HISTOIRE DE ROBESPIERRE

TOME DEUXIÈME — LES GIRONDINS

 

LIVRE NEUVIÈME. — SEPTEMBRE 1792 - DÉCEMBRE 1792.

 

 

Ouverture de la Convention nationale. — Motions de Couthon et de Danton. — Abolition de la royauté. — Thouret et la République. — Une lettre du représentant Guiter. — Les Girondins et la députation de Paris. — Physionomie de l'Assemblée. — Le nouveau côté droit. — Attitude de Robespierre. — Manœuvres ténébreuses delà Gironde. — L'alarme sonnée aux Jacobins. — Séance du 25 -septembre à la Convention. — Danton à la tribune. — Robespierre accusé par Rebecqui. — Sa justification. — Barbaroux et la Gironde ; il reprend l'accusation. — Violent démenti de Panis. — Marat et Vergniaud. — Une assertion de Vergniaud. — Vive dénégation de Robespierre. — Première lettre de Robespierre à ses commettants. — Augustin-Bon Robespierre. — Récriminations au club des Jacobins. — Brissot est exclu de la Société. — Buzot et la garde départementale. — Opinion de Robespierre. — Encore Dumouriez aux Jacobins. — Le salon de Talma. — Les politesses du général Dillon. — Intolérance des Girondins. — Danton et madame Roland. — Le ministre Garat. — Pétion réélu maire. — Robespierre et Marat accusés. — Brissot à tous les républicains de France. — Discours de Robespierre sur l'influence de la calomnie. — Décret-Buzot contre les écrits séditieux. — Le rapport du ministre Roland. — Odieuse insinuation contre Robespierre. — Séance agitée du 29 octobre. — La Robespierride de Louvet. — Le contre-coup de la séance de la Convention aux Jacobins. — Les gardes du corps de Robespierre. — Le journaliste Gorsas. — Rebecqui et Barbaroux à la rescousse ! — Efforts désespérés de la Gironde. — Robespierre à la guillotine ! — La bonne foi du vertueux Roland. — Saint-Just aux Jacobins. — Admirable réponse de Robespierre à Louvet. — La Convention passe à l'ordre du jour. — Triomphe éclatant de Robespierre. — A Maximilien Robespierre et à ses royalistes. — Louise Robert à J.-B. Louvet. — Les gentillesses-de Condorcet. — Pétion se jette dans la mêlée. — La première à Jérôme Pétion. — Colère de Jérôme. — Une nouvelle provinciale. — Incroyables manœuvres des Girondins. — Prudhomme et Hébert sollicités. — Levasseur et Durand. — Maillane circonvenus par la Gironde. — Une lettre de Durand-Maillane. — Anthoine calomniant Robespierre. — Réponse d'une des filles de Duplay. — Des papiers publics. — Une lettre de Roland à la commune d'Arras. — Les curés et le ministre Roland. — Une curieuse explication de Gorsas. — Des fonds affectés au culte. — La question des subsistances. — Considérations sur le procès du roi. — Le buste de Mirabeau brisé.

 

I

Le jeudi 20 septembre 1792, la Convention nationale, sous la présidence de Faure, son doyen d'âge, tint sa première séance dans un des jalons du château des Tuileries, afin de procéder au choix de son président et de ses secrétaires. L'exiguïté du local n'ayant pas permis au public d'assister à cette séance, l'opération eut lieu, pour ainsi dire, à huis clos. Un ancien membre de la Constituante, Dubois-Crancé, trouva peu convenable que le premier acte de la nouvelle Assemblée s'accomplît loin des regards du peuple, la publicité des séances du Corps législatif étant devenue un des points essentiels du droit révolutionnaire. A cette observation si juste, plusieurs députés répondirent aussitôt qu'ils n'avaient point été envoyés de leurs provinces pour capter les suffrages du peuple de Paris. Cela seul peignait déjà le mauvais esprit dont un certain nombre de membres de la Convention étaient animés à l'égard de la capitale, et un journal populaire, assez favorable pourtant au parti de la Gironde, les Révolutions de Paris, ne manqua pas de signaler cette prévention de plusieurs députés contre la population parisienne[1].

Il ne fut pas procédé, dans la forme ordinaire, à la vérification des pouvoirs, parce qu'il avait été reconnu en principe que toute assemblée électorale était maîtresse de diriger elle-même les règles à suivre dans les élections. On se borna donc à donner lecture des extraits de leurs procès-verbaux et à proclamer les noms des députés élus.

Une protestation de deux électeurs contre la nomination des députés de Paris, fondée sur ce que l'assemblée électorale de ce département avait expulsé de son sein plusieurs électeurs, fut dédaigneusement repoussée, attendu qu'en agissant ainsi, l'on s'était purement et simplement conformé au vœu formel des assemblées primaires qui avaient arrêté d'avance l'exclusion de tous les citoyens convaincus d'avoir fait partie de clubs anticiviques ou signé des pétitions contrerévolutionnaires[2]. On verra bientôt pourquoi quelques membres égarés de la Convention s'acharnaient ainsi, dès la première heure, contre la représentation de Paris.

Après s'être solennellement constitués en Convention nationale, les nouveaux députés se mirent en devoir de nommer le président et les secrétaires de l'Assemblée. Pétion fut, d'une voix presque unanime, appelé aux honneurs du fauteuil ; quelques suffrages seulement se portèrent sur Danton et sur Robespierre. Comme secrétaires, la Convention choisit Brissot, Camus, Rabaut Saint-Étienne, La Source, Vergniaud e' Condorcet. C'était le triomphe de la Gironde.

Le lendemain 21, son président en tête, la Convention nationale alla prendre possession de la salle du Manège où avaient siégé ses devancières, l'Assemblée constituante et l'Assemblée législative, et aussitôt elle commença ses travaux. Il était midi et demi.

Nous n'avons pas à rendre compte de tous les incidents dont furent remplies les séances de la Convention, nous nous contenterons d'indiquer ceux qui, de près ou de loin, touchent plus ou moins directement le citoyen illustre dont nous écrivons l'histoire. Quand, par exemple, Couthon, au patriotisme duquel, selon la propre expression de Robespierre, ses infirmités donnaient un nouveau prix, propose à ses collègues de décréter tout de suite que la future constitution n'aurait force de loi qu'à la condition d'avoir été ratifiée par le peuple français dans ses assemblées primaires, nous nous garderions bien de passer cette motion sous silence, parce que sur toutes les grandes questions de principes, Couthon et Robespierre ont toujours marché complètement d'accord.

Nous n'omettrons pas non plus de dire que ce fut encore Couthon qui invita la Convention nationale à vouer une exécration égale à la royauté, à la dictature, au triumvirat et à toute puissance individuelle de nature à modifier ou à restreindre la souveraineté populaire, parce que déjà, avec une perfidie étonnante, les feuilles girondines attribuaient à Robespierre et à Danton les plus absurdes projets de dictature. Prenez-y garde, disaient à ceux-ci et à Marat les Révolutions de Paris, la calomnie vous désigne pour les triumvirs de la liberté[3]. A quoi bon cet avertissement, quand on reconnaît si hautement qu'ils sont désignés comme tels par la calomnie seule ? Renchérissant sur la motion de Couthon, Bazire demanda la peine de mort contre quiconque oserait attenter à la liberté et à la souveraineté du peuple.

Mais il ne suffisait pas aux libellistes girondins de confondre insidieusement Robespierre, Danton et Marat, d'accuser bêtement les deux premiers d'aspirer à une dictature imaginaire ; ils les traitaient d'anarchistes, de factieux, de désorganisateurs, s'inspirant en cela de ces puériles déclamations des Constitutionnels, qu'eux-mêmes ils avaient si justement flétries jadis. Ce fut pour répondre à ces inconcevables accusations que Danton, après avoir résigné ses fonctions de ministre, incompatibles avec son mandat de représentant du peuple, et combattu vivement ces idées de dictature mises en avant pour égarer l'opinion du peuple sur ses meilleurs amis, proposa à la Convention de déclarer le maintien éternel de toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles. A cette motion l'on avait vu Kersaint s'élancer de sa place afin de rendre un hommage public à la vertu de son collègue. Il n'était pas besoin de cela, pensait Robespierre, pour tranquilliser l'Assemblée sur les principes de Danton, lequel savait, comme tous les hommes doués de quelque sens, que les plus courageux défenseurs de la liberté ne sont point des insensés, et qu'ils n'ont jamais prêché la loi agraire. Mais, ajoutait Robespierre, quoique la déclaration proposée ne fût aucunement nécessaire pour protéger les propriétés qui étaient déjà sous la sauvegarde de la loi, et qui ne couraient aucun danger, il leur convenait de la provoquer pour confondre les calomnies de ceux qui n'avaient pas rougi de leur prêter 'es opinions extravagantes, ensuite pour rassurer les propriétaires imbéciles qu'elles auraient pu alarmer[4]. Nous connaissons, hélas ! ces odieuses tactiques de parti, et de nos jours nous avons vu aussi la réaction, sous le nom de parti de l'ordre, combattre la démocratie avec cette même mauvaise foi. La Convention, toutefois, trouva un peu trop exclusive peut-être la proposition de Danton qui semblait enchaîner d'avance la volonté souveraine, repousser tout projet de réforme sociale, et, d'après l'avis de Cambon, elle se contenta de mettre la sûreté des personnes et des propriétés sous la sauvegarde de la nation[5].

Sur la double motion de Collot-d'Herbois et de Grégoire, l'Assemblée consacra ensuite, par une loi solennelle, l'abolition de la royauté, au milieu des acclamations, ce qui dut étonner un peu, écrivit Robespierre, ceux qui naguère assuraient qu'une grande nation ne pouvait se passer de roi, et qui voulaient même nous persuader que nous raffolions tous de la monarchie[6]. Ceci à l'adresse de Brissot, par lequel il venait d'être maladroitement attaqué, de Brissot et de ses amis, qui, ne l'oublions pas, dans les derniers temps de l'Assemblée législative, au moment où l'espérance de recevoir de nouveau le pouvoir dès mains de Louis XVI leur faisait souhaiter le salut de la monarchie, menaçaient les républicains de toutes les sévérités de la loi.

C'est donc une dérision de présenter les Girondins comme les fondateurs de la République. Jusqu'à la dernière heure, ils servirent de rempart à la royauté chancelante, et si tout d'abord ils recueillirent seuls les bénéfices de sa chute, ce n'est pas une raison pour leur attribuer l'honneur d'une révolution à laquelle ils se montrèrent si manifestement opposés. Pour quiconque ne se paye pas de paroles en l'air, il est évident que les véritables fondateurs de la République sont les hommes qui, depuis l'ouverture des états généraux jusqu'à la journée du 10 août, luttèrent intrépidement, sans se laisser un seul instant décourager par les résistances et les victoires momentanées de la réaction, pour le triomphe des principes dont l'ensemble constitue le gouvernement républicain. Or, de ces glorieux combattants des trois premières années de la Révolution, s'il en est un surtout que la démocratie reconnaissante doive saluer comme son chef naturel, c'est assurément Maximilien Robespierre.

Mais, comme il arrive toujours, la République naissante vit tomber à ses genoux une foule de courtisans ; ses anciens détracteurs ne furent pas les moins empressés à se courber devant elle. Le jour même de sa proclamation, à la séance du soir, parut à la barre de la Convention un homme peu suspect de sympathie pour la cause populaire : c'était Thouret. Il venait, à la tête du tribunal de cassation, rendre hommage à la nouvelle Assemblée constituante et à la République. Une pareille démarche de la part de cet ardent Constitutionnel avait de quoi surprendre Robespierre. C'était un grand sujet de réflexions pour les observateurs, écrivit-il, de voir l'un des membres de ce comité de constitution, qui avait sacrifié si complaisamment le peuple à la cour, accourir des premiers, pour se prosterner au pied du berceau de la République, dans ces mêmes lieux qui avoient retenti de tant d'anathèmes contre tous ceux qu'on soupçonnait de l'appeler dès lors par des vœux impuissants[7]. Maintenant c'était à qui revendiquerait la gloire d'avoir travaillé à la destruction de la monarchie. Brissot se rappela tout justement qu'un peu plus d'un an auparavant, à l'époque de la fuite du roi, il avait, en compagnie de Condorcet et d'Achille du Châtelet, un aide de camp du général Bouillé, hasardé le mot de république. — Mais, lui avait-on répondu, il y a république et république. Venise était une république, et pourtant qui voudrait en France du gouvernement de Venise ? Les principes de votre journal le Républicain sont beaucoup moins démocratiques que ceux de la constitution émanée de l'Assemblée constituante. — Brissot n'eut garde de se souvenir de ces vives objections de Robespierre ; il eut même l'insigne mauvaise foi de l'accuser de royalisme[8], oubliant trop complaisamment qu'au temps des massacres du Champ-de-Mars, tandis que lui Brissot se promenait tranquillement dans Paris sans être le moins du monde inquiété, Robespierre, menacé, tonnait aux Jacobins contre la réaction victorieuse, ralliait les démocrates dispersés et rendait cœur aux plus effrayés ; oubliant surtout que tout récemment, au mois de juillet précédent, c'était Robespierre qu'il avait eu en vue, lorsqu'en pleine Assemblée législative il avait menacé les républicains du glaive de la loi, et qu'enfin, au club de la Réunion, il s'était fait fort de réclamer un décret d'accusation contre lui pour avoir hautement exprimé le doute que l'Assemblée nationale fût capable de sauver la France, et proposé formellement la convocation d'une Convention nationale.

A Paris, où toutes ces choses s'étaient passées sous les yeux mêmes du peuple, où la conduite des personnages avait eu cent mille témoins, les calomnies de Brissot, amplifiées et embellies par son compère Girey-Dupré, répétées par tous les journalistes enrôlés désormais dans le parti des intrigants, rééditées depuis par quelques-uns des survivants de la Gironde, les Louvet, les Meillan, les Dulaure, n'avaient guère de prise sur les esprits ; mais il n'en était pas de même dans les départements où les feuilles girondines, le Patriote français, le Courrier des quatre-vingt-trois départements, les Annales patriotiques, le Bulletin des Amis de la Vérité, la Sentinelle, la Chronique de Paris, etc., pénétraient en masse, gràce aux fonds du ministère de l'intérieur. Le ministre détournait, au profit des haines et des rancunes d'une coterie vindicative, l'argent libéralement mis à sa disposition par la nation dans un intérêt général. Et il y a des gens assez naïfs aujourd'hui pour s'étonner de l'opposition faite par les démocrates du temps au ministère Roland ! On verra tout à l'heure le déplorable effet produit par les odieuses déclamations des pamphlétaires de la Gironde ; car elles auront dans les provinces un succès dont la patrie, hélas ! aura plus tard à gémir. La défaveur, trop méritée, que par leur faute les Girondins s'attirèrent à Paris, explique, sans l'excuser, leur rage, leur exaspération contre cette ville patriotique d'où était sortie radieuse la Révolution, et pour quoi, par les moyens les plus honteux, par les mensonges les plus cyniques, ils vont s'acharner contre les représentants choisis par elle, les imprudents !

 

II

Dès le premier jour, avons-nous dit, une grande partie de la Convention se trouvait sous l'influence de la Gironde, dont les principaux membres, avec le merveilleux esprit d'intrigue qui leur était propre, circonvenaient habilement les nouveaux venus. Beaucoup de ceux-ci avaient quitté leurs départements sous l'empire de préventions nées de la lecture des journaux girondins. A peine arrivés à Paris, on les entourait, on les conviait à des banquets où la députation de Paris était le texte des diatribes les plus ridicules, et si un certain nombre d'entre eux succombèrent à des avances intéressées et se laissèrent prendre aux fables les plus grossières, il n'y a pas à s'en étonner outre mesure ; la crédulité humaine est si grande ! A l'égard de ces basses menées de la Gironde, nous avons des aveux précieux, et déjà nous avons cité le passage suivant d'une lettre inédite du représentant Guiter à Robespierre : J'arrivai à Paris. L'intrigue qui m'avait déjà rempli de préventions, m'attendait aux portes de cette cité. Simple et confiant, j'en ai été la victime, je l'avoue ; autant je t'avais estimé, autant je t'ai haï ; autant je t'avais cru ami du peuple, autant je t'ai cru son ennemi[9]. Retranché dans sa conscience, étranger à toute faction, Robespierre ne se serait jamais abaissé à courir de l'un à l'autre pour se justifier des inculpations dirigées contre lui et ses collègues du département de Paris. Il comptait sur le temps pour remettre chaque chose à sa place, et se doutait bien que la majorité de la Convention ne subirait pas éternellement l'influence d'une coterie dont le succès momentané était dû aux manœuvres les plus condamnables.

En effet, il s'était passé dans les dernières élections un fait à peu près analogue à celui dont nous sommes témoins de no, jours. Maîtres du pouvoir, les Girondins avaient essayé de diriger le mouvement électoral. Dans les départements, où l'action du gouvernement pèse toujours d'un poids plus lourd, ils réussirent assez bien, et sur leur recommandation, les corps électoraux choisirent pour députés des hommes tout à fait étrangers au pays dont ils étaient nommés les représentants. Ce fut ainsi que Louvet, sans aucune espèce de relations avec le département du Loiret, où il était à peu près inconnu, fut élu à Orléans par la seule influence ministérielle, ce dont il se félicita avec une ingénuité toute particulière.

Mais à Paris il fallut compter avec l'opinion. Là échouèrent complètement les manœuvres du pouvoir exécutif provisoire. L'assemblée électorale de ce département était toute composée de bourgeois, avocats, hommes de lettres, médecins, marchands, professeurs ; nous avons, dans notre précédent livre, cité quelques noms possédant, à divers titres, une certaine notoriété. Toutes les candidatures eurent, pour se produire, la plus entière liberté. Jamais assemblée électorale ne discuta et ne vota avec plus d'indépendance. Quand on ose soutenir que les opérations eurent lieu sous la pression des massacres de Septembre, on pèche par ignorance ou par mauvaise foi, puisque, comme nous l'avons irréfragablement démontré, les Girondins étaient loin, bien loin de témoigner alors pour ces événements funèbres l'horreur dont ils firent parade depuis, en cherchant à s'en faire une arme contre leurs adversaires, puisqu'un de leurs principaux organes, le Courrier des quatre-vingt-trois départements de Gorsas, alla jusqu'à blâmer hautement le ministre de l'intérieur Roland d'avoir voulu jeter un voile sur des journées nécessaires, selon cette feuille[10]. Malgré les efforts désespérés de la Gironde, ses candidats, à commencer par Pétion opposé à Robespierre, restèrent tous sur le carreau. De là d'implacables rancunes, des fureurs sans bornes. Les prétendants évincés, les Pétion, les Brissot, les Louvet, les Réal, s'en prirent aux citoyens à l'influence desquels ils attribuaient leur échec. Ces hommes, qui n'avaient pas craint d'employer l'argent de la nation à cabaler dans les assemblées électorales et à influencer les votes par des moyens réprouvés dans tous les temps, accusèrent le collège du département de Paris d'avoir été dominé par un petit nombre d'électeurs. Dans tous les cas, comme Robespierre, porté en tête de presque toutes les listes, fut nommé le premier, son élection ne fut pas due à la pression toute morale qu'à bout d'arguments ses ennemis lui reprochèrent d'avoir exercée au sein de cette assemblée, dont les opérations durèrent trois semaines.

Pendant cet espace de temps, il monta souvent à la tribune, s'il faut en croire ses adversaires ; il usait en cela de son droit incontestable d'électeur. Toutes ses paroles n'ont pas été recueillies, et nous avons fidèlement rendu compte de ceux de ses discours dont la trace a été conservée par les procès-verbaux de l'assemblée électorale. Nommément, nous l'avons dit, il ne désigna personne, se contentant d'indiquer à quels signes, selon lui, on devait reconnaître les candidats dignes de figurer à la Convention nationale, et ceux dont l'élection était, à ses yeux, contraire à l'intérêt public. Un seul se trouva personnellement combattu par lui, ce fut le duc d'Orléans, Philippe Égalité, lequel n'en réunit pas moins les suffrages de l'assemblée. Malgré cela, on l'a vu, Louvet, dans sa venimeuse attaque, jugea convenable de le rendre responsable de l'élection de Marat, et quand Pétion, descendu au rôle de comparse de la Gironde, eut la lâcheté de calomnier à son ton : l'ancien ami dont il avait si longtemps pressé la main loyale, il répéta que les électeurs du département de Paris avaient été influencés et dominés par un petit nombre d'hommes. Mais ici laissons la parole a Robespierre lui-même : Vous en donnez pour unique preuve la nomination de mon frère. Vous dites qu'il peut être un bon et loyal patriote, et personne ne doute qu'il ne le soit en effet. Or, mon cher Pétion, cette espèce d'hommes est encore assez rare pour que les amis de la liberté s'appellent avec empressement aux fonctions qui exigent de la loyauté et des vertus. Vous conviendrez au moins que ces choix valent bien ceux des petits intrigants que l'on fait nommer dans les départements les plus éloignés à force de pamphlets et d'affiches distribués partout aux frais du gouvernement. Pour mon frère, il était connu des patriotes de Paris et des Jacobins, qui avoient été témoins de son civisme ; il fut présenté par des membres qui, depuis le commencement de la Révolution, jouissent de la confiance publique ; il fut discuté solennellement et publiquement, suivant l'usage adopté par l'assemblée électorale ; il fut attaqué plus vivement qu'aucun autre candidat, et fût-il vrai qu'on eût compté, parmi les garants de son incorruptibilité, la fidélité de son frère à la cause du peuple, faudrait-il en conclure avec vous que ce choix fut le fruit de la cabale et que l'assemblée électorale, la plus pure qui ait encore existé parmi nous, était un ramas d'intrigants et d'imbéciles ?[11]

En admettant même que les électeurs de Paris aient subi l'ascendant moral de quelques-uns d'entre eux, n'est-il pas au moins singulier de voir ces républicains de la Gironde imputer à crime à Robespierre les moyens les plus légitimes d'influence, la persuasion, le raisonnement, l'éloquence, tandis qu'ils soutenaient, eux, leurs candidats par des pamphlets et des affiches payés sur les fonds de l'État ? Oh ! les plus inconséquents des hommes, qui, ayant sans cesse le mot de liberté à la bouche, allaient, égarés par un excès d'amour-propre froissé, s'insurgeant contre ce qui est l'essence même des assemblées délibérantes et contestaient aux citoyens l'exercice du droit le plus sacré, celui d'exprimer librement leur pensée !

Une circonstance particulière donnait à la représentation de Paris un caractère exceptionnel. Robespierre, on s'en souvient, avait demandé que tous les citoyens concourussent directement à la nomination de leurs représentants ; le Corps législatif ayant cru devoir maintenir l'élection à deux degrés, l'assemblée primaire de la section de la place Vendôme avait, sur la propre proposition de Robespierre, invité toutes les autres sections à déclarer que les choix du corps électoral devraient être ratifiés par elles[12], ce qui avait eu lieu, comme nous l'avons dit ; en sorte que la représentation parisienne, seule en France, était en quelque sorte issue du suffrage universel. Aucune par conséquent n'avait plus de titres au respect du pays tout entier. Eh bien, ce fut sur elle, et sur la ville qui l'avait nommée, que les Girondins répandirent tout leur fiel, contre elle qu'ils dirigèrent les attaques les plus perfides. Ils disposaient cependant de toutes les forces du pays ; le ministère était à eux, leurs créatures envahissaient toutes les places, la majorité de la Convention leur appartenait ; mais Paris leur manquait, et Paris, la cité glorieuse, Paris, berceau de la Révolution et de la démocratie, refuge éternel de la liberté, n'était plus à leurs yeux qu'une sentine impure.

Renforcée de quelques notabilités brillantes de l'Assemblée constituante, des Buzot, des Lanjuinais, des Rabaut-Saint-Étienne et de plusieurs étourdis, comme Barbaroux et Rebecqui, qu'avaient fascinés la séduction du pouvoir et peut-être les agaceries de madame Roland, la troupe des députés de la Gironde formait maintenant le côté droit de la nouvelle Assemblée, succédant ainsi à ces Constitutionnels dont jadis ils s'étaient montrés les implacables adversaires. A gauche, autour de Robespierre, s'étaient rangés des hommes animés pour la plupart d'une foi profonde, d'un patriotisme ardent, et dont plusieurs s'unirent à lui d'une amitié et d'une affection que la mort seule fut capable de briser. Voici Couthon, on le connaît. Ce jeune homme au visage un peu efféminé, aux yeux bleus, au regard si doux et si profond, c'est Saint-Just, que dès le temps de la Constituante une sympathie instinctive avait attiré vers Robespierre. Ici c'est David, le peintre immortel, que les arts s'applaudissaient d'avoir pour organe dans la Convention, disait alors Brissot[13], ne soupçonnant pas encore le tendre attachement du grand artiste pour Robespierre, avec lequel, plus tard, il voudra boire la ciguë. Là ce sont deux enfants de l'Artois, Augustin-Bon, frère de Maximilien, et Philippe Le Bas, le gendre futur du menuisier Duplay, destinés à périr l'un et l'autre, victimes du dévouement le plus sublime, après s'être illustrés dans des missions glorieuses. Au centre enfin siégeaient une foule de députés sans convictions bien arrêtées, au caractère inconsistant, et subissant les impressions du moment, masse incertaine et flottante qui, en se jetant tantôt à droite, tantôt à gauche, donnera la majorité à la Gironde ou à la Montagne. Ils traverseront sains et saufs la Révolution, que la plupart d'entre eux trahiront ; aussi l'histoire inflexible leur a-t-elle conservé le nom avilissant de crapauds du marais, dont les avaient déjà flétris leurs contemporains.

 

III

Un immense espoir s'empara de la France révolutionnaire au début de la Convention nationale. Quelle perspective magnifique s'ouvrait devant les législateurs chargés de doter le pays d'une constitution démocratique ! L'étranger à chasser du sol de la patrie ; les ennemis intérieurs à réduire, en les forçant d'accepter les bienfaits de la liberté et de l'égalité ; le peuple à élever à la hauteur de ses destinées nouvelles ; l'instruction publique à répandre dans toutes les couches de la société ; le prolétariat à proscrire par de sages lois économiques ; la République à fonder enfin : quelle tâche imposante et sublime ! Cela valait certainement la peine qu'on coupât court à des rivalités puériles, qu'on laissât de côté de pures querelles d'amour-propre. Ceux qu'on a appelés les Montagnards, les plus farouches même, étaient arrivés avec des idées de paix, de concorde et d'apaisement, ne soupçonnant pas d'ailleurs quels trésors de haines et de colères s'étaient amassés dans le cœur de quelques-uns de leurs collègues. Ils s'étaient même indistinctement répandus d'abord dans les diverses parties de la salle[14], croyant tous les membres de la Convention animés des mêmes sentiments de fraternité à l'égard les uns des autres ; il fallut les violences de la Gironde pour les contraindre à se grouper, afin d'opposer à leurs adversaires exaspérés une masse compacte et résolue. Comment, en effet, quand les Prussiens et les Autrichiens bivouaquaient dans les plaines de. la Champagne, quand les complots royalistes se multipliaient, quand le sol commençait à trembler dans la Vendée, comment imaginer qu'il y aurait dans l'Assemblée d'autre émulation que celle de législateurs disputant à qui mériterait le mieux de la République ? Or qui donc, au lieu de faire à la patrie le sacrifice des animosités individuelles, jeta dans la Convention les premiers brandons de discorde ? Qui donc y attisa le feu des colères implacables, érigea la calomnie en système, donna le signal de violences inouïes et le funeste exemple de porter la main sur les représentants du peuple ? Qui donc enfin ouvrit la voie fatale par où tant de grands citoyens allèrent plus tard à l'échafaud ? Ce sont les Girondins ; il faut le dire, parce que cela est vrai. Eux seuls furent, dès le premier jour, dans la Convention, les véritables fauteurs de désordre, les désorganisateurs. Mais il ne suffit pas de le dire, nous allons le prouver.

Est-ce que par hasard Robespierre avait lancé contre eux quelque nouveau trait ? Est-ce qu'il répondait même aux agressions continuelles dont il était l'objet de la part de leurs journaux ? Nullement. Depuis plus de cinq semaines, depuis la publication de son dernier numéro du Défenseur de la Constitution, il n'avait pas écrit une ligne ; on ne l'entendait plus aux Jacobins, et pendant les premières séances de la Convention, il n'avait pas ouvert la bouche. Comme un lutteur fatigué, il se tenait à l'écart. Il était, on peut le dire, dans une période d'apaisement, tout prêt à jeter un voile sur le passé, à tendre la main à ses ennemis. Quelle différence entre le ton de son nouveau journal, Lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants, et celui des feuilles girondines ! Tandis que ses adversaires travestissaient ses meilleures intentions, dénaturaient toutes ses paroles, il prêchait la concorde. Le ministre de l'intérieur ayant présenté à la Convention, dans la séance du 23 septembre, un compte rendu général de son administration, il ne balança pas à lui rendre justice. Son discours, écrivait-il, qui renferme en général des idées saines, et qui exprime des sentiments patriotiques, est terminé par une invitation pressante au peuple de Paris de respecter les lois et les autorités constituées[15] Et cependant ce Roland avait été, dans les départements, le grand distributeur des pamphlets et libelles girondins dirigés contre lui. La plume de Maximilien n'était donc pas entièrement guidée, comme celle de ses adversaires, par l'esprit de parti. Cette modération de sa part n'était pas d'ailleurs une avance ; car, dans le même numéro, il ne se gênait aucunement pour critiquer vertement Vergniaud. Voici à quelle occasion : la Convention avait décrété que le peuple aurait la faculté de choisir ses juges en dehors de la classe des gens de loi. Les Girondins, avocats pour la plupart, s'étaient montrés fort hostiles à cette décision, et Vergniaud était parvenu à la rendre à peu près illusoire en faisant renvoyer ce décret, pour l'exécution, au comité de législation, sous prétexte qu'il y avait à côté du principe quelque chose qui n'était pas le principe, ce que Robespierre traita avec assez de raison de galimatias[16], appréciation dont s'offensa vivement l'orgueil de Vergniaud.

Aucune concession du reste n'était capable de ramener des esprits égarés par la haine la plus aveugle, résolus à ne partager avec personne le soin de diriger la Révolution, et qui, forts de leur ascendant sur la Convention nationale, s'imaginaient pouvoir écraser facilement ceux qu'ils considéraient comme des rivaux. Un exemple montrera à quel point ils étaient intolérants, combien ils étaient exclusifs. En proscrivant comme aristocratique la dénomination de monsieur, ils refusaient d'accorder à tous les Français le titre de citoyen, le réservant à leurs amis seulement. Nous dirons avec joie le citoyen Pétion, le citoyen Condorcet ; mais quel est le patriote qui pourrait dire : le citoyen Marat, le citoyen Maury ?[17] Il fallait les appeler Marat, Maury tout court. Ce simple trait peint à merveille le caractère entier et égoïste des gens de la Gironde.

Trois hommes, dans la députation de Paris, les gênaient, les offusquaient : c'étaient Robespierre, Danton et Marat, mais le premier principalement ; et contre lui ils tournèrent toute leur grosse artillerie. Comment, en effet, arriver à dominer exclusivement la République tant que serait debout cette réputation colossale, cette popularité immense, acquise par tant de services rendus à la cause de la démocratie ? Seulement l'abattre n'était pas chose facile. Sachant combien est jaloux de sa liberté un peuple récemment affranchi, ils imaginèrent d'accuser Robespierre d'aspirer au pouvoir suprême, et avec la plus insigne déloyauté ils affectèrent de le confondre avec Danton et Marat. Les mots de dictature, de triumvirat, furent adroitement répandus. Parmi les hommes de la Gironde, y en avait-il un seul qui crût de bonne foi à cette accusation de dictature dirigée contre Robespierre ? J'ai la conviction du contraire, et nous verrons tout à l'heure un des organes les plus accrédités du parti considérer cette accusation comme insoutenable. Les Girondins avaient tout d'abord, on ne l'a pas oublié sans doute, transformé Robespierre en agent du fameux comité autrichien ; mais une telle calomnie étant tombée sous le mépris général, ils se rejetèrent sur cette idée de dictature, et cette fois ils se crurent certains du succès. Leur complot fut combiné longtemps d'avance, les rôles furent distribués avec art, et les acteurs se tinrent tout prêts à entrer en scène à la première occasion.

Dès le 22 septembre, Brissot avait ouvert le feu en attaquant directement Robespierre ; le lendemain, continuant ses agressions, il accusait certain parti de vouloir désorganiser la société, de flagorner le peuple[18]. Le 24, Kersaint, appuyé par Vergniaud et Lanjuinais, réclama de la Convention une loi sévère contre les provocateurs d'anarchie, et Buzot, jetant le masque, demanda qu'une garde départementale fût créée à Paris pour protéger l'Assemblée, idée déjà émise la veille par le ministre de l'intérieur dans son compte rendu, Croit-on nous rendre enclaves de certains députés de Paris ? Tout le discours de Buzot se résumait dans ces paroles. Lui aussi maintenant soutenait ce projet de loi réclamé par ses amis ; mais jadis, alors qu'il marchait de concert avec Robespierre, n'avait-il pas, comme lui, combattu énergiquement le projet de loi martiale proposé par Mirabeau ? Prévoyant l'objection, il prit les devants, et comme un casuiste de la plus mauvaise école, il s'efforça d'établir une distinction capitale entre la loi de ce Mirabeau et celle que lui-même appuyait aujourd'hui. J'appartenais à l'opposition alors, et aujourd'hui mes amis sont au pouvoir, aurait-il dû dire pour être dans la vérité. La Convention ne s'en laissa pas moins entraîner ; elle décréta qu'il serait nommé six commissaires chargés de s'enquérir de la situation actuelle de la République en général, et de celle de Paris en particulier ; de présenter un projet de loi contre les provocateurs au meurtre, comme si déjà il n'existait pas assez de lois pour réprimer les excitations à l'assassinat, et de rendre compte des moyens de mettre à la disposition de l'Assemblée une force publique prise dans les quatre-vingt-trois départements[19]. La veille au soir, Chabot, aux Jacobins, avait poussé le cri d'alarme contre les menées de la faction girondine. Le Patriote français à la main, il avait demandé ce que signifiait cette accusation, dressée par ce journal contre une partie de la Convention, de vouloir désorganiser le pays. C'était là, à ses yeux, un système d'intrigue inventé pour dépopulariser Danton et Robespierre. Brissot lui paraissait le plus grand des scélérats s'il n'expliquait pas son article ; et il avait proposé à la société, pour le cas où cet écrivain ne se rétracterait pas, de le rayer de la liste des Jacobins. La société n'était cependant animée d'aucune disposition hostile à l'égard de la Gironde ; car le même jour elle se donnait Pétion pour président et Réal pour vice-président[20]. Mais, le lendemain, Fabre d'Églantine signala vivement les fâcheuses tendances du discours prononcé dans la journée à la Convention par Buzot. Pouvait-on imaginer, en effet, quelque chose de plus funeste que cette déplorable prévention que certains hommes s'efforçaient de semer dans les départements contre la ville et les députés de Paris ? Ceux-là étaient les véritables agitateurs, disait Fabre avec raison[21]. Et encore si quelque chose avait justifié les incroyables déclamations des Girondins et de leurs feuilles contre la ville de Paris et ses représentants ! mais jamais la capitale n'avait été aussi tranquille, le journal de Brissot lui-même se plaît à le reconnaître. Alors pourquoi tout ce tapage, ces récriminations éternelles, ces calomnies éhontées ? Ah ! c'est qu'à tout prix il fallait se débarrasser de collègues dont la surveillance incommode dérangeait trop de calculs ambitieux. La confiance dans la Convention nationale augmente, ajoutait le Patriote[22], depuis surtout qu'on espère que le vrai patriotisme l'emportera. Impossible de pousser plus loin l'impudence et l'hypocrisie. Comme en toutes choses se décèlent bien les espérances et les projets des Girondins ! Comme déjà ils se croient sûrs de la victoire ! Enfin, le 25 septembre, ils tentèrent un grand coup, et la Convention nationale fut le théâtre d'une sorte de bataille rangée.

 

IV

Une demande d'explications de la part de Merlin, au sujet des bruits de dictature et de triumvirat semés dans le public, fut le signal du combat. Qu'on m'indique ceux que je dois poignarder, s'écria le député de Thionville[23]. C'était La Source qui, la veille, avait parlé à Merlin d'un pouvoir dictatorial, auquel, prétendait-il, visaient certains hommes. La Source s'élança à la tribune, et sans nommer personne, vaguement, il accusa plusieurs de ses collègues de convoiter la domination et de chercher à y parvenir par l'anarchie. Accusation qui du reste passait par dessus la tête de Robespierre, lequel, sous la Constituante, s'était si solennellement écrié : Je déclare que j'abhorre toute espèce de gouvernement où les factieux règnent. Le député girondin ne manqua pas de déclamer contre Paris, dont il dénonça le despotisme ; il ne voulait pas, ajoutait-il, que cette ville devînt dans la République ce qu'avait été Rome dans l'empire romain. Il faut que Paris soit réduit à un quatre-vingt-troisième d'influence, comme chacun des autres départements. Paroles maladroites, injustes, et malheureusement de nature à accréditer une opinion répandue déjà, à savoir que les députés de la Gironde avaient l'intention de porter atteinte à l'unité fondée par l'Assemblée constituante, et d'établir un système fédératif dans la République française.

Le discours de La Source amena Osselin à protester énergiquement contre ce système de calomnie tramé par des hommes pervers ou stupides pour persuader à la Convention nationale que les représentants de Paris conspiraient contre la liberté ; il invita chacun de ses collègues de la capitale à s'expliquer catégoriquement, et se déclara, quant à lui, partisan de la république la plus démocratique possible. A ce moment une voix s'écria : Le parti qu'on vous a dénoncé, dont l'intention est d'établir la dictature, c'est le parti de Robespierre ; voilà ce que la notoriété publique nous a appris à Marseille[24]. Cette voix, c'était celle de Rebecqui. Ainsi, sur la notoriété publique de Marseille, voilà un étourdi qui accuse Robespierre d'être le chef d'un parti dictatorial. Le grand mot était lâché en pleine Convention. Devant cette dénonciation insidieuse, l'illustre calomnié pouvait-il demeurer muet ? Non, certes, et il se disposait à répondre à l'instant ; mais déjà Danton était à la tribune.

L'impétueux athlète, en s'applaudissant de l'explication provoquée par la Gironde, protesta avec énergie contre cette accusation vague et indéterminée de triumvirat, de dictature, lancée à la tête de quelques représentants du peuple. Que si cette pensée avait germé dans l'esprit de quelque imprudent, sa tête devait rouler sur l'échafaud ; mais était-il juste d'inculper toute la députation de Paris ? Repoussant bien loin cette imputation, quant à lui, il rappela ses services passés, et sépara avec soin sa cause de celle de Marat, dont il attribua les exagérations aux longues vexations qu'il avait subies, à la vie souterraine qu'il avait été contraint de mener. Lui-même proposa à la Convention de décréter la peine de mort contre quiconque serait convaincu d'être partisan delà dictature ; puis, devenant en quelque sorte accusateur à son tour, il parla des inquiétudes causées par le projet de certains membres de l'Assemblée de diviser la France en fédérations partielles, et demanda aussi la peine de mort contre quiconque chercherait à détruire l'unité de la République. Buzot sentit le coup. Qui est-ce qui a dit au citoyen Danton qu'il existait ici un homme qui songeât à détruire l'unité du gouvernement ? s'écria-t-il. Le meilleur moyen de la sauvegarder, s'était, selon lui, cette garde formée par les quatre-vingt-trois départements pour environner la Convention, et il conclut au renvoi de toutes les propositions à la commission des Six, nommée la veille[25].

La tribune libre, Robespierre y monta ; personnellement inculpé, il avait hâte de réduire à néant une imputation téméraire. Quel autre, à sa place, n'eût été pressé du même désir ? Le début de sa longue improvisation fut d'une modération contrastant singulièrement avec la violence de l'attaque. En montant à cette tribune pour répondre à l'accusation portée contre moi, ce n'est point ma propre cause que je vais défendre, mais la cause publique. Quand je me justifierai, vous ne croirez point que je m'occupe de moi-même, mais de la patrie. Citoyen, qui avez eu le courage de m'accuser de vouloir être l'ennemi de mon pays, à la face des représentants du peuple, dans ce même lieu où j'ai détendu ses-droits, je vous remercie ; je remercie dans cet acte le civisme qui caractérise la cité célèbre qui vous a député. Je vous remercie, car nous gagnerons tous à cette accusation. Après la véhémence avec laquelle on s'est élevé contre un certain parti, on a désiré savoir quel en était le chef ; un citoyen s'est présenté pour le désigner, et c'est moi qu'il a nommé. Comment répondre à la plus chimérique, à la plus extravagante des inculpations, se demandait-il ensuite, sinon par la peinture de ses actions passées ? Était-ce lui qu'on pouvait accabler du poids d'une accusation de tyrannie, lui qui, durant trois ans, avait lutté contre le despotisme, combattu la cour, dédaigné les présents et méprisé les caresses de toutes les factions ? Interrompu ici par quelques voix, au milieu desquelles se distinguait celle de Rebecqui, il reprit en ces termes : Citoyen, pensez-vous que celui qui est accusé d'être traître envers son pays n'ait pas le droit d'opposer à cette inculpation vague sa vie tout entière ? Si vous le pensez, je ne suis point ici dans le sanctuaire des représentants de la nation. Je vous ai rendu un témoignage qui partait de mon cœur, et vous m'interrompez quand je me justifie ! Je ne reconnais point là un citoyen de Marseille ni un représentant du peuple français. C'est quelque chose peut-être que d'avoir donné pendant trois ans une preuve irrécusable de mon patriotisme, d'avoir renoncé aux suggestions de la vanité, de l'ambition. Robespierre rappela alors ses luttes de chaque jour contre les ennemis de la Révolution, ses efforts pour le triomphe de la cause de l'égalité, de la liberté et de la justice, à laquelle il avait attaché toutes ses affections. La persécution dont il était victime, il la faisait remonter surtout à l'époque où, en compagnie du citoyen qui présidait a cette heure la Convention nationale, il avait été triomphalement reconduit par le peuple de Paris, touchant et doux témoignage, dit-il, dont le souvenir me dédommage de tant d'amertumes ! Et cependant, poursuivait-il, si un citoyen devait être peu suspect d'aspirer à la dictature, n'était-ce pas celui qui, dans l'Assemblée constituante, s'était fait fermer le chemin des honneurs et de la puissance, qui avait fait décréter qu'aucun législateur ne pourrait être appelé au ministère ni accepter aucune place ou pension pendant quatre années à partir de l'expiration de son mandat ?

