HISTOIRE DE ROBESPIERRE

TOME DEUXIÈME — LES GIRONDINS

 

LIVRE SEPTIÈME. — FÉVRIER 1792 - JUIN 1792.

 

 

Situation des partis. — Lettre à la société des Amis de la Constitution de Strasbourg. — Défense des sociétés patriotiques. — Réclamation contre le comité de correspondance. — Irritation de Louvet. — Le manifeste impérial. — Effet qu'il produit aux Jacobins ; opinion de Robespierre. — Quête aux Tuileries. — Les Marseillais sont en marche ! — Ils sont défendus par Robespierre. — Les massacres d'Avignon. — Décret d'accusation contre de Lessart. — Dumouriez est nommé ministre. — Aversion de Robespierre contre le débraillé révolutionnaire. — Sans-culottisme et bonnets rouges. — Dumouriez aux Jacobins. — Les Girondins au pouvoir. — Impression de cet avènement sur Robespierre. — La question religieuse aux Jacobins. — Adresse rédigée par Robespierre. — Attaque de Guadet. — Admirable réponse de Robespierre. — Appréciations diverses. — Madame Roland et l'athéisme. - Robespierre indisposé. — Lettre d'Augustin. — Robespierre retire son adresse. — Débats relatifs aux soldats de Châteauvieux. - André Chénier et le poète Roucher. — Les bustes des vivants. — Les tyrans seuls sont coupables ! — Violente attaque contre La Fayette. — Le prince de Hesse et Robespierre. — Arrivée des soldats de Châteauvieux. — Les canons perfectionnés. — Nouvelle sortie contre La Fayette. — La fête de la Liberté. — Mauvais vouloir du directoire de Paris. — Complaisance de Réal pour les Girondins. — Robespierre se démet de ses fonctions d'accusateur public. — Éloge de Pétion. — Théroigne de Méricourt et Robespierre. — La guerre déclarée à l'Autriche. - Comment elle doit être conduite selon Robespierre. — Il demande la destitution de La Fayette. — Jalousie des Girondins. — Calomnies de Condorcet. — Violente philippique de Brissot. — Guadet propose à Robespierre de se condamner à l'ostracisme. — Réponse de Robespierre. — Nouvelle calomnie de la Chronique de Paris. — Duport du Tertre nommé accusateur public. — Réfutation des discours de Brissot et de Guadet. — Tentative de Pétion pour apaiser les esprits. — Colère des Girondins. — Flétrissure imprimée à Brissot et à Guadet. — Triomphe de Robespierre. — Les Révolutions de Paris et la confession de François Robert. — Madame de Lacroix. — La Tribune des Patriotes. — Une page de l'Ami du peuple. — Echec à la frontière. — Observations de Robespierre sur les moyens de faire utilement la guerre. — De la nécessité et de la nature de la discipline militaire. — Manœuvres de Brissot. — Le comité de correspondance des Jacobins et les sociétés affiliées. — Le Défenseur de la Constitution. — Prospectus et exposition des principes. — Motion de Méchin combattue par Robespierre. — Fureur des Girondins ; odieuses calomnies. — Réponse à Condorcet. — Le juge de paix La Rivière et la liberté individuelle. — Condamnation de Lecointre à trois jours de prison. — Servan au ministère de la guerre. — Dénonciation de Brissot contre le comité autrichien. — Irritation croissante. — Séance permanente de l'Assemblée. — Odieuses insinuations de Brissot. — Robespierre fait suspendre les affiliations aux Jacobins. — Terrible réponse à Brissot et autres. — Le maréchal Rochambeau. — La société de Manchester. — Des causes morales de la situation. — Honneurs funèbres rendus à Simonneau. — Opinion de Robespierre sur les fêtes publiques. — Le camp de 20.000 hommes. — Du respect dû aux lois. — Les Girondins expulsés du pouvoir.

 

I

Nous marchons à grands pas vers l'heure des déchirements profonds. Dans ces mois de mars, d'avril et de mai, pendant lesquels nous suivrons Robespierre jour par jour, vont, d'une part, se prononcer de plus en plus le mouvement de résistance qui entraînera la monarchie aux abîmes ; de l'autre, éclater avec une incroyable fureur des haines dont les longs débats sur la guerre avaient déposé le germe dans le cœur des Girondins. Trop souvent on a présenté ces hommes comme des modèles de générosité et de désintéressement, comme des âmes sans fiel, comme de purs citoyens immolés par l'envie ; ces complaisantes appréciations ne sauraient tenir devant l'implacable vérité. Certes je ne prétends point révoquer en doute leur patriotisme ; je ne voudrais même pas avoir pour eux de paroles amères, car, je ne puis l'oublier, ils ont travaillé, eux aussi, à l'œuvre immense de la Révolution, et je n'imiterai pas ces étranges démocrates qui, pour glorifier la Gironde, frappent à tort et à travers sur les membres du comité de Salut public, sans se rendre exactement compte de la situation, et se font ainsi les échos des mensonges et des diatribes de la réaction. Mais ce qui est notre devoir d'historien, c'est d'exhumer et de mettre sous les yeux du public toutes les pièces d'un procès non suffisamment plaidé. On ne s'est pas assez appesanti sur les causes de la querelle qui divisa Robespierre et les Girondins. Les survivants de la Gironde, associés aux Thermidoriens, ont inondé la France de livres et de brochures dans lesquels, avec un rare cynisme, ils ont tout dénaturé, tout travesti[1], tandis qu'il n'était permis à aucune voix de s'élever afin de défendre la mémoire des vaincus ; il est temps que justice soit faite et qu'à chacun soit laissée la responsabilité de ses actes. Depuis longtemps déjà d'éloquents écrivains ont protesté au nom de la justice éternelle ; mais dans une œuvre d'ensemble il ne leur a pas été possible de s'arrêter aux questions de détail ; il y avait là une lacune indispensable à combler pour que la vérité fut connue tout entière sur un des plus importants personnages de la Révolution française. Nous n'omettrons donc rien, absolument rien ; et quand le lecteur aura vu avec quelle perfidie les principaux Girondins ont manié l'arme de la calomnie dont ils seront atteints à leur tour, il se demandera, stupéfait, comment on est parvenu à donner le change à l'opinion.

Mais partisans de Brissot et partisans de Robespierre avaient, sur un point au moins, les mêmes sentiments : les uns et les autres voulaient le triomphe de la Révolution, avec cette différence qu'à l'amour de la liberté les premiers joignaient l'ambition du pouvoir ; et, pour la satisfaire, ils étaient disposés d'avance à des compromis inadmissibles aux yeux des seconds. Aussi voyons-nous à cette époque les feuilles ministérielles, les journaux des Feuillants, s'acharner de préférence sur les hommes de la Gironde, dans lesquels ils devinaient des rivaux, et c'est contre eux surtout que, dans le Journal de Paris, André Chénier dirigera ses plus vives attaques. Le ministère pouvait également compter sur le directoire du département de Paris, composé presque entièrement de Feuillants, mais c'était là devant le peuple une mauvaise recommandation, de même que la nouvelle garde du roi, récemment réorganisée et recrutée en réalité parmi les adversaires les plus décidés de la Révolution, devait être plus funeste qu'utile à la cour, parce que sa composition jeta l'irritation et le soupçon dans le cœur des patriotes.

Des journaux la polémique passa dans la rue ; aux théâtres et dans les cafés eurent lieu des scènes violentes, de fâcheuses collisions. Tandis qu'au Théâtre-Français la présence de quelques démocrates connus était saluée d'applaudissements frénétiques, Marie-Antoinette était accueillie, aux Italiens, par les cris de : Vive la Reine ! A bas les Jacobins ! et parfois l'enthousiasme des royalistes dégénérait en voies de fait bientôt suivies de représailles. En même temps éclataient dans les départements, au sein des sociétés populaires, de regrettables scissions amenées par les intrigues des contre-révolutionnaires. Nous avons parlé déjà de celle qui s'était produite à Strasbourg ; comme elle avait coïncidé avec l'arrivée de Victor Broglie dans les murs de cette ville, on l'attribuait généralement aux manœuvres de cet officier[2]. Robespierre ayant appris, par une correspondance particulière, les principales causes du dissentiment, et que les citoyens et les militaires de Strasbourg étaient dans les meilleures dispositions, monta à la tribune des Jacobins, le 22 février, pour faire part de ces nouvelles à la société, et lui proposer d'envoyer aux patriotes alsaciens une adresse qu'à l'avance il avait lui-même rédigée. Après avoir exprimé l'espérance de voir prochainement cesser une désunion fatale et les bons citoyens trompés reconnaître leur erreur, il ajoutait : Votre courage, amis, doit croître avec les dangers de la chose publique. Nous avons cet avantage que les puissances humaines ne sauraient nous ravir, c'est que les efforts du patriotisme sont des succès, c'est que les défaites mêmes de la vertu qui combat pour l'humanité sont des titres de gloire, tandis que les triomphes de l'intrigue et de la tyrannie sont des crimes ; le remords les accompagne et l'opprobre les suit. Il terminait en engageant les patriotes de Strasbourg à ne point se lasser de défendre la cause du peuple et à continuer de semer dans le cœur des hommes les principes de la justice et de la sainte égalité. Nos enfants, si ce n'est nous, disait-il, recueilleront la liberté, et la paix et le bonheur du monde seront notre récompense[3]. Cette lettre, adressée au nom de la société des Amis de la Constitution, produisit, paraît-il, le meilleur effet auprès de la société des Jacobins de Strasbourg, dont Robespierre avait reçu, peu de temps auparavant, une couronne civique accompagnée de l'épître la plus flatteuse[4].

Les sociétés patriotiques étaient alors le point de mire des agressions de tous les partisans plus ou moins avoués de la cour ; on sentait bien qu'en elles résidait toute la force révolutionnaire. Violemment invectivées par les journaux feuillants, elles étaient, au sein même de l'Assemblée nationale, l'objet d'attaques, indirectes il est vrai, mais non moins perfides. Toucher ouvertement au droit de réunion, formellement reconnu par la constitution, on ne l'eût point osé. La liberté ne saurait exister sans ce droit primordial antérieur, et s'il est inséparable de quelques agitations, ces agitations, sans aucun danger pour l'ordre public sous un gouvernement conforme au véritable vœu national, prouvent la vie même d'un peuple et valent certainement beaucoup mieux que cette immobilité léthargique décorée du nom de tranquillité et de paix. Attaquer de front le droit de réunion semblait donc impossible à cette époque ; aussi cherchait-on à l'atteindre par des voies détournées. Dans cette même journée du 22 février, à l'Assemblée législative, les députés Vaublanc, Lacroix, Léopold et Mouisset proposèrent plusieurs motions tendant à empêcher les représentants de la nation d'assister aux séances des assemblées populaires[5]. Quelques membres voulaient même qu'il fût interdit a tout député de faire partie d'aucune société patriotique. Merlin (de Thionville), dont la parole n'avait pas peu contribué à décider l'Assemblée à passer à l'ordre du jour, jura fièrement, le soir aux Jacobins, après avoir raconté ce qui avait eu lieu dans la journée, jura, au nom de la Déclaration des droits et de la liberté, de ne jamais abandonner les Jacobins. Nous verrons plus tard comment il fut infidèle à son serment.

Robespierre remonta ensuite à la tribune, rendit pleine justice au patriotisme du préopinant et engagea vivement ses concitoyens à ne pas s'occuper des intrigues ourdies contre les sociétés populaires, soit dans la salle du Manège, soit dans celle des Feuillants. Apre et sévère fut son langage à l'égard des ennemis de la liberté, de ces partisans du despotisme, essentiellement lâches et vils, dit-il, et qui n'oseraient certainement pas tenter une entreprise contre les droits du peuple, s'ils ne comptaient sur des appuis étrangers. Et quels étaient ces hommes qu'on entendait sans cesse à présent clabauder contre les sociétés patriotiques ? Des intrigants qui jadis les avaient prônées, alors que, pour satisfaire leur ambition personnelle, ils avaient jugé indispensable de les opposer à la cour. Voulait-on une fois pour toutes n'avoir plus à redouter la rage de ces conspirateurs formidables, investir l'Assemblée nationale de la force nécessaire pour déjouer toutes les trames du despotisme ? Le secret était bien simple : il n'y avait qu'à se dégager de l'esprit d'intrigue, à substituer l'intérêt général à l'intérêt particulier, qui seul divisait les sociétés populaires. Un citoyen invariablement attaché à la liberté ne devait connaître, selon lui, ni l'intrigue ni l'ambition. Dix représentants d'un grand caractère, au sein de l'Assemblée législative, bien pénétrés de la cause du peuple et décidés à mourir pour elle, lui paraissaient suffisants au salut de la liberté. Oui, Messieurs, poursuivait-il, la voix d'un représentant du peuple fera trembler la tourbe infâme des esclaves et des tyrans ; et je mets en fait que, si plusieurs hommes animés du sentiment impérieux que vient de manifester à cette tribune celui qui a parlé avant moi se succédaient à la tribune du peuple pour dénoncer les vils conspirateurs qui veulent replonger le peuple français dans l'opprobre, les ministériels et tous les intrigants de l'Assemblée nationale rentreraient dans la poussière. Qu'ils le fassent aujourd'hui, qu'ils le fassent demain, et je garantis l'opprobre à tous les ennemis de la constitution. Avait-on à redouter la dissolution des sociétés patriotiques, lorsque non-seulement à Paris, mais dans toute la France, elles étaient environnées de la puissance et de la majesté du peuple ? Elles seules, en se divisant, pourraient être le propre instrument de leur ruine. Quant au tyran qui oserait porter la main sur elles, il ne le voyait pas, et jetait un défi hautain aux Feuillants et aux aristocrates de l'Assemblée législative de proposer une loi contre ces sociétés. La faiblesse et l'ambition de leurs membres étaient de nature à prêter des forces à leurs ennemis ; le vrai moyen d'être invincible était donc, selon lui, de fermer son cœur à l'intrigue et à la bassesse, de dédaigner les honneurs, de préférer à tout le simple titre d'ami de la constitution et de citoyen[6]. L'orateur d'une députation du faubourg Saint-Antoine admise à la séance prit aussitôt la parole et s'écria : Nos piques sont prêtes à vous soutenir ; nous avons juré de vivre libres ou de mourir : les hommes du 14 juillet ne jurent pas en vain.

Un membre de la société, nommé Mendouze, ayant ensuite proposé à ses collègues de procéder à un scrutin épuratoire, Robespierre combattit très-vivement cette motion, qu'il regardait comme peu propre, dans le moment, à concilier les choses, et, sur sa demande, la société s'empressa de passer à l'ordre du jour.

 

II

Vers la fin de cette séance des Jacobins, Billaud-Varenne s'était levé pour réclamer le rappel à l'ordre du comité de correspondance qui, dans une circulaire destinée aux sociétés affiliées, prétendait peindre l'esprit de la société mère sans l'avoir, au préalable, consultée. Or, dans cette lettre, on présentait la société des Amis de la Constitution comme s'étant prononcée en faveur de la guerre. Cela était complètement faux ; aussi personne ne fut-il étonné d'entendre Robespierre réclamer également, dans la séance du 24, contre l'erreur manifeste et probablement volontaire du rédacteur, et demander, d'abord, qu'il ne fût permis à aucun comité d'envoyer d'adresses ou de lettres sans qu'elles eussent été communiquées à la société ; ensuite, d'être admis à prouver qu'il ne s'était nullement rallié à une opinion qu'il persistait à regarder comme la plus dangereuse pour la patrie et la liberté[7].

Le lendemain, lecture fut donnée de cette circulaire, laquelle se terminait par ces mots : Le système de la guerre est celui qui domine dans la société. Le rapporteur du comité de correspondance, le Girondin Santhonax, entreprit de la justifier en citant cet exemple d'un soldat anglais qui, mutilé par des Espagnols, s'était écrié à la barre du parlement d'Angleterre qu'au moment où il avait souffert cette insulte, il s'était souvenu qu'il était citoyen anglais, avait recommandé son âme à Dieu et sa vengeance à sa patrie. Et comme ce peu de mots avaient suffi pour armer l'Angleterre contre l'Espagne, l'orateur en concluait que les insultes prodiguées partout à la France légitimaient parfaitement l'adoption du système de la guerre. A la longue agitation qui se produisit dans la société, le rapporteur du comité de correspondance put juger combien peu exacte était son assertion. Suivant le député Albite, on aurait dû se contenter de dire qu'il avait été énoncé d'excellentes choses pour et contre la question. C'était le plus court et le plus simple moyen de terminer l'incident, mais cette proposition n'ayant pas été acceptée, Robespierre monta à la tribune.

Il commença par rendre justice aux principes développés dans la circulaire en discussion, et sous ce rapport il en appuyait lui-même l'envoi aux sociétés affiliées. Il n'avait donc nullement l'intention d'inculper les signataires ; seulement il trouvait mauvais que le comité eût songé à l'envoyer sans l'avoir soumise à l'appréciation de la société. Maintenant, comme la société des Amis de la Constitution n'était point une assemblée délibérante, il était infiniment dangereux, suivant lui, de la présenter comme tout à fait décidée pour tel ou tel parti. Son but était d'éclairer l'opinion, et elle y arrivait en faisant distribuer au public et aux sociétés affiliées tous les discours prononcés dans son sein ; en allant au delà, elle outrepassait sa mission. A quoi visaient tous les esprits consciencieux ? poursuivait Robespierre. A enseigner et à instruire par des discussions sages, exemptes de tout esprit de parti ; si, comme le prétendaient ses adversaires, toutes les sociétés patriotiques inclinaient pour la guerre, il n'était pas besoin de le leur répéter sans cesse, il était surtout contraire aux véritables intérêts du pays de leur adresser des lettres remplies d'assertions inexactes. Si l'on jugeait utile de correspondre par des circulaires avec les sociétés affiliées, au moins fallait-il leur envoyer le résumé impartial des différentes opinions émises ; c'était là, disait-il en finissant, l'unique moyen d'éclairer le pays sans compromettre la société mère des Amis de la Constitution.

Accueillie par de chaleureuses acclamations, la proposition de Robespierre fut combattue par Louvet avec un acharnement ridicule. N'ayant aucune espèce d'arguments sérieux à opposer aux raisons décisives du préopinant, l'auteur de Faublas se lança dans des lazzis qui lui attirèrent quelques applaudissements peut-être ironiques ; mais il souleva une partie de l'Assemblée en terminant une de ses phrases par le dicton trivial : Mariez-vous, ne vous mariez pas ; la parole lui fut retirée conformément à l'article X du règlement, et il se vit contraint de quitter la tribune au milieu des murmures et des huées[8].

De ce jour Louvet, déjà aigri par les succès qu'avait obtenus Robespierre dans les débats relatifs à la question de la guerre, devint son ennemi juré ; et dans ce cœur, où se jouaient les amours faciles, se développa tout à coup une de ces haines immenses, sans mesure, qui du chantre des voluptés cyniques et des plaisirs libertins allait faire un maniaque de calomnie, un Zoïle de la pire espèce. Quelques jours après, présidant les Jacobins à la place de Bazire, le 2 mars, il ne laissa pas échapper l'occasion de manifester sa rancune ; voici à quel propos. On avait lu la veille, à l'Assemblée nationale, des lettres de la chancellerie de Vienne en réponse à la demande d'explications adressée par le gouvernement français, sur l'injonction du Corps législatif. Léopold, tout en protestant de ses efforts pour le maintien de la paix, laissait percer l'intention bien évidente de s'immiscer dans les affaires de notre pays, quand, pour le bien-être de la France et de l'Europe entière, il se prétendait autorisé par les provocations et les dangereuses menées du parti des Jacobins à démasquer publiquement les membres de cette secte pernicieuse comme les ennemis du roi et de la constitution, comme les perturbateurs de la paix et du repos public. Un fou rire accueillit ces insinuations ridicules, qui semblaient un écho lointain des déclamations feuillantines[9], et l'Assemblée, émue d'indignation, vota l'impression du pamphlet impérial.

Grangeneuve, aux Jacobins, tonna fort contre le manifeste de l'empereur d'Autriche ; il ne manqua pas de faire remarquer que Léopold disait absolument la même chose que tous les calomniateurs des sociétés patriotiques, et demanda qu'une adresse fût envoyée aux sociétés affiliées relativement aux notes diplomatiques lues la veille au sein de l'Assemblée nationale. A ce moment Robespierre demanda la parole. Le président — c'était Louvet — n'eut pas l'air d'entendre, et voulut mettre immédiatement aux voix la proposition de Grangeneuve. — Mais, monsieur le Président, objecta Robespierre, j'ai demandé la parole. — Et sur quoi, monsieur, la parole ? répliqua sèchement Louvet. — Sur le fond même de la question, sur la motion de M. Grangeneuve, reprit Robespierre. — La société ayant jugé à propos de continuer la discussion, Louvet se vengea en accordant la parole à Collot-d'Herbois, qui, prétendait-il, l'avait demandée le premier. Dans un discours d'une éloquence un peu théâtrale, le chaleureux auteur de l'Almanach du père Gérard engagea les Jacobins à jurer de mourir en s'enveloppant dans les débris du drapeau de la liberté.

Plus grave, plus réfléchi, sinon plus patriote, se montra Robespierre, en montant après lui à la tribune. Il ne s'agissait pas, à son sens, de jurer de mourir, mais de vaincre ; et les paroles mêmes de l'empereur d'Autriche, en apportant la preuve de l'alliance intime des ennemis du dedans avec ceux du dehors, fournissaient les moyens d'éclairer le monde et d'assurer la victoire à la liberté. Mais Léopold, disait Robespierre-comme si déjà on eût révélé que le factum impérial était l'œuvre des conseillers de la reine — Léopold n'est que l'instrument, le prête-nom, le valet d'une autre puissance, composée de tout ce qui existe en France d'ennemis de la Révolution. Pourquoi déclarait-on la guerre à toutes les sociétés populaires ? Parce que l'on sentait bien qu'en elles résidait la force vive de la Révolution française, et qu'au moment où la liberté n'était pas encore parfaitement établie, elles n'étaient autre chose que le peuple assemblé afin de surveiller ses mandataires et examiner si, pour anéantir la liberté, ils n'abusaient pas du pouvoir qu'on leur avait confié pour la maintenir. Aussi voyait-on les prêtres et les nobles, continuait-il, diriger leurs efforts contre ces sociétés, c'est-à-dire contre le peuple tout entier. Et comme il savait bien déjà que le système des ennemis de la liberté et de l'égalité était de tuer la Révolution par la Révolution même, en poussant le peuple aux extrêmes, il adjurait ses concitoyens de ne pas se laisser entraîner à des démarches inconsidérées, et de ne pas donner prise, par quelques imprudences, aux violences du pouvoir exécutif. Il les engageait fermement aussi à écarter ce mot de républicain, dont se servaient avec affectation certains écrivains, parce qu'il pourrait, disait-il, blesser d'honnêtes gens, mais peu éclairés. C'était un simple mot ; il valait donc mieux s'en tenir à la chose, c'est-à-dire aux avantages réels qu'assuraient au pays la Déclaration des droits et la constitution. C'était là, on le sent bien, une réponse directe à ce manifeste impérial où l'on s'était attaché à présenter les Jacobins comme les plus grands ennemis de la constitution.

Collot-d'Herbois ayant déclaré alors que pour lui, tout en restant fidèle aux principes de la constitution monarchique, il s'estimerait heureux qu'on le crût digne d'avoir été Lacédémonien, ou d'être aujourd'hui Américain des États-Unis, Robespierre reprit la parole, et songeant sans doute à ce duc d'York et à ce duc de Brunswick dont les noms avaient été mis en avant par quelques publicistes, il s'écria, avec un rare bonheur d'expression : Moi aussi, messieurs, j'aime le caractère républicain ; je sais que c'est dans les républiques que se sont élevés toutes les grandes âmes, tous les sentiments nobles et généreux ; mais je crois qu'il nous convient dans ce moment de proclamer bien haut que nous sommes les amis décidés de la constitution, jusqu'à ce que la volonté générale, éclairée par une plus mûre expérience, déclare qu'elle aspire à un bonheur plus grand. Je déclare, moi, et je le fais au nom de la société, qui ne me démentira pas, que je préfère l'individu que le hasard, la naissance, les circonstances nous ont donné pour roi à tous les rois qu'on voudrait nous donner. D'universels applaudissements accueillirent ces paroles, et séance tenante, Robespierre fut chargé, avec Collot-d'Herbois et Grangeneuve, de rédiger une adresse destinée à édifier toutes les sociétés patriotiques sur les intentions de la cour d'Autriche[10].

 

III

Presque à chaque séance des Jacobins, c'est-à-dire quatre fois par semaine, surgissaient des incidents nouveaux ; mille petits faits d'une importance secondaire, négligés jusqu'à ce jour par les historiens, s'y produisaient, qui expliquent bien des événements, et ont par conséquent leur valeur historique. Nous n'omettons, quant à nous, aucun des faits qui intéressent directement Robespierre, et nous en recueillons les preuves multipliées que, la Révolution étant admise avec toutes ses conséquences nécessaires, il représenta le bon sens, la légalité, la modération, la justice ; il n'y a point d'autre explication de son immense popularité.

Le 4 mars, une députation du bataillon des Feuillants étant venue déposer sur le bureau du président une somme de quinze cents livres environ, produit d'une quête faite dans la section des Tuileries en faveur des soldats de Châteauvieux, quête à laquelle la famille royale avait contribué pour une somme de 210 livres, Danton, de sa voix impétueuse, proposa de refuser l'offrande du château comme injurieuse pour les victimes de Bouillé, indignement sacrifiées par le pouvoir exécutif ; mais Robespierre : Tout ceci ne regarde pas la société, elle n'est que la dépositaire des sommes qu'on remet entre ses mains. Il fallait, continuait-il, pourvoir d'abord aux infortunes des malheureux ; c'était à eux à recueillir les bienfaits de l'humanité. Sans doute il y avait quelque chose de vrai et de généreux dans les observations de M. Danton, dignes assurément de son patriotisme, mais on devait, avant tout, s'occuper des grands intérêts de la chose publique. Ce que la famille royale fait comme individu ne nous regarde pas, ajouta-t-il. Si comme fonctionnaire public elle fait du bien, nous la bénirons ; si elle n'en fait pas, nous lui représenterons les droits du peuple, et nous les défendrons contre elle. La société se rendant, sans plus de discussion, au sage avis de Robespierre, écarta par l'ordre du jour la proposition de Danton[11].

Le lendemain parut à la tribune des Jacobins un jeune homme d'une beauté antique : c'était Barbaroux, de Marseille. Il venait annoncer la marche des Marseillais sur Arles, où l'aristocratie exerçait contre les patriotes les plus odieuses persécutions, et demander qu'on aidât ses concitoyens à assurer le triomphe de la liberté. Robespierre, qui plus tard devait trouver dans Barbaroux un de ses plus acharnés détracteurs, appuya de toutes ses forces les paroles de cet Antinoüs de la Révolution. Son concours n'avait jamais manqué à ces populations du Midi dont le patriotisme avait eu tant à se plaindre des lenteurs et de l'indifférence de l'Assemblée constituante. Nul doute que si Robespierre avait été écouté dès l'origine, on n'eut pas eu à déplorer tant de calamités sanglantes, et l'histoire n'aurait à enregistrer ni les massacres du Comtat ni les horreurs de la glacière d'Avignon précédées d'autres horreurs. L'initiative prise par les Marseillais ne lui paraissait pas légale ; mais les amis de la liberté, il l'avouait, se trouvaient souvent embarrassés entre la lettre de la constitution et le salut de la constitution elle-même. La faute en était à tous ces partisans de l'ancien régime en état de conspiration permanente contre les principes de la Révolution, et au pouvoir exécutif, aux ministres qui, fermant les yeux sur les complots contre-révolutionnaires, et négligeant de défendre la loi attaquée, se montraient durs seulement envers les citoyens coupables d'avoir repoussé la violence par les moyens qu'autorisaient la nature et l'humanité. Tout en déplorant l'insurrection partielle à laquelle avait été contraint le généreux peuple de Marseille, il maudissait cette aristocratie qui, en levant l'étendard de la contre-révolution, avait déterminé ce mouvement populaire. Aussi, il le déclarait hautement, membre de l'Assemblée législative, il n'hésiterait pas à se porter le défenseur de la cité phocéenne, parce qu'il s'agissait de décider entre l'aristocratie et le peuple, entre la Révolution et le retour à cet affreux régime d'où l'on sortait à peine. Il concluait donc à ce que la société des Amis de la Constitution soutint de tous ses efforts les braves citoyens de Marseille, et il quitta la tribune au milieu des applaudissements et des cris de : Vivent les Marseillais[12] ! Encore quelques mois, et ces mêmes Marseillais entreront dans Paris en chantant l'hymne immortel qu'on a baptisé de leur nom.

Le 7 mars, Robespierre reprenait la parole en faveur des habitants de Marseille, dénoncés comme des factieux par Narbonne, par ces ministres qui tenaient nos villes frontières dépourvues d'armes et de forces et ne cessaient de calomnier le peuple, dont les mouvements étaient presque toujours justes, disait Robespierre, et dont les fautes étaient dues surtout aux crimes des gouvernements. Oui, partout où la France était menacée, dans l'Est, dans le Midi, les populations, les gardes nationales, se trouvaient dans un complet dénuement des choses les plus nécessaires pour se défendre en cas d'attaque ; à l'appui de son assertion, l'orateur donna lecture d'une lettre qu'on lui avait adressée de Bagnères au sujet de la déplorable situation des départements méridionaux. Et dans de telles circonstances, quel remède osaient proposer les partisans de la cour ? La dictature. Ah ! il se promettait de s'étendre prochainement sur les réflexions que lui suggérait une pareille proposition ; mais, quant à présent, diverses raisons l'engageaient à garder le silence. Malgré cela, lorsqu'il quitta la tribune au milieu des applaudissements auxquels il était accoutumé, divers membres l'invitèrent avec instance à hâter le moment où il s'expliquerait de nouveau sur cette conspiration générale contre la liberté et le maintien de la constitution[13].

Huit jours après, il vint, avec Grangeneuve, parler en faveur des Avignonnais inquiétés pour les crimes dont leur pays avait été le théâtre. Par la faute du ministère, qui avait, durant deux mois, laissé sans exécution le décret de réunion du Comtat à la France, — et cela fut durement reproché par Vergniaud au ministre de Lessart, — des attentats réciproques avaient été commis ; les plus recommandables patriotes de la contrée avaient été froidement égorgés. Quel citoyen ne frémissait au souvenir du meurtre de Lescuyer, impitoyablement massacré dans la cathédrale d'Avignon ? Son sang avait crié vengeance, et de terribles représailles avaient eu lieu. Qu'avaient fait les ministres, protecteurs de l'aristocratie, pour empêcher le carnage des patriotes ? Quand dix mille citoyens étaient compromis et plus de quatre cents accusés, quand il y avait des coupables dans les deux partis, quand il était impossible de démêler la vérité, fallait-il s'exposera livrer des innocents peut-être à des tribunaux choisis par le pouvoir exécutif ? Et qui sont ceux qui doivent être vengés ? s'écriait Robespierre, ce sont les amis de la liberté, en tel état qu'ils soient, heureux ou malheureux. Nous patriotes, nous amis invariables de la justice et de l'humanité, nous nous sommes toujours mis trop bas dans cette querelle avec les tyrans et les esclaves. Lorsque les patriotes ont été longtemps persécutés, nous nous bornons à demander grâce à nos tyrans en quelque sorte ; depuis trois ans ils demandent aux deux législatures que justice leur soit rendue ; ils n'ont pu rien obtenir des représentants du peuple. L'amnistie seule pouvait ramener l'ordre et la paix dans ces contrées malheureuses, tandis qu'en promenant le glaive sur des têtes innocentes comme sur des têtes coupables, — car la confusion était inévitable, — on courait risque d'éterniser les troubles et de préparer de nouvelles vengeances. Les mêmes raisons déterminèrent La Source, Guadet, Thuriot et Vergniaud à soutenir au sein de l'Assemblée nationale l'opinion émise aux Jacobins par Grangeneuve et par Robespierre. Que des bourreaux ne soient pas le premier présent que vous ferez aux Avignonnais ! s'écria Vergniaud après avoir dépeint le fils de Lescuyer amenant par ses cris de douleur l'esprit de vengeance dans le parti contraire a celui qui avait si lâchement assassiné son père. Envoyez-leur plutôt des paroles de paix. Ils ont tant souffert pour devenir Français : qu'ils n'aient pas à souffrir encore de l'être devenus ! L'Assemblée nationale décréta pour le moment, à une grande majorité, qu'il y aurait amnistie pour tous les crimes et délits relatifs à la Révolution commis dans le Comtat et dans la ville d'Avignon jusqu'à l'époque du 8 novembre 1791[14]. Eut-elle tort, eut-elle raison ? L'historien, en enregistrant ces actes, est assez embarrassé pour se prononcer avec impartialité ; nous sommes trop loin des événements pour nous rendre bien compte de l'opportunité de certaines mesures, et les grands citoyens qui les ont crues indispensables étaient, à coup sûr, de meilleurs juges que nous.

