HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE DEUXIÈME

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

Insurrection girondine. — Essai de conciliation. — Saint-Just se propose en otage. — Soixante et dix départements se lèvent contre la Convention. — Menaces de Wimpfen. — La Vendée. — Rapport de Saint-Just. — Sa modération. — Brissot dévoilé, par Camille Desmoulins. — Assassinat de Marat. — Saint-Just entre définitivement au Comité de Salut public.

 

Pendant que la Convention, sous les menaces qui grondaient sur elle, du dedans et du dehors, discutait héroïquement les articles de la nouvelle Constitution, quelques-uns des Girondins mis en arrestation chez eux, trompant la vigilance commode et complaisante des gendarmes chargés de les surveiller, étaient allés dans les départements, sonner le tocsin contre Paris et l'Assemblée.

La discussion était incessamment interrompue par la nouvelle de quelque soulèvement. L'Eure et le Calvados donnèrent le signal de la guerre civile. L'insurrection s'étendit bientôt dans l'Ouest et dans le Midi. Un comité central de résistance fut installé à Caen, où Guadet, Barbaroux, Louvet, Larivière, Kervélégan et d'autres vinrent organiser la révolte. Biroteau à Lyon, Rabaut-Saint-Etienne à Nîmes, Grangeneuve à Bordeaux, prêchèrent publiquement la rébellion. Toulon et Marseille arborèrent le drapeau blanc. Comme on le voit, le parti des Girondins se royalisait, suivant l'expression de M. Michelet. Plusieurs d'entre eux, dont les sentiments républicains étaient restés intacts, furent épouvantés de leur propre ouvrage ; et Rebecqui, de désespoir, se précipita dans la mer, expiant ainsi par une mort volontaire le crime d'avoir fait un instant cause commune avec les ennemis de la République.

Bientôt, on apprit avec indignation que quelques Montagnards en mission avaient été arrêtés, que plusieurs administrations de départements suspendaient l'envoi des contributions et méconnaissaient les décrets de la Convention. Toulouse, dans une déclaration signée par les présidents de ses quinze sections, menaçait Paris de le traiter comme une autre Sodome. La mesure était comble, et l'Assemblée sentait la nécessité de sévir. Cependant, avant d'en venir là, les chefs de la Montagne essayèrent de rassurer et de calmer les départements. Ni Danton, ni Saint-Just, ni Robespierre, ne voulaient la mort des Girondins. Leurs tentatives de conciliation le prouvent assez. Couthon et Danton s'offrirent en otages. Saint-Just, à qui le Comité de Salut public allait bientôt confier le soin de rédiger un rapport sur les déplorables menées de la Gironde, Saint-Just proposa généreusement de se rendre à Caen, au foyer même de la révolte. C'est Garat qui nous l'apprend ; Garat, qu'on ne peut suspecter de partialité en faveur de Saint-Just[1].

Ces tentatives de conciliation n'aboutirent point, par la faute des Girondins qui repoussèrent très-stoïquement peut-être, mais très-imprudemment, toute espèce de compromis entre eux et les Montagnards. Qu'ils prouvent que nous sommes coupables, écrivait Vergniaud, sans doute dans l'ignorance de tout ce qui se passait dans les départements, sinon, qu'ils aillent eux-mêmes à l'échafaud. Au sein de la Convention, Ducos et Fonfrède repoussèrent ces mesures comme mesquines et pusillanimes. Ce refus superbe parut une provocation. Les événements qui survinrent achevèrent de perdre la Gironde.

Soixante et dix départements s'étaient prononcés contre la Convention, et le général royaliste Wimpfen, trahissant la confiance dont l'avait investi l'Assemblée, et non content de prendre le commandement des rebelles, adressait à tous les généraux de la République une sorte de circulaire pour les engager à se joindre à la coalition. Mandé à la barre de !a Convention, il avait répondu insolemment : Si je me rends à Paris, ce ne sera qu'à la tête de soixante mille hommes. Et cet homme, avec lequel s'associaient les Girondins, mettait à la tête des troupes de la Fédération, qui ? un Vendéen, un chouan, M. de Puisaye[2].

Vers le même temps, les royalistes remportaient à Saumur une victoire qui leur ouvrait la route de Paris. Cette mauvaise nouvelle, annoncée par Robespierre aux Jacobins, accrut encore la fureur contre les membres fugitifs du côté droit, dont plusieurs étaient, avec raison, soupçonnés d'attiser cette guerre impie de la Vendée, qu'un écrivain plébéien n'a pas craint de qualifier de sainte[3]. Sainte ! la guerre où des milliers de paysans aimaient mieux se battre contre leurs concitoyens que de courir défendre à la frontière la République qui les affranchissait ; sainte ! la guerre dont le premier mobile n'a été qu'une pensée d'intérêt égoïste et personnel ; sainte ! la guerre où les massacres accomplis par les partisans de la prétendue bonne cause eurent un caractère de férocité et de barbarie laissant bien loin derrière eux les tueries de septembre !

