HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE DEUXIÈME

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Discussion sur un plan de réorganisation du ministère de la guerre. — Rapport de Sieyès, au nom du comité de défense générale. — Opinion de Saint-Just. — Son discours sur l'organisation de l'armée. — Critique historique. — Saint-Just et les députés des sections de Paris admis à la barre de la Convention, le 21 février 1793.

 

Malgré les éloges prodigués à Saint-Just par un des principaux chefs de la Gironde, le jeune député montagnard ne répondit pas aux avances des Girondins, qui déjà se laissaient égarer par leurs rancunes personnelles, et qui bientôt, quoiqu'ils fussent animés, pour la plupart, d'un pur et ardent patriotisme, allaient involontairement, pour ainsi dire, servir de rempart et de prête-nom à tous les ennemis de la République.

Au milieu de ces accusations réciproques, au milieu de ces scènes orageuses où des adversaires imprudents se jetaient l'injure au visage, Saint-Just, calme et triste sur son banc, déplorait des discussions menaçant parfois de dégénérer en pugilat, et de nature à déconsidérer la représentation nationale. Scènes douloureuses, éternellement invoquées par les ennemis de la liberté, trop disposés à oublier que de ces violences mêmes jaillit parfois ta vérité flamboyante qui éclaire et guide les peuples.

Étranger à toutes ces querelles de personnes, Saint-Just reparaissait aussitôt qu'il s'agissait d'un intérêt général. Travailleur infatigable, il avait minutieusement étudié, dans le silence de ses veilles laborieuses, les rouages, les besoins et les nécessités de l'administration. Il s'occupait surtout des affaires militaires, comme le prouve un petit volume, relié en maroquin rouge, portant la date de 1793, trouvé chez lui après le 9 thermidor, et tout rempli de notes écrites de sa main, sur l'organisation des armées de la République.

Dans la séance du 26 janvier 1793, il développa, à la tribune de la Convention, une partie de ses vues sur ce sujet.

Les plus intolérables abus régnaient alors dans l'administration de la guerre. Des employés concussionnaires, des fournisseurs sans entrailles, volaient, à qui mieux mieux, les sommes destinées à l'entretien du pauvre soldat qui, dénué de tout, manquant de souliers, de linge et d'habits, n'en combattait pas moins héroïquement pour la patrie en danger.

Afin de remédier à ces désordres, le comité de défense générale, obéissant à un décret de la Convention, chargea Sieyès de présenter un plan de réorganisation du ministère de ta guerre. Sieyès avait divisé son rapport en trois parties la fourniture des hommes et. des choses ; l'organisation du ministère de la guerre ; le commandement, dans ses rapports avec l'administration.

Saint-Just prit la parole pour appuyer la première partie du plan proposé par Sieyès et combattre les deux dernières parties. Il prouva, par son discours, à quel haut degré il possédait le génie pratique du gouvernement.

Le ministre, suivant lui, ne peut être responsable des désordres dont on se plaint au sujet du département de la guerre, parce que ses moyens de répression sont insuffisants. Il en voit la preuve dans la réorganisation même proposée par Sieyès, dont la nécessité atteste l'impuissance du ministère.

La République périrait, dit-il, si les ressorts de l'administration provisoire manquaient d'un mouvement commun et d'un principe d'activité ; car les principes et les idées de la liberté ne remplacent point l'harmonie du gouvernement. Naguère, la malignité et l'inertie du chef entravaient la marche des affaires ; aujourd'hui, l'incohérence des rapports politiques produit le même effet. Rien ne remplace l'ordre et n'en tient lieu et, si, sans examiner la nature du mal, on se contente d'invoquer la sévérité contre les agents, on repousse des emplois des hommes éclairés qui gémissent de l'impossibilité de faire le bien dans une place très-orageuse.

 

Après avoir insisté sur ce point, que tout pouvoir, pour ne pas dégénérer en royauté, doit être dépendant de la Convention, centre d'autorité suprême, il demande néanmoins pour le ministre une part d'initiative suffisante, et ajoute :

Aujourd'hui, la puissance exécutrice qui gouverne la République ne peut rien prescrire, diriger, réprimer par elle-même, où le pouvoir lui manque. Les ministres n'ont bien souvent contre les abus que la voie de dénonciation. On croirait, au premier coup d'œil, que cette faiblesse de l'autorité qui gouverne est favorable à la liberté, et qu'elle lui ôte les moyens d'entreprendre sur le peuple mais on se trompe. Si vous refusez aux magistrats la puissance nécessaire, fondée sur des lois, les mesures arbitraires s'y glissent nécessairement ; ou tout languit, faute de lois.