Ici de nouvelles interruptions l'arrêtèrent : l'un lui demandait une explication franche en quatre mots ; l'autre l'adjurait de dire simplement s'il avait aspiré à la dictature. Et les applaudissements d'un certain côté d'accueillir ces interruptions peu convenables, car Robespierre était dans la situation d'un accusé ! Lui, sans se laisser décourager, protestait de son intention de ne pas importuner souvent l'Assemblée ; mais, disait-il à ses collègues : Écoutez-moi du moins aujourd'hui, votre caractère et votre justice vous l'ordonnent. Les murmures et l'agitation ayant continué, il rappela la Convention nationale à sa propre dignité. Il ne suffisait pas d'entendre un accusé, il fallait l'entendre sans l'interrompre et sans l'outrager. Au reste, il ne se regardait pas, quant à lui, comme sérieusement inculpé, car cette prétendue dénonciation dont il était l'objet n'était, à ses yeux, que le résultat grossier de la plus lâche de toutes les intrigues. Interrompu ici encore, il trouva cette fois un appui inespéré dans un membre même de la Gironde : Ducos ne put s'empêcher de réclamer contre l'intolérance de ses amis. Il importe infiniment, dit-il, que Robespierre soit parfaitement libre dans la manière dont il expose sa justification. Je demande pour son intérêt, pour le nôtre surtout, qu'il soit entendu sans interruption.

Les écrivains hostiles à Robespierre n'ont pas manqué, comme ses interrupteurs, de lui reprocher d'avoir répondu à l'inculpation de Rebecqui par la longue énumération de ses services. C'est là en vérité un reproche bien singulier. Rebecqui n'était dans cette circonstance qu'un pur instrument ; derrière lui se tenaient les Brissot, les Guadet, les chefs du parti, prêts à donner eux-mêmes si la Convention consentait à prendre au sérieux l'accusation tombée de la bouche d'une sorte de comparse. Robespierre savait parfaitement cela. S'il se fût contenté de répondre par une dénégation méprisante, tous les journaux de la Gironde n'eussent pas manqué d'écrire qu'une négation n'était pas une preuve. Sa seule justification possible, je le maintiens, c'était d'opposer sa vie entière à la calomnie. C'était son devoir et son droit. Mais ce qu'on trouve tout naturel chez d'autres, on le blâme, on le condamne en lui. Pour mieux faire sentir la vérité de ce que j'avance, j'invoquerai un exemple tout récent. A l'expiration de l'avant-dernière législature, qu'ont fait les députés de l'opposition envoyés au Corps législatif par le département de la Seine ? Ils ont, dans un très-long exposé, retracé tous les actes de leur vie politique pendant la session écoulée, énuméré les services rendus par eux à la cause de la liberté. Dans quel but ? était-ce pour se défendre contre une imputation inique ? Nullement ; il s'agissait uniquement pour eux de solliciter de leurs électeurs un nouveau mandat. C'était un acte parfaitement légitime, et personne, je crois, n'a songé à les en blâmer. Comment donc a-t-on pu trouver mauvais dans Robespierre la chose la plus simple et la plus juste du monde ? Le consul romain, accusé d'actes illégaux, se contentait de répondre : Je jure que j'ai sauvé la patrie. Mais lui, Maximilien, tenait à se justifier jusqu'à l'évidence, à montrer toute la noirceur de la conduite de ses ennemis. Combien vraies ces paroles : La meilleure réponse à de vagues accusations est de prouver qu'on a toujours fait des actes contraires. Loin d'être ambitieux, j'ai toujours combattu les ambitieux. Ah ! si j'avais été homme à m'attacher à l'un de ces partis qui plus d'une fois tentèrent de me séduire, si j'avais transigé avec ma conscience, avec la cause du peuple, je serais à l'abri de toutes persécutions, j'aurais évité la haine de ces hommes redoutables par leur influence, j'aurais eu l'avantage d'allier avec la réputation de patriote toutes les douceurs, toutes les récompenses du patriotisme qui sait se prêter à des actes de complaisance ; et depuis un an que je combats contre quelques personnes, dont cependant je ne suspecterai point le patriotisme, on m'a présenté souvent le gage de la paix, j'en ai même accepté le baiser, mais j'ai gardé mon opinion qu'on voulait m'arracher. Allusion à une scène qui s'était passée aux Jacobins, entre lui et Brissot, lors de leurs débats sur la guerre, et qu'on n'a sans doute pas oubliée.

A Paris, où il avait soutenu tant de luttes, on n'avait pu, avons-nous dit, égarer l'opinion sur son compte ; mais il n'en était pas de même dans les départements où la vérité avait été odieusement défigurée par les papiers publics dont disposaient ses adversaires. Après avoir conjuré ses collègues, au nom des sentiments de fraternité qui devaient les animer, de dépouiller des préventions sinistres et de l'écouter avec impartialité, il esquissa à grands traits le tableau des calomnies dont il avait été l'objet ; et la calomnie, disait-il avec raison, est la plus redoutable des persécutions-. Montrant ensuite le vide des imputations dirigées contre lui, il reprit une, assertion tombée tout à l'heure de la bouche de Danton, et comme lui, se fit en quelque sorte accusateur à son tour. Lui aussi, il avait soupçonné qu'on voulait diviser la France en amas de républiques fédératives. Je ne sais, ajoutait-il, si ces indices sont fondés ; mais ils étaient nés de l'affectation même de ses adversaires à décrier les plus purs patriotes, à prétendre mensongèrement que la loi agraire avait été prêchée dans le sein de la commune de Paris, et à déclamer sans cesse contre la capitale. Avait-il jamais, quant à lui, conspiré contre la liberté de son pays ? Ah ! s'écria-t-il, est-ce accuser un citoyen que de lui dire : Vous aspirez à la dictature ? Quels sont vos faits, où sont vos preuves ? Ah ! vous n'avez rien dit, mais vous avez eu assez de confiance pour croire que ce mot lancé contre moi pourrait me rendre l'objet d'une persécution. Vous ne savez donc pas quelle est la force de la vérité, quel est l'ascendant de l'innocence, quand elles sont défendues avec un courage invincible ? Vous m'avez accusé, mais je ne vous en tiens pas quittes ; vous signerez votre accusation, vous la motiverez ; cette grande cause sera jugée aux yeux de la nation entière. Il faut savoir si nous sommes des traîtres, si nous avons des desseins contraires à la liberté, contraires aux droit du peuple, que nous n'avons jamais flatté ; car on ne flatte pas le peuple, on flatte bien les tyrans, mais la collection de vingt-cinq millions d'hommes, on ne la flatte pas plus que la Divinité[26].

L'unique réponse à faire a ces misérables inculpations, disait-il en terminant, était de décréter tout de suite les deux propositions de Danton : la peine de mort contre quiconque prétendrait à la dictature, et l'unité et l'indivisibilité de la République, au lieu de les renvoyer à des commissions comme l'avait demandé Buzot. L'union la plus forte entre toutes les parties du pays pouvait seule, selon lui, permettre à la France de se défendre contre ses ennemis avec autant d'énergie que de succès. C'est pourquoi il fallait sanctionner sans délai cette union par un décret, afin de parcourir ensuite d'un pas rapide la glorieuse carrière où le peuple avait appelé ses représentants. L'effet de ce discours fut très-grand, tant les accents de la vérité ont de puissance ! et les applaudissements qui accueillirent Robespierre, quand il eut terminé, lui prouvèrent qu'il n'avait pas parlé en vain[27].

 

V

A peine était-il descendu de la tribune que Barbaroux y montait, tenant un papier à la main. C'était un discours écrit, preuve bien manifeste que cette double attaque contre Maximilien était le résultat d'un plan préconçu, d'un véritable complot.

Le jeune député de Marseille avait été jadis le fervent admirateur de l'homme à la face duquel il venait aujourd'hui, sur les plus ridicules indices, jeter l'accusation la plus grave ; il avait même été fanatique de Marat ; comment donc aujourd'hui servait-il si complaisamment les rancunes d'un parti qui, avant le succès, ne s'était guère montré partisan de cette insurrection du 10 août dont lui, Barbaroux, se posait volontiers comme un des héros ? Quoi ! sur une simple lettre adressée à la société de Marseille, il se serait figuré Robespierre roulant dans sa tête des projets de dictature ! Quoi ! il aurait tout à coup ajouté foi aux calomnies des feuilles girondines, calomnies qu'il avait dédaignées pendant six mois ! Non, il faut chercher ailleurs le secret de la conversion du jeune et beau Marseillais. Barbaroux ne se vendit point, je ne le crois pas du moins[28], seulement il ne sut résister ni aux avances ni aux caresses du pouvoir.

Dès le lendemain de la chute de la royauté, Roland lui avait offert une place de secrétaire principal dans ses bureaux[29]. C'était une position fort avantageuse, paraît-il, mais Barbaroux visait plus haut : il ambitionnait d'être représentant du peuple ; il courut donc à Marseille où, en effet, il fut nommé député à la Convention. A son retour, on lui fit plus de fête encore, car il jouissait alors d'une influence plus considérable. Le prestige du pouvoir, les séductions de la puissance, les sourires de madame Roland, achevèrent de le jeter tout à fait dans les bras de la Gironde. Que pouvaient offrir en compensation le rigorisme de l'Ami du peuple et l'austérité de Robespierre à cette nature un peu trop sensible peut-être à l'amour du plaisir[30] ?

Barbaroux de Marseille, dit-il, se présente pour signer la dénonciation faite par le citoyen Rebecqui contre Robespierre. A ce début emphatique, on s'attendait à des révélations accablantes. Déjà les ennemis de Maximilien souriaient d'aise ; mais quel ne fut pas leur désenchantement quand on connut la puérilité des moyens de son accusateur ! Nous avons déjà rapporté cette étrange dénonciation de Barbaroux. Un jour Panis, prétendait-il, avait désigné Robespierre comme l'homme vertueux qui devait être le dictateur de la France. Et c'était tout. Puis après avoir répété les éternelles déclamations de ses amis contre la commune, et engagé la Convention à s'entourer d'une garde départementale, il annonça l'arrivée de huit cents Marseillais choisis parmi des hommes indépendants de tous besoins, parmi des fils de famille. Comme cela était habile et devait plaire aux patriotes qui, en détruisant la monarchie, avaient cru affirmer le règne de la liberté et de l'égalité !

De même que la claque au théâtre redouble d'efforts pour assurer le succès d'une mauvaise pièce, de même les Girondins accueillirent par des applaudissements extraordinaires le discours de Barbaroux, et en demandèrent l'impression. C'est Robespierre lui-même qui le constate[31]. Cependant, comme assailli d'un remords, Barbaroux, avant de terminer, avait prononcé ces paroles : Quant à l'accusation que j'ai faite en commençant, je déclare que j'aimais Robespierre, que je l'estimais ; qu'il reconnaisse sa faute, et je renonce à poursuivre mon accusation. Ô dérision ! Il aimait Robespierre, il l'estimait ; et il avait cessé tout à coup de l'aimer et de l'estimer, uniquement parce que Panis le lui aurait présenté comme l'homme vertueux qui devait être le dictateur de la France. En admettant même que ces paroles eussent été prononcées, en quoi Robespierre pouvait-il en être responsable ? et de quelle faute avait-il à se disculper ?

Mais était-il vrai que Panis, homme grave, eût tenu un pareil langage à un jeune homme étourdi et léger qu'il n'avait rencontré que deux fois ? Nous avons dit déjà l'éclatant démenti opposé par lui à Barbaroux. Ne sachant ce qu'il devait admirer le plus de la lâcheté, ou de l'invraisemblance, ou de la fausseté de sa délation, il lui demanda où étaient ses preuves, ses témoins ? Moi, s'écria Rebecqui, en se frappant la poitrine des deux mains[32]. — Il est assez étrange, répondit Panis, comme dans la même affaire vous vous servez tour à tour de témoin l'un à l'autre. — Or, il parait à peu près certain qu'à l'époque où Barbaroux aurait reçu la confidence de Panis, Rebecqui n'était même pas à Paris. C'est d'ailleurs ce qui résulte catégoriquement de la forme de sa dénonciation : Le parti dont l'intention est d'établir la dictature, c'est le parti de Robespierre ; VOILA CE QUE LA NOTORIÉTÉ PUBLIQUE NOUS A APPRIS À MARSEILLE[33]. C'est pourquoi Camille Desmoulins appelait, non sans quelque raison, Barbaroux et Rebecqui deux faux témoins subornés par Roland[34]. Barbaroux, nous l'avons dit, ne trouva pas un mot à répliquer au démenti si net, si formel et si démonstratif de Panis[35] ; il se tint coi dans son coin, buvant sa honte. Robespierre ne daigna même pas lui répondre, il se contenta d'écrire de lui : J'aime assez Barbaroux : il ment avec une noble fierté[36]. Quant aux Girondins, n'osant, ce jour-là, soutenir plus longtemps une imposture dont ils étaient complices, ils profitèrent de l'occasion que leur fournit Marat de détourner la question, et tournèrent toutes leurs fureurs contre l'Ami du peuple.

Non, jamais on ne poussa l'intolérance aussi loin que ces Girondins. Du moment où l'on n'était pas avec eux, où l'on n'entrait point dans leurs vues étroites, où l'on n'épousait ni leurs querelles ni leurs ressentiments, où l'on ne s'inclinait pas devant la toute-puissance qu'ils exerçaient alors, on était un mauvais citoyen, un partisan de la dictature. Chacun sait quelle éclatante leçon de modération et de dignité ils reçurent de Marat dans cette mémorable séance du 25 septembre 1792. Revendiquant comme sienne cette idée de dictature, — le meilleur moyen, selon lui, d'écraser les traîtres et les conspirateurs, — il monta a la tribune et dit en propres termes, au sujet de la députation de Paris : Je dois à la justice de déclarer que mes collègues, nommément Robespierre, Danton, ainsi que tous les autres, ont constamment repoussé l'idée du dictatoriat que j'ai publiée dans mes écrits ; que j'ai même eu à ce sujet a rompre plusieurs lances avec eux[37]. Nous verrons tout à l'heure ce que pensait Robespierre de la dictature au moment où il était si bêtement accusé d'y aspirer.

Après Marat parut Vergniaud. De tous les hommes marquants de la Gironde, Vergniaud est le seul sur lequel madame Roland ait exprimé une opinion un peu désavantageuse. Je n'aime point Vergniaud, a-t-elle écrit, je lui trouve l'égoïsme de la philosophie. Quel dommage qu'un talent tel que le sien n'ait pas été employé avec l'ardeur d'une âme dévorée de l'amour du bien public ![38] La plupart des historiens se sont bien gardés d'imiter madame Roland, si indulgente d'ordinaire pour ses amis, et, par une sorte de commun accord, ils ont porté aux nues l'éloquent amant de mademoiselle Candeille. Et cependant quel sincère partisan de la Révolution ne dut être véritablement contristé en l'entendant se plaindre du malheur d'être obligé de remplacer à la tribune un homme chargé de décrets de prise de corps qu'il n'a point purgés ! Des murmures improbateurs accueillirent cet étrange début, et les amis de l'orateur se turent, par pudeur sans doute. Quoi ! ces longues persécutions prodiguées par la monarchie déchue au soupçonneux Ami du peuple, et qui, hélas ! avaient tant contribué à aigrir son âme, les républicains de la Gironde les lui imputaient à crime ! C'était là, certes, le comble de la déraison ou de la mauvaise foi ; et si, en dehors des souffrances éprouvées pour la cause populaire, quelque chose était capable d'intéresser à la personne de Marat, c'était bien la maladresse de Vergniaud. Aussi quand, à cet inconcevable reproche, l'Ami du peuple se fut écrié : Je m'en fais gloire ! l'avocat girondin ne trouva pas un mot à répondre.

Vergniaud, continuant, eut l'air d'être tout peiné de cette affligeante discussion, ce qui était d'une insigne hypocrisie, puisqu'elle avait été uniquement provoquée par ses amis, et qu'à son tour il venait y jeter sa part de venin. Avec une déloyauté surprenante et comme s'il eût obéi à un mot d'ordre, il tenta de rattacher une regrettable circulaire émanée des membres du comité de surveillance de la commune, après les journées de Septembre, au discours prononcé par Robespierre au sein du conseil général, dans la nuit du 2 au 3 septembre. Dans ce discours, on se le rappelle sans doute, Robespierre, après Billaud-Varenne et après bien d'autres, avait accusé deux ou trois hommes appartenant à la faction girondine de conspirer en faveur du duc de Brunswick. On se rappelle aussi sur quoi était fondée cette accusation : Carra, dont le journal les Annales patriotiques était inféodé à Brissot, avait en quelque sorte proposé pour roi, aux Jacobins et dans sa feuille, le duc d'York d'abord, puis le propre généralissime des armées coalisées contre la France. Mais il était de l'intérêt de Brissot de compromettre dans sa querelle contre Robespierre le plus grand nombre possible de ses collègues. Poussé par lui, et sur de faux renseignements fournis par l'impudent Louvet, Vergniaud reprocha à Robespierre, contre lequel, dit-il, il n'avait jamais prononcé que des paroles d'estime, d'avoir dénoncé, comme auteurs du complot, lui Vergniaud, La Source, Ducos, Guadet, Brissot, Condorcet et plusieurs autres membres de l'Assemblée législative. A ces mots, Robespierre se leva indigné et cria à l'orateur : Cela est faux !Comme je parle sans amertume, reprit Vergniaud, je me féliciterai d'une dénégation qui me prouvera que Robespierre aussi a pu être calomnié[39].

Il est évident que le futur est employé ici dans le sens affirmatif et non point conditionnel. Impossible, en effet, d'entendre une dénégation plus catégorique et plus énergiquement exprimée que celle tombée de la bouche de Robespierre. Et ce qui prouve clairement que Vergniaud lui-même le comprit bien ainsi, c'est que, laissant de côté le discours de Robespierre, sans même achever sa pensée, il revint tout de suite à la fameuse circulaire de Marat, dont il s'occupa exclusivement. Cependant un historien de nos jours, grand metteur en scène, mais trop souvent au détriment de la vérité historique, imagine qu'après cette phrase Vergniaud attendit[40]. Or il n'eut rien à attendre comme on vient de le voir, puisque ce fut après le démenti formel de Robespierre qu'il se félicita d'une dénégation qui lui prouvait que son adversaire avait pu, lui aussi, être calomnié.

La lutte, durant cette séance, continua entre la Gironde et Marat. L'Ami du peuple, triomphant sans peine de ses adversaires, échappa cette fois au décret d'accusation dont déjà ils songeaient à le frapper. Quant à Robespierre, contre lequel, en cette journée, la rage des Girondins s'était épuisée impuissante, ils ne le tiendront pas quitte : ils vont travailler dans l'ombre à battre en brèche cette réputation colossale, jusqu'au jour où, croyant le terrain tout à fait miné sous ses pas, ils le prendront de nouveau corps à corps à la Convention et tenteront de le renverser.

 

VI

Les lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants parurent précisément au lendemain des misérables sorties de Rebecqui et de Barbaroux. Rendre compte à ses concitoyens de ses principes, de sa conduite et de la situation des affaires publiques semblait à Robespierre un de ses premiers devoirs comme représentant du peuple. Au milieu de tous les papiers dont étaient inondés les quatre-vingt-trois départements, et où les bons citoyens ne trouvaient que la passion, l'esprit de parti, d'éternelles flagorneries pour les idoles qu'on voulait accréditer et des calomnies intarissables contre tous les patriotes que l'on haïssait ou que l'on redoutait, il offrait son journal à ses concitoyens comme le contrepoison de tant d'impostures périodiques. Nous avons dit déjà quelle énorme différence existe, pour la modération, la dignité, l'impartialité du compte rendu des opérations de la Convention nationale, entre son journal et les feuilles girondines, lesquelles sont toutes autant de pamphlets quotidiens ; c'est chose d'ailleurs dont le lecteur pourra aisément se convaincre par lui-même.

Son premier article roula tout entier sur les principes qui devaient inspirer la Convention dans l'examen du pacte social dont la sanction serait soumise au peuple. La royauté est anéantie, disait Robespierre ; la noblesse et le clergé ont disparu, et le règne de l'égalité commence. Ces grandes conquêtes sont le prix de votre courage et de vos sacrifices, l'ouvrage des vertus et des vices, des lumières et de l'ignorance de vos premiers représentants, le résultat des crimes et de l'impéritie de vos tyrans. Les rois de l'Europe tournent contre vous leurs armes sacrilèges, mais ce n'est que pour vous préparer de nouveaux triomphes. Déjà ils expient cet attentat par de honteux revers, et si vos chefs savent tirer parti de votre puissance et de votre enthousiasme, il est impossible à l'imagination même de mesurer l'étendue de la glorieuse carrière que le génie de l'humanité ouvre devant vous. Protégés par la force de vos armes, environnés de vos vœux et de votre confiance, vos nouveaux représentants peuvent vous donner, à loisir, le plus heureux de tous les gouvernements ; et cet ouvrage ne peut être ni long ni difficile. Il ne prévoyait pas les orages et les tempêtes que les menées de la Gironde, jointes aux intrigues de tous les ennemis de la Révolution, étaient destinées à susciter au sein de la Convention.

Que restait-il à faire aux nouveaux architectes ? Perfectionner, d'après des principes reconnus, l'œuvre de leurs devanciers. On voit déjà par là combien sont dans l'erreur ceux qui, hypocritement du reste la plupart du temps, établissent une si grande différence entre les principes de 1789 et les principes de 1793. La première Assemblée, dans sa constitution, s'était, sur trop de points, écartée des principes proclamés dans sa Déclaration des droits ; il fallait y revenir ; c'était là l'essentiel. Quant aux mots de république ou de monarchie, c'était une question secondaire. Aux yeux de Robespierre, le nom de république ne suffisait pas à affermir l'empire de cette liberté, non moins difficile à conserver qu'à conquérir. — Qui de nous, ajoutait-il, voudrait descendre de la hauteur des principes éternels que nous avons proclamés, au gouvernement de la république de Berne, par exemple, de celle de Venise ou de Hollande ?... Ce n'est point assez d'avoir renversé le trône, ce qui nous importe, c'est d'élever sur ses débris la sainte Égalité et les droits imprescriptibles de l'homme. Ce n'est point un vain mot qui constitue une république, c'est le caractère des citoyens. L'âme de la république, c'est la vertu, c'est-à-dire l'amour de la patrie, le dévouement magnanime qui confond tous les intérêts privés dans l'intérêt général. Les ennemis de la république, ce sont les lâches égoïstes, ce sont les hommes ambitieux et corrompus.

Sans faire directement allusion aux attaques insensées dont il était l'objet, sans nommer aucun de ses adversaires, il dépeignait de la façon la plus saisissante les divisions nées au sein du parti révolutionnaire : puis il établissait parfaitement la distinction capitale existant entre les patriotes qui, semblables à ces Constitutionnels qu'on avait vus ne songer qu'à élever leur fortune sur les ruines de la noblesse et de la royauté abattue, voulaient aujourd'hui constituer la République pour eux-mêmes, et les patriotes de bonne foi qui cherchaient avant tout dans la Révolution la liberté de leur pays et le bonheur de l'humanité. Les intrigants, ajoutait-il, déclareront à ceux-ci une guerre plus cruelle que la cour et l'aristocratie elles-mêmes. Ils chercheront à les perdre par les mêmes manœuvres et les mêmes calomnies, d'autant plus redoutables qu'ils voudront s'emparer de toutes les places et de toute l'autorité du gouvernement. Paroles trop vraies ! que les lecteurs impartiaux ne pouvaient manquer d'appliquer aux hommes passionnés de la Gironde.

Quel était maintenant, à ses yeux, l'idéal du véritable gouvernement républicain ? c'était de maintenir parmi les hommes les droits naturels et imprescriptibles, la liberté et l'égalité. Et comment atteindre ce but ? En protégeant le faible contre le fort. Or, comme le gouvernement, établi pour assurer la liberté et le bonheur public, était en général investi d'une grande force, et pouvait, en en abusant, devenir le plus terrible de tous les instruments d'oppression, il fallait, par de bonnes lois constitutives, défendre la liberté contre les usurpations possibles du gouvernement. Et telle était l'invincible horreur de Robespierre pour le despotisme, que lui, qui cependant ne comprenait pas la liberté sans l'ordre, ne craignait pas d'écrire : La maladie mortelle du corps politique, ce n'est point l'anarchie, mais la tyrannie. Le problème à résoudre était de donner au gouvernement l'énergie nécessaire pour soumettre tous les individus à l'empire de la volonté générale, et l'empêcher d'en abuser. Cette solution, disait avec raison Robespierre, serait peut-être le chef-d'œuvre de la raison humaine. Traçant ensuite, en s'inspirant du plus éloquent de nos philosophes, le portrait du véritable législateur, il exigeait de lui, entre autres qualités, l'horreur de la tyrannie et l'amour de l'humanité. Il le voulait inexorable pour le crime armé du pouvoir, indulgent pour l'erreur, compatissant pour la misère, tendre et respectueux pour le peuple, et foulant aux pieds la vanité, l'envie, l'ambition et toutes les faiblesses des petites âmes. Que n'avait-on pas à faire afin de corriger la mauvaise éducation reçue sous le despotisme, où, depuis le premier jusqu'au dernier degré de l'échelle sociale, le partage de chacun était de mépriser et d'être méprisé, de dominer et de ramper tour à tour ! Dans les moments de crise de la Révolution, on parlait bien avec respect de la portion indigente et laborieuse de la société ; mais, aussitôt le calme reparu, comme on la dédaignait, comme on se défiait d'elle ! comme avec art on flétrissait ses défenseurs des noms magiques de factieux et de brigands ! Ah ! — il le sentait bien, l'austère vérité, l'énergie républicaine effarouchaient encore notre pusillanimité.

A la Convention nationale était réservée la gloire de reconstruire le temple de la liberté. Tout disposé à croire à la pureté de la majorité de ses membres, il engageait ses collègues à se prémunir contre les séductions de l'intrigue et de la calomnie, en se ralliant constamment aux principes. Il leur conseillait surtout, et c'était la conclusion de son article, de veiller attentivement à ce que les droits des citoyens et la souveraineté du peuple fussent garantis contre le gouvernement qu'ils allaient établir, se proposant d'ailleurs de présenter, dans une autre lettre, ses idées sur les moyens de concilier avec la force nécessaire au gouvernement pour soumettre les citoyens au joug de la loi, la force nécessaire au peuple pour conserver la liberté[41]. On voit quelles appréhensions lui causait toute pensée de dictature, et avec quel soin, par quelles précautions il s'attachait à préserver son pays de ce fléau.

 

VII

Les déclamations continuelles de la Gironde contre la députation de Paris ne pouvaient manquer d'exciter, au club des Jacobins, une émotion singulière et de formidables récriminations. Dans la séance du dimanche 7 octobre, Robespierre jeune monta à la tribune pour inviter la société à s'occuper de la guerre intérieure qui venait de s'allumer au sein de la Convention, et à éclairer les quatre-vingt-trois départements trompés par les mille voix de la calomnie.

On sait déjà quel attachement unissait Robespierre jeune à son frère, et l'on n'a pas oublié sans doute les lettres pleines de tendresse indignée et d'inquiétude qu'il lui écrivait d'Arras lors de ses démêlés avec Beaumetz, du temps de la Constituante.

Plus jeune que son frère de quatre années, Augustin-Bon-Joseph avait été élevé comme lui au collège de Louis-le-Grand, où il avait eu la survivance de sa bourse[42]. Il y avait fait de bonnes études, mais moins brillantes que celles de Maximilien. Il était grand, bien fait, d'une figure pleine de noblesse et de beauté, nous dit sa sœur[43]. D'un caractère ardent, intrépide, chevaleresque, il eût fait un excellent militaire, et nous le verrons plus tard, payant de sa personne dans les plus terribles mêlées, entraîner, par son exemple, les bataillons de la République à la victoire. Mais comment songer à embrasser la profession des armes à une époque où les grades appartenaient presque exclusivement aux privilégiés de la naissance ? Il se décida donc à suivre, comme son frère, la carrière du barreau. Son cœur, nous dit encore sa sœur, était taillé sur celui de Maximilien[44]. Toute injustice le révoltait ; il était d'une grande bonté ; dans sa famille et parmi ses amis, on le désignait généralement sous le nom de Bon bon. D'avance il avait en lui, comme son aîné, les principes de la Révolution ; et, dès le premier jour, il se fit le soldat dévoué de cette noble cause. Jamais frères ne furent plus étroitement unis de sentiments ; et c'est chose rare, à coup sûr, qu'une telle communauté de pensées et d'opinions. Augustin avait d'ailleurs pour Maximilien un véritable culte. Rien de touchant comme les craintes continuelles que lui inspire l'acharnement des ennemis de ce frère bien-aimé, et l'on chercherait en vain un plus sublime exemple de dévouement que celui par. lequel Augustin Robespierre a terminé sa courte vie. Président de la société des Amis de la Constitution d'Arras lors de la plantation de l'arbre de la liberté dans cette ville, le 29 avril 1792, il disait : Gardons-nous d'élaguer cet arbre immortel ; souvenons-nous qu'il ne naît point de branches parasites, que tout est fruit sur l'arbre de la liberté. N'oublions pas, ô mes con- citoyens, que sa conservation ou sa chute dépend de nous. Obéissons aux lois, pratiquons les vertus d'un peuple libre ; que le désintéressement remplace la cupidité, que les honneurs ne soient plus le partage de la richesse, mais qu'ils deviennent la juste récompense de la probité et des talents. Que toutes nos démarches n'aient qu'un seul but, les progrès de la Révolution ; que notre union invincible ne laisse point altérer les droits de l'homme et du citoyen ; qu'elle maintienne la tranquillité et la paix, seuls garants de la liberté. N'entendons point cependant la paix et la tranquillité des esclaves, ce calme affreux qui précède les fléaux les plus terribles[45]. N'était-ce pas bien là l'écho fidèle des pensées de son frère ? Dès le mois de mars 1791, ses concitoyens l'avaient nommé administrateur du département du Pas-de-Calais, et, après la journée du 10 août, il avait été appelé aux fonctions de procureur syndic. Il venait d'être installé en cette qualité quand les électeurs de Paris le choisirent pour député à la Convention. Le 25 septembre seulement il fit ses adieux au département, et quitta sa ville natale qu'il ne devait plus revoir non plus. Il était accompagné de sa sœur Charlotte. Accueillis l'un et l'autre comme de véritables parents par la famille Duplay, ils s'installèrent dans un appartement situé au premier étage du corps de bâtiment donnant sur la rue Saint-Honoré[46].

Augustin n'assista donc pas à l'ouverture de la Convention, et ne fut pas témoin des premières attaques dirigées par les Girondins contre son frère. Son cœur fut douloureusement affecté quand il connut l'espèce de persécution dont Maximilien était l'objet ; c'est pourquoi il crut devoir inviter les Jacobins à intervenir dans la querelle si maladroitement et si injustement soulevée par la Gironde. Combien il était dans le vrai en disant qu'il n'y aurait plus ni agitations ni agitateurs lorsque la Convention s'occuperait uniquement du salut de l'État[47] ! Mais la passion du bien public, chez les Girondins, était dominée, on l'a trop vu déjà, par les haines et les rancunes particulières.

Après lui, le vieux Dusaulx monta à la tribune. Également lié avec la Gironde et avec Robespierre, c'était lui, on s'en souvient sans doute, qui avait opéré un rapprochement entre Brissot et Maximilien dans le déchirement occasionné par les grandes discussions sur la guerre, discussions envenimées par l'irritable Brissot, lequel ne pardonna point à Robespierre de ne lui avoir pas fait le sacrifice de son opinion. Dusaulx vengea la députation de Paris des calomnies sans cesse répandues contre elle par les organes de la Gironde, et conclut à ce que la société passât à l'ordre du jour[48]. Mais cet ordre du jour, il fallait, selon Maximilien Robespierre, le motiver sur le mépris des imputations mensongères dirigées contre les représentants de la capitale. La société consultée le fonda sur l'estime qu'elle éprouvait pour ceux-ci, ce qui revenait à peu près au même.

Il eût été étrange, en vérité, que les calomniateurs en fussent quittes à si bon marché. Dans la séance du 9 octobre, un habitant du département de l'Allier vint rendre compte de ce qui se passait dans son département. Là, sur la foi des journaux girondins, le Patriote français, la Chronique de Paris, dont le pays était inondé, on croyait bonnement que la révolution du 10 août était due à Brissot, à Guadet, à la faction de la Gironde. Pour confondre l'erreur, répondit Desfieux, il suffit d'envoyer les discours de Vergniaud et de Brissot sur la déchéance. Les Girondins, ajoutait ce membre ardent de la société, ressemblaient terriblement à la faction des Barnave et des Lameth ; ils voulaient accaparer le ministère de la République comme jadis les Constitutionnels, le ministère de la monarchie[49]. Et cela était rigoureusement exact.

Le lendemain, Brissot fut pris directement à partie. Gravement inculpé au sein de la société, une quinzaine de jours auparavant, à cause des calomnies auxquelles sa feuille servait de véhicule, il avait été invité à venir se justifier ; invitation à laquelle il avait promis de se rendre dès que la Convention lui laisserait une soirée libre. Mais depuis quelque temps la Convention n'avait pas de séance le soir, et on ne l'avait pas vu. Sans nul doute il se sentait fort embarrassé pour expliquer en face de toute une assemblée les diatribes journalières insérées dans sa feuille. En conséquence, La Faye proposa à la société de prononcer sur-le-champ sa radiation. Cette demande inopinée souleva une assez vive discussion. Quelques membres demandèrent qu'un délai lui fût accordé pour justifier les inculpations qu'il ne cessait de répandre contre plusieurs de ses collègues de la Convention ; mais la société, après avoir entendu Legendre d'abord, puis Collot d'Herbois, qui montra, avec raison, Brissot s'ingéniant à travestir les idées et le caractère de ceux qui ne pensaient pas comme lui, arrêta, presque à l'unanimité, que Jean-Pierre Brissot serait rayé du tableau de ses membres[50]. Robespierre était complètement étranger à cette mesure ; cependant, ce sera contre lui que se tourneront toutes les fureurs de la Gironde.

 

VIII

Le rapport lu par Buzot à la Convention nationale sur la nécessité d'environner la Convention nationale d'une garde recrutée dans les départements, n'était pas de nature à calmer l'irritation des patriotes contre les Girondins. Et de fait, quand on examine de sang-froid toutes ces choses, on se demande OLI, en vérité, ces gens-là avaient la tête. Comment ! du temps de l'Assemblée législative ils avaient détruit la maison militaire du roi, et maintenant qu'ils occupaient toutes les avenues du pouvoir, maintenant qu'ils disposaient de toutes les places à la nomination du gouvernement, ils voulaient mettre la Convention, dont ils se croyaient les maîtres, sous la protection d'une sorte de garde prétorienne ! Jamais une idée aussi baroque n'était entrée dans la cervelle de leurs devanciers. L'Assemblée constituante, l'Assemblée législative, s'étaient crues parfaitement en sûreté au milieu de la population parisienne ; mais eux, qui accusaient leurs adversaires d'aspirer à la dictature, ils ne reculaient devant rien pour assurer leur domination. Ah ! Couthon les connaissait bien quand le 12 octobre, aux Jacobins, il les dépeignait comme des gens fins, subtils, intrigants, extrêmement ambitieux, voulant la république parce que l'opinion s'était expliquée à cet égard, mais voulant surtout la liberté pour eux, et tenant principalement à se perpétuer dans le gouvernement et à avoir à leur disposition les places, les emplois et les trésors de la République[51].

Cette idée d'entourer la Convention d'une garde particulière parut à Maximilien si bizarre par son objet, et en même temps si importante par ses conséquences possibles, qu'il y crut attachées les vues les plus profondes, les plus dangereuses à la liberté. Et si extraordinaire était également cette institution aux yeux d'un certain nombre de membres de l'Assemblée, tout dévoués pourtant à la Gironde, que la commission chargée de présenter un rapport sur cet objet, et dans laquelle, suivant la remarque de Robespierre, on avait fait entrer les détracteurs les plus infatigables de la ville de Paris, se divisa : la moitié de ses membres se prononça contre cette force armée d'un nouveau genre. Mais trois députés, entièrement acquis à Roland, ayant été adjoints à la commission par le président — c'était Pétion, déjà fervent Girondin, — un rapport favorable fut bientôt prêt, et Buzot se chargea de le soutenir. C'était, disait ce dernier, le droit des départements de concourir à la conservation de ce qui leur appartenait, comme s'il était bien habile et bien juste en même temps de désigner aux soupçons de la France la ville de Paris, laquelle n'avait jamais été plus paisible d'ailleurs que depuis l'ouverture de la Convention. Les esprits s'émurent dans la capitale. Citoyens ! prenez-y garde, s'écria le rédacteur d'un journal populaire, cette mesure projetée nous menace du despotisme le plus affreux. Une maison militaire autour des législateurs ! Ils abolissaient celle du ci-devant roi, ils en veulent une pour eux ![52]

Toute occasion était bonne à certains Girondins ardents pour vociférer contre Paris. Un arrêté de la section de Marseille, au sujet de la nécessité qu'il y aurait à maintenir dans les élections le système du scrutin à haute voix et par appel nominal, arrêté dénoncé à la Convention dans sa séance du 12 octobre, fut le prétexte dont se servit Buzot pour renchérir sur son dernier rapport. Eh bien ! s'écria-t-il, puisqu'il n'y a plus d'obéissance que dans les quatre-vingt-trois départements, il vous est donc prouvé que vous devez les avoir ici[53]. Et il annonçait que déjà, de divers départements, des bataillons étaient en marche sur la capitale. Ah ! quand Buzot traitait les Parisiens de factieux, est-ce qu'il ne tenait pas précisément le même langage que les émigrés de Coblentz, que Brunswick et tous les aristocrates ? Les Révolutions de Paris ne manquèrent pas d'établir le rapprochement. Ce langage n'est-il pas celui d'un véritable factieux ?... Et vous, Robespierre, Marat, Danton, Robert, où étiez-vous quand Buzot s'exprima ainsi ?[54] Les plus fermes appuis de la faction girondine furent eux-mêmes consternés de la maladresse de Buzot dont l'emphase ridicule faisait dire à Robespierre : Buzot a une manière espagnole très-imposante[55]. Condorcet, en rendant compte de la séance du 12, ne put s'empêcher d'écrire : M. Buzot a cru trouver l'occasion favorable pour ramener son projet de loi sur la force armée, attendu, disait-il assez inconsidérément, qu'il n'y a plus de respect pour les lois que dans les départements[56].

L'étrange attitude de la Convention nationale dans ces premières séances semblait avoir découragé Robespierre ; le dégoût où le plongeaient les continuelles déclamations et les petits manèges de ses adversaires le tenait éloigné de la tribune. Cependant il ne crut pas devoir rester étranger à la vive discussion soulevée au club des Jacobins par le rapport de Buzot, et à laquelle prirent part, presque exclusivement, des membres de la Convention. Ce débat eut lieu à la séance du lundi 15 octobre. Plusieurs députés avaient déjà combattu le projet de loi en vertu duquel la Convention se serait trouvée dotée d'une garde départementale de près de cinq mille hommes, quand Robespierre prit la parole. A ses yeux, la force publique, comme la volonté générale, devait être une et avoir pour objet unique de maintenir l'exécution des lois en protégeant les personnes et les droits de tous les citoyens. Toute force particulière, affectée à un homme ou à une assemblée, n'étant plus dirigée par la volonté générale, lui paraissait un monstre dans l'ordre social ; car au lieu d'être un moyen de protection universelle pour la société, elle devenait un privilège inique, un instrument de violence et de tyrannie. Si même, sous la monarchie, des hommes éclairés avaient considéré comme une absurdité la garde dont s'entouraient les rois, de quel œil les patriotes verraient-ils les mandataires du peuple se donner une sorte de maison militaire commandée par un nouveau capitaine des gardes ? Avaient-ils la confiance du peuple ? pourquoi alors ces précautions injurieuses contre lui ? Et s'ils l'avaient perdue, prétendaient-ils opprimer leurs commettants ? Par quelle fatalité une Assemblée, qui avait commencé avec le règne de la République, entourée de l'estime universelle, négligeait-elle les grands intérêts dont elle était chargée pour s'occuper de cette garde particulière dont s'étaient si bien passées les deux précédentes Assemblées ! N'y avait-il point là-dessous quelques motifs secrets et extraordinaires ?

Assurément ce n'était pas la crainte de dangers imaginaires courus par la Convention au milieu de cette cité qui avait été à la fois le berceau, le foyer et le boulevard de la Révolution, au sein de ce peuple qui, malgré leurs erreurs et leurs trahisons, avait respecté les deux premières législatures ; les fondateurs de la République n'avaient rien à redouter dans une ville où la liberté venait de remporter son dernier triomphe sur la tyrannie. Où étaient les factions conjurées contre la représentation nationale ? Les ennemis de la liberté étaient-ils plus forts à présent qu'avant la chute de la monarchie ? Quant à lui, il n'hésitait pas à le dire, l'insurrection même la plus légitime perdrait aujourd'hui l'État et la liberté, et il avait la conviction que le peuple français supporterait patiemment les erreurs de ses mandataires plutôt que de compromettre les destinées de la République par d'injustifiables révoltes.

Quelles étaient donc les raisons invoquées par le rapporteur ? La nation entière, disait-on, devait être appelée à couvrir de son égide ses représentants ; la force armée venue des départements était un lien moral que l'on ne pouvait méconnaître sans exposer l'unité, la force et la paix intérieure de l'État. Plaisant argument, répliquait Robespierre, comme si le véritable lien de l'unité de la République n'était pas dans le système bien combiné des lois constitutionnelles. Mais comment, ajoutait-il, veut-on nous faire voir la consolidation de l'unité politique dans un projet qui tend évidemment à l'altérer ? Eh ! qu'y a-t-il donc de plus naturellement lié aux idées fédératives que ce système d'opposer sans cesse Paris aux départements, de donner à chaque département une représentation armée particulière ; enfin, de tracer de nouvelles lignes de démarcation entre les diverses sections de la République dans les choses les plus indifférentes et sous les plus frivoles prétextes ? Alors, faisant allusion aux paroles insensées prononcées par Buzot au sein de la Convention, à ces menaces dont la capitale était l'objet, à ce tocsin sonné contre Paris dans les quatre-vingt-deux autres départements, Robespierre se demandait quel était le but véritable où tendaient les auteurs du projet de loi. Allait-on voir se renouveler ces actes arbitraires contre la liberté individuelle si fréquents du temps de La Fayette ? Car il n'y avait pas à en douter, cette garde, infestée de l'esprit de réaction, ouvrirait ses rangs à une foule de royalistes devenus républicains pour le quart d'heure. Et l'on osait la présenter comme un bienfait pour Paris, tout en attisant les jalousies et les haines ! Mais le motif caché de cette institution, Robespierre le découvrait dans un coin du rapport de Buzot. Elle était réclamée comme une nécessité pour contenir les citoyens de Paris dont on redoutait l'influence sur les représentants du peuple, comme si les Français de Paris étaient d'une autre nature que ceux des autres parties de la France, comme si au contraire Paris n'était pas le grand foyer où venaient se fondre en quelque sorte les citoyens épars de la commune patrie. Ah ! ce qu'on n'avouait pas, mais ce qu'on reprochait au fond à la capitale, disait Robespierre en terminant, c'était d'être un centre d0 lumière et d'énergie où l'esprit public ne pouvait être aussi facilement corrompu que dans les petites sections dont se composait l'universalité de la République, où l'intrigue avait moins de prise sur les esprits, parce qu'ils étaient plus éclairés, La nation française vous regarde, ajoutait-il en s'adressant à la Convention ; l'Europe vous observe, et elle vous voit délibérer sur les moyens de vous garder contre le peuple qui vous entoure ; le dirai-je ? elle vous voit depuis trop longtemps servir à votre insu de petites passions qui ne doivent jamais approcher de vous. Il concluait donc en engageant vivement ses collègues à déclarer qu'il n'y avait pas lieu de délibérer sur le projet proposé[57].