Ces proclamations incendiaires, ces départements en feu, ces soulèvements, tout cela, qui peut le nier ? était l'œuvre des Girondins. Ce ne fut pas le crime de tous, disons-le à l'honneur de ceux qui demeurèrent purs, mais tous durent être fatalement soupçonnés. Il n'en pouvait être autrement. Le temps, loin d'affaiblir les preuves de la culpabilité de certains d'entre eux, les a, au contraire, fortifiées d'une manière accablante. Si. dans son appréciation générale, Saint-Just commit quelques erreurs, il se trompa de bonne foi. Il fut l'écho de la voix publique, celle qu'à certaines heures on se plaît à appeler la voix de Dieu mais on verra avec quel soin, dans son rapport, il cherche à distinguer les vrais coupables de ceux qui n'étaient qu'égarés.

Pour parer à un péril extrême, il fallait d'extrêmes mesures ; pour faire rentrer dans le devoir les départements soulevés contre la Convention, il ne suffisait plus de quelques paroles de conciliation et de paix, il était nécessaire de frapper un grand coup et de prouver au monde que la Révolution n'entendait pas laisser périr ses principes. Le Comité de Salut public ne désespéra point du salut de la patrie ; il voulut sauver la France, et sa volonté suffit pour la sauver. Sans cette sombre et grandiose énergie dont Saint-Just fut l'ardent inspirateur, formidable force morale qui empêcha la coalition victorieuse de marcher sur Paris, et qui triompha de J'insurrection girondine, la République était perdue, et tant d'admirables institutions qui lui ont survécu, disparaissaient avec elle.

Dans cette situation, que quelques-uns crurent désespérée, au moment où, se faisant, pour ainsi dire, l'écho du général Wimpfen, le Girondin Barbaroux écrivait Duperret : Tout va bien, nous ne tarderons pas à être sous les murs de Paris, le rapport de Saint-Just fut un véritable acte d'héroïsme. Il n'y a donc pas à répondre aux accusations et aux injures dont ce rapport est encore l'objet les simples faits les réfutent assez victorieusement.

Voici, au reste, quelques extraits de la minute même des procès-verbaux des séances du Comité de Salut public qui peuvent donner sur l'état de l'opinion à cette époque une idée beaucoup meilleure que toutes les appréciations des historiens.

Séance du 1er juin. Le maire a exposé que toutes les sections sont réunies, que tous les citoyens de Paris, fatigués d'une faction puissante, demandent unanimement justice de ces calomnies qui avaient pour but de provoquer tous les départements contre Paris, de diviser la République et d'établir le fédéralisme. Étaient présents Cambon, Guyton-Morveau, Bréard, Delacroix, Danton, Treilhard, Robert Lindet.

Séance du 2 juin. Le Comité mandé par la Convention nationale pour lui faire un rapport et présenter un projet de décret relatif aux circonstances actuelles et aux membres dénoncés par le département de Paris, a arrêté un projet de décret portant que le salut de la patrie appelle les membres de la Convention contre lesquels il a été porté des dénonciations, à suspendre et à déposer dans le sein de la Convention l'exercice de leurs pouvoirs.

Enfin, dans la séance du 16 juin, fut rendu l'arrêté suivant : Le Comité arrête qu'il sera fait jeudi rapport à la Convention touchant ceux de ses membres qui sont en état d'arrestation, et que ce rapport sera présenté au Comité la veille. Les citoyens Saint-Just et Cambon sont nommés rapporteurs[4].

Le 8 juillet 1793, Saint-Just monta à la tribune de la Convention, et, d'une voix lente et grave, comme attristée, il lut l'immense rapport concernant trente-deux membres du parti de la Gironde, arrêtés à la suite des événements du 31 mai, en exécution du décret du 2 juin. Nous regrettons de ne pouvoir reproduire ce rapport en entier ; mais son étendue et les limites de cet ouvrage ne nous le permettent pas.

Citoyens, dit-il, vous avez de tout temps fait paraître votre dévouement à la République, en donnant au peuple, dès les premiers jours de sa liberté, l'exemple de la justice et de la soumission à vos propres lois.

Vous avez entendu, dès le commencement de vos séances, les réclamations élevées contre vos membres, et vous les avez obligés de rendre compte de leur conduite. Un membre, depuis peu, a paru devant le tribunal révolutionnaire, accusé d'avoir provoqué la licence (Marat) ; un autre, relégué dans Marseille, attend son jugement (Philippe-Égalité). Au commencement du mois dernier, comme un complot formé contre l'établissement et l'unité de la République éclatait dans Paris et dans l'empire, vous avez consigné dans leurs maisons trente-deux membres de cette assemblée, prévenus par le cri public d'en être les auteurs.

