HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE DEUXIÈME

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Lutte entre la Montagne et la Gironde. — Commission des Douze. — Saint-Just est adjoint au Comité de Salut public. — Journées des 31 mai et 2 juin. — Jugement sur les Girondins. — La Constitution de 1793.

 

Il nous faut enfin sortir du domaine des idées pour entrer dans celui des faits, et peindre les déchirements douloureux qui éclatèrent au sein de la Convention. Nous allons raconter simplement, sans amertume, sans parti pris, les événements qui ont donné lieu au premier rapport présenté par Saint-Just, au nom du Comité de Salut public, en nous conformant aux versions du Moniteur et des journaux les plus modérés de l'époque. Il s'agit de la lutte entre la Gironde et la Montagne.

La Révolution, elle, s'avançait toujours irrésistible, et devait, pour le salut de la France, renverser impitoyablement tout ce qui se dressait devant elle comme un obstacle. Ce fut là sa nécessité fatale et les Girondins se perdirent pour ne l'avoir pas comprise. Ils avaient eu cependant la partie belle, car ils eurent le dessus dans l'Assemblée jusqu'au jour où quelques paroles insensées d'un des leurs suffirent pour déplacer la majorité et exciter contre eux de terribles ressentiments. Leurs préjugés, leur aveuglement, leurs rancunes personnelles, leur continuel système d'attaque contre les membres de la Convention dont les vues ne concordaient pas avec les leurs, les entraînèrent dans une voie devant aboutir forcément au triomphe de la réaction. Républicains sincères, comme la plupart le prouvèrent au pied même de l'échafaud, ils se firent, sans le vouloir, sans le savoir peut-être, le rempart du royalisme, qui s'abrita derrière eux et se couvrit de leur drapeau.

Presque tous les orateurs de la Gironde, Vergniaud excepté, étaient, dans leurs discours, d'une bien autre violence que les orateurs de la Montagne. Cela est facile à vérifier, et l'on ne peut douter un seul instant que, si les Girondins avaient été victorieux, ils n'eussent envoyé leurs adversaires à la mort. Seulement, les Montagnards entraînaient dans leur chute la Révolution elle-même ils l'emportèrent, et la République fut sauvée pour le moment. Certes, ils intéressent au dernier point, tous ces hommes pleins de jeunesse, de courage, d'enthousiasme et d'avenir mais ils ne surent pas se montrer à la hauteur de la situation ; ils ne surent pas faire à la patrie le sacrifice de quelques haines irréfléchies, et nous verrons les écrivains les plus favorables à leur cause être forcés de les condamner devant l'histoire.

Ils eurent l'immense tort de commencer les hostilités et de légitimer ainsi les représailles. Dès les premiers mois de la Convention, une attaque, intempestive et nullement justifiée, de Louvet contre Robespierre ne fit que donner à celui-ci l'occasion de prononcer un admirable discours, dans lequel étaient réduites à néant de vagues et iniques accusations, et que terminait un éloquent appel à la concorde. Cet appel ne fut guère écouté. Les événements du 10 mars, la trahison de Dumouriez suscitèrent d'interminables récriminations. Danton, mal à propos pris à partie par Lasource, devint l'irréconciliable ennemi de la Gironde, dont il fut certainement le plus redoutable antagoniste. Bientôt, les Girondins demandèrent et obtinrent l'arrestation de Marat victoire fâcheuse et double imprudence de leur part ! en ce qu'ils portaient les premiers coups à l'inviolabilité de l'Assemblée et préparaient à l'Ami du peuple un éclatant triomphe.

Avec une déplorable persistance, le côté droit s'emparait de toutes les questions pour raviver le combat. Cela se vit bien dans la discussion sur le maximum, où ses orateurs accusèrent les Montagnards de vouloir violer le droit de propriété et de compromettre l'existence des propriétaires. C'étaient là de pures déclamations, ne pouvant, en tout cas, atteindre Saint-Just, puisque celui-ci s'était toujours montré opposé à cette mesure extrême.