Ce malencontreux projet de loi sur la garde départementale, né à la table de Roland, si chaleureusement soutenu par Buzot, l'ami du mari et l'amant de la femme, au moins par le cœur, projet auquel tenaient tant les Girondins, comme si à sa réalisation eût été attachée la durée de leur domination, était encore destiné à susciter bien des orages. Commissaires des sections de Paris, députation du faubourg Saint-Antoine, députations de fédérés, adresses des départements, se succédèrent au sein de la Convention, les uns réclamant impérieusement le rapport de la loi, les autres, dans un langage non moins vif, en demandant le maintien. Mais tout cela n'est pas de notre sujet ; le temps nous presse, l'espace nous est mesuré, nous ne pouvons nous arrêter en chemin. Disons seulement que le discours de Robespierre, si logique, hélas ! et si sensé, fut un nouveau crime aux yeux de la Gironde.

 

IX

La veille même 14 octobre, s'était passée aux Jacobins une petite scène qui vaut la peine d'être racontée. Dumouriez était inopinément venu jouir à Paris de ses premiers triomphes ; et, avec cet engouement familier à notre nation pour les généraux victorieux, on l'avait accueilli comme un libérateur : il avait accès dans tous les partis. Ministre, il n'avait pas dédaigné, on s'en souvient, de rendre visite au club des Jacobins : on n'a pas oublié l'histoire du bonnet rouge ; chef d'armée, il tint à aller présenter en quelque sorte ses hommages à cette société où l'opinion exerçait une telle puissance. Il était au mieux, d'ailleurs, avec quelques-uns de ses membres : Couthon, qui, étant aux eaux dans le Nord, s'était lié avec lui, croyait à la pureté de son patriotisme, et Robespierre n'avait alors, à son égard, que des préventions favorables.

On venait de donner lecture du procès-verbal quand il entra dans la salle des Jacobins, accompagné de Santerre. La société le reçut cordialement, mais sans enthousiasme ; il put se convaincre que là au moins les mœurs républicaines n'étaient pas étrangères aux Français, et lui-même prouva par toute sa contenance et par ses discours que la fierté républicaine ne lui déplaisait pas[58]. Ayant aperçu Robespierre, il alla droit à lui et l'embrassa avec effusion ; tout le monde applaudit[59].

Danton présidait. Il proposa à la société d'entendre immédiatement le général, lequel, vu ses importantes occupations, ne pouvait, dit le président, attendre longtemps. Mais Dumouriez, s'étant aperçu du mauvais effet de ces paroles sur certains membres, demanda à ne parler qu'après la lecture de la correspondance.

Il fit une sorte de profession de foi en quelques mots énergiques, se déclara le partisan dévoué des principes de la liberté et de l'égalité, et annonça qu'avant la fin du mois il mènerait en Belgique soixante mille hommes pour attaquer les rois et sauver les peuples de la tyrannie. Danton et Collot-d'Herbois lui répondirent successivement.

 La réponse du dernier est restée fameuse. Dans un langage dont la familiarité n'excluait pas l'élévation, Collot peignit les vertus qui devaient distinguer les soldats et les officiers de la République. Montrant au général les grands modèles à suivre, il s'attacha à lui prouver que rien n'égalait le titre de bienfaiteur de l'humanité, de défenseur de la liberté des peuples, l'engagea vivement à se mettre en garde contre les séductions de la fortune, et lui promit, comme la plus douce récompense des services rendus à la patrie, la reconnaissance de ses concitoyens. Dumouriez parut ému et demanda lui-même l'impression du discours de Collot-d'Herbois, en déclarant que ce discours resterait toujours gravé dans son âme, qu'il lui servirait de leçon[60]. Déclaration trop vite oubliée !

A cette réception imposante et sévère, il y eut le surlendemain, 16 octobre, un contraste frappant dans un salon de la rue Chantereine, où, suivant l'expression de Marat, un enfant de Thalie fêtait un enfant de Mars[61]. C'était chez Talma. Là, parmi les parfums et les fleurs, Dumouriez vint s'enivrer des sourires des femmes, et recevoir les avances des députés de la Gironde ; car chez l'éminent artiste dominait la brillante phalange de ces républicains un peu superficiels, pour qui la République était surtout une affaire de forme, et qui, occupant à leur tour les hautes sphères de la société, s'étonnaient maintenant qu'on ne trouvât pas tout pour le mieux. On sait comment la fête fut troublée par la soudaine apparition de Marat, qui arriva accompagné de Bentabole et de Montaut, pour demander au général triomphant des renseignements sur deux bataillons de volontaires de Paris inculpés par lui. On sait aussi comment, après quelques paroles échangées, Dumouriez tourna assez brusquement le dos à l'Ami du peuple. Cette petite scène refroidit un peu les révolutionnaires sur le compte du général. Quant à Robespierre, il demeura complètement étranger aux débats qu'elle souleva, ne jugeant pas sans doute les reproches dirigés contre Dumouriez assez graves pour diminuer le mérite de ses services, et croyant encore, lui aussi, à la sincérité de son dévouement à la République.

Il aurait voulu cependant voir les généraux conformer davantage leur conduite aux principes de la Révolution, rompre tout à fait avec les errements de l'ancien régime, et il consigna ses observations à ce sujet dans un article que lui inspira une accusation intentée contre le général Dillon. Cet officier, en renvoyant au landgrave de Hesse-Cassel un de ses lieutenants pris les armes à la main, lui avait adressé une lettre pleine de courtoisie, dans laquelle il s'était donné la peine d'expliquer comme quoi la nation française avait eu le droit de changer la forme de son gouvernement, et où il sollicitait le landgrave de vider le territoire français, s'offrant à procurer à ses troupes les moyens de passer en sûreté près des armées républicaines[62]. Cette lettre, lue en pleine Convention dans la séance du 11 octobre, avait paru à certains membres équivaloir à une véritable trahison. Merlin (de Douai), apportant d'autres faits à l'appui de la perfidie de ce général, dont le royalisme du reste n'était nullement douteux, réclama un décret d'accusation contre lui. Mais cette proposition, soutenue par Couthon et quelques autres membres, demeura sans résultats ; le lendemain la Convention innocenta Dillon, après quelques explications de Dumouriez.

Robespierre ne crut pas non plus à un dessein prémédité, de la part de cet officier, de trahir la nation ; il voyait même une sorte de preuve de l'innocence de Dillon dans la bonhomie avec laquelle il avait livré sa lettre à la publicité. Selon lui, il y avait dans la conduite du général beaucoup plus d'étourderie que de perversité, beaucoup plus de préjugés que de mauvaises intentions. Seulement, le prenant à partie sur les termes de sa lettre, il lui demandait si c'était là le langage d'un courtisan adressant à son maître des représentations respectueuses, ou celui d'un républicain parlant à un petit despote d'Allemagne assez audacieux pour profaner le territoire français. Comment ! on allait jusqu'à chercher à justifier la nation devant un prince de Hesse ! Il n'est pas question de démontrer les droits des nations, disait Robespierre, mais de les réaliser par des victoires. Ce n'est qu'en renversant les trônes qu'il faut convertir les rois. Puis, il expliquait admirablement la différence de la guerre présente avec les guerres d'autrefois. On ne combattait plus pour la satisfaction de quelque vanité, pour une parcelle de territoire en plus ou en moins ; il ne s'agissait pas de porter de nouveaux fers aux nations vaincues : non, plus hautes étaient les destinées du peuple français ; il se battait pour son indépendance d'abord, et, s'il triomphait, c'était pour étendre par toute la terre le règne de la justice et de la liberté. On voit de plus en plus comme à ses yeux la Révolution française n'est pas un simple événement local, mais une régénération du monde entier.

Ce qu'il trouvait de grave dans la démarche de Dillon, c'était d'avoir compromis la dignité de la République. Sans doute il pouvait y avoir un avantage à délivrer le territoire des ennemis qui l'avaient souillé, mais il en voyait un bien plus grand à les y ensevelir et à abattre en une seule campagne la puissance des despotes coalisés contre nous. D'ailleurs le devoir de tout général, ajoutait-il, était de combattre nos ennemis, non de chercher à transiger avec eux. Aussi la Convention lui parut-elle avoir manqué de fermeté dans son attitude envers Dillon, et sans adopter les propositions sévères de Merlin (de Douai) et de Couthon, il aurait voulu que du moins on censurât par un blâme énergique la conduite du général. Le devoir des représentants du peuple, disait-il encore, était de surveiller rigoureusement les chefs d'armée, afin de les contenir dans les véritables limites de leur pouvoir ; il engageait donc fortement la Convention à ne point perdre de vue que la puissance militaire fut toujours le plus redoutable écueil de la liberté[63]. Ainsi cet homme que, si niaisement il est vrai, les Girondins ne cessaient d'accuser d'aspirer à la dictature, ne prononçait pas un discours, n'écrivait pas une ligne sans avertir ses concitoyens de se prémunir contre les entreprises du despotisme, comme si déjà, de loin, il eût vu venir le 19 Brumaire.

 

X

L'intolérance des Girondins dans ces premiers mois de la Convention dépasse en vérité toute croyance. Malheur à quiconque, au sein de l'Assemblée, proposait une motion sans leur assentiment : c'était un factieux, un anarchiste ; le langage des Duport, des Barnave, des Lameth, avait passé dans la bouche des Vergniaud, des Guadet, des Buzot. Nous allons voir bientôt ce dernier développer contre les provocateurs à l'anarchie un des plus terribles projets de lois dont puisse se réjouir le despotisme. Buzot et ses amis reprochaient à Marat ses exagérations, et ils se servaient absolument des mêmes moyens que lui. On peut même dire que, dans l'art de la calomnie, ils le dépassaient de beaucoup. Un jour les murs de Paris se trouvèrent couverts d'un placard énorme, signé des députés des Bouches-du-Rhône et contenant à l'adresse de l'Ami du peuple, dont Barbaroux, comme on sait, avait été en quelque sorte le courtisan, les plus dégoûtantes invectives[64]. Si Marat paraissait à la tribune, c'étaient des cris, des vociférations à n'en plus finir. Avant même de savoir ce qu'il voulait dire, on refusait de l'entendre, si bien qu'un jour il lui échappa cette exclamation si juste : Il est atroce que ces gens-là parlent de liberté d'opinion et ne veuillent pas me laisser la mienne ![65] Et il ne faut pas demander si le président se mettait de la partie, quand ce président était Guadet.

Ah ! certes, si jamais hommes abusèrent, dans un pur intérêt de coterie, de l'immense autorité dont ils étaient revêtus alors, ce furent bien les Girondins. Tandis que Robespierre, qui n'était que du parti de sa conscience, vivait à l'écart, dans un isolement volontaire, ignorant l'art tortueux de l'intrigue, dans lequel ses adversaires étaient passés maîtres, eux constituaient dans la République une véritable église en dehors de laquelle il n'y avait point de salut. Pour recruter leur parti, ils ne reculaient devant aucunes manœuvres, si basses qu'elles fussent, et déjà nous les avons montrés épiant, comme des oiseaux de proie, les nouveaux venus à l'affût. Personne, nous le répétons, n'a mieux dépeint que Couthon cette faction d'intrigants et d'ambitieux subtils qui ne voulaient la liberté que pour eux. N'est-il pas risible, après cela, de voir des écrivains de mauvaise foi ou fort ignorants des choses de la Révolution, les poser en héros de modération ? Quant aux mesures de rigueur à prendre contre les ennemis de la Révolution, émigrés et prêtres, l'initiative vint d'eux, et sur ce point d'ailleurs ils furent d'accord avec les révolutionnaires les plus ardents. Lorsque, plus tard, faisant chorus avec la réaction triomphante, les survivants de la Gironde essayeront de se disculper d'avoir trempé dans les sévérités de la Révolution, ce sera par la plus lâche, mais aussi par la plus insoutenable des prétentions.

Leur grand souci pour le moment était de garder le pouvoir. Rien de triste et de bouffon à la fois comme les tergiversations de Roland obligé d'opter entre son portefeuille et son poste de député à la Convention, où il avait été appelé par l'assemblée électorale du département de la Somme. Oubliant ce principe excellent posé par les patriotes de la Constituante, que les ministres ne devaient jamais appartenir à la représentation nationale, les Girondins, Ducos et Buzot particulièrement, eussent bien voulu maintenir leur ami à la fois comme ministre et comme représentant du peuple, mais surtout comme ministre ; ils avaient en lui un si bon domestique ! Ce cumul n'ayant pas paru être du goût de la Convention, on mit en avant le nom de Pache. Le ministre de l'intérieur le désigna lui-même comme son successeur. C'était alors le brave et modeste Pache, seul digne de bien remplacer Roland[66]. Les Girondins le croyaient acquis à leur faction ; mais dès qu'il refusera de se laisser mener par eux, ce ne sera plus qu'un monstre[67]. Son élection s'étant trouvée contestée, Roland se décida à opter pour le ministère, et, dans une lettre toute saturée des calomnies de la Gironde contre la députation de Paris, il annonça à la Convention qu'en vertu de son vœu tacite, qu'il regardait comme l'expression de la volonté des quatre-vingt-trois départements, tandis que sa nomination de député n'était que le vœu d'un seul département, il se décidait à demeurer ministre. Cette interprétation d'un vœu tacite parut excessive à Robespierre et contraire aux principes. Selon lui, le choix qui donnait à chaque député le titre de représentant de la République devait être regardé comme le vœu du peuple français et approchait un peu plus de ce caractère que le simple vœu de l'Assemblée des représentants[68]. Et cela est vrai : toute doctrine contraire est subversive de l'unité politique du pays.

Combien plus noble et plus digne fut la conduite de Danton ! Invité, lui aussi, à rester au ministère, il persista dans la démission qu'il avait donnée dès les premiers jours de la Convention. D'ailleurs, à son avis, il n'était pas de la dignité de l'Assemblée d'inviter des citoyens à conserver une place. Ce fut à cette occasion qu'il se permit une saillie que Robespierre, toujours grave, trouva peu convenable[69] : Si vous faites une invitation à Roland, dit Danton, faites-la donc aussi à madame Roland, car tout le monde sait que Roland n'était pas seul dans son département. Cette plaisanterie remplit d'amertume le cœur des Girondins : c'était, en effet, leur dire assez publiquement que leur faction était gouvernée par une femme. Quant à madame Roland, elle en garda une rancune implacable, et les calomnies que ses Mémoires contiennent à l'adresse de Danton peuvent donner la mesure de son ressentiment[70].

La Gironde crut trouver dans la retraite de Danton un accroissement de puissance, parce qu'il eut pour successeur le littérateur Garat, qui, sans être l'ennemi de Robespierre, était alors au mieux avec Brissot. Or, il n'était pas téméraire d'espérer qu'une fois en possession d'une part du pouvoir, le nouveau ministre ferait cause commune avec ses collègues, et se mettrait, lui aussi, à la dévotion du parti. Mais, cette fois, l'espoir des Girondins se trouva déçu, Garat refusa net de servir d'instrument à leurs haines ; il s'efforça au contraire de les calmer, de les ramener dans la voie de la justice et de la modération. Combien de fois, a-t-il écrit, j'ai conjuré Brissot, dont le talent se fortifiait dans ces combats, de modérer l'usage de sa force pour irriter moins ses ennemis ! Combien de fois j'ai conjuré Guadet de renoncer, quelquefois au moins, aux triomphes de cette éloquence qu'on puise dans les passions, mais qui les nourrit et les enflamme ![71] Peines inutiles ! les Girondins étaient devenus les esclaves aveugles d'une sorte de passion sauvage, et bientôt Garat indigné s'éloignera d'eux avec dégoût. Mais pour le moment, croyant avoir fait une recrue, ils se sentaient encore d'humeur plus belliqueuse.

Maîtres de toutes les positions ministérielles, ou du moins se le figurant, ils voulurent avoir la mairie entre leurs mains. Il y avait à remplacer Pétion. Plusieurs candidats furent proposés. Un membre de la société des Jacobins, nommé Moras, engagea ses concitoyens à voter pour Robespierre ; mais celui-ci n'était pas homme à accepter, on le savait bien. Étant monté à la tribune aussitôt après avoir été désigné, il dit : Je ne fais à cette proposition qu'une simple objection, c'est que, pour un tel choix, il faudrait au moins avoir le consentement de la personne sur qui il tomberait, et pour moi, je ne connais aucune force humaine qui puisse me faire consentir à abandonner la place de représentant du peuple contre toute autre, quelque importante qu'elle pût paraître[72]. A la place de maire était affecté alors un traitement de soixante-quinze mille livres. Après une déclaration si nette et si tranchée, on comprend aisément que Robespierre n'ait obtenu que quelques voix. Pétion ayant paru d'abord disposé à reprendre ses fonctions, on ne lui opposa pas de compétiteur sérieux, et il fut réélu à une majorité fort considérable. Mais ce ne fut pas là, comme l'a écrit un historien de nos jours[73], une défaite du parti violent. Le parti violent d'ailleurs, c'était celui de la Gironde ; on l'a vu déjà, on le verra bien davantage tout à l'heure, violent et déloyal, on peut le dire. Pétion d'ailleurs, quoique tout dévoué de cœur aux Girondins, ne s'était pas encore franchement déclaré. Quelque temps après cette réélection, Robespierre, dont il avait reçu déjà tant de marques d'intérêt et d'affection, parlait encore de lui avec éloge dans son journal, ne se doutant guère qu'à quelques jours de là, il serait odieusement et lâchement trahi par lui.

Mais Pétion, paraît-il, avait espéré être élu le premier à la Convention par l'assemblée électorale du département de Paris, et son amour-propre avait cruellement souffert de la nomination de Robespierre. Comme ce Jules-César qui aimait mieux être le premier dans une petite bourgade que le second à Rome, il préféra, ayant vu ses espérances s'évanouir à Paris, être le représentant de Chartres, où cependant il ne fut élu que le troisième. En laissant les suffrages des électeurs se porter sur lui pour la place de maire, Pétion ne voulait sans doute qu'un adoucissement aux blessures de son orgueil ; une fois réélu, il donna de nouveau sa démission, afin de rester au poste où l'avaient appelé ses compatriotes d'Eure-et-Loir[74]. Ce sera sur le choix de son successeur que se porteront tous les efforts des Girondins, et nous verrons une fois de plus, à ce propos, comment ces gens-là entendaient la liberté électorale.

 

XI

Depuis l'ouverture de la Convention, Robespierre n'avait guère pris part à des débats étrangers à l'intérêt public. Attaqué, il s'était contenté de se défendre, et l'on sait maintenant par quels moyens odieux ses adversaires avaient essayé de le troubler dans sa justification. Un peu étourdis de leur échec, ils attendaient avec impatience le moment de recommencer l'attaque et, de longue main, ils préparaient leurs batteries.

Impossible de se montrer plus hypocrites. Ces prétendus modérés, qui reprochaient à Marat ses exagérations, le dépassaient en fureurs, et, s'il ne fut pas assassiné un peu plus tôt, ce ne fut certes pas leur faute. Le 24 octobre, Robespierre jeune, indigné, s'éleva énergiquement aux Jacobins contre leur affreux système, et montra comment les menées employées contre l'intrépide Marat tendaient tout simplement à le désigner aux poignards des meurtriers. Trop longtemps, dit-il, aux applaudissements de la société, on a temporisé avec ces factieux ; il est temps de déployer contre eux une grande énergie, si l'on veut sauver le patriotisme[75]. Jusqu'ici, en effet, le côté que dans l'Assemblée on appelait la Montagne restait interdit pour ainsi dire devant les violences de la Gironde. Beaucoup de membres venus des départements, où leur bonne foi avait été surprise par les mensonges des feuilles girondines, étaient comme en suspens, inclinant plutôt du côté de la Gironde, qui avait pour elle le prestige du pouvoir. Il faudra, pour les arracher de ce parti des intrigants, toute la puissance de la justice et de la vérité.

Mais si chaque jour les Girondins déclamaient, en vociférant, contre Marat, c'était Robespierre surtout qu'ils eussent voulu abattre ; car, ils le sentaient bien, — c'était lui le principal obstacle à leur ambition. Ce grand nom si respecté, cette popularité qui, à Paris, résistait à toutes leurs attaques, cette réputation intacte enfin, il fallait lui porter un coup mortel, l'ensevelir sous un déluge de calomnies, sinon se résigner à voir un jour ou l'autre tomber de leurs mains ce pouvoir dont ils étaient si jaloux. Robespierre cependant, comme déjà nous l'avons dit, se tenait alors tout à fait à l'écart. Exerçant le droit le plus naturel et le plus légitime, il avait bien, aux Jacobins et dans son journal, pulvérisé le projet de Buzot sur la force départementale, mais il était resté muet à la Convention ; et quand, dans la séance du 19 octobre, les députés des sections de Paris étaient venus lire une protestation hautaine contre le décret proposé, on ne l'avait pas vu, comme peut-être on s'y attendait, s'élancer à la tribune pour soutenir les pétitionnaires[76]. Il n'avait pas pris la parole davantage quand, avec une indignation dérisoire, les membres de la faction dominante, se fondant sur l'intérêt des contribuables, avaient fait casser un arrêté du conseil général en vertu duquel l'adresse des sections de la capitale devait être imprimée et envoyée à toutes les communes de la République aux frais de la municipalité parisienne. C'était, en vérité, se préoccuper, pour une bien maigre somme, de l'intérêt de ces pauvres contribuables, quand on ne regardait pas à les grever de neuf à dix millions pour cette fameuse maison militaire dont on voulait gratifier la Convention nationale. Où donc étaient, pendant ces misérables discussions, les amis du peuple ? s'écria le rédacteur d'un journal populaire. Les Danton, les Robespierre se sont tus. Tu dors, Brutus ![77]

Mais Brutus pouvait se réveiller. Brissot et ses amis résolurent de porter à Robespierre un coup décisif. Aussi bien le moment leur paraissait favorable. Une masse de fédérés venaient, à leur voix, d'accourir des départements. Ce n'étaient plus ces fédérés d'il y a quelques mois, partis au cri de la patrie en danger, et qui déjà refoulaient sur leur territoire les ennemis de la République. Les nouveaux venus n'étaient que les serviteurs d'une coterie qui masquait misérablement du prétexte de l'ordre public ses haines implacables. Nous avons appris que nous n'avions plus d'autres ennemis que les agitateurs et les hommes avides de dictature et de tribunat, disaient-ils à la Convention[78].

Le jour même où Robespierre jeune dénonçait, aux Jacobins, les manœuvres tyranniques dont Marat était l'objet de la part d'un certain nombre de membres de la Convention, Brissot lançait dans le public un factum intitulé : A tous les républicains de France ; sorte de protestation hautaine contre sa radiation de la liste des Jacobins. Il lui avait paru beaucoup plus commode d'écrire un long pamphlet que d'aller s'expliquer verbalement au sein même de la société. C'était un pendant au mémoire publié par lui, l'année précédente, en réponse aux graves accusations formulées contre lui par André Chénier et autres écrivains royalistes. A cette époque il se prétendait calomnié, lui le grand artiste en calomnie : on l'avait accusé d'avoir présenté dans ses ouvrages la propriété comme le produit du vol ; usant à présent des mêmes armes dont ses ennemis s'étaient servis contre lui l'an passé, et mettant largement à contribution le vocabulaire des éternels défenseurs des vieux abus, il traitait de niveleurs, de désorganisateurs, les patriotes séparés de sa ligne. Robespierre avait été complètement étranger à la mesure d'exclusion qui l'avait frappé aux Jacobins ; ce fut, malgré cela, sur lui que Brissot distilla goutte à goutte tout le fiel dont son cœur était plein. Avec quel cynisme et quelle impudence il mentait quand, renouvelant une de ses vieilles calomnies, il le montrait d'accord, pendant la dernière législature, avec le comité autrichien ; quand, sur la foi de son ami Carra, il le représentait comme hésitant aux approches du 10 août, lui qu'au club de la Réunion il avait proposé de faire décréter d'accusation, pour avoir déclaré l'Assemblée législative incapable de sauver l'État et provoqué la convocation d'une Convention nationale ; quand enfin il le dépeignait comme dictant les arrêts du comité de surveillance ! Il était bien heureux d'avoir à rappeler que, dans la nuit du 2 septembre, Robespierre l'avait accusé de conspirer en faveur du duc de Brunswick. Car c'était là le seul grief sérieux qu'il eût à invoquer contre lui. Mais alors Robespierre était depuis longtemps déjà l'objet de ses diatribes quotidiennes, et cette accusation que Maximilien n'avait fait que répéter après d'autres, elle avait son fondement dans une proposition formelle de Carra, dont la feuille, nous l'avons dit, était complètement inféodée à Brissot[79]. Inutile de demander si Brissot rappelait bien hautement que dès 1791 il avait jeté en l'air ce mot de république. Or, on sait de reste maintenant à quoi s'en tenir à cet égard ; ce n'en était pas moins là son grand cheval de bataille. Il se gardait bien de dire qu'à l'époque du 17 juillet de cette année 1791, tandis qu'isolé aux Jacobins, Robespierre tenait tête à l'orage, essayait de rallier les patriotes dispersés par la terreur, s'exposait à toutes les fureurs de la réaction, tandis que les démocrates ardents étaient forcés de se dérober par la fuite aux décrets de prise de corps lancés contre eux, lui Brissot, par un miracle au moins étrange, se promenait tranquillement dans les rues de Paris, se fiant sans doute à la protection de La Fayette, dont il était encore le servile courtisan. Il se gardait bien surtout d'ajouter qu'au mois de juillet précédent, — il n'y avait pas si longtemps, — alors qu'il espérait ressaisir le pouvoir à l'ombre de la monarchie, il avait en pleine Assemblée législative appelé le glaive de la loi sur les républicains, et d'avouer que par ce mot c'était Robespierre qu'il désignait plus particulièrement. Nous insistons sur ce point parce que cela est essentiel, parce que trop d'historiens, sur quelques paroles en l'air, ont mis sur le compte des Girondins la fondation d'un gouvernement qu'ils n'ont accepté que contraints et forcés.

Par un excès d'hypocrisie à peine croyable, Brissot attribuait sa radiation à son refus de se prosterner devant la dictature de Robespierre[80]. Comment s'étonner après cela que Robespierre, qui par son attitude semblait inviter ses adversaires à déposer les armes, à laisser de côté ces querelles particulières si funestes à la patrie, ait aussi senti tressaillir en lui le démon de la haine, et que de noires visions aient fini par pénétrer dans son esprit ?

 

XII

Comme pour répondre à ce manifeste de la calomnie, Robespierre prononça, aux Jacobins, dans la séance du dimanche 28 octobre 1792, un long discours traitant de l'influence de la calomnie sur la Révolution. Beaucoup plus restreinte sous le despotisme, à une époque où elle s'exerçait principalement d'homme à homme, de famille à famille, la puissance de la calomnie s'était singulièrement accrue depuis que l'opinion gouvernait le pays. C'était elle depuis lors qu'avaient tour à tour invoquée les factions pour combattre la liberté. Par elle, les maximes de la philosophie appliquées à l'organisation des sociétés politiques étaient devenues des théories désorganisatrices de l'ordre public ; par elle, le mouvement de la Révolution n'était plus que troubles, désordres et factions ; c'était elle qui traitait de flagorneries séditieuses la défense énergique des droits du peuple, et de réclamations extravagantes ou ambitieuses la réclamation des droits les plus sacrés des citoyens. Flétrir enfin par des mots odieux les choses honnêtes et louables, déguiser sous des dénominations honorables les systèmes de l'intrigue et de l'aristocratie, tel était, selon Robespierre, ce grand art de la calomnie incessamment mis en usage par les ennemis de la Révolution et par tous les ambitieux.

Il esquissait ensuite à grands traits tous les maux dont elle était la cause ; montrait comment, avec son aide, on était parvenu à épouvanter les esprits faibles, les riches, les égoïstes, à les détacher de la cause populaire ; comment de mauvais citoyens, trop lâches pour endosser ouvertement la livrée de l'aristocratie, avaient pu, grâce à elle, combattre la liberté sans paraître déserter ses drapeaux. Tous ces fantômes de brigandage dont sous la Constituante on effrayait les mandataires du peuple, ils étaient suscités par la calomnie ; et la loi martiale était son ouvrage, cette loi dont le nom seul, disait Maximilien, déshonorait les législateurs français, et qui tant de fois, depuis l'origine de la Révolution, avait fait couler le sang du peuple. N'était-ce point par des pamphlets et des folliculaires qu'on avait constamment essayé d'égarer l'opinion publique ? La calomnie, c'était la mère du Feuillantisme, et quand régnait cette faction, on ne pouvait attaquer ses détestables doctrines sans être accusé de vouloir désorganiser l'État, détruire la discipline militaire, prêcher l'anarchie, ou favoriser Coblentz et l'Autriche.

Arrivant à l'époque présente, Robespierre voyait le même esprit sous des noms différents. Les mêmes moyens et les mêmes cabales se reproduisaient, et, le mot de république ôté, rien n'était changé à ses yeux. Décidé à démasquer les intrigants du jour, ceux qui, depuis cinq semaines, s'acharnaient à calomnier les députés de Paris et la capitale tout entière, il les montrait copiant servilement aujourd'hui les Feuillants, comme eux criant sans cesse à l'anarchie, et jetant aussi aux patriotes étrangers à leur coterie les noms de démagogues et de désorganisateurs ; il les montrait usant de tous les moyens d'influence que leur donnaient leurs journaux et le pouvoir dont ils étaient revêtus, pour pervertir l'opinion dans les départements, pour outrager toutes les sections de la capitale et accuser Paris du projet insensé de vouloir subjuguer la liberté du peuple français, Paris qui avait donné à la France le signal de la Révolution, et qui venait d'envoyer quarante mille de ses enfants combattre aux frontières ! Et c'était le moment choisi par les ambitieux pour déverser sur la capitale et sur ses représentants la calomnie à pleins bords ! Comment s'étonner si la Convention n'avait rien fait jusqu'ici qui répondit à la hauteur de sa mission, à l'attente du peuple français ? Le moyen de s'occuper de la constitution nouvelle et de la liberté du monde, au milieu des orages soulevés chaque jour par des hommes qui ne songeaient qu'à persécuter les patriotes parisiens ?

Tout leur était bon pour calomnier les sections de la capitale et la commune. On grossissait à dessein les moindres alarmes. A chaque instant les intrigants semblaient prendre à tâche de jeter l'épouvante au sein de la Convention. Tantôt on annonçait l'insurrection de quatre mille ouvriers sur la place Vendôme, tantôt une révolte formidable au Palais-Royal ; et il se trouvait que la place Vendôme et le Palais-Royal étaient calmes et déserts. Que serait-ce donc, poursuivait Robespierre, s'il arrivait en effet quelque mouvement partiel qu'il serait impossible de prévoir ou d'empêcher ? C'est alors qu'il serait prouvé, aux yeux de tous les départements, que rien n'est exagéré dans le portrait hideux qu'ils ont tracé des horreurs dont Paris est le théâtre, et que les représentants de la République doivent le fuir en secouant la poussière de leurs pieds. Voilà l'événement que les intrigants de la République attendent avec impatience. Heureusement jusqu'ici les citoyens semblent avoir deviné leur intention. Ce peuple si féroce a lutté contre la misère ; il a imposé silence à l'indignation que pouvaient exciter toutes ces lâches persécutions, et ce n'est pas le moindre prodige de la Révolution que ce calme profond qui règne dans une ville immense, malgré tous les moyens qu'ils emploient chaque jour pour exciter eux-mêmes quelque mouvement favorable à leurs vues perfides. Les aristocrates de l'Assemblée constituante, continuait-il, rendaient plus de justice à la capitale, tout en insultant la Révolution, et à ce sujet il rappelait que l'abbé Maury lui-même avait hautement reconnu le service dont il s'était trouvé redevable au peuple de Paris lorsqu'il avait été soustrait un jour à la juste indignation qu'il avait provoquée en menaçant la foule de ses pistolets. La Fayette et ses amis s'étaient-ils jamais avisés de demander pour eux la création d'une maison militaire ? Avaient-ils songé à appeler les départements pour les défendre contre Paris ? Mais les petits tyrans de la République étaient moins débonnaires que les Constitutionnels. On les verrait, plutôt que d'abandonner le pouvoir, quitter Paris, diviser les départements. Déjà autour d'eux s'étaient ralliés les plus gros personnages, les fonctionnaires publics, tous les serviteurs de la contre-révolution : Enfin, disait Robespierre, ils sont les honnêtes gens, les gens comme il faut de la République ; nous sommes les sans-culottes et la canaille. Et dérision singulière ! ces gens-là qui détenaient toute la puissance exécutive, qui avaient pour eux les armées, le trésor, toutes les places, qui dominaient la Convention, qui exerçaient en un mot l'autorité suprême, accusaient leurs adversaires d'aspirer à la dictature. On était un mauvais citoyen, un agitateur, un factieux, du moment où l'on était soupçonné de vouloir contredire leurs vues. Quel mal ils avaient causé à la République en élevant, en quelque sorte, i.ne barrière entre Paris et les départements, en soulevant contre la capitale toutes les opinions envieuses ! Avec quel art ils versaient dans les cœurs les poisons de la haine et de la défiance ! Comme ils soufflaient le feu de la guerre civile ! Et certes, ce n'était point leur faute si déjà des rixes funestes ne s'étaient pas engagées. Ah ! Français, s'écriait Robespierre, qui que vous soyez, embrassez-vous comme des frères, et que cette sainte union soit le supplice de ceux qui cherchent à vous diviser. Plus que jamais il recommandait aux amis de la liberté la concorde, la sagesse et la patience. Les ambitieux finiraient par se démasquer, par se perdre eux-mêmes par leurs propres excès. Éclairez-vous, disait-il en terminant, éclairez vos concitoyens autant qu'il est en votre pouvoir ; dissipez l'illusion sur laquelle se fonde l'empire de l'intrigue, et il ne sera plus.

Passer la vérité en contrebande à travers tous les obstacles que ses ennemis lui opposent ; multiplier, répandre par tous les moyens possibles les instructions qui peuvent la faire triompher ; balancer par le zèle et par l'activité du civisme l'influence des trésors et des machinations prodigués pour propager l'imposture : voilà, à mon avis, la plus utile occupation et le devoir le plus sacré du patriotisme épuré. Des armes contre les tyrans, des livres contre les intrigants ; la force pour repousser les brigands étrangers, la lumière pour reconnaître les filous domestiques : voilà le secret de triompher à la fois de tous vos ennemis.

Cet important discours qui peignait si bien la situation, et dont nous n'avons pu tracer qu'une esquisse rapide et incolore, fut accueilli par les plus vifs transports. La société en ordonna sur-le-champ l'impression et l'envoi aux sociétés affiliées[81]. Danton qui présidait, Danton que les Girondins venaient de froisser cruellement en le sommant, comme s'ils eussent douté de son intégrité, de justifier de l'emploi des fonds dont il avait eu le dépôt comme ministre, proposa à la société d'envoyer le discours de Robespierre à toutes les parties intéressées. Un autre membre, Brival, député de la Corrèze, demanda, aux éclats de rire de la société, qu'on invitât le ministre de l'intérieur Roland, qui employait à l'impression de tant de choses les cent mille francs de fonds secrets qu'on lui avait confiés, à imprimer également à ses frais cet excellent discours. Cette proposition ayant été adoptée, son auteur, Saint-Just et Lullier, furent chargés d'aller la soumettre au ministre de l'intérieur[82]. Nous donnerons tout à l'heure d'assez curieux détails sur la manière dont l'honnête Roland employait les fonds de la République ; nous en avons dit un mot déjà, mais il nous faudra y revenir. Quant au discours de Robespierre, si modéré à côté du violent factum de Brissot, il porta au comble l'irritation des Girondins ; et, sans plus attendre, ils résolurent d'abattre, coûte que coûte, celui dont la grande influence morale leur paraissait le seul obstacle à leurs projets ambitieux, bien que, depuis l'ouverture de la Convention, Maximilien ne les eût guère gênés dans l'exercice du pouvoir.

 

XIII

Un véritable plan de bataille fut dressé contre Robespierre, les rôles furent distribués aux ardents du parti, et chacun se tint prêt à donner à la première occasion.

Les intrigants, avait dit Robespierre, ont pris la place de la faction des Feuillants. Rien ne prouve mieux cette vérité, suivant nous, que le rapport présenté par Buzot à la Convention dans la séance du 27 octobre 1792 contre ceux que la faction appelait les provocateurs au meurtre, rapport suivi d'un projet de loi sur les écrits qualifiés de séditieux. J'aime beaucoup mieux, pour ma part, les gouvernements qui s'opposent bien nettement et bien franchement à la liberté de la presse, comme incompatible avec leur existence, que ces gouvernements hypocrites qui, tout en protestant de leur amour pour cette liberté, l'étranglent tout simplement, sous prétexte de réprimer les écrits incendiaires. Qu'est-ce qu'un discours ou un écrit qui provoque à dessein l'assassinat ? demandait avec raison un journal de l'époque[83]. Nous savons en effet, hélas ! de quelles déplorables interprétations sont susceptibles toutes les lois contre la presse !

Chefs du pouvoir exécutif, les républicains de la Gironde se conduisaient exactement comme les Constitutionnels, quand, devenus maîtres de l'autorité après la fuite de Varennes, ceux-ci confectionnaient des lois contre les écrits gênants. Douze ans de fers contre l'écrivain ou l'orateur reconnu coupable, et la mort même, si l'on jugeait que l'écrit ou le discours avait été suivi d'un meurtre : telles étaient les principales dispositions de la loi d'Amour, qu'au début de la République les Girondins venaient offrir à la France. — Ainsi, quand l'aimable auteur de Faublas provoquait ouvertement les gens, non par une simple figure de rhétorique, à l'assassinat de Robespierre, il s'exposait, en vertu de la loi Buzole, à douze années de fers. — Buzot était autrefois d'un avis différent lorsqu'à côté de Robespierre, il combattait les Le Chapelier, les Duport, les Lameth. Mais alors il était patriote, écrivait avec tristesse le rédacteur des Révolutions de Paris[84].

Quant à Robespierre, à qui l'on n'aura pas à reprocher de pareilles ; palinodies, il pouvait dire alors ce qu'il disait du temps de la Constituante : Toutes les déclamations contre ce qu'on appelle les écrits incendiaires cachent toujours le dessein secret d'opprimer une nation dont le premier besoin est d'être éclairée sur ses droits, sur ses intérêts. Il fallait donc renoncer à tout acte de rigueur contre les écrivains, et maintenir comme la plus solide base du bonheur social la liberté illimitée d'écrire sur toutes choses[85]. En matière de liberté, on le voit, Robespierre avait des principes autrement arrêtés que ceux des Girondins.

Le lundi 29 octobre, le ministre de l'intérieur Roland, dans le but bien évident de pousser la Convention à voter la loi de son ami Buzot, présenta, par la bouche de Lanjuinais, sous le jour le plus sinistre, la situation de Paris, dont il avait été chargé de rendre compte. Dans son très-long rapport, formidable écho des continuelles déclamations girondines contre la ville de Paris, contre la commune et toutes les autorités révolutionnaires qui n'avaient pas voulu être les dociles instruments de la faction, il n'était question que fort indirectement de Robespierre. On ne nommait ni lui ni personne. Mais à la fin, tout à fait à la fin, Roland parlait insidieusement d'une lettre remise au ministre de la justice, lettre dans laquelle était dénoncé un prétendu projet de renouvellement de massacres où devaient être compris plusieurs membres de la Convention, et dont Lanjuinais s'empressa de donner également lecture[86].

C'était là, on le sent bien, le point capital du morceau. A la manière solennelle dont le ministre parlait de cette lettre, on aurait pu croire à quelque chose de sérieux ; eh bien ! nos lecteurs vont juger de la valeur de cette misérable intrigue ; ils se demanderont si jamais ministre s'est moqué à ce point de la représentation nationale d'un grand peuple, et si jamais un des premiers fonctionnaires de l'État a usé envers un citoyen isolé d'une perfidie pareille à celle qu'en cette circonstance Y honnête Roland employa à l'égard de Robespierre.

La scène avait été merveilleusement préparée. Guadet présidait la Convention ; Guadet, un des plus féconds inventeurs des calomnies propagées contre Maximilien par les hommes de la Gironde, Guadet, qui un jour, comme on sait, avait reproché à son adversaire de vouloir remettre le peuple sous le joug de la superstition pour avoir, dans un mouvement oratoire, osé invoquer le nom de la Providence, Guadet, qui, dressant contre Robespierre un acte d'accusation formidable, n'avait trouvé à le charger que de ce crime étrange, à savoir d'être l'idole du peuple, Guadet enfin, dont sept mois auparavant un écrit avait été solennellement déclaré calomnieux par la société des Amis de la Constitution : tel était l'homme chargé de présider les débats d'une séance marquée, dans les desseins de la Gironde, pour la perte de Robespierre. Afin de mieux disposer les membres de l'Assemblée, on avait eu soin, dès le début de la séance, de leur distribuer la venimeuse brochure de Brissot, dont nous avons rendu compte[87].

Maintenant arrivons à la fameuse lettre. Et d'abord elle était anonyme[88]. En vérité, le cœur se soulève de dégoût quand on pense qu'un ministre de la République est allé, pour s'en faire une arme contre un adversaire, ramasser dans la boue une de ces choses que l'on doit rejeter avec dédain. Il était impossible d'imaginer un plus pauvre et plus détestable moyen. L'auteur de cette lettre, adressée au vice-président de la seconde section du tribunal criminel, nommé Dubail, à qui les Girondins ont fait jouer la un triste rôle, raconte que se trouvant la veille chez un quidam féroce, il était venu un particulier de la section de Marseille, membre du club des Cordeliers, lequel, après avoir fort loué la journée du 2 Septembre, avait ajouté que cela n'était pas fini ; qu'il fallait une nouvelle saignée. Il est temps et grand temps d'arrêter la fureur des assassins, continuait le correspondant anonyme. Je gémis, à mon particulier, de voir les horreurs qu'on nous prépare. Buzot leur déplaît beaucoup ; Vergniaud, Guadet, La Source, etc., voilà ceux que l'on nomme pour être de la cabale Roland ; ils ne veulent entendre parler que de Robespierre[89]. Le grand mot était lâché. Oh ! le scélérat ! s'écria un membre feignant l'indignation, quelque compère[90].

Lanjuinais reprenant alors sa lecture un moment interrompue : Je ne connais guère qu'un moyen de tempérer l'ardeur des assassins : ce serait de solliciter la loi déjà proposée contre les provocateurs au meurtre ; et, sitôt qu'elle serait promulguée, de mettre à leurs trousses des gens sûrs qui les dénonçassent. Nous avions donc bien raison de dire qu'un des deux buts du rapport de Roland était de pousser la Convention à voter la loi Buzot, cette loi aux dispositions de laquelle n'aura certainement rien à envier la fameuse loi de 1815 contre les écrits séditieux. L'autre but était de frapper Robespierre.

Il était difficile de recourir à une manœuvre plus grossière. Mais il fallait amener Robespierre à la tribune pour avoir de nouveau l'occasion de le prendre à partie. Depuis la ridicule sortie de Barbaroux il n'avait ouvert la bouche qu'une seule fois, le dimanche 21 octobre, pour appuyer une demande de secours sollicités par la commune de Choisy[91]. Cela n'offrait guère un texte d'accusation. La lettre anonyme adressée au vice-président Dubail convenait merveilleusement. On résolut donc de la lui jeter entre les jambes, espérant bien qu'ainsi pris à l'improviste, il se trouverait fort embarrassé, et qu'il ne manquerait pas de se récrier contre une insinuation perfide et dangereuse.