L'inquiétude de la République sur cet événement, les fables répandues par les ennemis de la liberté, devenues le prétexte de la guerre civile, l'impatience et le zèle des citoyens, les différentes lettres des détenus qui demandent leur liberté, et surtout l'indulgence qu'on doit à quelques-uns, qui sont plutôt imprudents que coupables, tout invite la Convention nationale à prononcer définitivement.

La conjuration dont je viens vous entretenir est enfin démasquée ! Je n'ai point à confondre les hommes, ils sont confondus. Je n'ai point arracher, par la force du discours, la vérité sanglante de leurs cœurs je n'ai qu'un récit simple à vous faire, que des vérités reconnues à vous dire.

 

Après avoir rappelé un bruit fort accrédité alors, que Dillon était sollicité de se mettre à la tête d'un soulèvement, dans le but de placer sur le trône le fils de Louis XVI ; après avoir montré certains Girondins tendant les mains à la Vendée, accusation basée sur le rapport d'un commissaire de la Convention dans ce département, il pense qu'une conjuration s'est tramée dans le sein même de l'Assemblée, pour le rétablissement de l'ancienne Constitution, et continue ainsi :

..... Maintenant qu'après avoir excité parmi vous des orages qui vous ont forcés de déployer votre sévérité contre eux, pour sauver la patrie, maintenant qu'il est découvert qu'on ne vante point d'autre Constitution et d'autres lois que celles qui auraient préparé le retour de la tyrannie, vous convaincrez facilement le peuple français de la droiture de vos intentions, et vous pouvez, comme le consul de Rome, jurer que vous avez sauvé votre patrie. Au moins, n'attendez pas que votre Comité paye tribut à la faiblesse et à la superstition de qui que ce soit le salut public est la seule considération digne de vous toucher. L'état présent de la France, la dislocation du corps politique, tout annonce que le bien n'a pas été fait, et que vous ne devez de ménagement à personne. La République ne tient aucun compte des faiblesses et des emportements stériles ; tout le monde est coupable quand la patrie est malheureuse.

Tous les détenus ne sont point coupables ; le plus grand nombre n'était qu'égaré ; mais comme, dans une conjuration, le salut de la patrie est la loi suprême, vous avez dû confondre un moment et l'égarement et le crime, et sacrifier sagement la liberté de quelques-uns au salut de tous. Les détenus, comme la cour, avaient fait la guerre aux lois par les lois. Rien ne ressemble à la vertu comme un grand crime ; on a dû séduire les âmes faibles sous le prestige ordinaire de la vérité.

 

Il dépeint ensuite les partis aux prises dès les premiers jours de la Convention, les uns ardents pour la République, les autres n'ayant que.les apparences de la vertu républicaine, et traitant d'anarchie tout ce qui n'était pas conforme à leurs idées et à leurs opinions.

Il reproche à Brissot d'avoir habité Je palais des rois et lui fait un crime, bien à tort suivant nous, d'avoir, avant le 10 août, défendu la Constitution de 1791, qui était alors le seul drapeau possible de tous les patriotes et de tous les amis de la liberté.

De la liaison de certains Girondins avec la famille d'Orléans, et surtout de la douleur manifestée par Vergniaud, en proposant la déchéance du roi, il conclut qu'on voulait seulement une révolution dans la dynastie afin de conserver un grand crédit sous une régence ou sous une usurpation. Suivant le rapporteur, l'abolition de la royauté fut le signal des haines du parti de la Gironde, qu'il accuse d'avoir, avec une intention hostile, retardé le jugement du roi.

Quand vous arrivâtes ici, poursuit-il, le Nord et le Midi se tenaient embrassés ; le même enthousiasme pour la liberté unissait tous les Français, tout le monde courait aux armes, tous les départements étaient amis ; !e premier transport de la liberté avait immolé des victimes, mais il fallait pleurer sur elles et n'accuser que le malheur des temps. La France est-elle plus heureuse depuis que des hommes qui se disaient sensibles ont allumé la guerre civile ou promené par toute la France le glaive de septembre, et rendu la conquête de cet empire plus facile ?

 

Sans les incessantes déclamations des Girondins, pense le rapporteur, l'ordre eût régné dans la République, car on calme l'anarchie par la sagesse du gouvernement, tandis qu'on l'irrite par des clameurs inopportunes et sans fruit.

Comme le déguisement et l'hypocrisie sont le fondement des conspirations, on se doit défier beaucoup des apparences dont les conjurés savent ordinairement se couvrir.