 

IV

Sur ces entrefaites venait d'être brutalement destitué le ministre cher aux Girondins, Narbonne, lequel eut pour successeur un homme d'une profonde médiocrité, M. de Grave. Cette destitution avait irrité vivement Brissot et ses amis[15] ; ils se vengèrent sur de Lessart de la chute de leur ministre favori. Le 10 mars, Brissot prononça à la tribune de l'Assemblée législative contre le ministre des affaires étrangères un immense et violent réquisitoire qu'appuyèrent Guadet et Vergniaud[16]. Qui n'a dans la mémoire la virulente apostrophe de ce dernier quand, tourné vers le palais des Tuileries et imitant un mouvement de Mirabeau, il s'écria : De cette tribune j'aperçois le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner. L'épouvante et la terreur sont souvent sorties de ce palais, qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de la loi. A la suite de ce terrible discours, Claude de Lessart fut décrété d'accusation et renvoyé devant la haute cour nationale comme prévenu d'avoir négligé et trahi ses devoirs, compromis l'indépendance, la dignité, la sûreté et la constitution de la nation française.

Le jour même où Louis XVI, atterré, apprit la nouvelle du décret d'accusation rendu contre son ministre, lui parvint une autre nouvelle non moins triste pour lui : l'empereur d'Autriche était mort.

A la place de de Lessart le roi appela un homme assez peu connu jusqu'ici, infiniment remuant, militaire et diplomate à la fois, mais que son peu de naissance avait, avant la Révolution, longtemps tenu dans des positions secondaires. Héritier d'un ministre livré par l'Assemblée nationale à la vengeance des lois, le nouveau conseiller de Louis XVI semblait être averti du sort qui l'attendait à son tour s'il trahissait la nation ; et pourtant, un peu plus d'un an après son apparition sur la scène révolutionnaire, il allait, après avoir rendu à la France d'incontestables services, déserter comme un traître et laisser au monde une mémoire flétrie. On a reconnu Dumouriez.

Un mois avant sa nomination, s'il faut s'en rapporter aux Mémoires de Bertrand de Moleville, le dernier ministre des affaires étrangères, de Lessart, l'aurait fait venir de Niort, où les poursuites de ses créanciers l'avaient forcé de chercher un refuge. Informé que des relations l'attachaient au député girondin Gensonné, membre du comité diplomatique, de Lessart avait imaginé de lui promettre un. emploi, dans l'espérance que ses bons offices pourraient être utiles au ministère. Dumouriez, en effet, se serait vanté d'obtenir de son ami qu'il cesserait ses attaques contre le pouvoir exécutif ; et Gensonné lui-même, présenté au ministre, aurait promis de suivre à l'avenir une ligne de conduite toute différente[17]. Mais on ne doit pas oublier que ces renseignements, fournis par l'ancien ministre de la marine de Louis XVI, viennent d'une source très-suspecte et méritent une foi médiocre. Que Dumouriez, moitié aventurier, moitié héros, toujours plein de confiance en lui-même, se soit engagé, pour ainsi dire, à amener la Gironde soumise au pied du trône, cela est assez dans le caractère du personnage ; mais il est fort douteux qu'un homme de la trempe de Gensonné ait si facilement composé avec le ministre. Il est beaucoup plus probable que Dumouriez, qui, de son propre aveu, voyait tous les jours les principaux Girondins[18], conçut d'eux le projet de supplanter son protecteur et manœuvra dans ce sens.

Nommé, le 15 mars 1792, au département des relations extérieures, il accepta, après quelques hésitations s'il faut l'en croire, espérant être utile à sa patrie et au roi. Réconcilier Louis XVI et les siens avec la Révolution, l'obliger à exécuter loyalement, franchement la constitution, suivant sa lettre et son esprit, et non hypocritement en la torturant sans cesse, comme le lui conseillaient de perfides serviteurs ; contraindre la cour, la reine elle-même à accepter sans arrière-pensée la situation nouvelle, à rompre avec les habitudes du passé, à ne plus songer au retour désormais impossible de l'ancien régime ; fonder la royauté constitutionnelle ; sauver enfin la monarchie en la faisant révolutionnaire, c'était là une grande et difficile tâche. Dumouriez ne la crut point au-dessus de son caractère et de ses forces, comptant d'ailleurs sur le concours de ses amis de la Gironde. Avec lui, en effet, on peut le dire, les Girondins avaient déjà un pied au pouvoir ; aussi le prônèrent-ils prodigieusement. M. Dumouriez n'oubliera pas sans doute qu'il est cher aux patriotes, écrivait Brissot, et il ne s'en souviendra que pour penser qu'ils seront pour lui des juges d'autant plus sévères que leurs vœux l'appelaient à la place qu'il va occuper[19]. La popularité qu'il convoitait, Dumouriez résolut d'aller la chercher aux Jacobins, et quatre jours après son installation au ministère, il se décida à se rendre à une séance de la société des Amis de la Constitution, dont il était membre d'ailleurs. Un ministre des affaires étrangères aux Jacobins ! Cela indiquait assez que la Révolution avait fait encore un pas en avant, et qu'elle entrait dans une phase nouvelle.

 

V

Ainsi, peu à peu les Girondins s'acheminaient vers le pouvoir, objet de leur ambition si bien devinée par Robespierre. Ils pouvaient se croire à la veille de gouverner la France, car leur influence sur le peuple se faisait sentir alors par l'adoption à peu près générale d'une nouvelle coiffure que leurs journaux avaient mise à la mode, le bonnet rouge. Le côté extérieur de la Révolution, la forme, exerçait sur eux des séductions autrement puissantes que sur les révolutionnaires de la trempe de Robespierre, sensibles à l'idée avant tout ; et en cela Hébert et Chaumette étaient de l'école des Girondins. Ceux-ci avaient aussi accepté avec empressement le surnom de sans-culottes, sous lequel les partisans de l'ancien régime désignaient dédaigneusement les hommes de la Révolution ; les citoyens s'en étaient parés comme d'un titre d'honneur, à l'imitation de ces patriotes des Pays-Bas qui, adoptant le sobriquet de gueux que leur prodiguaient avec mépris des persécuteurs féroces, avaient fait d'une injure banale un véritable titre de noblesse, et illustré ce surnom d'une gloire immortelle.

Si le bonnet de laine était agréable à beaucoup de citoyens, parce qu'en Grèce et à Rome il était l'emblème de l'affranchissement de toutes les servitudes, et qu'il était représenté sur le revers d'une médaille frappée en l'honneur de Brutus pour perpétuer le souvenir du meurtre de César, il devait plaire à ces imaginations d'artistes, parce que, suivant l'expression d'un philosophe anglais cité par Brissot, il dégageait la physionomie, la rendait plus ouverte, plus assurée, couvrait la tête sans la cacher, en rehaussait avec grâce la dignité naturelle et était susceptible de toutes sortes d'embellissements[20]. Un mois après la publication de l'article de Brissot dans le Patriote français du 6 février, le bonnet de laine, pour lequel on avait choisi la couleur rouge comme la plus gaie, la plus éclatante, orna dans Paris une innombrable quantité de têtes. Chacun tenait à s'en parer comme pour afficher son patriotisme ; au café, dans les rues, dans les promenades publiques, partout se montrait le bonnet rouge ; en certaines occasions on s'en servait pour imposer silence aux factieux de la cour, comme cela était arrivé au théâtre du Vaudeville[21].

Mais, à ce compte, il était trop aisé de paraître patriote. Se vêtir d'habits grossiers, s'armer d'une pique, se couvrir la tête d'un bonnet rouge et s'en aller vociférer par les rues, dans les clubs, afin de pousser la multitude aux mesures extrêmes, c'était facile au premier venu. A toutes les époques nous avons vu les hommes les plus hostiles à la liberté, à l'égalité, faire chorus avec la Révolution au moment des explosions populaires, s'affubler de tous les signes extérieurs équivalant à une reconnaissance de cette Révolution victorieuse, d'un bonnet rouge dans un moment, d'une cocarde dans un autre, et s'évertuer à substituer la licence à la liberté, sachant bien qu'un peuple n'a pas de plus grand ennemi que lui-même quand il ne sait pas se contenir dans les justes limites, et que toute révolution se perd par l'exagération de ses principes. Tous les ambitieux, tous les intrigants, tous les gens tarés ne manquent pas de se mettre au service de la réaction qui les paye grassement pour combattre plus sûrement la Révolution par ses propres armes et sous son propre masque.

Voilà pourquoi Robespierre avait en profonde aversion le débraillé révolutionnaire. Ce n'était pas un bon moyen de moraliser le peuple et de l'élever au niveau de ses nouvelles destinées que de lui montrer l'exemple du cynisme dans le costume et du cynisme dans le langage ; aussi l'austère penseur trouvait-il le Père Duchesne aussi dangereux que l'abbé Royou. Grave et soigné dans sa tenue, il voulait inspirer au peuple ce respect de soi-même, cette dignité qui se révèlent dans la décence et l'élégante simplicité du costume. Un illustre historien de nos jours produit donc contre Robespierre une accusation tout à fait ridicule lorsque, séduit lui-même par la couleur rouge du bonnet phrygien, il reproche au grand révolutionnaire de n'avoir pas cru au sentiment populaire parce qu'il ne croyait ni aux piques ni au bonnet rouge[22]. Quant aux piques, il y a là une erreur manifeste ; ce fut au contraire Robespierre, comme nous l'avons prouvé de reste dans notre dernier livre, qui le premier demanda que dans les circonstances critiques où l'on se trouvait, et vu la pénurie d'armes à feu, les mains du peuple fussent au moins armées de piques. Ah ! les véritables incrédules au sentiment populaire, ce sont ceux qui se figurent que le peuple n'est sensible qu'à la forme extérieure des choses ; que la justice, la raison, la philosophie, la morale sont pour lui des mots incompréhensibles, vides de sens. Ce sera la gloire éternelle de Robespierre d'avoir eu de ce peuple une plus haute idée ; de ne l'avoir pas traité comme un enfant qu'on amuse avec des hochets et d'avoir mieux aimé faire pénétrer dans son cœur les saines doctrines de la Révolution que l'encourager à s'affubler d'une sorte de, livrée révolutionnaire, trop facile à échanger, hélas ! à un moment donné contre celle du despotisme. Non, il n'adopta pas plus la mode des bonnets rouges qu'il n'adopta plus tard celle du tutoiement républicain. A cet égard il résista toujours courageusement à l'engouement populaire, car il ne sut jamais flatter ni les bas instincts ni le goût frivole de la multitude, et nous le verrons tout à l'heure aux Jacobins jeter avec dédain à terre le bonnet rouge, au moment même où un ministre du roi venait de paraître à la tribune, la tête ceinte de l'emblème sacré.

La Révolution, selon lui, devait être dans les cœurs, non dans certaines formes d'apparat destinées à dissimuler souvent l'absence de patriotisme. Déjà, vers la fin du mois de février, un membre du comité de correspondance de la société des Amis de la Constitution, Bancal, s'étant servi dans une lettre adressée aux sociétés affiliées de la seule expression de Jacobins pour désigner les membres du club, Robespierre s'était opposé énergiquement à cette innovation, déterminé en cela par deux raisons également puissantes à ses yeux. D'abord, avait-il dit, c'est maintenant moins que jamais le moment de changer le nom sous lequel nous nous sommes formés, nom qui nous rappelle à jamais le but de notre institution, et qui le rappelle également à nos ennemis ; ensuite le nom seul de Jacobins faisait naître sur-le-champ l'idée de corporation, et même de faction, grâce aux calomnies dont la société ne cessait d'être honorée par les ennemis de la Révolution ; il avait donc demandé que, malgré sa longueur, ce nom de Société des Amis de la Constitution, séante aux Jacobins, fût religieusement conservé. Combattue par Collot-d'Herbois et par Réal, sa proposition ne paraît pas avoir eu de succès, et le nom de Jacobins prévalut par la suite, comme plus tard reparurent les bonnets rouges, après qu'ils se furent un moment éclipsés sous sa motion, comme on va le voir[23]. Un journal populaire appuya néanmoins énergiquement les raisons données par Maximilien, en ayant soin d'énumérer toutes les allusions, tous les rapprochements auxquels le nom de Jacobins pouvait donner lieu de la part des aristocrates. Mais le pli était pris, il le sentait bien. Les choses en sont venues au point qu'il n'est peut-être plus possible que les Amis de la Constitution renoncent à ce nom de Jacobins, sous lequel ils sont si connus, et contre lequel Robespierre lui-même a réclamé en vain[24]. Restait à présent, ajoutait le journaliste, à rendre ce nom respectable à force de civisme, de prudence et de lumières.

D'immenses acclamations accueillirent le nouveau ministre des affaires étrangères, Dumouriez, quand, le 19 mars, il parut à la tribune des Jacobins la tête couverte d'un bonnet rouge, selon l'usage adopté depuis quelques jours par la plupart des membres de la société. C'était là faire appel à une popularité grossière, puisque, à ce que prétend Dumouriez lui-même, ce bonnet était un signe de ralliement arboré par les factieux. Dans ses Mémoires, il est vrai, l'ancien ministre de Louis XVI, cherchant à expliquer comment il avait pu sacrifier un instant à cette mode du jour, a écrit qu'il aurait couru mal à propos les plus grands dangers et compromis inutilement le ministère du roi, s'il ne se fût pas coiffé du bonnet rouge[25]. Mais alors ce Dumouriez, si brave sur le champ de bataille, manquait donc complètement de ce courage civil, beaucoup plus rare d'ailleurs que la bravoure militaire, et dont Robespierre allait lui donner un éclatant exemple ? La courte allocution qu'avait prononcée Dumouriez, très-chaude, très-patriotique, et par laquelle il promettait en quelque sorte aux Jacobins d'agir d'après leur seule direction, lui avait pourtant valu de nouveaux applaudissements, et ils avaient redoublé quand, sur l'observation de Collot-d'Herbois que la conduite du ministre devait être conforme à ses paroles, il avait levé la main comme s'il eut prêté serment.

Au même instant Robespierre montait les degrés de la tribune. D'une tenue irréprochable, suivant son habitude, et les cheveux soigneusement poudrés alors que tous les patriotes avaient renoncé à l'usage de la poudre, il se disposait à parler, quand un membre de la société, s'apercevant qu'il ne portait point la coiffure de rigueur et croyant peut-être à un oubli de sa part, prit un bonnet rouge et le lui plaça sans façon sur la tête. Incapable de s'abaisser à une basse flagornerie, de se soumettre à un usage qu'il croyait contraire à sa dignité personnelle, Robespierre, sans s'inquiéter de l'effet qu'allait produire son action, jeta à terre le bonnet sacré[26]. Puis, au milieu de l'étonnement général, il commença par déclarer qu'il acceptait avec plaisir les présages heureux offerts à la société par Dumouriez, n'étant point de ceux qui regardaient comme absolument impossible qu'un ministre fût patriote ; mais comme un membre de la société avait été accueilli par des huées pour s'être opposé à l'impression du discours du nouveau ministre, Robespierre rappela ses collègues au respect de leurs principes, en vertu desquels les hochets des puissances ministérielles devaient s'évanouir devant la liberté des opinions. Que des ministres vinssent au sein de la société demander des conseils, en recevoir et les pratiquer ; qu'ils méritassent ainsi l'amour de la nation, c'était bien ; à ces conditions, leur présence au milieu de la société pouvait être utile, et, pour sa part, il ne manquerait pas de leur donner des avis avantageux pour eux et pour la chose publique. D'après cela, ajoutait-il, je déclare à M. Dumouriez qu'il ne trouvera aucun ennemi parmi les membres de cette société, mais bien des appuis et des défenseurs aussi longtemps que, par des preuves éclatantes de patriotisme et surtout par des services réels rendus au peuple et à la patrie, il prouvera, comme il l'a annoncé par des pronostics heureux, qu'il est le frère des bons citoyens et le défenseur zélé du peuple. Robespierre ne redoutait nullement, du reste, de voir des ministres au sein de la société des Amis de la Constitution. Seulement, le jour où un ministre acquerrait plus d'influence que les bons citoyens, il croirait cela nuisible ; mais pareille chose n'arriverait point, il le jurait, et cette société des Amis de la Constitution serait toujours l'effroi de la tyrannie, le plus ferme appui de la liberté.

Malgré l'accueil sévère de Robespierre et l'austérité de ses paroles, Dumouriez courut à lui, se jeta dans ses bras et l'embrassa comme un frère. A ce spectacle inattendu, étrange, tous les membres du club, tous les citoyens garnissant les tribunes battirent des mains à l'envi, comme si cet embrassement eût été, à leurs yeux, l'heureux présage d'un accord sincère entre les ministres et le peuple[27].

Une heure ne s'était pas écoulée depuis l'instant où Robespierre avait dédaigneusement rejeté ce bonnet rouge dont un de ses collègues avait cru devoir lui couvrir la tête, et qui avait valu au nouveau ministre des affaires étrangères une si belle ovation, qu'arrivait une lettre de Pétion par laquelle, se fondant sur ce que le bonnet rouge avait été adopté par une foule de tartufes en révolution et de royalistes déguisés, le maire de Paris essayait d'en démontrer l'inutilité et engageait les membres de la société à en abandonner l'usage. Aussitôt Robespierre remonta à la tribune, et, après avoir témoigné de son profond respect pour tout ce qui était l'image de la liberté, il appuya les observations du maire de Paris en termes qu'il convient de mettre sous les yeux de nos lecteurs, ne fût-ce que pour prouver dans quelle erreur grossière sont tombés, volontairement ou non, tous les écrivains qui l'ont dépeint comme un envieux de Pétion. Je me sentais pressé de présenter à la société les raisons qui viennent de vous être offertes ; mais comme je n'ai à combattre que le patriotisme, je suis charmé d'être guidé par M. Pétion, par un citoyen dont le civisme et l'amour de la liberté sont à toute épreuve, par un citoyen dont le cœur est ardent, et dont la tête est froide et réfléchie, et qui réunit tous les avantages, les talents et les vertus nécessaires pour servir la patrie, dans un temps où les ennemis les plus adroits et les plus astucieux peuvent lui porter des coups funestes[28]. Il conseilla fortement ensuite à ses concitoyens d'adopter la sage proposition du maire de Paris ; car si, indépendamment de la Déclaration des droits gravée sur les murs de la ville et dans les cœurs mêmes des patriotes, il était besoin de quelque signe extérieur qui parlât en même temps aux cœurs et aux yeux, n'en possédait-on pas un auquel le peuple français était dès longtemps attaché ? Il montra alors sa cocarde comme un emblème destiné à rappeler sans cesse aux bons citoyens leur serment de vivre libre ou de mourir. C'était, d'ailleurs et surtout, au même langage, aux accents de la raison, que devaient se reconnaître les amis de la liberté, non à des ornements puérils, dont pouvaient si facilement se parer l'aristocratie et la perfidie[29]. Croire le peuple uniquement sensible à des marques visibles et grossières, c'était le dégrader en quelque sorte, poursuivait-il ; il ne fallait pas détourner l'esprit public des vrais principes de la liberté par des objets frivoles n'ayant rien de décisif, et pouvant devenir funestes en facilitant aux conspirateurs les moyens de poursuivre à couvert leurs complots. Le mieux, encore une fois, était de s'en tenir à cette cocarde, sous les auspices de laquelle était née la constitution ; il conclut donc en demandant à la société de déclarer qu'elle professait une opinion conforme à celle du maire de Paris, et d'ordonner l'impression du discours de Pétion.

Ces observations furent accueillies par les plus chaleureux applaudissements ; la société invita tous ses membres à s'abstenir désormais de porter le bonnet rouge en public ; et pour quelque temps du moins, — car l'usage en devait être bientôt repris, malgré les conseils de Robespierre et ceux de Pétion, — l'emblème sacré disparut comme par enchantement[30]. Les Girondins, qui avaient tant prôné cette coiffure, n'osèrent trop hautement témoigner leur déplaisir de cette décision de la société des Jacobins, mais on sent bien percer leur mécontentement dans l'article où le journal de Brissot rendit compte de cette séance : Ce que n'ont pu ni les plaisanteries fades des bouffons aristocrates, ni les graves déraisonnements des philosophes ministériels, une simple lettre de M. Pétion et quelques observations de M. Robespierre l'ont opéré. Et un peu plus loin, rendant compte d'une représentation de la tragédie de César, à l'issue de laquelle on avait couronné du bonnet rouge le buste de Voltaire, l'écrivain girondin s'écrie, comme soulagé : Tandis que la froide raison poursuivait ainsi le bonnet rouge aux Jacobins, l'ardent enthousiasme le faisait triompher au théâtre de la Nation[31]. Nous le verrons reparaître en de tristes jours, ce bonnet dont se pareront des patriotes sincères à coup sûr, mais qui deviendra aussi la coiffure de tous les énergumènes, de tous les enragés, de tous les hypocrites, de tous ceux qui pousseront aux excès et à l'exagération, et dont Robespierre dira en pleine Convention : Ils aimeraient mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne action.

 

VI

Huit jours après la nomination de Dumouriez comme ministre des affaires étrangères, les Girondins prenaient directement possession du pouvoir par Clavière, appelé au ministère des contributions publiques, et par Roland de la Platière, mis par eux à la tête du ministère de l'intérieur.

L'influence de Brissot sur la composition du nouveau ministère n'est pas douteuse, et l'on s'en convaincra bientôt quand on le verra disposer de toutes les places, distribuer toutes les faveurs. L'élévation de Roland fut son œuvre personnelle, c'est madame Roland elle-même qui nous l'apprend. Dans la soirée du 21 mars, il alla la trouver, lui dit que la cour, intimidée, voulant essayer de se rendre populaire, n'était pas éloignée de prendre des ministres patriotes ; qu'il avait été question de son mari dont les connaissances administratives inspiraient de la confiance, et lui demanda s'il consentirait à se charger du fardeau d'un portefeuille. Madame Roland n'ayant point paru douter de l'acceptation de son mari, la nomination de Roland fut arrêtée le lendemain en conseil. Brissot revint, accompagné cette fois de Dumouriez, annoncer cette nouvelle à ses amis. Il témoigna à Roland toute sa satisfaction de voir un citoyen vertueux et éclairé comme lui appelé à prendre part aux affaires du gouvernement, et il ne se fit pas faute de déclarer dans son journal qu'il concevait du nom de ce ministre le plus heureux augure pour le maintien du gouvernement populaire[32].

Dans la distribution des fonctions ministérielles, Brissot, paraît-il, avait songé à son ami Louvet, et l'auteur de Faublas, si l'on peut s'en rapporter à lui-même, faillit être nommé ministre de la justice. Il faut lire dans les Mémoires de ce professeur de vices les lignes singulières et bouffonnes où il attribue tous les malheurs de la France à ce qu'il ne fut pas élevé au ministère. Par quelle étrange fatalité, s'écriait-il, faut-il que le changement des destinées d'un homme agisse si puissamment sur les destinées d'un empire ! Ce fut, à ses yeux, la première faute du parti républicain. Risible amour-propre d'une ambition non satisfaite ! Mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'il accuse Robespierre de son échec. Or celui-ci n'eut aucune espèce d'influence sur la composition du ministère girondin, cela est hors de doute. Louvet ne pouvait donc être de bonne foi en lui reprochant de l'avoir empêché de prendre sa part du pouvoir, et pourtant l'amertume de ses continuelles attaques contre Robespierre ressemble terriblement à la rancune d'une vanité froissée. Il ne se consola point d'avoir vu passer entre les mains d'un autre ami des députés de la Gironde, de Duranton, avocat de Bordeaux, personnage lourd et ignorant, dit-il, cet héritage qu'il avait si ardemment convoité, la succession de ce Duport du Tertre dénoncé par Lacroix dans la séance du 12 mars, et qui, plus heureux pour le moment que son collègue de Lessart, échappera, malgré Brissot, au décret d'accusation[33]. Déçu dans ses ambitieuses espérances, Louvet se consolera bientôt en se mettant comme journaliste aux gages du nouveau ministère.

Ce n'était alors un doute pour personne que les nouveaux ministres fussent des créatures de Brissot ; un journal feuillant le présenta même comme le beau-frère ou l'allié de Roland de la Platière, et Brissot, en réclamant contre cette assertion erronée, se fit gloire d'être l'ami du ministre de l'intérieur[34]. Si les feuilles girondines chantèrent sur tous les tons les louanges et le triomphe des ministres girondins, il n'en fut pas de même des journaux populaires. Les Révolutions de Paris se montrèrent d'une extrême sévérité à l'égard de Roland, — ceci est bien à remarquer ; — et, en commentant avec une malveillance excessive le discours prononcé par lui au sein de l'Assemblée législative, dans la séance du 26 mars, elles eurent soin de noter qu'avant sa promotion Roland habitait un petit appartement au troisième étage, et que le jour même de la nomination de son mari madame Roland s'était empressée de descendre au premier[35].

Quant à Robespierre, quelle impression produisit sur lui l'avènement du ministère girondin ? En fut-il cruellement blessé, comme l'ont écrit quelques écrivains, qui, de parti pris ou faute de s'être donné la peine de remonter aux sources et d'étudier avec soin les pièces du procès entre la Montagne et la Gironde, ont attribué tous les torts à ceux qui précisément ont eu pour eux, dans le principe, le droit, la justice, la modération ? A cette époque, ne l'oublions pas, aucune cause bien sérieuse de scission n'existait encore entre Robespierre et les Girondins, puisque les susceptibilités éveillées de part et d'autre, à l'occasion du débat sur la guerre, avaient été assoupies par une réconciliation publique. Ayant eu à s'expliquer aux Jacobins, dans la séance du 21 mars, au sujet d'une circulaire rédigée pour les sociétés affiliées par le comité de correspondance, et dans laquelle on présentait les nouveaux ministres comme de purs patriotes (Roland n'était pas nommé encore), Robespierre s'était contenté de déclarer que, quant à lui, il ne croirait la politique du ministère changée que lorsque l'expérience aurait prononcé à cet égard. Et combien il avait eu raison en ajoutant que la cour ne se convertirait pas si facilement, et qu'il ne fallait de sitôt compter sur ce miracle ! Il avait terminé en demandant à la société d'ajourner cette circulaire et de lui permettre de tracer, dans une prochaine séance, le tableau vrai de la situation, à son sens. Cette double proposition, fort applaudie, avait été sur-le-champ adoptée[36]. Cinq jours plus tard, le ministère se trouvant complètement réorganisé alors, il ne fit aucune difficulté d'avouer que les nouveaux ministres lui semblaient aimer la constitution, mais non parce qu'ils étaient Jacobins, car ce mot ne lui en imposait pas, disait-il avec une rude franchise. En des temps moins suspects leur nomination lui aurait paru un heureux présage. Au reste, dans sa pensée, la destinée d'une nation, la liberté, ne dépendaient pas de quelques hommes : elles reposaient sur des bases plus fermes, plus élevées, sur la justice et la sagesse des lois, sur l'opinion publique, les lumières du peuple, sur les défiances même des amis de la constitution. Louer les nouveaux ministères, disait-il, serait une flagornerie d'autant moins entendue que bientôt leurs actions pourront les mettre au-dessus de tout éloge[37]... Assurément il n'était guère possible de parler un langage à la fois plus convenable et plus digne ; mais on ne pouvait s'empêcher de se rappeler dans le public combien il avait deviné juste s'il avait songé à Brissot, lorsque, dans un de ses discours sur la question de la guerre, il s'était écrié : Pour moi, je ne convoite le ministère ni pour moi ni pour mes amis. Or de cette sorte d'allusion et du peu de concours qu'il paraissait vouloir mettre immédiatement au service de leurs créatures, les Girondins gardaient sans doute à Robespierre une rancune mortelle, car nous allons les voir commencer contre lui, sans provocation aucune, de terribles attaques, et s'acharner sans relâche à détruire une popularité qui, jusqu'au 9 Thermidor, demeurera inébranlable à leurs coups.

 

VII

La Gironde comptait alors, dans le club des Jacobins, de très-nombreux partisans ; elle fournissait souvent les présidents, et presque tout le comité de correspondance lui appartenait ; néanmoins le crédit de Robespierre n'en souffrit pas. Nommé commissaire pour assister à la première séance des conférences organisées par la société fraternelle du faubourg Saint-Antoine pour l'instruction du peuple, il était encore chargé, quelques jours plus tard, avec Santerre, le brasseur, de prendre une connaissance approfondie des plaintes et réclamations dont les gardes des ports de la ville de Paris étaient venus entretenir la société[38]. Les incroyables agressions que désormais il ne va cesser d'avoir à subir de la part des Girondins le grandiront encore, s'il est possible, et nous verrons ses implacables adversaires, reconnaissant leur impuissance à atteindre sa réputation à Paris, où sa conduite pouvait être scrutée par chacun, chercher à le frapper traîtreusement et à le perdre dans le sein de toutes les sociétés affiliées des départements.

Divisés sur la question de la guerre, dans un débat qu'avaient aggravé des personnalités soulevées par Brissot, les Girondins et Robespierre allaient se diviser de nouveau sur la question de Dieu, et cette fois encore, personne ne le peut nier, si la querelle s'envenima, ce fut par la faute des premiers.

Imbu des idées religieuses de tous les grands philosophes spiritualistes, plein du déisme de Rousseau, joignant aux théories de la sensation et de la raison celle du sentiment, Robespierre ne pouvait comprendre l'univers, l'humanité, l'ordre admirable qui préside à toutes choses en ce monde, sans l'intervention d'une puissance supérieure, d'un être unique, intelligent et conscient, créateur, ordonnateur suprême, et qu'il appelait Dieu. Quand plus tard, réagissant contre le matérialisme grossier dans lequel la Révolution avait paru un moment plongée, il obtiendra de la Convention nationale une solennelle déclaration de reconnaissance de l'Être suprême, il sera tout simplement fidèle à la croyance de sa jeunesse, de toute sa vie, laquelle avait été celle de Voltaire et de Rousseau, ces deux grands génies dont le souffle puissant animait la Révolution française. Y avait-il rien là qui, de près ou de loin, ressemblât à ce dieu stupide, fait à l'image des tyrans de la terre et dont tous les despotes invoquent sans cesse le nom pour légitimer leurs abus de pouvoir ? Y avait-il surtout dans cette religion si pure du déisme quelque chose d'analogue à cette intolérance de toutes les vieilles sectes, et dont l'athéisme lui-même n'est pas exempt ? Pas plus que les libres penseurs de la Gironde, Robespierre ne croyait au dieu des prêtres, à ce dieu vindicatif et jaloux ; pas plus qu'eux il n'entendait permettre à des ministres d'une religion implacable de torturer les consciences sous prétexte de sauver les âmes ; en matière religieuse, sa devise était : tolérance absolue ; ce qui impliquait nécessairement la liberté de tous les cultes. Chrétiens, catholiques et protestants, juifs, musulmans, déistes et athées, adorateurs de Brahma et de Vishnou, avaient, à son avis, un droit égal au respect de leurs croyances. Quant à lui, se refusant à penser que tout était périssable dans l'homme, et que l'esprit s'engloutissait tout entier avec la matière dans les profondeurs du tombeau, il était plein de foi dans l'immortalité de l'âme, et se plaisait à voir dans l'avènement de la Révolution française, dans le triomphe de la justice et du droit sur la force, un signe manifeste de la protection de la Providence. Et voilà pourtant ce que les Girondins, ou du moins les principaux d'entre eux, ne craignirent pas de taxer de superstition, ce dont ils lui firent un véritable crime.

Ce dut certainement être une solennelle et dramatique séance que cette séance du 26 mars 1792 aux Jacobins, où se produisit ce choc terrible entre les matérialistes et les spiritualistes de la société des Amis de la Constitution, et où Robespierre se vit contraint de défendre à la fois et ses convictions religieuses et la liberté de conscience attaquée dans sa personne. La grandeur de la discussion peut se juger même d'après le compte rendu des débats donné par le journal de la société, si grossièrement rédigé qu'il soit. La querelle naquit à l'occasion d'une adresse relative à la situation de la chose publique, présentée par Robespierre, et destinée aux sociétés affiliées. Nous allons analyser avec soin cette adresse, et insister sur les trois points qui donnèrent lieu aux vives récriminations du girondin Guadet, afin de permettre à nos lecteurs de décider en toute connaissance de cause de quel côté furent le bon droit et la modération, de quel côté l'injustice et l'intolérance[39].

