HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE DEUXIÈME

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Les Institutions républicaines de Saint-Just. — Comment elles ont été conservées. — Chartes Nodier, jacobin exalté ! — Examen des Institutions. — Platon et Thomas Morus. — Une appréciation de Saint-Just par Charles Nodier.

 

Saint-Just, d'accord avec les plus illustres génies de l'antiquité et des temps modernes,-s'était imaginé, contrairement à l'opinion de Pangloss, que tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Dans les courts instants de repos de sa vie factice et d'une si dévorante activité, il jetait sur le papier des projets de réformes, des plans d'institutions, bases d'un grand ouvrage, à la façon de la République de Platon et de l'Utopie de Morus, ouvrage que la mort, qui le prit si jeune et si brusquement, ne lui laissa pas le loisir d'achever. Ces notes éparses, négligées par les vainqueurs de thermidor, étaient tombées entre tes mains de M. Briot ; ancien député au conseil des Cinq-Cents, homme d'une probité sans reproche et d'une parfaite modération, qui, après la Révolution, les rassembla et les publia sous ce titre : Fragments d'institutions républicaines[1].

C'est l'œuvre d'un esprit animé du plus tendre amour de l'humanité, et rêvant une perfectibilité sociale à laquelle il n'est pas donné à l'homme d'arriver. Il faudrait pour cela anéantir les passions, qui sont comme l'hydre à cent têtes, et qui ne disparaîtront qu'avec la dernière créature humaine ; alors deviendront inutiles aussi toutes les lois et toutes les institutions de ce monde. Au milieu de quelques idées naïves et impossibles, il règne partout, dans ce livre, une admirable pureté ; il y a çà et là des choses d'une parfaite justesse et dont l'application serait très-simple, très-légitime et très-facile ; il s'y trouve enfin, à chaque page, un sentiment profond de dignité, de liberté et d'égalité. Aussi, la publication de cette œuvre d'un des membres les plus influents de la Convention nationale fut-elle fort mal accueillie ; et M. Briot, menacé dans son repos, fut obligé de faire disparaître tous les exemplaires, à l'exception d'un très-petit nombre qui avait été distribué entre les amis de Saint-Just. A une époque plus éloignée des tempêtes de la Révolution, et sous un régime où la pensée avait ses coudées plus franches, Charles Nodier réédita les Institutions républicaines, en y joignant une préface qui est un admirable morceau critique et littéraire[2]. Mal lui en a pris cependant, car, par la plume de M. Édouard Fleury, le voilà, lui, le doux auteur de Trilby, transformé en jacobin exalté[3].

Très-certainement, aux yeux de tous ceux qui ont lu de bonne foi les pages écrites par Charles Nodier sur la Révolution française, l'aimable écrivain ne peut paraître suspect d'une bien tendre affection pour elle. Il me semble même trop rigoureux et souvent injuste dans l'appréciation des orages de cette Révolution, d'où serait peut-être sortie, bienfaisante et sereine, une admirable Constitution, comme la fécondité et les riches moissons résultent des orages du ciel, si les hommes les plus purs et les plus capables de la République n'avaient pas été emportés par l'ouragan.

Mais il appelle Saint-Just un enfant extraordinairement précoce, un grand homme en espérance ; il lui trouve l'étoffe du génie, et lui reconnaît un talent fort remarquable d'écrivain il n'y avait, à coup sûr, qu'un jacobin exalté qui pût apprécier ainsi un ennemi de la royauté, un des membres les plus honnêtes et les plus purs de la grande Convention.

Et pourtant, dans cette même préface des Institutions républicaines, Nodier maltraite assez durement la République, en général. Elle lui paraît une forme de gouvernement impossible. Écoutez-le plutôt :

Grâce à ce torrent de la Révolution, qui a roulé sur nos têtes, en quarante ans, des siècles d'expérience, la royauté constitutionnelle peut se fonder chez nous un trône populaire, entouré, comme on l'a dit, de plus d'institutions républicaines qu'aucune république n'en eut jamais. Tout homme qui tentera de nouveaux essais sur la garantie des institutions à venir ne sera peut-être pas essentiellement méchant, mais il sera essentiellement absurde et fou.

Je ne crois donc pas à la possibilité d'une république en France, à moins qu'on ne fasse table rase des populations et des villes, mais je dois convenir que j'y croyais quand j'étais en rhétorique.

Des fictions de cette république imaginaire, si j'avais eu à choisir entre toutes ces utopies d'enfant, sans en excepter les miennes, c'est celle de Saint-Just que j'aurais préférée, et c'est précisément pour cela que la presse ne m'a point effrayé en la jetant pour la seconde fois sous le regard des hommes. Je ne connais rien, en effet, qui manifeste plus visiblement l'impossibilité d'une république chez un vieux peuple, usé sous le poids d'une vieille civilisation, qui exploite péniblement, depuis mille ans, une terre vieille et immense, qui est pressé de toutes parts entre des peuples plus jeunes ou plus naïfs que lui, et qui traîne le poids de sa lourde caducité sous l'influence des riches et des avocats, à travers des troupeaux de courtisans, de courtisanes et de baladins.