Ces imprudents Girondins se dépopularisaient singulièrement, quand, à quelque rumeur violente partie des tribunes, ils menaçaient Paris de la colère des départements, et demandaient que la Convention fût transférée à Versailles ou à Bourges. Aussi, dans le courant du mois d'avril, une première adresse des sections de Paris, lue par Rousselin, le jeune ami de Danton, à la' barre de l'Assemblée, réclama-t-elle l'expulsion de vingt-deux députés girondins. Cette pétition, improuvée par la Montagne elle-même, qui ne voulait pas laisser entamer la Convention, contenait de grands enseignements dont personne ne profita.

Cependant les discussions sur la Constitution avaient lieu dans un grand calme la guerre semblait suspendue, sinon finie, entre la Montagne et la Gironde, lorsque, vers la seconde quinzaine de mai, le Girondin Isnard fut malheureusement choisi pour président par la Convention. Cet homme, d'un caractère provoquant et colérique, ne sachant garder aucune mesure, remit bientôt tout en feu.

La lutte recommença, vive et acharnée, par un discours de Guadet, qui se perdit en accusations contre la Montagne et les autorités de Paris, et demanda finalement la réunion des suppléants de l'Assemblée à Bourges, et la cassation des autorités municipales. Barère empêcha que ces propositions ne fussent adoptées ; il fit seulement décréter la formation d'une commission de douze membres chargée d'examiner les actes de la Commune et de veiller à la tranquillité publique. Cette commission, presque exclusivement composée des hommes du côté droit les moins propres à concilier les choses, brouilla tout. Les Girondins se réunissaient en comité secret chez Valazé, et dirigeaient la conduite de cette commission. Accusés par Hébert, autrement dit le Père Duchesne, d'occasionner la disette, ils le dénoncèrent à la commission des Douze ; et, le 24 mai, cet Hébert, substitut t du procureur de la Commune, fut illégalement arrêté. Le lendemain, le conseil général envoya à la Convention des députés qui, en termes très-mesurés, demandèrent la liberté ou le prompt jugement du magistrat enlevé a ses fonctions. Le président, Isnard s'emporta bien inutilement ; et, sans cause, sans raison plausible, il laissa échapper ces regrettables paroles : ... S'il arrivait qu'on portât atteinte à la représentation nationale, je vous le déclare, au nom de la France entière, Paris serait anéanti bientôt, on chercherait sur les rives de la Seine si Paris a existé[1].

Cette phrase, interrompue à chaque mot par des cris de désapprobation, excita un violent tumulte dans l'Assemblée. Colportée et commentée dans les divers quartiers de Paris, elle porta au comble l'indignation de la majorité des sections, déjà fort mal disposées contre les Girondins. Le langage modéré de l'orateur de la députation avait fait contraste avec la réponse du président : Les magistrats du peuple qui viennent vous dénoncer l'arbitraire, ont juré de défendre la sûreté des personnes et des propriétés. Ils sont dignes de l'estime du peuple français. Les acclamations avec lesquelles furent accueillies ces paroles durent prouver à la Gironde que la faveur et l'influence dont elle avait joui jusqu'alors, allaient bientôt lui être enlevées.

Les choses s'envenimaient de plus en plus. Bien que, dans la séance du 27, le maire, Pache, eût répondu de la tranquillité de la capitale et de la sûreté de la Convention, les violences dont l'Assemblée devint le théâtre furent un présage certain de l'insurrection au dehors. La lutte était trop vivement engagée pour qu'un dénouement prochain ne fût pas inévitable. Quelques citoyens d'un patriotisme trop ardent ayant été arrêtés, après Hébert, par ordre de la commission des Douze, Danton s'écria : Tant d'impudence commence à nous peser ; nous vous résisterons. Au milieu de ces discussions orageuses et de ces emportements sans frein où Bourdon (de l'Oise), un thermidorien alla jusqu'à menacer d'égorger le président, Saint-Just gardait le silence et se tenait à l'écart, spectateur désespéré de ces scènes de désordre dont l'imprudente Gironde était la cause. Garat lui-même, si hostile aux Montagnards dans ses Mémoires, et qui siégeait parmi les Girondins, Garat se fit l'accusateur de ces derniers. Ce sont quelques membres de la Convention, dit le ministre de l'intérieur, qui sont la cause des dissensions qui existent entre la Commune et la Convention, et cela sans mauvaise intention de la part de la Commune... J'ai interrogé les sentiments secrets de quelques membres de la commission des Douze. Eh bien, je me suis persuadé qu'ils ont l'imagination frappée. Ils croient qu'ils doivent avoir un grand courage, qu'ils doivent mourir pour sauver la République. Ils m'ont paru dans des erreurs qui me sont incompréhensibles. Je les crois des gens vertueux, des hommes de bien ; mais la vertu a ses erreurs, et ils en ont de grandes.