 

Il passe ensuite en revue les vices de l'administration actuelle. Les marchés conclus pour l'habillement des troupes ne sont pas contrôlés par le ministre, qui ne connaît point la qualité des fournitures, et se trouve sans moyen d'exercer une surveillance immédiate sur leur emploi.

Critiquant sévèrement l'achat des chevaux, fait également sans garantie, il constate qu'aucune peine n'est portée contre les inspecteurs de la cavalerie qui reçoivent de mauvais chevaux et s'entendent avec les fournisseurs pour prélever des gains énormes et illicites. De là, une horrible dilapidation des deniers publics.

Si le ministre n'a point d'agents immédiats pour surveiller l'emploi des fonds envoyés par la trésorerie aux payeurs spéciaux de l'armée, dont la comptabilité est désastreuse, la faute en est au manque d'harmonie, si nécessaire dans l'administration de la guerre.

Quant aux subsistances, même incurie, mêmes désordres, même impuissance de la part du ministre.

Les préposés aux charrois, poursuit-il, les distributeurs et les agents subalternes comptent également avec la régie de manutention, qui manque de garantie contre eux-mêmes, comme le ministre en manque contre elle. La régie est sans compétence effective sur le nombre et le complet des corps. La moitié des rations est pillée, les camps sont des foires où la patrie est à l'encan. Rien n'est contesté, et beaucoup de fripons traitent de confiance les uns avec les autres. Vous devez croire, et la triste expérience se renouvelle tous les jours, vous devez croire que le désordre, par les mêmes principes, doit régner dans toutes les parties. Si le courage des soldats pouvait dépendre du malheur et de l'anarchie présente, la liberté ni la république ne verraient pas le printemps prochain. Les ministres et vous ne savez où porter la main ; le fragile édifice du gouvernement provisoire tremble sous vos pas l'ordre présent est le désordre mis en lois. Ce n'est point par des plaintes ni par des clameurs qu'on sauve sa patrie ; c'est par la sagesse. Que quelques-uns accusent tant qu'il leur plaira vos ministres, moi, j'accuse ceux-là mêmes. Vous voulez que l'ordre résulte du chaos, vous voulez l'impossible. Sieyès m'a paru tourner toute son attention sur des périls si pressants.

 

En conséquence, il appuie les moyens présentés par Sieyès pour mettre l'économie, la responsabilité et la surveillance dans la manutention. Mais le décret proposé sur l'organisation du ministère de la guerre n'obtient pas, au même degré, l'approbation de Saint-Just. La trop grande puissance attribuée au ministre et au conseil, dont il serait membre, lui fait peur. Il serait possible, pense-t-il, que le conseil, renfermant dans lui-même tous les éléments de la force et de la corruption, créât par l'abus du pouvoir cette nécessité qui ramène un grand peuple à la monarchie.

Il veut la division des pouvoirs et un arrangement tel que le ministre ne soit point nul ou tout-puissant. Prévoyant le danger d'un gouvernement qui aurait la direction de toutes les affaires militaires, il ne croit pas que l'administration de la guerre doive faire partie du pouvoir exécutif, et développe cette opinion en ces termes :

Le gouvernement civil, dans un État comme le- nôtre, devra nécessairement avoir une certaine rectitude. Peut-être, sous certains rapports, les deux pouvoirs auront-ils besoin d'être balancés l'un par l'autre, car, sans le balancement des pouvoirs, la liberté serait peut-être en péril, n'étant constituée que sur une base mobile et inconstante, si les législateurs, en certains cas, étaient sans frein. Je voudrais qu'il me fût permis de sortir de cette question fondamentale, sans sortir absolument de mon sujet ; j'y reviendrai ailleurs ; je dirai seulement que lorsque, dans une grande république, la puissance qui fait les lois doit être, en certains cas, balancée par celle qui les exécute, il est dangereux que celle-ci ne devienne terrible et n'avilisse la première puissance législatrice, celle-ci n'a que l'empire de la raison ; et, dans un vaste État, le grand nombre des emplois militaires, l'appât ou les prestiges des opérations guerrières, les calculs de l'ambition, tout fortifie la puissance exécutrice. Si l'on remarque bien la principale cause de l'esclavage dans le monde, c'est que le gouvernement, chez tous les peuples, manie les armes. Je veux donc que la puissance nommée exécutrice ne gouverne que les citoyens.