 

Celui qui, après avoir lu ces lignes, oserait traiter de jacobin exalté l'éminent auteur des Souvenirs de la Révolution mériterait assurément les Petites-Maisons, comme on disait au grand siècle. Il faut donc croire que M. Éd. Fleury s'est privé du plaisir de lire les œuvres charmantes de Charles Nodier. U y aurait vu, à sa grande satisfaction sans doute, que Saint-Just y est appelé un grand homme en espérance, c'est vrai, mais qui n'a pas le sens commun, ce en quoi nous sommes d'un avis diamétralement opposé à celui de l'illustre philologue, sous les yeux de qui n'étaient peut-être pas tombés les discours de Saint-Just sur les subsistances, les assignats et la Constitution. Mais au moins n'est-ce qu'une petite boutade en passant ; et je me garderai bien de chercher querelle à cet excellent maître et ami de nos plus belles gloires contemporaines, qui, le premier, n'a pas craint d'élever la voix en faveur de Robespierre et de Saint-Just.

Il est une sorte de petits esprits, vivant fort à leur aise, qui trouvent très-mal qu'on s'occupe des misères et des souffrances d'autrui, ou du moins qu'on cherche à y remédier par des moyens qui ne sont pas les leurs. Ces gens-là s'intitulent volontiers les gardiens de l'ordre et de la morale publique, en combattant les réformateurs, même quand madame de Pompadour et madame du Barry dispensent les grâces et les pensions, nomment les ambassadeurs, élèvent et abaissent les ministres, trafiquent des lettres de cachet, décident de la paix ou de la guerre, et font largesse de la fortune de la France. Aussi cet infâme XVIIIe siècle, qui a eu la mauvaise inspiration de mettre fin à ce bon petit état de choses, est-il mis par eux au Panthéon du crime[4].

Aujourd'hui, le fantôme du socialisme, ce mot nouveau dont ils se servent pour épouvanter les niais, et que l'Académie n'a pas encore pris la peine de consacrer, les poursuit partout. Ce terme, de fraîche date, trouble leur sommeil et cause la désolation de leurs jours. Socialiste, dans leur bouche, est l'équivalent de coquin, pillard, partageux, autre mot nouveau. Ils n'ont pas manqué de considérer Saint-Just comme un des pères du socialisme moderne[5].

Ce pauvre Saint-Just rêve pour les hommes cette alliance universelle prêchée par le Christ il souhaite de voir les frontières politiques tomber un jour, et les peuples s'unir dans une fraternelle association. Socialiste.

Ému de la misère des ouvriers de la campagne, dont le salaire est souvent insuffisant aux besoins de la vie matérielle, il croit trouver, dans la distribution mieux équilibrée des fermages, un remède très-simple et très-équitable. Socialiste.

Il sanctifie le travail. L'aumône humilie, dit-il. Cependant la société ne peut laisser mourir de faim un de ses membres. Il veut qu'elle soit constituée de telle sorte que, le jour où les ateliers particuliers viennent à se fermer, elle fournisse du travail à ceux qui n'ont pas d'autres moyens de subsistance. C'est une garantie et une sorte d'assurance mutuelle. Socialiste.

Pour diminuer cette innombrable armée du fisc, qui suffirait à la conquête d'un empire, Saint-Just propose un impôt unique, basé sur le revenu et les profits de chacun, comme plus juste, plus facile et surtout moins coûteux à percevoir, thèse admirablement soutenue de nos jours par un économiste éminent. Socialiste.

Il cherche à résoudre le problème de l'extinction du paupérisme, qui n'a pas occupé que lui. Il se demande, cet homme qu'on a voulu faire passer pour féroce et méchant, comment on pourrait arriver, sans toucher à la propriété particulière, à empêcher certains hommes de pourrir dans des caves humides, sur une paille infecte, tandis que certains autres jouissent à l'excès de toutes les félicités matérielles de la vie. Il trouve un moyen très-simple des masses de biens nationaux — qu'il ne faut pas confondre avec les biens des émigrés — sont abandonnés sans culture et sans profit pour l'État ; au lieu de les vendre à vil prix et de les jeter en pâture à d'heureux spéculateurs qui, moyennant quelques chiffons de papier, vont reconstituer à leur profit la grande propriété, ce fléau des nations, Saint-Just propose d'en faire le partage aux indigents. De cette façon, dit-i), chaque pauvre aura un petit patrimoine qui l'intéressera à la conservation de la société, car le paysan ne se défait pas aisément de la terre qui le fait vivre ; on sait quel âpre amour il a pour elle ; la mendicité serait abolie par ce moyen, et l'État débarrassé d'un embarras continuel. Socialiste.

N'est-il pas absurde de présenter comme un ennemi de la propriété l'homme qui voulait l'étendre au plus de monde possible, et qui, avec Robespierre, en a été le constant défenseur ? Sachons donc comprendre ces hardis novateurs, quand parfois, dans l'intérêt de tous, ils ne reculent pas devant le sacrifice d'un intérêt individuel.

On se tromperait fort, au reste, en s'imaginant que Saint-Just prétendait appliquer toutes les rêveries dont il aimait à bercer son imagination dans ses heures de solitude et de recueillement. Sa Constitution et celle qui fut adoptée par la Convention, en 1793, nous donnent la mesure exacte de ce qu'il croyait pouvoir approprier à son époque.