En effet, à peine Lanjuinais a-t-il terminé sa lecture qu'un certain nombre de membres réclament 1 impression du rapport de Roland et son envoi à tous les départements. Robespierre indigné" — qui ne l'eût été à sa place ! — s'élance à la tribune pour parler sur le rapport du ministre et sur le fait qui lui était personnel. On lui dispute la parole avec un inqualifiable acharnement. Du pied de la tribune entourée par les meneurs de la faction, partent des interruptions continuelles. A cet homme odieusement, traîtreusement inculpé, et qui demande à se justifier, le royaliste Henri Larivière trouve une expression dictatoriale. Maintenez la parole à l'orateur, crie Danton au président, et moi, je la demande après ; il est temps que tout cela s'éclaircisse. Mais le président était avec l'ennemi.

Au premier mot de Robespierre sur l'insinuation si traîtreusement dirigée contre lui, Guadet l'interrompt sous prétexte de le ramener à la question, et il s'attire cette réponse bien méritée : Je n'ai pas besoin de vos instructions, je sais sur quoi j'ai la parole. Alors, pendant quelques minutes s'établit entre l'orateur et le président une véritable lutte. Chaque fois qu'invoquant la justice de l'Assemblée et réclamant pour un représentant du peuple la même attention et la même impartialité qu'elle avait accordées au rapport du ministre, Maximilien veut essayer de se disculper, le président l'arrête. Robespierre, si vous ne parlez pas contre l'impression, je vais la mettre aux voix. — Au moins, écoutez ce que je veux dire. — Nous ne voulons pas le savoir, ripostent plusieurs voix. — Comment ! reprend Robespierre, comment, messieurs, je n'aurais pas le droit de vous dire que l'on vous fait de temps à autre des rapports dirigés vers un but unique, et que ce but est d'opprimer les patriotes qui déplaisent ?...

De démasquer les imposteurs, s'écrient plusieurs membres. Alors Robespierre, à bout de patience : Si vous ne voulez pas m'entendre, si les choses qui vous déplaisent sont des raisons pour m'interrompre, si le président, au lieu de faire respecter la liberté des suffrages et la liberté des principes, emploie lui-même des prétextes plus ou moins spécieux. Ici de grands murmures l'arrêtent de nouveau. On prétend qu'il insulte le président ; et Guadet, d'un ton patelin, et comme pour narguer l'orateur : Vous voyez les efforts que je fais pour ramener le silence ; je vous pardonne une calomnie de plus ; comme si depuis un quart d'heure il n'était pas le premier à s'opposer à ce que Robespierre se justifiât de la plus déloyale des insinuations[92]. Cette facétie du président, qui prenait là sa revanche d'une fameuse séance des Jacobins, est accueillie par les acclamations bruyantes de toute la faction girondine.

Depuis que je parle, reprend gravement Robespierre, je n'ai cessé d'entendre autour de moi les clameurs de la malveillance. Je vois qu'avec des insinuations perfides, on s'applique à désigner sous le nom de factieux des hommes qui ont bien mérité de la patrie, et quoique je n'aie point cet honneur, on me fait cependant celui de me compter sans cesse parmi les hommes qu'on veut diffamer. Il me semble que la première règle de la justice est que, dans les mêmes lieux, devant les mêmes hommes qui ont entendu une accusation, la défense soit écoutée avec la même indulgence ; je ne vois aucune raison pour qu'un représentant du peuple ne puisse être écouté comme celui qui l'inculpe, quel que soit le titre de ce dernier. Ces paroles si fermes et si dignes ramènent à la pudeur les membres les plus hostiles ; le silence se rétablit.

Robespierre montre alors le danger de ces accusations jetées ainsi subitement au sein de la représentation nationale. Comment l'innocent échapperait-il à des vengeances particulières, si un parti puissant, possédant toutes les ressources du pouvoir, faisait circuler contre lui, sous le sceau même de l'Assemblée nationale, les plus noires calomnies dans toutes les communes de la République ? — Nous allons voir tout à l'heure se vérifier d'une étrange façon ces paroles de Robespierre. — Il dépeint ensuite les graves périls auxquels serait exposée la chose publique s'il se trouvait au sein de la Convention beaucoup d'hommes qui, subissant le joug d'une poignée d'intrigants, persistassent à étouffer par des clameurs la justification de collègues traîtreusement inculpés. N'était-ce pas d'ailleurs porter atteinte aux droits du peuple, et la réputation de ses représentants n'était-elle pas aussi une partie de l'intérêt public ? Puis, s'animant par degrés en songeant à la situation personnelle qui lui était faite : On nous a dévoués à des vengeances atroces, préparées de longue main et par des moyens criminels, et cependant il n'est pas un homme ici qui osât m'accuser en face, en articulant des faits positifs contre moi, et ouvrir avec moi à cette tribune une discussion calme et sérieuse.

C'était là précisément que les Girondins attendaient Robespierre. Dans l'arène se précipite aussitôt un petit homme au visage efféminé, mais dont, suivant madame Roland, l'œil bleu lançait des éclairs, c'était Louvet. Déjà, aux Jacobins, on s'en souvient, il s'était senti pris du désir de greffer sa réputation politique sur celle de Robespierre. Mais combien cette fois la tentation était plus grande ! Saisir corps à corps ce vétéran de la Révolution, sans se soucier des services rendus par lui à la cause de la démocratie ; l'écraser, s'il est possible, ayant l'Europe attentive pour témoin de ce grand duel, quelle gloire ! Pour accuser Robespierre se présentent aussi Rebecqui et Barbaroux, impatients de prendre leur revanche, et qui, depuis le commencement de la séance, se tenaient à côté de la tribune, gesticulant et vociférant[93]. A cette triple apostrophe, Robespierre, immobile à la tribune, laisse à peine apercevoir une légère émotion. — Continue, Robespierre, lui crie Danton, les bons citoyens sont là qui t'entendent. — Robespierre jeune demande que les accusateurs de son frère soient entendus d'abord ; mais, selon Merlin, ce n'était pas ici le lieu d'écouter des disputes entre Robespierre et des hommes tels que Rebecqui, Barbaroux et Louvet.

Cependant Maximilien était resté à la tribune. Je réclame, dit-il d'une voix un peu-altérée, s'il faut en croire un journal rédigé par ses adversaires[94], je réclame la liberté de terminer mon opinion. Il rappela comment un mois auparavant on avait lancé contre lui une accusation vague, légère, insoutenable, mais de nature à laisser dans les esprits une fâcheuse impression ; car c'était là le grand art de la calomnie. Aujourd'hui l'on procédait par une insinuation perfide. On avait d'un bout à l'autre écouté l'accusateur, il sollicitait pour l'accusé la même faveur, et priait la Convention de ne pas envoyer dans les quatre-vingt-trois départements les rapports et les dénonciations des ministres sans les avoir au préalable consciencieusement examinés et équitablement discutés. Les ministres n'en auraient pas moins beau jeu, continuait-il. Avons-nous comme eux des trésors à notre disposition, toute la puissance du gouvernement, la correspondance d'un grand empire et tant d'autres moyens d'influence ? La Convention se devait donc à elle-même, avant d'ordonner l'impression du rapport de Roland, de fixer un jour où il fût permis de discuter ce rapport, car une discussion franche était seule capable, disait Robespierre, de dissiper bien des erreurs, bien des préventions, et d'étouffer des haines funestes. Et puisqu'un membre s'était présenté pour l'accuser personnellement, il demandait à être entendu à son tour avec attention et impartialité. — C'est juste, s'écrièrent un certain nombre de membres revenus à de meilleurs sentiments ; et Robespierre descendit de la tribune au milieu d'applaudissements auxquels jusqu'ici la Convention ne l'avait pas habitué[95].

Danton, venant ensuite, réclama, lui aussi, et d'une façon impérieuse, la discussion du rapport ministériel. Puis, s'attachant à tracer une ligne de démarcation bien tranchée entre des hommes qu'avec la plu insigne mauvaise foi les Girondins affectaient de confondre, il fit assez bon marché de l'individu Marat, se posa comme étranger à tout parti et à toute faction ; et quant à ceux qui sans cesse allaient parlant de la faction Robespierre, il déclara qu'ils étaient, à ses yeux, ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens. Par des débats sincères, on saurait bientôt, ajoutait-il, qui méritait la haine ou l'amour des vrais patriotes. — Laisser à Robespierre le champ libre de la discussion, c'était s'exposer à une défaite honteuse. Les Girondins le sentaient bien ; aussi tentèrent-ils un dernier effort pour l'empêcher de se justifier devant la Convention. Buzot prétendit hypocritement que s'il se trouvait calomnié, il devait s'adresser aux tribunaux. A cette invitation dérisoire Robespierre répondit : En ce cas, que la Convention fasse les frais du procès. Buzot alors : S'il fallait que chacun de nous repoussât les calomnies auxquelles il est exposé !... Mais, lui répliqua Robespierre, a ce n'est point par des ministres que vous êtes calomniés. Le président coupa court à ce dialogue en rappelant Robespierre à l'ordre, comme pour donner une preuve de plus de sa déplorable partialité, et la clôture de la discussion fut prononcée.

En ce moment reparut Louvet ; il avait, dit-il, une conjuration publique à dévoiler. Un profond silence se fit dans l'assemblée : curiosité chez les uns, chez les autres désir immodéré d'en finir avec un adversaire redoutable. On croyait peut-être à quelque chose de sérieux ; chacun fut attentif. Résignons-nous donc à entendre l écrivain favori des ruelles, le chantre lascif des amours de Faublas, diffamer, insulter pendant deux grandes heures l'intègre auteur de la Déclaration des droits de l'homme.

 

XIV

Ce n'est pas sans tristesse que nous nous appesantissons sur ces débats navrants ; mais il le faut, car ils sont le point de départ des plus horribles calamités. Ah ! quand on songe aux déplorables conséquences de ces querelles intestines, on ne saurait trop maudire ceux qui les ont suscitées ! Non, pour de simples questions d'amour-propre et d'ambition, jamais fureurs pareilles à celles de la Gironde ne furent déployées chez aucun peuple ni dans aucun temps.

Louvet tira de sa poche un volumineux discours que depuis longtemps il tenait en réserve, car ce n'eût un doute pour personne à présent que l'affaire était un coup monté, comme le dit fort bien Legendre aux Jacobins[96]. Louvet en convint lui-même plus tard de la meilleure grâce du monde. Depuis longtemps, dit-il dans une réplique que de dégoût la Convention refusa d'entendre, sa dénonciation était préparée ; mais Barbaroux l'avait prévenu. Il s'était tu alors, espérant un avenir meilleur, jusqu'au jour où il avait vu Robespierre renouer ses infâmes intrigues, et devant la Convention même poursuivre ses forfaits[97]. Or, comme on a pu s'en rendre compte, Robespierre, depuis la grossière attaque de Barbaroux, avait gardé un silence à peu près complet[98], et, en combattant dans son journal le projet de loi sur la garde départementale, il n'était pas sorti des bornes d'une polémique courtoise. Mais il ne faut pas demander de la logique à ces enfants perdus de la Gironde.

Quand on lit aujourd'hui de sang-froid la Robespierride de Louvet, laquelle, suivant l'expression de l'équitable madame Roland, méritait d'être prononcée dans un sénat qui eût la force de faire justice[99] ; on se demande comment une assemblée sérieuse a pu entendre jusqu'au bout un pareil galimatias, et sa patience à l'écouter suffit à prouver de combien de rivalités intérieures elle était travaillée. Ce morceau déclamatoire, ampoulé, entrecoupé d'apostrophes et d'objurgations réunies çà et là avec un grand talent de rhéteur, et pompeusement intitulé Accusation contre Maximilien Robespierre, ne contenait que des allégations vagues, des dénonciations ne s'appuyant sur aucun document ; tout cela noyé dans des phrases vides et sonores sur le despotisme, et finissant par un trait de saltimbanque[100]. C'était, en somme, un acte d'accusation générale contre la commune du 10 août, coupable de ne s'être pas complètement asservie à l'Assemblée législative ; contre le corps électoral, coupable de n'avoir pas nommé les candidats girondins ; contre le comité de surveillance, contre Marat, contre l'ancien ministre de la justice Danton, et enfin contre Robespierre que, par un de ces tours familiers aux casuistes les plus retors, Louvet s'efforçait de rattacher directement ou indirectement à tous les faits qu'il dénonçait. Revendiquant pour lui et pour ses amis la gloire delà journée du 10 août, journée à laquelle cependant les Brissot, les Vergniaud et les Guadet s'étaient montrés si manifestement opposés, il essayait de rejeter sur ses adversaires, et cela avec la perfidie la plus étonnante, la responsabilité du sang de Septembre.

En résumé, il accusait Robespierre d'avoir, aux Jacobins, exercé le despotisme de la parole ; de n'avoir pas soutenu les patriotes qui, après le 10 mars 1791, s'étaient saisis des rênes du gouvernement, c'est-à-dire les amis de Brissot ; d'avoir permis qu'on le désignât publiquement comme l'homme le plus vertueux de France ; — c'était aussi le crime d'Aristide, selon certain bélitre d'Athènes, — de s'être laissé nommer officier municipal à la suite de la révolution du 10 août, après s'être en quelque sorte engagé à n'accepter aucune fonction et s'être démis de celle d'accusateur public, comme s'il y avait quelque rapport entre une place largement salariée et la fonction d'officier municipal ; d'avoir, comme tel, voulu dicter des lois à l'Assemblée législative, et menacé de faire sonner le tocsin si, conformément au désir de la commune, elle ne changeait pas l'ancien directoire du département en simple commission des contributions publiques ; d'avoir accusé les plus dignes représentants du peuple d'être vendus à Brunswick ; d'avoir enfin marché à grands pas vers ce pouvoir dictatorial, où, ajoutait-il, l'attendaient plusieurs hommes de cœur qui avaient juré, par Brutus, de ne pas le lui laisser plus d'un jour. Quant au crime de Septembre, Louvet, moins affirmatif que son compère Brissot, n'osait aller jusqu'à en rendre Robespierre personnellement responsable ; seulement il le jetait, comme nous l'avons dit, à la tête de tous les adversaires de la faction girondine, à laquelle il réservait complaisamment toute la gloire du 10 août. Ce singulier acte d'accusation concluait à l'examen de la conduite de Robespierre par un comité, et à la mise en état d'accusation immédiat de Marat[101] ; Danton était épargné. Peut-être espérait-on encore l'enrôler dans la coterie ?

La lecture de ce tissu de mensonges et de calomnies froidement méditées fut très-favorablement accueillie ; Louvet quitta la tribune au milieu des applaudissements, et l'impression de son discours fut décrétée séance tenante[102].

Ce fut au milieu de l'émotion générale que Robespierre se présenta à la tribune, non pour répondre tout de suite, mais pour demander à la Convention de fixer le jour auquel il serait entendu. Il aurait certainement pu, avec sa faculté d'improvisateur, pulvériser d'un coup ce réquisitoire si laborieusement échafaudé ; mais il voulut sans doute laisser à l'opinion publique le soin de faire justice elle-même des exagérations de son accusateur, et en cela il se montra fort habile. Comme les murmures l'empêchaient de parler : Citoyens, dit-il d'une voix forte, je vous demande la parole par un décret qui me l'assure, ou que vous rendiez contre moi un décret de proscription. Quelques murmures accueillirent encore ces paroles, mais lui, sans se troubler : Mon intention n'est pas de répondre en ce moment à la longue diffamation préparée dès longtemps contre moi. Je me bornerai à faire une motion d'ordre que la justice nécessite. Je demande un délai pour examiner les inculpations dirigées contre moi, et un jour fixe pour y répondre d'une manière satisfaisante et victorieuse[103]. — C'est juste, c'est juste, s'écrièrent d'une voix presque unanime les membres de l'Assemblée ; et sur la proposition de Robespierre, la Convention décréta qu'il serait entendu le lundi suivant, 5 novembre[104]. Il était six heures du soir quand fut levée cette longue et dramatique séance.

 

XV

Cette lutte prodigieuse d'un homme isolé, vivant à l'écart, étranger à toutes les intrigues, n'appartenant qu'à un parti, celui de sa conscience, a certainement une grandeur qui a échappé à une foule d'historiens intéressés à rapetisser Robespierre[105]. Les Girondins, aveuglés par la haine, ne virent pas que leurs traits s'émoussaient impuissants, par la violence même de leurs coups, et qu'au lieu d'écraser leur victime, ils allaient la grandir. Le peuple de Paris, sur lequel leurs calomnies ne pouvaient avoir prise, se passionna pour Robespierre, dont la popularité s'accrut encore de la persécution à laquelle il était en butte.

Le contre-coup de la séance conventionnelle devait nécessairement se faire sentir avec beaucoup de violence aux Jacobins. Appuyant la motion d'un membre inconnu, Bentabole demanda tout d'abord la radiation de Louvet. Mais, selon Legendre, il valait mieux ajourner la décision de la société au jour où la Convention elle-même aurait prononcé ; car, dit-il, il est impossible que dans un pays libre la vertu succombe sous le crime. — Et lui-même, s'en doutait-il alors ? était destiné à être un des assassins de la vertu. — Fabre d'Églantine réclama un délai pour Louvet. Mais en même temps il montra très-bien combien la peur de laisser échapper Robespierre avait mis l'accusateur en contradiction avec lui-même. Louvet, en effet, s'étant rappelé qu'un jour Guadet avait naïvement engagé Robespierre à se condamner à l'ostracisme pour se punir d'être l'idole du peuple, avait proposé, lui, à la Convention de rendre, comme dans l'ancienne Grèce, une loi de bannissement contre tout homme dont le nom aurait été un sujet de division entre les citoyens, de manière à pouvoir proscrire Robespierre pour ses vertus si l'on ne pouvait le punir pour ses crimes. Après avoir signalé cette contradiction au moins singulière, Fabre demandait à la société d'inviter Pétion à se porter comme médiateur entre les adversaires. Il avait été témoin de sa douleur à la Convention en présence du scandale soulevé par ses amis de la Gironde, et il croyait pouvoir répondre que l'ancien maire de Paris ne se laisserait pas détourner par les intrigants.

Hélas ! il connaissait bien mal Pétion. Merlin (de Thionville), qui soupçonnait sans doute ce qu'il y avait de faux et d'indécis dans ce caractère masqué sous un air de bonhomie, s'opposa vivement à cette idée de prendre Pétion pour juge entre Louvet et Robespierre, entre les principes et l'erreur. Petion n'était-il pas faillible ? Eh ! où en serions-nous, s'écria-t-il, s'il venait à diverger. Petion n'était-il pas le commensal assidu de Roland ? Ne recevait-il pas intimement Brissot, La Source, Vergniaud, Barbaroux ? Une pareille mesure lui paraissait donc de nature à avilir la société, à compromettre les principes ; à sa voix, elle fut repoussée au milieu des plus vifs applaudissements. L'événement va prouver tout à l'heure à quel point Merlin avait raison[106].

Robespierre jeune monta à son tour à la tribune, tout ému des périls dont son frère était environné. Citoyens, j'ai eu un grand effroi, il me semblait que des assassins allaient poignarder mon frère. Autour de lui, dans la Convention même, il avait entendu des hommes s'écrier que Robespierre ne périrait que de leurs mains. Et cela au moment où les ennemis de son frère, maîtres du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, disposaient de toutes les ressources de l'État. En présence de tant de forces coalisées contre elle, l'innocence triompherait-t-elle ? Il était bien permis d'en douter quand on songeait qu'un roman, un tissu de mensonges, avait été écouté du premier mot jusqu'à la fin, et même applaudi. Mais, ajoutait-il, que l'innocent succombe, la liberté ne périra pas, elle ne tient pas à un seul homme. Puis, prenant à partie les persécuteurs de son frère, il racontait qu'en sa présence Anacharsis Cloots disait à Pétion et à Danton qu'il était obligé de rompre des lances chez le ministre de l'intérieur pour l'unité de la République. C'est d'ailleurs ce que Cloots va longuement développer dans sa célèbre brochure Ni Roland ni Marat. Danton lui-même, en pleine Convention, avait formellement accusé Roland d'avoir songé, dans les moments de crise, à transporter le gouvernement autre part qu'à Paris. Les continuelles déclamations des Girondins contre la capitale contribuèrent singulièrement à fortifier cette opinion qu'ils voulaient rompre l'unité de la République ; et, pour avoir avec tant d'acharnement et de haine poursuivi des plus absurdes accusations et des plus noires calomnies des patriotes de la trempe de Robespierre, ils vont entendre, à leur tour, gronder autour d'eux de terribles accusations, et ils finiront par être victimes des passions violentes qu'ils ont eux-mêmes déchaînées.

Après Augustin monta à la tribune un homme dont Robespierre avait tenu l'enfant sur les fonts de baptême, c'était Deschamps, le marchand mercier de la rue Bethisy. Il venait dénoncer un membre-même de la société qui, la veille, dans un restaurant, avait dit hautement qu'il fallait se débarrasser de Robespierre et de Marat comme de Ji personne du ci-devant roi, et que depuis longtemps on se serait défait du premier s'il n'était pas toujours entouré de coupe-jarrets. Et apercevant l'homme auquel il faisait allusion : C'est Baumier, le voilà, dit-il, qu'il réponde.

Patriote sincère, Baumier, comme tant d'autres, avait été circonvenu par les intrigants de la faction girondine. Après avoir rappelé les nombreux ouvrages publiés par lui en faveur de la liberté, ses discours pleins de patriotisme, Baumier nia le propos qui lui était attribué ; j mais, sur la foi du serment, Deschamps attesta la vérité de sa dénonciation, et déjà la radiation de Baumier était réclamée de toutes parts j quand Robespierre intervint. Au nom de la patrie, il conjura ses concitoyens d'abjurer toute discussion personnelle ; et, sur sa demande, la société passa à l'ordre du jour[107].

Il faut dire un mot de ce que les farceurs ont appelé et appellent encore les Gardes du corps de Robespierre, mot emprunté au vocabulaire de Louvet[108]. Il y a à cet égard une légende qui mérite d'être rapportée. En le voyant perpétuellement en butte aux menaces d'une coterie puissante, de généreux citoyens résolurent de veiller mystérieusement sur ses jours et de lui faire un rempart de leurs corps contre les poignards des bravi de la Gironde ou de l'aristocratie ; car, si un langage était bien propre à provoquer quelques fanatiques à l'assassinat, c'était celui du tendre auteur de Faublas. On cite, entre autres, un fort de la halle, homme d'une vigueur peu commune, qui, à la nouvelle des dangers dont paraissait environné Robespierre, prit avec lui-même l'engagement de veiller à la sûreté du représentant menacé. Chaque matin, armé d'une grosse canne, il allait l'attendre rue Saint-Honoré, le suivait à distance jusqu'à la Convention, et, le soir, ne le quittait que lorsqu'il l'avait vu rentrer dans la maison de son hôte[109]. D'autres partagèrent ce dévouement obscur, ignoré de Robespierre, par exemple l'imprimeur Nicolas et le serrurier Didier, ami de Duplay. Quant à lui, il ne connut même pas la vigilance assidue dont il était l'objet de la part de quelques amis connus et inconnus. Tels étaient ces fameux gardes du corps de Robespierre : de braves gens bien désintéressés, et dont, après Louvet et le facétieux Courtois, se sont moqués ces plaisants de l'histoire qui, en revanche, ne manquent pas de s'incliner, pleins de respect, devant les prétoriens des majestés royales.

 

XVI

Cependant les Girondins commençaient à n'être pas sans inquiétude sur les résultats de leur croisade contre Robespierre. Ils avaient espéré l'emporter de haute lutte, et compté que l'Assemblée, cédant à la force de la coalition, frapperait leur ennemi sans l'entendre, comme dans la suite devaient l'obtenir de la Convention les Thermidoriens plus heureux. Cet ajournement à huitaine leur donnait à penser. Ils essayèrent de brusquer les choses. Leurs journaux portèrent aux nues le discours de Louvet[110]. Seule la Chronique de Paris garda le silence. Placé entre la cause de la justice et les fureurs de ses amis, Condorcet prit cette fois parti pour la première. Mais Girey-Dupré, mais Gorsas s'en donnèrent à cœur joie[111] ; il fallait perdre Robespierre dans l'esprit des départements.

Le lendemain même, 30 octobre, Buzot reproduisait son projet de loi contre les écrits séditieux. Bailleul, ne le trouvant point encore assez arbitraire, voulait que parmi les provocateurs au meurtre un englobât ceux qui, par affiches, imprimés ou de vive voix donneraient à entendre, etc. Ducos, indigné, demanda le renvoi de cette motion au grand inquisiteur et un article additionnel pour l'auto-dafé[112]. On voit où les Girondins en arrivaient, dans leur désir immodéré de sauvegarder le pouvoir dont ils étaient maîtres, et quel respect ils avaient pour La liberté, que finissent toujours par détruire les lois censément destinées à réprimer la licence. Le vrai parti de l'ordre, auquel appartenait Robespierre, n'aime pas la liberté transformée en bacchante ; mais il déteste les lois de rigueur édictées contre les écrits séditieux, car il sait combien est élastique ce dernier terme, et à quelles interprétations dangereuses pour la liberté il peut prêter. D'observations assez étendues présentées par Lepeletier, il résulta clairement pour tous que Buzot, Roland, Bailleul et leurs amis laissaient loin derrière eux les réacteurs du comité de révision de la Constituante. La liberté de la presse ou la mort ! s'écria Danton d'une voix tonnante aux applaudissements de la plus grande partie de l'Assemblée.

Mais les Girondins n'étaient pas hommes à abandonner si facilement la partie. Barbaroux rentra dans-la lice, et après de longues considérations tendant principalement à prouver la nécessité de casser le conseil général de la commune et d'établir à sa place une commission provisoire nommée par le directoire du département, — ce qui, par parenthèse, était un assez violent démenti donné au principe de l'élection par ce fervent républicain de la Gironde, — il reprit contre Robespierre sa thèse du 25 septembre dernier, accrue de toutes les inventions plus ou moins absurdes dont Louvet avait émaillé son discours. Pour le coup, la patience de la Convention se lassa ; les Girondins finissaient aussi par trop laisser passer le bout de l'oreille. Nous demandons une seconde lecture du rapport de Louvet, s'écrièrent à la fois plusieurs membres. Après des observations réitérées, le président, qui la veille avait mis tant d'acharnement à empêcher Robespierre de répondre à une insinuation perfide de Roland, — c'était Guadet, — voulut bien s'apercevoir qu'en effet Barbaroux était fort loin de la question, et d'un ton presque affectueux : Barbaroux, on m'observe et je vois effectivement que vous n’êtes pas dans la question[113]. Mais, tout en réservant pour un autre jour ses dénonciations contre Robespierre, l'ardent Marseillais continua sa diatribe, et, comme un mensonge de plus ou de moins ne lui coûtait guère, il prétendit que la section des Piques, présidée par Robespierre, avait invité la commune à envoyer à chaque municipalité, non pas un, mais vingt-quatre exemplaires d'un arrêté municipal cassé par la Convention et par lequel le conseil général avait protesté contre la formation d'une garde départementale autour de la Convention. Or, non-seulement Robespierre ne présidait pas sa section — celle de la place Vendôme, devenue section des Piques —, mais, depuis l'ouverture de la Convention, il n'y avait pas paru, comme nous l'avons démontré plus haut[114]. L'Assemblée, sans s'occuper davantage du projet de loi de Barbaroux, se contenta de mander à la barre dix membres du conseil général qu'avait inculpés le ministre de l'intérieur ; toutefois elle ne donna pas de suite à l'accusation, désarmée qu'elle fut le lendemain par d'assez plates explications de Chaumette, orateur et futur procureur de la commune.

En même temps, et pour avoir des hommes sûrs à leur disposition, les Girondins, de leur autorité privée, faisaient venir des départements une masse considérable de recrues et de gardes nationales, soldats indisciplinés qui, appelés dans la capitale, sous le prétexte de rétablir le calme, y répandaient l'inquiétude et le désordre. Ce n'étaient plus les soldats de la patrie, c'étaient les soldats d'une faction. Dans les villes où ils séjournaient en passant, ils se disaient destinés à contenir à Paris le parti de Marat et de Robespierre[115]. C'était, en effet, une tactique des Girondins, tactique odieuse, d'accoupler désormais les noms de ces deux hommes, de caractère si différent, et si étrangers l'un à l'autre. Les sections s'émurent de voir dans Paris un tel rassemblement de troupes inattendues, et elles se plaignirent au nouveau ministre de la guerre, Pache, qui, depuis peu, avait remplacé Servan. Pache, sur lequel la Gironde avait compté comme sur un instrument docile de ses haines, répondit qu'il n'avait pas appelé de troupes à Paris ; qu'il ne connaissait aucune cause qui y rendît leur présence nécessaire, et que le premier ordre qu'elles recevraient de lui serait celui de leur départ, parce que ce n'était pas le moment d'enchaîner ici le courage des légions de la République[116]. Mais déjà la capitale était inondée d'hommes armés, tous pleins des passions de ceux qui les avaient mandés.

Dans la journée du 3 novembre, des dragons de la liberté et des fédérés, au nombre de six cents environ, parcoururent la ville au galop de leurs chevaux, le sabre nu à la main, en poussant des clameurs menaçantes contre les patriotes désignés à leurs vengeances par les Roland et les Barbaroux. Sur les boulevards, devant les cafés, ils s'arrêtaient et chantaient des couplets de circonstance dont le refrain, qu'ils répétaient à tue-tête, était :

La tête de Marat, Robespierre et Danton,

Et de tous ceux qui les défendront,

Ô gué !

Du récit d'un journal du temps, assez peu favorable d'ailleurs à Robespierre, il semble résulter que la plupart de ces soldats étaient avinés. Ils quittaient la table pour aller crier par les rues : Vive Roland ! À LA GUILLOTINE ROBESPIERRE ! Point de procès au roi ![117] Qui les avait payés ?

Dénoncés le soir aux Jacobins par Bentabole et par quelques autres membres, ces faits y excitèrent de légitimes colères ; mais combien elles restaient au-dessous des fureurs de la Gironde ! Qu'on lise le compte rendu des débats de cette séance dans un journal complètement hostile à Robespierre, payé et rédigé par ses adversaires, et l'on verra de quelle gravité demeura enveloppée l'indignation de cette société, si calomniée elle aussi[118] ! Et qui n'eût partagé cette indignation quand on sut que le ministre de l'intérieur, s'autorisant d'un décret qui lui permettait de répandre les bons ouvrages aux frais de l'État, venait de faire tirer à quinze mille exemplaires le discours de Louvet, et de l'envoyer dans tous les départements avec l'odieux pamphlet de Brissot[119] ? Or, la Convention avait bien décrété l'impression du discours de Louvet, mais non pas son envoi aux départements, voulant, pour rendre toutes choses égales, attendre au moins la justification de Robespierre. Aussi entendit-on Thuriot s'écrier que s'il était prouvé qu'au mépris du vœu formellement exprimé par la Convention, Roland eût fait distribuer le discours de Louvet, il fallait poursuivre et punir Roland. Et sur-le-champ Merlin (de Thionville) déclara tenir de l'imprimeur lui-même, de Baudoin, que, par l'ordre du ministre de l'intérieur, on avait tiré quinze mille exemplaires du discours de Louvet, et que le bon en avait été remis aux commissaires de la salle[120]. Eh bien ! je le demande à tous les hommes impartiaux, si aujourd'hui même, à l'heure où j'écris ces lignes, un ministre se permettait un acte analogue à celui du vertueux Roland, s'il employait les fonds de l'État à répandre à profusion dans nos communes un odieux libelle contre un membre du Corps législatif accusé par un de ses collègues, si par là enfin il le désignait ouvertement aux ressentiments des esprits trop crédules, et peut-être au poignard de quelque fanatique, n'y aurait-il pas contre lui un déchaînement universel Et pourtant nous n'avons point la prétention de vivre sous un régime de liberté. Hélas ! en quelles mains était tombée la République française ! En vérité, je le répète, quand après cela je vois des gens s'étonner hautement de l'opposition faite au ministre Roland par les démocrates de 1792, je me dis que ces gens-là sont ou bien naïfs ou bien ignorants.

Robespierre jeune dénonça toutes ces manœuvres comme étant destinées à abattre le courage des amis de la liberté. A Paris on opposait des baïonnettes aux patriotes ; dans les départements on les combattait par d'affreux libelles. Saint-Just parut aussi a la tribune, le cœur ulcéré des persécutions dirigées contre l'homme auquel l'attachait si étroitement une admiration sincère. Car la vertu, comme le vice, a ses prosélytes. Et certes, Saint-Just n'était pas d'une trempe à se laisser subjuguer par un esprit médiocre ou à servir des intentions liberticides, même chez son plus cher ami. Il ne savait quel coup se préparait ; mais ces agitations de la capitale, ces troupes inconnues qui la sillonnaient en tous sens, tout cela lui semblait horriblement suspect. On propose des accusations contre des représentants du peuple, disait-il, encore un moment et l'on proposera de juger le peuple, et Barbaroux donnera des conclusions contre le souverain. Et il laissait échapper cette parole magnifique : Quel gouvernement que celui qui plante l'arbre de la liberté sur l'échafaud et met la faux de la mort entre les mains de la loi ! Il ne se doutait guère alors combien fatal et contagieux serait ; l'exemple des Girondins ; car, et ce sera leur tache éternelle, ce sont eux, les insensés ! qui ont poussé la Convention à porter la main sur ses propres membres.

A quelques citoyens qui mettaient en avant des moyens de conciliation, Robespierre jeune répondait : Il n'y a point d'entente possible entre des hommes voulant la Révolution pour leur profit et des patriotes divisés d'opinions et quelquefois de principes. Au milieu de ces partis divers, l'innocence succomberait peut-être, mais, répétait-il mélancoliquement, citoyens de Paris, soyez calmes, laissez sacrifier Maximilien Robespierre, la perte d'un homme n'entraînera pas la perte de la liberté. Des voix nombreuses se récrièrent, assurant qu'on ne laisserait pas sacrifier un tel homme. Robespierre sera justifié, s'écria Legendre, et il compara à une goutte d'huile nageant sur une masse d'eau sans la troubler, la promenade furieuse des dragons et des fédérés au milieu des rues de la capitale[121]. Ce qui voulait dire que les-citoyens de Paris ne se laisseraient pas intimider. Prochain en effet était le triomphe de Robespierre, car on se trouvait au soir du dimanche 4 novembre, et le lendemain était le jour fixé par la Convention pour entendre sa réponse à Louvet.

 

XVII

Cette réponse était attendue comme un événement ; amis et ennemis éprouvaient une égale impatience, les uns inquiets du résultat d'une cause si juste pourtant, les autres croyant déjà peut-être tenir la victoire, et n'ayant rien négligé pendant les huit jours qui venaient de s'écouler pour assurer la perte de leur adversaire. La veille même, une députation de fédérés était venue dire à la Convention qu'un certain nombre de ses membres étaient désignés aux poignards des proscriptions tribunitiennes[122], et l'on avait voté l'impression de l'adresse des fédérés.

Une multitude de citoyens avaient passé la nuit aux portes de la salle pour entrer les premiers[123], et une fouie immense encombrait les abords de la Convention dans la matinée du 5. De fortes patrouilles sillonnaient la terrasse des Feuillants, comme si l'on se fût méfié du peuple, comme si l'on eût redouté quelque entreprise de nature à peser sur la décision de l'Assemblée[124]. La séance était présidée par Hérault-Séchelles. C'était déjà une garantie que l'orateur ne serait point systématiquement interrompu dans sa justification. Quand le président annonça que l'ordre du jour appelait la discussion sur la dénonciation de Louvet contre Robespierre, une sorte de frisson involontaire parcourut toute la salle ; les citoyens garnissant les tribunes ne purent retenir leurs applaudissements, et le président dut les rappeler à l'ordre et au respect[125].

Citoyens délégués du peuple, dit Robespierre en commençant, une accusation sinon très-redoutable, au moins très-grave et très-solennelle a été intentée contre moi devant la Convention nationale ; j'y répondrai parce que je ne dois pas consulter ce qui me convient le mieux à moi-même, mais ce que tout mandataire du peuple doit à l'intérêt public. J'y répondrai parce qu'il faut qu'en un moment disparaisse le monstrueux ouvrage de la calomnie si laborieusement élevé pendant plusieurs années peut-être, parce qu'il faut bannir du sanctuaire des lois la haine et la vengeance pour y rappeler les principes et la concorde. Citoyens, vous avez entendu l'immense plaidoyer de mon adversaire ; vous l'avez même rendu public par la voie de l'impression ; vous trouverez sans doute équitable d'accorder à la défense la même attention que vous avez donnée à l'accusation.

 

Puis, répondant tout de suite au reproche d'aspirer au pouvoir suprême, dictature, triumvirat ou tribunat, car l'opinion de ses adversaires ne lui avait pas paru bien fixée sur ce point, il rappelait que le premier dans ses discours et dans ses écrits il avait réclamé une Convention nationale comme le seul remède aux maux de la patrie, et que cette proposition avait été dénoncée comme incendiaire par ceux qui aujourd'hui se proclamaient les fondateurs de la République. Et par quelle voie se serait-il frayé un chemin vers la dictature ? Où étaient ses armées, ses trésors, les grandes places dont il était pourvu pour maîtriser Paris et les départements ? Toute la puissance exécutive ne résidait-elle pas au contraire dans les mains de ses adversaires ? Il aurait donc fallu démontrer qu'il était complètement fou ; mais alors comment des gens sensés se seraient-ils donné la peine de composer tant de discours et d'écrits, auraient-ils déployé tant de moyens pour le présenter à la Convention et à toute la France comme le plus redoutable des conspirateurs ?

Prenant ensuite un à un tous les faits articulés contre lui par Louvet, il répondit de la façon la plus précise, comme pour mieux contraster avec l'attaque, où tout était à dessein si nuageux et si entortillé. On avait essayé de l'écraser du nom de Marat, en le rendant responsable de l'élection de l'Ami du peuple ; nous avons dit déjà de quelle façon victorieuse il répondit à ce chef d'accusation au moins étrange[126]. Il se montra certainement supérieur à Danton, en ne sacrifiant pas lâchement Marat aux ressentiments de la Gironde. Comme on l'a vu, il s'expliqua sur son compte, sans en dire ni plus de bien ni plus de mal qu'il n'en pensait ; car, put-il ajouter sans crainte d'être démenti, je ne sais point trahir ma pensée pour caresser l'opinion générale. Louvet lui avait fait un crime d'avoir mal parlé de Priestley qu'avait rendu cher aux patriotes français la persécution dont le célèbre docteur avait été l'objet en Angleterre ; il opposa à cette assertion un démenti formel, et pourtant il eût eu quelque droit d'en vouloir à ce savant étranger. En effet, circonvenu par la Gironde, Priestley avait, dans des lettres soigneusement répandues par Roland, rabâché contre lui les déclamations calomnieuses des orateurs girondins. Pour en finir avec Marat, dont on essayait de le rendre solidaire, il demandait si son amour et ses combats pour la liberté depuis le commencement de la Révolution ne lui avaient pas suscité assez d'ennemis sans qu'il fût besoin de lui imputer encore des excès qu'il avait évités et des opinions qu'il avait lui-même condamnées le premier.

Quant au singulier reproche d'avoir exercé aux Jacobins un despotisme d'opinion, c'était certainement la plus bizarre accusation qu'un ami de la liberté pût élever contre un citoyen ; car enfin cet empire appartenait à tout homme qui énonçait de grandes vérités, à la raison éternelle et à tous ceux qui voulaient écouter sa voix. Pour lui d'ailleurs, depuis la journée du 10 août, il n'avait pas assisté plus de six fois aux séances de la société ; et si le reproche portait sur l'époque antérieure, c'était donc le procès qu'on faisait à la révolution même du 10 août, puisqu'elle avait été provoquée et avancée par les discussions journalières dont cette société avait été le théâtre. Mais dès le mois de janvier précédent la lutte avait déjà éclaté entre lui et ses dénonciateurs. Elle était née à l'occasion des débats sur la guerre, et l'on n'a pas oublié peut-être combien modérée avait été la conduite de Robespierre à côté de celle de ses contradicteurs irrités de la supériorité de leur adversaire. De quel droit, disait Maximilien, venaient-ils demander à la Convention de venger les disgrâces de leur amour-propre ? Cette haine monstrueuse des Girondins contre Robespierre avait uniquement sa source, — nous le prouverons tout à l'heure par leurs propres aveux, — dans les échecs successifs qu'ils avaient subis au club des Jacobins. Soyez au moins aussi généreux qu'un roi, leur disait-il ironiquement, imitez Louis XVI, et que le législateur oublie les injures de M. Louvet.

Un des chapitres les plus travaillés du discours diffamatoire de Louvet était celui qui concernait la conduite de Robespierre au sein du conseil général. Il lui avait reproché jusqu'à la manière dont il s'était présenté dans la salle du conseil, et il avait vu une preuve de ses projets de dictature dans son affectation à diriger ses pas vers le bureau ; car telle était la puérilité de la plupart des arguments de l'auteur de Faublas. Il fallut que Robespierre apprit à la Convention que si, en effet, en arrivant dans la salle du conseil il avait dirigé ses pas vers le bureau, c'était afin de faire vérifier ses pouvoirs[127]. Ayant à défendre les actes de la commune, calomniés et défigurés par Louvet, il s'effaça noblement, et, ne voulant pas prétendre à une gloire à laquelle il n'avait pas droit, il se réjouit de ce qu'un grand nombre de citoyens avaient mieux que lui servi la chose publique. Il se consolait du reste en pensant que les intrigues disparaîtraient avec les passions qui les avaient enfantées, tandis que les grandes actions et les grands caractères surnageraient seuls dans l'avenir. Impossible de mieux peindre, d'expliquer plus nettement les suites de la révolution du 10 août. Après avoir déclaré bien hautement, et sans que personne élevât la voix pour le contredire, que jamais au sein du conseil général il n'avait appartenu à aucune espèce de commission, qu'il ne s'était mêlé en aucune manière à aucune opération particulière, qu'il n'avait pas un seul instant présidé la commune, et que jamais il n'avait eu la moindre relation avec le comité de surveillance tant calomnié[128], il répondait cette fois comme ce consul de Rome accusé par Clodius d'avoir violé les lois en étouffant la conjuration de Catilina : Je jure que nous avons sauvé la patrie. On s'était plaint de quelques arrestations illégales, comme si en temps de révolution il était possible d'apprécier, le code criminel à la main, les précautions exigées par le salut public. Pourquoi ne pas recueillir aussi les plaintes de tous les écrivains royalistes dont les plumes s'étaient trouvées brisées ? Que ne nous reprochez-vous, continuait-il, d'avoir consigné tous les conspirateurs aux portes de cette grande cité ? Que ne nous reprochez-vous d'avoir désarmé les citoyens suspects ? d'avoir écarté de nos assemblées les ennemis reconnus de la Révolution ? Que ne faites-vous le procès à la fois et à la municipalité, et à l'assemblée électorale, et aux assemblées primaires mêmes des cantons, et à tous ceux qui nous ont imites ? Car toutes ces choses-là étaient illégales, aussi illégales que la Révolution, que la chute du trône et de la Bastille, aussi illégales que la liberté elle-même.