La direction du pouvoir militaire — je ne dis pas l'exécution militaire — est inaliénable de la puissance législative ou du souverain ; il est la garantie du peuple contre le magistrat. Alors la patrie est le centre de l'honneur. Comme on ne peut plus rien obtenir de la faveur et des bassesses qui corrompent le magistrat, il se décide à parvenir aux emplois par le mérite et l'honnête célébrité. Vous devenez la puissance suprême, et vous liez à vous et au peuple les généraux et les armées.

 

Il craint trop que le magistrat, chargé de l'exécution des lois, n'abuse contre le peuple d'une force instituée seulement contre les ennemis extérieurs.

Le peuple, poursuit-il, n'a pas d'intérêt à faire la guerre. La puissance exécutrice trouve dans la guerre l'accroissement de son crédit, elle lui fournit mille moyens d'usurper. C'est pourquoi mon dessein serait de vous proposer que le ministère militaire, détaché de la puissance exécutrice, ne dépendît que de vous seuls, et vous fût immédiatement soumis. Si vous voulez que votre institution soit durable chez un peuple qui n'a plus d'ordres, vous ferez que le magistrat ne devienne pas un ordre et une sorte de patriciat, en dirigeant les armes par sa volonté car la guerre n'a point de frein ni de règle présente dans les lois ses vicissitudes rendent tous ses actes des actes de volonté. Il est donc nécessaire qu'il n'y ait dans l'État qu'une seule volonté, et que celle qui fait les lois commande les opérations de la guerre. Le magistrat doit être entièrement livré au maintien de l'ordre civil.

 

La Convention, suivant lui, doit donc se réserver l'omnipotence sur les opérations générales de la guerre, afin de mettre le peuple à l'abri des abus d'un pouvoir militaire tous les anneaux de la chaîne militaire doivent aboutir à elle, de telle sorte qu'il soit impossible aux généraux d'intriguer dans le conseil, et au conseil de rien usurper.

Ces idées, comme on le voit, sont toutes empreintes de la plus rigoureuse sagesse et semblent, en vérité, venir d'un homme vieilli dans la plus profonde expérience des hommes et des choses. Sont-elles inapplicables dans la pratique ? Il serait absurde de le soutenir, puisque les moyens proposés par Saint-Just ont été, en grande partie, ceux qui ont servi à faire triompher les armes de la République.

Envisageant ensuite la question sous le rapport financier, il termine ainsi :

On est convaincu des désordres qu'entraîne l'émission déréglée des signes. Mais est-il possible que ceux qui savent prévoir le résultat de cette affreuse disproportion du signe -aux choses, n'imaginent aucun moyen d'y remédier ? On a beau parler d'hypothèque sur les fonds des émigrés et les forêts, ces fonds ne sont point des choses de consommation contre lesquelles le signe se mesure. Cambon vous disait, le 10 janvier, en vous annonçant la nécessité d'une nouvelle création d'assignats, qu'aucun emprunt ni qu'aucune imposition ne pouvaient faire face à la dépense de 200 millions par mois. Cambon avait cependant senti la nécessité que la quantité actuelle du signe fluctuât sur elle-même mais il paraissait ne trouver de remède, pour faire face à des besoins considérables et sans cesse renaissants, que dans les fabrications nouvelles ; moyen rapide, à la vérité, mais qui nous fait placer la liberté à fonds perdu, et nous fait ressembler à ces sauvages dont parle Montesquieu, qui abattent l'arbre pour cueillir ses fruits.

Je veux vous présenter, si vous le permettez, dans un autre moment, quelques moyens de rétablir l'ordre dans les finances.

Du reste, j'envisage avec sang-froid notre situation présente nous avons de grandes ressources, il s'agit de les employer ; mais pour cela il faut que tout le monde oublie son intérêt et son orgueil. Le bonheur et l'intérêt particuliers sont une violence à l'ordre social quand ils ne sont point une portion du bonheur public oubliez-vous vous-mêmes. La Révolution française est placée entre un arc de triomphe et un écueil qui nous briserait tous. Votre intérêt vous commande de ne point vous diviser. Quelles que soient les différences d'opinions, les tyrans n'admettent point ces différences entre nous. Nous vaincrons tous ou nous périrons tous. Votre intérêt vous commande l'oubli de votre intérêt même ; vous ne pouvez tous vous sauver que par Je salut public.