Le maire vint ensuite et expliqua comment les rassemblements autour de la Convention étaient dus aux arrestations ordonnées par la commission des Douze, qui, non contente de ces mesures arbitraires, avait envoyé l'ordre aux sections de la Butte des Moulins, de Quatre-vingt-douze et du Mail, connues pour leur esprit contre-révolutionnaire, de tenir trois cents hommes prêts. Après avoir entendu quelques orateurs des autres sections de Paris, la Convention, sur la proposition de Lacroix, décréta la mise en liberté des citoyens illégalement incarcérés et la cassation de la commission des Douze. Mais ce décret ayant été rapporté, en partie, le lendemain, de nouveaux arrêtés pris par la commission girondine exaspérèrent le peuple et déterminèrent l'insurrection du 31 mai.

Malgré toutes ces convulsions, l'Assemblée n'en poursuivait pas moins son noble but d'amélioration et de régénération sociales. Dans la séance du 30, elle décréta l'établissement des écoles primaires, dans chacune desquelles, dit le décret, un instituteur sera chargé d'enseigner aux élèves les connaissances élémentaires nécessaires aux citoyens pour exercer leurs droits, remplir leurs devoirs et administrer leurs affaires domestiques.

Ce même jour, Saint-Just, Hérault-Séchelles, Ramel, Couthon et Mathieu furent adjoints au Comité de Salut public, pour présenter à la Convention les bases constitutionnelles.

Le lendemain, le tocsin, ce sinistre appel des insurrections populaires, retentit dès tes premières heures, et le canon d'alarme fut tiré. Tout concourait à perdre le parti de la Gironde. De mauvaises nouvelles de la Vendée, des frontières de l'est et du midi, venaient de se répandre dans Paris ; et le peuple, aigri, rejetait fatalement sur les Girondins toutes les calamités présentes. Dans la nuit, les commissaires des sections, réunis à l'Archevêché, avaient proclamé l'insurrection, et nommé commandant général Henriot, chef de bataillon d'une section du faubourg Saint-Antoine. Paris ressemblait à une vaste place d'armes au moment où s'ouvrit la séance de la Convention. Cependant pas un coup de fusil ne fut tiré dans la journée mais le comité central révolutionnaire n'en atteignit pas moins son but. La Gironde, abandonnée par la Plaine, fut définitivement vaincue ce jour-là, dans la Convention. La commission des Douze fut cassée ; on décréta que ses papiers seraient remis au Comité de Salut public ce comité fut chargé d'en rendre compte sous trois jours, et de rechercher les auteurs des complots dénoncés par les diverses députations. Chose singulière Vergniaud, pour dissimuler peut-être la défaite de son parti, proposa de déclarer que les sections de Paris avaient bien mérité de la patrie. Sa proposition fut à l'instant même convertie en décret. Quelques instants après, des pétitionnaires demandèrent un décret d'accusation contre vingt-deux Girondins déjà dénoncés par les sections de Paris, et contre les membres de la commission des Douze, s'offrant de donner des otages pour en répondre à tous les départements. L'Huillier, procureur générai de la Commune, vint ensuite et lut contre les Girondins une adresse foudroyante, où l'on rappelait amèrement l'absurde menace d'Isnard contre Paris, coupable de défendre l'unité de la République. Cette adresse fut appuyée par Robespierre, qui conclut à l'accusation de tous les membres désignés par les pétitionnaires. L'adoption du décret de suppression de la commission des Douze mit fin à la séance. La journée se termina par une promenade aux flambeaux, sorte de fête improvisée, à laquelle assistèrent les députés dont on avait réclamé la proscription et dont la chute était si prochaine.