Après avoir, en quelques mots, dépeint la conspiration permanente organisée contre la liberté et la constitution ; après avoir montré la guerre civile et la guerre étrangère prêtes à fondre sur nous, les prêtres agitant les torches du fanatisme et de la discorde, des directoires perfides complices des ennemis de la Révolution, la guerre encouragée par la cour quand aucune mesure n'avait été prise par elle, soit pour la prévenir, soit pour la faire avec succès ; quand les soldats patriotes avaient été chassés, persécutés même par le ministre Narbonne ; quand les gardes nationales se trouvaient sans armes ; après avoir montré enfin, d'un côté, la faiblesse et l'ignorance, de l'autre, le despotisme, l'hypocrisie et la haine présidant aux destinées de la France, Robespierre ajoutait : Sans le courage inébranlable des citoyens, sans la patience invincible et le sublime caractère du peuple, il était permis à l'homme le plus ferme de désespérer du salut public, lorsque la Providence qui veille toujours sur nous beaucoup mieux que notre propre sagesse, en frappant Léopold, parut déconcerter pendant quelque temps les projets de nos ennemis. Tenant dans leurs mains la paix ou la guerre, les Français, poursuivait-il, étaient maîtres de leur sort, à la condition de ne pas s'endormir dans leur léthargie ordinaire, d'écouter la voix de la prudence et de la raison, de forcer les choses à prendre une tournure franche et plus sincère que la politique des tyrans, sous peine de lasser la bonté céleste qui, jusqu'ici, s'était obstinée à les sauver malgré eux.

Il se proposait donc de développer avec exactitude aux yeux de la nation toutes les manœuvres employées par le pouvoir exécutif pour détourner la Révolution de son but, et d'exposer en même temps à ses concitoyens la ligne de conduite prescrite par les circonstances actuelles. Quant aux vues perfides du gouvernement, était-il permis de les révoquer en doute, lorsqu'elles s'étaient si clairement manifestées dans la correspondance dont le dernier ministre des affaires étrangères, le prédécesseur de Dumouriez, avait été obligé de donner lecture à l'Assemblée nationale ; lorsque ces aveux de complicité de la cour de France avec les ennemis extérieurs, on les avait recueillis de la bouche même de Léopold ; lorsque cette cour reprochait précisément aux sociétés patriotiques ce que leur reprochait l'empereur d'Autriche, de troubler le gouvernement en se livrant à toute espèce de dissertations et voulait, comme lui, les détruire en les accusant, sous la dénonciation vague de républicanisme, d'entretenir des factions au sein de l'État ? C'étaient là, disait-il, des complots divulgués par des pièces diplomatiques, et qu'il était indispensable d'afficher partout comme un monument éternel des principes astucieux et des artifices employés par les tyrans pour entretenir les agitations du dedans et susciter la guerre au dehors. On verra plus tard combien la cour était plus criminelle encore que ne le soupçonnait alors Robespierre. Les perfides ! poursuivait-il en parlant des partisans de la cour, des Feuillants, ils ont réussi à abuser une foule de bons citoyens ! Sous le nom de modérés, ils ont eu l'impudence de se déclarer les protecteurs de la constitution et de représenter ses vrais amis comme aussi opposés au bien général que cette espèce d'hommes qu'on appelle aristocrates ; pour mieux dissimuler leur dessein, ils ont fait former des sociétés, et ils ont arboré une devise qui affectait le plus grand rigorisme en fait de constitution ! Un des instigateurs de ces intrigues si bien entrevues par Robespierre, de ces prétendues sociétés populaires où figuraient des ouvriers aux gages de la cour, Bertrand de Moleville, le propre ministre de Louis XVI, se chargera de nous éclairer là-dessus afin que nul n'en ignore[40]. Passant ensuite aux nouveaux ministres, Robespierre se montra, comme nous l'avons dit plus haut, plein de convenance à leur égard, et leur rendit toute la justice possible, en témoignant l'espérance de voir bientôt leurs actions les mettre au-dessus de tout éloge[41].

Quand Robespierre eut cessé de parler, l'impression et l'envoi de son adresse furent demandés à grands cris ; mais quelques membres s'y opposèrent avec non moins de vivacité. Il se produisit, pendant un moment, un tumulte tel, que le président (c'était l'évêque de Paris) crut devoir se couvrir. Le calme étant revenu peu à peu, un des membres les plus remuants du parti de la Gironde, Guadet, monta à la tribune, et se faisant l'interprète des opposants, il demanda pour trois motifs le renvoi de l'adresse à des commissaires. Dire, comme l'avait fait Robespierre, qu'on demandait la guerre sans but et sans y être préparé, lui semblait une critique amère de toutes les sociétés patriotiques et en particulier de celle des Jacobins, lesquelles, selon l'orateur, avaient été l'avis de la guerre, et la preuve il la voyait dans ces six cent mille citoyens inscrits sur les registres des départements pour marcher à l'ennemi. Prétendre ensuite, ajoutait Guadet, que la nation était maîtresse de la paix ou de la guerre, et lui montrer la paix comme le seul moyen de salut, c'était donner tort d'avance à un ministère patriote et semer le découragement parmi les sociétés populaires. A cet égard il s'en fallait de beaucoup que Robespierre eût été aussi affirmatif qu'on aurait pu l'inférer des observations de Guadet ; mais où la critique de l'orateur girondin se montra dans toute son amertume, ce fut au sujet de ce passage de l'adresse où Robespierre avait, en quelque sorte, placé la Révolution française sous la protection divine. Or, en admettant même que cette intervention de la Providence eût paru inutile à un disciple du baron d'Holbach, était-il juste, était-il opportun d'en faire l'objet d'un reproche violent contre un homme dont on savait la conscience si pure, et dont, en tous cas, il eût été de la plus simple convenance de respecter le sentiment religieux ? Mais ici laissons parler Guadet lui-même : J'ai entendu souvent dans cette adresse répéter le mot de Providence ; je crois même qu'il y est dit que la Providence nous a sauvés malgré nous ; j'avoue que ne voyant aucun sens à cette idée, je n'aurais jamais cru qu'un homme qui a travaillé avec tant de courage pendant trois ans pour tirer le peuple de l'esclavage du despotisme pût concourir à le remettre ensuite sous l'esclavage de la superstition. Un certain nombre de membres du club pensaient sans doute comme les Girondins à cet égard, car les paroles de Guadet furent accueillies par des applaudissements, mêlés, il est vrai, de murmures improbateurs[42].

Ô étrange modération des Girondins, ô tolérance tant vantée ! Il n'était même pas permis d'invoquer ce grand nom de la Providence, sous peine d'être accusé par eux de vouloir ramener le peuple sous l'esclavage de la superstition ! A cette attaque inattendue, que répondit Robespierre ? Se montra-t-il irrité, comme Guadet sans doute n'eût pas manqué de l'être à sa place ? Se répandit-il en récriminations amères ? On va en juger. Je ne viens pas, dit-il, combattre un législateur distingué. — Il n'y en a pas, il n'y en a pas ! s'écrièrent aussitôt plusieurs voix. — Je veux dire un législateur distingué par ses talents. Guadet, pensait-il, l'avait sans doute mal compris, car leurs principes étaient les mêmes, il le croyait. Puis, après avoir attesté le patriotisme et la gloire de son contradicteur, et établi en quelques mots comment son honneur se trouvait engagé à soutenir des principes reconnus par tous les peuples du monde, il continua en ces termes :

La première objection porte sur ce que j'aurais commis la faute d'induire les citoyens dans la superstition après avoir combattu le despotisme. La superstition, il est vrai, est un des appuis du despotisme ; mais ce n'est point induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinité ; j'abhorre autant que personne toutes ces sectes impies qui se sont répandues dans l'univers pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les passions, en se couvrant du pouvoir secret de l'Éternel qui a créé la nature et l'humanité, mais je suis bien loin de le confondre avec ces imbéciles dont le despotisme s'est armé. Je soutiens, moi, ces éternels principes sur lesquels s'étaye la faiblesse humaine pour s'élancer à la vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche pas plus que dans celle de tous les hommes illustres qui n'en avaient pas moins de morale pour croire à l'existence de Dieu.

Arrêté un moment par les brouhaha et les cris : A l'ordre du jour !

Non, Messieurs, reprit-il avec fermeté, vous n'étoufferez point ma voix, il n'y a point d'ordre du jour qui puisse étouffer cette vérité. Je vais continuer de développer un des principes puisés dans mon cœur, et avoués par tous les défenseurs de la liberté ; je ne crois pas qu'il puisse jamais déplaire à aucun membre de l'Assemblée nationale d'entendre ces principes ; et ceux qui ont défendu la liberté à l'Assemblée constituante ne doivent pas trouver des oppositions au sein des Amis de la Constitution. Loin de moi l'idée d'embrasser ici aucune discussion religieuse qui pourrait jeter de la désunion parmi ceux qui aiment le bien public, mais je dois justifier tout ce qui est attaché sous ce rapport à l'adresse présentée à la société.

Oui, invoquer le nom de la Providence et émettre une idée de l'Être éternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me parait à moi veiller d'une manière toute particulière sur la Révolution française, n'est point une idée trop hasardée, mais un sentiment de mon cœur, un sentiment qui m'est nécessaire. Et comment ne me serait-il pas nécessaire à moi qui, livré dans l'Assemblée constituante à toutes les passions, à toutes les viles intrigues, et environné de tant d'ennemis nombreux, me suis soutenu, seul, avec mon âme ? Comment aurais-je pu soutenir des travaux qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais point élevé mon âme à Dieu ? Sans trop approfondir cette idée encourageante, ce sentiment divin m'a bien dédommagé de tous les avantages offerts à ceux qui voulaient trahir le peuple.

Qu'y a-t-il dans cette adresse ? une réflexion noble et touchante. Je nomme Providence ce que d'autres aimeront peut-être mieux appeler hasard ; mais ce mot Providence convient mieux à mes sentiments. On a dit encore que j'avais fait une injure aux sociétés populaires. Ah ! certes, Messieurs, je vous en atteste tous, s'il est un reproche auquel je sois inaccessible, c'est celui qui me prête des injures au peuple, et cette injure consiste en ce que j'ai cité aux sociétés la Providence et la Divinité. Certes, je l'avoue, le peuple français est bien pour quelque chose dans la Révolution ; sans lui nous serions encore sous le joug du despotisme. J'avoue que tous ceux qui étaient au-dessus du peuple auraient volontiers renoncé pour cet avantage à toute idée de la Divinité ; mais est-ce faire injure au peuple et aux sociétés affiliées que de leur donner l'idée d'une Divinité qui, suivant mon sentiment, nous sert si heureusement ? Oui, j'en demande pardon à tous ceux qui sont plus éclairés que moi, quand j'ai vu tant d'ennemis soulevés contre le peuple français, tant d'hommes perfides employés pour renverser l'ouvrage du peuple, quand j'ai vu que le peuple lui-même ne pouvait agir, et qu'il était obligé de s'abandonner à ces hommes perfides ; alors plus que jamais j'ai cru à la Providence ; et je n'ai jamais pu insulter ni le peuple, ni les sociétés populaires, en parlant comme je l'ai fait des mesures qu'il faut prendre pour la guerre ou pour la paix, ni dans le retour que j'ai fait sur ce qui s'est passé.

 

Ces accents exempts d'amertume, touchants et mélancoliques parfois, comme lorsqu'il parlait de l'époque où, seul au milieu d'une -assemblée hostile, il s'était senti soutenu par le sentiment religieux, semblaient un écho de la Profession de foi du Vicaire savoyard. L'orateur se défendit, avec non moins d'éloquence, d'avoir outragé personne en soutenant son opinion contre la guerre, et en présentant Narbonne et La Fayette comme peu dignes de la confiance de la nation. Il parla encore de son estime pour les législateurs patriotes avec lesquels il se trouvait en désaccord sur quelques points (ceci regardait particulièrement Brissot et Guadet), et rappela que, pour sa part, il n'avait jamais trouvé mauvais, lorsqu'il était investi du caractère sacré de représentant du peuple, que des citoyens courageux présentassent à l'Assemblée constituante des observations sur les fautes dans lesquelles elle pouvait tomber, préférant de beaucoup aux plates flagorneries les pétitions où se manifestait le véritable vœu du peuple. Quant aux nouveaux ministres, comment était-il possible de l'accuser d'avoir excité à leur égard les défiances du peuple ? Il n'avait pas fait d'avance leur éloge, cela était vrai, quoique plusieurs d'entre eux lui inspirassent beaucoup. d'estime ; mais, avant d'en parler, il tenait à les voir à l'œuvre ; c'est pourquoi il n'en avait dit ni bien ni mal, tout en trouvant que le ministère régénéré s'annonçait dans des circonstances heureuses, et en cela il avait obéi à la seule inspiration de sa conscience. Il n'avait donc rien avancé qui pût décourager le peuple, lequel, ayant jusqu'ici triomphé des plus grands dangers, saurait bien surmonter encore les plus graves obstacles. Le patriotisme, d'où dépendait le succès des révolutions, n'était point, à ses yeux, une affaire de convenance, un sentiment se modifiant selon les intérêts divers, mais un sentiment aussi pur que la nature, aussi inaltérable que la vérité. Si donc il avait développé ce sentiment à son point de vue, dans l'adresse dont il avait donné lecture, c'était dans l'espoir d'introduire la morale dans la politique ; et, en terminant, il demanda à la société de décider si les principes dont il s'était fait l'interprète étaient aussi les siens[43].

Une agitation tumultueuse succéda à l'éloquente improvisation de Robespierre, et longtemps le président se trouva dans l'impossibilité de mettre aux voix l'impression de l'adresse. Sillery-Genlis proposa à la société de voter l'impression de cette adresse comme étant l'opinion personnelle de Robespierre ; une demande de question préalable sur cet amendement fut accueillie par les cris les plus violents, et le président se vit dans l'obligation de se couvrir. La question préalable ayant été rejetée, l'évêque de Paris, qui occupait le fauteuil, comme on l'a vu plus haut, se disposait à mettre aux voix l'amendement de Sillery, et se donnait la peine d'en rappeler le sujet, quand une voix, partie du côté de la porte, lui cria brutalement : Point de capucinade, monsieur le président. A cette indécente interruption, l'indignation la plus vive se manifesta dans l'assemblée ; de toutes parts on demanda le nom de l'auteur d'une telle insolence, et la séance fut levée au milieu d'un inexprimable désordre. Le membre coupable de cette apostrophe s'appelait Santhonax, son nom fut connu le lendemain ; c'était un grand ami de Brissot et de Guadet, dont il embrassa la querelle. Les Girondins le récompensèrent bientôt de son zèle en lui donnant la place de commissaire de Saint-Domingue refusée par Louvet[44].

 

VIII

L'éclat auquel avait donné lieu entre les spiritualistes et les matérialistes, entre les déistes et les athées, l'inutile et imprudente attaque de Guadet eut au dehors un long et profond retentissement. Cependant les journaux girondins, le Patriote français de Brissot, la Chronique de Paris, de Condorcet et de Charles Villette, comprenant combien peu était habile l'intolérance manifestée par Guadet en cette circonstance, gardèrent sur l'incident du 26 mars le silence le plus complet. Mais les Girondins, ce semble, furent épouvantés en songeant à la force nouvelle que Robespierre pouvait tirer du sentiment religieux. De quelle puissance d'opinion devait être revêtu l'homme qui parviendrait à initier le peuple, non pas uniquement à la notion du droit, mais à celle du devoir, et lui inculquerait, avec les théories attrayantes de l'égalité et de la liberté, les principes sévères de la morale et l'idée féconde et éternelle de Dieu ! Dès ce jour ils conspirèrent sa perte ; nous allons bientôt les contempler occupés sans cesse à leur œuvre machiavélique et souterraine, mettant au service de leurs rancunes et de leurs haines personnelles, non-seulement leurs propres forces, leurs journaux partout répandus, mais l'argent de l'État et les positions officielles dont ils étaient maîtres. Sans trêve, sans relâche, sans merci, et sans avoir été aucunement provoqués, ils vont s'acharner contre le patriote sincère et convaincu que tant de services rendus à la cause de la Révolution, à la liberté, eussent dû peut-être rendre sacré à leurs yeux. Aveuglés par le démon de l'envie, par une ambition sans bornes, par cet orgueil insensé qu'ils reprocheront à leur adversaire, nous les verrons, pour arriver à leurs fins criminelles, ne reculer devant aucun mensonge, devant aucune calomnie, devant aucune manœuvre. Qui donc s'étonnera quand, poussé à bout, seul pour ainsi dire contre un ennemi puissant et disposant de toutes les faveurs, de toutes les places, Robespierre sortira, à son tour, des voies de la modération et de la douceur ? Nous allons montrer sous son vrai jour la conduite de ces hommes de la Gironde, dont la modération parfaite et la loyauté scrupuleuse ont été chantées par des écrivains ignorants ou de mauvaise foi ; nous allons exhumer contre eux, des profondeurs de l'histoire, de terribles arguments, fournis par eux, irréfragables par conséquent, exposer leurs menées ténébreuses, mettre à nu leur âme enfin ; et, tant de preuves à la main, nous défierons les honnêtes gens de tous les partis de donner tort à Robespierre.

L'injustice de la sortie de Guadet attira à son adversaire des défenseurs d'un jour dans des feuilles habituées pourtant à le poursuivre d'incessantes diatribes. Le Journal de Paris par exemple, où Lacretelle jeune épuisait contre lui l'art de la diffamation, se prononça hautement en sa faveur. Au nom de la morale et de la philosophie, au nom de la constitution, par laquelle était consacrée la liberté de conscience, l'auteur de l'article lui donnait raison contre les frères huants. Puis il rappelait qu'un monument avait été récemment élevé à Rousseau, lequel avait, en termes si magnifiques, proclamé l'existence de l'Être suprême, et qu'on venait de placer tardivement au Panthéon cet autre philosophe qui avait été plus loin que Robespierre quand il s'était écrié : Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. — Je vous paraîtrai peut-être un cagot, disait le rédacteur en terminant, mais Rousseau, mais Voltaire, mais la constitution elle-même le sont comme Robespierre et moi[45].

Cette absence absolue de croyances, qui forme un des traits distinctifs de la Gironde et des révolutionnaires les plus exaltés, des Thermidoriens, n'était cependant point dans le cœur de l'héroïne des Girondins, de madame Roland, beaucoup plus grand homme que son mari, suivant l'expression très-juste de Louvet[46], et que la plupart des personnages de son parti, peut-on ajouter. Admiratrice passionnée de Robespierre jusque dans les premiers mois de l'année 1792, madame Roland, nous l'avons dit déjà, ne se sépara point de lui sur une question de principes, car Robespierre mourra en Thermidor, fidèle à ses convictions de 1789 ; et quand, vers le mois d'août de l'année où nous sommes parvenus, la glorieuse femme rompra tout à fait avec lui, ce sera uniquement pour affaire de cœur : la passion violente qu'elle ressentait pour Buzot, passion révélée tout récemment par des documents imprimés aujourd'hui, avait surtout contribué, selon nous, à l'entraîner dans le camp des Girondins, où elle suivit l'élan de son cœur dans une affection restée d'ailleurs pure et chaste.

De convictions et de principes, en effet, elle sera bien plus avec Robespierre qu'avec ses amis de la Gironde, quoiqu'elle ait écrit contre lui dans des Mémoires rédigés de colère, dont nous avons du signaler déjà les contradictions, les erreurs, et, disons-le, les mensonges. Nous n'en voulons d'autre preuve que ce passage de ces mêmes Mémoires où, laissant de côté toutes les misères de l'esprit de parti, les rancunes, les haines, où s'élevant à des considérations plus hautes, et comme si les portes d'une prison ne pesaient pas sur elle lourdement, elle trace d'une plume empruntée à Rousseau ces lignes de tout point admirables : Les grandes idées religieuses, la croyance en Dieu, l'espoir de l'immortalité s'accordent fort bien avec la philosophie, et lui prêtent une plus grande base en même temps qu'elles lui forment le plus beau couronnement. Malheur aux législateurs qui méprisent ces puissants moyens d'inspirer les vertus politiques, et de conserver les mœurs du peuple ! Si c'étaient des illusions à faire naître, il faudrait les créer et les entretenir pour la consolation du genre humain[47]... Et ces sentiments, on les retrouve exprimés avec non moins d'éloquence et de délicatesse dans maint endroit de ses Mémoires particuliers, également datés de la prison de Sainte-Pélagie. Est-ce madame Roland ou Robespierre qui parle ? Elle était donc bien plus en communion d'idées avec lui qu'avec les Girondins, qu'avec ce Guadet, dont elle a tracé pourtant un portrait flatteur[48], et qui imputait à crime à un de ses concitoyens la croyance en Dieu.

Robespierre vit bien tout de suite qu'il y avait de la part des meneurs de la Gironde une sorte de parti pris, une véritable conspiration contre sa personne. Il en fut d'abord très-vivement affecté, ne comprenant pas comment, dans l'esprit de certains hommes qu'il avait traités jusqu'ici en véritables patriotes, des querelles particulières et de simples questions d'amour-propre pouvaient dominer l'intérêt général. Un moment on redouta pour lui une sérieuse indisposition, comme nous l'apprend une lettre que nous avons sous les yeux, et par laquelle Augustin Robespierre mande au patriote Duplay de lui adresser au plus vite des nouvelles de son frère. Mon inquiétude est à son comble, il ne tient à rien que je ne vole à Paris. Il le chargeait en même temps d'annoncer à Maximilien la convalescence de leur sœur Charlotte, laquelle venait d'être elle-même assez gravement malade[49]. Robespierre, du reste, puisant dans sa conscience la force de résister à une coterie puissante, reprit aisément le dessus, et loin de se laisser abattre, il ne cessa de se montrer aux Jacobins, et d'y prendre presque chaque jour la parole, résolu à opposer un front d'airain à ses ennemis, et au besoin à devenir accusateur à son tour.

Dès le surlendemain du jour où il avait été l'objet de l'attaque de Guadet, une discussion assez vive s'étant établie sur le mode de présentation des personnes qui désiraient entrer dans la société, il demanda et obtint que toute présentation fût suspendue jusqu'à nouvel ordre. Pour quels motifs ? c'est ce dont le journal des Jacobins n'a pas pris la peine de nous informer ; nous savons seulement que la motion de Robespierre fut adoptée après de longs débats[50]. Un peu plus tard, le vendredi 30 mars, il fut question de remettre à l'ordre du jour la lecture de son projet d'adresse, ajournée à la suite des scènes du 26 ; mais, la majeure partie des membres qui appartenaient à l'Assemblée législative se trouvant absents, on proposa à la société de retarder cette lecture jusqu'au dimanche. Ce jour-là était, en général, consacré à la réception des diverses députations, et par conséquent peu propre à une discussion sérieuse ; Robespierre en fit l'observation ; un membre ayant insisté, il déclara que le dimanche il ne lui serait pas possible d'assister à la séance. Alors une voix : Où donc est le civisme de M. Robespierre ? Le brasseur Santerre releva vivement cette inconvenance, à l'occasion de laquelle éclata un immense tumulte ; force fut au président de se' couvrir. On peut encore juger, par cette apostrophe indécente, à quel point certaines personnes, offusquées de la popularité de Robespierre, poussaient l'intolérance à son égard. Quant à lui, profitant du premier moment de silence, il monta à la tribune pour annoncer que, ne pouvant se résoudre à voir la tranquillité de la société ainsi troublée à son sujet, il retirait son projet d'adresse[51]. Les Girondins triomphaient ; ils se crurent alors entièrement maîtres des Jacobins.

 

IX

On s'occupait beaucoup en ce moment de la prochaine fête en l'honneur des soldats de Châteauvieux, et cette solennité pouvait devenir l'occasion d'une réconciliation générale entre les patriotes ; car tous sans exception, Girondins et autres, montrèrent une unanimité touchante dans le désir de consacrer par une cérémonie populaire la délivrance de ces victimes de l'aristocratie militaire. Condorcet et Collot-d'Herbois, Brissot et Camille Desmoulins, Vergniaud, Robespierre et Guadet se trouvaient réunis à cet égard dans un sentiment commun. Plus vives en furent les colères des Feuillants et des royalistes purs ; une polémique ardente s'engagea de part et d'autre, et ce ne fut pas la faute du poète Roucher, d'André Chénier et de Dupont de Nemours si l'on ne s'égorgea pas dans Paris, tant ils s'ingénièrent à persuader à la garde nationale que cette fête était une insulte dirigée contre elle.

André Chénier ! Qui ne s'attendrit au souvenir de ce nom illustré par quelques strophes immortelles, et par la fin déplorable de celui qui le portait ! Mais aussi combien injuste et passionné André Chénier se montra envers cette Révolution française dont il avait paru d'abord adopter les principes ! Il faut lire dans le Journal de Paris ses articles pleins d'amertume et de fureur contre les sociétés patriotiques, dont son frère Marie-Joseph prit la défense en cette occasion. Craignant d'être regardé comme l'auteur de ces articles si contraires à son opinion, celui-ci adressa au Journal de Paris une lettre ayant pour but de mettre le public en garde contre toute confusion, et qu'il termina en déclarant qu'il se ferait toujours gloire d'être membre de la société des Amis de la Constitution, séante aux Jacobins de Paris[52]. Cette réclamation ayant été appréciée en termes d'une excessive malveillance, l'auteur de Caïus Gracchus répondit par une nouvelle lettre dans laquelle on lisait : Je vous remercie sincèrement de m'avoir épargné l'opprobre de votre estime, et je suis fâché qu'un homme de mérite comme mon frère soit insulté par vos éloges[53]. Triste effet des divisions politiques qui mettent dans des camps opposés les frères, les parents, les amis ! David, le peintre immortel, avait été chanté autrefois par André Chénier, lequel avait traduit en beaux vers le serment du Jeu de Paume. Eh bien ! l'artiste ayant suivi logiquement la voie révolutionnaire tandis que le poète faisait volte-face, David sacré roi du savant pinceau par Chénier, ne sera plus bientôt que le stupide David. Et, chose plus triste à dire, dans la querelle où l'entraîna la fête préparée pour les soldats de Châteauvieux, l'irritable poète déshonora sa plume par des mensonges indignes[54], que releva vertement un homme appelé à une sombre renommée, Collot-d'Herbois, ce protecteur juré des victimes de Bouillé qu'on pouvait croire engagé alors avec les hommes de la Gironde, car récemment on avait vu son nom figurer dans les journaux de ce parti parmi les patriotes recommandés pour le ministère de l'intérieur.

Non moins violent, non moins amer était le médiocre poète Roucher, l'auteur du poème des Mois, si bien déchiré par La Harpe, et qui de l'Almanach des Muses dont il avait été longtemps la providence, avait passé à la rédaction du Journal de Paris. Nommé jadis receveur des gabelles à Montfort-l'Amaury par la protection de Turgot, il avait, lui aussi, adopté d'abord les principes de la Révolution ; mais une place de trois mille livres au département de Paris, due à la faveur des Feuillants, membres du directoire, l'avait rejeté dans le parti de la cour, si nous nous en rapportons à un journal populaire du temps[55]. Toujours est-il que Roucher se chargea d'être l'insulteur gagé de Robespierre. Et en quels termes ce défenseur des intérêts feuillants apostropha-t-il le grand citoyen qui, au lieu de vouloir la liberté et l'égalité pour une petite portion de la nation seulement, avait, aux yeux d'une partie de la bourgeoisie, l'immense tort de les revendiquer pour le peuple tout entier, et de proclamer comme le corollaire obligé de l'une et de l'autre le dogme de la fraternité ?

Vers cette époque, et pour des motifs que nous expliquerons tout à l'heure, Robespierre avait cru devoir donner sa démission de ses fonctions d'accusateur public près le tribunal criminel du département de Paris. Il faut lire les réflexions que suggère cette détermination à l'un de ces hommes présentés par les mensonges de parti comme des types de modération, de douceur et de convenance : Les faits que poursuit le tribunal criminel ne sont pas ordinairement les œuvres de la classe qui a quelque chose et qui travaille ; et quand par instinct, ou par sympathie, ou par calcul, on est le zélateur de la classe qui n'a rien et ne fait rien, on ne peut, à moins de pousser la vertu jusqu'à l'héroïsme, on ne peut invoquer le glaive de la loi contre des clients ou des alliés[56]. Ô travailleurs qui, courbés sous votre dur labeur, usez chaque jour pour les besoins de tous une portion de votre force et de votre vie ; paysans qui tirez de la terre la nourriture commune ; robustes mineurs qui descendez dans les entrailles du sol pour en extraire les matières indispensables à l'industrie ; ouvriers qui façonnez les métaux, travaillez le bois, tissez le lin, la laine, le coton, et fabriquez les étoffes dont nous sommes vêtus ; soldats qui donnez à la patrie les plus belles années de votre jeunesse ; vous tous enfin dont les sueurs produisent les richesses des nations ; vous, dont Robespierre a été l'infatigable soutien, pour qui il s'est dévoué jusqu'à la mort, vous l'entendez, au dire de cet écrivain modéré, vous êtes la classe qui n'a rien ! hélas ! c'est vrai trop souvent ! et ne fait rien ! Roucher, on le voit, n'eût pas déparé la rédaction des Actes des Apôtres ; il eût été le digne collaborateur de Royou, ce Père Duchesne du royalisme, et Mallet du Pan n'avait rien à lui envier. De ces injures banales et grossières, parties du camp des royalistes, Robespierre se préoccupait peu ; elles ne l'atteignaient pas, et il y répondait seulement par le mépris, car elles ne pouvaient avoir la valeur de calomnies répandues par des citoyens réputés patriotes.

Le Journal de Paris d'ailleurs s'était prononcé, lui aussi, en faveur des soldats de Châteauvieux ; et si maintenant ses rédacteurs, obéissant à un ordre des Feuillants, les traitaient d'assassins et de brigands, c'était par une de ces contradictions dont l'esprit de parti donne trop souvent l'exemple. Le sentiment et l'équité étaient pour eux, avait-on pu lire dans ses colonnes[57], quelques semaines auparavant, et, selon ses rédacteurs, le désir de briser leurs chaînes était dans tous les cœurs. De toutes parts des souscriptions avaient été ouvertes à leur intention, et la cour elle-même, on s'en souvient, avait apporté son offrande. Dans la séance du 28 mars, Robespierre proposa à la société des Amis de la Constitution d'appliquer. à des œuvres de bienfaisance une partie des fonds destinés à la fête projetée en l'honneur des Suisses de Châteauvieux, de secourir par exemple des victimes du despotisme, des prisonniers pour dettes incarcérés par des aristocrates qui auraient usé de ce prétexte pour persécuter des amis de la liberté. Il demanda ensuite qu'on fit disparaître de l'Hôtel-de-Ville les bustes de Bailly et de La Fayette, de ce dernier surtout, qui portait sur son front l'empreinte des assassinats commis au Champ-de-Mars et à Nancy. On ne pouvait oublier, en effet, que La Fayette avait réclamé une couronne civique pour honorer le triomphe sanglant de son cousin Bouillé ; c'est pourquoi, pensaient les patriotes, son image devait être un objet injurieux aux victimes du massacreur de Nancy. Déjà pareille motion avait été soulevée au sein même de la commune de Paris[58]. Plusieurs citoyens s'y étaient montrés contraires ; Robespierre s'en étonna. Une voix ayant désigné Dusaulx comme un des opposants : Celui qu'on vient de nommer, reprit l'orateur, est le plus excusable de tous par des circonstances particulières. Le vieux Dusaulx était un ami de Bailly, sa résistance était puisée dans un sentiment trop honorable pour qu'on pût la trouver blâmable. L'habitude de dresser des statues aux hommes vivants semblait à Robespierre dangereuse et funeste. On s'était abstenu d'en élever aux amis de la liberté, pourquoi donc cette exception en faveur des partisans du despotisme ? Ce sentiment ne lui était pas personnel ; il le croyait, disait-il, au fond du cœur de tous les patriotes. Oui, oui ! s'écrièrent un grand nombre de voix. En engageant les officiers municipaux à bannir du lieu de leurs séances les bustes du ci-devant général de la garde nationale et de l'ancien maire de Paris, il avait soin d'établir une distinction bien précise entre ces deux personnages, le premier ayant accablé le peuple des plus sanglants outrages, arrêté le cours de la Révolution, conduit la nation française de la liberté à un état d'incertitude fatal, remplissant le royaume de ses émissaires, et cherchant à semer la discorde parmi les patriotes, le second n'ayant péché que par faiblesse. Il conclut donc en insistant pour qu'une partie des sommes recueillies fût employée en œuvres de bienfaisance et de patriotisme, et que les bustes du coupable La Fayette et du faible maire de Paris disparussent de l'Hôtel-de-Ville.