Il faudrait tout citer dans cette admirable réponse, mais la place nous manque. Cependant, comment ne pas mettre sous les yeux du lecteur ces réflexions si vraies :

Quelle idée s'et-on donc formée de la dernière révolution ? La chute du trône paraissait-elle donc si facile avant le succès ? Ne s'agissait-il que de faire un coup de main aux Tuileries ? Ne fallait-il pas anéantir dans toute la France le parti des tyrans, et par conséquent communiquer à tous les départements la commotion salutaire qui venait d'électriser Paris ? Et comment ce soin pouvait-il ne pas regarder ces mêmes magistrats qui avoient appelé le peuple à l'insurrection ? Il s'agissait du salut public, il y allait de leurs têtes, et on leur a fait un crime d'avoir envoyé des commissaires aux autres communes pour les engager à avouer, à consolider leur ouvrage ! Que dis-je ? la calomnie a poursuivi ces commissaires eux-mêmes. A peine les circonstances qui avoient enchaîné les ennemis du peuple ont-elles cessé, les mêmes corps administratifs, tous les hommes qui conspiraient contre lui sont venus les calomnier devant la Convention nationale elle-même. Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? Quel est cet esprit de persécution qui est venu réviser pour ainsi dire celle qui a brisé nos fers ? Mais comment peut-on soumettre à un jugement certain les effets que peuvent entraîner ces grandes commotions ? Qui peut, après coup, marquer le point précis où devaient se briser les flots de l'insurrection populaire ? A ce prix quel peuple pourrait jamais secouer le joug du despotisme ? Car, s'il est vrai qu'une grande nation ne peut se lever par un mouvement simultané, et que la tyrannie ne peut être frappée que par la portion des citoyens qui est plus près d'elle, comment ceux-ci oseront-ils l'attaquer, si, après la victoire, les délégués venant des parties éloignées de l'État, peuvent les rendre responsables de la durée ou de la violence de la tourmente politique qui a sauvé la patrie ? Ils doivent être regardés comme fondés de procuration tacite pour la société tout entière. Les François amis de la liberté, réunis à Paris au mois d'août dernier, ont agi à ce titre au nom de tous les départements ; il faut les approuver ou les désavouer tout à fait. Leur faire un crime de quelques désordres apparents ou réels, inséparables d'une grande secousse, ce serait les punir de leur dévouement. Ils auraient le droit de dire à leurs juges : Si vous désavouez les moyens que nous avons employés pour vaincre, laissez-nous les fruits de la victoire. Reprenez votre constitution et toutes vos lois anciennes, mais restituez-nous le prix de nos sacrifices et de nos combats. Rendez-nous nos concitoyens, nos frères, nos enfants qui sont morts pour la cause commune. Citoyens, le peuple qui vous a envoyés a tout ratifié. Votre présence ici en est la preuve ; il ne vous a pas chargés de porter l'œil sévère de l'inquisition sur les faits qui tiennent à l'insurrection, mais de cimenter par des lois justes la liberté qu'elle lui a rendue. L'univers, la postérité ne verra dans ces événements que leur cause sacrée et leurs sublimes résultats ; vous devez les voir comme eux. Vous. devez les juger, non en juges de paix, mais en hommes -d'État et en législateurs du monde. Et ne pensez pas que j'aie invoqué les principes éternels, parce que nous avons besoin de couvrir d'un voile quelques actions répréhensibles. Non, nous n'avons point faibli, j'en jure par le trône renversé, et par la République qui s'élève.

 

Cette fermeté de langage jointe à tant de modération, la vérité des tableaux mis par l'orateur sous les yeux de l'Assemblée, — car il avait su dépeindre admirablement les derniers événements, — impressionnaient vivement la Convention ; elle se sentait sous le charme, et d'instant en instant éclataient de chaleureux applaudissements[129].

Louvet, en faisant allusion dans son discours aux massacres de Septembre, avait généralisé de la façon la plus vague. C'était, comme nous l'avons dit déjà, la tactique des Girondins d'essayer de rejeter sur leurs adversaires la responsabilité du sang versé dans ces journées. Si vaguement formulée qu'ait été ici la calomnie de Louvet, un journal, qui flottait entre l'un et l'autre parti, ne put s'empêcher de manifester son étonnement qu'on eût insidieusement rappelé ces journées dans une accusation dirigée contre Robespierre. Le peuple n'a pas été peu surpris d'entendre inculper l'Incorruptible dans l'affaire du 2 septembre ![130] Bien différent des Girondins dont les uns s'étaient extasiés, dont les autres avaient complaisamment jeté un voile sur ces massacres, et qui aujourd'hui s'en faisaient assez déloyalement une arme de parti, Robespierre se contenta d'expliquer historiquement les causes de ces sombres et fatales journées, et son explication, en dépit de toutes les narrations mensongères des historiens-libellistes, restera la vérité dans l'histoire. Nous nous sommes suffisamment expliqué sur ce sujet dans notre précédent livre, nous n'avons pas à y revenir[131]. Remettons seulement sous les yeux du lecteur ces fières paroles que ni Louvet, ni personne, ne releva : Ceux qui ont dit que j'avais eu la moindre part aux événements dont je parle, sont des hommes ou excessivement crédules ou excessivement pervers. Quant à l'homme qui, comptant sur le succès de la diffamation, a cru pouvoir imprimer impunément que je les avais dirigés, je me contenterais de l'abandonner au remords si le remords ne supposait une âme ! Mais Louvet, qui maintenant accusait avec tant d'acrimonie le conseil général de la commune, où ses amis ni lui n'avaient pu dominer, et l'assemblée électorale qui ne l'avait point élu, ne s'était pas toujours montré animé à leur égard d'aussi mauvais sentiments ; Robespierre le lui rappela assez cruellement. Honneur au conseil général de la commune, il a fait sonner le tocsin, il a sauvé la patrie ! tel avait été à peu près le début emphatique d'une des affiches de la Sentinelle, ce journal rédigé par Louvet aux frais du ministre de l'intérieur, c'est-à-dire de l'État. C'était alors le temps des élections, ajoutait Robespierre.

Louvait sentait bien où le bât le blessait. Il avait déclaré assez présomptueusement, dans sa harangue, que ses adversaires crieraient quand il mettrait le doigt sur la plaie ; il fut, paraît-il, singulièrement touché lui-même à l'endroit sensible, car il cria de douleur, et cria très-fort. Je m'engage à répondre à tout[132].

C'était, continua Robespierre, dans les premiers jours de septembre. On assure qu'un innocent a péri. C'est beaucoup, sans doute ; citoyens, pleurez cette méprise cruelle ; nous l'avons pleurée dès longtemps ; c'était un bon citoyen ; c'était donc l'un de nos amis. Pleurez même les victimes coupables, réservées à la vengeance des lois, qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire ; mais que notre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines.

Gardons quelques larmes pour des calamités plus touchantes. Pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie ; pleurez nos citoyens expirant sous leurs toits embrasés, et les fils des citoyens massacrés au berceau ou dans les bras de leurs mères. N'avez-vous pas aussi des frères, des enfants, des épouses à venger ? La famille des législateurs français, c'est la patrie ; c'est le genre humain tout entier, moins les tyrans et leurs complices. Pleurez donc, pleurez l'humanité abattue sous leur joug odieux. Mais consolez-vous, si, imposant silence à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays et préparer celui du monde. Consolez-vous, si vous voulez rappeler sur la terre l'égalité et la justice exilées, et tarir par des lois justes la source des crimes et des malheurs de vos semblables. La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m'est suspecte. Cessez d'agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran, ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers.

 

Il était impossible, je le répète, d'expliquer plus naturellement et avec plus d'éloquence des événements dont on ne pouvait charger exclusivement la mémoire de quelques hommes, qu'à la condition de laisser peser sur toute une population une accusation de lâcheté mille fois plus odieuse que n'eût été la cruauté, de ceux a qui les Girondins avaient à présent la prétention de les attribuer. Comme Robespierre aurait eu beau jeu à retourner l'accusation contre ses adversaires mais en déclinant toute solidarité dans ces événements, il se montra généreux, s'inspira uniquement de sa conscience, et donna, je persiste à le dire, la seule explication véritable, celle qui restera vraie devant l'histoire.

Son dénonciateur, en des termes violents et outrageux dont on a la satisfaction de ne pas trouver d'équivalent dans sa réponse, lui avait reproché d'avoir continuellement tourmenté, méconnu et outragé le Corps législatif, espèce de figure oratoire, disait Robespierre, par laquelle Louvet travestissait deux pétitions qu'au nom du conseil général de la commune il avait eu mission, lui Robespierre, de présenter à l'Assemblée législative. Nous avons parlé dans notre précédent livre des trois occasions où Robespierre avait été chargé d'exprimer des vœux au sein du Corps législatif, deux fois par la commune, une fois par sa section. Une députation de la commune était venue un jour prier l'Assemblée de supprimer le directoire du département, lequel, sur la proposition de Lacroix, avait été transformé en simple commission des contributions publiques. Le décret de l'Assemblée ayant été dénaturé par le ministre de l'intérieur, la députation de la commune était revenue pour se plaindre, et à ce sujet Maximilien s'était trouvé accusé par Louvet, dont l'allégation avait été soutenue par Lacroix, d'avoir menacé le Corps législatif du tocsin, s'il n'était pas fait droit aux prétentions de la commune. Robespierre, tenant à ne laisser sans réponse aucune des inculpations de son accusateur, réfuta vivement celle-ci ; comme on l'a vu déjà, Lacroix s'était trompé. Quelqu'un, en effet, dans un moment d'humeur avait tenu le propos imputé à Maximilien, propos assez compréhensible d'ailleurs au lendemain même d'une révolution violente, mais lui-même en avait sur-le-champ blâmé l'auteur. Un ancien membre de l'Assemblée législative, nommé Renaud, étranger aux passions qui divisaient la Convention, se leva alors et dit : J'atteste le fait que vient d'énoncer Robespierre[133].

Cet incident vidé[134], il avait à répondre à un autre reproche, celui d'avoir dénoncé, le jour même des massacres, quelques hommes du parti de la Gironde qu'il supposait vendus à Brunswick et dont, avait insinué Louvet, il aurait voulu compromettre la sûreté. Nous avons rapporté plus haut ses explications si claires à cet égard, nous passerons donc rapidement. J'ai déjà, dit-il, répondu à cette infamie en rappelant que j'avais cessé d'aller à la commune avant ces événements qu'il ne m'était pas plus donné de prévoir que les circonstances subites et extraordinaires qui les ont amenés[135]. En dénonçant, après beaucoup d'autres membres, dans la soirée du 2 septembre et non pas du 1er, un parti puissant vendu à Brunswick, avait-il indiqué nommément quelqu'un ? Cela est au moins douteux. Ses paroles n'ont pas été recueillies ; et le procès-verbal de la commune, déjà cité par nous, mentionne son discours en trois lignes[136]. Peut-être désigna-t-il Carra et Brissot ; nous avons dit pourquoi ; mais on sait quel démenti énergique, non relevé, il donna à Vergniaud le jour où ce dernier lui reprocha d'avoir incriminé la plupart des membres de la Gironde. Et quand l'impudent Louvet, qui de son propre aveu n'assistait plus aux séances du conseil général, lui prêta, dans cette réplique dont la Convention refusa d'entendre la lecture, une phrase où se trouvent inculpées ia Gironde en masse et la commission des Vingt-et-un tout entière, il commit un abominable mensonge[137] ; mais c'était un moyen de grossir le nombre des ennemis de Robespierre.

Revenons à cette magnifique défense dont la fin est empreinte d'un caractère de grandeur qui acheva de subjuguer la Convention. Robespierre ne pouvait manquer, en passant, de dire un mot ni du dernier rapport de Roland, signal de cette levée de boucliers contre lui, ni de cette lettre énigmatique gauchement présentée, disait-il, à la curiosité de l'Assemblée, lettre anonyme dont on connaissait l'auteur, ce vil Marcandier, ni de tous ces journaux, pamphlets et libelles distribués à grands frais dans toutes les communes par les soins du ministre de l'intérieur. Ô homme vertueux, homme exclusivement, éternellement vertueux, où vouliez-vous donc aller par ces routes ténébreuses ? Vous avez essayé l'opinion... Vous vous êtes arrêté, épouvanté vous-même de votre propre démarche. Vous avez bien fait ; la nature, ne vous a moulé ni pour de grandes actions, ni pour de grands attentats... Je m'arrête ici moi-même, par égard pour vous... Mais une autre fois examinez mieux les instruments qu'on met entre vos mains... Vous ne connaissez pas l'abominable histoire de l'homme à la missive énigmatique ; cherchez-la, si vous en avez le courage, dans les monuments de la police... Vous saurez, un jour, quel prix vous devez attacher à la modération de l'ennemi que vous voulez perdre. Et croyez-vous que si je voulais m'abaisser à de pareilles plaintes, il me serait difficile de vous présenter des dénonciations un peu plus précises et mieux appuyées ? Je sais qu'il y a loin du dessein profondément conçu de commettre un grand crime à certaines velléités, à certaines menaces de mes ennemis dont j'aurais pu faire beaucoup de bruit. D'ailleurs je n'ai jamais cru au courage des méchants. Mais réfléchissez sur vous-même, et voyez avec quelle maladresse vous vous embarrassez dans vos propres pièges... Vous vous tourmentez depuis longtemps pour arracher à l'Assemblée une loi contre les provocateurs au meurtre ; qu'elle soit portée, quelle est la première victime qu'elle doit frapper ? N'est-ce pas vous qui avez dit calomnieusement, ridiculement, que j'aspirais à la tyrannie ? N'avez-vous pas juré par Brutus d'assassiner les tyrans ? Vous voilà donc convaincu, par votre propre aveu, d'avoir provoqué tous les citoyens à m'assassiner. N'ai-je pas déjà entendu, de cette tribune même, des cris de fureur répondre à vos exhortations ? Et ces promenades de gens armés qui bravent, au milieu de nous, l'autorité des lois et des magistrats ! Et ces cris qui demandent les têtes de quelques représentants du peuple, qui mêlent à des imprécations contre moi vos louanges et l'apologie de Louis XVI ! Qui les a appelés ! qui les égare, qui les excite ? Et vous parlez de lois, de vertu, d'agitateurs !...

Mais sortons de ce cercle d'infamies que vous nous avez fait parcourir, et arrivons à la conclusion de votre libelle.

Indépendamment de ce décret sur la force armée que vous cherchez à extorquer par tant de moyens, indépendamment de cette loi tyrannique contre la liberté individuelle et contre celle de la presse, que vous déguisez sous le spécieux prétexte de la provocation au meurtre, vous demandez pour le ministre une espèce de dictature militaire, vous demandez une loi de proscription contre les citoyens qui vous déplaisent, sous le nom d'ostracisme. Ainsi, vous ne rougissez plus d'avouer ouvertement le motif honteux de tant d'impostures et de machinations ; ainsi., vous ne parlez de dictature que pour l'exercer vous-même sans aucun frein ; ainsi, vous ne parlez de proscription et de tyrannie que pour proscrire et pour tyranniser ; ainsi, vous avez pensé que pour faire de la Convention nationale l'aveugle instrument de vos coupables desseins, il vous suffirait de prononcer devant elle un roman bien astucieux, et de lui proposer de décréter, sans désemparer, la perte de la liberté et son propre déshonneur ! Que me reste-t-il à dire contre des accusateurs qui s'accusent eux-mêmes ?...

Et alors, terminant avec une sorte de pitié dédaigneuse dont resta mortellement blessé l'orgueil des Girondins, il disait : Ensevelissons, s'il est possible, ces méprisables manœuvres dans un éternel oubli. Puissions-nous dérober aux regards de la postérité ces jours peu glorieux de notre histoire, où les représentants du peuple, égarés par de lâches intrigues, ont paru oublier les grandes destinées auxquelles ils étaient appelés. Pour moi, je ne prendrai aucunes conclusions qui me soient personnelles ; j'ai renoncé au facile avantage de répondre aux calomnies de mes adversaires par des dénonciations plus redoutables. J'ai voulu supprimer la partie offensive de ma justification. Je renonce à la juste vengeance que j'aurais le droit de poursuivre contre mes calomniateurs. Je n'en demande point d'autre que le retour de la paix et de la liberté. Citoyens, parcourez d'un pas ferme et rapide votre superbe carrière. Et puissé-je, aux dépens de ma vie et de ma réputation même, concourir avec vous à la gloire et au bonheur de notre commune patrie ![138]

Tel était ce discours magistral, véritablement magnifique. Nous avons dû l'analyser avec quelques développements et en mettre d'assez longs extraits sous les yeux de nos lecteurs, parce qu'il est le véritable point de départ de l'influence de Robespierre sur la Convention. Les Girondins, on ne peut se le dissimuler, s'étaient imaginé qu'ils auraient facilement raison de lui ; il avait eu beau se tenir à l'écart depuis l'ouverture de la Convention, son nom seul inquiétait leur ambition. Mais le jour où ce vieil athlète de la liberté, — si jeune encore ! — entreprit de se défendre, il les écrasa. A leur exaspération on va juger combien grande fut leur déception.

 

XVIII

Robespierre avait quitté la tribune au milieu des plus vives acclamations. On demandait à grands cris l'impression de son discours et l'envoi aux quatre-vingt-trois départements. La Convention, presqu'à l'unanimité, — tant la Gironde avait perdu de terrain en quelques heures ! — vota l'impression. Le discours de Louvet ayant été tiré à quinze mille exemplaires, Merlin (de Thionville) aurait voulu qu'on enjoignît au ministre de l'intérieur d'avoir a répandre celui de Robespierre à un chiffre égal, dans toute l'étendue de la République, ce dont se gardera bien Roland. Il était temps cependant de clore cette discussion ; un grand nombre de membres réclamèrent l'ordre du jour. C'était là précisément ce que redoutaient les Girondins.

Louvet s'élance à la tribune, on refuse de l'entendre. Tandis que Saint-Just, Jean-Bon Saint-André, Manuel et Garnier s'inscrivent pour parler en faveur de l'ordre du jour pur et simple, Pétion, Delaunay, Barère, Buzot et quelques autres demandent la parole, les uns sur, les autres contre. — Je vais répondre à Robespierre, s'écrie Louvet, qui, furieux, s'obstine à rester à la tribune. —Vous répondrez dans la Sentinelle, lui crie-t-on. — Mais Louvet, inébranlable, demande à parler contre le président. Ce n'était plus son ami Guadet. Surpris, le président consulte l'Assemblée pour savoir si elle veut entendre Louvet ; à une très-grande majorité elle décide qu'il ne sera pas entendu.

Barbaroux, de son côté, se démenait comme un possédé. Il criait, gesticulait. Ne pas consentir à l'entendre, c'était le réputer calomniateur. Il voulait descendre à la barre, signer sa dénonciation, la graver sur le marbre. Voyant ses efforts demeurer infructueux, il use d'un stratagème qu'il croit ingénieux, quitte sa place et se rend à la barre où il réclame la parole comme citoyen. Mais il est accueilli par des murmures et des rires ; on ne le prenait plus au sérieux. Cependant l'équivoque Barère, suivant l'expression de Robespierre qui le connaissait bien[139], était à la tribune. On se tromperait étrangement si l'on s'imaginait qu'il vint en cette circonstance prêter aide et assistance à Robespierre. Barère était toujours du parti des forts, et la Gironde était encore toute-puissante. Ce fut au contraire pour essayer d'amoindrir la victoire de Robespierre qu'après des considérations presque injurieuses pour lui, il proposa un ordre du jour motivé sur ce que la Convention ne devait s'occuper que des intérêts de la République. Ainsi ce n'était plus l'accusation enterrée sous l'ordre du jour pur et simple ; on semblait mettre les parties dos à dos.

Pendant ce temps Barbaroux était resté à la barre, soutenu par Lanjuinais devenu l'un des coryphées du parti. Une virulente apostrophe de Couthon parvint seule à l'en déloger, et, tout confus, il remonta au banc des secrétaires où Lanjuinais ne tarda pas à aller le rejoindre[140]. Barère relut alors son projet de décret, mais Robespierre : Je ne veux pas de votre ordre du jour, si vous mettez un préambule qui m'est injurieux. La Source et Lacroix eux-mêmes, comme obéissant à un cri de la conscience, appuyèrent l'ordre du jour pur et simple, et la Convention consultée le décréta d'une voix presque unanime[141]. Il était impossible d'être plus complètement vengé, à la face de la France tout entière, des calomnies de Barbaroux et de Louvet. Les Girondins, les chefs de la bande du moins, étaient atterrés ; ils employèrent tous les moyens possibles pour atténuer l'effet de leur défaite. Brissot qui, laissant aboyer sa meute et se tenant prêt à prendre part à la curée, n'avait pas ouvert la bouche durant cette discussion, cuva sa rage dans son journal. Rien de curieux comme l'embarras du Patriote français pour expliquer l'ordre du jour adopté parla Convention. Cependant cet ordre du jour avait été réclamé par Robespierre lui-même et combattu à outrance par tous les exaltés de la Gironde, force était bien au Patriote de passer condamnation à cet égard ; mais finalement il ne l'en considérait pas moins comme équivalent à un hors de cour terminant le mépris de la Convention pour les agitateurs[142]. La vérité est que cet ordre du jour marquait bien positivement le mépris de la Convention pour ces intrigants de la Gironde qui consommaient en querelles particulières le temps précieux dû aux affaires de la République. Mais une chose allait porter au comble leur irritation, c'était la séance des Jacobins dans la soirée du 5 novembre. C'est là qu'il faut aller en effet pour avoir une idée de l'éclatant triomphe de Robespierre[143].

 

XIX

Jean-Bon Saint-André présidait. Quand Robespierre entra, une sorte de frémissement général parcourut la salle ; on se disait : Le voilà. Sa présence fut saluée des plus chaleureux applaudissements. Il n'appartient qu'à lui, s'écria Merlin (de Thionville), de rendre compte de ce qu'il a fait aujourd'hui. Mais Robespierre n'avait nullement envie de se donner en spectacle. Il se taira, j'en suis sûr, je le connais, dit un membre. Il se tut en effet. D'autres prirent la parole pour raconter à la société sa victoire si complète et l'humiliation de ses accusateurs. Garnier le dépeignit comme un véritable républicain, toujours occupé de la chose publique et s'oubliant lui-même. La vérité a guidé sa plume et son cœur. Sa vertu d'un côté, son éloquence mâle et naïve de l'autre, ont écrasé tous ses ennemis. Quant à Barbaroux, il le compara au vil reptile osant à peine soutenir les regards de l'aigle. Puis Merlin, avec son énergie habituelle, s'emporta contre le vertueux Roland qui, sur les fonds de l'État, avait inondé la France de la diatribe de Brissot, du discours de Buzot contre les écrits incendiaires et de la dénonciation de Louvet. Il demanda que, pour combattre l'effet des manœuvres du ministre de l'intérieur, la société votât sur-le-champ l'impression du discours de Robespierre, son envoi à toutes les sociétés affiliées, et qu'à la suite elle donnât elle-même son opinion bien, précise sur ce membre tant calomnié.

Manuel vint rendre également hommage à ce Robespierre sorti vierge de l'Assemblée constituante où la plus corrompue et la plus riche des cours faisait couler son or et ses vices. Manuel avait un pied dans le camp de la Gironde et un autre dans celui de la Montagne ; mais en cette circonstance il fut tout à Robespierre, lequel, selon lui, pouvait dire en toute conscience ce qu'un Romain disait au sénat : On m'attaque dans mes discours, tant je suis innocent dans mes actions. Il le félicitait surtout d'avoir toujours montré la plus grande austérité dans les principes, et de n'avoir jamais voulu rien être lorsque tant de gens étaient si pressés d'être quelque chose. Ce trait perçait de part en part les Girondins[144].

Louvet, dont la Convention nationale avait, de dégoût, comme nous l'avons dit, refusé d'entendre la réplique, ne voulut cependant pas perdre le morceau qu'il avait médité, et sous ce titre : A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, il lança dans le public un libelle volumineux beaucoup plus atroce que le premier. Nous en avons déjà dit un mot. Il faut lire cela d'un bout à l'autre pour se former une idée de ce que la haine peut enfanter d'absurde. Ce n'est d'ailleurs qu'une édition accrue et considérablement embellie de l'accusation primitive ; mais ici les dernières limites du mensonge sont dépassées. L'auteur est pris de rage, on le sent, et ses colères n'excitent plus que le rire[145]. La publication de cet indigne pamphlet lui attira quelques désagréments. Prétendant, contrairement à la déclaration si nette de Robespierre corroborée par celle de Marat, que l'un et l'autre avaient eu des entrevues fréquentes, il n'avait pas craint d'assurer, dans le texte de son libelle, sans aucune espèce de preuves d'ailleurs, que Robespierre et Marat se réunissaient quelquefois en 1791, chez Collot-d'Herbois, quelquefois chez Danton, plus souvent chez Robert. Madame Robert elle-même, affirmait-il, avait confié le fait à une de ses amies, laquelle l'avait répété à Gorsas, de qui il le tenait lui-même. Louvet, comme on voit, tirait ses renseignements de longueur ; mais cela était faux, tout simplement. Madame Robert (Louise de Kéralio) écrivit au député du Loiret une lettre qui est une véritable flagellation, et dont Louvet n'eut pas à s'applaudir. On y lisait : Je ne dirai rien de M. Gorsas ; il paraît y avoir un tiers entre lui et le nommé Louvet ; il n'est donc qu'un étourdi d'avoir cru sur parole ; s'il avait inventé à dessein de nuire, il serait un scélérat. Il est faux que j'aie dit à personne que Marat et Robespierre se réunissaient chez moi. Marat n'y est jamais venu, il n'y viendra jamais ; Robespierre n'y est jamais venu, il y viendra quand il voudra[146]. Mais Robespierre, comme on le verra, n'allait presque jamais nulle part, surtout depuis son séjour au milieu de la famille Duplay, au sein de laquelle il vivait complètement retiré.

Imagination déréglée, tout à fait appropriée aux exigences des boudoirs, et qui aurait dû s'en tenir aux peintures des scènes d'alcôve et des amours frivoles, Louvet apportait dans ses écrits politiques les mêmes écarts de cœur et d'esprit que dans ses romans. Ce n'était point par une simple figure de rhétorique qu'il désignait Robespierre aux poignards de ses concitoyens ; il nous l'apprend lui-même dans ses Mémoires. Il se désole de ce qu'on lui ait laissé l'impunité physique ; et cette énorme faute de ce qu'il appelle le parti républicain lui navre le cœur[147]. Il ne peut pardonner à ses amis de n'avoir pas assez énergiquement combattu le fatal ordre du jour. Le ministre de l'intérieur, Roland, sentit bien aussi le tort que cet ordre du jour allait causer à la coterie, et, pour parer le coup, il distribua à profusion, toujours aux frais du trésor, bien entendu, ce fameux libelle : A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, que l'auteur fit imprimer, n'ayant pu le réciter devant la Convention. C'est encore Louvet qui nous apprend, — aveu précieux pour l'histoire ! — que le vertueux Roland en envoya un grand nombre d'exemplaires dans les départements[148]. Ainsi voilà entre quelles mains se trouvaient, à la fin de cette année 1792, les destinées de la République. La calomnie était au pouvoir. Était-ce donc là ce règne de la liberté et de l'égalité pour l'avènement duquel de si généreux esprits combattaient avec tant de vaillance depuis plus de trois ans !

 

XX

Les fortes têtes du parti commençaient à comprendre qu'on avait fait fausse route en voulant abattre Robespierre de haute lutte. Il fallait aller doucement et sûrement, par les chemins ténébreux, travailler à la façon du termite, de manière qu'un jour le colosse s'écroulât miné par des milliers d'insectes invisibles et insaisissables. Il fallait, de plus, circonvenir plus que jamais les députés tièdes, douteux, incertains, entreprendre même ceux que Robespierre s'était accoutumé à regarder comme des amis ; cela était facile, il était si peu armé contre l'intrigue, vivant en quelque sorte dans un isolement volontaire ; il fallait, en un mot, s'efforcer de faire le vide autour de lui. Eh bien ! cette œuvre tortueuse, elle va être poursuivie avec une persistance et un machiavélisme étonnants.

Mais ce n'était pas tout. Accuser Robespierre d'aspirer à la dictature, c'était lui supposer de puissantes qualités, le grandir encore pour ainsi dire aux yeux de ses concitoyens. On résolut donc de changer de batteries. Il y a en France une arme qui tue assez promptement, celle du ridicule ; on s'en saisit bien vite, et, chose triste à dire ! ce fut un grand esprit, un écrivain qui honore notre pays, l'auteur des Progrès de l'esprit humain, ce fut Condorcet qui consentit à tenir la batte d'Arlequin. Condorcet, l'ami et le biographe de Voltaire, persiflant outrageusement le plus pur et le plus intègre disciple de Rousseau, quelle chose navrante ! Hélas ! cela nous remet en mémoire que le philosophe de Genève fut aussi le point de mire des épigrammes sanglantes du patriarche de Ferney ; et l'on peut dire avec quelque vérité que Robespierre est à Condorcet ce que Rousseau était à Voltaire Condorcet avait, un moment, paru vouloir échapper à cette coterie de la Gironde ; mais, obsédé sans doute, il y était rentré, et le voici enrôlé dans les troupes légères du parti. La Chronique de Paris ayant un jour imprimé, on s'en souvient peut-être, sous le nom de Robespierre alors à Arras, une lettre injurieuse pour le clergé en général, sans distinction, Condorcet, grand ennemi des prêtres et soupçonné par Maximilien d'être l'auteur de la supercherie, avait reçu de lui un démenti formel. On avait voulu simplement se servir de l'autorité de son nom. Mais le philosophe voltairien n'avait jamais pardonné au disciple de Rousseau, et du jour au lendemain il était devenu son mortel ennemi.

Dans la Chronique de Paris du vendredi 9 novembre 1792, Condorcet, après avoir expliqué en quelques lignes comment l'erreur de Louvet, qu'il appelle un homme de beaucoup d'esprit et de talent, mais-de beaucoup plus d'imagination encore, était prouvée avant que Robespierre eût parlé, écrivait avec cette acrimonie réfléchie qui était un de ses talents,  le morceau qu'on va lire : On se demande pourquoi tant de femmes à la suite de Robespierre, chez lui, à la tribune des Jacobins, aux Cordeliers, à la Convention ? C'est que la Révolution française est une religion, et que Robespierre y fait secte ; c'est un prêtre qui a des dévotes, mais il est évident que toute sa puissance est en quenouille. Robespierre prêche ; Robespierre censure ; il est furieux, grave, mélancolique, exalté à froid, suivi dans ses pensées et dans sa conduite ; il tonne contre les riches et contre les grands ; il vit de peu et ne connaît pas les besoins physiques. Il n'a qu'une seule mission, c'est de parler, et il parle presque toujours ; il crée des disciples il a des gardes pour sa personne, il harangue les Jacobins quand il peut s'y faire des sectateurs ; il se tait quand il pourrait exposer son crédit ; il refuse les places où il pourrait servir le peuple, et choisit les postes où il croit pouvoir le gouverner ; il paraît quand il peut faire sensation, et il disparaît quand la scène est remplie par d'autres. Il a tous les caractères, non pas d'un chef de religion, mais d'un chef de secte ; il s'est fait une réputation d'austérité qui vise à la sainteté ; il monte sur les bancs ; il parle de Dieu et de la Providence ; il se dit l'ami des pauvres et des faibles ; il se fait suivre par les femmes et les faibles d'esprit ; il reçoit gravement leurs adorations et leurs hommages ; il disparaît avant le danger, et l'on ne voit que lui quand le danger est passé : Robespierre est un prêtre et ne sera jamais que cela. Le reproche de la dictature était donc une gaucherie, et la proposition de l'ostracisme une absurdité : c'était lever la massue d'Hercule pour écraser une puce qui disparaîtra dans l'hyver. Quatre ou cinq gros mensonges assaisonnés des plus fades plaisanteries, voilà le morceau servi aux Girondins pour les consoler de leur défaite. Sans doute on y a mis toute l'aigreur possible- ; et nous avions bien raison de dire, en nous servant d'une phrase justement appliquée à Condorcet par un illustre écrivain de nos jours, qu'il l'avait écrit avec cette acrimonie réfléchie qui était un de ses talents[149] ; mais cette page si vide, où l'on tâche de répandre à pleines mains le ridicule sur le grand homme l'État de la Révolution, prouve combien vaines et puériles étaient les accusations des Girondins contre Robespierre.

Il ne faut pas demander si les feuilles accréditées du parti s'empressèrent de reproduire l'œuvre de Condorcet. Faire un crime à Robespierre d'avoir invoqué le nom de la Providence, le présenter comme un prêtre suivi de dévotes, parce que sa parole exerçait sur les femmes une légitime influence, l'accuser mensongèrement de s'être dérobé dans les jours de danger, lui qui, au vu et au su de tout le monde, et comme nous l'avons irréfragablement démontré, s'était toujours tenu sur la brèche à l'heure des crises décisives, telles étaient les éternelles redites de ses adversaires. Ce tableau de main de maître, s'écria, transporté d'admiration, le rédacteur ordinaire du Patriote français, ira sans doute à son adresse, à la postérité[150]. C'est bien pour cela que nous l'avons exhumé des colonnes de la Chronique ; oui, il ira à la postérité, mais comme un monument des passions haineuses, de la mauvaise foi, et de l'intolérance de la Gironde.

 

XXI

Ce n'était là qu'une pantalonnade, une farce à laquelle Robespierre répondait par le plus absolu dédain ; mais un coup autrement sensible vint l'atteindre vers cette époque. Pétion, auquel il portait un si vieil et si sincère attachement, et dont il se plaisait à ne pas suspecter les sentiments à son égard, bien qu'il le sût très-intimement lié avec ses adversaires, Pétion le frappa traîtreusement de la façon la plus inattendue. Et pourtant, en maintes circonstances, Robespierre lui avait prêté l'appui de sa parole et de son influence : constamment il l'avait défendu contre toute attaque. En quels termes chaleureux il avait parlé de lui, en novembre 1791, à la veille de sa nomination comme maire ! Se le rappelle-t-on ? Je pense avec une douce satisfaction, écrivait-il alors, que mon cher Pétion a peut-être été nommé maire de Paris au moment où j'écris. J'éprouverai plus vivement que personne la joie que doit donner à tout citoyen ce triomphe du patriotisme et de la probité franche sur l'intrigue et sur la tyrannie[151]. N'est-ce point là le cri d'un cœur bien sincère et bien dévoué !

Mais lui, Pétion, avait-il jamais élevé publiquement la voix en faveur de son ami ? Un jour, aux Jacobins, il était venu comme pour servir d'intermédiaire dans la querelle née au sujet de la question de la guerre, et envenimée inutilement par les calomnies de Brissot et de Guadet ; il n'avait pas trouvé un mot de blâme pour ceux qui avaient fait dégénérer en une misérable dispute personnelle une question que Robespierre s'était efforcé de maintenir dans la région des principes et à la hauteur d'une doctrine. Aujourd'hui encore, dans ce grand conflit provoqué par les Girondins, on s'étonnait de ne pas entendre une parole d'apaisement sortir de sa bouche, et ce silence paraissait déjà une trahison de l'amitié. Je ne crois pas qu'on doive se reposer sur Pétion, avait dit avec raison Augustin Robespierre, puisqu'il attend d'être invité, il ne mérite pas de l'être[152]. Et avec non moins de raison, Merlin (de Thionville) avait repoussé comme suspecte toute intervention de sa part.

Secrètement allié à la Gironde depuis qu'il avait goûté du pouvoir avec elle, Pétion se donna tout entier à elle en ce mois de novembre 1792, sans qu'une fibre du cœur l'avertît qu'en Robespierre c'était un véritable frère qu'il trahissait. Pour nous qui, par des révélations récentes, connaissons mieux l'ancien maire de Paris que ne le connaissaient ses contemporains, cette désertion honteuse ne nous étonne pas. Petion nous apparaît comme le type du faux bonhomme de la Révolution. S'il faut en croire Chabot, sa femme, excessivement jalouse de la supériorité du crédit de Robespierre, n'aurait pas peu contribué à l'entrainer[153]. Eh quoi ! le modeste salon du menuisier Duplay rivalisait avec les vastes et brillantes salles de l'hôtel du ministre de l'intérieur, où elle et madame Roland étaient accoutumées à recevoir les hommages de la foule des fonctionnaires, toujours empressés, sous la République comme sous la royauté ! Aussi, comme elle avait applaudi au libelle de Louvet ! Mais Pétion, ce semble, n'avait pas besoin des excitations de sa femme. Un seul trait peindra l'homme et montrera combien peu il était sérieux. A la nouvelle de l'arrestation du roi à Varennes, il avait été chargé avec La Tour-Maubourg et Barnave, on le sait, d'aller au-devant de la famille royale et de la ramener à Paris. Assis sur le devant de la grande berline, entre madame Élisabeth et la princesse royale, Pétion s'imagina avoir allumé des désirs subits dans le cœur de la sœur du roi ; et, ce qui est plus grave, il n'a pas craint d'écrire dans une relation publiée aujourd'hui, que, cédant à un besoin de la nature, elle avait tendrement pressé son bras[154]. La plus simple délicatesse, son devoir de galant homme, lui commandaient une expresse discrétion sur un fait semblable, s'il était vrai. Mais comment croire qu'en un pareil moment, en de si tristes conjonctures, sous les yeux de son frère humilié et de sa belle-sœur dévorée par les larmes, une jeune princesse, élevée décemment, ait pu se laisser aller à de si grossières pensées ? La supposition de Pétion nous paraît donc tout à fait gratuite et insensée ; et, en se vannant, par une fatuité bête, d'avoir été l'objet des avances d'une fille de France, Jérôme Pétion s'est couvert d'un ridicule immortel.

Un pareil homme devait être facilement le jouet et l'instrument d'une coterie. On le prit, sans nul doute, par l'amour-propre. Aussi bien il gardait à Robespierre une rancune mal dissimulée de ce qu'il ne lui avait pas été préféré par les électeurs de Paris. On a vu comment, n'ayant pas été élu au premier tour de scrutin, il avait décliné l'honneur de représenter la capitale à la Convention. Cette rancune, à coup sûr, ne fut pas étrangère à son alliance avec les gens de la Gironde, car, député de Paris, il n'eût pas fait chorus avec la bande de ceux qui ne cessaient d'aboyer contre les représentants de la grande cité. Il accepta donc un rôle dans la petite conspiration ourdie contre Robespierre, et comme on fondait un grand espoir sur sa popularité, encore assez bien assise, on le réserva pour frapper le coup de la fin. Heureusement pour lui, le triomphe imprévu de Robespierre lui épargna l'odieux d'avoir à lui porter le coup de pied de l'âne[155].

N'ayant pu prononcer son discours à la Convention, il se dépêcha de le faire imprimer et de le publier en le faisant suivre d'une lettre à la société des Jacobins, où toute l'amertume de son cœur se condensait, comme la pensée intime se réserve pour le post-scriptum. Qui avait lu les rapports de Roland et de Buzot, le premier libelle de Louvet, connaissait d'avance le discours de Pétion. A un éloge tempéré du conseil général qu'il avait boudé, disait Robespierre, comme Achille boudait les Grecs, il mêlait les déclamations ordinaires de ses nouveaux alliés contre la vaillante commune. Répudiant toute espèce de solidarité avec les hommes de Septembre, il s'attribuait modestement tout ce qui s'était fait de grand et de bien dans la Révolution, au 20 juin au 10 août. Nous avons déjà dit dans notre précédent livre comment Robespierre répondit à cette partie du discours de Pétion, et le railla sur ses prétentions. Quant aux projets de dictature attribués à son ancien ami, Pétion n'y croyait aucunement. Je ne puis me persuader que cette chimère ait sérieusement occupé ses pensées, qu'elle ait été l'objet de ses désirs, le but de son ambition[156]. Alors pourquoi donc venir appuyer après coup, d'un long pamphlet, une accusation qu'on reconnaît sans fondement. Ah ! c'est qu'il fallait aux yeux du pays tout entier déconsidérer Robespierre. Et, Pétion aidant, on le présentait à tous comme un être ombrageux et défiant, au tempérament bilieux, à l'imagination atrabilaire, comme un être apercevant partout des complots, des trahisons, des précipices, n'écoutant que lui, ne supportant pas la contrariété, ne pardonnant jamais à qui avait pu blesser son amour-propre, ne convenant jamais de ses torts, dénonçant avec légèreté, s'irritant du plus léger soupçon, ne connaissant point les convenances, voulant par-dessus tout les faveurs du peuple, cherchant avec affectation les applaudissements de la multitude, vantant ses services enfin et parlant de lui avec peu de réserve[157]. Et c'est Pétion qui s'exprimait ainsi, le modeste Pétion qui quelques pages plus loin se flattait d'avoir sauvé plus d'une fois Paris. La kyrielle était longue, comme on voit, et Dieu sait si elle sera ressassée plus tard par les survivants de la Gironde, par ceux-là mêmes que Robespierre arrachera à l'échafaud, par les Thermidoriens et toute leur séquelle.

Mais ce n'était pas tout : dans la lettre insérée à la suite de son libelle, Pétion, obéissant au mot d'ordre de la coterie, se donnait le ridicule d'accuser Robespierre de lâcheté pour ainsi dire ; il le montrait tremblant, voulant fuir, n'osant se montrer à l'Assemblée ; et à son tour il se vantait de l'avoir arraché à la persécution en s'attachant à son sort. Cette fois ce n'était plus Buzot qui avait la gloire de sauver ce malheureux jeune homme. On ne fut pas peu surpris aux Jacobins, où l'on avait été témoin de l'héroïque attitude de Robespierre, d'apprendre que son ancien frère d'armes lui décernait si lestement un brevet de poltronnerie. Pétion, dit Chabot, nous le présente comme peureux pour avoir eu le courage de dire que le peuple devait se sauver lui-même[158]. La réponse, tout le monde pouvait la faire à Paris, mais au loin la calomnie se propagerait sûrement ; on ne demandait pas autre chose.