Mais il suffit de prendre dans la nature des choses les moyens qu'on doit employer lorsqu'on veut servir sa patrie et faire le bien, et ceux qu'on doit naturellement employer pour la trahir et faire le mal. Ceux donc qui, dans les révolutions, veulent fixer un gouvernement provisoire ou anarchique, ceux-là préparent sourdement le retour de la tyrannie, car ce gouvernement provisoire ne se pouvant soutenir que par la compression du peuple et non par l'harmonie, le corps social finit par être assujetti comme il n'y a point de forme de gouvernement constante et qui repose sur des lois, tout dégénère et tout s'altère il n'y a plus d'intérêt public, et le besoin du repos fait enfin supporter l'esclavage.

..... Un usurpateur qui veut arriver à son but par ce moyen, ne manque pas de bonnes raisons pour perdre ceux qui s'y opposent tous les vices sont bientôt de son parti, de même que tous ceux qui veulent jouir.

..... La sagesse seule et la patience, dit-il plus loin, peuvent constituer une République, et ceux-là n'en ont point voulu parmi nous, qui ont prétendu calmer l'anarchie par autre chose que par la douceur et la justice du gouvernement.

 

S'emparant des dénonciations faites par Louvet et Barbaroux sur les projets de dictature et de triumvirat si gratuitement prêtés à Robespierre, à Danton et à Marat, il frappe de ridicule ces accusations dénuées de toute espèce de fondement, et montre ces prétendus dictateurs et triumvirs tellement impuissants, qu'on les dénonçait et qu'on les outrageait impunément.

Puis, remontant aux journées de septembre, le lendemain desquelles l'austère et intègre Roland avait écrit : Il y a des jours sur lesquels il faut peut-être jeter un voile, et que certains membres de la Gironde, par la plus insigne injustice, avaient reprochées a Robespierre, le jeune rapporteur établit parfaitement la part de responsabilité qui revient à chacun, et dans un passage d'une légitime indignation, il s'élève jusqu'au pathétique.

On avait fait, dit-il, des réputations saintes dans le parti secret de la royauté ; on fit des réputations horribles dans le parti républicain.

Aucun de ceux qui avaient combattu le 10 août ne fut épargné ; la Révolution fut flétrie dans la personne de ses défenseurs, et de tous les tableaux consolants qu'offraient ces jours prodigieux, la malignité n'offrit au peuple français que ceux de septembre, tableaux déplorables sans doute, mais on ne donna point de larmes au sang qu'avait versé la cour ! Et vous aussi, vous avez été sensibles aux agonies du 2 septembre. Et qui de nous avait plus de droit de s'en porter les accusateurs inflexibles, ou de ceux qui, dans ce temps-là, jouissaient de l'autorité et répondaient seuls de l'ordre public et de la vie des citoyens, ou de nous tous qui arrivions désintéressés de nos déserts ? Pétion et Manuel étaient alors les magistrats de Paris. Ils répondaient à quelqu'un qui leur conseillait d'aller aux prisons, qu'ils ne voulaient point risquer leur popularité Celui qui voit égorger sans pitié est plus cruel que celui qui tue ; mais, lorsque l'intérêt a fermé le cœur des magistrats du peuple, et les a dépravés jusqu'à prétendre conserver leur popularité en ménageant le crime, on doit conclure qu'ils méditaient un crime eux-mêmes, qu'ils ont dû conspirer contre la République, car ils n'étaient point assez vertueux pour elle. Ils ont dû déplorer les forfaits qu'ils ont laissé commettre pour n'en être pas accusés, ils ont dû jouer l'austérité pour adoucir l'horreur de leur conduite et tromper leurs concitoyens. Accusateurs du peuple, on ne vous vit point, le 2 septembre, entre les assassins et les victimes... Quels qu'aient été les hommes inhumains qui versèrent le sang, vous en répondez tous, vous qui l'avez laissé répandre.

 

Il est à regretter que Saint-Just ait cru devoir ramasser dans le libelle de Camille Desmoulins certaines accusations qui sont de pures calomnies, comme celle portée contre Brissot, d'avoir fait assassiner Morande, son ennemi ; ou cette autre, portée contre les Girondins, d'avoir conspiré, chez Valazé, le massacre d'une partie de la Convention.

Saint-Just a tort également, suivant nous, en accusant les Girondins de n'avoir fait déclarer la guerre à toute l'Europe que pour attirer l'attention des esprits au dehors et venir plus facilement à bout de leurs projets. Il a tort en reprochant à quelques-uns d'entre eux leurs propositions de clémence dans le jugement du roi ; il a tort aussi en les accusant de complicité avec Dumouriez ; mais comme il a raison sur d'autres points Les déclamations continuelles contre Paris, les dénonciations incessamment renouvelées, les tentatives réactionnaires et les erreurs de la commission des Douze, l'insurrection dans les départements, tout cela était l'œuvre des Girondins. Une lettre de d'Estaing, trouvée chez Gardien, membre de la commission des Douze, lettre citée par Saint-Just, était singulièrement compromettante.