Thomas Morus était un homme pratique, un grand politique ; cela ne l'a pas empêché de composer un ouvrage mille fois plus rempli de chimères que ne l'est celui de Saint-Just. Les divins préceptes de Jésus-Christ, sans cesse invoqués, sont-ils rigoureusement suivis ? Peuvent-ils l'être ? Pour les appliquer, ne faudrait-il pas aussi ces temps primitifs de candeur et d'innocence, auxquels conviendraient les Institutions de Saint-Just ? Gardons-nous donc de faire confusion entre l'utopiste et le législateur ; gardons-nous surtout de jeter ia pierre aux rêveurs quand leurs rêveries sont pleines d'une douce et consolante morale.

Et maintenant, analysons ces fameuses Institutions républicaines, car une vie de Saint-Just ne saurait être complète sans un examen attentif, quoique rapide, de ses œuvres et de ses discours.

Ce livre, à peine ébauché, a été divisé par l'éditeur en vingt fragments. Il commence par ce préambule, d'une incontestable sagesse.

Les institutions sont la garantie du gouvernement d'un peuple libre contre la corruption des mœurs, et la garantie du peuple et du citoyen contre la corruption du gouvernement.

Les institutions ont pour objet de mettre dans le citoyen et dans les enfants même une résistance légale et facile à l'injustice ; de forcer les magistrats et la jeunesse à la vertu de donner le courage et la frugalité aux hommes, de les rendre justes et sensibles ; de les lier par des rapports généraux de mettre ces rapports en harmonie, en soumettant le moins possible aux lois de l'autorité les rapports domestiques et la vie privée du peuple ; de mettre l'union dans les familles, l'amitié parmi les citoyens ; de mettre l'intérêt public à la place de tous les autres intérêts ; d'étouffer les passions criminelles ; de rendre la nature et l'innocence la passion de tous les cœurs, et de former une patrie.

 

Tel est le début, lequel dénote déjà, de la part de l'auteur, des idées assez rationnelles. Après avoir montré Scipion les Gracques, Sidney immolés coupables de leur vertu après avoir établi en principe que la solidité des empires ne réside point dans leurs défenseurs, mais dans des lois capables de défier la témérité des factions, il ajoute : Tous les hommes que j'ai cités plus haut avaient eu le malheur de naître dans des pays sans institutions. En vain ils se sont étayés de toutes les forces de l'héroïsme ; les factions, triomphantes un seul jour, les ont jetés dans la nuit éternelle, malgré des années de vertu. Ne semblait-il pas écrire d'avance son oraison funèbre ?

L'idée de Dieu revient souvent dans ces pages ; car Saint-Just, bien différent des aveugles ou des ennemis qui le renversèrent croyait à un Être tout-puissant, éternel et infiniment bon. Dieu, protecteur de l'innocence et de la vérité, s'écrie-t-il, puisque tu m'as conduit parmi quelques pervers, c'était sans doute pour les démasquer !...

 

U sait que, dans les révolutions, la mort est souvent la récompense de ceux qui ont voulu le bien et la grandeur de leur patrie, aussi écrit-il :

Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau. Je l'implore, le tombeau, comme un bienfait de la Providence, pour n'être plus témoin des forfaits ourdis contre ma patrie et l'humanité.

Certes, c'est quitter peu de chose qu'une vie malheureuse dans laquelle on est condamné à végéter le complice ou le témoin impuissant du crime.

Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière mais je défie qu'on m'arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux.

 

Ceux qui ont le plus de patriotisme et de probité, remarque-t-il, sont vaincus souvent par les imposteurs et les traîtres, qui parviennent presque toujours à s'élever. Pour empêcher le retour de la tyrannie et affermir la Révolution, il faudrait que la force et l'inflexible justice des lois fussent substituées à l'influence personnelle — pensée qui n'est guère d'un prétendant à la dictature —. Plus loin, il écrit, atteint déjà qu'il était par la morsure des vipères : Il est des imputations faites par l'esprit hypocrite, auxquelles l'homme sincère et innocent ne peut répondre. Il est tels hommes traités de dictateurs et d'ambitieux, qui dévorent en silence ces outrages.

Le second fragment est consacré à la société. Saint-Just y démontre avec assez de force comment, en s'éloignant de la nature et en se constituant en corps politiques, jaloux les uns des autres, les hommes ont fait naître l'état de guerre plutôt qu'ils ne l'ont fait cesser. Il montre les rapports politiques armant sans cesse les peuples contre les peuples, et aboutissant à la conquête, tandis que les rapports naturels produisent le commerce et l'échange libre de la possession. De la nécessité de se défendre, dit-il, est née l'oppression de la part de ceux à qui une autorité trop grande avait été confiée pour protéger la société politique contre l'ennemi extérieur, et qu'ils ont tournée contre l'indépendance sociale. Il sent bien que cet état de choses est établi pour longtemps il l'explique parfaitement :

Il n'y a guère lieu de concevoir maintenant que les peuples, renonçant à leur orgueil politique tant qu'ils seront régis parle pouvoir, se remettent sous la loi de la nature et de la justice que, venant à s'envisager comme les membres d'une même famille, ils retranchent de leur cité l'esprit particulier qui les rend ennemis, et l'amour des richesses, qui les ruine. Les âmes bienfaisantes qui se livrent à ces illusions connaissent peu toute l'étendue du chemin que nous avons fait hors de la vérité. Ce rêve, s'il est possible, n'est que dans un avenir qui n'est point fait pour nous.