 

On voit par quelles précautions Saint-Just voulait prévenir le retour de la tyrannie et du privilège. Chacun de ses discours est une éloquente réfutation des absurdes diatribes de ceux qui l'ont accusé d'aspirer à la dictature tristes accusateurs, dont nous flétrirons plus tard la férocité et les dilapidations, et pour qui semblent avoir été faits ces vers que Corneille a mis dans la bouche d'Auguste :

Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes,

Que pressent de mes lois les ordres légitimes,

Et qui, désespérant de les plus éviter,

Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister.

Dans la séance du lundi 11 février 1793, Saint-Just reprend de nouveau la parole pour soutenir le plan présenté par Dubois-Crancé, au nom du comité militaire, sur l'organisation de l'armée.

Le but principal du comité était de ramener l'armée à l'unité et d'effacer les distinctions existant, sous l'ancien régime, entre les différents corps. Le principe de l'élection des officiers y était posé, avec cette restriction très-sage, que le tiers des emplois vacants de tout grade, sur la totalité des trois bataillons dont se composait la demi-brigade, serait donné à l'ancienneté.

Saint-Just trouve dans le plan du comité tous les éléments nécessaires pour inspirer à l'armée l'esprit républicain qui doit enthousiasmer le soldat et le forcer à la victoire. Il ne veut pas de ces anciennes corporations privilégiées pouvant, à un moment donné, 'favoriser l'usurpation et conduire au gouvernement militaire. Il approuve donc le mélange des régiments de ligne et des bataillons de volontaires, parce que cette fusion lui paraît de nature à vivifier le sentiment démocratique parmi les troupes. Ce n'est pas tout :

L'unité de la République, s'écrie-t-il, exige l'unité dans l'armée ; la patrie n'a qu'un cœur. et vous ne voulez plus que ses enfants se le partagent avec l'épée.

Je ne connais qu'un moyen de résister à l'Europe, c'est de lui opposer le génie de la liberté ; on prétend que ces élections militaires doivent affaiblir et diviser l'armée je crois, au contraire, que ses forces en doivent être multipliées.

Je sais bien qu'on peut m'opposer que l'instabilité de l'avancement militaire peut dégoûter les chefs, qu'il peut porter les soldats à la licence, énerver la discipline et compromettre l'esprit de subordination mais toutes ces difficultés sont vaines, il faut même faire violence aux mauvaises mœurs, et les dompter ; il faut d'abord vaincre l'armée, si vous voulez qu'elle vainque à son tour. Si le législateur ménage les difficultés, les difficultés l'entraînent ; s'il les attaque, il en triomphe au même instant. Je ne sais s'il faut moins d'audace pour être législateur que pour être conquérant ; l'un ne combat que des hommes ; l'autre combat l'erreur, le vice et le préjugé ; mais si l'un ou l'autre se laisse emporter à la faiblesse, il est perdu ; c'est dans cet esprit seulement que vous pourrez conduire la Révolution à son terme. Je ne crains qu'une chose c'est que la puissance du peuple français n'éprouve point de la part de ses ennemis ces obstacles vigoureux qui décident un peuple à la vertu. On ne fait pas les révolutions à moitié. Il me semble que vous êtes destinés à faire changer de face aux gouvernements de l'Europe ; vous ne devez plus vous reposer qu'elle ne soit libre sa liberté garantira la vôtre. Il y a trois sortes d'infamies sur la terre, avec lesquelles la vertu républicaine ne peut point composer la première, ce sont les rois ; la seconde, c'est de leur obéir ; la troisième, c'est de poser les armes s'il existe quelque part un maître et un esclave.

 

Après avoir nettement établi qu'il fallait considérer, avant tout, l'intérêt de la patrie, et non celui de quelques officiers ambitieux ; après avoir parfaitement prouvé que l'élection des chefs, ne s'étendant ni à l'état-major ni au généralat, ne pouvait être d'aucun danger pour la République, il ajoute :

L'élection des généraux est le droit de la cité entière. Une armée ne peut délibérer ni s'assembler. C'est au peuple même, ou à ses légitimes représentants, qu'appartient le choix de ceux desquels dépend le salut public.

Si l'on examine le principe du droit de suffrage dans le soldat, le voici c'est que, témoin de la conduite, de la bravoure et du caractère de ceux avec lesquels il a vécu, nul ne peut mieux que lui les juger.

En outre, si vous laissez les nominations à tant de places militaires entre les mains ou des généraux ou du pouvoir exécutif, vous les rendez puissants contre vous-mêmes et vous rétablissez la monarchie.

Règle générale il y a une monarchie partout ou la puissance exécutrice dispose de l'honneur et de l'avancement des armes.