La République, poursuit le rapporteur, ne compose pas avec la royauté. Vous l'avez vu depuis, ceux qui voulaient sauver le roi ont tout fait pour perdre la République. On se plaignait de vos tribunes et de leurs mouvements mais les partisans nombreux de la tyrannie, répandus sur toute la République et décernant sans cesse contre votre autorité, étaient-ils plus respectueux ? Les cris que vous n'entendiez pas, et qui proclamaient la guerre civile, étaient-ils plus innocents ? Il est consommé le criminel projet d'aveugler la France, d'armer les Français contre les Français, et de nous ramener à la monarchie par la tourmente de la liberté !

 

Puis, Saint-Just rappelle les menaces faites aux députés montagnards en mission dans les départements, les provocations insensées d'Isnard, la proposition de réunir les suppléants de l'Assemblée à Bourges, les arrestations arbitraires ordonnées par la commission des Douze, et les menées girondines dans toutes les grandes villes, à Lyon, à Bordeaux, à Marseille et en Corse, où Paoli, qui s'était mis à la tête de la réaction, rencontra un adversaire dans le jeune Bonaparte.

Les 1 et 2 juin, continue l'orateur, le peuple se réunit de nouveau par le sentiment du péril commun. Il s'était présenté deux fois ses pétitionnaires parurent tristes devant vous ; ils étaient précédés du bonnet de la liberté couvert d'un crêpe ils furent repoussés et outragés ; on leur répondit par des fureurs, on ne voulut point les entendre. Ainsi s'ébranlent les empires, par les injustices envers les peuples !

... Manuel vous disait un jour Si dans les troubles excités par les malveillants, tous les bons citoyens prenaient les armes, les méchants seraient comprimés. Paris entier a pris les armes dans ce jour, et tout était tranquille, excepté le crime. Alors vous pûtes librement, sous la sauvegarde du peuple, arrêter les auteurs de tant de désordres ; vous pûtes espérer enfin de donner des lois à la France ; vous imposâtes silence aux royalistes qui avaient médité votre perte. Depuis ce temps, vous avez donné à la République une forme de gouvernement ; vous avez éclairé le peuple, rassuré les propriétaires effrayés le peuple a vu le dernier jour de l'anarchie. Que l'insurrection de Paris soit jugée par le peuple français elle n'a pas de juges légitimes parmi les révoltés de l'Eure ; elle a sauvé la représentation nationale.

Tel est l'esprit de la conjuration que votre prudence a renversée. Puissent les yeux de la nation s'ouvrir enfin ! Paris n'était que le prétexte de l'attentat qu'on méditait contre elle. Tous les complots ont échoué grâces en soient rendues au génie protecteur du peuple français ! Les conjurés ont laissé peu de traces ; encore quelques jours, ils les auraient teintes de sang ! Par quel art ont-ils pu vous séduire jusqu'à vous ranger quelquefois de leur parti contre vous-mêmes ? Toute la France serait paisible, s'ils l'avaient été ; ils s'armaient contre vous au nom du respect même qui vous était dû ; on vous immolait à votre sûreté ; on vous traitait comme ce roi de Chypre chargé de chaînes d'or. Les ennemis de la République sont dans ses entrailles ce n'est point l'audace que vous avez à vaincre, c'est l'hypocrisie.

Buzot soulève les autorités de l'Eure et du Calvados ; Gorsas, Pétion, Louvet, Barbaroux et quelques autres sont près de lui. On ferme les sociétés populaires on a commis dès violences à Beaucaire, contre les patriotes une commission de gouvernement s'est formée à Nîmes partout le sang coule. Treilhard et Mathieu écrivent de Bordeaux qu'on y accapare les assignats à l'effigie du roi ; un particulier a crié, au spectacle Vive le roi ! et l'a fait impunément. Le bon peuple du Midi est opprimé ; c'est à vous de briser ses chaînes. Entendez-vous les cris de ceux qu'on assassine ? Les enfants, les frères, les sœurs sont autour de cette enceinte, qui demandent vengeance... L'Europe attend quels seront les premiers lâches qui auront un roi ! La liberté du monde et les droits de l'homme sont bloqués dans Paris ils ne périront point ; votre destinée est plus forte que vos ennemis Vous devez vaincre. Les précautions ont été prises pour arrêter le crime.