 

Puis, comme pour répondre d'avance aux reproches de ceux qui devaient l'accuser de vouloir détruire le luxe dans l'État, il ajoute :

Un peuple qui se gouvernerait naturellement et renoncerait aux armes, serait bientôt la proie de ses voisins et, si ce peuple renonçait au luxe et au commerce pour une vie simple, ses voisins s'enrichiraient de ses privations et deviendraient si puissants, qu'ils l'accableraient bientôt.

 

L'excès de population le préoccupe aussi ; mais, pour y remédier, il ne va pas chercher l'immorale loi de Malthus, ni les moyens barbares employés à Lacédémone ; il ne légitime pas la guerre et la conquête, comme quelques-uns l'ont entrepris, et qui, suivant lui, sont nées de l'avarice et de la paresse, non ; l'insuffisance d'un territoire, dit-il avec raison, ne vient pas d'un excès dépopulation, mais de la stérilité de l'administration. Écoutez cet admirable morceau :

Le monde, tel que nous le voyons, est presque dépeuplé il l'a toujours été. La population fait le tour de la terre et ne la couvre jamais tout entière. Je n'ose dire quel nombre prodigieux d'habitants elle pourrait nourrir, et ce nombre ne serait pas encore rempli quand le fer n'aurait pas immolé la moitié du genre humain. Il me semble que la population a ses vicissitudes et ses bornes en tout pays, et que la nature n'eut jamais plus d'enfants qu'elle n'a de mamelles.

Je dis donc que les hommes sont naturellement en société et naturellement en paix et que la force ne doit jamais avoir de prétexte pour les unir ou les diviser.

 

On a réuni dans le troisième fragment toutes les idées générales de Saint-Just sur les lois, les mœurs, la République et la Révolution.

Qui nous délivrera de la corruption ? s'écrie-t-il tout d'abord. Les lois, pense-t-il. Et il cherche sur quelles institutions solides peut se baser la République sortie de la Révolution. Là, sont des preuves irrécusables de sa science pratique en matière de gouvernement. Les membres trop nombreux des administrations départementales lui semblent inutiles et même dangereux. Ne pressent-on pas l'institution des préfets, des sous-préfets et des maires, dans les lignes suivantes ?

Il faut diminuer le nombre des autorités constituées. Il faut examiner le système des magistratures collectives, telles que les municipalités, administrations, comités de surveillance, etc. et voir si distribuer les fonctions de ces corps à un magistrat unique dans chacun ne serait pas le secret de l'établissement solide de la Révolution.

 

Il veut le moins de lois possible, parce que là où il y en a trop, le peuple est bien tôt esclave. A chaque instant, sa pensée éclate en maximes profondes, ingénieuses, d'une élévation peu commune, et que Montesquieu aurait pu signer. Jugez plutôt :

Le nom de loi ne peut sanctionner le despotisme ; le despotisme est l'exercice sur le peuple d'une volonté étrangère à la sienne.

La France est plus puissante pour mouvoir le peuple français, le porter à des sacrifices et lui faire prendre les armes, qu'elle n'est puissante contre chacun et contre un abus particulier.

La destinée d'un peuple se compose de ceux qui visent à la gloire et de ceux qui visent à la fortune. S'il y a plus de gens qui visent à la gloire, l'État est heureux et prospère ; s'il y a plus de gens qui visent à la fortune, l'État dépérit.

Il n'est, dans tout État, qu'un fort petit nombre d'hommes qui s'occupent d'autre chose que de leur intérêt et de leur maison. Il en est peu qui prennent part dans les affaires et dans la nature du gouvernement. En France, la dénomination de patriote exige un sentiment vif, qui contrarie ceux qui sont accoutumés et prennent un lâche plaisir à ne se mêler de rien.

... La patrie n'est point le sol, elle est la communauté des affections, qui fait que, chacun combattant pour le salut et la liberté de ce qui lui est cher, la patrie se trouve défendue. Si chacun sort de sa chaumière, son fusil à la main, la patrie est bientôt sauvée. Chacun combat pour ce qu'il aime voilà ce qui s'appelle parler de bonne foi. Combattre pour tous n'est que la conséquence.

... La force ne fait ni raison, ni droit ; mais il est peut-être impossible de s'en passer, pour faire respecter le droit et la raison.

Un gouvernement faible est très-pesant sur le peuple ; les membres du gouvernement sont libres, le peuple ne l'est pas.

On dit qu'un gouvernement vigoureux est oppressif ; on se trompe la question est mal posée. Il faut, dans le gouvernement, justice. Le gouvernement qui l'exerce n'est point vigoureux et oppressif pour cela, parce qu'il n'y a que le mal qui soit opprimé.