Si vous voulez fonder une république, ôtez au peuple le moins de pouvoir possible, et faites exercer par lui les fonctions dont il est capable.

Si quelqu'un s'oppose ici aux élections militaires, après ces distinctions, je le prie d'accorder ses principes avec la république.

Pour moi, je ne considère rien ici que la liberté du peuple, le droit des soldats et l'abaissement de toutes puissances étrangères au génie de l'indépendance populaire. Il faut que l'antichambre des ministres cesse d'être un comptoir des emplois publics, et qu'il n'y ait plus rien de grand parmi nous que la patrie. Aussitôt qu'un homme est en place, il cesse de m'intéresser, je le crois même dans un état de dépendance. Le commandement est un mot impropre, car, à quelque degré que l'on observe la loi, on ne commande point.

Il n'y a donc de véritable commandement que la volonté générale et la loi ; ici, s'évanouit le faux honneur ou l'orgueil exclusif ; et, si tout le monde était pénétré de ces vérités, on ne craindrait jamais l'usurpation, car elle est le prix que notre faiblesse attache à l'éclat d'un brigand.

Le pur amour de la patrie est le pur fondement de la liberté. Il n'y a point de liberté chez un peuple où l'éclat de la fortune entre pour quelque chose dans le service de l'État. C'est pourquoi le passage du plan de votre 'comité, où il accorde un écu de haute paye, par mois, aux volontaires qui serviront plus d'une campagne, ne m'a pas paru digne de la fierté d'un soldat.

Un jour, quand la présomption de la monarchie sera perdue, les rangs militaires ne seront point distingués par la solde, mais par l'honneur. Les rangs sont une chose imaginaire. L'homme en place est étranger au souverain. Celui qui n'est rien est plus qu'un ministre.

On ne fait une république qu'à force de frugalité et de vertu. Qu'y a-t-il de commun entre la gloire et la fortune ?

J'appuie donc le plan de votre comité. Si l'on objecte la difficulté d'une prompte exécution, je réponds que les gens du métier demandent le temps d'une revue pour l'opérer.

J'aurais désiré que, dans le même esprit de sagesse et de politique, votre comité vous eût proposé des vues sur le recrutement des armées. Je voudrais, en outre, montrer qu'un général en chef ne peut être élu que par la Convention. Je demande que le plan du comité soit mis aux voix avec cet amendement, que l'exécution en sera suspendue dans les armées trop près de l'ennemi[1].

 

On sait que, malgré l'opposition de quelques-uns des principaux Girondins, le projet du comité fut adopté par la Convention.

De ce plan remarquable tout n'a pas entièrement disparu les dénominations aristocratiques, grâce à Dieu ! n'ont pas été rétablies, et l'organisation de l'armée en brigades et divisions existe encore.

Nous avons dit que Saint-Just se tenait soigneusement à l'écart des discussions personnelles qui, à certains jours, éclataient au sein de la Convention et interrompaient ses travaux ; nous devons ajouter que jamais il ne conseilla au peuple la violence, et qu'il ne fit partie d'aucun comité insurrectionnel.

Certains hommes se sont imposé la triste tâche de dénigrer systématiquement les membres les plus éminents et les plus probes de la Convention nationale et de dénaturer leurs actions et leurs paroles les plus innocentes. Instruments d'une réaction exaltée, ils mentent, la plupart, à leur origine, et ne s'en montrent que plus acharnés détracteurs d'une révolution à laquelle ils doivent le rang qu'ils tiennent dans le monde, et la part de dignité dont ils jouissent. Qu'un éclair de cette révolution vienne à rayonner à l'horizon, ils se tairont, ils applaudiront peut-être ; mais que cet éclair s'évanouisse, on les verra, pour se venger d'un éblouissement passager, s'acharner, comme des vautours, sur la mémoire de ceux qui ont été les plus purs défenseurs de cette révolution, et publier contre eux tout ce que la haine et la calomnie peuvent inventer de plus ingénieux. Si le lecteur remontait aux sources, s'il vérifiait par lui-même tous les événements, tous les actes qu'on met sous ses yeux, il n'y aurait qu'à laisser à la conscience publique le soin de faire justice de pareils historiens ; mais il n'en est point ainsi ; et nous sommes obligé de nous livrer nous-même à ce travail d'analyse et de discussion pour démontrer rigoureusement la valeur des œuvres de quelques-uns de ces écrivains qui s'intitulent, sans doute, honnêtes et modérés.