Ce que Robespierre éprouva à la lecture de l'incroyable pamphlet, ceux-là seuls peuvent s'en rendre compte qui ont été victimes d'une trahison de ce genre, 'et qui se sont vus abandonnés de ceux dont ils n'auraient pas hésité à être les défenseurs à l'occasion. Sa douleur fut profonde ; mais devant une telle attaque il ne pouvait rester muet. Sa réponse fut à la fois ironique et amicale ; l'ironie prit la place de l'indignation. Quelle est, mon cher Pétion, l'instabilité des choses humaines, puisque vous, naguère mon frère d'armes, et le plus paisible de tous les hommes, vous vous déclarez subitement le plus ardent de mes accusateurs ? Nous avons dit ailleurs comment, en mettant toujours la question des principes au-dessus de celle des personnes, il réfuta Pétion en tout ce qui concernait leur participation commune aux choses de la Révolution ; passons. Quant à cette prétention de l'avoir sauvé, lui Robespierre, c'était en vérité trop dérisoire. Pourquoi, lui demanda-t-il, vous êtes-vous plutôt attaché à ma destinée que moi à la vôtre ?... Mais je suppose que vous nous avez tous sauvés, ce rare bienfait vous donnerait-il le droit de nous détruire, et même de calomnier un seul individu ? Le plus vil insecte se révolte contre l'homme qui veut l'écraser, et moi, contre Jérôme Pétion, tant en mon nom qu'au nom de tous les bons citoyens à qui il déclare la guerre. Quel moment avez-vous choisi pour les attaquer ? Je venais de remporter sur la calomnie une victoire, facile, à la vérité, et dont j'étais loin de m'enorgueillir. Vous étiez venu à la sourdine, armé de pied en cap ; mais la rapidité du combat ne vous avait pas permis de tirer l'épée ; et au moment où je me retirais paisiblement du champ de bataille, vous êtes venu me frapper par derrière. Et ce discours que les directeurs de la conscience politique de Pétion l'avaient engagé à publier pour remettre à flot le parti cruellement compromis par un si honteux échec, il était distribué à tous les corps administratifs, à toutes les municipalités de la République, aux curés, aux ecclésiastiques[159]. Le vertueux Roland devrait bien dire confidemment au comité des finances combien ce nouvel envoi coûte à la République. Ainsi attaqué avec des armes aussi inégales par un nouvel adversaire qui comptait sur le poids de son nom pour donner à ses assertions l'autorité d'une preuve démonstrative, Robespierre ajoutait : Me voilà, sans retour, déclaré atteint et convaincu au tribunal des quatre-vingt-trois départements, de tous les ridicules et de tous les vices que vous m'imputez. Et l'on avait fait passer en loi, — loi singulière, invoquée encore aujourd'hui, — qu'il ne pourrait repousser les calomnies de se's adversaires, sans être par cela seul taxé d'une excessive vanité. Permettez du moins un seul mot de réponse à l'abus que vous faites de cet étrange privilège. Car en vérité, il est trop absurde que vous vous arrogiez celui de m'accuser hautement de lâcheté, de faire afficher que vous m'avez vu tremblant. Et quand ! au temps même où La Fayette proscrivait les patriotes ; le jour où, avec trente personnes, du nombre desquelles vous n'étiez pas, je restai aux Jacobins, environné de ses satellites, tandis que le sang des patriotes qu'il venait de répandre ruisselait encore ; dans ce tems où je m'obstinais à défendre cette constitution, tutélaire de la liberté, contre la faction redoutable qui dominait l'Assemblée constituante. Ils tremblaient donc, à votre avis, tous ceux qui la dénonçaient, au milieu de ses coupables excès, et qui ne cessèrent un instant de combattre pour les droits du peuple qu'elle avait proscrits ?

Quant à la série d'épithètes injurieuses dont l'avait gratifié son ancien ami, Robespierre en faisait bon marché ; mais, accusé de flatter le peuple, il ne pouvait s'empêcher de rappeler à Pétion que lui aussi on l'avait placé au rang des flatteurs du peuple. Il se consolait du reste en pensant que le véritable homme d'État semait dans un siècle pour recueillir dans l'autre. Lisez l'histoire, disait-il à Pétion, et vous verrez que les bienfaiteurs de l'humanité en furent les martyrs. Il lui montrait alors Agis condamné par les éphores, Caton déchirant ses entrailles, le fils de Marie expirant sous les coups de la tyrannie, Socrate buvant la ciguë, et Sydney mourant sur un échafaud. A cet ancien ami, auquel il s'était toujours montré dévoué, et qui maintenant à la face du pays entier venait lui reprocher si injustement un caractère sombre et bilieux, il répondait encore : J'avoue mes torts ; et quoiqu'au dire de ceux qui sont le plus à portée d'en juger, je sois aussi facile, aussi bonhomme dans la vie privée que vous me trouvez ombrageux dans les affaires publiques ; quoique vous en ayez longtemps fait l'expérience, et que mon amitié pour vous ait survécu longtemps aux procédés qui offensaient le plus mes principes, je conviens, à ma honte, que j'ai la faiblesse de croire encore à des intrigues funestes que vous devinerez peut-être vous-même, quand la France entière en sera victime. Après s'être assez longuement expliqué ensuite sur Brissot, sur sa marche tortueuse et ses mensonges, sur les menées de ce parti de la Gironde qui changeait en jours de discordes, de désordres et de tyrannie les premiers jours de la République, et auquel lui Pétion, qu'on venait mettre ainsi en avant, comme un enfant perdu dans les occasions désespérées, sacrifiait si légèrement sa gloire, Robespierre terminait cette lettre par des considérations pleines de grandeur et dignes d'être rappelées : Ceux que la nature a faits grands peuvent seuls aimer l'égalité ! Il faut aux autres des échasses ou des chars de triomphe ; dès qu'ils en descendent, ils croient entrer dans le tombeau. Tel homme paraissait républicain avant la République qui cesse de l'être lorsqu'elle est établie. Il voulait abaisser ce qui était au-dessus de lui ; mais il ne veut pas descendre du point où il était lui-même élevé. Il aime les révolutions seulement dont il est le héros ; il ne voit que désordre et anarchie où il ne gouverne pas. Pour nous, mon cher Pétion, dépouillons-nous de ces honteuses faiblesses ; ne ressemblons point à ce tyran qui voulut réduire la taille des hommes à une mesure déterminée ; n'exigeons pas que la fortune fasse toujours les frais de notre mérite ; contentons-nous de la destinée que la nature nous a réservée, et permettons que celle de l'humanité s'accomplisse[160].

 

XXII

Pétion, qui si témérairement XXII jeté dans la mêlée, et qui avec Pétion, qui si témérairement s'était jeté dans la mêlée, et qui avec tant d'amertume était venu appuyer de sa signature une partie des calomnies inventées contre celui dont il avait si longtemps serré la main, se montra extrêmement blessé de la réponse de Robespierre. Il écrivit même un second discours pour se plaindre d'avoir été persiflé, et reprocher, à un adversaire qu'il avait si gratuitement provoqué, d'avoir employé à son égard l'arme de l'ironie. Singulier homme en vérité que ce Pétion ! Après avoir essayé de transpercer Robespierre des traits de la plus noire diffamation, il jette les hauts cris parce que dans la riposte il a reçu quelques égratignures, et les directeurs de sa conscience politique, avec cette insigne mauvaise foi qu'ils apportaient dans la polémique, et dont nous les avons convaincus devant l'histoire, ne manquèrent pas de reprocher à Robespierre de déchirer aujourd'hui celui que jadis il appelait son ami, comme si cette lutte dont il souffrit cruellement, c'était lui qui l'avait cherchée[161].

Peut-être Robespierre eût-il mieux fait cette fois de garder le silence, de s'en tenir à sa première réponse si nette, si catégorique, si concluante. Mais le moyen de rester calme et indifférent devant certaines attaques ? Où donc sont-ils, je le demande encore, ces hommes dont la frêle argile a été pétrie d'un miel onctueux ? Qu'on me les montre ces gens débonnaires qui, ayant reçu un soufflet sur une joue, tendent l'autre pour en recevoir un second. Combien de haines, d'affronts chaque jour répétés, d'outrages sanglants il fallut pour remplir de haine le cœur de Maximilien ! Ceux-là seuls le sauront qui liront attentivement cette histoire où pour la première fois se trouve complètement dévoilé, dans son effrayante nudité, le tableau monstrueux des longues iniquités dont il a été victime. Et où trouver plus de passion, plus de partialité, plus de haine aussi que chez la plupart des écrivains qui, animés de l'esprit de la Gironde, se sont faits les détracteurs de Robespierre ! En le dépeignant, d'une plume trempée dans le fiel, ils ont, à dessein ou par ignorance, dissimulé toutes ces calomnies sans nom et tant d'odieuses manœuvres, grâce auxquelles on était parvenu à saturer d'amertume une âme qui n'eût pas demandé mieux que de rester toujours sereine et bienveillante. Oh ! de quelle lumière l'histoire a encore besoin d'être éclairée !

En répondant de nouveau à Pétion, Robespierre le prit sur un ton plus ironique encore. L'ancien maire de Paris s'était conduit avec trop de légèreté pour être pris au sérieux, et c'était assez du fouet de la satire pour le châtier. Mon cher Pétion, les amis de la patrie trouvent si peu d'occasions de rire ! vous ne serez point assez cruel pour me contester le droit de saisir celle que vous m'offrez, ni pour m'envier l'avantage de vous prouver que vous possédez au moins le don d'éclaircir les nuages dont vous prétendez que mon front est éternellement couvert. Cette lettre est d'un bout à l'autre un morceau achevé, une véritable Provinciale, non indigne du génie de Pascal. Fidèle à la devise qu'il avait choisie pour épigraphe : Ridendo dicere verum quid vetat ? Robespierre n'oublia pas de dire, en passant, quelques rudes vérités à Pétion et de retracer pour son enseignement l'histoire des derniers événements de la Révolution, leçon d'autant plus sanglante qu'elle était donnée sous les formes d'une raillerie impitoyable. Rappelant cette scène de haute comédie où, pendant l'insurrection du mois d'août, le maire de Paris avait été consigné et gardé à vue chez lui sur sa propre demande, comme pour mettre, en cas de besoin, sa responsabilité à couvert, il le comparait à Ulysse se faisant attacher au mât de son vaisseau de peur d'être tenté d'aller heurter contre les écueils des sirènes. Il répondait ensuite au reproche d'avoir riposté avec peu de ménagement et priait son ancien ami de comparer les vérités qu'il lui avait dites avec les calomnies gratuites dont lui-même avait été abreuvé. Et quel moment avez-vous choisi, pour me lancer cette flèche du Parthe, ajoutait Robespierre ? Le moment même où, en butte aux persécutions d'une foule d'ennemis puissants et innombrables, je venais de confondre à la tribune la rage de mes accusateurs et où la Convention leur avait fermé la bouche par un décret. Et c'est vous qui réveillez des inculpations flétries par le mépris de tous les gens de bien, et qui vous plaisez à rallumer la discorde, la haine et la vengeance, au lieu <ie chercher à les étouffer !

Quelle était donc la cause de tant d'acharnement contre un ancien frère d'armes ? Maximilien ne pouvait l'attribuer qu'au ressentiment qu'avait éprouve Pétion de n'avoir pas été nommé le premier par l'assemblée électorale de Paris. Le jour de cet échec il avait promis, en effet, de diner avec Robespierre chez un homme très-con..u dans la République, peut-être Danton, pour s'entendre sur un objet intéressant essentiellement la concorde publique. Mais on l'avait vainement attendu ; de dépit et de douleur, il s'était abstenu. Durant l'élection du premier député, chacun avait pu remarquer avec étonnement, paraît-il, les couleurs de son teint se flétrir à mesure que la balance penchait d'un autre côté[162].

Parfois, dans cette vive riposte, l'indignation éclatait au milieu des phrases ironiques. Ainsi, à Pétion qui, se traînant dans l'ornière des calomnies de Louvet, l'accusait à son tour d'avoir voulu compromettre la sûreté de quelques députés en les dénonçant au sein du conseil général de la commune, Robespierre répondait : Vous ne devrez plus désormais ma modération qu'à mon mépris. Je vous abandonne à celui de tous les citoyens qui m'ont vu, entendu à la commune, et qui vous démentent. Je vous abandonne à celui de tous les hommes judicieux qui, dans vos expressions, aussi vagues qu'artificieuses, aperçoivent à la fois la haine, le mensonge, l'invraisemblance, la contradiction, l'injure faite en même temps au public, aux magistrats patriotes, autant qu'à moi-même. Pétion, oui, vous êtes maintenant digne de vos maîtres ; vous êtes digne de coopérer avec eux à ce vaste plan de calomnie et de persécution, dirigé contre le patriotisme et contre l'égalité. Mais bientôt la satire reprenait ses droits. Pétion, dans son deuxième discours, ayant fait assez naïvement allusion à la possibilité où il aurait été d'accepter le pouvoir suprême, fournit à Robespierre l'occasion de terminer sa lettre par un chef-d'œuvre d'ironie. Bon Dieu ! nous aurions donc eu un roi nommé Jérôme Ier ! Quelle félicité ! Alors, dans une humble requête, il le suppliait d'ordonner à son ministre de l'intérieur, fût-il le vertueux Roland lui-même, de supprimer le bureau de calomnie entretenu à si grande frais, et qui seul suffirait à ruiner l'État. Peut-être, ajoutait-il, le duc de La Vrillière m'eût-il jadis envoyé une lettre de cachet ; mais il n'aurait jamais dépensé des millions pour me déshonorer : il n'aurait pas payé quarante journaux et plus de cent commis pour faire circuler la calomnie dans tous les départements, dans toutes les municipalités, dans toutes les sociétés populaires, pour persuader à tous mes concitoyens et à tous les hommes dont j'ai défendu la cause que j'étais un monstre digne de l'exécration générale ; ce qui aux yeux de Robespierre équivalait à un assassinat lâche et cruel ; et il se croyait endroit de s'écrier avec Cicéron : O miseram conditionem eorum qui de Republica bene merentur ! Il faudrait tout citer ; mais cette lettre est infiniment longue, et nous ne pouvons qu'y renvoyer le lecteur[163]. Pétion, qui si maladroitement était venu se jeter dans les jambes de Robespierre, fut écrasé du coup. De ce jour s'évanouit la popularité qu'il avait un moment partagée avec Maximilien ; il cessa d'être pris au sérieux. On continua seulement de l'appeler le roi Jérôme Pétion, Juste châtiment d'une conduite déloyale et inconsidérée !

 

XXIII

Sourds à cet appel à la conciliation qui était comme le couronnement de la réponse de Robespierre à Louvet, les Girondins redoublèrent de fureur, exaspérés par le triomphe de leur adversaire. Il est indispensable, pour l'enseignement des générations futures, de tracer avec quelque soin le tableau des incroyables menées auxquelles ils se livrèrent tant que Roland resta au ministère de l'intérieur et qu'ils purent, dans un vil intérêt de coterie, disposer des fonds mis à la disposition de leur ministre chéri. Les moyens ne leur manquaient pas : presque tous les journaux leur appartenaient ; quelques-uns gardaient une sorte de neutralité entre eux et ce qu'on appelait la Montagne, pour laquelle un très-petit nombre seulement avaient pris hautement parti. Il ne faut pas demander s'ils cherchèrent à acheter les feuilles publiques qui, depuis le commencement de la Révolution, avaient acquis le plus d'influence : nous en avons la preuve dans une note des Révolutions de Paris. Ce journal refusa fièrement de se vendre, mais il ne se prononça ouvertement ni pour ni contre les Girondins auxquels il s'efforça quelquefois d'être agréable[164]. Hébert lui-même, le journaliste de la démagogie, le rédacteur à jamais fameux du Père Duchesne, ne fut pas, si l'on peut s'en rapporter à sa parole, à l'abri des sollicitations girondines ; lui aussi, on essaya de le corrompre et de l'enrôler dans le parti. Il vint avec indignation déclarer à la Société fraternelle que le ministre Roland lui avait fait proposer de rédiger son journal dans les principes ministériels, s'engageant à en prendre chaque jour mille à quinze cents exemplaires[165]. Dubois-Crancé affirma de son côté, dans une lettre adressée à ses commettants, lettre qu'il avait lue au sein de la société des Jacobins, et dans laquelle il prenait chaudement la défense de Robespierre contre tous ses calomniateurs, affirma, dis-je, tenir d'Hébert que le ministre de l'intérieur avait offert au Père Duchesne de prendre chaque jour deux mille de ses feuilles s'il voulait dire du bien de lui, ce qui le faisait s'écrier : Roland, Roland ! ton portefeuille ressemble à la boîte de Pandore[166].

En même temps les Girondins continuaient, à l'égard des membres de la Convention, leur système d'obsessions continuelles. N'ayant pu les entraîner en masse, ils crurent être plus heureux en agissant individuellement sur chacun d'eux. Les pièces que nous avons entre les mains suffisent pour prouver que les tentatives d'embauchage eurent lieu sur la plus vaste échelle. On ne se contenta pas d'agir sur les incertains, on entreprit aussi ceux qu'on savait depuis longtemps attachés à Robespierre ; là c'était une double victoire en cas de succès, et l'exemple de Pétion semblait un encouragement. Nous avons déjà cité un extrait d'une lettre de Guiter, député des Pyrénées-Orientales, révélant les intrigues dont il avait été entouré en arrivant à Paris. Levasseur (de la Sarthe) qui, en entrant dans la Convention, confondait dans une égale admiration et une même reconnaissance patriotique Robespierre et Pétion, Guadet, Danton et Gensonné[167], fut aussi circonvenu de la plus pressante façon. On a tâché de me prévenir, dit-il lui-même, contre la députation de Paris, contre Robespierre que j'ai toujours aimé parce qu'il est bon républicain. J'ai répondu : J'aime les Parisiens parce qu'ils sont patriotes, mais je ne les crains pas ; mon chef de file sera les principes[168]. Caractère ferme, nature énergique, Levasseur n'était pas homme à se mettre à la remorque d'une coterie ; mais les Girondins échouèrent également en s'adressant à un personnage fort équivoque, que plus tard les Thermidoriens trouveront beaucoup plus accommodant, l'avocat Durand de Maillane. Voici en quels termes ce dernier raconta lui-même à Robespierre les avances qui lui furent faites : Mon patriotisme n'a jamais perdu de vue les enseignes du tien, et j'ai quelque mérite d'avoir su m'y tenir et m'y rallier dans un temps où j'ai été vivement sollicité d'en suivre d'autres. Tu ne voulais pas de la première guerre, et j'étais bien de ton avis ; je l'écrivis à Péthion dans le temps, en 1792, et je lui parlais de toi dans ma lettre avec bien de l'affection, le priant de te la communiquer. Tu m'as appris qu'il n'en fit rien. Oh ! que ton caractère était supérieur au sien ! Que ton désintéressement, avec la fermeté, la glorieuse indépendance qu'il te donne, te donne aussi d'avantage sur tous les ambitieux, sur tous les républicains à grandes et petites places, et pour eux et pour leurs amis ! C'est ma pierre de touche... Ce Durand de Maillane, après avoir presque constamment voté avec la Montagne jusqu'au 9 Thermidor, écrivit plus tard une prétendue Histoire de la Convention nationale, qui n'est qu'une longue et lâche diatribe contre Robespierre. Nous laissons aux lecteurs de bonne foi à juger maintenant ce qu'elle vaut[169].

La coterie fut plus heureuse dans ses démarches auprès d'un homme qu'on aurait cru plus solide et plus attaché à ses anciens principes. L'ex-constituant Anthoine, qu'on appelait l'ami de Robespierre avec lequel il avait jusqu'alors marché de conserve dans la carrière de la Révolution, lui qui, à diverses reprises, avait furieusement dénoncé Brissot, et que, vers la fin de l'Assemblée législative, on avait projeté aussi de mettre en état d'accusation, se laissa suborner au point de calomnier lui-même Robespierre. Accusé un jour en plein club des Jacobins d'être le commensal de Roland et de dîner souvent avec les Brissotins, il donna à cette assertion un démenti formel[170] ; mais il ne put nier qu'il n'eût tenu contre Robespierre les propos les plus outrageants. Bourdon (de l'Oise) vint l'accuser publiquement de lui avoir dépeint Robespierre comme un tartufe, — mot des Girondins, — pour s'être introduit dans une maison respectable, dans la maison de Duplay, afin d'y vivre aux dépens de la famille ; comme un homme qui ruinait la maison de ce citoyen, et rendait la vie dure aux enfants de Duplay[171]. Il était peut-être assez étrange d'entendre répéter, à la tribune d'une société politique, des paroles, — si absurdes fussent-elles, — échappées dans une conversation particulière ; mais à cette époque, ne l'oublions pas, la vie privée n'existait pas pour ainsi dire, et il semblait que tout le monde dût compte à la patrie de ses paroles et de ses actes les pins intimes. Or, si Robespierre, qui dans la vie privée se laissait mener comme un enfant[172], était resté l'hôte de la respectable famille Duplay, c'était uniquement pour ne pas la chagriner par son départ. Anthoine savait cela mieux que personne. Un jour, cédant aux obsessions de sa sœur, Maximilien quittera pour un moment cette maison hospitalière ; mais il y reviendra presque aussitôt, ne pouvant pas plus désormais se passer de la famille Duplay qu'elle ne pouvait se passer de lui. Robespierre, d'ailleurs, n'avait consenti à y rester qu'à la condition de payer pension. Anthoine le savait très-bien, et il y avait certainement quelque chose de vil dans son propos diffamatoire ; car lui aussi, comme ami de Robespierre, avait reçu dans cette maison une cordiale hospitalité. Mais ce n'est pas à nous de répondre, laissons ici parler la plus jeune des filles de Duplay, la femme vénérable que beaucoup d'entre nous ont connue, et qui fut la mère du savant Le Bas : Ma mère nous voyait avec plaisir porter de l'amitié à Robespierre et à sa famille. Pour nous, nous l'aimions vraiment comme un frère ; il était si bon ! Lorsque ma mère nous grondait, il était notre défenseur. Pour ma part, il m'arrivait souvent d'être grondée, car j'étais jeune et un peu étourdie ; il me donnait de si bons conseils que toute jeune que j'étais, je les écoutais avec plaisir. Lorsque j'avais quelque chagrin, j'allais tout lui conter. Ce n'était pas un juge sévère, c'était un ami, un frère bien bon. Il était si vertueux, il avait pour mon père et ma mère tant de vénération, que nous l'aimions tous bien tendrement ! De telles paroles n'ont pas besoin de commentaires[173].

 

XXIV

Tandis que les Girondins s'efforçaient d'enrôler individuellement dans leur faction quelques-uns des membres influents de l'Assemblée, ils continuaient dans les départements leur détestable propagande contre leurs ennemis particuliers. Et là se montrait bien dans toute sa noirceur leur insigne mauvaise foi. Non, ils ne rêvaient point le morcellement de la République en petits états ; cette accusation, basée sur d'imprudentes paroles sorties de la bouche de quelques-uns d'entre eux, et qui deviendra contre eux une arme terrible, je la tiens pour mal fondée ; seulement, afin de conserver le pouvoir, ils n'eussent pas hésité à transporter tout autre part qu'à Paris le siège du gouvernement ; et quand ce pouvoir leur glissera des mains, ils jetteront à tous les échos de la France un cri de guerre civile qui, hélas ! ne sera que trop bien entendu. Jamais hommes ne subordonnèrent autant qu'eux les grands intérêts du pays à leur ambition, à leurs rancunes, à leurs passions personnelles ; car, encore une fois, on ne doit pas l'oublier, et Dieu merci ! nous avons accumulé les preuves, cette guerre contre ce qu'on a appelé la Montagne, eux seuls la provoquèrent, la voulurent implacable, sans trêve ni merci, à mort.

Il faut, pour apprécier leur conduite, se demander comment on jugerait aujourd'hui un gouvernement qui, mésusant de l'autorité publique et des richesses dont il est le dépositaire, emploierait, pour écraser ses adversaires, l'effrayant système de calomnies imaginé par les Girondins afin de perdre ceux qui les gênaient. Maîtres de la plupart des journaux de l'époque, ils s'en servaient pour égarer l'opinion. Le mensonge voyageait aux frais du gouvernement, comme le disait Robespierre, comblé de caresses, de faveurs et d'assignats ; tandis que la vérité, obligée de se dérober aux regards jaloux de ce même gouvernement, avait à éviter à la fois les commis, les agents de la police et les juges[174]. Chaque jour, du ministère de l'intérieur, partaient des ballots de journaux, de libelles et de pamphlets ; et bientôt les villes, les campagnes, les palais, les chaumières étaient inondés d'écrits dirigés contre Robespierre, présenté avec la plus noire perfidie comme un acolyte de Marat, dont, à dessein, on assombrissait encore la sombre figure. L'armée même n'était pas à l'abri de ces envois : un jour l'abbé d'Espagnac, arrivant de Belgique, annonça aux Jacobins que le libelle de Louvet y avait été distribué aux troupes sous le couvert du ministre de l'intérieur, et il témoigna tout son étonnement de ce que la réponse n'eût pas au moins été jointe à l'attaque[175].

Ces menées, ces calomnies répétées à satiété, entretenaient l'inquiétude générale, divisaient de plus en plus un pays qui aurait eu tant -besoin d'union et de concorde. N'est-il pas superflu de dire avec quelle facilité sont en général accueillis les plus grossiers mensonges ? De temps à autre arrivaient aux Jacobins des adresses de sociétés affiliées qui, égarées par les libelles girondins, demandaient la radiation de Robespierre[176]. Tantôt c'était la société des Amis de la liberté d'Angers, tantôt celle de Châlons-sur-Marne[177], tantôt celle de Châtellerault[178], qui réclamaient l'expulsion de Marat et de Robespierre. La société mère finit par prendre l'alarme. Il est bien étonnant que l'on confonde toujours ces deux noms, s'écria Robert dans la séance du 23 décembre. Cela prouvait, selon lui, combien était corrompu l'esprit public dans les départements. Puis, après avoir établi un parallèle entre l'exagération de Marat, au patriotisme duquel il rendait d'ailleurs justice, et la sagesse de Robespierre, toujours si réservé dans ses moyens d'exécution, il ajoutait : Il est temps, citoyens, de déchirer le voile qui cache la vérité aux yeux des départements ; il est temps qu'ils sachent que nous savons distinguer Robespierre de Marat. Bourdon vint ensuite. Depuis longtemps, dit-il, on aurait dû renseigner les sociétés affiliées, et il peignit Robespierre comme un citoyen modéré dans ses moyens, comme un homme auquel, depuis le commencement de la Révolution, on n'avait aucun reproche à faire. La société arrêta enfin l'envoi d'une adresse à tous les départements, afin d'édifier complètement les diverses sociétés, trompées par les manœuvres girondines, sur les points de rapport et les dissemblances profondes existant entre les deux patriotes dont Roland et ses amis associaient les noms avec tant de perfidie[179].

De tels procédés n'étaient pas sans amener contre les Girondins des récriminations violentes, et cela était tout naturel. On reprocha amèrement à Roland d'avoir dérobé au contrôle de la nation les pièces trouvées dans l'armoire de fer, et dont il s'était réservé l'examen. Chasles demanda que le comité de sûreté générale tint registre des crimes du ministre de l'intérieur[180], et qu'une souscription fût ouverte dans le sein de la société des Jacobins peur la propagation des lumières[181]. Anacharsis Cloots, de son côté, lançait son fameux pamphlet anti-girondin Ni Roland ni Marat[182]. Mais tout cela était bien peu de chose à opposer aux immenses ressources dont disposaient les amis de Brissot. Ils ont accaparé les folliculaires accrédités, écrivait Robespierre ; ils ont multiplié les libelles sous toutes les formes ; ils n'ont pas cessé un instant de se préconiser eux-mêmes et de diffamer tous les citoyens qui ne voulaient connaître d'autre parti que celui de l'intérêt public. Ils se sont emparés du ministère des contributions publiques, de la poste et du ministère de l'intérieur, c'est-à-dire à peu près de toute la puissance royale. Le ministre qui règne sous ce titre a fait plus de libelles que d'actes de gouvernement ; il a dépensé en affiches calomnieuses des trésors qui auraient suffi pour nourrir cent mille familles indigentes. Ses rapports à la Convention nationale, ses proclamations ne sont que des pamphlets diffamatoires. Les corps administratifs, les corps municipaux, sont devenus les ministres de ses haines personnelles et les colporteurs de ses libelles. Il n'est pas un département, pas une ville, pas un hameau qui n'ait été infecté de ses calomnies distribuées partout aux frais de la nation[183].

Est-ce que par hasard Robespierre exagérait en s'exprimant ainsi ? Eh bien ! demandons à Roland lui-même la preuve de la vérité de ces paroles. Parmi les innombrables communes de France à qui le ministre de l'intérieur distribuait si généreusement la manne girondine, une seule avait été laissée de côté, non pas une commune de médiocre importance, mais une des grandes communes de France, celle d'Arras. Les complices de Roland dans ce petit travail d'infamie, je veux dire les secrétaires chargés du choix et de l'envoi des libelles, avaient sans doute pensé qu'il était difficile d'attaquer si grossièrement la réputation de Robespierre dans sa propre patrie, et ils avaient jugé convenable, depuis les premiers jours d'octobre, de priver la commune d'Arras des munificences ministérielles. Au bout de deux mois et plus, les représentants de cette commune réclamèrent ; et de sa propre main, Roland répondit pour s'excuser de la négligence de ses secrétaires. Mon zèle pour la propagation de l'esprit public doit vous être connu, et vous ne pouvez ignorer les moyens que j'ai adoptés pour donner à cette partie de ma sollicitude civique toute l'activité et l'efficacité qu'elle sollicite. C'est à cette fin que je corresponds avec un grand nombre d'excellents citoyens qui, de tous les points de la République, reçoivent périodiquement de mes bureaux tous les imprimés qui sont à ma disposition. Plus vous m'avez fait connaître pour votre commune le besoin d'instruction, plus je dois être affligé de la suspension que vous avez éprouvée, et plus je me flatte que vous recevrez avec plaisir l'assurance, que je vous réitère, de l'alimenter, par votre organe, des écrits les plus propres à l'éclairer et à la rallier autour des bons principes... Vous recevrez dès aujourd'hui une collection la plus complète possible[184]. Et la Commune d'Arras recevait, en effet, trois exemplaires du compte rendu moral de Roland, sa lettre aux Parisiens, son rapport sur l'état de Paris, et deux exemplaires de l'accusation de Louvet. On s'était gardé, bien entendu, de joindre à cet envoi la justification de Robespierre, imprimée cependant par l'ordre de la Convention nationale. Ce seul trait, répondirent les représentants de la commune d'Arras, si nous avions pu penser un seul instant que Robespierre, pauvre, opprimé, sans trésors, sans armée, ennemi de toutes les factions, aspirât à la dictature, cette gaucherie nous eût dessillé les yeux et démontré jusqu'à l'évidence l'absurdité de l'accusation romancière de votre lecteur Louvet[185]. Et ce n'était pas seulement la commune d'Arras qui se plaignait, car les intrigues de Roland ne faisaient pas fortune partout. Nous nous souvenons trop bien des Feuillants pour ne pas nous tenir en garde contre les intrigants, écrivait une société affiliée[186] ; et une autre, celle de Fontenay, en Vendée, s'étonnait profondément de recevoir le poison sans le contrepoison[187]. On chercherait vainement dans l'histoire l'exemple d'une pareille conspiration de la part d'un parti contre la réputation d'un seul homme, auquel on eût été bien embarrassé d'adresser un grief fondé.

Mais, selon madame Roland, alors toute à Buzot, qui, en allumant dans son sein une passion irrésistible[188], l'avait aussi pénétrée du fiel dont son cœur était gonflé, c'était là un emploi bien entendu des fonds mis à la disposition de Roland pour répandre des écrits utiles. Son mari, avoue-t-elle, — et cet aveu est bien précieux, ce me semble, — profita des papiers publics alors en crédit, et les fit expédier gratis aux sociétés populaires, aux curés et aux particuliers zélés qui s'annonçaient pour désirer de concourir au bien de l'État[189]. N'est-il pas joli, en vérité, de voir le ministre Roland, dont les amis étaient si enragés contre les prêtres, charger les curés de colporter la diffamation contre l'homme qui, presque seul, eut aux heures les plus sombres le courage d'élever la voix en leur faveur !

 

XXV

Si invoquer le nom de la Providence était, aux yeux des Girondins comme Guadet, un véritable crime, ils ne dédaignaient pas, à l'occasion, comme on vient de le voir, de faire servir d'instrument à leurs passions les ministres d'un Dieu dont ils reprochaient à Robespierre d'avoir invoqué le nom, l'accusant assez niaisement de vouloir par là ramener le peuple sous le joug de la superstition ; on n'a point oublié la fameuse scène des Jacobins. Quel excellent moyen aussi ! Qui donc, dans les campagnes et dans les petites villes, refuserait d'ajouter foi aux libelles des Louvet et des Brissot, aux écrits calomnieux des Girey-Dupré et des Gorsas, quand à des hommes simples de cœur et facilement enclins à la crédulité ces libelles seraient pieusement apportés par le curé de la paroisse ? Ah ! ces Girondins étaient des gens d'esprit !

Tandis que leur ministre favori prenait ainsi pour agents ces pauvres serviteurs du culte qu'ils avaient rudement maltraités cependant, un des leurs, s'inspirant de Guadet, ne trouvait rien de mieux, pour expliquer les invectives dont son journal poursuivait Robespierre, que de lui imputer à crime capital d'avoir parlé de la Providence et de l'éternité. Ce serait à n'y pas croire si nous ne mettions les preuves mêmes sous les yeux de nos lecteurs. Il arriva un jour, en effet, qu'un très-honnête homme, — c'est Gorsas lui-même qui le qualifie ainsi, — abonné au Courrier des quatre-vingt-trois départements depuis l'origine de cette feuille, s'étonna profondément du brusque changement d'opinion de cette feuille à l'égard de Robespierre. Pendant près de trois ans, on le lui avait présenté comme le citoyen rectiligne, comme le pur des purs, comme le patriote par excellence, bien avant qu'il fût question du patriotisme si vanté des Girondins ; et tout à coup le glorieux démocrate de la Constituante, l'Incorruptible, est ravalé au niveau d'un tribun vulgaire, d'un agitateur de la pire espèce, d'un courtisan du peuple, d'un aspirant à la dictature ; et cela précisément au moment où des gens de grand talent assurément, mais fort ambitieux, et dont on chantait les louanges maintenant au lieu de celles de Robespierre, avaient le pouvoir entre les mains et disposaient de toutes les places. Cela parut à bon droit infiniment louche au brave abonné, et il ne put s'empêcher de demander des explications au rédacteur du Courrier des quatre-vingt-trois départements. Gorsas daigna répondre, et la réponse est vraiment superbe. Robespierre ! dit-il, j'ai pu être sa dupe lors de l'Assemblée constituante, mais depuis très-longtemps mes yeux se sont dessillés. Il prétend l'avoir entendu défendre Marat à la tribune des Jacobins. On connaît assez l'opinion de Robespierre sur l'Ami du peuple ; je n'ai point à y revenir. Mais là n'est pas le grand grief de Gorsas contre Maximilien : Je l'ai pris sur le fait, parlant au peuple de la Providence ; dès lors je me suis dit : Voilà Tartufe. Il ne l'avait point jugé tel quand, au sein de la Constituante, Robespierre, avec tant de noblesse et de générosité, avait défendu la cause des ecclésiastiques vieux et infirmes. Alors, il est vrai, les Girondins, dont le patriotisme était encore à l'état d'incubation, n'avaient pas une foule de faveurs à distribuer aux journalistes bien pensants. Quel criminel que ce Robespierre ! Dans un moment où, selon Gorsas, son empire de tribun déclinait, on l'avait entendu parler au peuple de la Providence et de l'éternité ! Qui osera démentir ce fait ? s'écria-t-il triomphalement[190]. Nous ne savons si l'abonné du Courrier des quatre vingt-trois départements se trouva bien satisfait de cette réponse ; mais chez tout homme de cœur et de bon sens elle ne peut exciter que la pitié et l'indignation.

 

XXVI

Vers cette époque s'agitait la grande question du procès de Louis XVI. De tous les points de la France, depuis l'ouverture de la Convention nationale, — nos lecteurs le savent sans doute, — la mise en accusation du monarque déchu était impérieusement réclamée. ; et par jugement, on entendait la mort. D'avance, on pouvait prévoir le sort du malheureux roi ; sa mort était dans l'air.

A la fin du mois de novembre, on avait déjà entendu l'immense rapport de Valazé sur les crimes du ci-devant roi[191], et celui de Mailhe, sur les questions relatives au jugement de Louis XVI[192], discours terribles qu'avaient accueillis des applaudissements d'un sinistre augure. Morisson, Saint-Just, Fauchet, Rouzet, avaient parlé tour à tour à des points de vue différents ; mais on était arrivé au dernier jour du mois sans que la Convention eût pris une détermination. Ces solennelles discussions sur le jugement du ci-devant roi étaient d'ailleurs interrompues à chaque instant par des discussions incidentes. On avait proposé, au sein de la Convention, la suppression des fonds affectés au culte, et cette mesure, très-grave en ce moment, n'avait point paru déplaire au comité des finances. C'était son rapporteur ordinaire, Cambon lui-même, qui s'était chargé de la soutenir. Mais à la simple nouvelle de cette proposition, d'épouvantables désordres avaient eu lieu sur quelques points du territoire, désordres augmentés encore par la rareté des subsistances. Dans la séance du 30 novembre, Lecointe-Puyraveau et Biroteau, tout récemment arrivés du département d'Eure-et-Loir, tracèrent un sombre tableau des pays qu'ils venaient de parcourir, et où ils avaient presque couru risque de la vie. Les curés n'avaient pas été les moins acharnés contre eux ; ils avaient exaspéré les paysans en accusant la Convention de vouloir détruire le culte catholique. Danton s'écria qu'on bouleverserait la France avec l'application de principes trop philosophiques. C'était à ses yeux un crime de lèse-nation que de vouloir ôter au peuple ses idées, ses chimères, tant que des officiers de morale ne seraient pas parvenus à dissiper l'erreur dans les chaumières. Une autre cause de la fermentation générale était, selon lui, la lenteur apportée au procès du roi. Maintenir les prêtres, assurer les subsistances, juger le roi dans le plus bref délai : tels étaient les moyens les plus propres, à son avis, pour ramener la tranquillité dans le pays[193].

A peu près identique était l'opinion de Robespierre, qui prit également la parole. Il commença par combattre une proposition de Buzot tendant à l'envoi de nouveaux commissaires à Chartres, car il craignait que les représentants du peuple ne fussent exposés à des outrages et à des menaces qu'ils eussent été impuissants à réprimer. D'ailleurs, en punissant les auteurs de la sédition, la Convention nationale devait en même temps prouver qu'elle était guidée par le seul amour de la liberté et du peuple. Le plus sûr moyen, suivant lui, de confondre à la fois les ennemis de la République, les partisans de l'aristocratie et du royalisme, c'était de ne pas différer plus longtemps le jugement de Louis XVI. Que demain, disait-il, le chef de tous les conspirateurs soit condamné à la peine de ses forfaits, et toutes les espérances des amis de la royauté s'évanouiraient. Puis, on concilierait aisément les droits de la propriété avec la vie des hommes, en statuant sur l'importante question des subsistances, et bientôt on poserait les bases d'une constitution libre, devant laquelle on verrait s'incliner à la fin les ennemis mêmes de la liberté. Seulement, ajoutait-il, aux applaudissements d'un certain nombre de ses collègues étouffons les petites passions, car c'est ici que nous donnons le signal de la révolte[194]. Hélas ! cela n'était que trop vrai !

Robespierre n'avait pas dit un mot du salaire des prêtres ; mais quelques jours après, dans son journal, il développa les idées exposées a ce sujet par Danton, en mettant naturellement dans une discussion écrite beaucoup plus de calme et de modération que l'impétueux tribun n'en avait apporté à la tribune. Ce n'est pas encore ici le lieu de traiter la question du sentiment religieux chez Robespierre ; ne perdons pas cependant cette nouvelle occasion de répéter, en passant, que tous ceux qui, sur la foi des plaisanteries de la Gironde, le présentent comme un prêtre, comme le défenseur officieux des prêtres, témoignent d'une ignorance profonde de son caractère. Être juste envers les ecclésiastiques, leur montrer l'exemple de La tolérance, ce n'est point endosser la robe cléricale. Interdire au clergé toute intervention dans les choses de la vie civile, telle devait être, à son avis, la règle absolue du législateur. Les prêtres, avait-il dit à la tribune de l'Assemblée constituante, sont dans l'ordre moral des magistrats[195]. Ministres de la religion catholique, protestante, juive ou mahométane, étaient à ses yeux des fonctionnaires, mais dans l'ordre moral ; et il n'avait pas peu contribué à faire déclarer les fonctions de juré incompatibles avec le sacerdoce.

Au reste, en combattant comme mauvaise en révolution et. dangereuse en politique la. mesure proposée par Cambon au nom du comité des finances, il croyait devoir publier bien hautement une profession de foi qui, en d'autres temps ou en d'autres lieux, disait-il, n'aurait pas été impunie, et où éclate manifestement en quelques lignes toute sa pensée religieuse. Mon Dieu, c'est celui qui créa tous les hommes pour l'égalité et pour le bonheur, c'est celui qui protège les opprimés et qui extermine les tyrans ; mon culte, c'est celui de la justice et de l'humanité ! Je n'aime pas plus qu'un autre le pouvoir des prêtres, c'est une chaîne de plus donnée à l'humanité. Mais c'est une chaîne invisible attachée aux. esprits, et la raison seule peut la rompre. Le législateur peut aider la raison, mais il ne peut la suppléer. Il ne doit jamais rester en arrière ; il doit encore moins la devancer trop vite. Pour moi, sous le rapport des préjugés religieux, notre situation. me paraît très-heureuse et l'opinion, publique très-avancée. L'empire de la superstition est presque détruit ; déjà c'est moins le prêtre qui est un objet de vénération que l'idée de la religion, et l'objet même du culte. Déjà le flambeau de la philosophie, pénétrant jusqu'aux conditions les plus éloignées d'elle, a chassé tous les redoutables ou ridicules fantômes que l'ambition des prêtres et. la politique des rois nous avait ordonné d'adorer au nom du Ciel, et il ne reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt sans doute l'évangile de la raison et de la liberté sera l'évangile du monde.

Mais fallait-il brusquement, sous prétexte d'économie, supprimer les fonds affectés au culte ? C'est une question brûlante de nos jours, et à peu près résolue dans le camp de la démocratie ; seulement transportons-nous à soixante-dix ans en arrière, et demandons-nous si les arguments présentés par Robespierre, arguments que je vais exposer brièvement, n'avaient pas alors une force invincible. Pour une grande partie de la population, la religion était une nécessité ; beaucoup d'éprouvés et de malheureux y trouvaient des consolations puissantes à leurs douleurs et à leurs misères : or, supprimer les fonds affectés au culte, c'était supprimer le culte lui-même ; car à qui s'adresseraient ceux qui, n'ayant pas de fortune, ne pourraient payer les ministres de leur religion ? La religion serait donc entre les mains des riches un monopole et un privilège ? C'est pourquoi, sans aucunement respecter les préjugés même les plus respectables, Robespierre conseillait à la Convention d'ajourner une pareille mesure au moment où les lois, les mœurs nouvelles et les lumières suffiraient à la garantie de la morale publique. Et puis, lorsque l'Assemblée constituante avait revendiqué les biens de l'Église au nom de la nation, n'y avait-il pas eu entre elle et le clergé un contrat que la Convention était tenue d'exécuter ?