Prononcez maintenant. Vous devez mettre quelque différence entre les détenus ; le plus grand nombre était trompé, et qui de nous peut se flatter de ne l'être jamais ? Les vrais coupables sont ceux qui ont fui, et vous ne leur devez plus rien, puisqu'ils désolent leur patrie. C'est le feu de la liberté qui nous a épurés, comme le bouillonnement des métaux chasse du creuset l'écume impure. Vous ne pouviez pas sauver la patrie avec eux qu'ils restent seuls avec le crime qu'ils voulaient commettre Ils ont troublé la paix des bons habitants des campagnes ; et vous, vous avez fait des lois que le peuple choisisse entre des rebelles qui lui font la guerre, et vous qui soulagez ses maux Ils ne partageront donc point avec vous l'amour du monde. Ils se plaignaient qu'on voulait diviser la République ils se partagent ses lambeaux ! Ils disent qu'on a outragé des membres de la iConvention ; ils l'outragent tout entière ! ils étaient froids contre les brigands de la Vendée ils appellent la France contre vous, et trouvent aujourd'hui des armes pour combattre les lois et déchirer l'empire...

Vous avez vu le plan longtemps suivi d'armer le citoyen par l'inquiétude, et de confondre le gouvernement par la terreur et les déclamations mais vous respecterez encore la liberté des opinions ; votre comité la réclame. On pourrait dire que les discours d'un représentant sont des actions ; que cette liberté est pour les citoyens, qu'elle est leur garantie, mais que, dans les actes du gouvernement, elle peut être une politique insidieuse et suivie qui compromette le salut public. Était-elle sacrée l'opinion qui condamna Socrate et lui fit boire la ciguë ? L'opinion qui fait périr un peuple l'est-elle davantage ?

Quoi qu'il en soit, la liberté ne sera point terrible envers ceux qu'elle a désarmés et qui se sont soumis aux lois. Proscrivez ceux qui ont fui pour prendre les armes ; leur fuite atteste le peu de rigueur de leur détention proscrivez-les, non pour ce qu'ils ont dit, mais pour ce qu'ils ont fait ; jugez les autres, et pardonnez au plus grand nombre : l'erreur ne doit pas être confondue avec le crime, et vous n'aimez point à être sévères. Il est temps que le peuple espère enfin d'heureux jours, et que la liberté soit autre chose que la fureur de parti vous n'êtes point venus pour troubler la terre, mais pour la consoler des longs malheurs de l'esclavage. Rétablissez la paix intérieure ; l'autorité brisée au centre fait partout peser ses débris. Rétablissez en tous lieux la justice et l'énergie du gouvernement. Ralliez les Français autour de leur Constitution puisse-t-elle ne pas partager la haine conçue contre ses auteurs !

On a poussé l'oubli de la morale jusqu'à proscrire cet ouvrage, fût-il propre a assurer le bonheur du peuple français, parce que quelques-uns n'y avaient pas concouru ils régnaient donc, ceux qui sont ici puissants ! et qu'attendiez-vous d'eux après tant de crimes ? des crimes encore ! Quelle est donc cette superstition qui vous érige en sectes et en prophètes, et prétend faire au peuple un joug mystique de sa liberté. Vous ne pouviez faire de lois avec eux, et vous n'auriez point le droit d'en faire sans eux ! Il serait donc des cas où la morale et la vérité pourraient être nulles ?

J'ai peint la conjuration fasse la destinée que nous ayons vu les derniers orages de la liberté ! Les hommes libres sont nés pour la justice ; on profite peu à troubler la terre la justice consiste a réprimer ceux qui la troublent.

Vous avez eu le droit de faire arrêter ceux de vos membres qui trahissaient la République si le souverain était assemblé, ne pourrait-il pas sévir contre quelques-uns de ces membres ? 0 vous qui le représentez, qui pourrait sauver la patrie, si ce n'était vous-mêmes ? Les détenus avaient donné les premiers l'exemple de la sévérité envers les représentants du peuple ; qu'ils subissent la loi qu'ils ont faite pour les autres ! Ils sont des tyrans s'ils se prétendent au-dessus d'elle ; qu'ils choisissent entre le nom de conjurés et celui de tyrans.

Il résulte des pièces remises au Comité de Salut public :

Qu'une conjuration a été ourdie pour empêcher en France l'établissement du gouvernement républicain ; que l'anarchie a été le prétexte des conjurés pour comprimer le peuple, pour diviser les départements, et les armer les uns contre les autres.