... Tant que vous verrez quelqu'un dans l'antichambre des magistrats et des tribunaux, le gouvernement ne vaut rien. C'est une horreur qu'on soit obligé de demander justice.

... Une république est difficile à gouverner, lorsque chacun envie ou méprise l'autorité qu'il n'exerce pas ; lorsque le soldat envie le cheva ! de son général, ou le général l'honneur que la patrie rend aux soldats lorsque chacun s'imagine servir celui qui le commande et non la patrie ; lorsque celui qui commande s'imagine qu'il est puissant, et non pas qu'il exerce la justice du peuple ; lorsque chacun, sans apprécier les fonctions qu'il exerce et celles qui sont exercées par d'autres, veut être l'égal du pouvoir au-dessus du sien, et le maître de ceux qui exercent un pouvoir au-dessous de lui lorsque chacun de ceux qui exercent l'autorité se croit au-dessus d'un citoyen, tandis qu'il n'a de rapports qu'avec les abus et les crimes.

... La liberté du peuple est dans la vie privée ; ne la troublez point. Ne troublez que les ingrats et que les méchants. Que le gouvernement ne soit pas une puissance pour le citoyen, qu'il soit pour lui un ressort d'harmonie ; qu'il ne soit une force que pour protéger cet état de simplicité contre la force même. JI s'agit moins de rendre un peuple heureux que de l'empêcher d'être malheureux. N'opprimez pas, voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple chez lequel serait établi le préjugé qu'il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le conserverait pas longtemps...

 

Si quelqu'un, après avoir lu ces pensées, ne les trouve pas frappées au coin de la plus pure morale et de la plus entière modération, je le prie humblement de m'expliquer ce que c'est que la sagesse.

Saint-Just avait remarqué à quel degré ridicule la rage d'être fonctionnaire public est développée en France ; Il savait combien tout homme à qui une portion de l'autorité est déléguée dans notre pays, se croit au-dessus des autres citoyens ; aussi, ne manque-t-il pas de prendre des précautions contre cet orgueil excessif. Le peuple, pense cet ambitieux, est plus que le magistrat qui doit être moins considéré qu'un citoyen vertueux. Saint-Just ne veut pas qu'en parlant à un fonctionnaire on l'appelle citoyen ; ce titre, dit-il, est au-dessus de lui.

Est-ce bien d'un homme qui vise à la tyrannie, de déconsidérer ainsi les gouvernants au profit des gouvernés ? Vous qui connaissez le cœur humain, répondez !

Ce que veut Saint-Just par-dessus tout, le but auquel il tend, c'est la fin de la Révolution, par l'établissement de la liberté publique et du bonheur du peuple. Mais, las des intrigants, las des débauchés, las des furieux qui ne voyaient dans le désordre présent qu'un moyen de brigandage et d'impunité, las des hommes tarés qui conspireront sa perte et le tueront, il laisse tomber ces mots si vrais : La Révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis, il ne reste que des bonnets rouges portés par l'intrigue. L'exercice de la terreur a blasé le crime, comme les liqueurs fortes blasent le palais. Et, dans un moment de suprême mélancolie, de découragement, de doute sur le succès de l'œuvre à laquelle il s'est dévoué corps et âme, il s'écrie : Le jour où je me serai convaincu qu'il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles et inexorables pour la tyrannie et l'injustice, je me poignarderai. Cette phrase explique à merveille sa résignation devant la mort, qui le trouva si froid et si dédaigneux.

Dans le fragment suivant, il traite la question du bien générai, celle des monnaies et celle de l'économie.

Le travail et le respect civil lui paraissent la meilleure garantie de la République.

Il faut, dit-il, que tout le monde travaille et se respecte. Si tout le monde travaille, l'abondance reprendra son cours ; il faudra moins de monnaie il n'y aura plus de vices publics. Si tout te monde se respecte, il n'y aura plus de factions les mœurs privées seront douces, et les mœurs publiques fortes. Quand Rome perdit le goût du travail et vécut des tributs du monde, elle perdit sa liberté.

 

Pénétré de la nécessité des définitions nettes en matière de finances et d'économie, il examine le système des impôts, qu'il veut proportionner au profit des citoyens et dans la perception desquels il demande au fisc moins de dureté. Tout cela, comme on le voit, n'est pas trop mal jusqu'à présent.

Puis il trace, de main de maitre, l'historique de la crise monétaire depuis le commencement de la Révolution. Lisez ce remarquable passage :

En 1789, le numéraire se trouva resserré, soit par la cour qui conspirait, soit par la faute des riches particuliers qui projetaient leur émigration. Les banques transportèrent au dehors et le commerce et les valeurs du crédit français.

Il se fit dans l'économie une révolution non moins étonnante que celle qui survint dans le gouvernement on y fit moins d'attention. Les monnaies étaient resserrées, les denrées le furent aussi chacun voulut mettre a l'abri ce qu'il possédait. Cette défiance et cette avarice ayant détruit tous les rapports civils, il n'exista plus, un moment, de société ; on ne vit plus de monnaie.