Tallien prit ensuite la parole. Il annonça que la société des Amis de la Constitution de Versailles avait arrêté que, durant le séjour des soldats de Châteauvieux dans cette ville, le buste de Louis XVI, placé dans la salie de leurs séances, serait couvert d'un voile, et il proposa aux Jacobins de Paris d'imiter cet exemple[59]. Mais, fidèle à son système de respect envers la constitution, Robespierre combattit la motion de Tallien, et, après avoir signalé le danger de confondre dans une indignation commune un roi voué dès sa naissance aux habitudes du despotisme avec les traîtres qui lui prêtaient leur appui pour accabler la liberté naissante, il prononça ces paroles remarquables : Comme ami des lois, j'aime à écarter tout ce qui est étranger à la constitution et aux principes qu'elle a consacrés ; c'est pour ces motifs que j'oublierai celui que la constitution a placé à la tête du pouvoir exécutif, pour ne voir que les scélérats qui l'entourent. Il fallait donc laisser de côté Louis XVI et toute sa famille, et s'en prendre des maux survenus et de la prolongation des malheurs de la France aux intrigants dont s'environnait le pouvoir exécutif. On ne soupçonnait pas encore la trahison directe et personnelle du roi. Bornons-nous, disait Robespierre, à ce qui peut intéresser la liberté, et ne donnons à ses ennemis aucun prétexte de nous imputer les crimes dont ils voudraient nous rendre coupables pour avoir un motif de l'anéantir. Soyons toujours les amis de la constitution, car les amis de la constitution sont les amis de la liberté et de la paix. Nos ennemis ne veulent que le désordre ; quand la paix règne, ils expirent. Inflexible à l'égard des adversaires connus ou cachés de la Révolution, il voulait essayer de les vaincre en restant dans les limites de la légalité, sachant à combien de périls les agitations de la place publique exposent la liberté. Aussi se trouvait-il souvent dépassé par des patriotes peu tolérants. A peine avait-il fini de parler, qu'un futur membre de la Convention, l'officier municipal Panis, se leva pour proposer à la société d'exclure de son sein tous les représentants de la commune convaincus d'avoir voté pour le maintien des bustes de La Fayette et de Bailly. Ce fut encore Robespierre qui combattit et fit écarter cette motion comme contraire à la liberté des opinions, et, sous son inspiration, la société se contenta de décider qu'on adresserait une pétition à la municipalité pour l'enlèvement des bustes de tous les hommes encore vivants dont se trouvait décoré l'Hôtel-de-Ville[60].

Quelque temps après, il requit pour lui-même l'application de cette mesure, favorable, selon lui, au maintien des principes de la liberté. Voici à quelle occasion : Un des secrétaires venait de donner lecture d'une lettre par laquelle la société des Amis de la Constitution d'Autun annonçait qu'elle avait formé une confédération avec les autres sociétés patriotiques du département, et placé dans la salle de ses séances le buste de Robespierre à côté des bustes de Pétion et de Mirabeau. Un membre, se levant alors, signala ce fait comme contraire à l'arrêté par lequel on avait proscrit les bustes d'hommes vivants. Mais, selon Doppet, la société mère ne pouvait imposer ses arrêtés aux sociétés affiliées comme règle de conduite. Robespierre se chargea de répondre, n'admettant pas une exception en sa faveur à une mesure provoquée par lui-même. Sans rien enjoindre aux sociétés affiliées, on était parfaitement en droit, dit-il, de les engager à se conformer à des principes avoués par tous les bons citoyens. La société fut de son avis, et prit une résolution dans ce sens[61].

 

X

La cérémonie organisée pour fêter la délivrance des soldats de Châteauvieux devait avoir lieu le lundi 9 avril ; le 6, on vint annoncer aux Jacobins que, les préparatifs n'étant point terminés, on serait forcé de la différer de quelques jours. Mais ce retard paraissait inopportun à Robespierre. Que les décorations fussent prêtes ou non, il ne fallait pas, à son avis, remettre cette fête du peuple et de la liberté, nom dont il la baptisa aux applaudissements de la société, et qui lui fut conservé. Sans doute il admirait ces décorations ingénieuses auxquelles travaillaient les plus éminents artistes comme pour rendre hommage à la nation ; d'autres occasions ne tarderaient pas à se présenter où l'on aurait encore à exposer les crimes de l'aristocratie, et alors David et les autres artistes auraient le plaisir de voir leurs talents contribuer au triomphe de la liberté ; mais il lui semblait indispensable de maintenir la fête au jour primitivement fixé, cette fête à laquelle le conseil général de la commune avait décidé de se rendre en corps[62].

Les aristocrates de toutes nuances, les Feuillants, la faction des Lameth, des Duport et des Barnave, mettaient tout en œuvre pour empêcher cette manifestation patriotique : à un arrêté fraternel, où le maire de Paris invitait ses concitoyens à ne point paraître en armes, le modéré Dupont de Nemours répondait par un pamphlet où la violence était égale au cynisme du mensonge. Atfx manœuvres et aux intrigues de ces hommes conspirant pour renverser les projets les plus utiles et semer la discorde, Robespierre voulait opposer la célérité. Le plus grand ennemi de la liberté, celui qui s'opposait le plus en ce moment au triomphe du patriotisme opprimé, il le désignait hautement : c'était, disait-il, un général réservé depuis longtemps par la cour à de grands desseins.

Tout le monde, à ces paroles accueillies par de longs applaudissements, nommait La Fayette. On se ferait une idée singulièrement fausse de ce général si l'on jugeait sa conduite à l'époque de la Révolution par celle qu'il a tenue dans les dernières années de sa vie, lorsqu'après avoir essayé de donner à la France un roi populaire, il passa pour un des représentants les plus élevés de l'opinion républicaine. Au moment où nous sommes (en avril 1792), La Fayette était suspect, très-justement suspect à tous les vrais patriotes. Depuis le jour où Louis XVI avait pris la fuite, le général s'était associé à toutes les mesures compressives ; on n'a point oublié peut-être le rude accueil que lui avait fait Danton quand, le voyant revenir aux Jacobins qu'avec les Lameth et tant d'autres La Fayette avait désertés pour les Feuillants, il lui avait montré en perspective l'échafaud destiné aux traîtres. Après les événements du Champ-de-Mars, où les dernières lueurs de sa popularité s'étaient effacées dans le sang, le général avait contribué à altérer la constitution dans un sens tout à fait opposé à l'esprit et aux principes de la Déclaration des droits. Enfin, on l'avait vu accepter le commandement d'une armée auquel l'avait appelé la cour par une violation formelle de la constitution ; peut-être avait-il pensé devenir bientôt ainsi maître des destinées de la France. La Fayette, on ne peut le nier, était alors une véritable puissance, et la cour, sinon la reine, plaçait en lui son espoir. Il n'avait plus à sa disposition la garde nationale de Paris, mais il y avait conservé un parti considérable ; le directoire du département lui était tout dévoué, et il se trouvait à la tête d'une armée nombreuse, du dévouement de laquelle il ne paraissait pas douter. L'attaquer à la face du pays, dénoncer ses manœuvres et ses intrigues, dévoiler hautement ses secrets desseins, si bien pressentis, lui demander compte, au nom de la constitution, d'un mandat donné et exercé en violation d'un article de cette constitution même, n'était point une tâche exempte de périls, et, pour oser l'entreprendre, il fallait un homme de la trempe de Robespierre, dont cependant quelques écrivains ont si gratuitement contesté le courage.

Le bruit de la présence du général à Paris venait précisément de se répandre, et Brissot, dont la feuille avait annoncé peu auparavant la reprise des séances des Feuillants dans l'église Saint-Honoré[63], n'avait pas manqué de témoigner une surprise profonde de cette soudaine arrivée[64]. Que, de la part des patriotes ardents, le général devint le point de mire des plus vives attaques, c'était donc tout naturel. Robespierre le montra excitant à propos de la fête prochaine les défiances, non pas de la garde nationale, laquelle, selon lui, était le peuple armé et ne séparait pas sa cause de celle des victimes du despotisme, mais les défiances de l'état-major de cette garde nationale, où s'étaient réfugiés tous les partisans de la cour ; il le montra conspirant avec les membres du directoire ; égarant par son hypocrisie une foule de bons citoyens dans la capitale et les départements ; semant la division au sein même de la société des Amis de la Constitution, et d'autant plus dangereux, qu'aux yeux d'un certain nombre de personnes peu éclairées il conservait encore une apparence de patriotisme, et, de concert avec tous les ennemis de la Révolution, se mettant en état de profiter d'un moment de crise pour étouffer la liberté ou forcer le peuple à l'acheter par des torrents de sang et d'incalculables calamités. Robespierre entrevoyait déjà le spectre sanglant du 10 août.

Les organisateurs de la fête avaient imaginé de prendre pour devise : Bouillé seul est coupable. Certes, disait Robespierre, ils sont innocents tous ceux qui, trompés par les ennemis de la liberté, ont cru agir au nom de la loi, l'exécuter et défendre la liberté ; les gardes nationales de Metz, comme celles de Paris, étaient également patriotes et innocentes à ses yeux ; on avait seulement abusé de leur bonne foi. Ainsi donc, poursuivait-il, la fête prochaine ne pouvait impliquer aucun caractère d'hostilité contre la garde nationale ; mais était-il possible de présenter Bouillé comme le seul coupable ? Non, car ce général de la cour avait toujours marché un décret à la main, décret rendu sur les rapports mensongers des officiers en garnison à Nancy et du ministre de la guerre La Tour-du-Pin. Or n'étaient-ce point La Fayette et ses amis qui, la veille du jour où avait été rendu ce décret fatal, avaient répandu dans l'Assemblée constituante le fiel et la calomnie, qui lui avaient coupé la parole, à lui Robespierre, qui s'étaient opposés violemment à toute discussion de nature à éclairer l'Assemblée, et, une fois le crime commis et couvert par eux d'un voile impénétrable, avaient demandé des couronnes civiques pour les assassins et ordonné des fêtes dans tout le royaume afin d'éterniser le souvenir de ces affreux massacres ? Au lieu de dire : Bouillé seul est coupable, il fallait donc dire : Les tyrans seuls sont coupables. On était sûr de voir tous les bons citoyens se rallier dans un sentiment commun, quand ils auraient été édifiés sur le principal auteur des intrigues à l'aide desquelles on était parvenu jusqu'ici à mettre obstacle à la fête. D'universels applaudissements avaient éclaté quand Robespierre avait montré La Fayette tenant encore dans ses mains, toutes couvertes du sang des victimes du 17 juillet, les moyens d'anéantir la liberté. Merlin (de Thionville) prit la parole après lui. Il raconta que, peu de temps avant le massacre de Nancy, un aide de camp de La Fayette était venu demander à Thionville deux cents hommes, et que lui-même, officier municipal alors, avait répondu : Les gardes nationales de Thionville périront jusqu'au dernier homme pour repousser l'ennemi, mais elles ne consentiront jamais à marcher pour assassiner leurs concitoyens. Il demanda donc, lui, qu'on adoptât pour devise : La Fayette seul est coupable. Ces diverses propositions ayant été mises aux voix et adoptées, Merlin, Santerre, Tallien et quelques autres furent chargés d'aller sur-le-champ faire part des résolutions des Jacobins au comité central des sociétés patriotiques[65].

Ensuite parut à la tribune un homme qui, relié par tous ses antécédents et par sa famille à l'ancien régime, n'en avait pas moins embrassé avec ardeur les opinions démocratiques. C'était le prince de Hesse, frère puiné du landgrave de Hesse-Rothembourg. Attaché depuis longtemps au service de la France au moment où éclata la Révolution, il se trouvait en 1792 commander la ville de Perpignan ; là il se mit à la tête du mouvement révolutionnaire, et, de concert avec les administrateurs, accusa le ministre Narbonne de laisser sans défense toute cette partie de la frontière. Il avait adressé sa dénonciation à Brissot, qui s'était bien gardé de rien révéler. Après s'être plaint amèrement de n'en avoir vu aucune mention dans le Patriote français, le prince parla assez longuement des départements méridionaux, où, selon lui, existait un projet de contre-révolution depuis Perpignan jusqu'à Arles. On y veut la liberté, s'écria-t-il, mais je vous dirai avec M. Robespierre que vous n'avez pas à perdre un instant. Il termina son discours, plein des sentiments les plus patriotiques, en réclamant la faveur d'aller mourir sur les frontières pour sa patrie adoptive[66].

Le surlendemain, Robespierre renouvelait sa motion d'appliquer à des œuvres de bienfaisance une partie des fonds destinés à la fête des soldats de Châteauvieux, et proposait en même temps à la société d'associer à cette fête les gardes-françaises, qui, dès l'origine de la Révolution, avaient fait preuve de tant de dévouement à la cause de la liberté, et pour cela avaient été l'objet de persécutions constantes de la part des éternels ennemis de l'égalité ; cette dernière proposition avait été reçue par d'unanimes acclamations.

Le même jour, une lettre, par laquelle le commandant de la garde nationale de Mâcon réclamait le désarmement de tous les citoyens, à l'exception des gardes nationaux, ramenait Robespierre à la tribune. Cette demande lui paraissait être d'accord avec un système imaginé depuis longtemps, et consistant à réduire singulièrement le nombre des gardes nationales, à en exclure tous les citoyens peu fortunés, et à désarmer ainsi la portion la plus nombreuse du peuple, afin de la livrer à la merci de celle dont les intérêts se trouvaient plus en rapport avec les intérêts de l'aristocratie. C'était le système de La Fayette ; on devait donc le repousser avec indignation. Au même instant, et comme pour donner plus de poids à ses paroles, on dénonçait une délibération prise par le bataillon des Filles-Saint-Thomas contre la fête des soldats de Châteauvieux. Robespierre s'opposa à la lecture de cette délibération, œuvre de quelque aristocrate, car il se refusait à croire qu'il y eût dans Paris un bataillon assez gangrené pour prendre un tel arrêté. Il lui semblait au-dessous de la dignité de la société de s'occuper de la dénonciation d'un pareil écrit, signé d'un lieutenant nommé Paindavoine ; c'était aux magistrats à faire ce qu'ils jugeraient convenable. Sur sa proposition, la société passa dédaigneusement à l'ordre du jour.

Le lendemain lundi 9 avril, les soldats de Châteauvieux arrivèrent à Paris, après avoir été, à Versailles, l'objet d'une ovation enthousiaste. Ce jour-là n'eut pas encore lieu la fête projetée ; on avait décidément préféré l'ajourner, afin de laisser aux artistes le temps d'achever les décorations et de lui donner un caractère de grandeur inusité. Toutefois, dans la journée, ces soldats, accompagnés d'un détachement de la garde nationale de Versailles, furent reçus au sein de l'Assemblée législative, où leur admission avait été l'objet d'une orageuse discussion, et les honneurs de la séance leur furent accordés sur la demande du président Dorizy[67]. Dans la soirée, Collot-d'Herbois les présenta aux Jacobins ; Vergniaud, qui présidait la séance, embrassa le plus jeune et le plus âgé d'entre eux, après les avoir complimentés en quelques paroles expressives. Ils allaient sortir pour se rendre à la municipalité, quand Robespierre monta à la tribune. Collot-d'Herbois ne voulut pas qu'ils se retirassent sans avoir entendu l'homme qui à l'Assemblée constituante les avait défendus avec tant d'énergie, et depuis s'était si souvent intéressé à eux. Robespierre énuméra alors les nombreux services rendus à la cause de la Révolution française et de la liberté par le régiment de Châteauvieux et les gardes-françaises ; puis il engagea les membres de la société appartenant à l'Assemblée législative à solliciter un décret qui donnât à tous les soldats persécutés à cause de leur patriotisme la faculté de rentrer dans un corps de leur choix ou de former une légion particulière. Au moment où les héros du jour allaient quitter la salle, Guadet demanda que, pour perpétuer le souvenir de l'acte de justice dont ils venaient d'être l'objet, on envoyât à toutes les sociétés affiliées le procès-verbal de cette séance, en y joignant la liste des membres de l'Assemblée législative qui, dans la journée, avaient voté pour ou contre les honneurs de la séance à accorder aux soldats de Châteauvieux[68].

Montagnards et Girondins, on le voit, étaient d'accord sur les points les plus essentiels de la Révolution. Pourquoi donc faut-il que de misérables questions de personnes les aient divisés et jetés dans de si funestes luttes ? Ah ! le cœur saigne en y songeant ! Combien coupables aussi ceux qui provoquèrent ces combats, et ne surent pas sacrifier à l'intérêt public leurs ressentiments implacables !

 

XI

On approchait du jour fixé pour la célébration de la fête de la Liberté, et plus on en approchait, plus semblait croître la fureur des Feuillants et des partisans de la cour. Les obstacles de tous genres imaginés par le directoire de Paris, où siégeaient les Talleyrand, les Beaumetz, les Desmeuniers, et dont La Fayette était l'âme, l'inspirateur et l'espoir, amenèrent le 4, aux Jacobins, une nouvelle sortie de Robespierre contre le général. De quel droit, s'écria-t-il, vient-il mettre ici sa lâche ambition en opposition avec le vœu de tous les patriotes, avec le vœu du peuple de Paris, avec le vœu de la France entière ? De quel droit ose-t-il former le projet de convertir en des jours de deuil des jours consacrés au triomphe de la liberté et de la justice ? Que signifie donc le trouble qui nous agite dans le sein de cette société, qui se répand jusque dans les départements ? Puis, passant en revue la conduite de La Fayette depuis le moment où, revenu d'Amérique après avoir eu le bonheur de servir sous Washington, le général avait essayé de profiter d'une réputation usurpée pour diriger la Révolution française, il le montra cherchant à faire adopter une déclaration des droits incomplète, et qui heureusement avait été rejetée ; il le montra porté au généralat par les intrigues de ceux qui, à cette époque, s'étaient emparés de l'Hôtel de-Ville, et proposant, peu après l'installation de l'Assemblée constituante à Paris, la loi martiale jusqu'à trois fois dans une même séance ; il le montra enfin s'appliquant dans toutes les circonstances à renforcer le parti de la cour, à faire rétrograder la Révolution. Revenant encore sur l'événement du Champ-de-Mars, il rappela qu'on n'avait jamais informé contre les assassins des deux hommes immolés dans la matinée du jour où le champ de la Fédération avait été arrosé du sang des patriotes, tandis qu'un tribunal, investi d'un pouvoir illimité f avait arbitrairement poursuivi, détenu et persécuté des citoyens coupables du seul crime de patriotisme. Il savait bien qu'en dénonçant La Fayette il s'exposait à de terribles ressentiments, peut-être aux coups des assassins ; mais, disait-il en terminant, à l'heure où les poignards m'atteindront, je le dénoncerai encore de toutes mes forces au mépris public[69].

Après lui monta à la tribune un homme dont quelques jours auparavant il avait eu à subir une violente attaque, sur laquelle nous aurons à revenir tout à l'heure. Réal, c'était lui, renchérit encore sur les accusations articulées contre La Fayette, et dénonça, comme étant un des employés des bureaux du ministre des contributions publiques, de Clavière, le lieutenant Paindavoine, signataire de la protestation contre la fête des soldats de Châteauvieux, fête définitivement fixée au dimanche 15 avril[70].

Au commencement de cette séance, un membre de la société avait présenté à ses collègues un Anglais et un Français, inventeurs d'un canon perfectionné avec lequel on pouvait tirer vingt-cinq coups à la minute, et Desfieux avait proposé à ses collègues d'ordonner des expériences aux frais de la société. Robespierre combattit vivement cette motion comme contraire aux principes de l'humanité. Toute invention ayant pour but d'accélérer la destruction des hommes était, à ses yeux, une chose toujours déplorable. Il ne pouvait être d'un autre avis, étant ennemi de la guerre en principe. Déjà, vers la fin de l'Assemblée constituante, un inventeur était venu lui soumettre une carabine tirant neuf coups consécutifs, et sous ses yeux, dans le jardin de sa maison de la rue de Saintonge, s'était livré à des expériences dont les résultats avaient été des plus satisfaisants. Aussi, consulté par cet inventeur, Robespierre l'avait-il instamment prié de laisser de côté sa meurtrière invention, sur laquelle un silence absolu avait été en effet gardé. Mais, poursuivait Maximilien, après avoir raconté ce fait intéressant, il y avait à invoquer encore d'autres raisons que celle de l'humanité. Si une telle découverte était de nature à donner aux peuples un avantage momentané sur les despotes, elle ne tarderait pas à passer également entre les mains de ces derniers, et deviendrait alors un instrument de plus pour l'asservissement du monde. Ces considérations déterminèrent la société à passer à l'ordre du jour sur la proposition de Desfieux[71]. Que dirait Robespierre de nos canons rayés et de toutes nos armes de précision, dont paraissent assez peu s'émouvoir les philosophes de notre temps ?

La veille du jour où devait avoir lieu la fête de la Liberté, on l'entendit encore. il venait réclamer contre l'oubli dont les gardes-françaises avaient été l'objet dans le programme de cette fête, à laquelle des honneurs rendus à ces braves soldats ne pouvaient, selon lui, qu'ajouter un grand caractère. Il invitait donc le peuple et les Suisses de Châteauvieux à les prendre par la main et à les unir à eux dans le triomphe de la liberté. Sillery-Genlis prit aussi la parole pour dénoncer les Mallet du Pan, les Roy ou, les Dupont de Nemours, auteurs de calomnies sans nom, et déclarer que sur tous les points il adoptait les principes de Robespierre. Un membre ayant ensuite proposé à la société de désigner un jour de la semaine suivante pour prendre le deuil en l'honneur des gardes nationaux tués dans le Midi, et cela afin de répondre aux malveillants qui accusaient les Jacobins d'être hostiles à la garde nationale, Robespierre, tout en témoignant de son attachement sincère pour les gardes nationales, dont il s'était toujours montré l'ardent défenseur, repoussa ce moyen de les honorer comme insignifiant. Il valait mieux, à son avis, profiter de la solennité du lendemain pour fêter par des signes et des emblèmes funèbres les gardes nationaux victimes des discordes civiles[72]. Et en effet, le lendemain, deux sarcophages figurèrent dans l'imposant cortège, dédiés, l'un aux mânes des gardes nationaux, l'autre à ceux des soldats de Châteauvieux.

Le dimanche 15 avril 1792 se célébra enfin cette fête de la Liberté, qui avait excité entre les partis une si ardente polémique. Comme toutes les cérémonies de la Révolution, auxquelles de véritables artistes donnèrent toujours leurs soins, celle-ci fut magnifique et majestueuse. Elle se distingua surtout par l'absence de toute baïonnette ; on ne voulait pas qu'en ces solennités pacifiques apparût l'image de la guerre : les emblèmes de l'abondance et de la fécondité, de simples épis de blé remplaçaient l'appareil meurtrier des armes. Le char de la Liberté, monté sur les propres roues de celui qui, l'année précédente, avait servi à l'apothéose de Voltaire, avait été illustré par le pinceau de David. Sur l'un des côtés, le grand peintre avait représenté Brutus l'ancien condamnant lui-même ses fils ; sur l'autre, Guillaume Tell se disposant à percer de sa flèche la pomme placée sur la tête de son enfant. L'ordre le plus parfait présida à cette fête populaire ; plus de cent mille citoyens y prirent part, et, de leurs poitrines s'échappèrent des bénédictions sans nombre auxquelles se mêlaient les noms de patrie, d'Assemblée nationale, de Pétion et de Robespierre[73]. Tandis que dans le Journal de Paris paraissait, le jour même, l'ïambe bien connu : Salut, divin triomphe ! d'André Chénier, un de ces cris de colère et de haine dont était coutumier cet écrivain modéré, retentissaient de toutes parts des hymnes de paix et de concorde, œuvre de son frère Marie-Joseph, et dont Gossec avait composé la musique.

Le surlendemain, Robespierre montait à la tribune des Jacobins pour proposer à la société de consacrer à jamais la mémoire du triomphe remporté par le patriotisme dans la journée du 15 avril, en dépit des intrigues, des insultes de l'aristocratie et de la cour. On ne connaissait jadis que des fêtes consacrées à l'injustice et au despotisme, monuments lugubres de la misère des peuples ; il était bon, disait-il, de léguer à l'avenir le souvenir de cette fête de la liberté, de ce jour auquel, depuis le commencement de la Révolution, on ne pouvait comparer que celui où le roi était venu de Versailles à Paris. Le jour du 15 avril fut pur et sans tache ; c'est le jour où l'innocence triompha du crime et de la calomnie ; la liberté, du despotisme ; la misère et l'indigence, de l'orgueil et de l'aristocratie ; et le peuple, de tous ses oppresseurs. C'est ce jour où le peuple se défendit contre la plus puissante de toutes les attaques que lui aient livrées ses ennemis, celle de l'intrigue et de la perfidie, contre toutes les manœuvres des ennemis qui voulaient troubler le concert de cent mille citoyens assemblés. Il s'agissait de savoir qui triompherait du peuple ou d'un petit nombre d'hommes corrompus ; or la Révolution n'était, à ses yeux, que la plaidoirie solennelle de cette grande cause. Répandre la lumière sur l'événement du 15 avril, c'était confondre à la fois et la calomnie et les calomniateurs. Il émit donc l'avis qu'une relation bien circonstanciée de cette fête fût adressée à toutes les sociétés affiliées ; que chaque année, à pareille date, tous les bons citoyens en célébrassent l'anniversaire ; enfin qu'une inscription rappelant cette auguste cérémonie fût placée dans les salles des séances de toutes les sociétés des Amis de la Constitution. Cette triple proposition fut adoptée à l'unanimité, et Merlin (de Thionville), prenant aussitôt la parole : Je demande que M. Robespierre soit chargé de rédiger avec ton âme de feu le récit de cette fête, et qu'il soit prié de ne pas oublier qu'un citoyen — c'est moi — a entendu dire à un homme du peuple que, sans La Fayette, les prêtres et les baïonnettes, tous les peuples seraient heureux[74].

Cette fête de la Liberté, si grandiose et si paisible, et à laquelle tous les partisans de la cour avaient essayé de mettre obstacle, porta au comble l'exaspération des Feuillants et des royalistes ; ils se sentiment vaincus. Sans doute ils avaient compté sur quelques désordres pour avoir l'occasion de calomnier le peuple et de persécuter les patriotes, comme à l'époque du 17 juillet ; leur attente fut trompée. Les membres du directoire du département n'en écrivirent pas moins à Pétion une lettre courte et sèche, afin de lui recommander la plus sévère vigilance de la police pour le lundi lendemain d'un rassemblement, suivant leur expression à dessein méprisante. Robespierre, à qui son ami le maire de Paris avait communiqué cette injonction injurieuse pour la population parisienne, ne put contenir son indignation ; et le soir aux Jacobins, la lettre des Talleyrand et des Beaumetz à la main, il demanda à qui devait s'appliquer ce terme de vigilance, ou des membres du directoire, toujours prêts à trahir la nation, ou du peuple, qui la veille avait donné un tel exemple de calme, de modération et de patriotisme ? Ah ! suivant ces messieurs, il fallait l'empêcher de sentir sa propre dignité, empêcher la justice et l'humanité d'être jamais entendues, afin de permettre aux plus méprisables des hommes de régner au nom de la liberté et d'exercer hypocritement le plus intolérable des despotismes. Mais c'étaient eux-mêmes, disait-il en finissant, qu'il était nécessaire de surveiller avec soin, pour s'opposer à ce qu'au nom sacré de la loi, profané par eux, ils ne semassent les germes de la guerre civile et ne persécutassent partiellement les meilleurs citoyens[75]. Il est aisé de comprendre quels trésors de haine s'amassaient dans le cœur des royalistes contre un homme qui, à toute heure et d'un front inébranlable, défendait la Révolution, la démocratie, la liberté. A tout prix il fallait aux Feuillants une revanche de cette fête de la Liberté ; la mort du maire d'Étampes, récemment tué dans une sédition, événement regrettable auquel les patriotes étaient bien évidemment étrangers, leur fournit l'occasion tant cherchée, et nous les verrons bientôt opposer à la cérémonie du 15 avril une fête expiatoire en l'honneur du maire Simonneau, de qui nous aurons prochainement à nous occuper.

 

XII

Chose singulièrement triste à dire ! la haine dont les partisans de la cour honoraient Robespierre n'était rien auprès de celle que lui avaient vouée dès lors les Girondins, et dont nous allons voir les effets se produire incessamment sous toutes les formes, dans les journaux, dans les brochures, à la tribune. Leur animosité, dans ce mois d'avril 1792, atteignit des proportions à peine croyables. Et quand on a patiemment, minutieusement étudié, analysé les accusations niaises et vides, les calomnies odieuses portées sans provocation aucune par les hommes les plus influents de la Gironde contre le défenseur le plus dévoué et le plus convaincu de la Révolution française ; quand on s'est rendu compte des moyens déloyaux par lesquels ils ont essayé de les propager par toute la France ; quand on a découvert enfin que tant de diatribes sans nom et de discours pleins de fiel n'ont eu d'autre mobile que l'amour-propre et l'envie, on est bien forcé de reconnaître qu'à l'égard de Robespierre, les Girondins ont été les plus intolérants et les plus haineux des hommes. Étonnez-vous donc après cela qu'ils se soient attiré des représailles terribles ! Nombre d'écrivains se sont con- tentés d'apprécier uniquement, d'après ces représailles trop justifiées, la question pendante encore ; il est temps de remettre chaque chose à sa véritable place, et d'inviter tous les esprits impartiaux à juger eux-mêmes ce grand procès, d'après les documents irréfragables et authentiques dont nous nous servons pour écrire cette histoire.

La querelle était née, on s'en souvient, des débats sur la guerre ; et l'on n'a pas oublié non plus combien, à côté de Brissot et de ses amis, Robespierre s'était montré convenable et mesuré. Apaisée un moment sous les auspices du vieux Dusaulx, elle avait été soulevée de nouveau par Guadet, à propos de la question religieuse ; cette fois encore Robespierre avait donné l'exemple du tact, du bon goût et de la modération. Il était réservé à un homme qui cherchait fortune dans la Révolution, à Réal, de reprendre contre lui l'initiative des attaques. Voyant les Girondins au pouvoir, il estima très-utile a son ambition de leur être agréable. A la séance des Jacobins du 2 avril, séance présidée par Vergniaud, Robespierre, après avoir donné lecture d'une lettre venue d'Arras, par laquelle on dénonçait de nouvelles menées des prêtres réfractaires dans le département du Pas-de-Calais, avait demandé et obtenu la permission de parler de lui ; voici pourquoi. Au sujet de la discussion récemment provoquée par Guadet, les journaux feuillants et royalistes, juges bien désintéressés en cette occasion, s'étaient prononcés pour Robespierre, lequel, du reste, dédaigna toujours les éloges ou les injures des partisans de la cour ; mais les Girondins ne manquèrent pas de relever avec aigreur les compliments adressés à leur adversaire. Dans son Courrier des quatre-vingt-trois départements du 1er avril, Gorsas reprocha vivement aux auteurs de la Gazette universelle d'avoir distillé leurs poisons sur les membres de l'Assemblée législative dont les opinions différaient de celle de Robespierre, et fait l'éloge des principes et de la conduite de ce dernier, croyant sans doute le gagner en le flattant. Le journaliste girondin ajoutait, il est vrai, que l'opinion de Robespierre n'était point le fruit d'un esprit de parti, qu'il était incorruptible, et que les hommages de la Gazette universelle ne pouvaient que l'indigner[76]. Mais n'y avait-il point une petite perfidie dans ce rapprochement entre ses principes et les louanges toujours un peu amères dont il avait été l'objet de la part de quelques feuilles royalistes ? Robespierre le pensa, et nous verrons bientôt, en effet, tous les journaux girondins s'efforcer, avec une étonnante mauvaise foi, de présenter sa conduite et celle de la presse royaliste comme identiques. Il crut donc convenable, lui que depuis trois ans tous les ennemis de la Révolution avaient poursuivi de tous les outrages, de toutes les calomnies, de se justifier d'un éloge tombé par hasard sur son nom de la plume d'un écrivain de la cour, Il prit la peine, paraît-il, de parler longtemps pour prouver qu'il n'était pas soupçonnable, comme s'il n'eut pas été à l'abri de tout soupçon, et termina son discours par une sorte de défi jeté à ses accusateurs. Si quelqu'un a des reproches à me faire, je l'attends ici ; y a-t-il quelqu'un ? qu'il se lève. — Oui, moi, s'écria Réal. — Et comme aux applaudissements d'une partie de l'Assemblée se mêlaient quelques huées, le futur comte, le futur conseiller d'État, le futur préfet de police impérial parla de son indépendance, de son amour de la liberté. Parce que Robespierre était resté fidèle à ses convictions au sujet de la guerre, il l'accusa d'opiniâtreté, et ; — ce qui était un mensonge, ce qu'à plus juste raison il aurait pu reprocher à ses amis de la Gironde, — il l'accusa d'avoir tenté de faire passer son opinion propre dans cette question pour celle de la société entière ; il l'accusa enfin d'exercer dans cette société, sans le vouloir et sûrement sans le savoir, un despotisme pesant sur les hommes libres, lesquels, selon Réal, étaient naturellement tous ceux qui ne partageaient pas les opinions de Maximilien. Et voilà bien quel était, aux yeux des Girondins, le grand crime de Robespierre : c'était sa popularité immense, la considération dont il était entouré, l'estime dont il jouissait. Singulier crime en tout cas que celui qu'on commet sans le savoir et sûrement sans le vouloir. Cette puérile accusation ayant été accueillie par de violents murmures, Robespierre monta à la tribune afin de réclamer lui-même le silence en faveur de son accusateur ; mais la société, en passant à l'ordre du jour, mit fin, ce jour-là, à des personnalités fâcheuses[77].