En effet, le surlendemain, l'insurrection recommença plus formidable et plus menaçante. Henriot vint placer ses canons en face même de la Convention qu'envahirent les sectionnaires, en demandant de nouveau un décret d'accusation contre les vingt-deux Girondins. On vit alors un spectacle douloureux et touchant à la fois. Quelques-uns des députés inculpés s'offrirent d'eux-mêmes en holocauste, entre autres Fauchet, Isnard, Lanthenas, Rabaut, et consentirent à se suspendre volontairement de leurs fonctions. Mais Lanjuinais et Barbaroux protestèrent, avec un héroïsme qu'on ne saurait méconnaître, contre une suspension volontaire. Le tumulte s'accrut encore de cette protestation. Enfin, après des scènes désolantes, après une triste promenade sur la place du Carrousel et dans le jardin des Tuileries, l'Assemblée décréta que Gensonné, Vergniaud, Brissot, Guadet, Gorsas, Pétion, Salles, Chambon, Barbaroux, Buzot, Biroteau, Rabaut, Lasource, Lanjuinais, Grangeneuve, Lesage (d'Eure-et-Loir), Louvet (du Loiret), Valazé, Doulcet, Lidon, Lehardy (du Morbihan), les ministres Clavière et Lebrun et tous les membres de la commission des Douze, Fonfrède et Saint-Martin exceptés, seraient mis en arrestation chez eux.

Le président lut ensuite une lettre des députés de la Commune, lettre par laquelle ceux-ci offraient de se constituer comme otages, en nombre égal à celui des représentants arrêtés, et remerciaient la Convention d'une mesure qui leur paraissait devoir assurer le triomphe de la République. L'Assemblée ordonna l'impression de cette adresse. Ce tut le dernier acte de cette longue séance du 2 juin, où la Gironde fut frappée au cœur. Si Saint-Just fut du parti de ceux qui la brisèrent, s'il considéra comme une déplorable nécessité la chute des malheureux Girondins, s'il les condamna par son vote, on ne le vit pas prendre une part active à leur renversement il ne les traîna point dans la boue, comme le fit Camille Desmoulins dans son Brissot dévoilé ; on ne le vit pas leur jeter à la face ces apostrophes brutales dont se montrèrent si prodigues les futurs héros de thermidor, et son nom ne retentit pas dans ces débats déchirants.

Les Girondins étaient-ils, en effet, un obstacle au triomphe et à l'affermissement de la République ? Ont-ils couru au-devant de leur perte ? L'impartiale histoire répond : Oui. Les écrivains les plus modérés, ceux mêmes qui semblent les avoir pris sous leur tutelle, les accusent et les condamnent. Je ne veux citer que ceux-là :

La pensée, l'unité, la politique, la résolution, tout leur manquait, dit M. de Lamartine. Ils avaient fait la Révolution sans la vouloir ; ils la gouvernaient sans. la comprendre. La Révolution devait se révolter contre eux et leur échapper.

Au lieu de travailler à fortifier la République naissante, ils n'avaient montré de sollicitude que pour l'affaiblir. La Constitution qu'ils lui proposaient ressemblait à un regret plutôt qu'à une espérance ; ils lui contestaient un à un tous ses organes de vie et de force. L'aristocratie se révélait sous une autre forme dans toutes leurs institutions bourgeoises. Le principe populaire s'y sentait d'avance étouffé. Ils se défiaient du peuple ; le peuple, à son tour, se défiait d'eux ; la tète craignait le bras, le bras craignait la tête ; le corps social ne pouvait que s'agiter ou languir.