Abordant ensuite le côté politique de la question, il se demandait s'il était bien prudent de venir, à l'heure la plus difficile de la crise révolutionnaire, jeter encore des ferments de troubles et de discordes, mettre de nouvelles armes entre les mains de la malveillance et du fanatisme ? Voulait-on créer une autre génération de prêtres réfractaires quand une partie du bas clergé semblait s'être ralliée loyalement à la Révolution ? Enfin ne devait-on pas craindre le retour des abus que la première Assemblée avait cru couper dans sa racine ? Et quand je considère aujourd'hui les progrès effrayants des corporations religieuses dans notre pays, je me demande si Robespierre n'avait pas mille fois raison lorsqu'il disait : Vous verrez naître mille associations religieuses qui ne seront que des conciliabules mystiques ou séditieux, que des ligues particulières contre l'esprit, public ou contre l'intérêt général ; vous ressuscitez, sous des formes plus dangereuses, les confréries et toutes les corporations contraires aux principes de l'ordre public, mais pernicieuses surtout dans les circonstances actuelles où l'esprit religieux se combinera avec l'esprit de parti et avec le zèle contre-révolutionnaire. Vous verrez les citoyens les plus riches saisir cette occasion de réunir légitimement les partisans du royalisme sous l'étendard du culte dont ils feront les frais. Vous allez rouvrir ces églises particulières que la sagesse des magistrats avait fermées, toutes ces écoles d'incivisme et de fanatisme où l'aristocratie rassemblait ses prosélytes sous l'égide de la religion. Vous réveillez la pieuse prodigalité des fanatiques envers les prêtres dépouillés et réduits à l'indigence ; vous établissez entre les uns et les autres un commerce de soins spirituels et de services temporels, également funeste aux bonnes mœurs, au bien des familles et à celui de l'État. Nous verrons plus tard, quand les exagérés, qu'il combattra de toute son énergie, seront parvenus à persécuter les prêtres à cause de leur seule qualité de prêtres, à fermer les églises, à épouvanter toutes les consciences timorées, nous verrons, dis-je, se vérifier ces menaçantes prophéties de Robespierre[196].

Autre, disait-il, devait être le système des économies. Il ne devait point porter sur un point isolé, mais frapper à la fois tous les abus. Rendre impossibles les déprédations du gouvernement, ne point confier à un seul l'administration arbitraire des immenses domaines de la nation, prévenir les faux publics, proscrire l'agiotage effréné qui ruinait le pays tout entier pour enrichir quelques hommes, et surtout, surtout ! fixer de sages bornes aux entreprises militaires, gouffres dévorants où menaçait de s'engloutir la fortune publique : telles étaient les véritables mesures à prendre. Si vous êtes convaincus qu'après avoir affranchi les peuples voisins chez qui vous avez porté les armes, vous devez défendre leur liberté comme une partie de la vôtre, et, ramenant ensuite votre attention sur vous-mêmes, appliquer toute votre énergie à vos affaires domestiques pour fixer au milieu de nous la liberté, la paix, l'abondance et les lois, si tous les ministres et tous les généraux conforment leur conduite à ces principes, vous serez également économes et du sang, et des larmes, et de l'or de la nation[197]. Voilà pourtant ce qu'un historien de nos jours appelle rentrer dans l'inintelligente politique que tant de fois Robespierre exposa aux Jacobins[198]. Ce que cette appréciation a non-seulement d'injuste, mais de ridicule, tous les lecteurs de bon sens le comprendront. Ah ! plût à Dieu que cette inintelligente politique de Robespierre eût été suivie ! Nous n'aurions pas vu tant de désastres fondre sur notre pays, et notre glorieuse ville de Paris n'aurait pas eu la douleur d'être souillée deux fois par la présence de l'étranger !

 

XXVII

A côté de la question religieuse se dressait, effrayante, celle des subsistances, sombre question qui si souvent déjà depuis le commencement de la Révolution, avait soulevé les fureurs populaires, et qui à cette heure devait éveiller plus que jamais les sollicitudes du législateur ; car elle devenait entre les mains des partis une arme terrible, et de sa solution dépendait peut-être l'avenir de la République.

Bien divisées étaient les opinions. Les uns voyaient dans la liberté absolue des denrées de première nécessité le meilleur remède à apporter à la rareté des subsistances. Laissez faire, laissez passer, disaient-ils, les blés d'eux-mêmes sortiront des greniers et afflueront aux marchés. De cet avis était le jeune Saint-Just, et il prononça sur cette matière, dans la séance du 29 novembre, un discours très-remarquable et très-remarqué[199]. Robespierre, en cette circonstance, professa des idées absolument opposées à celles de son ami. Cela prouve déjà combien ces deux grands citoyens, quoique presque toujours d'accord sur les principales questions politiques et sociales, se tenaient peu dans la dépendance l'un de l'autre. Certains écrivains ont présenté Saint-Just comme n'étant que le reflet des pensées de Robespierre, d'autres ont cru que celui-ci subissait l'influence du premier. Erreur, profonde erreur démentie par tous les faits.

Dans la journée du dimanche 2 décembre, Robespierre proposa à son tour à la Convention les moyens les plus propres, selon lui, à ramener l'abondance. Il venait, disait-il, plaider à la fois la cause des indigents, celle des propriétaires et celle des commerçants eux-mêmes. Lorsque dans un pays, où la nature fournissait avec prodigalité aux besoins des hommes, la disette apparaissait tout à coup, elle ne pouvait, pensait-il, être attribuée qu'à une administration mauvaise ou à des lois défectueuses. Or, la récolte avait été bonne cette année, et cependant le pain était rare et atteignait un prix qui le rendait à peu près inaccessible à l'ouvrier. La disette actuelle était donc une disette factice, et la législation de l'Assemblée constituante sur le commerce des grains ne lui paraissait nullement convenir à l'époque présente. On se rappelle avec quel acharnement il avait combattu cette loi martiale, née des désordres occasionnés par les subsistances, et dont la tyrannie s'était armée, disait-il, pour se baigner légalement dans le sang des citoyens affamés. Répondre par des baïonnettes aux justes inquiétudes des populations alarmées était, suivant Robespierre, une politique indigne des législateurs de la République. On avait compté pour beaucoup les intérêts des négociants et des propriétaires, pour rien la vie des hommes. Sans doute la liberté du commerce était une chose essentiellement respectable ; mais la théorie de la liberté illimitée était-elle applicable dans des temps de crise ? Les denrées les plus nécessaires à la vie humaine pouvaient-elles être considérées comme des marchandises ordinaires, et entre le commerce du blé et de l'indigo n'y avait-il aucune différence ? La vie des hommes serait-elle donc subordonnée aux spéculations d'avides détenteurs de grains, et s'il était ridicule d'interdire à des négociants d'accaparer des objets de pure vanité et de luxe pour les vendre à leur heure le plus cher possible, n'était-il pas de la dernière barbarie de les. autoriser à entasser des monceaux de blés, quand à côté d'eux leurs semblables mouraient de faim ?

La première loi sociale étant de maintenir à l'homme son droit à l'existence, tout ce qui lui était indispensable pour la conserver devait être considéré comme une propriété commune en quelque sorte à la société entière, et l'excédant seul abandonné à l'industrie des commerçants. Aussi toute spéculation mercantile faite aux dépens de la vie humaine n'était plus un trafic aux yeux de l'orateur, mais un brigandage et un fratricide. Régler le commerce des grains à l'intérieur était-il plus un attentat à la propriété que d'en prohiber l'exportation à l'étranger toutes les fois que l'abondance n'était point assurée au dedans. Et là Robespierre exprimait une grande vérité. Au reste, loin de prétendre interdire la circulation des grains dans toute l'étendue de la République, il demandait au contraire qu'on prît toutes les précautions pour qu'elle eût lieu sans entraves, et il se plaignait précisément du défaut de circulation et des obstacles dont on l'environnait sous prétexte de la rendre illimitée. La subsistance publique circule-t-elle, continuait-il, lorsque des spéculateurs avides la retiennent entassée dans leurs greniers ? Circule-t-elle lorsqu'elle est accumulée dans les mains d'un petit nombre de millionnaires qui l'enlèvent au commerce pour la rendre plus précieuse et plus rare, qui calculent froidement combien de familles doivent périr avant que la denrée ait atteint le prix fixé par leur atroce avarice ? Circule-t-elle lorsqu'elle ne fait que traverser les contrées qui l'ont produite, aux yeux des citoyens indigents qui éprouvent le supplice de Tantale, pour aller s'engloutir dans le gouffre inconnu de quelque entrepreneur de la disette publique ? Circule-t-elle lorsqu'à côté des plus abondantes récoltes, le citoyen nécessiteux languit faute de pouvoir donner une pièce d'or ou un morceau de papier assez précieux pour en obtenir une parcelle ?

La circulation est celle qui met la denrée de première nécessité à la portée de tous les hommes, et qui porte dans les chaumières l'abondance et la vie. Le sang circule-t-il lorsqu'il est engorgé dans le cerveau et dans la poitrine ? Il circule lorsqu'il coule librement dans tout le corps ; les subsistances sont le sang du peuple, et toute libre circulation n'est pas moins nécessaire à la santé du corps social que celle du sang à la vie du corps humain. Favorisez donc la libre circulation des grains en empêchant tous les engorgements funestes. Quel est le moyen de remplir cet objet ? ôter à la cupidité l'intérêt et la facilité de les opérer. Il fallait, dans l'intérêt de la société, constater la quantité de grains produite dans chaque contrée, et obliger les propriétaires aies vendre sur le marché, au lieu de les transporter, nuitamment quelquefois soit à l'étranger, soit dans les magasins de l'intérieur. Imposer des bornes à ces vampires, spéculant sur la misère publique grâce à l'impunité absolue dont ils jouissaient, n'était pas un attentat contre la liberté. Laissez-les faire, avait-on trop répété jusqu'ici. Mais était-ce là le moyen de calmer le peuple qui ne se soulevait sans raison ni contre les lois qu'il aimait, ni contre les représentants qu'il s'était choisis ? Sans conclure d'une façon absolue, Robespierre se contentait, en terminant, de demander la priorité pour les projets de décret où se trouvaient indiquées de sérieuses précautions contre le monopole, se réservant de proposer des modifications dans le cours de la discussion, s'il y avait lieu. Ces précautions mêmes lui semblaient toutes favorables à la propriété légitime, puisqu'elles étaient de nature à prévenir à l'avance des luttes terribles. Contentez-vous, disait-il aux riches, de jouir des avantages que la fortune vous donne ; mais laissez au peuple du pain, du travail et des mœurs. Quant aux représentants du peuple, c'était à eux à empêcher, par de bonnes lois, ces convulsions qu'amenait fatalement le combat des préjugés contre les principes, de l'égoïsme contre l'intérêt général, de l'orgueil et des passions des hommes puissants contre les droits et les besoins des faibles[200].

Présentez des conclusions, rédigez un projet de décret, lui disait-on ; car on avait été frappé de la sagesse de ses observations ; mais il déclara de nouveau s'en référer aux projets de décret déjà proposés contre le monopole, et il quitta la tribune au milieu des applaudissements d'une partie de l'Assemblée et des tribunes[201].

 

XXVIII

Le lendemain, 3 décembre, fut le jour où pour la première fois devant la Convention, c'est-à-dire devant le pays, Robespierre développa son opinion sur le parti qu'il y avait à prendre à l'égard de Louis XVI. Déjà, dans un long article de son journal, il avait laissé pressentir quelle elle serait. Établissant une grande différence entre Charles Ier, tyran immolé à un autre tyran, et l'ex-roi des Français, qui avait à rendre compte des attentats de son gouvernement contre la liberté du peuple, il voyait ici la cause de la société tout entière contre un individu ; il n'y avait donc pas à appliquer les formes judiciaires ordinaires, car la société se trouvait à la fois juge et partie.

En vain invoquerait-on, en faveur du monarque déchu, la constitution qui avait prononcé son inviolabilité, puisqu'en conspirant contre la liberté et la sûreté du peuple français il avait déchiré de ses propres mains cette constitution : Robespierre allait ici au-devant de l'argument principal des défenseurs de Louis XVI. Du reste, on ne devait se laisser guider ni par le désir de la vengeance, ni par le plaisir d'immoler une victime, disait-il, mais par la raison et l'intérêt public, lesquels pouvaient seuls autoriser la société à infliger une peine à ce roi détrôné, impuissant et abandonné aujourd'hui, comme tout criminel d'ailleurs enfermé dans une maison d'arrêt, hors d'état de nuire et que la loi n'en frappait pas moins. D'après l'inflexible logicien, la sévérité envers les rois était d'autant plus juste que leurs crimes enfantaient tous les autres crimes, avec les passions lâches et la misère générale. Si l'on hésitait à punir un monarque coupable, on était aussi loin que jamais de la liberté, et il n'y avait plus qu'à faire le procès à la mémoire des Timoléon, des Pélopidas et de tous les fondateurs de la liberté.

Il était loin de sa pensée, toutefois, d'engager ses concitoyens, transformés en don Quichottes du genre humain, à parcourir l'univers en abattant les trônes. Je pense, au contraire, disait-il, que tout ce que la saine politique nous ordonne en ce moment est d'aider nos plus proches voisins à secouer le joug du despotisme, pour mettre des peuples libres entre nous et les tyrans, et de nous hâter d'appliquer toutes nos ressources et toute notre énergie à nos affaires domestiques, pour fixer enfin au milieu de nous la liberté, la paix, l'abondance et les lois. Mais il croyait fermement qu'on ne devait pas perdre l'occasion éclatante qui s'offrait de venger enfin toutes les calamités accumulées pendant tant de siècles par les rois sur l'humanité souffrante et avilie. Et en effet, le malheureux Louis XVI expiera, non-seulement le crime d'avoir appelé l'étranger sur le sol de la patrie, mais les horribles règnes de ses prédécesseurs. Fallait-il craindre qu'un acte de vigueur n'excitât à l'intérieur quelque révolte dans les esprits ou ne produisît une sensation fâcheuse dans les pays étrangers ? De telles considérations ne sauraient détourner le législateur des principes républicains. De tous les points de la France ne réclamait-on pas la prompte punition du coupable, et avait-on à se préoccuper de ménager les puissances européennes ? Ce n'était point de la vie ou de la mort de Louis XVI que se souciaient les rois, mais bien de l'établissement de la liberté et de la fondation de la République. Et là, croyons-nous, Robespierre avait bien raison. La victoire était le seul moyen d'échapper à leur vengeance, disait-il encore ; les dompter ou périr, voilà les seuls traités qui convinssent à la République[202]. Or, immoler leur complice à la liberté trahie, c'était les frapper d'épouvante, les dégrader dans l'opinion des peuples, jeter la terreur au fond de leurs palais, les annihiler. Et c'était aux représentants du peuple à statuer eux-mêmes au nom de la nation, non en juges, mais en hommes d'État, sur le sort du roi déchu[203]. Nous laissons à nos lecteurs le soin de peser eux-mêmes ces considérations, nous réservant d'apprécier à notre tour la théorie de Robespierre en analysant les deux grands discours prononcés par lui dans le procès de Louis XVI.

Ce fut aussi dans cette séance du 3 décembre que, pour la première fois, tombèrent solennellement de sa bouche des paroles sanglantes et impitoyables. Oui, pour la première fois depuis la Révolution, il va réclamer l'application de la peine de mort contre un homme, contre le roi, lui l'éloquent adversaire de cette horrible peine, horrible et inutile, ne la jugeant nécessaire, d'ailleurs, qu'à l'égard d'un seul individu. Mais que de fois déjà des paroles empourprées de sang s'étaient, en bouillonnant, échappées des lèvres des orateurs ! Que de fois déjà nous avons entendu les Guadet et les Isnard invoquer la hache des lois contre les ennemis de la liberté ! Les ecclésiastiques transformés en martyrs par la rigueur des décrets rendus contre eux, n'était-ce pas l'œuvre des Girondins ? Nous avons dû montrer par quelle pente fatale la Révolution, provoquée de toutes parts, avait été précipitée vers la Terreur, gouffre déjà entr'ouvert et duquel nous n'approchons pas sans frémir.

On nous a reproché d'avoir écrit une véritable histoire de la Révolution au point de vue d'un seul homme ; c'est là un reproche puéril, auquel nous avons répondu d'avance dans la préface de cet ouvrage. Pour mener à bonne fin une histoire de la Révolution, avec tous les détails monographiques sur lesquels nous insistons, et pour cause, il aurait fallu non point quelques volumes, mais cent volumes. Faire une simple biographie de Robespierre, en l'isolant pour ainsi dire des hommes et des choses avec lesquels il fut chaque jour en contact, contre lesquels il eut incessamment à lutter, c'était entreprendre une œuvre inutile et nous mettre bénévolement hors d'état d'atteindre le but que nous poursuivons. Quand, par exemple, nous avons à le montrer étranger à tels ou tels actes dont jusqu'ici on a persisté à le rendre responsable, force nous est bien d'entrer dans certains détails, afin de prouver quels sont les auteurs de ces actes ; quand on s'ingénie à présenter les Girondins comme ses victimes, il nous faut bien démontrer, par des preuves sans réplique, que ce fut lui qui, durant plus d'une année, fut la victime de leurs calomnies incessantes ; que ce ne fut pas leur faute s'il ne succomba pas sous leurs coups, et que si, devenant agresseur à son tour, il finit, lui aussi, par être sans pitié à leur égard, il fut en quelque sorte comme le sanglier blessé, au ferme contre une meute de dogues.

C'est bien pour cela que nous avons adopté l'ordre chronologique, et que, pas à pas, heure par heure, nous avons suivi le grand citoyen dont nous nous sommes fait l'historien. Grâce à ce système, nous avons pu prouver à quel point il fut étranger aux premières sévérités de la Révolution. Décrets contre les prêtres réfractaires, lois violentes contre les émigrés, tout cela eut lieu sans sa coopération. Ce fut sur la motion de Buzot que, dans la séance du 23 octobre 1792, la Convention décréta le bannissement à perpétuité de tous les émigrés et la peine de mort contre ceux qui, au mépris de ce décret, remettraient les pieds sur le territoire français[204]. Non que Maximilien blâmât des lois rendues nécessaires peut-être par des circonstances impérieuses, mais encore convient-il d'en laisser la responsabilité à ceux qui en ont pris l'initiative. De même, si nous rencontrons sur son chemin tel personnage considérable de la Révolution, comme Mirabeau par exemple, n'avons-nous pas un intérêt essentiel à bien établir les points de rapport et de dissemblance ayant existé entre eux ? Et si nous n'avions point procédé ainsi, nous le répétons, notre œuvre eut été incomplète ou sans portée, comme la plupart des monographies publiées jusqu'à ce jour sur les hommes de la Révolution.

 

XXIX

J'ai nommé Mirabeau. Le jour était arrivé où l'on allait demander compte à sa mémoire des faiblesses coupables-auxquelles il avait succombé dans la dernière partie de sa vie.

Je ne crois pas avoir été injuste envers ce puissant génie ; j'ai dit ses qualités éminentes, et j'ai dit aussi en quoi il fut infidèle à la liberté. La Révolution ne saurait donc le renier sans injustice ; mais elle ne peut le compter non plus parmi ses plus purs serviteurs. Il est impossible de ne pas sourire quand on entend certains publicistes le revendiquer comme le plus illustre apôtre de la liberté. Nous avons suffisamment démontré la différence énorme qui existe à cet égard entre Mirabeau et Robespierre, l'un s'écartant à différentes reprises des véritables principes de la Révolution, l'autre y restant invariablement attaché. Le premier se montra partisan des lois martiales, le second les combattit toujours à outrance[205]. Dans une foule de grandes questions, notamment dans celle du droit de décider la paix ou la guerre et dans celle de la sanction royale, Mirabeau passa du côté de la cour ; Robespierre demeura le défenseur immuable des principes révolutionnaires. C'est en ce sens que Châteaubriand a dit avec raison qu'aux yeux de la postérité Mirabeau apparaîtrait comme l'homme de l'aristocratie et Robespierre comme l'homme de la démocratie[206]. C'est une parole vraie.

Maintenant, quel que fût l'éloignement instinctif du grand orateur pour la démocratie pure, il ne nous semble pas douteux qu'il n'eût imprimé à ses actes politiques une tout autre direction si, dans les derniers temps de sa vie, il n'eût pas conclu avec la cour un marché honteux. De son vivant, cela était soupçonné, entrevu, mais nullement prouvé, et quand l'armoire de fer trahit ses secrets, l'indignation éclata plus violente. Dans la séance du 5 décembre 1792, Rühl, au nom de la commission des Douze, vint lire une série de pièces infiniment compromettantes pour la mémoire de Mirabeau, dont les intrigues se trouvaient mises à nu. Après la lecture de ces pièces, un membre de l'Assemblée, appliquant énergiquement à Mirabeau l'épithète de traître, demanda que son image fût immédiatement proscrite du sein du Corps législatif, son corps retiré du Panthéon, et que désormais les honneurs de l'apothéose ne pussent être accordés à un citoyen que dix ans après sa mort[207]. La Convention renvoya ces propositions à son comité d'instruction publique, qu'elle chargea d'examiner la conduite de Mirabeau ; et, en attendant un rapport, elle décréta que le buste de l'illustre défunt, placé dans le lieu de ses séances, serait couvert d'un voile.

Mais le soir, aux Jacobins, les choses se passèrent d'une façon beaucoup plus expéditive. Ce fut l'hôte de Robespierre, le menuisier Duplay, l'homme antique, vir probus, qui émit la proposition que la société proscrivît le buste de Mirabeau. Sa motion fut sur-le-champ et vivement appuyée par Robespierre. Nous avons montré combien défavorable avait été à l'origine l'opinion de celui-ci sur Mirabeau. Son caractère moral lui a ôté toute confiance, écrivait-il en mai 1789[208]. Subjugué plus tard par le génie de l'homme, il ne put s'empêcher de rendre pleine justice à ses immenses qualités et de lui être véritablement reconnaissant des services réels rendus par lui à la cause de la Révolution. Il n'y a donc pas à s'étonner si, sans s'arrêter aux accusations de vénalité planant déjà sur Mirabeau à l'époque de sa mort, et à son attitude équivoque dans les derniers temps de sa vie, il s'associa à la demande d'honneurs extraordinaires réclamés pour l'incomparable orateur, au moment où il venait d'être si brusquement enlevé à la France. Mais il n'y a pas à s'étonner non plus si, le jour où les doutes devinrent à peu près des certitudes, il se montra impitoyable pour sa mémoire. Il lui sembla qu'au début d'une république il était bon de donner aux hommes un grand exemple de moralité.

Se levant donc pour appuyer la motion de Duplay, il peignit Mirabeau comme un intrigant qui, pour mieux tromper le peuple, s'était paré des dehors imposants du patriotisme. Aujourd'hui qu'on avait les preuves complètes de sa corruption, il était urgent, selon lui, de faire disparaître son buste du temple de la liberté. Et à ce propos il engageait ses concitoyens à se préserver de leur trop grande facilité à encenser de coupables idoles, et à ne point prodiguer tant de couronnes aux hommes vivants. Dans sa réprobation contre Mirabeau il enveloppa un écrivain dont le buste aussi ornait la salle des séances des Jacobins, le philosophe Helvétius, l'auteur égoïste du livre de l'Esprit, un des persécuteurs de Jean-Jacques Rousseau, vers lequel, suivant Robespierre, devaient remonter tous les hommages des républicains. Cette sortie violente était une révolte contre l'odieuse doctrine de l'individualisme, et en cela elle avait sa signification éloquente.

Les paroles de Robespierre excitèrent un tel enthousiasme qu'en un instant on arracha et l'on foula aux pieds les couronnes suspendues aux murs de la salle, et que les bustes d'Helvétius et de Mirabeau, descendus de leurs socles au milieu d'applaudissements frénétiques, furent impitoyablement brisés[209]. Il faut voir dans ce spectacle instructif, non le caprice d'un peuple détruisant ce qu'il a adoré, mais l'acte solennel d'une nation immolant à sa conscience indignée une réputation souillée et à laquelle son estime n'était plus due. Comme tout servait de texte aux Girondins pour attaquer Robespierre, ils ne manquèrent pas de lui reprocher amèrement d'avoir été l'auteur de la motion en vertu de laquelle les honneurs du Panthéon avaient été décernés à Mirabeau[210]. Qu'est-ce que cela eut prouvé, sinon qu'à cette époque il ne croyait pas à la corruption du grand orateur ? Mais ce n'était même pas exact : la motion ou plutôt la pétition venait du directoire du département, et Robespierre s'était contenté de l'appuyer de quelques paroles[211]. Il s'empressa donc de réclamer contre cette fausse assertion, dans une lettre adressée au journal les Révolutions de Paris, qui avait commis la même erreur. Et dans cette lettre, où il retraçait fidèlement le rôle joué par lui en cette circonstance, il déclarait avoir, à cette époque, éprouvé pour la première fois un remords dont il avait fait confidence à ses amis, celui d'avoir laissé croire peut-être qu'il partageait toute l'estime de l'Assemblée constituante et du public pour Mirabeau[212]. A une année de là, le 5 frimaire de l'an II, après un rapport et sur la proposition de Chénier, parlant au nom du comité d'instruction publique, la Convention nationale décrétait que le corps de Mirabeau serait retiré du Panthéon et que celui de Marat y serait transféré à sa place[213].

Il y a aujourd'hui, ce semble, une tendance beaucoup trop marquée à excuser les actes de la nature de ceux auxquels se laissa aller Mirabeau. Si les changements d'opinion chez les hommes sont légitimes et même respectables quand ils ne tiennent à aucun calcul d'intérêt, ils tombent nécessairement sous le mépris public quand l'intérêt y a la moindre part, et Robespierre fut l'organe de la conscience du pays lorsqu'il se montra si sévère pour la mémoire de l'illustre orateur. Mais, dit-on, ces choses-là étaient parfaitement admises à l'époque ; j'ai même entendu soutenir que la morale était double : il y aurait la grande et la petite ; puis, répétant un mot prêté à Mirabeau lui-même, payé, mais non vendu, les partisans de la grande et de la petite morale nous le présentent comme payé, mais incorruptible. J'avoue ne rien comprendre à cette logomachie. Non, la morale n'est point double. Ce qui dans l'ordre moral est vrai et juste aujourd'hui, l'était il y a cent ans, il y a mille ans. La postérité, plus indulgente, laissera subsister le buste de Mirabeau parmi les bustes des grands hommes de la Révolution ; mais elle ne l'absoudra pas de sa vénalité. Si une doctrine contraire pouvait être admise, s'il était possible d'excuser, par quelques artifices de langage, des capitulations de conscience basées sur un intérêt personnel, j'en serais profondément contristé, car je verrais là le signe certain d'un abaissement de moralité dans notre pays.

 

 

 



[1] Voyez les Révolutions de Paris, numéro 167, p. 532. Le Moniteur ne donne aucun détail sur cette première séance. Il indique seulement que trois cent soixante et onze députés étaient présents. Numéro du 21 septembre 1792.

[2] Voyez le compte rendu de cette séance dans les Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 1, p. 18. Impossible de rencontrer plus d'impartialité que dans ces comptes rendus des séances de la Convention par Robespierre. Qu'on les compare avec ceux des chroniqueurs de la Gironde, et l'on verra de quel côté sont la bonne foi, l'équité, la justice.

[3] Voyez les Révolutions de Paris, numéro 167, p. 526.

[4] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 1, p. 25, 26. Les lettres de Robespierre à ses commettants, qui remplacèrent le Défenseur de la Constitution, paraissaient toutes les semaines chez Jacques-Pierre Duplain, libraire, cour du Commerce, rue de l'Ancienne-Comédie Française. Leur prix était de trente-six livres pour l'année, dix-huit pour six mois, et neuf pour trois mois.

[5] Voyez le Moniteur du 22 septembre 1792.

[6] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 1, p. 27.

[7] Ni le Moniteur, ni le Journal des débats et décrets du la Convention, ne font mention de cette démarche de Thouret. Voyez Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 1, p. 28.

[8] Voyez le Patriote français, numéro 1139.

[9] Lettre de Guiter, député des Pyrénées-Orientales, et signataire de la protestation contre le 31 mai, à Robespierre. (De la collection de Portiez, de l'Oise.) Ubi supra.

[10] Voyez le numéro du Courrier des quatre-vingt-trois départements cité plus haut.

[11] Deuxième réponse de Robespierre à Jérôme Pétion. Voyez Lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants, numéro 10, p. 449.

[12] Voyez le registre des délibérations de la section de la place Vendôme. Archives de la préfecture de police.

[13] Patriote français, numéro 1175.

[14] Fragment de l'Histoire secrète de la Révolution, par Camille Desmoulins, p. 31.

[15] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 1, p. 31.

[16] Voyez le Moniteur du 23 septembre 1792 et les Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 3.

[17] Patriote français, numéro 1140.

[18] Patriote français, numéros 1139 et 1140.

[19] Voyez le Moniteur du 26 septembre 1792.

[20] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, Amis de la liberté et de l'égalité. Numéro 270. (Nouveau titre de cette feuille depuis lo numéro précédent.)

[21] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, Amis de la liberté et de l'égalité, numéro 271.

[22] Voyez le Patriote français, numéro 1143.

[23] Voyez le Moniteur du 26 septembre 1792.

[24] Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 6, p. 78.

[25] Voyez pour le discours de Danton et la réponse de Buzot, outre le Moniteur (numéro du 26 septembre 1792), le Journal des débats et des décrets de la Convention (numéro 6), sans oublier d'ailleurs que ces deux feuilles étaient, l'une et l'autre, rédigées dans un esprit entièrement favorable à la Gironde.

Déjà, sur des propos tenus à la table de Roland, propos auxquels les perpétuelles déclamations des amis de Brissot contre Paris donnaient plus de poids, on accusait les Girondins de vouloir morceler la République. Cette accusation, dit M. Michelet (t. IV, p. 342), prit beaucoup de poids lorsqu'elle fut reproduite par Robespierre au sein de la Convention. Toujours fidèle à son déplorable système de partialité, M. Michelet omet de dire que ce fut Danton qui formula bien plus nettement cette accusation. Or combien plus elle avait d'importance dans sa bouche, puisque, au moment où il parlait, il remplissait encore les fonctions de ministre de la justice !

[26] Ces dernières paroles ne se trouvent reproduites que dans la version du Moniteur. Consultez au surplus, pour cette éloquente improvisation de Robespierre, le Moniteur du 26 septembre 1792 ; le Journal des débats et décrets de la Convention, numéro 6, et les Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 1.

Le Patriote français, en désespoir de cause, voit, comme ses féaux Rebecqui et Barbaroux, l'existence du projet de dictature démonstrativement prouvée par la conduite de quelques membres de la commune de Paris, tous attachés au parti Robespierre. (Numéro 1159.)

[27] Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 6. Si M. Michelet ne s'en était pas tenu à la seule version du Moniteur, il n'aurait pas avancé un peu légèrement que tout le discours de Robespierre avait été mal reçu (t. IV, p. 316).

[28] Le numéro 177 du Journal de Marseille, cité par Camille Desmoulins dans son Fragment de l'histoire secrète de la Révolution, p. 65, énonce contre Barbaroux un fait très-grave. Pour expliquer les dépenses considérables auxquelles il se livrait depuis l'ouverture de la Convention, Barbaroux aurait dit aux Marseillais étonnés qu'il avait hérité de 80,000 livres, tandis qu'il était de notoriété publique qu'il n'avait jamais eu dans les deux mondes de parents possesseurs d'une telle fortune.

[29] Mémoires de Barbaroux, p. 79.

[30] Voyez ce qu'a écrit à cet égard madame Roland elle-même dans ses Mémoires (t. II, p. 159, éd. Barrière et Berville).

[31] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 1, p. 42.

[32] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 1, p. 47.

[33] Voyez le Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 6, p. 78. — Marat, se doutant du fait, écrivit dans son journal : Une chose à éclaircir, c'est de savoir si Rebecqui, qui se donne en témoignage contre Panis, était même à Paris à cette époque. Journal de la République française, numéro 4.

[34] Fragment de l'histoire secrète de la Révolution, p. 59.

[35] Ce qui n'empêche pas le Patriote français d'écrire, après avoir rendu compte de la séance avec sa mauvaise foi ordinaire : Panis se défend assez mal sur le fait énoncé par les députés de Marseille. (Numéro 1143.)

[36] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 10, p. 455.

[37] Voyez le Moniteur du 27 septembre 1792 ; le Journal des débats et décrets de la Convention, numéro 8 ; les Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 2, p. 83, et le Journal de la République française, numéro 5.

[38] Mémoires de madame Roland (édit. Barrière et Berville), t. II, p. 156.

[39] Voyez le Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 7, et le Moniteur du 27 septembre 1792.

[40] Michelet (Histoire de la Révolution, t. IV, p. 348). Le Moniteur met dans la bouche de Sergent la vive dénégation qui accueillit l'assertion de Vergniaud ; mais c'est bien évidemment une erreur du rédacteur. Il est d'ailleurs fort probable que Sergent, membre du comité de surveillance qui siégeait alors en permanence, non à l'Hôtel-de-Ville, mais à la mairie, n'assistait pas à la séance du conseil général. Si M. Michelet, au lieu de s'en tenir à la version du Moniteur, eût pris la peine de consulter le Journal des débats et des décrets de la Convention, rédigé également dans un esprit tout girondin, il y aurait lu : Robespierre se lève et dit : Cela est faux (numéro 7, p. 91), et il se fût épargné la faute d'écrire cette phrase inexacte et injuste : Robespierre ne répondit rien, accepta l'accusation, et garda la tache ; il la garde pour l'avenir. M. Michelet aurait pu aussi consulter le Recueil des rapports, opinions et discours prononcés à la tribune nationale, où se trouve rectifiée l'erreur du Moniteur. Voyez t. X, p. 49.

[41] Voyez cet exposé des principes de Robespierre dans les Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 1. Ce numéro contient en outre un tableau des opérations de la Convention nationale depuis l'ouverture de sa session jusqu'à la séance du 25 septembre. — Comment ne pas s'affliger de la légèreté avec laquelle écrit en général M. Michelet, quand on lit dans son histoire (t. IV, p. 365) que, selon Robespierre, le grand objet des lois constitutives était de lutter contre le gouvernement ! La lecture des trois dernières lignes de l'article de Robespierre suffit pour démontrer à quel point s'est trompé M. Michelet.

[42] Il était né à Arras le 21 janvier 1763.

[43] Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 68.

[44] Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 66 et 67.

[45] Discours d'Augustin-Bon-Joseph Robespierre, président de la société des Amis de la Constitution d'Arras, prononcé le 29 avril 1792, l'an IV de la liberté, le jour de la plantation de l'arbre. (Manuscrit communiqué par M. Billette, d'Arras.)

[46] Ceci corroboré par les Mémoires de Charlotte Robespierre (p. 86). Lorsque j'arrivai d'Arras, en 1792, je descendis chez la famille Duplay. M. Michelet est tout à fait dans l'erreur quand il nous montre (t. V, p. 76) Robespierre revenant après son triomphe d'Arras, en octobre 1791, se loger avec sa sœur dans un appartement de la rue Saint-Florentin. D'abord le retour de Maximilien est de la fin de novembre, comme on l'a vu, et sa sœur Charlotte ne vint s'installer à Paris qu'en septembre 1792, chez Duplay, et non pas rue Saint-Florentin, où elle n'alla que plus tard.

[47] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 278.

[48] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 278. Le rédacteur de ce journal, entièrement vendu à la Gironde, s'est bien gardé de reproduire le discours de Dusaulx.

[49] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro280.

[50] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 281.

[51] Journal des débats et de la correspondance, numéro 232.

[52] Révolutions de Paris, numéro 170, p. 118.

[53] Moniteur du 13 octobre 1792.

[54] Révolutions de Paris, numéro 170, p. 122.

[55] Lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants, numéro 10, p. 455.

[56] Chronique de Paris, numéro du 13 octobre 1792.

[57] Voyez ce discours reproduit in extenso dans les Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 2. p. 66 à 82. Voyez aussi le Journal des débats et de la correspondance de la Société où se trouve, résumé en onze lignes, cet important discours (numéro 287). Un peu plus tard, il est vrai, ce journal jugea à propos de donner un extrait du discours de Robespierre, eu lui assignant par erreur la date du 21 au lieu de celle du 15. Voyez le numéro 300.

[58] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 2, p. 50.

[59] Dumouriez, dans ses Mémoires, se garde bien de raconter cette scène. Robespierre, dans son compte-rendu, n'en parle pas non plus ; mais on sent bien qu'ici c'est par modestie. Voyez le Journal des débats et de la correspondance, numéro 263.

[60] Voyez Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 2, p. 49 à 57, et Journal des débats et de la correspondance, etc., numéro 283.

[61] Journal des débats et de la correspondance de la Société, numéro 285.

[62] Voyez le texte de cette lettre dans le Journal des débats et décrets de la Convention, numéro 22, p. 401.

[63] Sur la conduite de la Convention nationale envers le général Dillon, et sur les principes que les représentants de la nation doivent adopter dans la guerre actuelle. Voyez, Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 2, p. 57 à 65.

[64] Voyez à ce sujet le Journal de la République, numéro 15.

[65] Séance du 24 octobre 1792. Voyez le Moniteur du 26 octobre 1792.

[66] Voyez le Patriote français, numéro 1144.

[67] Voyez le portrait de Pache dans les Mémoires de madame Roland (édit. Barrière, t. II, p. 141). La républicaine Roland affecte quelquefois de singuliers mépris. Pache était d'origine suisse ; en vertu de quoi, écrit-elle, son père gardait à Paris la porte d'un grand seigneur, p. 152.

[68] Lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants, numéro 3, p. 144.

[69] Lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants, numéro 3, p. 138.

[70] Voyez notamment la seconde partie des notices historiques dans les Mémoires, t. II, p. 15 et suivantes (édit. Barrière et Berville).

[71] Mémoires de Garat, édit. de 1862, p. 136.

[72] Journal des débats et de la correspondance de la Société, numéro 276.

[73] Michelet (t. IV, p. 485). Impossible d'avoir plus complètement dénaturé que M. Michelet l'histoire de tous les commencements de la Convention, relativement à Robespierre. Il semble qu'il y ait parti pris de sa part.

[74] Voyez la lettre de démission de Pétion dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 59.

[75] Journal des débats et de la correspondance, numéro 289. Combien n'est-il pas triste de lire, dans l'histoire de M. Michelet, des lignes comme celles-ci : On eût voulu obtenir de lui (Robespierre) l'éloge de Marat ; il le fit, mais de manière à pouvoir le désavouer ; il le fit par son frère, Robespierre jeune, aux Jacobins. T. IV, p. 467 :

Si ce n'est toi, c'est donc ton frère :

C'était bien la peine, en vérité, d'avoir, avec tant de vivacité et de raison, combattu les doctrines jésuitiques ! Quoi ! voilà Robespierre responsable de la défense toute naturelle, d'ailleurs, de Marat par Robespierre jeune aux Jacobins ! Voilà comment ce grand citoyen, qui ne déguisait guère sa pensée, fit, suivant M. Michelet, l'éloge de Marat de manière à pouvoir le désavouer ? Triste ! triste, vraiment !

[76] M. Michelet dit qu'en revanche, à la section des Piques, Robespierre leur accorda ce mot : Qu'on eût dû envoyer, non pas un exemplaire à chaque municipalité, mais vingt-quatre (t. IV, p. 467). Nous dirons où M. Michelet a pris cela ; mais les procès-verbaux de la section des Piques (place Vendôme), que nous avons consultés avec le plus grand soin, ne disent rien de semblable. Il y a mieux, depuis l'ouverture de la Convention nationale, Robespierre ne paraissait guère à sa section ; et comme il n'avait pas officiellement donné sa démission de commissaire près la commune, il fut décidé dans la séance du 4 novembre qu'on lui écrirait afin qu'il eût à déclarer à la section s'il entendait ou n'entendait pas continuer ses fonctions de commissaire.

Voyez les registres des procès-verbaux de la section des Piques, aux Archives de la Préfecture de police.

[77] Révolutions de Paris, numéro 172, p. 199.

[78] Pétition des fédérés marseillais. Voyez le Moniteur du 22 octobre 1792.

[79] On lit dans les Mémoires de Barère : Dans le courant du mois de décembre 1792, je fus abordé à la Convention par un ancien député de l'Assemblée législative réélu à la Convention. Il me parla de la peine qu'il éprouvait en voyant s'établir une lutte terrible dans ses conséquences entre les Girondins et les Montagnards. J'étais, me dit-il, membre de la commission des Onze à l'Assemblée législative ; un jour, sortant avec Brissot de la salle de la commission, je l'entendis parler avec les Girondins de sa correspondance en Angleterre, et ses propos m'étonnèrent singulièrement quand il s'exprima en faveur du duc d'York avec beaucoup d'intérêt et de chaleur.

C'est là un fait important, dis-je à mon collègue, et j'aurais bien de la peine à y croire, si vous, qui avez été avec Brissot à l'Assemblée législative, ne me l'assuriez. — Je ferai plus, je vous l'écrirai de ma main. — Et il alla au bureau des secrétaires, où il écrivit la note ci-jointe qu'il m'apporta.

Copie textuelle de la note en question.

Brissot, Pétion de Villeneuve, Guadet et Jansonet et Rabot de Saint-Étienne.

Le 17 juillet, dans l'escalier de la commission des Onze à l'Assemblée législative, Brissot a dit à ses associés dans ce moment :

Je vous ferai voir ce soir, dans ma correspondance avec le cabinet de Saint-James, qu'il dépend de nous d'amalgamer notre constitution avec celle de l'Angleterre, en mettant le duc d'York roi constitutionnel à la place de Louis XVI.

Voyez le discours de Brissot à la tribune de l'Assemblée législative du 19 de ce mois de juillet. — Singulier rapprochement, en effet : à quelques jours de là, Brissot invoquait le glaive des lois contre les républicains. —

Cette note m'étonna beaucoup, ajoute Barère, mais pour l'appuyer par des faits, mon collègue me dit de lire avec attention, dans les journaux, le discours de Brissot, dont il était question. Mémoires de Barère, publiés par MM. Carnot et David d'Angers, t. II, p. 43, 44 et 45.

Nous sommes loin de citer Barère comme une autorité ; mais ce curieux passage de ses Mémoires est une preuve de plus que l'existence d'un parti Brunswick n'était pas seulement dans l'imagination de Robespierre, et que lorsque après une foule d'autres ce dernier le dénonça à son tour, sa dénonciation s'appuyait sur des présomptions très-graves.

[80] Voyez ce long factum de Brissot reproduit tout entier dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 122 à 158.

[81] Discours de Maximilien Robespierre sur l'influence de la calomnie sur la Révolution, prononcé à la Société, dans la séance du 23 octobre 1792, l'an Ier de la République. Il est suivi de cette note : La Société, dans sa séance du 28 octobre 1792, l'an Ier de la République française, a arrêté l'impression et l'envoi de ce discours aux sociétés qui lui sont affiliées, aux assemblées électorales, aux quarante-huit sections, la distribution aux tribunes et aux membres de la Convention nationale — DANTON, président ; LA FAYE, vice-président ; LEPELETIER, BENTABOLE, députés ; LE FORT, MOENNE, SIMON, secrétaires.

Robespierre inséra son discours dans le numéro 3 des Lettres de M. Robespierre à ses commettants, p. 97 à 132. Il a été reproduit dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 9 à 27 ; et dans les Œuvres de Robespierre, recueillies par Laponneraye, t. II, p. 153.

[82] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 292. Ce journal résume en vingt-huit lignes le discours de Robespierre.

[83] Révolutions de Paris, numéro 173, p. 236.

[84] Révolutions de Paris, numéro 173, p. 236.

[85] Discours sur la liberté de la presse. Voyez notre précédent volume.

[86] Le Moniteur ne donne pas le nom du secrétaire lecteur ; mais on le trouve en toutes lettres dans le Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 41.

[87] Voyez dans le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 392, la déclaration de Merlin.