Une autre circonstance vint offrir aux Girondins un nouveau texte de récriminations contre Robespierre. Vers cette époque, le 10 avril, il se démit de ses fonctions d'accusateur public. Dans son discours d'installation il avait déclaré, on s'en souvient, que, le jour où il lui paraîtrait plus profitable à la chose publique de la servir comme simple citoyen que comme magistrat, il n'hésiterait point à sacrifier sa place, et nous l'entendrons bientôt se justifier, en termes magnifiques, d'avoir abandonné un poste où il ne croyait pas pouvoir servir utilement son pays. Certes, si jamais désintéressement fut pur et honorable, ce fut celui dont Robespierre donna une preuve en cette occasion. Pauvre, il avait été appelé par la confiance de ses concitoyens à une place lucrative : huit mille livres, somme considérable alors, étaient allouées à l'accusateur public ; environné d'ennemis, il était à même dans les hautes fonctions dont il se trouvait investi, de les dédaigner tous, que dis-je, de les intimider ; cette double considération de la fortune et du pouvoir, si puissante sur la plupart des hommes, ne balança pas un seul moment sa résolution. Et ce furent précisément cette abnégation, ce désintéressement antique qui, en lui créant un titre de plus à l'estime de ses concitoyens, irritèrent si profondément les Girondins et tous ces courtisans de la Gironde en quête d'emplois et de faveurs, les Réal, les Méchin, les Santhonax, les Girey-Dupré, les Chépy[78]. Les petits hommes pardonnent difficilement aux autres les vertus dont ils se sentent incapables. Aussi cette démission va-t-elle donner lieu à de tels emportements contre Robespierre qu'une voix girondine ne pourra s'empêcher elle-même de s'écrier : Elle est pour ses ennemis une arme à deux tranchants dont ils se servent d'une manière bien odieuse[79]. Mais lui, n'ignorant pas cependant quelle force nouvelle il allait donner contre lui à ses adversaires, n'écouta que la voix de sa conscience.

Depuis le jour de son installation, le tribunal criminel s'était occupé de l'interrogatoire des accusés soumis à sa juridiction, et Robespierre avait pris une part active à ses travaux, comme nous nous en sommes convaincu en dépouillant nous-même les dossiers poudreux de ce tribunal, niais jusqu'alors le jury n'avait pas encore fonctionné. Or le jour approchait où cette magistrature nouvelle allait entrer en exercice, et où, par conséquent, l'accusateur public se devrait tout entier à sa place. Robespierre, ayant alors le dessein de fonder un journal, aima mieux résigner ses fonctions que de leur dérober quelques heures, comme tant d'autres l'eussent fait. En conséquence, le 10 avril 1792, il écrivit au procureur général syndic Rœderer la lettre suivante : Monsieur, c'est au procureur syndic du département que doivent s'adresser, si je ne me trompe, les fonctionnaires publics qui veulent se démettre de leurs fonctions. J'ai l'honneur de vous déclarer que je remets entre vos mains ma démission de la place d'accusateur public du département de Paris[80]. Cette démission produisit une assez vive sensation. Elle va devenir, suivant l'expression de Gorsas, une arme à deux tranchants entre les mains des ennemis de Robespierre, qui, n'ayant aucun reproche sérieux à lui adresser, la lui jetteront constamment à la tête. Brissot l'annonça sèchement, sans commentaires ; il n'en fut pas de même de son ami Condorcet, dont le journal accompagna de quelques réflexions aigres-douces la démission de Robespierre : On s'étonne qu'il ait déserté un poste où l'avait appelé la confiance de ses concitoyens, et qu'il ait choisi précisément le moment où la bienfaisante institution du jury allait commencer à entrer en activité[81]. Les patriotes sincères regrettèrent, de leur côté, cette détermination, parce qu'elle laissait le champ libre aux convoitises des contre-révolutionnaires, et la nomination de l'ancien ministre de la justice, Duport du Tertre, au poste d'accusateur public, devait bientôt augmenter leurs regrets ; mais du moins rendirent-ils pleine justice -au désintéressement de Robespierre et au sentiment honorable auquel il avait obéi en se démettant de ses fonctions. Au nom des membres du tribunal criminel, le président Treilhard lui adressa une lettre très-flatteuse pour lui exprimer tout leur déplaisir de la perte d'un tel collègue[82].

Tous les ennemis de la chose publique, tous les contre-révolutionnaires, tous les anciens mendiants des faveurs de la cour s'attachaient à faire croire que les défenseurs de la Révolution avaient uniquement en vue leur intérêt personnel ; aussi Robespierre s'empressa-t-il de déclarer que, quant à lui, quelque confiance que lui témoignât le peuple, il renonçait désormais aux fonctions publiques. Je jure que je ne veux d'aucune place, s'écria-t-il, le 13 avril, aux Jacobins. Nous l'avons tous prouvé, nous les amis de la liberté ; nous nous sommes éloignés du ministère ; je ne veux aucune place, aucune ne me convient, si ce n'est celle où il sera possible de combattre la perfidie, le machiavélisme conspirant contre les droits du peuple. Je serai toujours à ce poste ; de quelques baïonnettes que les tyrans m'environnent, ils ne m'effrayeront pas. S'ils veulent m'assassiner, c'est là qu'il faut qu'ils viennent. Il venait précisément de défendre avec la chaleur qui lui était particulière le maire de Paris, son ami, contre les attaques dont ce magistrat était alors l'objet de la part des Feuillants, à cause de la dernière fête. Nous avons dit dans quelle exaspération elle avait jeté tous les valets de la cour, tous les ennemis de la Révolution, et ses partisans hypocrites, plus dangereux encore, tous ces émigrés de l'intérieur plus corrompus que ceux du dehors, plus à craindre que les rois coalisés, et qui de bon cœur, selon Robespierre, eussent détruit la capitale et ensanglanté la France entière, sauf à s'ensevelir sous ses ruines plutôt que de voir s'affermir le règne de la liberté et de l'égalité. Combien prophétiques, hélas ! ces paroles ! Si les adversaires de la liberté, qui depuis trois ans étaient parvenus à changer en état de crise la Révolution du peuple français, pouvaient être confondus, c'était, pensait-il, par un administrateur comme le maire de Paris, dont il s'applaudissait d'avoir partagé les travaux à l'Assemblée constituante, et avec qui il se réjouissait d'être exposé aujourd'hui aux calomnies, aux attentats des intrigants et des conspirateurs. Quelle différence entre ceux-ci et les véritables patriotes, poursuivait-il ; les premiers se remuant en tous sens, écrivant des articles furibonds pour tâcher d'ensanglanter les fêtes les plus pures, espérant tuer la Révolution par le désordre, les autres recommandant au peuple un calme imperturbable et une conduite fraternelle. Il avait cité comme un des plus mémorables monuments de la Révolution l'arrêté pris par la municipalité parisienne afin de maintenir la tranquillité pendant la fête de la Liberté, et nous avons dit dans quel ordre parfait, grâce au bon sens populaire, s'était écoulée cette journée du 15 avril. Robespierre en attribuait tout l'honneur au maire de Paris, dont les sages exhortations avaient suffi pour produire de tels résultats. Depuis vingt siècles, dit-il, les peuples attendaient des magistrats qui parlassent une fois le langage franc, pur et sincère de la liberté, de la justice et de l'humanité ; nous les avons trouvés[83]. On voit comme en effet Robespierre était envieux de Pétion, de ce Pétion auquel il restera fidèle jusqu'au jour où, trahi, abandonné de lui, il se trouvera dans la nécessité de se défendre également contre lui.

Et malgré cela, dans combien d'histoires, copiées, il est vrai, les unes sur les autres, ne nous a-t on pas présenté Robespierre comme s'acharnant sans pitié contre les Girondins ! Cela tient d'abord à ce que les Girondins, ayant fini par triompher après Thermidor, ont pu arranger les faits à leur fantaisie dans des mémoires répandus à foison, tandis que leurs adversaires étaient réduits au silence ; ensuite, à ce que les mensonges des écrivains de leur parti - Dulaure, Meillan, Durand-Maillane passé avec la victoire dans le camp de la Gironde, et tant d'autres, — ont été acceptés sans contrôle pour ainsi dire par la plupart des historiens, qui, sans prendre la peine de remonter aux sources et de fouiller les entrailles mêmes de l'histoire, ont, de la façon la plus étrange, interverti les rôles, et pris le calomnié pour le calomniateur. Et cependant à quels moyens bas et honteux, pour perdre un adversaire qui jusqu'alors s'était montré à leur égard plein de courtoisie et de prévenances, mais dont la popularité les offusquait ; ne craignirent pas de descendre ces hommes dont on a si gratuitement exalté la générosité !

Il n'est pas jusqu'à la fameuse Théroigne de Méricourt qu'ils n'eussent recrutée, et qui ne rompît en visière à ce rude jouteur accoutumé pourtant à l'affection des femmes. De quel trait avait-il donc atteint la jolie Luxembourgeoise ? Avait-il indiscrètement cherché à savoir par quel charme mystérieux s'étaient ouvertes pour elle les lourdes prisons de l'Autriche ? Avait-il, ignorant qu'un pli de rose suffit à blesser une femme, dédaigné sa beauté piquante ou douté de la puissance de ses yeux pour convertir les aristocrates à la cause de la Révolution ? Nullement ; mais il pensait que le rôle de la femme ne devait pas s'exercer sur la place publique ; et sans lui interdire la discussion des grands problèmes politiques, littéraires, philosophiques, — ce dont il la jugeait fort capable, comme il l'avait déclaré, on s'en souvient peut-être, en recevant à l'académie d'Arras mademoiselle de Kéralio, aujourd'hui madame Robert,— il aimait mieux la voir demeurer gardienne des vertus domestiques et réserver pour le foyer sa douce influence et ses talents que se jeter au milieu des agitations populaires et compromettre dans la mêlée ardente son rôle de médiatrice. Or, le 13 avril, au moment où il venait de défendre son ami Pétion contre les diatribes des André Chénier, des Dupont de Nemours et des Roucher, parut une députation des habitants du faubourg Saint-Antoine, dont l'orateur se plaignit que Théroigne eût provoqué des assemblées de femmes, répétées trois fois par semaine, et se fût servie des noms de Robespierre, de Collot-d'Herbois et de Santerre, pour y attirer leurs épouses et leurs filles. Robespierre se contenta de déclarer que pour sa part il n'avait jamais eu de relations particulières avec Théroigne. La société, après quelques explications de Santerre, avait mis fin à l'incident en passant à l'ordre du jour[84]. Les paroles de Robespierre n'avaient eu rien de bien méchant, et certes il eût pu montrer plus de mauvaise humeur de l'abus qu'on avait fait de son nom. Néanmoins on alla répéter à Théroigne qu'il avait mal parlé d'elle aux Jacobins ; à quoi elle répondit, il paraît, en s'adressant à un ami des Girondins : Ce n'est pas moi qui parlerai mal de lui[85]. Cependant, à quelques jours de là, pérorant dans le café Hottot sur la terrasse des Feuillants, elle annonça qu'elle retirait son estime à Robespierre. C'était le 23 avril. Rapportée le soir aux Jacobins, cette déclaration y avait excité une hilarité générale. Théroigne de Méricourt assistait justement à la séance, dans la tribune des femmes. Irritée, elle enjamba lestement la balustrade, se précipita dans la salle, et, s'arrachant aux mains qui essayaient de la retenir, elle s'élança vers la tribune, où, du ton le plus animé et avec des gestes violents, elle demanda la parole. Un tumulte inexprimable s'ensuivit. Le président fut obligé de se couvrir, et l'on eut toutes les peines du monde à éconduire l'irritable amazone[86]. De ce jour elle appartint tout entière à la Gironde.

Constatons bien la situation des Girondins à cette époque. Dans l'Assemblée législative, la majorité leur appartenait ; par Roland, Lacoste, Clavière, et même par Dumouriez, ils étaient maîtres du ministère et disposaient de la feuille des bénéfices, cet irrésistible instrument de pouvoir et de corruption ; le chef de la municipalité, Pétion, flottait indécis entre eux et son vieux compagnon d'armes, mais il n'était sortes de moyens dont ils n'usassent pour l'attirer dans leur parti, et ils. y réussirent trop bien. Enfin, par leurs journaux, la Chronique de Paris, de Condorcet ; le Patriote français, de Brissot ; les Annales patriotiques, de Mercier et Carra ; le Courrier des Départements, de Gorsas, etc., et bientôt par la Sentinelle de Louvet, qu'on affichait en placards dans les rues, et dont les frais étaient couverts par le ministère de l'intérieur, ils se croyaient les suprêmes régulateurs de l'opinion publique. Ils prétendaient même avoir la main haute sur la société des Amis de la Constitution, et si Robespierre y triomphait, c'était uniquement, disaient leurs journaux, grâce à l'intervention des tribunes, mensonge auquel on espérait prendre les lecteurs des départements. Ils avaient enfin tout ce qui peut donner dans un pays l'influence, le pouvoir, la considération ; mais il leur manquait la vraie foi démocratique, et c'est pourquoi Robespierre leur fut supérieur et devait les vaincre ; il était la conscience de la Révolution.

Un événement survint, impatiemment attendu par les Girondins : la guerre, la guerre qu'ils avaient réclamée avec tant d'insistance, préconisée avec tant de passion, fut déclarée enfin ; et dès lors, tous leurs vœux étant comblés, ils purent se croire pour longtemps les souverains arbitres du pays. Du reste, les conditions dans lesquelles on se trouvait trois mois auparavant, quand Robespierre, de son côté, luttait avec tant d'ardeur et de conviction pour le maintien de la paix, s'étaient singulièrement modifiées. L'Empire, en effet, venait de jeter à la France un défi solennel en réclamant d'elle la satisfaction à donner aux princes allemands possessionnés en Lorraine et en Alsace, la restitution du comtat d'Avignon au pape, et enfin des mesures qui permissent au gouvernement de Louis XVI de réprimer tout ce qui serait de nature à inquiéter les autres États[87]. Aussi une violente indignation éclata-t-elle au sein de l'Assemblée législative lorsque, dans la séance du 19 avril, le ministre des affaires étrangères eut fait connaître les prétentions de l'Autriche. Venir soi-même proposer aux représentants de la nation de venger l'honneur de la France outragée était assurément, de la part du roi, une démarche habile. Il s'y résolut à l'instigation de Dumouriez, quel que fût d'ailleurs son déplaisir de rompre avec une puissance de laquelle il attendait le rétablissement de son trône sur les anciennes bases, au moment même où il allait inviter le pays à tirer l'épée contre elle. Mais le lendemain quand, après la lecture du rapport de son ministre des relations extérieures, Louis XVI eut, au milieu de l'Assemblée frémissante, prononcé ces paroles : Je viens, aux termes de la constitution, vous proposer formellement la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême[88], ses yeux, assure un écrivain royaliste, se remplirent de larmes[89].

Ah ! c'est qu'en effet il ne s'agissait plus de la petite guerre restreinte imaginée par Narbonne, et au delà de laquelle d'abord les Girondins eux-mêmes n'allaient pas dans leurs rêves ; de cette guerre qui eût permis au roi de se jeter dans les bras de l'armée, d'y chercher un refuge, et de s'en servir, sinon pour rétablir l'ancien régime, au moins pour interpréter la constitution à la manière des Feuillants, c'est-à-dire contre le peuple et la liberté ; non, c'était la Révolution armée que l'Assemblée nationale précipitait sur l'Europe en décrétant la guerre contre l'Autriche ; c'était l'humanité tout entière, suivant la belle expression de Condorcet, conspirant pour la liberté universelle du genre humain[90] ; c'était enfin cette guerre des peuples contre les rois qu'avait demandée Robespierre lui-même, pour le cas où les rois auraient l'audace de poser des conditions à la France. Merlin (de Thionville) traduisit bien la pensée de Maximilien, lorsqu'il s'écria : Il faut décréter la guerre aux rois et la paix aux nations. On comprend maintenant les terreurs, les défaillances de la cour, et comment, en traitant sous main avec un prince contre lequel lui-même avait solennellement demandé au pays de tirer l'épée de la Révolution, le malheureux Louis XVI devait accélérer sa chute et se frayer le chemin de l'échafaud.

 

XIII

Mais la guerre conduite par La Fayette, par ce général appelé en violation de la constitution au commandement d'une armée, voilà ce que Robespierre jugeait souverainement funeste. Placé, illégalement ou non, à la tête de nos troupes, La Fayette était au moins tenu de rester dans les limites de sa charge, de ne pas quitter son armée, et surtout de ne point se mêler des affaires de l'intérieur, lesquelles n'étaient nullement de sa compétence ; au lieu de cela on le voit, en véritable brouillon, mettre la main à tout, abandonner son poste pour se rendre à Paris, et là, du ton le plus ridicule, prendre des airs de modérateur, menacer, presque donner des ordres. Il était l'espoir, la forteresse, l'ancre de salut de ceux qui rêvaient le remaniement de la constitution dans un sens aristocratique, de ceux qu'on appelait le parti des deux chambres, tandis que Robespierre et ses amis voulaient la constitution, rien que la constitution, mais loyalement, mais fidèlement interprétée et exécutée. Rêvant le rôle de Monck plutôt que celui de Cromwell, le général en viendra bientôt à parler comme en maître à l'Assemblée nationale. Robespierre le connaissait donc bien et ne se trompait point sur ses intentions quand il le poursuivait avec tant d'acharnement. Nous verrons, s'écria-t-il, indigné, le 18 avril aux Jacobins, si un lâche doit nous conduire à la conquête de la liberté. Plus la Fayette multipliera ses crimes, plus nous le dénoncerons. Combattons toujours avec les armes du 15 : le calme et la raison. Et comme à ces paroles la société retentissait d'applaudissements frénétiques, il engagea ses concitoyens à ne pas faire entendre d'acclamations quand il accusait La Fayette. Ce n'est pas cette société qui le poursuit, ajouta-t-il, c'est l'opinion publique[91].

Le lendemain, la question des bustes du général et de Bailly, toujours debout à l'Hôtel-de-Ville, ayant été agitée de nouveau, Robespierre rappela qu'ils avaient été érigés par l'ancienne municipalité, dont l'inscription mise au bas du buste du général : A M. le marquis de La Fayette, attestait l'esprit contre-révolutionnaire. Cet hommage avait été le fruit des plus basses intrigues, mais la société n'avait pas à s'en occuper ; c'était aux magistrats municipaux à décider s'il leur convenait de s'honorer eux-mêmes en purgeant l'Hôtel-de-Ville de cet objet d'adulation.

Merlin (de Thionville) prit la parole après lui ; il expliqua ce qui s'était passé dans la journée à l'Assemblée législative, et se plaignit vivement d'avoir été interrompu au moment où il avait voulu parler contre la guerre, telle du moins qu'on lui semblait vouloir la faire. Robespierre remonta alors à la tribune, afin de rendre justice au patriotisme de Merlin ; puis, après de nouveaux discours de Merlin et de Carra, abordant lui-même la question du jour, il commença par déclarer qu'il était d'avis qu'on occupât les Pays-Bas, Liège, la Flandre, le Brabant. La seule chose qui doive nous intéresser, dit-il ensuite, ce sont les moyens d'exécuter cette utile entreprise ; c'est-à-dire il faut faire dans ce moment, comme je l'ai proposé plusieurs fois, non pas la guerre de la cour et des intrigants dont la cour se sert, et qui, à leur tour, se servent de la cour, mais la guerre du peuple : il faut que le peuple français se lève désormais et s'arme tout entier, soit pour combattre au dehors, soit pour surveiller le despotisme au dedans. Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces paroles, que la France n'allait pas tarder à réaliser. Certes, continuait-il, si cette guerre avait été amenée par une attaque étrangère, sollicitée par le peuple ; si au dedans on n'avait à redouter aucune conspiration, il n'y aurait qu'à laisser le champ libre aux généraux et au pouvoir exécutif lui-même ; mais quand la guerre civile était imminente, n'avait-il pas raison de conseiller au peuple français de s'armer tout entier pour combattre les ennemis du dehors et surveiller ceux du dedans ? Il craignait surtout qu'on ne détournât la nation de ses affaires intérieures pour l'occuper uniquement d'objets extérieurs ; car, il le savait bien, c'était là une coutume assez habituelle aux gouvernements despotiques ; c'est pourquoi il lui semblait plus nécessaire que jamais d'avoir les yeux sur le pouvoir exécutif et les autorités constituées, trop dociles, en général, aux inspirations des intrigants, des ambitieux, des partisans de l'ancien régime, de tous ceux qui cherchaient dans la Révolution un moyen de s'enrichir, et qui voyaient dans la guerre et les troubles civils le chemin le plus court pour arriver à leurs fins. Mais cette guerre, dont on espérait tirer parti contre la Révolution, il fallait, disait encore Robespierre, la retourner contre les ennemis de la liberté ; il fallait surtout s'efforcer de prévenir la guerre civile. A l'énergie et à la fermeté on reconnaîtrait les vrais patriotes. Et semblable à Caton dénonçant César, il demandait ce qu'on ne devait pas craindre en voyant à la tête d'une armée un général attaché à la faction de la cour, persécuteur de ses concitoyens. La Fayette doit être destitué, disait-il en terminant, si l'on veut étouffer dans son germe la guerre civile ; autrement il ne répondait point de ne pas voir triompher les manœuvres qu'il avait si souvent dénoncées[92].

Dans ce discours, pas un mot, pas une allusion à l'adresse des Girondins ; il était bien évidemment dirigé contre les Beaumetz, les Talleyrand, contre tous ces tartufes de la Révolution, poursuivis avec tant de violence par la Gironde elle-même ; mais Condorcet et Brissot ne pouvaient pardonner à Robespierre de prendre si vivement à partie ce La Fayette dont ils avaient si souvent entonné les louanges, et qu'aujourd'hui ils se trouvaient dans la nécessité d'attaquer, sous peine de passer peut-être, aux yeux du peuple, pour ses complices. Timidement d'abord ils essayeront sa défense, pour tâter le terrain, comme ils avaient fait à l'égard de Narbonne, sur lequel Condorcet, dans sa Chronique, ne tarissait pas en éloges. Nous entendrons tout à l'heure Brissot, dans une violente philippique contre Robespierre, traiter La Fayette d'homme sans importance, sans caractère, incapable de remplir le rôle de protecteur. Eh bien ! ouvrons les Mémoires de ce même Brissot, et nous y lirons : Dès longtemps, la conduite de La Fayette à la tête de son armée était suspecte aux yeux des patriotes, et avant qu'il ne se mît en révolte ouverte il était démasqué... Plus de trois mois avant les événements du 20 juin... La Fayette eût mérité d'être destitué[93]. Or, c'était le 23 avril que Robespierre demandait la destitution du général ; il n'avait donc pas tort ; et pourtant Condorcet et Brissot lui en faisaient un crime, jugeant sans doute prudent de ménager un homme cher à la haute bourgeoisie dont ils étaient eux-mêmes les représentants, et que Brissot attaquera à son tour avec la dernière violence deux mois après, c'est-à-dire précisément quand les prédictions de Robespierre se seront accomplies.

 

XIV

On est douloureusement contristé quand on songe aux résultats funestes de la division de ces hommes, dont l'union eût sans aucun doute assuré immédiatement et à jamais le triomphe de la Révolution. Si les Girondins avaient montré envers Robespierre la même tolérance que leur témoigna celui-ci au début des mémorables discussions sur la guerre, ils n'auraient point compromis dans des personnalités déplorables une cause qu'en définitive ils servaient les uns et les autres ; et, sous les auspices de la liberté victorieuse, la question sociale eût pu se résoudre pacifiquement. Mais la jalousie dont ils étaient dévorés perdit tout ; car, encore une fois, on a vainement tenté d'intervertir les rôles, ce sont eux qui furent tourmentés par le démon de l'envie ; on le nierait vainement. De cela Guadet va nous fournir tout à l'heure des preuves éclatantes et des témoignages irrécusables.

La popularité de Robespierre, avons-nous dit, les offusquait ; elle les poursuivait comme un fantôme, et en la voyant contre-balancer, à elle seule, l'immense pouvoir dont ils disposaient alors, ils entraient dans des colères sourdes ; le moment n'était pas éloigné où leurs fureurs allaient faire explosion. Elle rayonnait en effet d'un bout de la France à l'autre, cette popularité sur laquelle la calomnie n'avait encore essayé de jeter aucun reflet sanglant, et le grand nom de Robespierre était dans toutes les bouches. Si des différends s'élevaient entre des patrons et des ouvriers, c'était lui surtout qu'on demandait pour arbitre[94]. Robespierre, lui écrivait de Caen la société populaire des Amis de la Constitution, ce nom qui fait ta gloire, ce nom qui porte l'effroi dans l'âme des tyrans, sera le mot d'ordre qui nous ralliera pour les combattre[95]. Dans nombre de salles des séances des sociétés patriotiques son portrait figurait à côté de celui de Mirabeau, et y recevait, suivant un de ses anciens collègues à l'Assemblée constituante et son futur collègue à la Convention, suivant Vadier, qui sera l'un de ses proscripteurs, y recevait l'hommage journalier des amis de la liberté et des admirateurs des grands hommes[96]. Être l'idole du peuple ! voilà le grand crime dont les Girondins, levant enfin le masque, vont l'accuser hautement en public. En attendant, presque chaque jour leurs journaux contenaient contre lui les insinuations les plus perfides. Entre tous se distinguait la feuille de Condorcet, la Chronique de Paris ; et, le 22 avril, l'ex-marquis publiait contre les Jacobins, dont les principaux membres étaient, selon lui, vendus au roi de Hongrie, ou pour mieux dire à l'empereur d'Autriche, un violent article, dans lequel il osait assurer que les adversaires de la guerre étaient payés par la liste civile. Robespierre n'était pas nommé, il est vrai ; mais qui pouvait douter que ces lignes ne s'appliquassent particulièrement à lui ? Cette calomnie, d'ailleurs, nous verrons les Girondins la reproduire à satiété contre Robespierre pendant les mois de mai et de juin[97]. De telles insinuations, on le pense bien, ne pouvaient manquer d'être énergiquement relevées, et d'attirer, de la part de certains patriotes, des représailles violentes.

Merlin (de Thionville) apostropha Condorcet en pleine Assemblée législative, comme nous l'apprenons par ces lignes signées de Chéron, un des députés siégeant sur les bancs de la droite : Un journaliste, ci-devant littérateur distingué, M. Condorcet, que j'ai déjà dénoncé à l'opinion publique comme calomniateur, et que M. Merlin lui-même a dénoncé hier à l'Assemblée nationale, dit dans sa feuille d'avant-hier que ceux qui ont voté contre la guerre sont payés par un M. T***. Il est bien important que ce M. T*** soit connu ; je somme M. Condorcet de le nommer en toutes lettres[98]. Le 23 avril, aux Jacobins, Merlin renouvela son attaque contre le rédacteur de la Chronique, l'invita à fournir les preuves de ses assertions et à s'expliquer sans détour sur ceux qui, selon lui, n'avaient de principes politiques que leur égoïsme. Dans cette même séance, Brissot et Condorcet furent également l'objet des récriminations les plus vives delà part de Chabot, de Duperret et de Tallien ; ce dernier les traita d'ambitieux, de Cromwell, et proposa à la société de soumettre tous ses membres à un scrutin épuratoire. Collot-d'Herbois, de son côté, s'en prit au procureur général syndic Rœderer, précédemment dénoncé par un membre de la société pour avoir dîné chez M. de Jaucourt, député connu pour son ardent royalisme. Demander compte à un citoyen de ses relations de table et de salon serait évidemment, en temps ordinaire, la chose la plus absurde du monde ; mais à cette époque, où les salons de l'aristocratie étaient le foyer des intrigues et des complots contre-révolutionnaires, il paraissait assez naturel de suspecter un fonctionnaire important, nommé jadis en raison des preuves de dévouement qu'il avait données à la Révolution, et qu'on voyait maintenant fréquenter des ennemis avoués de cette même Révolution.

Robespierre, qui avait bien quelque droit de se plaindre, demeura complètement étranger à ces dénonciations. Il monta aussi à la tribune, mais pour déclarer qu'en ce qui le concernait il remettait à un autre moment le soin de démasquer les traîtres et les intrigants. Or ceux qu'il avait jusqu'ici considérés comme tels, c'étaient les Feuillants, les membres du directoire de Paris, dont les menées contre-révolutionnaires n'étaient un mystère pour personne ; c'étaient les Beaumetz, les La Fayette, les Lameth, et si jamais accusations furent peu vagues et peu ténébreuses, ce furent assurément celles dont il se fit l'organe. Qu'on n'aille pas dire alors, poursuivait-il, que nous divisons les patriotes. C'est la véritable union que demandent les amis de la liberté. Entre la probité et la perfidie, entre la vertu et le vice, il n'y avait pas d'alliance possible à ses yeux, et il se réservait de déchirer un jour le voile qui couvrait les plus affreux complots. Il faut, disait-il, que quand le coup sera frappé, il soit décisif ; qu'il n'y ait plus dans l'État le parti de la liberté et celui des fripons ; il faut que tous ceux qui seront intéressés à la décision de cette grande cause soient présents à la discussion. Je voudrais que la France entière l'entendît, et alors c'en serait fait de tous les intrigants et de tous les ennemis de la constitution. Je voudrais surtout que le chef coupable de toutes les factions y assistât avec toute son armée. Je dirais à ses soldats en leur montrant ma poitrine : Si vous êtes les soldats de La Fayette, frappez ; si vous êtes les soldats de la patrie, écoutez-moi ; et ce moment serait le dernier de La Fayette. Je n'en dirai pas davantage. J'ai peut-être un peu effrayé : mon intention était d'éveiller les honnêtes gens et de les convaincre qu'ils doivent en ce moment croire que la patrie est exposée aux plus grands dangers. A la suite de ce discours, il promit à la société de lui présenter un tableau complet des machinations ourdies contre la Révolution, appuyé de pièces justificatives[99]. Or qui Robespierre avait-il en vue ici ? Évidemment cette faction qu'il avait déjà dénoncée, qui dans la guerre étrangère voyait un moyen d'abattre la Révolution, et non pas ceux de ses adversaires que lui-même avait appelés à diverses reprises des législateurs patriotes. Il n'avait nommé ni Brissot, ni Condorcet ; il n'avait pas fait la moindre allusion à leurs personnes, et nul ne le démentit quand quelques jours plus tard, répondant aux injustes agressions de Brissot et de Guadet, il s'exprima ainsi : Je n'ai eu aucune espèce de part, ni directement ni indirectement, aux dénonciations faites ici par MM. Collot-d'Herbois, Merlin et Chabot ; je les en atteste eux-mêmes ; j'en atteste tous ceux qui me connaissent ; et, je le jure par la patrie et par la liberté, mon opinion à tout ce qui tient à cet objet est indépendante, isolée ; ma cause ni mes principes ne tiennent à ceux de personne. Mais les Girondins sentaient bien que, de tous les patriotes qui avaient refusé de s'enrôler sous leur bannière, Robespierre était le seul dont l'influence fut supérieure à la leur, et que, s'ils parvenaient à l'abattre, ils n'auraient désormais aucuns rivaux à redouter. Ils s'attachèrent donc à le rendre responsable de toutes les dissensions dont la société des Jacobins avait été le théâtre, dissensions si souvent provoquées par eux, de toutes les agressions plus ou moins justes dont ils avaient été l'objet, et ce fut à lui, qui jusqu'à ce jour, nous le répétons, s'était montré plein de modération et de convenance envers eux, que Brissot et Guadet s'attaquèrent avec un acharnement sans exemple.

 

XV

Le 25 avril 1792, Brissot monta à la tribune des Jacobins, armé d'un volumineux discours. Il y resta pendant près de deux heures, et durant tout ce temps ne cessa de s'occuper de lui et de son ami Condorcet, comme s'ils eussent été l'un et l'autre les véritables piliers de la Révolution, les sauveurs de la liberté ! Ce long panégyrique de soi-même pouvait paraître au moins étrange de la part d'un homme qui venait reprocher à un adversaire d'assiéger toujours la tribune et de parler sans cesse de lui. Et pourquoi cette interminable justification ? Pour répondre à quelques reproches adressés par Tallien, Chabot et Duperret. Mais alors c'eut été à eux qu'il aurait fallu s'en prendre, et non point diriger toute une philippique ardente, envenimée, contre Robespierre qui ne l'avait pas nommé, et n'avait jusqu'ici jamais ouvert la bouche au sujet de Condorcet.