Ces réflexions nous sont naturellement inspirées par un passage du livre de M. Éd. Fleury, où, dans le but de transformer Saint-Just en fauteur de séditions, les faits les plus clairs sont odieusement dénaturés.

On se rappelle le beau discours prononcé par Saint-Just, à l'occasion des subsistances, dont la question n'avait pas été entièrement tranchée par la loi du 9 décembre. Dans les premiers mois de 1793, la misère était grande encore ; le peuple, qui avait mis tout son espoir Jans la Convention, attendait avec impatience une loi de nature à apporter un remède définitif à ses maux. Les agitateurs ne manquèrent pas de profiter de ces moments de crise, que contribuaient à entretenir tous les ennemis de la Révolution.

Le 11 février 1793, et non pas le 10, Bréard, qui présidait la Convention, reçut la lettre suivante, dont il donna immédiatement connaissance à l'Assemblée :

Les commissaires des sections de Paris réunies demandent à paraître à la barre pour présenter une pétition sur les subsistances. La faim ne s'ajourne pas. Il est impossible que nous désemparions sans avoir été admis, à moins que nous ne soyons éloignés par un décret, prononcé en présence des Parisiens et des fédérés des quatre-vingt-trois départements qui sont debout avec nous.

 

La Convention, irritée du ton de menace qui régnait dans cette lettre, refusa d'admettre les pétitionnaires, les renvoya au comité d'agriculture et passa à l'ordre du jour.

Tels sont les renseignements fournis par le Moniteur[2]. Lisons maintenant la version de M. Éd. Fleury, sur les procédés historiques duquel nous appelons l'attention sévère du lecteur impartial : Le 10 février, écrit-il en commettant une première erreur, les quarante-huit sections de Paris envahirent la Convention[3]. — Ainsi, la lettre des commissaires, lue par le président, se transforme en envahissement de l'Assemblée par les quarante-huit sections de Paris. — Continuons : Un orateur se présenta à la barre, en disant que la faim ne s'ajournait pas. Il est impossible, ajoutait-il avec audace en cherchant de l'œil l'approbation des meneurs, il est impossible que nous désemparions sans avoir été admis, etc. Comme on le voit, cela devient de plus fort en plus fort ; la scène est dramatisée ; le président de la Convention, lisant la lettre des commissaires, est transfiguré en orateur factieux, cherchant de l'œil l'approbation des meneurs qui, suivant le véridique écrivain, siégeaient sur les bancs mêmes de l'Assemblée.

Le lendemain 12, les commissaires, éconduits la veille, revinrent à la Convention. Il ne faut pas oublier que le droit de pétition était alors un droit sacré et reconnu. Le Moniteur raconte ainsi cette seconde démarche : Les députés qui s'étaient présentés hier, pour faire une pétition relative aux subsistances, sollicitent de nouveau et obtiennent l'admission à la barre[4].

Ainsi donc, et j'insiste sur ce point, les pétitionnaires sollicitent et obtiennent cette fois leur admission à la barre. Voilà pourtant ce qui, dans l'imagination de M. Éd. Fleury, prend les proportions d'une sorte d'insurrection dont il veut que Saint-Just soit l'instigateur et le chef. Examinons par quelles perfidies il essaye de donner quelque consistance à son accusation.

L'orateur de ta députation, qui concluait à l'établissement du maximum et à la prohibition de la libre circulation des grains, avait blâmé, dans son discours, plusieurs des opinions émises sur la question des subsistances par Saint-Just, qu'on ose pourtant présenter comme le complice des malencontreux pétitionnaires la parole peu mesurée de l'orateur avait, plusieurs fois, excité les murmures de l'Assemblée.

Un autre membre de la députation voulut parler au nom de ses frères des départements. Louvet l'interrompit, en s'écriant : Y a-t-il en France deux Conventions, deux Représentations nationales ?

Le président, tout en blâmant énergiquement l'imprudent orateur, lui décerne cependant les honneurs de la séance. Plusieurs membres, de leur côté, demandent que les commissaires des sections de Paris soient admis aux honneurs de la séance, excepté celui qui a eu l'audace de parler au nom des départements. Quelques voix s'écrient : A la bonne heure !

Un député demande la parole pour s'opposer à cette mesure ; et ce député, c'est Marat, que M. Éd. Fleury accuse aussi d'avoir organisé, avec Saint-Just, ce qu'il prétend avoir été un envahissement de la Convention. Écoutons donc ce terrible Marat, qui fut le dieu des vainqueurs de thermidor.