Encore quelques mois d'un pareil gouvernement, et la France, à demi conquise par l'étranger, reconquise par la contre-révolution, dévorée par l'anarchie, déchirée de ses propres mains, aurait cessé d'exister, et comme république, et comme nation. Tout périssait entre les mains de ces hommes de paroles. Il fallait ou se résigner à périr avec eux, ou fortifier le gouvernement...[2]

 

Suivant M. Thiers : Leur opposition a été dangereuse, leur indignation impolitique, ils ont compromis la Révolution, la liberté et la France[3].

Enfin, notre excellent maître, M. Michelet, qui a écrit sur eux tant de poétiques et admirables pages, a laissé échapper cet aveu :

Oui, malgré notre admiration pour le talent des Girondins, notre sympathie pour l'esprit de clémence magnanime qu'ils voulaient conserver à la République, nous aurions voté contre eux. Et plus loin : La politique girondine, aux premiers mois de 93, était impuissante, aveugle ; elle eût perdu la France[4].

 

Si, quand la lumière s'est produite sur bien des faits, mal connus au moment de la lutte, si, à une époque où les événements sont appréciés avec plus de justice et d'impartialité, les historiens les plus favorables aux Girondins ont rendu un pareil jugement, comment s'étonner du rapport de Saint-Just, que nous allons bientôt examiner ? Comment même ne pas en admirer la modération, en se rappelant qu'au moment où il fut écrit, des Girondins fugitifs essayaient de soulever les départements, et que la guerre civile s'organisait sous leurs auspices.

Mais, avant de nous en occuper, il convient de dire quelques mots de la Constitution de 1793, votée vers ce temps-là, et dont Saint-Just fut un des auteurs. Jamais Constitution n'a été plus calomniée et n'est moins connue peut-être que celle de 1793. Elle ne fut point, comme on l'a dit, bâclée en quelques jours par quelques jeunes gens. Guyton-Morveau, Robert Lindet, Mathieu, Hérault-Séchelles, Ramel et Couthon n'étaient plus des jeunes gens, et Saint-Just s'était vieilli par ses longues méditations et ses études sur les lois. Qu'importe maintenant que les membres du comité de Constitution aient mis plus ou moins de jours à la rédiger ! Le temps ne fait rien à l'affaire, a dit notre maître à tous. D'ailleurs, depuis quelques mois déjà les auteurs s'étaient familiarisés avec les nouveaux principes constitutionnels à donner à la France. Plusieurs projets particuliers avaient été soumis à l'Assemblée, et les articles du plan proposé par Condorcet avaient été longuement discutés. Il ne s'agissait donc pas de créer, mais de tirer parti et de former un ensemble complet de ces diverses constitutions, dans chacune desquelles il y avait un peu à prendre et beaucoup à laisser. Et cela le plus vite possible car il y avait péril en la demeure ; car de toutes parts la Constitution était réclamée avec instance ; c'était le besoin et l'attente du peuple on ne pouvait tarder davantage.

En la rapprochant du projet de Saint-Just, en citant certains articles textuellement tirés des Institutions républicaines, nous prouverons que Saint-Just fut véritablement l'âme de cette nouvelle Constitution son souffle l'anime partout ; c'est donc à lui bien plus qu'à Robespierre qu'en doivent remonter l'honneur et la responsabilité.

Condorcet, fort peu content de voir son projet abandonné, a dit, avec injustice, qu'il n'y avait de bon dans le nouveau plan que ce qui avait été emprunté à l'ancien. Cela ne prouve rien ; c'est une pure boutade d'auteur dont l'œuvre n'a pas été acceptée. N'avons-nous pas vu, de nos jours, un publiciste célèbre garder rancune et tourner définitivement le dos à la République parce que son projet de Constitution n'avait pas été acclamé par l'Assemblée nationale de 1848 ?

