[2] Voyez le Recueil des pièces authentiques pour servir à l'histoire de la Révolution à Strasbourg, t. I, p. 156.

[3] Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, par Chartes Nodier, éd. Charpentier, t. I, p. 58 et suiv.

[4] Recueil des actes authentiques, t. 1, p. 5, in fine. M. de Barante, qui n'y regarde pas de si près, déclare que Schneider fut institué par Saint-Just. Voyez l'Histoire de la Convention, t. III, p. 501.

[5] Voyez le résumé des interrogatoires subis par les complices de Schneider, dans le Recueil des pièces authentiques pour servir à l'histoire de la Révolution à Strasbourg, t. I, p. 6, in fine.

[6] Recueil des pièces authentiques, t. II, p. 222.

[7] Recueil des pièces authentiques, t. II, p. 165.

[8] Recueil des pièces authentiques, t. I, p. 94.

[9] Pour l'explication de cette menace, il faut dire que, dans cette mission, Saint-Just et Le Bas avaient laissé croître leurs moustaches, auxquelles ils renfoncèrent bientôt, sur le désir d'Henriette et de madame Le Bas.

[10] Voyez le Moniteur du 25 prairial an V, n° 265.

[11] Recueil des pièces authentiques, t. III, p. 101 et 102.

[12] Voyez cet appel en tête du Recueil des pièces authentiques. Comme on le pense bien, c'est dans ce libelle que MM. Éd. Fleury et de Bannie ont puisé leurs impartiales appréciations sur la mission de Saint-Just et de Le Bas. M. de Barante procède surtout avec un sans-façon de gentilhomme qui ferait rire s'il ne faisait pitié. D'un académicien, on était peut-être en droit d'attendre quelque chose de plus sérieux.

[13] Voyez, dans le Recueil des pièces authentiques, le texte du jugement cité en entier, t. I, p. 52, in fine.

[14] Victoires et conquêtes des Français, éd. Panckoucke, 1817, t. II, p. 151.

[15] M. Lanfrey. Voyez son Essai sur la Révolution. M. Lanfrey, que la démocratie a pu un moment espérer de compter dans ses rangs, est de l'école de ces profonds politiques qui réclament, avant tout, la liberté pour eux. Quant aux grands hommes qui ont pensé que les améliorations sociales devaient marcher de pair avec les améliorations politiques, ce sont des forcenés à ses yeux. Nous reviendrons sur ce sujet.

[16] Vie du général Hoche, par Rousselin.

[17] Moniteur du 18 pluviôse an II, n° 158.

[18] Histoire des Girondins, par M, de Lamartine, t. VII, p. 341.

[19] M. de Barante, qui, sous le titre d'Histoire de la Convention, a offert au publie un livre plein d'erreurs passionnées, n'a pas eu le temps, il parait, de vérifier ses assertions. Il confond le général Donnadieu, exécuté le 9 prairial an n, avec le capitaine de dragons Donnadieu, qui fut chargé par Saint-Just d'annoncer une victoire a la Convention et de lui présenter un drapeau pris sur les Prussiens. S'il avait ouvert le Moniteur du 9 thermidor an iv, il y aurait vu l'éloge de ce même Donnadieu par le général Moreau ; et, s'il avait poussé plus loin ses investigations, il aurait découvert que l'ancien capitaine des dragons de la République, devenu lieutenant-général sous la Restauration, se fit, comme nous l'avons dit, remarquer à la chambre des députés par son ardent royalisme en raison de quoi il lui eût certainement pardonné d'avoir été jadis l'admirateur et l'ami de Saint-Just.

[20] Histoire de France, par l'abbé de Montgaillard, t. IV, p. 100.

[21] Voyez la lettre de Gatteau dans le Recueil des pièces trouvées chez Robespierre, Saint-Just et autres, t. II, p. 247.

[22] Allusion au tribunal de Schneider, détruit par Saint-Just.

[23] Nous avons donné à dessein ce passage, cité par M. de Barante, qui se garde bien de jamais reproduire les documents favorables aux hommes de la Révolution.

[24] Michelet, Histoire de la Révolution, t. VII, p. 17.

[25] Voici, au reste, l'ordre d'arrestation du général Hoche, dont nous avons pris copie aux archives de la préfecture de police :

Du 22 germinal l'an II de la République une et indivisible, le Comité de Salut public arrête que le général Hoche sera mis en état d'arrestation, et conduit dans la maison d'arrêt dite des Carmes, pour y être détenu jusqu'à nouvel ordre.

Ont signé, avec Saint-Just, Collot-d'Herbois, Carnot, Barère, Prieur, Couthon, Lindet, Billaud- Varennes, etc.

Pour extrait Collot-d'Herbois, Billaud, Barère.

Ajoutons, pour achever de prouver que l'initiative de l'arrestation du général Hoche, qui avait désobéi, ne venait pas de Saint-Just, qu'après thermidor, Hoche, rendu à la liberté, eut toutes les peines du monde a obtenir un commandement et fut réduit aux démarches les plus humiliantes. Voyez la Vie de Hoche, par Rousselin, qui était l'ennemi personnel de Robespierre et de Saint-Just.

[26] M. Éd. Fleury, Saint-Just et la Terreur, t. II, p. 110.