Les mesures qu'on vient de vous proposer à la barre, pour rétablir l'abondance, sont si excessives, si étranges, si subversives de tout bon ordre elles tendent si évidemment à détruire la libre circulation des grains et à exciter des troubles dans la République, que je m'étonne qu'elles soient sorties de la bouche d'hommes qui se prétendent des êtres raisonnables et des citoyens libres, amis de la justice et de la paix. Les pétitionnaires qui se présentent à votre barre se disent commissaires des quarante-huit sections de Paris. Pour avoir un caractère légal, ils auraient dû avoir le maire de Paris à leur tète. Je demande d'abord qu'ils soient tenus de justifier de leurs pouvoirs. Un des pétitionnaires a parié au nom des départements, je demande qu'il justifie de sa mission. Ne vous y trompez pas, citoyens c'est ici une basse intrigue. — C'est Marat qui parle ; entendez-vous, M. Fleury ? — Je pourrais nommer ici des individus notés d'aristocratie mais les mesures que je propose serviront à les faire connaître et à couvrir de honte les auteurs. Je demande que ceux qui en auront imposé à la Convention soient poursuivis comme perturbateurs du repos public.

 

Voilà donc Marat bien lavé du reproche d'avoir provoqué cette pétition des commissaires des quarante-huit sections de Paris. Il y a mieux ; c'est que plusieurs réactionnaires, bien connus, se trouvaient parmi les pétitionnaires. Or, Saint-Just n'était pas de trempe à faire cause commune avec eux.

Carra prit, à son tour, la parole. Après avoir flétri la conduite des propagateurs de fausses nouvelles, après avoir dénoncé ces hommes, éternels ennemis de la République, qui, à l'aide des mots de patriotisme et de bien public, parviennent a égarer les citoyens faibles, et cherchent à entraver les travaux de la Convention, il repousse, comme Marat, l'admission des pétitionnaires aux honneurs de la séance, et propose l'accusation de celui qui a osé parler au nom des départements.

M. Fleury travestit odieusement ce discours : Carra, dit-il, proposa une enquête dont le but serait d'arriver à découvrir par qui les pétitionnaires avaient été entraînés ; ce qui est entièrement faux Carra n'a pas dit un mot de cela. En désignant Saint-Just du doigt et du regard, ajoute-t-il, il flétrit ces grands coupables de la politique qu'il ose appeler les hypocrites en patriotisme[5]. Ce qu'il faut flétrir ici, ce sont ces indignes inventions, imaginées par le génie de la haine. Cette expression hypocrites en patriotisme, n'est pas sortie de la bouche de Carra ; elle est de M. Fleury, à qui nous devons en restituer l'honneur. Carra n'a fait aucune allusion a Saint-Just ; il ne l'a désigné ni du doigt ni du regard et cela par une raison bien simple, c'est qu'au moment où il prononça les très-dignes et très-courtes paroles qu'on peut lire au Moniteur, Saint-Just n'avait pas encore été nommé par le pétitionnaire, cause de tout le tumulte.

Le nom de Saint-Just, fut, en effet, cité ; nous allons bientôt voir comment.

Après Carra, plusieurs députés se succédèrent à la tribune, et Marat, appuyé par Louvet, demanda de nouveau l'arrestation du pétitionnaire. Lamarque et Duprat, un Girondin, parlèrent en faveur de ce dernier, et demandèrent qu'il fût au moins entendu. L'Assemblée y ayant consenti, le pétitionnaire prit la parole, et s'exprima en termes parfaitement convenables. C'était un commissaire de la section Poissonnière. Après avoir expliqué dans quelles circonstances il avait été nommé vice-président de la commission, il ajouta, et ici je copie le Moniteur : Ce matin, arrivé dans cette enceinte, nous nous sommes entretenus avec un de vos membres ; il nous a dit qu'après la lecture de la pétition, il faudrait demander que la Convention s'occupât, toute affaire cessante, de faire une loi sur les subsistances pour la République entière...

PLUSIEURS VOIX. — Le nom du membre qui a parlé au pétitionnaire ?

LE PÉTITIONNAIRE. — On m'a dit qu'il s'appelle Saint-Just maisje.ne le connais pas.

Saint-Just monte à la tribune.

THURIOT. — Je demande que le pétitionnaire déclare s'il a communiqué la pétition entière à Saint-Just ; car il en impose encore à l'Assemblée[6].