Après avoir énuméré les services rendus par lui à la cause de la Révolution, après s'être justifié du crime d'entretenir une correspondance avec La Fayette et Narbonne, et avoir accusé ses adversaires de copier le langage des Gauthier, des Royou, des Mallet du Pan, ces folliculaires odieux, Brissot se félicitait de voir les places occupées par les Jacobins. Mais on sait sur qui, de préférence, tombaient les faveurs ministérielles ; et si les patriotes, toujours un peu soupçonneux, redoutaient la corruption, peut-être avaient-ils de fortes raisons pour cela. Plût au ciel, s'écriait Brissot, que tout fût Jacobin, depuis le trône jusqu'au dernier commis ! A cela il y avait un malheur, c'est qu'à peine en place nombre de Jacobins dépouillaient leur farouche amour de la liberté, et jetaient bas, comme une vieille défroque, la livrée du patriotisme. Toutefois le trait n'en était pas moins habile, et Camille Desmoulins ne put s'empêcher de grommeler entre ses dents, assez haut pour être entendu : Que d'art, le coquin ![100]

Après un éloge pompeux de la dénonciation, l'arme du peuple, disait Brissot, arme utile, arme nécessaire — dans ses propres mains et celles de ses amis, pourrions-nous ajouter, — mais qu'il trouvait détestable dès qu'elle était maniée par ses adversaires, Brissot se demandait comment on pouvait voir dans La Fayette un nouveau Cromwell, un nouveau Protecteur ? C'était, selon lui, ne connaître ni Cromwell, ni La Fayette, ni le peuple français. A l'égard de Cromwell et du peuple français, Napoléon devait se charger plus tard de lui donner un démenti, et, quant à La Fayette, ce sera Brissot lui-même qui bientôt deviendra son plus violent accusateur. Arrivant ensuite à Robespierre, sans le nommer, car il prétendait le faire reconnaître à des signes certains, il disait : Rappelez-vous qu'Aristide et Phocion n'assiégeaient pas sans cesse la tribune ou les places publiques, mais qu'ils étaient à leur poste, au camp ou dans les tribunaux... Cette allusion si transparente fut couverte d'applaudissements, s'il faut en croire la feuille de Condorcet[101] ; mais la Chronique de Paris ne reculait pas devant un mensonge pour faire pièce à un ennemi, et comme le Journal des débats et de la correspondance de la Société, qui mentionnait avec soin les interruptions de toute nature, est muet à cet égard, il est permis de supposer que ce mot ne causa point autant de sensation. Les épigrammes n'étaient rien, du reste, auprès des injures parsemées dans ce discours de Brissot : agitateur, tribun cherchant à accaparer les réputations pour accaparer l'empire, flatteur du peuple, tyran des opprimés, distillant le poison des défiances, hypocrite de patriotisme, telles étaient les aménités à l'adresse de Robespierre.

Hypocrite de patriotisme ! Était-il possible de se montrer plus amer et plus injuste envers l'homme qui depuis trois ans avait donné à sa patrie, au peuple, à tous les déshérités de ce monde, son génie, son repos, sa vie même ? Et l'on s'étonne qu'ainsi insulté Robespierre ait senti Némésis tressaillir dans son cœur, et que, poussé par la colère, il ait pu, à son tour, dans de trop justes représailles, dépasser la mesure ! Qui êtes-vous ? Qu'avez-vous fait ? Où sont vos travaux ? les services rendus à la patrie, à la liberté ? disait Brissot, apostrophant encore en ces termes le grand citoyen, dont les discours étaient dans toutes les mémoires, les écrits dans toutes les mains, et qui au sein de l'Assemblée constituante avait soutenu presque seul le poids de la Révolution. En revanche, venait un dithyrambe, ridicule à force d'être exagéré, en l'honneur de Condorcet, qui devait déshonorer son nom et son beau talent en éditant dans son journal tant de calomnies sans nom[102]. Singulier contradicteur que ce Brissot, et bien propre à former les cœurs à la liberté ! Les partisans de la guerre, c'est-à-dire lui, Condorcet, Guadet, voulaient honorer la France, faire triompher sa constitution, etc. ; quant à ses adversaires, il n'affirmait point, par une figure de rhétorique bien connue, qu'ils fussent payés par la liste civile, — calomnie renouvelée de Condorcet, — mais il les présentait comme voulant la même chose que les partisans de la cour, le silence, la lâcheté, et comme parlant le même langage que les Royou et les Durosoy. Et après avoir ainsi pendant deux heures décrié, diffamé, calomnié, dénoncé, tout en s'élevant contre de tels débats soulevés par un misérable amour-propre, Brissot proposa naïvement à la société de passer à l'ordre du jour, comme si l'homme qu'il avait invectivé avec tant de fiel et d'amertume, et qui froidement, sans souffler mot, sans l'interrompre, l'avait entendu d'un bout à l'autre, pouvait garder le silence, dévorer cet affront public et ne pas confondre l'imposture[103].

 

XVI

A peine Brissot avait-il achevé que Robespierre s'élança à la tribune. Comme il n'était pas inscrit, il demanda la parole pour une motion d'ordre ; mais Guadet la lui ayant disputée, il la lui céda, ne s'attendant peut-être pas à entendre un second réquisitoire plus violent et non moins injuste que le premier. Jamais, en effet, d'aucune façon directe ou indirecte, il n'avait attaqué ce député de la Gironde. Quand, par une étrange intolérance, Maximilien avait été, un mois auparavant, pris à partie par lui pour avoir invoqué le nom de la Providence, il lui avait adressé une réponse dont on n'a oublié sans doute ni l'élévation ni la convenance parfaite. Dans l'avant-dernière séance, il est vrai, Robespierre avait dénoncé un complot, un plan concerté de guerre civile ; mais en quoi cela concernait-il les Girondins ? et qu'y avait-il là d'étonnant à une époque où chaque jour s'ourdissaient de nouvelles trames contre la Révolution ? quand Brissot avoue dans ses Mémoires que, dès le mois d'avril, La Fayette aurait dû être destitué ? En admettant même qu'il y eût dans cette dénonciation quelque chose de trop vague, appartenait-il aux Girondins de s'en plaindre, eux qui venaient d'inventer ce fameux comité autrichien dont, avec une mauvaise foi rare, ils accusaient tous leurs adversaires, Feuillants et Jacobins, Lameth et Robespierre, d'être membres ? Mais laissons parler Guadet, car il résume bien à lui seul l'esprit dont étaient animés les Girondins à l'égard de Robespierre, et de sa bouche même nous allons recueillir l'aveu précieux du crime qu'ils lui reprochaient par-dessus tout.

Orateur impétueux et tranchant, Guadet, comme s'il eût été personnellement accusé, commença par se défendre de vouloir un Protecteur, se disculpa d'être un partisan de Narbonne, puis, poussant droit à Robespierre, demanda à la société de faire justice de ces orateurs empiriques ayant sans cesse à la bouche les mots liberté, tyrannie, conjuration, et mêlant toujours à leur éloge personnel des flagorneries pour le peuple. A ces paroles si haineuses, si amères et d'une si perçante allusion, de violents murmures éclatèrent, et Fréron demanda le rappel à l'ordre de l'orateur pour avoir calomnié Robespierre ; mais La Source présidait, La Source, un des membres de la Gironde. Ce fut Fréron qu'il rappela à l'ordre, et il maintint la parole à Guadet. Celui-ci prétendit alors qu'il avait été insulté et traité de scélérat le jour où il avait combattu l'opinion de Robespierre avec toute l'honnêteté qui convient, dit-il, à un citoyen dont on admire les sentiments. C'était déjà se mettre singulièrement en contradiction avec soi-même, que de traiter d'orateur empirique un citoyen dont on s'avouait l'admirateur. Guadet n'avait pas été heureux dans sa première campagne contre Robespierre, et, ne pouvant lui pardonner son échec, il lui reprocha, après l'avoir sommé de dénoncer le plan de guerre civile dont il avait vaguement parlé, de mettre son orgueil avant la chose publique, de parler toujours de son patriotisme et d'avoir abandonné son poste de magistrat. Ainsi de cette preuve éclatante d'abnégation et de désintéressement les Girondins faisaient un crime à Robespierre ; ils lui interdisaient même la libre disposition de sa personne. Arrivant enfin au grand crime, au véritable crime dont l'austère tribun était coupable aux yeux de la Gironde, Guadet ouvrit son cœur et livra a tous le secret de cette jalousie qui les dévorait, ses amis et lui, en accusant hautement Robespierre d'être l'idole du peuple. Je lui dénonce un homme qui, soit ambition, soit malheur, est devenu l'IDOLE DU PEUPLE.

Un nouveau tumulte se produisit à ces mots. Robespierre lui-même crut devoir s'élever contre des interruptions qui le mettaient dans l'impossibilité d'entendre son dénonciateur et lui étaient par là les moyens de se défendre. Il demanda donc à la société d'écouter Guadet dans le plus grand silence, comme une grâce qu'il se croyait en droit de réclamer. D'autres eussent trouvé plus commode peut-être de voir étouffer sous le mépris public une accusation, si injuste qu'elle fût d'ailleurs ; il préférait, lui, le grand jour de la discussion. Le calme s'étant rétabli grâce à lui, Guadet continua en ces termes : Je dénonce à M. Robespierre un homme qui, par amour pour la liberté de sa patrie, devrait peut-être s'imposer à lui-même la peine de l'ostracisme, car c'est servir le peuple que de se dérober à son idolâtrie. Ainsi donc, pauvre grand citoyen, depuis trois ans tu as supporté tout le fardeau de la Révolution ; tu as assumé sur toi toutes les haines, toutes les rancunes, toutes les vengeances de l'aristocratie et du despotisme ; tu as lutté fièrement, héroïquement, pour disputer à la réaction les restes mutilés de la liberté étouffée à moitié dans le sang des victimes du Champ-de-Mars ; aujourd'hui même encore, où l'envie t'accuse d'aspirer au tribunat, tu combats pour le maintien d'une constitution sous l'empire de laquelle, tu le sais, il n'y a pour toi ni dignité ni faveurs à attendre de la part du pouvoir exécutif, mais où la liberté a du moins des garanties et des moyens d'expansion ; et pour tant de sacrifices, de luttes, d'efforts désespérés, tu as recueilli. l'amour du peuple, cette récompense qui suffit aux grands cœurs. Malheureux de cette popularité on te fait un crime, un crime impardonnable ; elle gène une secte d'ambitieux, ceux-là mêmes qui jadis défendaient contre toi une municipalité contre-révolutionnaire. Sans cesse ils voient se dresser devant eux comme un obstacle cette popularité imposante ; partout elle semble leur barrer le passage. Délivre-les donc de ce fantôme importun ; ils sont las de t'entendre appeler le Juste, l'Incorruptible. Coupable de ta gloire, de l'amour du peuple, cours expier ce crime dans la retraite ; va dans quelque solitude ensevelir l'éclat de ton nom, afin que désormais ils règnent seuls sur la scène de la Révolution. Le peuple, qui te doit quelque reconnaissance, pourra bien être remis sous le joug ; la liberté, dont tu as été le plus ferme soutien, périra peut-être, mais n'importe ! les envieux n'auront pas l'ennui de voir l'un et l'autre sauvés par toi !

Non content de condamner son adversaire à l'ostracisme, Guadet imagina de diriger contre lui une calomnie tout à fait odieuse. Nous avons déjà parlé de l'éloignement instinctif de Robespierre pour la personne de Marat, au patriotisme duquel il rendait d'ailleurs pleine justice, mais dont les articles lui paraissaient dangereux à cause de leur exagération et de leur couleur sanglante, dangereux en ce qu'ils étaient, selon lui, de nature à porter à de fâcheuses extrémités une partie de la nation et à épouvanter l'autre. Eh bien ! l'orateur girondin poussa l'impudence jusqu'à l'accuser de disposer de la plume de Marat, et d'avoir fait écrire, dans l'Ami du peuple, que le moment était venu de donner un dictateur à la France ; puis, par une étrange aberration de l'esprit humain, après avoir avec tant d'injustice reproché à Robespierre de se vanter, de parler trop souvent de sa personne, il termina par un pompeux éloge de lui-même, en promettant de mourir à son poste et de servir constamment le peuple[104].

Les violents discours de Brissot et de Guadet renfermaient toutes les inculpations accumulées contre Robespierre par les ennemis puissants dont il était entouré ; répondre à ces deux orateurs, c'était réfuter à la fois tous ses adversaires. Attaqué de la façon la plus déloyale, avec une acrimonie étonnante, et cela gratuitement, sans provocation, pouvait-il garder le silence, et, suivant son habitude, se contenter d'opposer aux calomnies le plus absolu dédain ? Non ; car cette fois il avait pour calomniateurs des gens qui jouissaient d'une grande réputation de patriotisme. C'était son droit et son devoir de se défendre publiquement, hautement, et de faire entendre sa justification là où l'accusation s'était si largement donné carrière. Il demanda donc la parole pour la prochaine séance, car l'heure était trop avancée pour qu'il pût entrer dans de longs détails ; mais il crut devoir à Guadet quelques mots de réponse immédiate. Retournant alors très-habilement quelques-unes des insinuations dirigées contre lui, il convint qu'en effet il existait des orateurs empiriques qui, sous le masque du patriotisme, cachaient leur désir de parvenir aux places, et, à défaut de vertus, avaient sans cesse dans la bouche les noms de peuple, de liberté et de philosophie. L'ostracisme ! Mais c'eût été un excès de vanité à lui de se l'imposer, car c'était la punition des grands hommes, et, disait-il, il n'appartient qu'à M. Brissot de les classer. Ah ! poursuivait-il, que la liberté soit assurée, que le règne de l'égalité soit affermi, que tous les intrigants disparaissent, et vous me verrez empressé de fuir cette tribune, et même cette société, si ma retraite devenait utile à la tranquillité publique ; alors le plus cher de mes vœux serait rempli. Heureux de la félicité de mes concitoyens, je passerais des jours paisibles dans les délices d'une douce et sainte intimité. Serait-ce à moi que l'on reprocherait de briguer les places, les honneurs, moi qui ne suis passionné que pour les charmes de la liberté ?

Ces paroles, heureusement trouvées, excitèrent de bruyants applaudissements. Cependant il répugnait à plusieurs membres de la société de voir s'engager une discussion où des personnalités seules étaient en jeu ; suivant d'autres, au contraire, le choc d'opinions diverses était très-utile et servait à édifier le pays sur l'esprit et les vues de chacun. Dans tous les cas, après avoir accordé aux discours de Brissot et de Guadet une attention de près de trois heures, la société se devait à elle-même d'écouter avec une patience au moins égale la justification de l'accusé. Bazire engagea bien Robespierre à choisir quelques journaux pour arène de la lutte à laquelle il avait été provoqué ; mais le conseil pouvait paraître ironique, car les feuilles les plus répandues appartenaient aux Girondins, la Chronique, le Patriote français et même les Révolutions de Paris, passées momentanément dans leur camp. Robespierre, reprenant la parole, promit de se rendre à l'avis de Bazire, mais après avoir présenté sa défense en public. Déjà avait germé dans son esprit l'idée d'un journal rédigé par lui-même, et dans lequel il pût à la fois exposer ses principes et confondre les calomnies incessantes dont il était l'objet. Quelques jours après paraissait le Défenseur de la Constitution, feuille hebdomadaire, sur laquelle nous aurons bientôt à nous arrêter.

Sommé par un membre de l'Assemblée législative de s'expliquer sur les complots auxquels il avait fait allusion, Robespierre s'engagea de nouveau à dévoiler les manœuvres qui constituaient, à ses yeux, un plan de guerre civile ; et là il n'était question, quant à présent, ni de Guadet ni de Brissot. Robespierre avait surtout en vue La Fayette, dont les Girondins, comme nous l'avons dit, deviendront bientôt eux-mêmes les accusateurs passionnés. Or, prendre l'initiative des attaques contre ce personnage appuyé d'un côté sur la cour et sur l'armée, de l'autre sur la garde nationale, n'était pas d'un homme pusillanime ; c'était s'exposer à d'implacables inimitiés. Robespierre venait précisément de recevoir d'un bataillon de la garde nationale une lettre menaçante, dans laquelle on lui enjoignait de poursuivre La Fayette devant les tribunaux, sous peine d'y être traduit lui-même et de passer pour un intrigant.

A ces menaces, à ces injures, il ne s'arrêtait guère ; il n'en continuera pas moins sa guerre contre le général dont la marche tortueuse équivalait, à ses yeux, à une trahison envers la Révolution ; mais il lui semblait indispensable de réfuter immédiatement les calomnies du parti de la Gironde, calomnies savantes, propagées chaque jour par des journaux répandus dans tous les départements. Impossible de pousser plus loin que la Chronique de Paris la science de la calomnie, et les biographes de Condorcet nous semblent avoir trop complaisamment passé sous silence les raffinements auxquels se complut, dans cet art odieux, l'ami de Voltaire et 'de Diderot ; probablement n'ont-ils guère pris la peine d'étudier ce côté peu favorable de sa vie. Tantôt Robespierre est dénoncé comme étant payé par le comité autrichien, tantôt comme étant d'accord avec les Lameth. Dans son numéro du 28 avril 1792, la Chronique annonce que, sous prétexte de vouloir la liberté, rien que la liberté, Robespierre veut le pouvoir, rien que le pouvoir ; elle l'installe déjà à la mairie de Paris et partage le ministère entre ses amis, parmi lesquels elle n'oublie pas le comte de Pellenc, confident intime de M. de La Marck, dont elle fait le collaborateur de Marat. La nomination des personnes désignées, dit-elle, n'est point une plaisanterie ; on assure qu'il en est sérieusement question au château, parce qu'elles sont d'un parti qui a toujours été opposé à la guerre[105]. Or, — rapprochement singulier, — quand les Thermidoriens voudront perdre Robespierre dans l'esprit du peuple, ils feront exactement comme Condorcet : ils le transformeront en agent du parti royaliste ; et ces calomnies de la Chronique de Paris et des autres feuilles girondines, nous allons les voir se reproduire à toute heure, sans trêve ni merci. Robespierre avait donc bien raison de vouloir prendre le peuple pour juge entre ses calomniateurs et lui. Il ne me reste que cette tribune et le peuple qui m'entend, pour me justifier, dit-il[106].

La société, en effet, décida qu'il serait entendu à la prochaine séance ; suivons-le donc à cette mémorable séance, où va se prononcer un des plus beaux discours dont jamais tribune française ait retenti.

 

XVII

Le vendredi 27 avril, au moment où Robespierre allait prendre la parole, on vint annoncer que les électeurs de Paris avaient nommé à sa place, comme accusateur public, l'ex-ministre de la justice, Duport du Tertre. C'était là une importante victoire remportée par les Feuillants ; cela prouve aussi combien était puissant et formidable encore le parti de la résistance à la Révolution, et avec quelle énergie luttaient tous les partisans de la cour. On vit alors, chose assez étrange, les gens qui avaient montré le plus de dépit de la nomination de Robespierre se déchaîner contre lui, et lui imputer à crime l'abandon de ses fonctions, tout en s'applaudissant tout bas du choix de son successeur. Et, par une de ces contradictions assez familières aux Girondins, Guadet lui reprochait amèrement, d'un côté, d'avoir déserté son parti, et, de l'autre, l'engageait à s'imposer la loi de l'ostracisme. Mais on espérait irriter contre lui les patriotes sincères en le rendant responsable du vote des électeurs. En effet, à la nouvelle de la nomination de Duport, quelques membres se récrièrent, disant : C'est à M. Robespierre que nous avons cette obligation. Le choix de quelques fonctionnaires publics, répondit-il aussitôt, n'est pas ce qui doit le plus vous alarmer, mais bien le plan général de conspiration formé contre la liberté, et que par tous les moyens vous devez vous efforcer de déjouer.

Il se disposait à entreprendre la réfutation des discours de Brissot et de Guadet, quand La Source, qui présidait, mandé à l'Assemblée législative, dut céder le fauteuil. Un ancien membre de la Constituante, Prieur (de la Marne), se trouvait présent, on lui offrit la présidence, comme pour honorer en lui un des vétérans de la Révolution. Tout récemment arrivé à Paris, fort peu au courant de la question, tenant sans doute ses renseignements des Girondins, avec lesquels il sympathisait alors et dont il se sépara quand il eut mieux jugé la situation, Prieur fit, au lieu d'accepter le fauteuil, qui fut pris par Danton, une assez violente sortie contre Robespierre, tout en le conjurant de s'associer à lui pour rétablir la paix au milieu des patriotes. Sans s'émouvoir, Robespierre se contenta de répondre que personne ne pouvait faire qu'il n'eût le droit de repousser les inculpations dirigées contre lui du haut de la tribune des Jacobins et que son honneur outragé et les considérations les plus importantes lui commandaient de réduire à néant[107] ; puis il commença en ces termes : Je ne viens pas vous occuper ici, quoi qu'on en puisse dire, de l'intérêt de quelques individus ni du mien ; c'est la cause publique qui est l'unique objet de toute cette contestation : gardez-vous de penser que les destinées du peuple soient attachées à quelques hommes, gardez-vous de redouter le choc des opinions et les orages des discussions politiques, qui ne sont que les douleurs de l'enfantement de la liberté. Cette pusillanimité, reste honteux de nos anciennes mœurs, serait l'écueil de l'esprit public et la sauvegarde de tous les crimes. Élevons-nous une fois pour toutes à la hauteur des âmes antiques, et songeons que le courage et la vérité peuvent seuls achever cette grande Révolution.

Au reste, vous ne me verrez pas abuser des avantages que me donne la manière dont j'ai été personnellement attaqué ; et, si je parle avec énergie, je n'en contribuerai que plus puissamment à la véritable paix et à la seule union qui convienne aux amis de la patrie.

Après avoir bien nettement expliqué sa situation et celle de ses adversaires, rappelé qu'il n'avait en rien provoqué la dernière scène dont la société avait été témoin, scène précédée d'une diffamation révoltante répandue contre lui et d'autres patriotes ; après avoir rapidement esquissé les principaux traits du volumineux discours de Brissot ; s'être plaint qu'un membre, qu'il n'avait jamais attaqué en aucune manière, eût trouvé moyen d'enchérir sur ce discours ; après avoir fait allusion à une poursuite en diffamation exercée par Rœderer contre Collot-d'Herbois, il témoignait son profond étonnement d'être, avant d'avoir nommé personne ni expliqué le véritable objet de ses griefs, si violemment accusé par des adversaires qui usaient contre lui et de leur crédit actuel et de l'avantage qu'ils avaient de parler tous les jours à la France entière dans des feuilles périodiques. Je suis calomnié à l'envi par les journaux de tous les partis ligués contre moi ; je ne m'en plains pas ; je ne cabale point contre mes accusateurs ; j'aime bien que l'on m'accuse ; je regarde la liberté des dénonciations dans tous les temps comme la sauvegarde du peuple, comme le droit sacré de tout citoyen ; et je prends ici l'engagement formel de ne jamais porter mes plaintes à d'autre tribunal qu'à celui de l'opinion publique ; mais il est juste au moins que je rende un hommage à ce tribunal vraiment souverain, en répondant devant lui à mes adversaires. Et, en effet, c'était la seule juridiction à laquelle il se fut jamais adressé. Diffamé, calomnié chaque jour, du temps de l'Assemblée constituante, par les libellistes gagés de la cour, l'avait-on entendu s'élever contre les licences de la presse, et, comme les Malouet, réclamer sans cesse des décrets de prise de corps contre les écrivains ? L'absurdité d'une foule d'inculpations comme celles de chef de parti, d'agitateur, d'agent du comité autrichien, ne valait pas la peine qu'on les réfutât, mais le caractère et l'influence de leurs auteurs méritaient, selon lui, une réponse. Quand, par exemple, Brissot ne craignait pas de lui demander ce qu'il avait fait pour se permettre de censurer la conduite des autres, Robespierre pouvait-il garder le silence, bien que son adversaire eût tenté de lui fermer la bouche d'avance en l'accusant de sacrifier la chose publique à son orgueil et de vanter sans cesse ses services ? Brissot savait bien que cela n'était pas vrai, il savait bien que Robespierre ne s'était jamais mis en cause que lorsqu'on l'avait forcé de repousser la calomnie ; mais c'est chose si commode et si bien de nature à réussir qu'un appel à l'envie !

Provoqué cette fois encore, Robespierre allait parler de lui, mais en des termes où se reconnait l'honnête homme, le grand citoyen qui dit franchement et sans orgueil ce qu'il a fait. Ne sont-ce point de nobles accents que ceux-ci : Jamais personne ne m'accusa d'avoir exercé un métier lâche, ou flétri mon nom par des liaisons honteuses et par des procès scandaleux ; mais on m'accusa constamment de défendre avec trop de chaleur la cause des faibles opprimés contre les oppresseurs puissants ; on m'accusa, avec raison, d'avoir violé le respect dû aux tribunaux tyranniques de l'ancien régime, pour les forcer à être justes par pudeur, d'avoir immolé à l'innocence outragée l'orgueil de l'aristocratie bourgeoise, municipale, nobiliaire, ecclésiastique. J'ai fait dès la première aurore de la Révolution, au delà de laquelle vous vous plaisez à remonter pour y chercher à vos amis des titres de confiance, ce que je n'ai jamais daigné dire, mais ce que tous mes compatriotes s'empresseraient de vous rappeler à ma place dans ce moment où l'on met en question si je suis un ennemi de la patrie, et s'il est utile à sa cause de me sacrifier. Membre du petit tribunal de l'évêque d'Arras, il avait pris sur lui de repousser les édits de Lamoignon appliqués par tous les tribunaux du royaume ; un peu plus tard, au sein des premières assemblées électorales, il avait déterminé ses concitoyens à exercer spontanément les droits du souverain, à choisir eux-mêmes leur président ; et, quand ailleurs le tiers état remerciait humblement la noblesse d'avoir abandonné ses privilèges pécuniaires, il engageait celui d'Artois à déclarer simplement aux seigneurs que nul n'avait le droit de faire don au peuple de ce qui lui appartenait. C'étaient là, certes, des états de service que ni Brissot ni ses amis n'auraient pu invoquer, et Robespierre avait raison de les rappeler. En butte à la rage de toutes les puissances de l'époque, menacé d'un procès criminel, le peuple l'avait arraché à la persécution en le portant à l'Assemblée nationale, tant la nature, continuait-il, m'avait fait pour jouer le rôle d'un tribun ambitieux et d'un dangereux agitateur du peuple ! Et moi j'ajouterai que le spectacle de ces grandes assemblées éveilla dans mon cœur un sentiment sublime et tendre qui me lia pour jamais à la cause du peuple par des liens bien plus forts que toutes les froides formules de serments inventées par les lois ; je vous dirai que je compris alors cette grande vérité morale et politique annoncée par Jean-Jacques, que les hommes n'aiment jamais sincèrement que ceux qui les aiment, que le peuple seul est bon, juste, magnanime, et que la corruption et la tyrannie sont l'apanage exclusif de tous ceux qui le dédaignent.

Quant à ce qu'il avait fait au sein de l'Assemblée constituante, n'était-ce pas écrit partout ? Il avouait n'avoir pas fait tout le bien qu'il aurait voulu, peut-être même tout le bien qu'il aurait pu, mais il eût rougi de rechercher des succès dus à l'intrigue, à la corruption, et de sacrifier ses principes au frivole honneur d'attacher son nom à un grand nombre de lois. Et s'applaudissant d'avoir, du moins, contribué au rejet de beaucoup de décrets désastreux pour la liberté, il ajoutait : J'ai mieux aimé souvent exciter des murmures honorables que d'obtenir de honteux applaudissements ; j'ai regardé comme un succès de faire retentir la voix de la vérité lors même que j'étais sûr de la voir repoussée ; portant toujours mes regards au delà de l'étroite enceinte du sanctuaire de la législation, quand j'adressais la parole au Corps représentatif, mon but était surtout de me faire entendre de la nation et de l'humanité ; je voulais réveiller sans cesse dans le cœur des citoyens ce sentiment de la dignité de l'homme et ces principes éternels qui défendent les droits des peuples contre les erreurs ou les caprices du législateur même. Si c'est un sujet de reproche, comme vous le dites, de paraître souvent à la tribune ; si Phocion et Aristide, que vous citez, ne servaient leur patrie que dans les camps et dans les tribunaux, je conviens que leur exemple me condamne ; mais voilà mon excuse. Quoi qu'il en soit d'Aristide et de Phocion, j'avoue encore que cet orgueil intraitable que vous me reprochez éternellement, a constamment méprisé la cour et ses faveurs ; que toujours il s'est révolté contre toutes les factions avec lesquelles j'ai pu partager la puissance et les dépouilles de la nation ; que, souvent redoutable aux tyrans et aux traîtres, il ne respecta jamais que la vérité, la faiblesse et l'infortune.

Robespierre avait fait plus : il avait donné Brissot et Condorcet à la France, car sans le décret fameux interdisant la réélection des membres de la Constituante, décret rendu sur sa motion, ces deux écrivains ne fussent probablement jamais entrés dans l'Assemblée législative. Répondant à l'éloge emphatique de Condorcet par Brissot et au reproche d'avoir jugé témérairement des hommes qu'on lui présentait comme ses maîtres en patriotisme, il ne pouvait s'empêcher de reprocher à son tour aux académiciens et aux géomètres leur intolérance éternelle. Ils avaient combattu et ridiculisé les prêtres, cela était vrai, mais ils n'en avaient pas moins courtisé les grands et adoré les rois, dont ils avaient tiré un assez bon profit. Tout récemment encore Condorcet n'était-il pas administrateur du Trésor public, aux appointements de vingt mille livres ? Et avec quel acharnement, continuait Robespierre, n'avaient-ils pas persécuté la vertu et le génie de la liberté dans la personne de ce Jean-Jacques, de ce véritable philosophe ?

Y avait-il là contre la philosophie l'ombre d'une attaque ? nullement. C'était une épigramme de très-bonne guerre à l'adresse d'un homme par lequel il était chaque jour traité de la façon la plus injurieuse. Eh bien ! le journal de Condorcet n'en eut pas moins la mauvaise foi d'imprimer le surlendemain que Robespierre avait fait une sortie très-vive contre la philosophie[108].

C'était encore sur la motion de ce dernier, on s'en souvient, qu'avait été rendu le décret qui interdisait l'accès de tous les emplois dont disposait le pouvoir exécutif aux membres des législatures pendant quatre ans après la fin de leur mission, décret si honorable pour l'Assemblée constituante. La France entière le savait, c'était donc de la part des Girondins le comble de l'impudence et de l'absurdité de le dénoncer dans tous leurs journaux comme aspirant au ministère pour lui et pour ses amis, et à bon droit il leur reprochait d'être aveuglés aussi par le délire de la haine. Avec non moins de mauvaise foi Brissot et ses amis l'avaient accusé de vouloir renverser les nouveaux ministres, dont il n'avait pas encore dit un seul mot. Il les préférait même à beaucoup d'autres, seulement il tenait à ce qu'on les surveillât, à ce qu'on les éclairât comme les autres, mettant toujours les principes au-dessus des personnes. Et dans quel lieu, disait-il encore, lui demandait-on ce qu'il avait fait pour la liberté ? dans une tribune dont l'existence même était un monument de ses actes. En effet, — il lui était bien permis de le rappeler avec une certaine fierté, — qui donc, après les événements du Champ-de-Mars, quand le glaive de la proscription menaçait la tête de tous les patriotes, quand tout Paris était hérissé de canons et de baïonnettes, qui donc avait défendu les sociétés populaires, la liberté de la parole et celle de la presse contre les meneurs tout-puissants de l'Assemblée constituante ? Où donc alors était Condorcet, où donc Brissot ? En quoi sa conduite avait-elle varié de celle du magistrat intègre qu'ils louaient dans les mêmes feuilles où ils le déchiraient, lui, Robespierre, dans l'espérance de les diviser ? Mais on s'efforcerait en vain de séparer des hommes unis par l'opinion publique et l'amour de la patrie. Hélas ! il ne se doutait pas que les manœuvres de ses ennemis réussiraient si bien, et que Pétion lui-même, lié à eux par des relations de pouvoir, l'abandonnerait pour passer dans leur camp. Les calomniateurs lui paraissaient être le fléau des bons citoyens, et a coup sur il pouvait flétrir les Girondins de ce nom, eux qui, sans provocation, ne cessaient de l'accabler d'outrages. N'enchérissaient-ils pas sur les calomnies de leurs communs adversaires, quand ils osaient l'accuser d'égarer, de flatter le peuple ? Peuple moi-même, s'écriait-il, je ne suis ni le courtisan ni le tribun du peuple. Et, — rapprochement bien peu favorable aux Girondins, — Robespierre faisait remarquer qu'ils le poursuivaient des mêmes accusations dont, au mois de juillet précédent, Pétion et lui avaient été l'objet de la part des D'André, des Barnave, des Duport, des La Fayette. Ceux-ci le traitaient de factieux alors, les Girondins l'appelaient aujourd'hui agitateur, trouvant sans doute le premier terme usé. On l'accusait jadis de soulever le peuple contre les lois et l'Assemblée nationale, on l'accusait à présent de diviser les patriotes. Ses ennemis ne concevaient point qu'on pût être aimé du peuple sans intrigue, ou le servir sans intérêt.