L'avarice et la défiance, qui avaient produit cet isolement de chacun, rapprochèrent ensuite tout le monde, par une bizarrerie de l'esprit humain. Je veux parler de cette époque où le papier-monnaie remplaça les métaux qui avaient disparu.

Chacun, craignant de garder les monnaies nouvelles, et d'être surpris par un événement qui les eût annulées, se pressa de les jeter en circulation. Le commerce prit tout à coup une activité prodigieuse, qui s'accrut encore par l'empressement de tous ceux qui avaient été remboursés, à convertir leurs fonds en magasins.

Comme le commerce n'avait pris vigueur que par la défiance et la perte du crédit, comme on cessa de tirer de l'étranger, et que le change fut tourné contre nous, l'immense quantité de signes qu'on avait émis, et qui augmenta tous les jours, ne se mesura plus que contre les denrées qui se trouvaient sur le territoire. On accapara les denrées, on en exporta chez l'étranger pour des valeurs immenses ; on les consomma ; elles devinrent rares, et les monnaies s'accumulèrent et perdirent de plus en plus.

Chacun, possédant beaucoup de papier, travailla d'autant moins, et les mœurs s'énervèrent par l'oisiveté. La main-d'œuvre augmenta avec la perte du travail. Il y eut en circulation d'autant plus de besoins et d'autant moins de choses, qu'on était riche et qu'on travaillait peu. Les tributs n'augmentèrent point ; et la République, entraînée dans une guerre universelle, fut obligée de multiplier les monnaies pour subvenir à d'énormes dépenses.

 

L'histoire à la main, il démontre parfaitement ensuite le danger des taxes entravant la libre circulation des denrées. Partisan de toutes les mesures qui peuvent donner une grande force à la République, il propose de distribuer aux pauvres les biens nationaux, et d'abolir ainsi la mendicité. Il ne faudrait ni riches ni pauvres, selon lui ; ce qui, en principe, vaudrait certainement mieux que des millionnaires à côté de misérables dénués de tout. Mais ce rêve d'une âme généreuse est irréalisable. La fortune aura toujours ses favoris, comme le malheur sa proie.

Au reste, Saint-Just, en cherchant à donner à chaque citoyen une portion particulière de propriété, est bien loin de son maître Platon, qui réclame l'égalité absolue des biens et la communauté des richesses, et veut qu'on retranche du commerce de la vie jusqu'au nom même de la propriété.

Bien plus moral aussi que ce divin Platon, qui sanctionne la promiscuité, en tolérant, dans son organisation sociale, les femmes communes et les enfants communs, Saint-Just veut à tout homme une femme propre et des enfants sains et robustes.

Qu'importe qu'au milieu de nobles et sages pensées, quelques erreurs se soient glissées ? Il n'en est pas moins vrai que la meilleure partie de ce que nous avons examiné, jusqu'ici, des Institutions républicaines, pourrait très-bien figurer dans une Constitution moderne et contribuer à l'amélioration du sort des hommes.

Les fragments qui suivent, aussi purs, aussi honnêtes, également empreints du plus profond amour de l'humanité, sont moins susceptibles d'application et s'égarent quelquefois dans les nuages. C'est surtout pour cette seconde partie qu'il faudrait des hommes immaculés, à l'abri des passions de la terre et de leurs ravages. C'est, d'ailleurs, un code complet, où il est traité de l'éducation, du mariage, de la tutelle, de l'hérédité, de l'adoption, des obligations, etc.

Saint-Just se préoccupe, avant tout, de former des citoyens robustes, sains d'esprit et de corps. Comme Lepelletier Saint-Fargeau, dont un plan d'éducation nationale fut lu à la Convention par Robespierre, il enlève à la famille les enfants mâles, dès l'âge de cinq ans, pour les confier à la patrie qui les garde depuis cinq jusqu'à seize ans, les nourrit frugalement et leur donne une éducation militaire et agricole. II interdit, sous peine de bannissement, aux instituteurs de les frapper, voulant, de bonne heure, imprimer aux hommes le respect qu'ils se doivent entre eux.

De seize à vingt ans, les jeunes gens choisissent une profession et l'exercent chez les laboureurs, dans les manufactures et sur les navires. De vingt et un ans à vingt-cinq, ils sont soldats, s'ils ne sont point magistrats. A vingt-cinq ans, ils entrent, mariés ou non, dans la milice nationale.

Dans chaque district, une commission particulière des arts doit donner des leçons publiques.

Quant aux filles, elles sont élevées dans la maison maternelle, et ne peuvent paraître en public, après l'âge de dix ans, sans leur père, leur mère ou leur tuteur.

Il y a un chapitre curieux sur les affections l'amitié y est érigée en loi, et tout homme convaincu d'ingratitude est banni.

Les peines sont, en général, d'une excessive douceur dans cette république de Saint-Just. La plus forte est le bannissement, sauf la mort pour le meurtrier, s'il vient à quitter l'habit de deuil auquel il est condamné.

Dans ces Institutions, les femmes sont l'objet de la plus tendre sollicitude. Quiconque frappe une femme est banni ; quiconque, ayant vu frapper une femme, n'a point arrêté celui qui la frappait, est puni d'un an de détention. Les femmes, est-il dit dans un fragment, ne peuvent être censurées.