Assurément, t'œuvre des Girondins n'était pas sans mérite. Elle offrait à la liberté individuelle les plus sages garanties ; elle consacrait le suffrage universel elle l'exagérait même, et s'enfermait ainsi dans ce dilemme de rendre le gouvernement ou illusoire ou trop puissant. A ce point de vue, le projet du comité montagnard, plus raisonné et plus applicable, était moins démocratique, en quelque sorte ; aussi n'eut-il pas l'approbation de ceux qu'on appela plus tard les enragés, à la tête desquels figurait Hébert. Les gens modérés, au contraire, le saluèrent comme une espérance. Voici en quels termes il est apprécié par le journaliste Prudhomme, qui cependant, plus Girondin que Montagnard, ne s'était pas montré très-sympathique à Saint-Just, dans les rares occasions où il avait parlé de lui :

On était singulièrement étonné qu'après quatre ans de révolution et d'expérience, on n'eût pu faire un meilleur plan de Constitution ; mais les cinq adjoints du comité ont prouvé qu'il suffisait de vouloir, et que les lumières de tout un peuple se réunissaient aisément en un faisceau ils ont présenté, au bout de huit jours, leur travail, et ce travail s'est trouvé infiniment supérieur à tout ce que nous avons vu jusqu'à présent. Comme on y parle le langage de la raison ! le style est simple, clair et pur ; il n'est point pénible et entortillé comme celui de la Constitution monarchique, et surtout comme celui du dernier plan du comité. En général, la clarté et la simplicité du style annoncent la clarté et la simplicité des idées elles montrent qu'on n'a point eu besoin d'efforts pour contourner la vérité, ni pour se comprendre soi-même ou pour se faire comprendre des autres[5].

 

Au reste, les historiens qui ont écrit que la discussion de cette Constitution n'avait été que pour la forme, et que les Girondins restés dans la Convention n'avaient pas consenti à s'y associer, n'ont jamais ouvert le Moniteur ni les autres journaux de l'époque, ou sont de la plus insigne mauvaise foi. Fermont, Fayau, Ducos, Fonfrède et Masuyer prirent très-bien part au vote et à la discussion. Quelques-uns d'entre eux proposèrent même des amendements plus démocratiques que le projet du comité.

L'idée de Dieu, absente du plan de Condorcet, apparaît au frontispice de la nouvelle Constitution. Non pas le Dieu du Vatican, frère puîné du Jupiter Olympien non pas le Dieu farouche au nom duquel tant de superstitions, de préjugés ont été établis et consacrés, au nom duquel tant de bûchers ont été allumés, tant de malheureux, proscrits non pas le Dieu sanglant invoqué par ces ministres de l'inquisition, qui ont fait égorger tant de milliers de victimes ; mais l'Éternel infiniment bon, le Créateur, l'Être suprême, âme de tous les mondes, confondant dans un même amour tout ce qui pense, tout ce qui vit, tout ce qui souffre ; Dieu enfin, dans sa majestueuse unité. Saint-Just, comme on s'en souvient sans doute, avait écrit dans ses Institutions républicaines : Le peuple français reconnaît l'Être suprême. Il faut donc lui attribuer l'honneur d'avoir placé la Constitution sous l'invocation divine.

Presque à chaque article, on peut apercevoir la trace de son influence. Dans ses fragments, il proclame comme un droit exclusif du peuple et du citoyen l'insurrection contre l'oppression. N'est-ce pas là l'idée mère du dernier article de la Déclaration des droits de l'homme : Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

Cet article, qui a l'air aujourd'hui si fort, si dangereux, et qu'on n'écrirait plus, dans une Constitution même très-démocratique, très-libérale, semblait, au contraire, tout naturel et même nécessaire, à cette époque où la restauration de l'autocratie apparaissait comme le pire des maux, et où l'on voulait entourer des précautions les plus minutieuses le nouvel état de choses qui se fondait. L'insurrection, d'ailleurs, n'est-elle pas l'origine de la plupart des gouvernements issus d'une révolution ? Eh ! mon Dieu que certains écrivains ne se hâtent pas tant de condamner ce dernier article de la fameuse déclaration. S'il n'a pas été écrit en toutes lettres dans la Charte de. 1830, il n'en a pas moins été sanctionné par le gouvernement de juillet. La colonne de la Bastille est-elle autre chose que cet axiome coulé en bronze ? Qu'ils cessent donc d'incriminer la pensée de Saint-Just, ceux qui ont trouvé bon que ce monument de l'insurrection populaire s'élevât sur la place où fut jadis le temple du despotisme.