[88] Apparemment le ministre connaissait l'auteur anonyme de cette lettre, puisqu'elle est attribuée au sieur Mérodière par le Moniteur, qui, du reste, ne la donne que tout à fait tronquée (numéro du 31 octobre). Ainsi il supprime cette phrase : Je ne signe pas ; et vous servez bien que ce n'est pas la confiance qui me manque, mais je crains de vous compromettre. On serait tenté de se demander comment, en signant, il aurait compromis son correspondant, si une telle lettre valait la peine d'être discutée. D'après Dubail, elle lui aurait été adressée par Marcandier, un des plus violents ennemis de Robespierre. Le Moniteur a imprimé Mérodière pour Marcandier, sorte d'intrigant dont nous avons déjà parlé.

[89] Dans la version tronquée du Moniteur, on lit : Ils ne veulent entendre parler que de Robespierre, et prétendent que seul il peut sauver la patrie. Lanjuinais aurait-il ajouté cela ? Ce membre de phrase ne se trouve pas dans le texte de la lettre qu'on peut lire dans le numéro 41 du Journal des débats et des décrets de la Convention, p. 747, et dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 411. M. Michelet trouve commode de ne dire mot de cette lettre qui explique si bien l'indignation de Robespierre (t. IV, p. 475). Cela évite à l'éminent écrivain l'embarras d'avoir à s'expliquer sur cette odieuse intrigue des Girondins. Voici de son côté comment Robespierre s'est exprimé au sujet de la fameuse lettre : L'honnête ministre joint au Mémoire une certaine lettre énigmatique, écrite par un homme taré, attaché à l'ancienne police, à un tiers qui l'avait adressée à Roland. Lettres de M. Robespierre à ses commettants, p. 282, numéro 6. Cet homme taré, c'était Marcandier.

[90] Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 41, p. 747.

[91] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 6, p. 262.

[92] Outre les fréquentes interruptions du président, constatées par le Moniteur et par le Journal des débats et des décrets, voici ce que nous lisons dans le récit d'un témoin oculaire : Robespierre s'élança à la tribune, où il essaya de se défendre au milieu des cris réitérés de la droite et des interruptions continuelles du président Guadet. Mémoires de Levasseur, t. I, p. 80. De son côté, Gorsas, devenu ultra Girondin, s'exprimait ainsi dans sa feuille : Robespierre continue à affronter l'orage. Il accuse le président de faire cause commune avec ce qu'il appelle ses ennemis... Robespierre, lui dit-il enfin, j'excuse en vous une calomnie de plus. Ces derniers mots imprimés en gros caractères. En vérité, ne semble-t-il pas qu'on entend le-voleur accuser le volé ? Voyez le Courrier des vingt-trois départements, numéro du 31 octobre 1792.

[93] Déclaration de Merlin (de Thionville) au club des Jacobins, Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 292.

[94] Journal des débats et des décrets de lu Convention, numéro 41, p. 750.

[95] Pour avoir une idée bien complète de cette séance, il faut combiner le Moniteur des 30 et 31 octobre 1792 et le Journal du débats et des décrets de la Convention, numéro 41,

[96] Journal des débats et de la correspondance, numéro 292.

[97] A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, p. 10. Rien ne saurait mieux que cette brochure peindre l'incohérence et le débraillé des idées chez cette espèce de maniaque.

[98] Le journal de Brissot lui-même le constate, et voici en quels termes amers : Robespierre, enseveli sous le poids du mépris qu'il s'était attiré la seule fois qu'il avait pris la parole, Robespierre qui semblait s'être apprécié enfin en se condamnant au silence, parait à la tribune. (Patriote français, numéro 1178, du 31 octobre 1792.)

[99] Mémoires de madame Roland, édit. Barrière et Berville, t. II, p. 162.

[100] Voici comment s'exprime à ce sujet un journal chaud partisan des Girondins : En parlant de Marat l'orateur emploie un de -ces tours qui, pour être exagérés, manquent leur effet. Il le qualifie d'abord, dans le moment, d'homme unique dans les fastes du monde, d'enfant perdu de l'assassinat ; puis, l'ayant nommé, il s'interrompt en s'écriant : Dieu ! je l'ai nommé ! Annales patriotiques, numéro 305, du 31 octobre 1792. Carra, il est vrai, n'était pas à Paris à cette époque, ce qui explique l'impartialité relative de cette feuille.

[101] Le discours de Louvet se trouve in extenso dans le Journal des débats et des décrets de le Convention, numéro 41.

[102] Accusation contre Maximilien Robespierre, par J.-B. Louvet, in-8° de 15 p. (de l'Imprimerie nationale).

[103] Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 41, p. 768.

[104] Louvet a écrit dans ses Mémoires : L’accusation que j'intentai contre lui produisit le plus grand effet ; cinquante députés attestèrent les attentats que je rappelais, et dont le moindre devait conduire cet homme à l'échafaud. Le lâche crut sa dernière heure arrivée ; il vint à la tribune me demander grâce (p. 52). Cela ne donne-t-il pas bien la mesure de la niaiserie de ce brouillon ?

[105] Il serait injuste d'oublier que Tissot, MM. Esquiros, Lamartine et L. Blanc ont peint sous les couleurs les plus vraies cette lutte héroïque de Robespierre contre la Gironde.

[106] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 292.

[107] Journal des débats et de la correspondance, numéro 293. Voici comment un journal girondin s'explique sur ce fait : Baumier veut s'excuser, le tonnerre des tribunes le menace, on propose.de le rayer ; mais Robespierre, en ennemi généreux, demande sa grâce, il l'obtient. Courrier des quatre-vingt-trois départements, numéro du 1er novembre 1792.

[108] A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, p. 23.

[109] Ce fait cité par M. Esquiros, dans son Histoire des Montagnards, lui a été communiqué par notre illustre sculpteur David (d'Angers).

[110] M. Michelet (t. IV, p. 478) trouve que Brissot se montra froid dans son journal, comme si la Robespierride de Louvet n'eût pas eu toute son approbation. Vite ouvrons le Patriote français : Nous nous proposons de rendre compte de l'excellent discours du courageux Louvet, qui a formellement dénoncé Robespierre (numéro 1177, du 30 octobre 1792), et le lendemain : Louvet a prononcé un discours qu'il est impossible d'extraire, parce que tout y était également fort, également beau, et l'éloquence de l'orateur a été au niveau de son courage (numéro 1178). Que veut donc de plus M. Michelet ?

[111] De tous les journalistes girondins qui rendirent compte de l’attaque de Louvet contre Robespierre, il n'en est pas un qui ait apporté dans la reproduction des débats plus de mauvaise foi que le député girondin Gorsas. Du coup, Brissot et Girey-Dupré se trouvèrent dépassés. On peut voir dans son numéro du 31 octobre 1792 jusqu'où peut aller le cynisme du mensonge. Il s'étend avec complaisance sur les passages du libelle de Louvet où cet Arétin de la Gironde s'ingénie à jeter à la face de ses adversaires le sang des journées de Septembre, comme si lui, Gorsas, — il n'y avait pas si longtemps, — n'avait pas loué lui-même ces atroces journées comme un acte de justice. Cette lâche palinodie lui attira, du reste, d'assez désagréables représailles. Un jour on lut dans le journal de Marat la lettre suivante : Ami du peuple, je ne conçois pas comment le nommé Gorsas ; infâme libelliste de la faction des hommes d'Etat, vendu à Pétion, Gensonné, Vergniaud et Guadet, qui se sont si longtemps déchaînés contre le massacre du 2 septembre, a l'impudence de déclamer avec ces tartufes, lui qui était l'un des massacreurs de ces journées terribles, l'un des juges populaires de la Conciergerie.

Le dimanche 2 septembre, à 11 heures du matin, il était au Palais-Royal, avec, des valets d'ex-nobles, à prêcher le massacre au milieu des groupes, et dans la nuit du même jour, sur les deux heures, il était à l'œuvre, jugeant et égorgeant les victimes. Je défie à ce scélérat d'oser nier ces faits ; je peux lui en donner des preuves juridiques.

Signé : LEGROS, de la section du Louvre. (Journal de la République française, numéro 190). — Gorsas, à force de calomnier les autres, a-t-il fini par être lui même la proie d'une noire calomnie ? C'est ce que nous ignorons, et ce que nous n'avons pas à rechercher ; œ qui est certain, c'est que, comme nous l'avons démontré dans notre précédent livre, il fut l'un des thuriféraires des massacres, et qu'il blâma Roland d'avoir écrit qu'il fallait jeter un voile sur la journée du 2 septembre.

[112] Voyez le Moniteur du 1er novembre 1792.

[113] Moniteur du 1er novembre 1792.

[114] On voit d'où est venue l'erreur du trop crédule M. Michelet. Mais, dépassant toujours le but, l'illustre historien a attribué à Robespierre lui-même (p. 467) ce que Barbaroux n'avait du moins osé mettre que sur le compte de la section tout entière.

[115] Lettre de la Société d'Auxerre à la Société de Paris. Journal des débats et de la correspondance des Jacobins, numéro 295.

[116] Voyez la lettre de Pache aux membres du conseil général de la commune, dans le Moniteur du 3 novembre 1792.

[117] Révolutions de Paris, numéro 174, p. 295.

[118] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 295.

[119] Voyez à ce sujet les réflexions des Révolutions de Paris, numéro 174, p. 295. Quant au libelle de Brissot, intitulé : A tous les Républicains de France, et autres écrits girondins, voici une faible partie de ce que Roland paya de son propre aveu : Au citoyen Lepage, pour 600 exemplaires du numéro 1167 du Patriote français ; pour 500 exemplaires du numéro 1196 ; pour 500 exemplaires du numéro 1212 ; pour 1600 exemplaires de l'adresse à tous les républicains, et pour 1000 exemplaires de la Réponse à Clootz, 1200 livres. Ainsi tel était l'emploi que le vertueux Roland faisait des fonds de la République, et le trésor était aux abois. Voyez ce curieux compte rendu de Roland, aux éclaircissements historiques, dans les Mémoires de madame Roland (t. II, édit. Barrière et Berville, p. 357 et suivantes). Et il est bien évident que Roland n'a pas énoncé la dixième partie des fonds qu'il consacra à cet odieux colportage.

[120] Journal des débats et de la correspondance, numéro 396. Séance du 5 novembre.

[121] Journal des débats et de la correspondance, numéro 296.

[122] Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 47.

[123] Révolutions de France et de Brabant, et des royaumes qui arborant la cocarde nationale méritaient une place dans les fastes de la liberté, par Camille Desmoulins et Merlin (de Thionville), numéro 25.

[124] Révolutions de Paris, numéro 174, p. 295.

[125] Moniteur du 6 novembre 1792.

[126] Voyez le livre précédent.

[127] Louvet, dans sa réplique intitulée : À Maximilien Robespierre et à ses royalistes, réplique non prononcée mais répandue à profusion, se rabattit sur ce que Robespierre était resté au bureau, et il trouva des airs de dictateur dans la façon même dont ses yeux mobiles parcouraient l'étendue de la salle (p. 13). On croirait à peine à de pareilles inepties, si on ne les avait pas sous les yeux, reproduites par l'impression.

[128] M. Michelet ne voit dans ce magnifique plaidoyer de Robespierre, si ferme, si net, si complet et si modéré, que une humble et habile apologie. Mais ce qui est plus grave, sa déplorable partialité entraîne aux conjectures les plus hasardées, pour ne pas dire plus. Avec ce ton tranchant qui n'appartient qu'à lui, il prétend que Robespierre mentit hardiment sur deus points (t. IV, p. 481) ; en premier lieu, parce qu'il avait déclaré n'avoir jamais eu la moindre relation avec le comité de surveillance de la commune. Or, cette déclaration que personne n'osa contredire, pas même Louvet, dans le plus effronté libelle qui se puisse imaginer (A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, voyez, p. 41, le passage où il parle de l'introduction de Marat par Panis au comité de surveillance), cette déclaration, dis-je, M. Michelet a eu le triste courage de la révoquer en doute. Et sur quoi se fonde-t-il pour cela ? Sur ce que Panis ne bougeait de chez Robespierre. Et qui le lui a dit : Cent témoins le voyaient chaque matin venir prendre le mot d'ordre à la maison Duplay. Il est vraiment fâcheux que sur cent témoins M. Michelet ne prenne pas la peine de nous en citer un seul. Le témoignage de Sergent, fort vaguement et fort légèrement invoqué ailleurs pour prouver une espèce d'intimité existant entre Panis et Robespierre, ne saurait être d'aucun poids. Nous avons dit, et nous avons prouvé dans notre précédent livre que Panis était surtout l'ami intime de Danton. Il eut également, jusqu'à la mort de ce dernier, des rapports d'amitié avec Robespierre, mais sur un pied beaucoup moins large. Ce sont là des erreurs infiniment graves de M. Michelet et qu'il importe de signaler à tous les lecteurs sérieux.

Nous relèverons tout à l'heure le second démenti que, sans plus de fondement, il donne à Robespierre.

[129] Voyez à cet égard le Moniteur du 6 novembre 1792 ; le Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 48, et les Annales patriotiques, — feuille girondine, — où l'on peut lire : Ce discours est souvent interrompu par des applaudissements. (Numéro 315, 6 novembre 1792.)

[130] Révolutions de Paris, numéro 173, p. 216.

[131] Voyez le livre précédent.

[132] Rien n'est curieux comme la manière épileptique dont Louvet, pour parer le coup, se démené dans sa brochure A Maximilien Robespierre et à ses royalistes. Il est d'abord au paroxysme de la rage. Robespierre, tu mens, tu mens à dessein, tu mens à ta conscience. Examinons donc comment, en effet, Robespierre ment à dessein, et ment à sa conscience. Le numéro 57 de la Sentinelle ne contient pas, parait-il, textuellement les paroles rappelées par Robespierre ; ce journal est introuvable aujourd'hui ; nous n'avons donc pu vérifier par nous-même, mais nous voulons bien nous en rapporter à Louvet. Au lieu de : Honneur au conseil général, il a fait sonner le tocsin, il a sauvé la patrie ! il y aurait dans le journal : honneur au conseil général de la commune ; il vient de prouver qu'en effet il voulait saurer la patrie, et mériter la reconnaissance des départements de l'empire... il vient d'arrêter que le tocsin allait sonner, que le canon d'alarme serait tiré. (Voyez p. 32 et 37.) Louvet veut prouver par là que le tocsin n'avait pas sonné, et que le canon d'alarme n'était pas tiré encore au moment où il écrivait ces lignes. Qu'est-ce que cela signifie, en vérité ? Le numéro 57 de la Sentinelle a-t-il paru le 3 septembre, c'est-à-dire le lendemain du jour où avaient commencé les opérations électorales ? Là-dessus il n'y a pas l'ombre d'un doute, et Louvet ne peut nier. Qu'à deux mois de distance Robespierre, citant de mémoire, ait varié sur les mots, qu'importe s'il n'a pas modifié le sens ? Or, je le demande, n'est-il pas absolument indifférent que Louvet ait écrit : Le conseil général a fait sonner le tocsin, ou, il vient d'arrêter que le tocsin allait sonner ? Ce qui est certain, c'est qu'il en a fait honneur au conseil général de la commune, et cela au moment des élections.

[133] Ce qui n'avait pas empêché. Brissot, tant il y avait une touchante entente entre les Girondins pour calomnier Robespierre, d'écrire dans son factum : Un jour il menaça de faire sonner le tocsin. Voyez ce libelle de Brissot dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 135.

[134] Le Moniteur est muet sur cet incident. Voyez le Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 48, p. 82. D'après Robespierre, la vérité de son récit fut aussitôt attestée par plusieurs membres de l’Assemblée législative, députés à la Convention. Lettre de Robespierre à ses commettants, numéro 4, p. 180.

[135] C'est ici que M. Michelet, avec sa légèreté habituelle, accuse Robespierre d'avoir menti pour la seconde fois ; et cela parce que, repoussant avec horreur cette insinuation de Louvet qu'il avait voulu compromettre la sûreté de quelques députés en les dénonçant durant les exécutions, Robespierre avait répondu à cette infamie en rappelant qu'il avait cessé d'aller à la commune avant ces événements, — ce qui était vrai, — et que rien n'avait pu les lui faire prévoir. A quoi donc a pensé M. Michelet en insinuant que Robespierre avait voulu dissimuler sa présence à la commune dans les soirées du 1er et du 2 septembre ? (t. IV, p. 482.) C'est, en vérité, par trop naïf ! M. Michelet s'imagine-t-il que les 288 membres du conseil général l'eussent attendu pour donner un démenti à Robespierre ? Celui-ci vint à la commune le 1er septembre pour y donner lecture d'une adresse aux quarante-huit sections, dont la rédaction lui avait été confiée ; il revint le 2, parce que ce jour-là la gravité des événements lui fit un devoir d'être à son poste de conseiller ; mais tout nous porte à croire qu'au moment où, après quelques autres membres, il parla, lui aussi, d'un parti puissant qui projetait de mettre Brunswick sur le trône, il ignorait encore les exécutions que, d'après sa propre déclaration, il n'apprit que par le bruit public et plus tard que la plus grande partie des citoyens. Ce jour-là, en effet, l'assemblée électorale avait commencé ses opérations ; et à partir du lendemain Robespierre cessa de fréquenter le conseil général pour se consacrer tout entier à ses fonctions d'électeur. (Voyez aussi la discussion lumineuse de M. Louis Blanc. Histoire de la Révolution, t. VII, p. 373 et 374.)

[136] M. Michelet est d'avis qu'il ne nomma pas (p. 477). Pourquoi donc écrit-il plus loin que durant les exécutions, il vint, dénonça et de la langue égorgea ses ennemis (p. 481) ? Ces contradictions sont familières à M. Michelet, Hélas ! quel mal, de la plume, il a fait à cet illustre Robespierre !

Ah ! malheur à l'apôtre et malheur au tribun !

Et voyez la justice de M. Michelet ! Ces cris de fureur déchaînés contre Robespierre par les Girondins : A la guillotine, Robespierre ! et les poignards invoqués par Louvet, il s'est bien gardé d'en dire mot, lui qui à chaque page revient sur cette dénonciation d'un parti vendu à Brunswick.

[137] Dans sa brochure A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, Louvet qui, de rage, a perdu tout à fait la tête, place à la date du 1er septembre la scène qui n'eut lieu que le 2 au soir à la commune. Le 1er septembre il ne fut question ni de Brunswick ni de ses partisans, comme on peut s'en rendre compte par le procès-verbal de la commune. Voici maintenant les paroles que Louvet, qui n'assistait pas à la séance, met dans la bouche de Robespierre : Personne n'ose donc nommer les traîtres ? eh bien ! moi, pour le salut du peuple, je les nomme. Je dénonce le liberticide Brissot, la faction de la Gironde, la scélérate commission des Vingt-et-un de l'Assemblée nationale Je les dénonce pour avoir vendu la France à Brunswick et pour avoir reçu d'avance le prix de leur lâcheté. Combien Louvet, homme d'imagination et menteur passé maître, dut regretter de ne pas avoir inséré ce petit discours dans sa première Robespierride ! (P. 42 de sa brochure, éd. de l'an III.) Un historien de nos jours, si l'on peut appeler de ce nom un véritable pamphlétaire, M. Mortimer Ternaux, a, sur la foi de Louvet, attribué ces paroles à Robespierre. Mais M. Mortimer Ternaux, qui n'y regarde pas de si près, qui ne distingue pas les assemblées de section ordinaires, des assemblées de section fonctionnant comme assemblées primaires, ne s'est pas aperçu que Louvet avait positivement confondu la séance du 1er septembre avec celle du 2, et il a fait, lui, un double emploi. Après avoir montré Robespierre prononçant, le 1er, les paroles citées plus haut, il lui fait tenir le lendemain un langage identique. Maintenant, ce qui est plus grave, M. Mortimer Ternaux se garde bien d'indiquer la source impure où il a puisé ces paroles, en sorte que le lecteur de bonne foi peut croire qu'il les a trouvées dans un document authentique, et non dans un libelle plein de fiel et de boue. Nous avons donc raison de dénier à cet écrivain le titre d'historien, et après avoir signalé chez lui des supercheries ou des erreurs capitales, nous croyons devoir dédaigner de nous occuper désormais d'une œuvre qu'il est impossible de prendre au sérieux.

[138] Le Moniteur du 6 novembre 1792 et le Journal des débats et des débats de la Convention, numéro 48, reproduisent à peu près in extenso le discours de Robespierre, mais avec des inexactitudes et des variantes assez graves. Voyez le discours imprimé par ordre de la Convention, Réponse de Maximilien Robespierre à l'accusation de J.-B. Louvet (de l'Imprimerie nationale, 1792, in-8° de 26). Voyez également les Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 4, p. 145 à 180. Ce discours a été reproduit dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 198, et dans les œuvres recueillies par Laponneraye, t. II, p. 185.

[139] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 8, p. 356.

[140] Il ne resta plus autour de Louvet, lit-on dans les Mémoires de Levasseur, que Salles, Barbaroux, Lanjuinais et Larivière, qui apportaient dans leur discussion non la chaleur d'adversaires qui cherchent à triompher, mais l'âpreté d'ennemis qui veulent avant tout terrasser des hommes qu'ils haïssent. (T. Ier, p. 83.)

[141] Moniteur du 6 novembre 1792.

[142] Voyez le Patriote français du 6 novembre, numéro 1184. On y lit : Robespierre a parlé. Nous avons fait en un mot l'analyse de son discours ; il a parlé. Mais il devait se justifier, et il ne l'a pas fait. Son discours paraît à ce journal un fastidieux et insignifiant plaidoyer. En regard de cette appréciation haineuse, plaçons celle d'un autre journal, devenu -pourtant bien hostile aussi à Robespierre : Cette accusation directe et formelle d'avoir voulu être dictateur, tribun ou tout au moins triumvir, était aussi par trop gauche ; l'accusé n'eut pas de peine à combattre victorieusement line imputation aussi loin de nos mœurs que des siennes. (Révolutions de Paris, numéro 174, p. 296.)

[143] Il faut lire dans les nouvelles Révolutions de France et de Brabant, de Camille Desmoulins et de Merlin (de Thionville), l'admirable morceau que ce triomphe inspira à Camille : Au reste, je ne sais si Robespierre ne doit pas trembler d'un si grand succès que celui qu'il a obtenu hier. — C'est la seconde philippique, dit Juvénal, c'est ce discours sublime de Cicéron et cette justification immortelle qui l'ont fait assassiner. Si c'était de Robespierre seul que je fusse l'ami, c'est-à-dire l'ami vulgaire et intéressé, et non de la cause qu'il défend, celle de l'humanité, pour laquelle je suis déterminé à périr avec tous les vrais patriotes, je croirais que le moment est venu de lui écrire comme Amasis à Polycrate : Tu as trop vaincu ; tes ennemis sont trop écrasés pour que tant de succès ne présage pas une catastrophe prochaine ; tant de bonheur doit t'avoir jeté dans l'envie même des dieux, et je renonce à l'amitié d'un homme si heureux et qui va m'entraîner dans sa perte. En effet, il n'est pas passible d'humilier plus ses ennemis, et je ne crois pas que Louvet, attaché au carcan pendant une heure, eût pu souffrir davantage que pendant que Robespierre, du haut de la tribune, chargeait cette tête chauve de cinquante pieds de fumier. (Numéro 25.)

[144] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 296. Voyez aussi le Moniteur du 14 novembre 1792. C'est la première fois qu'il rend compte d'une séance des Jacobins, aux débats desquels nous le verrons bientôt ouvrir ses colonnes. Cette fois, du reste, il se contente de reproduire la version du journal des Jacobins.

[145] L'ami Gorsas s'empressa d'annoncer sur le verso du titre du livre III de son journal, pour le second semestre de 1792, ce pamphlet dont il promit des extraite, qu'il ne donna pas.

[146] Louise Robert à M. Louvet, in-8° de 4 pages, de l'imprimerie de Baudoin. En l'an III, Louvet, rentré dans la Convention, réédita son pamphlet contre Robespierre. Il le vendait lui-même au Palais-Royal, où il avait pris une boutique de libraire. Mais, Robert ayant donné la main aux Thermidoriens, il importait de le ménager, et Louvet effaça prudemment de la nouvelle édition ce qui concernait le député Robert et sa femme. Voyez p. 40.de l'édition de l'an III (in-8° de 55 pages). Comparez avec l'édition primitive citée presque entièrement dans l'Histoire parlementaire (t. XXI, p. 116 à 138). Cela seul peint Louvet.

[147] Mémoires de Louvet, p. 54. (Ed. Barrière et Berville.)

[148] Mémoires de Louvet, p. 58. Je pris le parti d'écrire et d'imprimer ma réponse ainsi intitulée : A Maximilien Robespierre et à ses royalistes. Le ministre de l'intérieur Roland, qui sentait l'irréparable faute de cet ordre du jour, voulut autant que possible l'amender, en faisant connaître à la nation tous les crimes des dictateurs de Septembre. Il fit passer un grand nombre d'exemplaires de ma brochure dans les départements, etc.

[149] Sainte-Beuve. Sur La Harpe, Causeries du lundi, t. V, p. 94. Paris, Garnier, 1852.

[150] Voyez le Patriote français, numéro 1192.

[151] Lettre à Maurice Duplay, déjà citée. Ubi supra.

[152] Journal des débats et de la correspondance des Jacobins, numéro 293.

[153] Journal des débats et de la correspondance des Jacobins, numéro 297.

[154] L'original de cette relation est aux Archives, section administrative, F. 7, 4385. En voici un extrait : Madame Elisabeth me fixait avec des yeux attendris. Nos yeux se rencontraient quelquefois avec une espèce d'intelligence et d'attraction. Nos bras étaient enlacés, le mien touchait vers son aisselle. Je sentais des mouvements qui se précipitaient... Les regards de madame Elisabeth me semblaient plus touchants... Je puis me tromper ; mais je pense que si nous eussions été seuls, elle se serait laissée aller dans mes bras, et se serait abandonnée aux mouvements de la nature, etc.

[155] Voici, d'après Camille Desmoulins, quelle avait été l'attitude de Pétion pendant la fameuse séance du 5 novembre : J'observai Pétion, et je le vis avec regret pour l'honneur du genre humain, au milieu de cette éclatante justification de son collègue, il paraissait crucifié de son triomphe, et après Louvet et Buzot, c'est lui qui m'a semblé souffrir davantage des applaudissements donnés à Robespierre, et je ne crois pas qu'Aman, tenant la bride du cheval de Mardochée, fit une plus mauvaise figure. (Révolutions de France, etc., numéro 25.)

[156] Page 21 du Discours de Pétion.

[157] Page 20. Le Discours de Jérôme Pétion sur l'accusation intentée contre Maximilien Robespierre, devenu très-rare, forme un in-8° de 28 pages. De l'imprimerie de C.-F. Patris, imprimeur de la commune. On le trouve dans l'Histoire parlementaire, t. XXI, p. 98.

[158] Journal des débats et de la correspondance, etc., numéro 297.

[159] Tous les journaux vendus à la faction de la Gironde s'empressèrent de reproduire le libelle de Pétion, avec l'affiche à la suite que Roland n'eut pas honte de faire placarder dans les rues. Voyez le Moniteur du 10 novembre 1792, le Patriote français du 18 novembre (numéro 1196), le Courrier des quatre-vingt-trois départements, numéro du 10 novembre, — ce dernier trouve même que Pétion avait jeté un voile officieux sur certains faits (numéro du 13) ; que voulait-il donc de plus ? — la Chronique de Paris, numéros du 10 et du 11 novembre. On se demande en vérité comment Robespierre ne succomba pas tout de suite sous une telle coalition. Voyez sur le Discours de Pétion un très-remarquable article des Révolutions de Paris, numéro 175, p 319. Il est à noter que ce journal était loin d'être favorable à Robespierre.

[160] La Réponse de Maximilien Robespierre à Jérôme Pétion remplit tout le numéro 7 des Lettres de M. Robespierre à ses commettants, p. 287 à 336. Elle a été reproduite dans les Œuvres de Robespierre, publiées par Laponneraye, t. II, p. 289 à 323.

[161] Rien ne prouve mieux à quelle race de tartufes appartenaient la plupart de ces gens-là. Le journal de Brissot, en donnant un extrait du second discours de Pétion, le faisait précéder de ces lignes : Robespierre écrit à ses commettants une suite de libelles qui font un tel bruit que personne ne se doute de leur existence. Pétion a déterré de ce tombeau je ne sais quelle réponse que lui a faite cet homme, qui jadis l'appelait son ami, et qui le déchire aujourd'hui. (Patriote français, numéro 1227). Quel amour de la justice et quel respect de la vérité dans ces lignes !

[162] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 10, p. 460.

[163] Cette seconde lettre à Jérôme Pétion remplit tout le numéro 10 des Lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants, p. 433 à 484. On la trouve aussi dans les Œuvres publiées par Laponneraye, t. III, p. 58 et suiv.

[164] Révolutions de Paris, numéro 109. Voici en quels termes Prudhomme s'exprima au sujet de la tentative dont son journal fut l'objet : Plusieurs membres de la Convention, redoutant déjà pour eux et leur parti la sévérité du Journal des Révolutions, et se disant autorisés par une portion du pouvoir exécutif provisoire, ont osé me proposer de céder mon journal sous la condition qu'il porterait toujours mon nom. On ne m'eût pas fait un plus grand outrage si on fût venu me proposer de me vendre moi-même en personne. (Voyez cette citation dans l'Histoire parlementaire, t. XX. p. 52.)

[165] Déclaration de Dufourny au club des Jacobins. (Journal les débats et de la correspondance, etc., numéro 297.)

[166] La lettre de Dubois-Crancé se trouve insérée dans les Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 9 p. 418. Voyez aussi le Journal des débats et de la correspondance, numéro 310.

[167] Mémoires de René Levasseur, t. I, p. 50.

[168] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, numéro 279.

[169] Il est essentiel de mettre sous les yeux des lecteurs la lettre tout entière de Durand de Maillane, écrite pendant les plus sombres jours de la Terreur, en ventôse de l'an II, et quand ils l'auront lue, ils se trouveront suffisamment édifiés, je crois, sur la moralité de ceux qui ont le plus contribué à noircir la réputation de Robespierre :

Je m'adresse à toi, mon cher et ancien collègue, avec toute la confiance que je n'ai cessé un seul instant, depuis 1789, d'avoir en tes lumières, en ta droiture et surtout dans la pureté et l'intrépidité de ton patriotisme, pour te confier, comme dépôt, l'acte ci-joint. C'est à toi à le juger et à décider, en le jugeant, de sa destinée ; car si tu ne trouves pas à propos de le communiquer au comité de Salut public, ou si tu veux attendre pour le faire, je te laisse à cet égard entièrement le maître, et je le dois parce que je ne peux être au courant de la législation politique et révolutionnaire comme toi et tes collègues, membres de ce comité qui nous gouverne si bien.

Tu sais ou tu dois savoir que sans que je te voie, sans que je te parle, je te suis entièrement attaché. Tes principes ont toujours été les miens. Passe-moi quelques dissonances dans certaines opinions. Je t'assure que mon patriotisme n'a jamais perdu de vue les enseignes du tien ; et j'ai quelque mérite d'avoir su m'y tenir et m'y rallier dans un temps où j'ai été vivement sollicité d'en suivre d'autres. Dès le 6 de juin j'ai écrit au comité de Salut public pour l'engager à presser la constitution. A la même époque, lorsque les faux républicains de Marseille entraînaient tout un département dans la révolte, j'ai écrit contre eux, en faveur de la Convention, au maire de Marseille et à Sollier l'ex-constituant, ton frère, Ricord, Albite et Nioche. Nos commissaires représentants ont eu les lettres sur les lieux, et en ont rendu ici témoignage à leur venue, ainsi que des preuves qu'ils y ont recueillies de ma persévérance dans le vrai chemin de la liberté. Je fis plus alors, car je ne voyais de salut que dans la plus prochaine constitution. Je pressai Jac et d'autres députés du Gard, dont les troupes étaient au pont Saint-Esprit ; on avait perfidement répandu le bruit que la Montagne ne voulait pas de constitution. Je leur fis écrire le contraire, comme j'avais écrit, et nous avons su depuis que mes lettres n'avaient pas peu contribué à désarmer les troupes fédéralisées et à grossir l'armée de Carteaux.

Tu ignorais peut-être cela quand tu as si bien parlé en faveur d ceux du côté droit qui n'ont eu qu'une erreur de suffrage à se reprocher. J'ai toujours été aussi bien content de toi dans toutes les occasions où tu as parlé religion ; et cela me fait espérer que tu m'entendras sans peine, si ce n'est avec plaisir, dans l'écrit que je te soumets sur cette matière ; enfin, mon cher collègue, continue à défendre le faible, l'homme trompé, en n'épargnant ni les chefs des complots contre-révolutionnaires, ni les traîtres bien assurés. Tu ne voulais pas de la première guerre, et j'étais bien de ton avis ; je l'écrivis à Péthion, dans le temps, en 1792, et je lui parlais de toi, dans ma lettre, avec bien de l'affection, le priant de te la communiquer. Tu m'as appris qu'il n'en fit rien. Oh ! que ton caractère était supérieur au sien ! Que ton désintéressement, avec la fermeté, la glorieuse indépendance qu'il te donne, te donne aussi d'avantage sur tous les ambitieux, sur tous les républicains à grandes et petites places et pour eux et pour leurs amis ! C'est ma pierre de touche ; car si, dans mon obscurité, je ne pane pas, je juge, et je juge sans partialité et sans flatterie. J'ai des principes à moi qui ne tiennent ni aux évènements, ni aux premières formes. J'ai toujours été et je suis encore sans liaisons comme sans prétentions ; je n'ai eu absolument en vue, dans une députation, que le bien, que le triomphe de la vérité, de la liberté, de l'égalité, par les moyens qui m'ont paru les plus propres à cette belle fin. Bien des victoires m'ont consolé, m'ont réjoui. Mais qu'il serait triste, après tant de combats, de traverses inutiles contre nos efforts, contre les tiens, d'échouer au port ! Après avoir terrassé, les rois en France, les nobles, le haut clergé, les parlements, la féodalité, etc., craignons de nous en prendre à Dieu même, qui nous a aidés dans ces merveilleuses conquêtes. Lis cet écrit, et fais-moi, après, réponse, si tu le juges à propos. — Salut et fraternité.

DURAND-MAILLANE, député :

Rue Neuve-de-l'Égalité, Cour des Miracles.

Paris, le 9 ventôse, l'an II de la République une et indivisible.

 

Et maintenant qu'on ouvre l'Histoire de la Convention, par ce Durand-Maillane, si l'on peut surmonter le dégoût qu'on en éprouve, et l'on y lira : Robespierre, — qu'il appelle le lâche, — déclamait contre la guerre dans laquelle Pétion, en bon politique, ne voyait qu'un sûr moyen d'attacher les Français à la liberté, etc., etc., p. 49.

Durand-Maillane croyait alors sa lettre anéantie, et il ne se doutait pas qu'elle reparaîtrait un jour pour être un témoin vivant dans le grand procès que nous plaidons aujourd'hui. Cette lettre faisait partie de la collection Portiez (de l'Oise).

[170] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, numéro 331.

[171] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, numéro 320.

[172] Voyez à cet égard le témoignage de sa sœur. Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 85, 87.

[173] Manuscrit de madame Le Bas.

[174] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 6. Article intitulé : Des papiers publics, p. 243.

[175] Journal des débats et de la correspondance, etc., numéro 318.

[176] Toutes ces adresses étaient sur un mode uniforme. On devinait tout de suite qui avait donné le ton. En voici un échantillon : Jacobins, le voile est déchiré, la faction Robespierre est à nu, l'intrigue est bien démasquée. Oui, Jacobins, nous voyons avec douleur que vous calomniez les Brissot, les Guadet, les Vergniaud, et tous les plus zélés défenseurs du peuple. Par quelle fatalité se fait-il que vous continuiez à prodiguer votre encens à un homme couvert du mépris public, au prétendu incorruptible Robespierre ! Adresse de la société de Châlons-sur-Marne, citée par le Patriote français, numéro 1192. On sent bien que le bureau de rédaction était au ministère de l'intérieur.

[177] Journal des débats et de la correspondance, numéro 298.

[178] Journal des débats et de la correspondance, numéro 321.

[179] Journal des débats et de la correspondance, numéro 325.

[180] Journal des débats et de la correspondance, numéro 305.

[181] Journal des débats et de la correspondance, numéro 317.

[182] Les Girondins, qui se gênaient si peu pour empoisonner la France entière d'mafés diatribes contre leurs adversaires, poussèrent les hauts cris. Clootz le Prussien a publié une infâme diatribe sous le titre Ni Marat ni Roland. Et Kersaint, aux Jacobins, s'écria : Clootz est un fou méchant que vous devez bannir de votre sein, car ses procédés envers Brissot, Guadet, Buzot et moi, ses collègues à la Convention et dans le comité diplomatique, vous avertissent que cet ami du genre humain est insociable, et que ce philosophe n'est qu'un intrigant. Patriote français, numéros 1198 et 1200.

[183] Lettres de M. Robespierre à ses commettants (p. 242 à 248, numéro 61 ; article intitulé : Des papiers publics.

[184] Lettre de Roland aux représentants de la Commune d'Arras, imprimée avec la réponse, in-8° de 7 pages (de l'imprimerie de Potiez de Lille). Robespierre jeune donna lecture de la lettre de Roland et de la réponse des représentants de la commune d'Arras, dans la séance du lundi 7 janvier 1793, aux Jacobins. La société arrêta qu'il serait fait mention honorable dans son procès-verbal de la conduite des administrateurs du Pas-de-Calais, et, sur la proposition d'un de ses membres, elle arrêta l'impression de la lettre de Roland et de la réponse immortelle des concitoyens de Robespierre (Journal des débats et de la correspondance, etc., numéro 335). D'un procès-verbal de l'assemblée des administrateurs d'Arras, en date du 17 janvier 1793, procès-verbal que nous avons sous les yeux, il résulte que les administrateurs de la ville d'Arras, qui sans doute tenaient à ne point se brouiller avec le ministère de l'intérieur, alors tout-puissant, ne sont point les signataires de la réponse à Roland ; mais, comme le fit observer un membre, cette erreur n'était que le fait du journaliste Gorsas, dans son numéro du 11 janvier, et il n'y avait pas à s'en occuper. La lettre de Roland avait été adressée au conseil général, et non point à l'administration de la commune, c'était donc le conseil général qui avait répondu.

[185] Lettre de Roland et réponse, p. 5.

[186] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 298.

[187] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 308.

[188] Voyez à ce sujet les lettres récemment publiées de madame Roland à Buzot.

[189] Mémoires de madame Roland (édit. Barrière et Berville, t. II, p. 51).

[190] Voyez le Courrier des quatre-vingt-trois départements, numéros des 14 et 20 novembre 1792.

[191] Voyez le rapport cité in extenso dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 239. Séance du 6 novembre.

[192] Histoire parlementaire, t. XX, p. 278. Séance du 7 novembre.

[193] Moniteur du 2 décembre 1793 et Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 72, p. 486 et 488.

[194] Voyez le Journal des débats et des décrets de la Convention, plus complet ici que le Moniteur, numéro 72, p. 491. — Admirez maintenant la bonne foi du journal de Brissot : Tous parlaient, mais surtout Danton et Robespierre, de la nécessité de ramener la concorde, la fraternité dans l'Assemblée. Et ils ne cessent, aux Jacobins, de couvrir la Convention d'opprobre, et d'invoquer les poignards contre leurs adversaires. Patriote français, numéro 1208 (du 1er décembre). Et depuis trois mois Robespierre avait à peine ouvert la bouche aux Jacobins.

[195] Au moment où nous corrigeons les épreuves de ce volume, il nous tombe sous les yeux un article du journal le Temps (numéro du 2 février 1865), dans lequel, par un simple changement de mot, on fait dire à Robespierre justement le contraire de ce qu'il a toujours pensé. Quand Robespierre, écrit. M. Challemel-Lacour, disait, les prêtres sont dans l'ordre social des magistrats, la religion d'Etat était implicitement proclamée. Voyez l'importance d'un mot. Robespierre n'a jamais dit dans l'ordre social, il a dit : dans L'ORDRE MORAL. Ce qui est tout l'opposé. Si l'estimable écrivain qui a commis cette erreur eût été mieux renseigné, il n'aurait point tiré de cette phrase des conséquences absolument contraires à son esprit. Sans doute personne n'est infaillible, mais on comprend combien l'erreur devient grave quand elle sert, en quelque sorte, de texte d'accusation contre un homme.

[196] Telle est l'aveugle partialité de M. Michelet, que Danton, qui présenta avec beaucoup plus de vivacité la même opinion que Robespierre, n'aurait, selon l'illustre historien, réclamé contre la suppression des fonds affectés au culte que parce qu'il craignait qu'elle ne devînt le prétexte d'une éruption ; mais pour Robespierre, cette affaire devenait un texte excellent. (T. V, p. 120.)

[197] Observations sur le projet annoncé au nom du comité des finances, de supprimer les fonds affectés au culte, adressées à la Convention nationale. Lettres de Maximilien Robespierre à ses commettants, numéro 8, p. 337 à 352. Cet article a été reproduit dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 449, et dans les Œuvres recueillies par Laponneraye, t. II, p. 324.

[198] M. Michelet, Histoire de la Révolution, t. V. p. 122.

[199] Voyez notre Histoire de Saint Just, p. 125 de la première édition.

[200] Voyez ce discours dans le Moniteur du 4 décembre 1792, et mieux dans les Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 9, p. 391 à 409. On le trouve aussi dans l'Histoire parlementaire, t. XXII, p. 175.

[201] Moniteur du 5 décembre 1792.

[202] Si faux sont les jugements de M. Michelet sur Robespierre, qu'il semble, en vérité, qu'il n'a jamais lu une seule ligne de tout ceci. Il lui refuse le génie révolutionnaire, — je veux dire d'avoir compris la Révolution. Voyez son Histoire de la Révolution, t. V, tout le chap. VI.

[203] Lettres de M. Robespierre à ses commettants, numéro 5, article intitulé : Sur le parti à prendre à l'égard de Louis XVI.

[204] Voyez le Moniteur du 24 octobre 1792.

[205] Mais, objecte-t-on, la loi martiale proposée par Mirabeau ne devait armer que les municipalités électives. Qu'importe ? l'arme était-elle moins meurtrière ? Et d'abord toutes les municipalités allaient devenir électives. Ensuite, la loi Mirabeau était proposée en vue surtout de la capitale et de ses environs. (Voir le Courrier de Provence, numéro 54), Enfin l'esprit de cette loi passa tout entier, comme nous l'avons indiqué (t. I, l. II, c. II), dans la loi martiale adoptée par l'Assemblée constituante, loi qui fut si fatalement exécutée au Champ-de-Mars en juillet 1791. Voyez le projet de loi présenté par Mirabeau dans le Moniteur du 14 au 15 octobre 1789.

[206] Mémoires d'outre-tombe, t. II.

[207] Ni le Moniteur du 6 décembre, ni le Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 79, ne donnent le nom du député auteur de cette motion.

[208] Lettre à Buissart en date du 24 mai 1789. Voyez notre premier volume.

[209] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins, numéro 314.

[210] Voyez le Patriote français, numéro 1213.

[211] Voyez le t. Ier de cette histoire, livre III, chapitre premier.

[212] Lettre de Maximilien Robespierre à Prudhomme (Révolutions de Paris, numéro 179, p. 554).

[213] Moniteur du 7 frimaire, an II (27 novembre 1793). Ce ne sera qu'après la chute de Robespierre que les cendres de Marat seront transportées au Panthéon.