Ils lui adressaient maintenant un reproche d'un nouveau genre, celui d'avoir abdiqué ses fonctions d'accusateur public du département de Paris ; et, par une habitude commune à tous les envieux de chercher à chaque chose un motif lâche et criminel, Brissot et Guadet avaient fait de cette démission un des principaux chefs de l'accusation qu'ils avaient dirigée contre lui. Ainsi, disait-il, quand on reproche aux autres de briguer les places avec bassesse, on ne peut m'imputer que mon empressement à les fuir ou à les quitter. Au reste, je dois sur ce point à mes concitoyens une explication, et je remercie mes adversaires de m'avoir eux-mêmes présenté cette occasion de la donner publiquement. Ils feignent d'ignorer les motifs de ma démission, mais le grand bruit qu'ils en ont fait me prouverait qu'ils les connaissent trop bien, quand je ne les aurais pas d'avance annoncés très-clairement à cette société et au public, il y a trois mois, le jour même de l'installation du tribunal criminel. Après avoir rappelé la déclaration par laquelle il s'était engagé à ne point sacrifier ses principes à sa place, et l'intérêt général à l'intérêt particulier, il continuait en ces termes : J'ai conservé cette place jusqu'au moment où je me suis assuré qu'elle ne me permettrait pas de donner aucun moment au soin général de la chose publique ; alors je me suis déterminé à l'abdiquer, Je l'ai abdiquée comme on jette son bouclier pour combattre plus facilement les ennemis du bien public ; je l'ai abandonnée, je l'ai désertée, comme on déserte ses retranchements pour monter à la brèche. J'aurais pu me livrer sans danger au soin paisible de poursuivre les auteurs des délits privés, et me faire pardonner peut-être par les ennemis de la Révolution une inflexibilité de principes qui subjuguait leur estime ; j'aime mieux conserver la liberté de déjouer les complots tramés contre le salut public, et je dévoue ma tête aux fureurs des Syllas et des Clodius. J'ai usé du droit qui appartient à tout citoyen, et dont l'exercice est laissé à sa conscience. Je n'ai vu là qu'un acte de dévouement, qu'un nouvel hommage rendu par un magistrat aux principes de l'égalité et de la dignité du citoyen ; si c'est un crime, je fais des vœux pour que l'opinion publique n'en ait jamais de plus dangereux à punir.

Ainsi de l'action la plus honnête ses adversaires tiraient un nouvel aliment de calomnie. On lui reprochait d'avoir abandonné une place importante, et en même temps on lui refusait toutes les qualités d'un bon citoyen..C'était là déjà une assez forte contradiction ; mais par une autre inconséquence, que nous avons déjà signalée, on le condamnait à l'ostracisme, parce que, disait-on, il était l'idole du peuple. Comment ne pas s'étonner avec Robespierre que les Girondins se montrassent si défiants et si soupçonneux à son égard, quand ils semblaient si peu craindre les chefs de factions connues ? Oh ! c'est qu'une telle popularité, nous le répétons, les tourmentait cruellement. Que Robespierre leur abandonnât l'arène, et ils étaient prêts à désavouer leurs injures, à entonner ses louanges, à le porter aux nues. Mais, disait-il avec une conviction dont l'accent ne saurait nous trouver insensible après soixante-dix ans, quelle est donc cette espèce d'ostracisme dont vous parlez ? Est-ce la renonciation à toute espèce d'emplois publics, même pour l'avenir ? Si elle est nécessaire pour vous rassurer contre moi, parlez ; je m'engage à en déposer, dans vos mains, l'acte authentique et solennel. Est-ce la défense d'élever désormais la voix pour défendre les principes de la constitution et les droits du peuple ? De quel front oseriez-vous me le proposer ! Est-ce un exil volontaire, comme M. Guadet l'a annoncé en termes formels ? Ah ! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir. Pour moi, où voulez-vous que je me retire ? Quel est le peuple où je trouverai la liberté établie ? Et quel despote voudra me donner un asile ? Ah ! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante ; mais menacée, mais déchirée, mais opprimée ! on ne la fuit pas : on la sauve, ou l'on meurt pour elle. Le ciel qui me donna une âme passionnée pour la liberté, et qui me fit naître sous la domination des tyrans, le ciel qui prolongea mon existence jusqu'au règne des factions et des crimes, m'appelle peut-être à tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur et à la liberté ; j'accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée. Exigez-vous de moi un autre sacrifice ? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore ; je l'offre à ma patrie, c'est celui de ma réputation. Je vous la livre ; réunissez-vous tous pour la déchirer ; joignez-vous à la foule innombrable de tous les ennemis de la liberté, unissez, multipliez vos libelles périodiques, je ne voulais de réputation que pour le bien de mon pays ; si pour la conserver, il faut trahir par un coupable' silence la cause de la vérité et du peuple, je vous l'abandonne ; je l'abandonne à tous les esprits faibles et versatiles que l'imposture peut égarer, à tous les méchants qui la répandent. J'aurai l'orgueil encore de préférer, à leurs frivoles applaudissements, le suffrage de ma conscience et l'estime de tous les hommes vertueux et éclairés ; appuyé sur elle et sur la vérité, j'attendrai le secours tardif du temps, qui doit venger l'humanité trahie et les peuples opprimés.

Ce temps de réparation, il est venu certainement, et ceux-là seuls qui, systématiquement, se refusent à l'évidence et nient la lumière du jour persisteront à donner tort a Robespierre dans sa grande querelle avec la Gironde. Toutes les provocations, toutes les calomnies vinrent de celle-ci ; et Robespierre y répondit d'abord avec une extrême réserve, témoin l'admirable discours dont nous venons de donner l'analyse, et que nous aurions voulu citer tout entier. Il lui aurait été bien facile cependant, il l'avait déclaré formellement, de rendre guerre pour guerre, et d'attaquer, à son tour, avec autant d'avantage qu'il s'était défendu ; il ne le voulut pas, et ne s'y résoudra que quand il aura été poussé à bout, acculé par ses implacables adversaires. Il tenait à leur donner encore une preuve de modération. Je vous offre la paix aux seules conditions que les amis de la patrie puissent accepter ; à ces conditions, je vous pardonne toutes vos calomnies. Ces conditions, c'était de s'unir à lui pour sauver les principes de la Révolution, et les défendre comme députés et comme écrivains contre une faction dont La Fayette était un des chefs, La Fayette que Brissot lui-même lui avait déclaré, un jour, être le plus dangereux ennemi de la liberté ; c'était enfin de s'entendre ensemble sur tous les grands objets intéressant le salut de la patrie, sur toutes les mesures exigées par la prudence pour éteindre la guerre civile et terminer heureusement la guerre étrangère. A la façon dont vous accueillerez cette proposition, disait Robespierre aux Girondins en finissant, les patriotes vous jugeront ; mais, si vous la rejetez, rappelez-vous que nulle considération, que nulle puissance ne peut empêcher les amis de la patrie de remplir leur devoir. D'unanimes acclamations retentirent quand Robespierre eut cessé de parler, et l'impression, la distribution et l'envoi de son discours à toutes les sociétés affiliées furent votés au milieu des applaudissements[109]. Il n'en avait pas été de même pour les discours de Brissot et de Guadet ; cela seul indiquait combien peu la société des Amis de la Constitution était disposée à se mettre au service des hommes de la Gironde.

 

XVIII

L'offre pacifique de Robespierre, dédaignée des Girondins, avait été entendue de Pétion : l'âme toute contristée de la division qui régnait au camp des patriotes, le maire de Paris était accouru le surlendemain aux Jacobins en médiateur. Des deux côtés il comptait des amis, mais déjà il inclinait secrètement pour les Girondins, alors en possession du pouvoir, et avec lesquels ses fonctions le mettaient en relations plus intimes. Qui ne sait comme, fatalement pour ainsi dire, l'exercice de l'autorité ébranle les plus fortes convictions ? Sa propre demeure, l'hôtel même de la mairie, s'il faut en croire Camille Desmoulins, avait, durant le dernier séjour de La Fayette à Paris, servi d'asile à des réunions formées des membres les plus opposés de l'Assemblée législative ; on y avait vu figurer Brissot et Beugnot, Jaucourt et Guadet, Ramond et Vergniaud, etc., mais on avait eu soin d'en écarter les patriotes dont la présence et la perspicacité eussent été importunes. On était parvenu à lui persuader que La Fayette et Narbonne pourraient devenir les soutiens les plus fermes du parti populaire ; et à Camille Desmoulins qui, un jour, à la maison commune, émettait de grands doutes sur la possibilité de rattacher ces deux hommes à la cause de la démocratie, il avait répondu : Mais oui, je les crois avec nous, sinon par patriotisme, au moins par intérêt[110]. Il était donc sur la pente où l'on glisse insensiblement, et au bout de laquelle, sans s'en douter en quelque sorte, on subit certaines capitulations de conscience.

Cependant il n'en fit pas moins de très-louables efforts pour amener une réconciliation entre tous ces patriotes, dont la plupart étaient si sincères ; il eut même des accents qui eussent attendri des esprits moins passionnés et moins injustes que les Girondins. Et comment un apaisement pouvait-il être facile, quand le lendemain même du jour où Robespierre, en terminant son éclatante justification, avait proposé la paix à ses adversaires, Brissot, furieux d'avoir vu la victoire lui échapper, avait eu, dans le paroxysme de l'exaspération, l'infamie d'écrire : Trois opinions partagent le public sur M. Robespierre : les uns le croient fou, d'autres attribuent sa conduite à sa vanité blessée, un troisième parti le croit mis en œuvre par la liste civile[111]. Peut-être Pétion eût-il pu trouver quelques paroles pour blâmer les provocateurs de cette regrettable polémique ; peut-être eût-il dû flétrir au moins d'un mot de si odieuses calomnies ; car enfin il n'en avait pas eu connaissance sans frémir ; son cœur s'était épanché dans celui de Robespierre ; il lui avait avoué toute l'horreur qu'il ressentait des trames ourdies pour le perdre[112]. Pourquoi donc tant de ménagements ? Sans doute il craignait d'éveiller des susceptibilités ombrageuses, intraitables ; mais, en voulant plaire à tout le monde, il n'aboutit à aucun résultat. N'avait-il pas lu, dans la journée même, un article du journal de Condorcet où on le rangeait parmi les ennemis de Robespierre, dont on attribuait cependant le succès aux dignes amis du digne Pétion ? C'était le cas de donner un démenti formel à la Chronique de Paris qui, s'inspirant des calomnies éditées la veille par le Patriote français, répandit contre Robespierre un nouveau torrent d'injures : intrigant, insensé, fougueux bavard, Jupiter denuntiator, Mazaniello, telles étaient les gentillesses que, par la voie de son journal, le philosophe Condorcet adressait à un homme qui s'était permis de penser autrement que lui sur la guerre, et qui avait le tort de le dépasser en popularité[113]. Et la veille encore, avec quel fiel n'avait-il pas imprimé, renouvelant un ignoble mensonge de Guadet, en y ajoutant, n'avait-il pas imprimé, dis-je, que Robespierre avait été proclamé tribun du peuple par la feuille de Marat[114] ? Un peu plus de fermeté de la part de Pétion eût sans doute donné à réfléchir aux Girondins, les eût arrêtés peut-être dans la voie déplorable où ils étaient entrés ; son indécision, sa mollesse leur furent pour ainsi dire un encouragement[115].

Robespierre voulut parler ensuite, se plaindre des nouvelles calomnies insérées contre lui dans les feuilles girondines du jour et de la veille ; il réclama en vain la parole. La Source, qui présidait, mit tout en œuvre pour clore une discussion où ses amis, il le sentait bien, finiraient par être terrassés ; l'ordre du jour, proposé par le maire de Paris, ayant été adopté, il parvint à fermer la bouche à Robespierre.

Mais le lendemain allait se rouvrir l'arène, et la séance, une des plus orageuses dont le club des Jacobins ait été le théâtre, devait tourner à la honte des calomniateurs, à la confusion de Brissot et de Guadet.

 

XIX

Au moment même où des lèvres de Pétion tombaient des paroles de paix et de concorde, où le maire de Paris conviait à un fraternel accord ses amis divisés, Brissot et Guadet répandaient à profusion dans Paris, au sein de l'Assemblée législative, dans toutes les sociétés populaires, et envoyaient par milliers d'exemplaires dans les départements leurs discours qu'ils s'étaient empressés de publier, réunis en une seule et même brochure. Livrer ainsi à tous les échos de la publicité une œuvre diffamatoire et calomnieuse, à l'heure où entre eux et Robespierre un ami commun tentait un rapprochement, c'était vouloir éterniser la lutte, et, de parti pris, de propos délibéré, rendre tout arrangement impossible. Au lieu de se contenter d'imprimer leurs discours tels qu'ils avaient été prononcés, ce dont la plus stricte loyauté leur faisait un devoir impérieux, les orateurs girondins les imprimèrent d'une façon toute différente, avec de notables changements, et en y ajoutant des morceaux supprimés à la tribune, comme Brissot l'avoue lui-même dans un avant-propos non moins injurieux que les discours, et où les faits qui s'étaient passés au sein de la société des Amis de la Constitution étaient présentés sous le jour le plus faux. Comment qualifier cette manœuvre odieuse ?

En même temps, suivant l'énergique expression de Camille Desmoulins, ils faisaient charrier leurs infâmes calomnies par tous les journaux dont ils disposaient. Le Thermomètre du jour, le Journal général de l'Europe, le Courrier des quatre-vingt-trois départements, le journal d'Audouin, voire même les Révolutions de Paris, injuriaient et décriaient Maximilien à l'unisson du Patriote français et de la Chronique de Paris. Le 30 avril, parut dans le Courrier des départements un article où Gorsas, après avoir reproché en quelque sorte à la feuille de Condorcet d'avoir traité trop durement Robespierre dans son numéro de la veille, déclarait que, pour sa part, il n'imiterait pas cet exemple qui tendait à aigrir les esprits, à les entretenir dans une division funeste ; et cela dit en manière de précautions oratoires, il insinuait à son tour que Robespierre cherchait à capter le peuple, l'apostrophait dans chacun de ses discours, et que cette affectation rappelait trop les Gracques. C'était là du moins, disait le journaliste girondin, une impression qui devenait chaque jour plus profonde dans certains esprits, et même chez de bons patriotes. Puis se faisant à son tour, après la Chronique de Paris, l'écho brutal d'une calomnie de Guadet, sur la foi duquel il se reposait, Gorsas ajoutait que le libelle de Marat, qui, avait-il soin de dire, n'avait jamais prêché que fureur, vengeance, mort, sang et carnage, désignait Robespierre pour tribun du peuple[116]. La prétention de Gorsas, il est vrai, était d'avoir cherché non pas à l'accuser, mais à le justifier ; singulière façon de justifier les gens ! Il ne se vantait pas moins quelques jours plus tard,-et ceci, venant d'un journaliste girondin, est assez curieux à retenir, — d'avoir blâmé les auteurs de la Chronique de s'être exprimés d'une manière plus dure que sévère, plus injurieuse que franche, plus haineuse que fraternelle, et d'avoir fait la satire des discours qu'ils avaient loués autrefois[117]. Ainsi, du propre aveu d'un de leurs amis, Guadet, Brissot et Condorcet avaient manqué de franchise et cédé aux seules suggestions de la haine. Peut-on invoquer contre eux un plus accablant témoignage ? Mais Gorsas ne s'était pas tout d'abord exprimé ainsi, et dans le premier article du Courrier, Robespierre n'avait pu voir qu'une réédition d'une partie des calomnies de ses adversaires, enveloppées d'ambages et de précautions hypocrites.

Le soir, aux Jacobins, Doppet ayant proposé à la société de charger une commission de recevoir toutes les dénonciations écrites ou verbales, Robespierre demanda tout de suite, aux applaudissements de l'assemblée, si de cette manière on n'arriverait pas à permettre à quelques individus de substituer l'intérêt particulier à l'intérêt public, et l'esprit d'intrigue à l'esprit général ? Pour éviter le retour de scènes semblables à celles auxquelles avaient donné lieu des dénonciations irréfléchies ;on demandait l'établissement d'un comité revêtu d'une sorte de dictature suprême ; seulement, ne verrait-on pas, selon la composition de ce comité, quiconque témoignerait ses craintes sur les dangers dont pourrait être menacée la liberté, exposé à être dénoncé comme factieux, comme aspirant au tribunat ? Quelques voix ayant alors réclamé l'ordre du jour : Si dénoncer les ennemis de la liberté, c'est aspirer au tribunat, s'écria impétueusement Merlin (de Thionville), je déclare- que je veux être tribun, car moi aussi j'aime le peuple. Robespierre reprenant : Et moi aussi je pense que le zèle d'un bon citoyen doit avoir des bornes ; mais si cette société doit arrêter qu'il me sera défendu de répondre à tous les libellistes conjurés contre moi, je déclare aussi que je la quitte pour me renfermer dans la retraite. Ces paroles furent accueillies par un murmure général au milieu duquel on entendit ces mots : Nous vous suivrons[118]. Robespierre expliqua alors comment la démarche de Pétion, à laquelle, pour sa part, il aurait été tout disposé à se rendre, avait été empoisonnée par de nouveaux libelles. Ah ! si, après avoir entendu à cette tribune les plus violentes dénonciations contre lui, la majorité de la société des Amis de la Constitution, devenue l'instrument d'une cabale, étouffait sa voix, qui donc, disait-il, voudrait se charger de défendre la cause du peuple ? N'était-ce pas une chose déplorable que ce concert de calomnies soulevées contre sa personne ? Il donna alors lecture de la feuille de Gorsas. Arrivé à l'endroit où le journaliste girondin le comparait aux Gracques : Oui, s'écria-t-il, avec une intuition singulière de sa destinée, on a raison de me comparer à eux ; ce qu'il y aura de commun entre nous peut-être sera leur fin tragique. Puis, après avoir lu le passage où Gorsas lui reprochait d'avoir été proposé pour tribun par le journal de Marat, il demandait s'il avait jamais professé des principes semblables à ceux qu'on remarquait dans cette feuille, et s'il pouvait être réputé coupable des extravagances d'un écrivain exalté. Mais, continuait-il, s'il était faux que Marat eût jamais prononcé mon nom ; s'il était faux qu'il eût tenu le langage qu'on lui prête ! Eh bien ! tous ces illustres patriotes savent certainement qu'il n'y a pas un mot de tout cela dans le numéro de Marat que l'on cite. C'est vrai ! c'est vrai ! s'écrièrent plusieurs voix au milieu des applaudissements. Ainsi se trouvaient confondus les mensonges de Guadet, répétés à l'envi par les feuilles de Condorcet, de Gorsas, de Brissot et par des brochures vendues chez tous les libraires[119]. Un peu plus honnête que les autres, Gorsas eut du moins la pudeur d'avouer qu'on l'avait trompé en lui disant que Marat avait désigné Robespierre pour tribun du peuple[120]. Les autres n'eurent garde de se rétracter, connaissant bien la maxime de Basile : Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.

A Paris, où les personnages étaient connus, où il était bien plus aisé de prendre l'intrigue et la calomnie corps à corps et de la terrasser, tout cela n'avait pas grande importance ; mais il n'en était pas de même dans les départements où, par leurs journaux, les Girondins possédaient une grande influence sur l'opinion publique ; et nous ne tarderons pas à voir par quelles manœuvres ils essayeront d'égarer les sociétés populaires de province sur le compte de Robespierre. Profonde fut l'indignation des membres de la société des Amis de la Constitution quand, la brochure de Brissot et de Guadet à la main, Robespierre dénonça l'avant-propos cruel où, après la paix jurée en quelque sorte sous les auspices de Pétion, les deux orateurs girondins enchérissaient encore sur leurs calomnies. Le président voulut parler, c'était encore La Source. Robespierre, reprenant au milieu du bruit : Vous m'interrompez, monsieur le président, avant de savoir ce que je veux dire. La Source expliqua qu'il avait interrompu l'orateur parce que celui-ci remontait à des faits antérieurs au discours de Pétion. Or, là éclatait manifestement la partialité du président, puisque la brochure contenant les discours de Brissot et de Guadet avait été distribuée à profusion au moment même où le maire de Paris venait offrir sa médiation. — Est-ce que la paix jurée ne doit lier qu'une des parties, s'écria Merlin (de Thionville), et sera-t-il permis à l'autre de semer impunément la calomnie ? — Lui aussi avait été, la veille, rangé par le Patriote français au nombre des Feuillants. Après une longue agitation, La Source mit aux voix la question de savoir si la parole serait conservée à Robespierre ; et, à sa confusion, l'assemblée se prononça dans le sens de l'affirmative, réprouvant par ce vote la coupable partialité de son président.

Ce dont Robespierre venait entretenir la société n'était donc point antérieur à la paix jurée la veille, et rompue aussitôt par ses adversaires. Au moment où il commençait à parler de l'écrit où il était si cruellement déchiré, et qui allait circuler dans les départements, revêtu des signatures d'hommes ayant, disait-il, quelque réputation de patriotisme, une voix lui cria : Imprimez. — Je n'ai ni la liste civile ni le couvert des ministres, répondit-il avec raison. — Dans la brochure à laquelle il faisait allusion, on l'accusait d'avoir un parti, non pas dans la société, dont on voulait ménager les susceptibilités, mais dans les tribunes, ouvertement dirigées par lui et ses aides de camp, disait-on, et d'être à la tête d'une faction cherchant à semer le trouble et les divisions au sein de la société. On a pu voir combien la proposition renversée eut été plus juste. Avec quel empressement les Girondins n'avaient-ils pas mis leurs contradicteurs au rang des membres du comité autrichien ! Robespierre ne se trompait donc pas quand, montrant le libelle de Brissot, il disait : Toutes les fois que celui qui a écrit ceci trouvera des improbateurs, le peuple sera un ramas de brigands, de factieux. Depuis trois ans, ajoutait-il, je n'ai pas été exposé à des atrocités pareilles. Brissot et Guadet, nous l'avons dit, avaient imprimé leurs discours d'une manière toute différente de celle dont ils les avaient prononcés, et ils avaient ajouté dans leur écrit des choses que sans doute ils n'eussent point osé dire en face, à la tribune des Jacobins ; Robespierre, avec non moins de raison, se plaignit de ce procédé indigne, déloyal. Il se défendit victorieusement du reproche immérité d'avoir jamais insulté l'Assemblée législative, prenant d'ailleurs à témoins tous ses collègues de la société, et laissant à leur loyauté, à leur probité, à prononcer entre ses calomniateurs et lui.

Au milieu des applaudissements redoublés qui accueillirent les dernières paroles de Robespierre, le président La Source, de dépit peut-être, quitta le fauteuil pour se rendre à l'Assemblée législative, où il y avait séance, et l'ingénieur Dufourny de Villiers prit sa place. Immédiatement ce dernier proposa à la société de déclarer calomnieuses les assertions de Brissot et de Guadet ; d'unanimes bravos éclatèrent alors, et tous les chapeaux s'agitèrent en signe d'approbation. La société, jugeant indispensable de démentir les diffamations et les calomnies répandues par Brissot et par Guadet, et commentées par les journaux girondins, de rendre, en un mot, témoignage à la vérité, aux principes et à la conduite de Robespierre, déclara solennellement qu'elle regardait comme contraire à la vérité la manière dont Brissot et Guadet avaient rendu compte des faits qui s'étaient passés dans son sein, et les inculpations dirigées contre Robespierre comme démenties par la notoriété publique autant que par toute sa conduite. En outre, elle arrêta, également à l'unanimité, que cette déclaration, signée de La Source, président et député à l'Assemblée législative, de Choudieu et de Ducos, également députés, de Perey et de Pépin, secrétaires, serait imprimée à ses frais et envoyée à toutes les sociétés affiliées[121]. Ainsi la condamnation des Girondins, la constatation formelle que d'eux, et d'eux seuls, venait l'initiative des calomnies, se trouva signée par deux de leurs amis, La Source et Ducos, et une juste déconsidération en rejaillit sur eux. Battus une seconde fois dans cette nouvelle campagne contre Robespierre, ils ne se découragèrent pas, et leur exaspération s'accrut du triomphe éclatant de leur adversaire[122].

 

XX

Parmi les feuilles publiques qui, dans cette querelle, prirent parti contre Robespierre, on vit avec étonnement figurer un journal important, qui jusqu'alors n'avait guère songé à lui reprocher de ne pas rendre justice au peuple et de se donner en spectacle ; nous voulons parler des Révolutions de Paris, dont si souvent jadis Brissot avait senti les rudes atteintes. Dans deux numéros consécutifs parurent contre Robespierre des attaques, tempérées, il est vrai, par les restrictions les plus élogieuses, mais attaques d'autant plus traîtresses qu'on pouvait supposer le trait parti d'une main impartiale et désintéressée. Quel était donc ce mystère d'évolution de la part d'une feuille habituée depuis trois ans à considérer Robespierre comme l'ancre de salut de la Révolution, comme le type incarné du patriotisme et du dévouement à la cause populaire ? Comment donc en un plomb vil l'or pur s'était-il changé aux yeux de ce journal, dans les pages duquel ce grand nom de Robespierre avait été si souvent cité avec admiration ? Il est essentiel de donner quelques explications au sujet de cette attitude des Révolutions de Paris, relevée à la charge de Robespierre par des écrivains qui ont ignoré ou n'ont pas voulu en révéler le secret.

Dans un premier article, plein de ménagements pour Brissot dont le tort, suivant le journaliste, était de s'être montré trop mystérieux et d'avoir témoigné beaucoup trop d'enthousiasme pour Condorcet, on reprochait à Robespierre l'agitation des esprits, c'est-à-dire qu'on le rendait précisément responsable des torts des Girondins ; ces torts, du reste, on se gardait bien de les attribuera son cœur. Le second article, beaucoup plus malveillant, était une paraphrase des critiques haineuses de Brissot, adoucies toutefois par quelques éloges, car il fallait encore éviter de heurter de front, dans l'intérêt même du journal, les sympathies de lecteurs accoutumés à un autre langage, et qui, à bon droit, eussent pu s'étonner d'une conversion si brusque. Aussi énumérait-on complaisamment tous les services rendus par Robespierre à la Révolution, au peuple, à la liberté ; puis se croyant quitte, — j'allais dire envers sa conscience ! — l'auteur de l'article rééditait à nouveaux frais toutes les articulations calomnieuses de la Chronique de Paris et du Patriote français. On faisait un crime à Robespierre d'avoir parlé des petites provocations de ses ennemis, au lieu de dénoncer la conspiration dont il prétendait tenir le fil. Était-ce bien un rédacteur des Révolutions de Paris ou un collaborateur de Brissot et de Condorcet qui parlait ainsi ? Et quelles étaient donc ces petites provocations ? On les connaît déjà ; mais le nouvel allié de la Gironde prend sur lui-même de nous en donner un échantillon assez caractéristique : On avait été jusqu'à dire que Robespierre s'était rendu à une conférence tenue chez madame de Lamballe, en présence de Marie-Antoinette, et que c'était à l'issue de ce conciliabule qu'il s'était démis de sa place d'accusateur public, afin de la laisser occuper par l'ancien ministre de la justice. L'auteur de cet article se récriait bien : répondre à une imputation aussi odieuse lui eut paru une injure à Robespierre ; mais le trait n'en était pas moins lancé, et l'on n'ignorait point qu'il se rencontrerait de bonnes âmes pour le ramasser.

En lisant ces insinuations perfides, Camille Desmoulins, qui venait de rentrer dans l'arène du journalisme en fondant la Tribune des Patriotes, ne put s'empêcher d'exhaler son indignation et de s'écrier douloureusement, dans l'avertissement placé à la suite du premier numéro de son journal : Ce qui est le comble de la perversité, le seul homme que la calomnie avait respecté jusqu'ici, celui dont les monarchiens, les 89 et les Feuillants n'avaient osé contester la probité et le patriotisme, des Jacobins n'ont pas honte de le diffamer ; c'est Prudhomme qui insinue dans son journal que l'incorruptible Robespierre, l'Aristide de la Révolution, a des conférences chez la Lamballe avec Médicis-Antoinette, dit-il, et que c'est à l'issue d'une de ces conférences qu'il a donné sa démission d'accusateur public, pour faire passer cette place à l'ex-ministre Duport. Il y a tant de scélératesse dans cette calomnie, il y a tant de perfidie à la faire circuler par Prudhomme, que ceux qui connaissent Robespierre, en voyant une pareille atrocité, prennent tout le genre humain en horreur et sont tentés de fuir dans les forêts avec Timon le Misanthrope. Jan eût même pu croire à quelque basse jalousie de métier de la part de l'éditeur des Révolutions de Paris ; car, dans ce même article, on reprochait encore à Robespierre de passer du tribunal de l'accusateur public au cabinet d'étude d'un folliculaire à la semaine ; allusion au prospectus du Défenseur de la Constitution, récemment publié. Pareil reproche, et en pareils termes, émanant d'un journaliste, était au moins singulier. Quel respect pour ce droit sacré dévolu à chaque citoyen par la Révolution française d'exprimer librement sa pensée ! Et comme l'auteur tenait particulièrement à flatter les Girondins, il terminait, — plagiaire d'un mot de Guadet, — en menaçant Robespierre de l'ostracisme s'il dédaignait les conseils d'hommes n'ayant jamais consulté, avant d'écrire, prétendait-il, le chapitre des considérations[123].

Or, au nombre des rédacteurs du journal les Révolutions de Paris, se trouvait un écrivain du nom de Robert, mari de mademoiselle de Kéralio. Ce Robert, membre du club des Cordeliers, voyant les Girondins au pouvoir, se sentit pris d'une ambition démesurée, et, recommandé par Brissot, il demanda à Dumouriez la place d'ambassadeur à Constantinople. Dans une Confession publiée vers cette époque par François Robert, en réponse à un article de la Chronique de Paris qui l'avait accusé de devoir une somme de deux cent mille livres, il raconta lui-même les sollicitations auxquelles il s'était livré, ses espérances et ses mécomptes. Il faut lire, dans les Mémoires de madame Roland, les curieux portraits de Robert et de sa femme, aux trousses de Dumouriez et à celles de Brissot[124]. On comprend maintenant quel intérêt avait ce rédacteur du journal de Prudhomme à écrire des choses agréables au député girondin ; et, comme Camille Desmoulins en fait ingénieusement la remarque, on croit voir le patriote Robert présentant à Brissot le numéro 146 des Révolutions de Paris, en lui disant : Tenez, voilà tout ce que j'ai pu dire en conscience contre Robespierre. Mais l'article parut certainement beaucoup trop modéré, et c'est pourquoi sans doute le cordelier Robert ne fut pourvu d'aucune sorte de canonicat. L'auteur du second morceau contre Robespierre était, assure Desmoulins, un journaliste nommé Maréchal, intrigant qui avait vendu sa plume à tous les partis, et présentement la mettait au service des Girondins, dispensateurs des places et des faveurs. Combien il s'était montré plus habile ! C'est celui-là qui attrapera l'ambassade, disait encore Camille[125]. On ne pouvait, en effet, s'empêcher de remarquer que tous ceux qui avaient pris parti contre Robespierre avaient été pourvus des premiers emplois dans le ministère, et, parmi les favoris de la Gironde, on citait Réal, Chépy fils, Boisguyon, Mendouze, Noël, Lanthenas, Polverel et Santhonax, qui, lui aussi, avait collaboré à la rédaction des Révolutions de Paris ; ce dont il n'avait pas manqué de se faire un titre aux yeux des patriotes quand, pour une apostrophe indécente adressée à l'évêque de Paris présidant les Jacobins, il avait failli être chassé de la société[126]. Un jeune homme, membre de la société des Amis de la Constitution, s'étant plaint un jour de ne pouvoir obtenir une place : Que ne faites-vous un bon discours contre Robespierre ? lui dit-on, et avant huit jours vous serez placé ![127] Eh bien ! tout le secret des attaques de la presse girondine est là. Et combien n'est-on pas épouvanté de la puissance de l'intrigue, de la sinistre influence de l'intérêt privé, quand on voit un journal comme les Révolutions de Paris se donner de tels démentis et brûler ainsi ce qu'il avait adoré[128] ! Mais attendons quelques jours, et nous verrons ces mêmes Révolutions de Paris dresser à leur tour, contre Condorcet, Brissot, Vergniaud et Guadet, un terrible acte d'accusation dans un article intitulé : Conjuration contre la liberté, et leur reprocher de jouer dans l'Assemblée législative le même rôle qu'avaient joué au sein de l'Assemblée constituante les Lameth et les Barnave, qui, disaient-elles, feignirent de mépriser également et Maury, et Cazalès, et Robespierre, et Pétion[129]. Que signifie donc cette nouvelle évolution à quinze jours d'intervalle ? Est-ce un retour à la conscience ? Certaines promesses n'auraient-elles pas été remplies ? ou bien la rémunération n'aurait-elle pas paru proportionnée à la complaisance ? Ah ! qui vous sondera jamais, sombres abîmes du cœur humain !