Qu'on a tenté de mettre sur le trône le fils de Capet ;

Que les efforts des conjurés contre l'établissement de la République ont doublé depuis que la Constitution a été présentée à l'acceptation du peuple français ;

Qu'on avait formé dans les conciliabules de Valazé, où se rendaient les détenus, le projet de faire assassiner une partie de la Convention ;

Qu'on a tenté de diviser d'opinions le Nord et le Midi de la France pour allumer la guerre civile ;

Qu'à l'époque du 31 mai, plusieurs administrations, excitées à la révolte par les détenus, avaient arrêté les deniers publics, et proclamé leur indépendance.

Qu'à cette époque, la conjuration contre le système du gouvernement républicain avait éclaté dans les corps administratifs de Corse, des Bouches-du-Rhône, de l'Eure, du Calvados, qui sont aujourd'hui en rébellion. Votre comité a pensé que votre justice devait être inflexible envers les auteurs de la conjuration il m'a chargé de vous présenter le décret suivant :

ART. Ier. La Convention nationale déclare traîtres à la patrie Buzot, Barbaroux, Gorsas, Lanjuinais, Salles, Louvet, Bourgoing, Biroteau et Pétion qui se sont soustraits au décret rendu contre eux te 2 de juin dernier, et se sont mis en état de rébellion dans les départements de l'Eure, du Calvados et de Rhône-et-Loire, dans le dessein d'empêcher l'établissement de la République et de rétablir la royauté.

ART. II. Il y a lieu à accusation contre Gensonné, Guadet, Vergniaud, Mollevault, Gardien, prévenus de complicité avec ceux qui ont pris la fuite et se sont mis en état de rébellion.

ART. III. La Convention nationale rappelle dans son sein Bertrand, membre de la commission des Douze, qui s'opposa courageusement à ses violences ; elle rappelle dans son sein les autres détenus, plutôt trompés que coupables.

ART. IV. La Convention nationale ordonne l'impression des pièces remises au Comité de Salut public, et décrète l'envoi aux départements.

 

Les conclusions de ce rapport, qui avait été fréquemment interrompu par les applaudissements de l'Assemblée, furent adoptées sans discussion dans la séance du 28 juillet.

A part quelques erreurs manifestes, que nous avons pris soin de relever en passant, erreurs provenant certainement des calomnies répandues par Camille Desmoulins dans son Histoire des Brissotins, presque tous les faits dénoncés par Saint-Just ont été, comme nous l'avons dit, confirmés par l'histoire ; et l'auteur du libelle en deux volumes publié contre Saint-Just, n'a pas, lui-même essayé d'en justifier les Girondins.

Ce rapport, auquel le talent de son auteur et la modération qui y règne donnaient une portée immense, eut en France un long retentissement, et contribua pour beaucoup à rallier à la Convention un grand nombre des départements insurgés contre elle. Une brochure anonyme, attribuée à Louvet et datée de Caen, parut en réponse. Mais, rédigée par des gens trop spirituels, émaillée de sarcasmes plus ou moins absurdes, elle ne pouvait avoir aucune portée. Ce n'est pas ainsi que se défend l'innocence. L'auteur y plaisante agréablement Saint-Just, qu'il appelle Monsieur le Chevalier, sur sa gentillesse, ses charmantes sottises, ses nobles joues et ses brillantes antithèses. Railler n'est pas répondre ; et les meilleures plaisanteries ne valent pas la plus petite justification.

Que l'on compare à ce rapport, si ferme et si modéré à la fois, le livre de Camille Desmoulins, où le cynisme des accusations le dispute au cynisme de l'expression, et l'on verra de quel côté sont le bon goût, le tact et la dignité qui convenaient à un représentant du peuple. Je ne veux citer comme exemple que ces quelques lignes tirées du Brissot dévoilé : On se demandera un jour ce que c'était qu'un Brissotin. Je fais la motion que pour en conserver la plus parfaite image, celui-ci (Rabaut) soit empaillé, et je m'oppose à ce qu'on le guillotine, si le cas y échet, afin de conserver l'original entier au cabinet d'histoire naturelle. Ah ! le jour où ces pauvres Girondins furent condamnés à mort par le tribunal révolutionnaire, il eut bien raison, l'auteur de cette phrase indigne, de s'écrier, en pleurant : Malheureux, c'est moi qui les tue ! s'il est vrai qu'il prononça ces paroles[5].