 

Voyons de quelle manière M. Fleury travestit cette scène, toujours pour essayer de transformer Saint-Just en agent secret de l'émeute Suivant lui, le pétitionnaire raconta que, le matin même, un membre de la Convention s'était mêlé à la députation des sections, et l'avait fort exhortée à insister pour être admise à la barre et présenter sa pétition[7]. Cela n'est pas vrai rien de semblable n'a été dit par le pétitionnaire, comme on peut s'en convaincre par le Moniteur. Et plus loin : Le nom du membre qui a parlé au pétitionnaire ! son nom ! s'écrièrent tous les Girondins dans l'exaltation du triomphe. Ainsi, voilà les quelques voix dont parle le Moniteur, qui, sous la plume complaisante de M. Fleury, deviennent tous les Girondins dans l'exaltation du triomphe.

Hommes honnêtes de tous les partis, je vous le demande, est-il possible de falsifier les faits avec plus d'impudeur ? Assurément, quand on se montre aussi scrupuleux dans la narration exacte et sincère des événements, on aurait grand tort de ne pas railler, impitoyablement et sans mesure, M. de Lamartine, sur ses erreurs historiques.

Mais la réponse du pétitionnaire ne prouve-t-elle pas surabondamment que Saint-Just n'a en rien participé à cette manifestation ? Je ne le connais pas. Tout esprit moins égaré et moins prévenu eût été éclairé par ces simples mots. Comment croire, en effet, qu'un membre de la Convention, qui aurait suscité cette pétition, ne fût pas même connu des orateurs de la députation, et fût précisément celui dont les opinions sur les subsistances étaient surtout blâmées par les pétitionnaires ?

Saint-Just, qui était monté à la tribune, s'expliqua en ces termes :

Quand je suis entré, ce matin, dans cette assemblée, on distribuait une pétition des quarante-huit sections de Paris, dans laquelle je suis cité d'une manière désavantageuse. Je fus à la salle des conférences, où je demandai à celui qui devait porter la parole, si j'avais démérité dans l'esprit des auteurs de la pétition il me dit que non ; qu'il me regardait comme un très-bon patriote. Je lui demandai les moyens qu'il voulait proposer une personne me présenta du blé noir dans sa main, et me dit qu'il y en avait beaucoup de cette espèce débarqué au port Saint-Nicolas. Je lui dis : Quelle que soit votre position, je vous invite à ne point agir avec violence ; calmez-vous et demandez une loi générale. Si la Convention ajourne votre proposition, alors je demanderai la parole, je suivrai le fil des vues que j'ai déjà présentées. Citoyens, je n'ai point dit autre chose.

 

Cette explication, aussi nette et aussi claire que possible, mit fin aux débats. Les deux orateurs de la députation furent renvoyés au comité de sûreté générale, sur la proposition de Marat et d'Osselin.

Si nous nous sommes étendu aussi longuement sur une chose en elle-même assez insignifiante, c'est que nous tenions à édifier le lecteur sur la valeur des deux volumes publiés sur Saint-Just par M. Fleury. Nous vouions faire connaître à l'aide de quels procédés indignes cet historien si nous devons le nommer ainsi, a tâché d'amoindrir et de déprécier Saint-Just ; c'est pourquoi nous avons raconté avec quelques détails un fait sur lequel nous prenons M. Fleury en flagrant délit de faux historique. Ab uno disce omnes. Si quelques calomnies, ramassées dans la haine et dans la boue, parviennent, en l'absence de preuves contraires, à prendre une certaine consistance dans l'esprit d'un public trop facilement crédule, combien ne devons-nous pas nous applaudir, lorsque nous trouvons, dans l'inexorable Moniteur, la preuve éclatante de la vérité et le moyen de donner le démenti le plus formel à des accusations mensongères, qui doivent retomber de tout leur poids sur leur auteur. Non, Saint-Just ne prit aucune part aux tristes scènes d'insurrection dont la Convention nationale fut le théâtre. S'il combattit les Girondins, ce ne fut pas par des voies ténébreuses et souterraines ; il le fit publiquement, à la face de tous, du haut de la tribune de la Convention, et comme rapporteur du Comité de Salut public.

 

 

 



[1] Voyez ce discours dans le Moniteur du 30 janvier 1793, n° 30.

[2] Moniteur du 13 février 1793, n° 44.

[3] Saint-Just, par M. Édouard Fleury, t. I, p. 254.

[4] Moniteur du 14 février 1795, n° 45.

[5] Saint-Just, par M. Éd. Fleury, t. I, p. 255 et 256.

[6] Moniteur du 14 février 1793, n° 45.

[7] Saint-Just, par M. Éd. Fleury, t. I, p. 256.