Nulle part, d'ailleurs, le dogme de la fraternité humaine n'éclate plus fortement que dans cette Constitution. Quelques difficultés d'application, plus faciles à faire disparaître qu'on ne le pense, peuvent y choquer certains hommes d'État, mais le philosophe y admirera toujours les saines doctrines de l'éternelle sagesse et les principes du christianisme pur. Quelle belle définition de la liberté ! La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui n'est pas contraire aux droits d'autrui elle a pour principe la nature, pour règle la justice, pour sauvegarde la loi sa limite morale est dans cette maxime Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu'il te soit fait. (Art. VI de la Déclaration.)

L'article 1er de l'acte constitutionnel est la reproduction textuelle de l'art. 2 du projet de Saint-Just : La République française est une et indivisible. C'était une barrière établie contre le fédéralisme, qu'on s'attachait à déraciner dans l'intérêt général, comme l'explique admirablement cette phrase, tirée des Institutions : Le but d'un gouvernement opposé au fédéralisme n'est pas que l'unité soit au profit du gouvernement, mais au profit du peuple.

Saint-Just, dans son projet, ne soumettait pas à la sanction du peuple les actes accidentels de législation, nécessités par les événements et par l'administration publique ; il en est à peu près de même dans la Constitution de 1793, qui affranchit les décrets de la sanction préalable du peuple. Or, sous le nom particulier de décrets, elle désigne les actes les plus importants du Corps législatif, et comprend, par exemple, sous le nom de lois

La législation civile et criminelle ;

L'administration générale des revenus et des dépenses ordinaires de la République ;

Les domaines nationaux ;

Le titre, le poids, l'empreinte et la dénomination des monnaies

La nature, le montant et la perception des contributions

La déclaration de guerre ;

Toute nouvelle distribution générale du territoire français ;

L'instruction publique ;

Les honneurs publics à la mémoire des grands hommes.

Et encore l'exercice du droit de délibérer sur ces grandes questions, laissé aux assemblées primaires, fut-il singulièrement restreint par l'article suivant : Quarante jours après l'envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d'eux, régulièrement formées, n'a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi. Aussi, la Constitution fut-elle l'objet des critiques acerbes de ceux des Girondins qui voulaient le gouvernement direct du peuple par lui-même ; comme si cela était matériellement possible dans une nation de trente millions d'habitants !

La participation de Saint-Just éclate encore d'une manière manifeste dans la création du Conseil exécutif, composé de vingt-quatre membres, qui rappelle le Conseil imaginé dans son projet de Constitution. Ce Conseil n'est plus nommé directement par le peuple, comme les membres du Corps législatif. Il y a là une élection à deux degrés. Un candidat est élu par l'assemblée électorale de chaque département (assemblée secondaire), et, sur la liste générale, le Corps législatif choisit lui-même les membres du gouvernement. C'était, suivant nous, faire preuve d'une grande sagesse que de ne pas laisser sortir purement du baptême populaire le pouvoir exécutif, qui aurait pu en tirer une trop grande prépondérance. Comme Saint-Just, la plupart des Montagnards savaient bien quelle influence et quelle action l'intrigue pourrait avoir sur des populations plongées encore dans les ténèbres de l'ignorance, et c'était agir prudemment que de donner l'ascendant aux lumières et à la réflexion. Il y avait encore une autre raison, et il connaissait bien les hommes, ce Robespierre, quand il disait à la Convention : Si le Conseil exécutif tient ses pouvoirs de la même source que le Corps législatif, il en deviendra le rival, et le rival très-dangereux, ayant la force que donne l'exécution. Les Girondins n'avaient point songé à cela.

Comme dans la Constitution de Saint-Just, la justice est rendue par des arbitres ; il y a un tribunal de cassation, ne connaissant point du fond des affaires, et nommé par les assemblées de département, pour un an seulement, au lieu de six.