Ce n'est pas lui cependant qui leur a été le plus fatal. Quatre jours après celui où Saint-Just avait décrit, dans ce style plein de grandeur et de passion patriotique, dont nous avons donné une idée, les troubles suscités au sein de la République par quelques hommes égarés, Marat qui, malade au physique comme au moral, avait cessé, pour ainsi dire, de paraître à la Convention, fut assassiné par cette fanatique jeune fille que M. de Lamartine, dans sa belle langue imagée, a appelée l'ange de l'assassinat, comme si ces deux termes pouvaient s'accoupler ensemble. Charlotte Corday, dont les rapports avec les principaux membres de la Gironde furent bientôt connus, aurait dû prévoir qu'un tel crime retomberait de tout son poids sur ses infortunés amis. Mais, aveuglement du fanatisme ! elle se crut une autre Jeanne d'Arc ; comme Judith, elle ne recula pas devant le meurtre, et, pour purifier la République, elle n'imagina rien autre chose qu'un baptême de sang. Ravaillac raisonnait de même il croyait se sanctifier par l'assassinat et être agréable à Dieu en tuant Henri IV ; Brutus en frappant César, était persuadé qu'il sauvait la République, et il douta de la vertu lorsqu'il vit son crime demeurer stérile et infécond pour la liberté de Rome[6].

Ainsi dut être refoulée et renvoyée à des temps meilleurs la modération prêchée par Saint-Just et Vergniaud, en apprenant, dans son cachot, le crime et l'exécution de Charlotte Corday, laissa, dit-on, échapper ces paroles : Elle nous tue, mais elle nous apprend à mourir.

A chacun de ses discours, Saint-Just voyait son influence grandir, et son nom était désigné d'avance au choix de la Convention quand il fut question de renouveler le Comité de Salut public. Il y entra, en effet, définitivement, avec Couthon, le 10 juillet, le lendemain du jour où avait été lu son fameux rapport sur les Girondins. Nous donnerons tout à l'heure de plus amples détails sur cet illustre et terrible comité dont Robespierre allait bientôt faire aussi partie. Disons de suite, au sujet de ce dernier, que M. Michelet ne nous semble pas avoir suffisamment étudié la grande physionomie de Saint-Just, lorsqu'il semble le considérer comme le très-humble serviteur de Robespierre, dont, suivant lui, Saint-Just et Couthon suivaient servilement les inspirations. Ce passage des Mémoires du conventionnel Levasseur est la meilleure réponse au savant et poétique historien :

Robespierre a toujours été regardé comme la tête du gouvernement révolutionnaire. Pour moi, qui ai vu de près les événements de cette époque, j'oserais presque affirmer que Saint-Just y eut plus de part que Robespierre lui-même. Quoique l'un des plus jeunes membres de la Convention, Saint-Just était peut-être celui qui joignait à l'enthousiasme le plus exalté, un coup d'œil prompt et sûr, la volonté la plus opiniâtre et l'esprit le plus éminemment organisateur.

..... Intimement lié avec Robespierre, il lui était devenu nécessaire, et il s'en était fait craindre peut-être plus encore qu'il n'avait désiré s'en faire aimer. Jamais on ne les a vus divisés d'opinions, et s'il a fallu que les idées personnelles de l'un pliassent devant celles de l'autre, il est certain que jamais Saint-Just n'a cédé[7].

 

D'autre part, d'après quelques écrivains aveuglés par l'esprit de parti, Robespierre était un ambitieux vulgaire, sans talent et sans foi, empruntant toute sa politique et toutes ses idées à Saint-Just. Ils feignent d'ignorer, ils ignorent peut-être que longtemps avant de connaître Saint-Just, Robespierre avait glorieusement fait ses preuves, et ils ont l'air de ne pas se douter que la réunion de ses nombreux discours serait, dans son ensemble, un admirable cours de morale.

La vérité est que Saint-Just, Couthon et Robespierre possédèrent au plus haut degré le génie de la Révolution, et marchèrent résolument d'accord. Ils furent les véritables piliers de la République ; une fois brisés, celle-ci marcha de faute en faute, d'erreur en erreur, de réaction en réaction, et finit, de guerre lasse, par aboutir aux orgies du Directoire et au coup d'État du 18 brumaire.

 

 

 



[1] Mémoires de Garat, p. 149.

[2] Mémoires de Levasseur, t. I, p. 312.

[3] M. Éd. Fleury, Saint-Just, t. I, p. 286.

[4] Archives nationales.

[5] Il est plus que probable que jamais ces mots ne furent prononcés. Ils ont été prêtés à Camille par Vilate, qui, détenu en thermidor, essaya, par tous les moyens, d'intéresser en sa faveur les thermidoriens, anciens amis de Camille Desmoulins. Celui-ci n'écrivait-il pas encore, longtemps après la mort des Girondins, dans son n° 5 du Vieux Cordelier, en s'adressant à Hébert : Je vais te démasquer comme j'ai démasqué Brissot. Voyez le Vieux Cordelier.

[6] Disons que la fameuse imprécation de Brutus, généralement prise au sérieux, doit être considérée comme une amère raillerie, non contre la vertu, mais contre ce monde terrestre où elle n'est trop souvent, en effet, qu'un nom.

[7] Mémoires de Levasseur, t. II, p. 324-325.