Les mariages se concluent avec une simplicité toute patriarcale. La tendresse des époux leur tient lieu de contrat l'acte de leur union ne constate que leurs biens mis en commun. Le divorce est permis il devient même obligatoire, lorsque, dans les sept premières années de leur mariage, les époux n'ont point eu d'enfant.

Saint-Just n'admet l'hérédité qu'entre les parents directs. Notre législation est moins restrictive mais elle rogne singulièrement, par les droits de mutation et d'enregistrement, les biens transmis, soit en vertu de l'hérédité naturelle, soit en vertu d'un testament.

Le dixième fragment se compose de quelques institutions morales, et renferme des idées touchantes. A une époque où toutes les notions de religion étaient bouleversées où, aux yeux de quelques athées féroces, c'était presque un crime que de croire en Dieu où Chaumette et Hébert inventaient le culte de la déesse Raison, et offraient aux yeux du peuple un ridicule et scandaleux spectacle, Saint-Just et Robespierre, qu'indignaient ces tristes saturnales, se faisaient remarquer par leurs aspirations religieuses.

Le peuple français, dit Saint-Just, reconnaît l'Etre suprême et l'immortalité de l'âme.

Quelques esprits, chagrins d'entendre une pareille déclaration sortir de la bouche d'un républicain convaincu, ont trouvé plaisant d'appeler l'Être suprême de Saint-Just un Dieu de convention. Sur l'immortalité de l'âme, ils n'ont rien dit ; là, il n'y avait pas moyen de jouer sur les mots. Pauvres esprits ! ont-ils donc pour eux un Dieu tout spécial, autre que le Dieu de ceux qui n'épousent ni leurs querelles, ni leurs passions, ni leurs haines, ni leur égoïsme, ni leurs tendances ? Comme si l'idée de Dieu était complexe ! Comme si ces expressions : l'Etre suprême, l'Éternel, n'étaient pas employées à chaque page dans les livres saints !

Ce qui suit doit les chagriner bien plus encore : Tous les cultes sont également permis et protégés. Et plus loin : Les rites extérieurs sont défendus, les rites intérieurs ne peuvent être troublés[6]. C'était décréter là un principe d'ordre public et le gouvernement de juillet n'a pas manqué de l'appliquer.

Le peuple français, ajoute encore Saint-Just, voue sa fortune et ses enfants à l'Éternel.

Les lois générales doivent être solennellement proclamées dans les temples.

Il établit aussi que toutes les fêtes publiques commenceront par une hymne chantée en l'honneur de la Divinité.

Rien d'étrange et d'inapplicable jusqu'à présent ; citons maintenant textuellement ce qui est plus spécialement du domaine de l'imagination et de la poésie.

Le premier jour du mois germinal, la République célébrera la fête de la Divinité, de la Nature et du Peuple ;

Le premier jour du mois floréal, la fête de la Divinité, de l'Amour et des Époux ;

Le premier jour du mois prairial, la fête de la Divinité et de la Victoire ;

Le premier jour du mois messidor, la fête de la Divinité et de l'Adoption ;

Le premier jour du mois thermidor, la fête de la Divinité et de la Jeunesse ;

Le premier jour du mois fructidor, la fête de la Divinité et du Bonheur ;

Le premier jour du mois vendémiaire, la République célébrera dans les temples la fête de la Divinité et de la Vieillesse ;

Le premier jour du mois brumaire, la fête de la Divinité et de t'Ame immortelle.

Le premier jour du mois frimaire, la fête de la Divinité et de la Sagesse ;

Le premier jour du mois nivôse, la fête de la Divinité et de la Patrie ;

Le premier jour du mois pluviôse, la fête de la Divinité et du Travail ;

Le premier jour du mois ventôse, la fête de la Divinité et des Amis.

Tous les ans, le premier floréal, le peuple de chaque commune choisira, parmi ceux de la commune exclusivement, et dans les temples, un jeune homme riche, vertueux et sans difformité, âgé de vingt et un ans accomplis et de moins de trente, qui choisira et épousera une vierge pauvre, en mémoire de l'égalité humaine.

 

Assurément, tout cela ne convient guère à nos mœurs raffinées et à notre civilisation moderne. Que deviendrait l'Opéra ? comme dit Nodier. Pourtant aurait-on le courage de blâmer cette douce et innocente poésie ? Bien différent encore de Platon, qui chasse les poètes de sa République, Saint-Just, dans ses Institutions, fonde des prix de poésie et d'éloquence, honore les arts et le génie et protège l'industrie.

Qui n'approuvera sa poétique et religieuse idée de transformer les cimetières en riants paysages, où chaque famille aurait son petit champ à part ; où les fleurs, incessamment renouvelées, nous entretiendraient, dans leur muet langage, de cette vie éternelle dont la mort n'est que la transition ? Cela ne vaudrait-il pas ces désolantes nécropoles, si nues, si sèches et si arides, où s'entassent pêle-mêle les ossements des générations ?

Les morts lui sont sacrés, et surtout quand leur vie a été utile à la patrie. Il faut, dit-il, qu'on croie que les martyrs de la liberté sont les génies tutélaires du peuple, et que l'immortalité attend ceux qui les imitent.