Il me serait facile de multiplier les cas de rapprochements existant entre les deux Constitutions ; j'aime mieux y renvoyer le lecteur, qui pourra juger par lui-même de leur intime parenté.

Loin d'abolir la religion, incessamment attaquée par les exagérés et quelques-uns des futurs vainqueurs de thermidor, l'une et l'autre consacrent formellement la liberté des cultes, l'une et l'autre offrent à la morale, à la propriété, les plus sérieuses garanties. La Constitution, dit l'art. 122, garantit à tous les Français l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété, la dette publique, le libre exercice des cultes, une instruction commune, des secours publics, la liberté indéfinie de la presse, le droit de pétition, le droit de se réunir en sociétés populaires, la jouissance de tous les droits de l'homme.

Que de choses touchantes, que de sentiments généreux dans cette Constitution de 1793 : Sont admis à l'exercice des droits de citoyen français tout étranger que le Corps législatif aura jugé avoir bien mérité de l'humanité tout étranger qui, domicilié en France depuis une année, adopte un enfant ou nourrit un vieillard. Et l'art. 123 : La République française honore la loyauté, le courage, la vieillesse, la piété filiale, le malheur. Elle remet le dépôt de sa Constitution sous la garde de toutes les vertus.

Comme elle ménage les susceptibilités du pauvre, en déclarant que nul citoyen n'est dispensé de l'honorable obligation de contribuer aux charges publiques ! Cet article, combattu par le Girondin Ducos, qui appuyait un amendement tendant à ce qu'on n'exigeât aucune contribution de celui qui n'a que l'absolu nécessaire, et à ce qu'on établît l'impôt progressif, fut défendu en ces termes par Robespierre : L'amendement, loin de servir le peuple, lui nuirait, car il établirait constitutionnellement l'aristocratie des richesses. N'ôtez point aux citoyens ce qui leur est le plus nécessaire la satisfaction de présenter à la République le denier de la veuve. Bien loin d'écrire dans la Constitution une distinction odieuse, il faut, au contraire, y consacrer l'honorable obligation, pour tout citoyen, de payer sa contribution. Cette Constitution renferme enfin ces belles maximes, qui sont entièrement dans le chapitre IX de celle de Saint-Just, que nous avons cité :

Le peuple français est l'ami et l'allié naturel des peuples libres.

Il ne s'immisce point dans le gouvernement des autres nations. Il ne souffre pas que les autres nations s'immiscent dans le sien.

Il donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il le refuse aux tyrans.

Il ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire.

 

Ce fut à l'occasion de ce dernier article, qu'aux paroles de Mercier : De tels articles s'écrivent ou s'effacent avec la pointe d'une épée. Avez-vous fait un pacte avec la victoire ? furent répondus ces mots célèbres, poussés tout d'une voix par la Montagne, suivant Levasseur : Non, mais nous en avons fait un avec la mort.

Cette Constitution, présentée le 10 juin, fut votée par acclamation le 24 du même mois. Paris illumina, et, de toutes parts, des adresses de félicitations parvinrent à l'Assemblée.

Mais, suspendue par les événements, elle disparut dans la catastrophe de thermidor et ne fut jamais appliquée, ce qui a fait dire sans doute qu'elle n'était pas applicable. Et cependant peut-être nous régirait-elle aujourd'hui si ses auteurs n'eussent pas été emportés avant elle. Dans tous les cas, ce qu'on ne peut lui contester, c'est qu'elle est douce, religieuse, morale et humaine ; ce qu'on ne doit pas oublier, c'est que ses partisans ont eu la consécration du martyre.

 

 

 



[1] Voyez le Moniteur du 27 mai 1793.

[2] Histoire des Girondins, t. VI, p. 152, 153 et 155.

[3] Révolution française, éd. Furne, 1839, t. IV, p. 187.

[4] Révolution française, t. V, p. 554 et 612.

[5] Journal des Révolutions de Paris, n° 203, p. 508.