Le respect le plus absolu pour la vieillesse éclate à chaque page de ce livre, où les vertus, la modestie, l'obéissance à la loi sont prescrites en maximes d'une éloquence nette et concise.

Si, dans ces Institutions républicaines, l'oisiveté est punie, nul ne peut être inquiété dans l'emploi de ses richesses, à moins qu'il ne les tourne au détriment de la société.

Des censeurs sont établis pour surveiller les fonctionnaires publics, que tout citoyen a le droit d'accuser devant les tribunaux, s'ils viennent à se rendre coupables d'un acte arbitraire.

Dans le cinquième fragment, sur les mœurs de l'armée, Saint-Just exalte le courage militaire, nécessaire au maintien de la République il prescrit, sur la conduite à tenir devant l'ennemi, des mesures dont il usera bientôt dans ses missions aux armées, joignant ainsi l'application aux préceptes. Il accorde au soldat blessé le droit de porter une étoile d'or sur le cœur. N'est-ce pas l'idée même de cette belle institution de la Légion d'honneur ?

Çà et là, il émet des pensées d'une force et d'une vérité singulières, témoin celle-ci, qui nous fait songer tristement à la sanglante insurrection de juin, où s'est, noyée la République de 1848 : Les insurrections qui éclatent dans un État libre sont dangereuses quelquefois pour la liberté même, parce que la révolte du crime en usurpe les prétextes sublimes et le nom sacré. Les révoltes font aux États libres des plaies longues et douloureuses, qui saignent tout un siècle.

Qu'on le raille, après ce !a, sur son idée de faire acheter des nègres pour les transporter dans nos colonies, où, avec la liberté, il leur serait donné trois arpents de terre et les outils nécessaires à la culture, peu importe ! Elle est du moins la preuve qu'il repoussait l'esclavage, admis par le bon chancelier Thomas Morus, dans son île d'Utopie. Ce système, à tout prendre, serait peut-être préférable encore celui qui consiste à enlever aux champs paternels, où leurs bras font défaut, des milliers de malheureux, voués fatalement à mourir au loin, de misère et de nostalgie.

Nous regrettons que les bornes de cet ouvrage ne nous permettent pas de plus amples citations. Nous renvoyons le lecteur au livre de Saint-Just, aujourd'hui très-rare, mais qui, nous l'espérons bien, sera, quelque jour, réimprimé. Il en est digne, et on le lira avec plaisir, comme on lit Platon, Campanella, Fénelon, l'abbé de Saint-Pierre ; comme on lit Thomas Morus, qui, malgré les conceptions bizarres de son roman humanitaire, n'en fut pas moins un excellent homme d'État, et qui, par une destinée semblable à celle de Saint-Just, périt de mort violente, justifiant ainsi cette phrase des Institutions : Les grands hommes ne meurent point dans leur lit.

Nous ne saurions mieux clore ce chapitre sur les Institutions républicaines, qu'en citant la précieuse appréciation qu'elle nous a value sur Saint-Just, sans doute après la lecture de quelque étude dans le genre de celle de M. Cuvillier-Fleury, de la part de ce fin et délicat esprit qu'on appelle Charles Nodier, qui n'est pas d'ordinaire d'une grande bienveillance, comme on l'a pu voir, quand il s'agit des hommes et des choses de la Révolution. Ce malheureux Saint-Just, que les biographies ont calomnié, parce qu'il n'y rien de mieux à faire quand on parle d'un grand citoyen mort à vingt-six ans sur l'échafaud, et qu'il n'y a réellement qu'un factieux incorrigible qui puisse mourir à vingt-six ans pour la liberté et pour l'amitié, ce malheureux Saint-Just, dis-je, n'était pas un homme sans entrailles. Au fond de sa vie artificielle, il lui était resté un cœur de jeune homme, des tendresses et même des convictions devant lesquelles notre civilisation perfectionnée reculerait de mépris. Il s'occupait des enfants ; il aimait les femmes ; il respectait les cheveux blancs ; il honorait la piété ; il croyait, ce qui est bien plus fort, au respect des ancêtres et au culte des sentiments. Je l'ai vu pleurer d'indignation et de rage au milieu de la société populaire de Strasbourg, lui qui ne pleurait pas souvent, et qui ne pleurait jamais en vain, d'un outrage à la liberté de la foi et à la divinité du saint sacrement. C'était un philosophe extrêmement arriéré au prix de notre siècle.

 

 

 



[1] Édition tirée à 300 exemplaires ; Paris, 1800, in-12.

[2] In-8° de 80 pages ; Paris, Techener, Guillemin, 1831.

[3] Saint-Just, par Éd. Fleury, t. I, p. 196.

[4] Saint-Just, par Éd. Fleury, t. I, p. 211.

[5] Saint-Just, par Éd. Fleury, t. I, p. 237.

[6] Par rites extérieurs, Saint-Just n'entendait pas ce qu'on entend, par ces mots dans le langage ecclésiastique il comprenait seulement les cérémonies religieuses qui se faisaient anciennement dans tes lieux publics, autres que ceux consacrés au culte.