 

XXI

Comme cela était facile à prévoir, la malencontreuse polémique des Révolutions de Paris contre Robespierre attira à cette feuille une foule de protestations énergiques. Un certain nombre de membres de la société des Jacobins avaient vivement réclamé contre le premier article, ainsi que nous l'apprend le journal lui-même[130] ; des récriminations naturellement plus violentes se produisirent au second. Du propre aveu de Prudhomme, l'esprit de prévention auquel sa feuille devint dès lors en butte était excusable dans les circonstances actuelles. Combien, en effet, il était justifié, cet esprit de prévention !

Parmi les plaintes adressées au propriétaire des Révolutions de Paris, il en est une que nous croyons devoir mettre tout entière sous les yeux de nos lecteurs, d'abord parce qu'elle résume assez bien les griefs des patriotes contre ce journal, ensuite parce qu'elle est d'une femme, et l'on sait déjà de reste quelle influence mystérieuse Robespierre exerçait sur les femmes. Elles le considéraient comme l'homme du destin appelé à guider la Révolution française au travers des écueils qu'elle avait à traverser, et à la conduire victorieuse dans le port. Ô Robespierre, lui écrivait, dans les derniers jours de mars, cette amie dont nous avons déjà cité quelques lettres, madame de Chalabre, votre génie doit trouver le remède à nos malheurs. Il n'y a que vous pour ainsi dire qui me laissiez quelque lueur d'espérance[131]. Voici maintenant ce qu'à la date du 12 mai 1792 écrivait à Prudhomme une dame de Lacroix, demeurant à Paris, rue Christine, n° 3 : — J'ai lu jusqu'à ce jour, monsieur, avec beaucoup d'intérêt, vos numéros des Révolutions ; je les lisais, non point pour apprendre ce qui se passait — j'en étais fort instruite —, mais pour admirer en vous le véritable langage de la liberté. J'aimais à vous entendre dire des vérités ; je me disais : Voilà véritablement un homme. Vous avez détruit le charme par vos derniers articles sur l'incorruptible Robespierre. Dans l'un vous dites : Nous connaissons peu M. Robespierre, et dans l'autre vous le déchirez en pièces d'une manière bien sanglante. J'ignore l'intérêt qui a pu vous faire tenir ce langage, puisque vous ne le connaissez pas ; mais ce que je n'ignore pas, c'est que cela nuit à votre réputation et à vos intérêts. Comme je n'en aurai plus à vous lire, faites-moi le plaisir de ne plus m'envoyer vos numéros ; je n'aime pas à me nourrir l'esprit de calomnies atroces. Gardez mon argent, j'y gagnerai encore, puisque je n'aurai pas la douleur de vous trouver coupable une troisième fois, à moins qu'ayant été induit en erreur, puisque vous dites ne pas le connaître, vous ne vous rétractiez, ce qui est d'un homme ami de la vérité.

Le rédacteur des Révolutions de Paris, en répondant à cette lettre, se défendit assez mal ; mais, de son nouvel article, il est un aveu précieux à tirer : les Révolutions de Paris reconnaissaient elles-mêmes que, dans les temps difficiles où l'on vivait, la meilleure tactique des ennemis de la Révolution était de faire harceler Robespierre par tous les partis, d'accumuler sur sa tête les calomnies de tous genres et de lui supposer les intentions les plus sinistres, les liaisons les plus criminelles, dans l'espérance de désorienter par là les patriotes, dont il était la boussole[132]. Or c'était là précisément ce qu'on avait à reprocher aux Girondins, dont la mauvaise foi, à l'égard de Robespierre, éclatait à toute occasion. Ainsi, ne sachant comment expliquer son triomphe aux Jacobins dans la séance du 30 avril, le journal de Condorcet n'hésite pas à tromper ses lecteurs par un grossier mensonge, et il a l'impudence d'avancer que la majorité s'était d'abord prononcée contre Robespierre[133], quand au contraire, comme on l'a vu, l'arrêté déclarant calomnieuses les articulations de Brissot et de Guadet avait été adopté à l'unanimité. Plus juste se montra Gorsas : Nous estimons, nous aimons M. Robespierre, écrivit-il ; c'est parce qu'il aime sa patrie et la liberté que nous sommes jaloux de son estime[134]. C'était là réparer noblement une criante injustice. Que de désastres eussent été évités, si les hommes de la Gironde avaient montré cet esprit de conciliation ! Mais vous apaiserez plus facilement les flots de la mer en courroux que les bouillonnements de la vanité blessée. Ambition inassouvie, amour-propre froissé, jalousie poussée au suprême degré, tout concourut à jeter les Girondins hors des limites au delà desquelles toute réconciliation devenait impossible.

De tous les témoignages de sympathie adressés à Robespierre dans la rude guerre qu'il eut à soutenir contre la Gironde, la lettre de madame de Lacroix fut, sans aucun doute, un de ceux auxquels il attacha le plus de prix, parce qu'une telle lettre partait d'un cœur tout à fait désintéressé et candide, et il y fut certainement plus sensible qu'à l'appui qu'il rencontra, par exemple, en cette circonstance dans le Père Duchesne, qui reprocha, non sans raison, aux Girondins de se conduire envers Robespierre comme jadis les Lameth et les Barnave[135]. Il ne tenait guère aux éloges de cette feuille, parce que, selon lui, elle déconsidérait la Révolution par son langage grossier. Elle remplissait, en effet, dans le parti populaire, le rôle des Actes des Apôtres dans le parti royaliste ; ses meilleurs articles, car il y en eut quelques-uns d'excellents, étaient gâtés par de déplorables exagérations de forme. Aux yeux de Robespierre, comme à ceux de tous les vrais démocrates, le rôle de la Révolution était de grandir le peuple et non de l'abaisser ; le niveau doit s'établir sur les sommets, non dans les bas-fonds. C'est pourquoi il n'aimait point les tendances désorganisatrices de la feuille d'Hébert, et le véritable peuple se sentait bien plus en communion de sentiment avec celui qui sans cesse lui prêchait le respect de lui-même, lui faisait entendre un ferme et digne langage, et cherchait à l'élever à la hauteur de ses destinées immortelles, qu'avec l'écrivain trivial qui lui parlait la langue des halles, comme s'il n'était pas capable de comprendre les nobles pensées noblement exprimées.

Autour de Robespierre se rangèrent quelques écrivains patriotes, mais en assez petit nombre ; car si le peuple même, si la nation penchait de son côté, la majeure partie des gens de lettres inclinait vers la cour et vers la Gironde, où ils trouvaient plus de profit. Les Girondins entretenaient aux frais du ministre de l'intérieur, comme le leur reproche un de leurs amis, le Genevois Dumont[136], une foule d'écrivailleurs, 'sous prétexte d'éclairer la nation et de former l'opinion publique, mais en réalité pour servir leurs rancunes et leurs passions. Cependant aux écrits calomnieux répandus contre Robespierre, et -circulant rapidement dans toutes les parties du pays, grâce à l'intermédiaire du ministre Roland, répondirent des brochures nerveuses, serrées, d'une logique implacable, et qui, sous les accusations vagues, irréfléchies, mensongères des hommes de la Gironde, montraient à nu l'envie, l'intérêt, l'égoïsme, l'ambition étroite, c'est-à-dire les plus mesquines passions en jeu[137]. Un journaliste, supérieur à tous les journalistes girondins, se mêla de la partie et vint servir de contrepoids : Camille Desmoulins reprit sa plume fine et acérée pour défendre son ami, n'ayant pu de sang-froid rester simple spectateur d'une lutte où une coalition d'ambitieux faisait rage contre le patriotisme le plus ardent et la vertu la plus pure. Ô mon cher Robespierre, s'écriait-il, il y a trois ans que je te donne ce nom ! Qu'on relise mes écrits dans le moment de ma plus haute admiration pour les Mirabeau, les La Fayette,-les Lameth et tant d'autres, je t'ai toujours mis à part ; j'ai toujours placé ta probité, ton caractère et ta belle âme avant tout, et j'ai vu que le public, tout en riant de mes écrits, a jusqu'ici confirmé mes jugements, six mois ou un an après que je les ai colportés. Grâce à de généreux amis venus au secours de son impuissance, Camille avait pu fonder, de concert avec Fréron, son nouveau journal, la Tribune des Patriotes. Nous ne t'abandonnerons point sur la brèche, au milieu d'une nuée d'ennemis, continuait-il. Les efforts de tous ces faux patriotes acharnés aujourd'hui contre toi seul, nous les diviserons, en attirant sur nous leur haine et en combattant à tes côtés, non pour toi, mais pour la cause du peuple, de l'égalité, de la constitution qu'on attaque en toi[138]. Et combien avait raison Camille Desmoulins ! Quand le colosse sera abattu, la Révolution rétrogradera, et, pour bien longtemps, le peuple, le vrai peuple, la nation enfin disparaîtra de la scène politique.

 

XXII

Parmi les patriotes que les Girondins poursuivirent avec un étrange acharnement, nous ne saurions omettre Marat ; envers lui aussi ils dépassèrent la juste mesure. Qu'ils aient éprouvé pour cet écrivain solitaire et farouche une instinctive répulsion, nous le comprenons ; et en cela ils se trouvèrent d'accord avec Robespierre. Marat fut le soupçon vivant de la Révolution ; il rendit à la cause de la démocratie d'incontestables services ; mais combien il lui eût été plus utile si de ses pages énergiques il eût effacé toutes les hyperboles sanglantes ! L'erreur des Girondins fut de ne voir que ce côté-là de ses écrits et de ne pas lui tenir compte de tant de morceaux où sont glorifiées la Révolution, la liberté, l'égalité, la fraternité. Ils étaient, nous l'avons prouvé déjà, d'une intolérance inouïe à l'égard de tout ce qui blessait leurs sympathies et leurs intérêts ; comme beaucoup de nos libéraux modernes, ils comprenaient surtout la liberté pour eux, et certainement ils auraient pu dire comme ce personnage de la tragédie de Sertorius :

La liberté n'est rien quand tout le monde est libre.

Si les Thermidoriens, dont Marat fut le dieu, eurent le tort de lui décerner les honneurs du Panthéon, les Girondins eurent le tort plus grand encore de vouloir le livrer à l'échafaud, et de donner ainsi le fatal exemple de toucher à l'inviolabilité de la représentation nationale, de porter la main sur les mandataires du peuple. Robespierre sut se tenir entre ces deux extrêmes à l'égard de l'Ami du peuple ; et s'il estimait en lui le patriote sincère, il ne pouvait s'empêcher de blâmer énergiquement ses excentricités de langage et ses trop fréquents appels à la violence populaire. Ce fut donc, de la part des Girondins, non-seulement un mensonge odieux, mais une maladresse insigne, de prétendre que Robespierre disposait de la plume de Marat. C'était bien mal connaître l'âpre journaliste que de le supposer capable d'obéir à une inspiration autre que la sienne. Mis ainsi en demeure, Marat entra dans la lice à son tour pour combattre les assertions de Guadet, répétées et commentées par tous les journaux girondins. Il consacra tout un numéro de sa feuille à raconter le dissensions auxquelles avait été en proie la société des Jacobins, et qui étaient le sujet de toutes les conversations de la capitale ; c'est peut-être le plus fortement pensé, le plus vigoureusement écrit de tous les morceaux sortis de la plume de ce puissant et redoutable publiciste.

Marat avait sur les Girondins une supériorité d'un certain genre : il n'était ni jaloux ni envieux ; et il put, sans crainte d'encourir le même blâme, leur reprocher d'avoir été offusqués de la gloire dont s'était couvert Robespierre en défendant avec constance la cause du peuple, et de la faveur populaire, juste prix de ses vertus civiques. N'avaient-ils pas fait eux-mêmes l'aveu naïf de la jalousie dont ils étaient dévorés, en imputant à crime à leur adversaire d'être devenu l'idole du peuple ? Après avoir fouillé les antécédents de Brissot, sur lesquels nous nous sommes expliqué déjà, Marat ne peut contenir son indignation en entendant la faction Brissot-Guadet accuser Robespierre d'être chef de parti et de diriger les tribunes des Jacobins par ses aides de camp. Robespierre, chef de parti ! s'écrie-t-il ; il en aurait eu sans doute s'il eût voulu s'avilir au rôle d'intrigant, comme ses calomniateurs, mais il n'a et n'eut jamais pour partisans que les citoyens amis de la liberté, qui se souviennent avec reconnaissance de tout ce qu'il a fait pour elle. Puis l'Ami du peuple montrait avec quelle perfidie on établissait un rapprochement entre Robespierre et la liste civile, entre les opinions énoncées par le premier et celles de quelques Feuillants, comme André Chénier, par exemple, qui, lui aussi, trouvait qu'avec un peu plus de sagesse et de prudence on aurait évité la guerre, laquelle était, à ses yeux comme à ceux de Robespierre, la continuation de l'antique guerre des nobles et des rois contre les hommes, et menaçait d'ouvrir un nouveau champ à toutes les intrigues et à toutes les fureurs[139]. Marat demandait enfin à Brissot ce qu'il dirait si Robespierre se contentait, pour le dénigrer, de lui reprocher de tenir le même langage envers lui que les Royou, les Gauthier, les Mallet du Pan, c'est-à-dire les plus vils folliculaires, les plus exécrables ennemis de la liberté ?

Et le citoyen éminent dont l'Ami du peuple prenait ainsi la défense, Marat le connaissait à peine ; depuis trois ans, chose à peine croyable, il l'avait vu une fois, une seule fois, au mois de janvier précédent ; il ignorait même l'orthographe de son nom, qu'il écrivait Roberspierre, et, bien mieux, il savait ne lui être pas sympathique. Cela prouve au moins avec quel désintéressement il mettait sa propre personne hors de cause. Mais tant d'amertume, tant d'injustice de la part des Girondins avait soulevé son cœur, et il les jugeait d'autant plus coupables, d'autant plus odieux, qu'eux-mêmes, il en était convaincu, ne croyaient point à des impostures suggérées par la haine et par l'envie. Et après avoir débité contre leur adversaire des injures banales, des calomnies sans nom, ils osaient le blâmer de parler souvent de lui, comme s'ils ne l'avaient pas mis dans la nécessité de se justifier ! De ce que lui, Marat, avait dit du bien de Robespierre, c'était celui-ci, supposait-on tout de suite, qu'il avait entendu donner pour dictateur à la France ; est-ce qu'il n'avait pas parlé très-favorablement aussi de Buzot, de Grégoire, d'Anthoine, de Pétion ? Mais ici laissons la parole à l'Ami du peuple : Enfin, et c'est le comble de la démence, Guadet accuse Robespierre de faire écrire dans le journal de l'Ami du peuple, dont il dispose, que le moment est venu de donner un dictateur à la France. Ce dictateur, c'est sans doute Robespierre lui-même, comme un compère de Guadet vient bêtement d'accuser l'Ami du peuple de l'avoir indiqué dans sa feuille.

Cette inculpation me regarde personnellement. Or je dois ici une réponse précise et catégorique aux citoyens trop peu éclairés pour en sentir l'absurdité. Je déclare donc que non-seulement Robespierre ne dispose point de ma plume, quoiqu'elle ait souvent servi à lui rendre justice ; mais je proteste que je n'ai jamais reçu aucune note de lui, que je n'ai jamais eu avec lui aucune relation directe ni indirecte, que je ne l'ai même jamais vu de mes jours qu'une seule fois ; encore cette fois-là notre entretien servit-il à faire naître des idées et à manifester des sentiments diamétralement opposés à ceux que Guadet et sa clique me prêtent.

Le premier mot que Robespierre m'adressa fut le reproche d'avoir en partie détruit moi-même la prodigieuse influence qu'avait ma feuille sur la Révolution, en trempant ma plume dans le sang des ennemis de la liberté, en parlant de corde, de poignards, sans doute contre mon cœur, car il aimait à se persuader que ce n'étaient là que des paroles en l'air, dictées par les circonstances. — Apprenez, lui répondis-je à l'instant, que l'influence qu'a eue ma feuille sur la Révolution ne tenait point, comme vous le croyez, à ces discussions serrées où je développais méthodiquement les vices des funestes décrets préparés par les comités de l'Assemblée constituante, mais à l'affreux scandale qu'elle répandait dans le public, lorsque je déchirais sans ménagement le voile qui couvrait les éternels complots tramés contre la liberté publique par les ennemis de la patrie, conjurés avec le monarque, le législateur et les principaux dépositaires de l'autorité ; mais à l'audace avec laquelle je foulais aux pieds tout préjugé détracteur ; mais à l'effusion de mon âme, aux élans de mon cœur, à mes réclamations violentes contre l'oppression ; à mes douloureux accents ; à mes cris d'indignation, de fureur et de désespoir contre les scélérats qui abusaient de la confiance et de la puissance du peuple pour le tromper, le dépouiller, le charger de chaînes et le précipiter dans l'abîme. Apprenez que jamais il ne sortit du sénat un décret attentatoire à la liberté, et que jamais fonctionnaire public ne se permit un attentat contre les faibles et les infortunés sans que je m'empressasse de soulever le peuple contre ces indignes prévaricateurs. Les cris d'alarme et de fureur, que vous prenez pour des paroles en l'air, étaient la plus naïve expression des sentiments dont mon cœur était agité ; apprenez que, si j'avais pu compter sur le peuple de la capitale après l'horrible décret contre la garnison de Nancy, j'aurais décimé les barbares députés qui l'avoient rendu. Apprenez qu'après l'instruction du Châtelet sur les événements des 5 et 6 octobre, j'aurais fait périr dans un bûcher les juges iniques de cet infâme tribunal. Apprenez qu'après le massacre du Champ-de-Mars, si j'avais trouvé deux mille hommes animés des sentiments qui déchiraient mon sein, j'aurais été à leur tête poignarder le général au milieu de ses bataillons de brigands, brûler le despote dans son palais et empaler nos atroces représentants sur leurs sièges, comme je le leur déclarai dans le temps. Robespierre m'écoutait avec effroi ; il pâlit et garda quelque temps le silence. Cette entrevue me confirma dans l'opinion que j'avais toujours eue de lui, qu'il réunissait aux lumières d'un sage sénateur l'intégrité d'un véritable homme de bien et le zèle d'un vrai patriote, mais qu'il manquait également et des vues et de l'audace d'un homme d'État[140].

Assurément on ne saurait trouver rien de plus honorable pour Robespierre que ces pages si nettes, si explicites de Marat. Aussi produisirent-elles un grand effet. Tout homme de bonne foi, après les avoir lues, se trouvait en quelque sorte obligé de condamner les Girondins. Ils en gardèrent à l'Ami du peuple une mortelle rancune ; et quand, le jour même où parut cet article, on les entendit à l'Assemblée législative appuyer avec une sorte de fureur, par la bouche de La Source et de Guadet, le décret d'accusation et d'arrestation proposé contre Marat, on put trop justement les soupçonner d'obéir à un sentiment de vengeance personnelle.

 

XXIII

Tout à coup, le 1er mai, circule dans Paris une nouvelle fâcheuse : nos troupes venaient d'être battues, ou plutôt de fuir sans combat à la frontière ; et dans des déroutes peu honorables pour nos armes, près de trois cents hommes avaient inutilement perdu la vie. Ce déplorable échec, d'un si mauvais augure pour le début d'une campagne, était, à n'en pas douter, le résultat d'un complot très-noir, suivant la propre expression de Dumouriez[141]. L'Assemblée législative et les patriotes s'en montrèrent consternés ; cruel surtout fut le désappointement des Girondins. En effet, depuis six mois, n'avaient-ils pas poussé de toutes leurs forces à la guerre ? ne s'étaient-ils pas en quelque sorte portés garants du succès ? n'avaient-ils pas dépeint tout le Brabant s'ébranlant, et, à la première apparition de nos troupes, venant se ranger sous le drapeau tricolore ? Quelle déception ! Et quand Robespierre avait déclaré suspect le corps des officiers en général, se trouvant en cela d'accord avec Dumouriez lui-même[142] ; quand il s'était plaint du mauvais état de nos frontières, de l'organisation défectueuse de nos armées ; quand il avait reproché au ministère de laisser sans armes les gardes nationales pleines d'ardeur, ne l'avait-on pas accusé de pessimisme ? n'avait-on pas amèrement blâmé ses défiances si justes ? Certes, il eût été absurde de soupçonner les Girondins de complicité avec les traîtres ; mais, à bon droit, on pouvait s'en prendre à leur manque de prévoyance, à leur légèreté. Ils le sentirent bien, et se montrèrent d'autant plus irrités contre les patriotes jadis opposés à la guerre, et en particulier contre Robespierre, dont l'événement s'était chargé si vite de réaliser les prévisions. De colère on les vit s'unir aux Feuillants pour repousser une députation du club des Cordeliers qui était venue dénoncer les généraux, et pour décréter d'accusation Marat et Royou, l'ami du peuple et l'ami du roi, oubliant que ce n'était pas à eux, patriotes, à porter la main sur la liberté de !a presse, même dans ses écarts. On commence par poursuivre la licence, puis insensiblement on finit par confondre sous ce nom tout ce qui déplaît, et la liberté elle-même se trouve bientôt atteinte. Plus d'une fois, afin de fortifier le pouvoir aux mains de leurs amis, les Girondins se laissèrent aller à certaines capitulations de conscience et à des transactions où fatalement ils durent se départir de la rigueur des principes.

Le soir, aux Jacobins, il y eut contre le ministère une terrible explosion. Un membre de l'Assemblée législative, Chabot, accusa le ministre de la guerre et Rochambeau d'être les principaux auteurs du désastre, et comme indice de la culpabilité du pouvoir exécutif, Robespierre cita le dénuement d'armes, de munitions et d'habits où s'était trouvé le 81e régiment. L'officier général Théobald Dillon avait été massacré dans la déroute par ses propres soldats. Il avait, disait Saint-Huruge d'après un courrier de Valenciennes, conduit son détachement fort de quinze cents hommes devant un bois où sept mille ennemis étaient embusqués. Dillon n'était pas un traître assurément, mais ses soldats le crurent ; et, en dehors de la trahison, il y eut de la part des généraux en chef une impéritie inexplicable dont il fut la victime. Dillon avait péri, et les Feuillants en prirent texte pour déclamer contre l'indiscipline de l'armée ; mais combien de soldats étaient tombés dont on ne parlait pas ! L'ennemi, prévenu de l'attaque de nos troupes, les avait attendues avec des forces imposantes à Mons et à Tournai, et quelques hommes égarés, croyant à la trahison de leur chef, l'avaient égorgé dans l'aveuglement de la peur. Sans doute c'était là un crime déplorable, mais était-il juste d'en rejeter la responsabilité sur l'armée tout entière[143] ? Robespierre ne le crut pas ; et quelques jours plus tard, dans le premier numéro de son Défenseur de la Constitution, combattant la sévérité excessive de quelques unes des mesures proposées à l'Assemblée nationale pour assurer la discipline dans l'armée, il écrivait, après avoir rappelé les trahisons et les perfidies auxquelles il attribuait notre échec, et dont Dumouriez ne doutait pas lui-même, on l'a vu : On oublie tout cela pour présenter les défenseurs de la patrie comme les assassins d'un officier fidèle et patriote ; et, dans ce premier désastre, on ne semble apercevoir que la mort de Dillon ; innocent ou coupable, inepte ou perfide, je ne m'oppose pas à ce qu'on pleure son sort ; mais moi, mes premières larmes couleront pour la patrie outragée depuis trop longtemps. Un parent de Dillon, Arthur Dillon, destiné, lui aussi, à une fin tragique, avait voulu intéresser la nation tout entière à la vengeance de son cousin ; mais lui, Robespierre, s'émouvait de préférence sur les plébéiens massacrés aux champs de Mons et de Tournai. Faire la guerre du peuple contre la tyrannie, et non celle de la cour, des intrigants et des agioteurs contre le peuple, tel était le but auquel on devait tendre, répétait-il. La guerre entreprise s'était ouverte par un revers ; il fallait, selon lui, quelle se terminât par le triomphe de la liberté, ou que le dernier Français eût disparu de la terre. Pour cela, on devait, non pas tuer les prisonniers, mais leur donner dans nos camps des leçons salutaires, les transformer en quelque sorte en défenseurs, en missionnaires de la liberté universelle ; pour cela, il était nécessaire de ranimer la confiance de nos soldats, d'exalter l'esprit public et l'amour de la patrie. La Révolution s'était faite contre la noblesse, et la noblesse occupait encore tous les commandements de l'armée, à laquelle il eût fallu des chefs dignes de sa confiance, et non des officiers attachés de cœur à la cour, à l'ancien régime, et toujours prêts, quand l'occasion se présentait, à déserter la cause de la liberté. De là ces procès intentés aux soldats patriotes, et épargnés aux traîtres, lorsque la trahison était réelle, prouvée par toutes les circonstances ; de là ces éternelles déclamations contre ce qu'on appelait l'indiscipline de l'armée. L'indiscipline de l'armée ! Ce mot insidieusement répété par l'aristocratie et Le machiavélisme, disait-il encore, était-il autre chose qu'une éternelle accusation contre le civisme des soldats citoyens qui avaient commencé la Révolution ? Ce simple mot, qu'on n'appliquait jamais aux officiers de l'ancienne caste privilégiée, avait servi à l'immolation de milliers de victimes et à chasser des rangs de l'armée plus de soixante mille soldats, l'effroi du despotisme. Ah ! ils n'étaient point indisciplinés aux yeux de la cour, ceux dont les mains, à la voix de leurs chefs, s'étaient trempées dans le sang de leurs concitoyens. 'indiscipline, dans l'idiome de nos patriciens, continuait-il, c'est le crime d'être à la fois soldat et patriote ; c'est le crime d'être autre chose qu'un automate disposé à égorger le peuple et à opprimer la liberté au signal du tyran. Qu'à force d'artifices et de terreurs ils parviennent à faire de l'armée le redoutable instrument de la cour ou des projets d'un conspirateur perfide, alors vous entendrez vanter partout son respect pour les lois et son attachement à la discipline. Nous verrons tout. à l'heure comment Robespierre entendait la discipline militaire, laquelle, pensait-il avec raison, ne pouvait être la même chez un peuple libre que chez une nation gouvernée despotiquement.

Reposez-vous sur le peuple et sur les soldats, avait dit Brissot dans son discours sur la guerre ; et, en rappelant à dessein ces paroles, Robespierre s'étonnait à bon droit qu'on regardât comme un crime le fait de soupçonner la trahison, et surtout qu'on cherchât à couvrir d'un voile mystérieux la trahison des chefs en menaçant des plus terribles supplices les soldats assez perspicaces pour l'apercevoir. Et combien il était dans le vrai quand il disait : Les soldats sont éprouvés et fidèles, leur amour pour la patrie est un garant certain qu'ils obéiraient avec transport à des chefs dignes de leur confiance. On ne les vit pas, en effet, déserter en masse, passer à l'ennemi, aller lui livrer nos plans de défense et le secret de nos forces ; ce fut le crime d'un trop grand nombre d'officiers nobles que la Révolution, à l'origine, eut le tort de laisser à la tête de l'armée, malgré Robespierre et Mirabeau. Et si ces officiers émigrèrent, ce ne fut pas pour éviter la persécution, comme on l'a dit trop souvent, il n'y en avait point alors, il n'y avait point de terreur : ils désertèrent comptant sur l'assistance de l'ennemi pour ressaisir leurs privilèges perdus, et anéantir l'égalité et la liberté qu'ils détestaient.

Dans la séance du 1er mai, aux Jacobins, Robespierre avait proposé, comme un des meilleurs moyens possibles de prévenir la trahison, la formation d'une légion patriote, composée de tous les soldats arbitrairement renvoyés de leurs corps pour cause de civisme depuis le commencement de la Révolution, de ces soldats dont il avait porté les plaintes à la tribune de l'Assemblée constituante, et dont le nombre n'était pas, selon lui, inférieur à soixante mille[144]. Cette proposition, il la renouvela dans son article sur les moyens de faire utilement la guerre, voulant, dans les circonstances critiques où l'on se trouvait, la soumettre au jugement de tous les amis du bien public. Il rappela combien ces soldats s'étaient montrés redoutables à la cause des tyrans par leurs lumières et leur patriotisme ; c'étaient à ses yeux l'élite, l'avant-garde de l'armée, le rempart inébranlable de cette liberté dont ils avaient été les martyrs. A ces légions immortelles, commandées par un chef pris dans leur sein, il voulait qu'on donnât une solde double, à titre de récompense et d'indemnité, et une médaille portant ces mots : Le patriotisme vengé, voyant là un acte de justice, en même temps qu'un excellent moyen de réveiller l'esprit public et d'enflammer tous les cœurs du saint amour de la liberté.

Mais il était, selon lui, une autre mesure indispensable pour faire utilement la guerre aux ennemis du dehors, c'était de la faire à ceux du dedans, c'est-à-dire à l'intrigue, à l'injustice, à l'aristocratie, à la perfidie ; dans ce cas alors, la guerre pourrait être une sorte de bienfait. Comme elle devait décider de nos intérêts les plus chers, il ne fallait jamais perdre de vue son véritable objet. Il ne s'agissait pas de se repaître du récit de sièges et de combats, ou d'ériger en idoles des officiers et des généraux, on n'avait à considérer partout que l'humanité, la patrie, la liberté. Français, disait-il en terminant ses excellentes observations, combattez et veillez à la fois ; veillez dans vos revers, veillez dans vos succès ; craignez votre penchant à l'enthousiasme, et mettez-vous en garde contre la gloire même de vos généraux. Sachez découvrir toutes les routes que l'ambition et l'intrigue peuvent se frayer pour parvenir à leur but. Songez à l'ascendant que peuvent usurper au milieu d'une Révolution ceux qui disposent des forces de l'État ; consultez l'expérience des nations, et représentez-vous quelle serait la puissance d'un chef de parti, habile à capter la bienveillance des soldats, si, le peuple étant épuisé, affamé, fatigué, les plus zélés patriotes égorgés, le roi même désertant encore une fois son poste, au sein des horreurs de la guerre civile, entouré de tous les corps militaires dont on a couvert la surface de l'empire, il se montrait à la France avec l'air d'un libérateur et toute la force des partis réunis contre l'égalité. Veillez, afin qu'il ne s'élève point en France un citoyen assez redoutable pour être un jour le maître ou de vous livrer à la cour pour régner en son nom, ou d'écraser à la fois et le peuple et le monarque pour élever sur leurs ruines communes une tyrannie légale, le pire de tous les despotismes. Voulez-vous vaincre ? soyez patients et intrépides. Voulez-vous vaincre pour vous-mêmes ? soyez réfléchis, fiers, calmes et défiants[145]. Se trompait-il quand il donnait à ses concitoyens de si sages conseils ? Sentinelle vigilante de la liberté, il avait l'œil constamment ouvert sur les ambitieux et les despotes, et de quelle pénétration il était doué ! Aussi, lui vivant, ne verrons-nous aucun général tenter de s'emparer de la dictature. C'est seulement quand l'intrigue sera maîtresse absolue du pays livré à toutes les convoitises, qu'il sera facile à un général entreprenant et victorieux de mettre le pied sur la gorge de la liberté et de s'emparer des destinées de la France.

 

XXIV

Les attentats possibles d'un soldat ambitieux occupèrent toujours l'esprit de Robespierre ; c'est pourquoi les conditions d'une armée chez un peuple libre lui paraissaient devoir être, comme nous l'avons dit plus haut, toutes différentes de celles d'une armée chez un peuple soumis à un régime despotique. Il avait vu avec peine l'Assemblée constituante confier à un comité composé d'officiers généraux et de colonels appartenant à l'ancienne noblesse la rédaction du code militaire d'une nation initiée de la veille seulement aux grands principes de la liberté, comme si des militaires eussent été seuls capables de comprendre quelque chose aux lois destinées à régir l'armée. D'un comité pareil, disait-il dans un long article du second numéro de son Défenseur de la Constitution, il n'avait pu sortir qu'un code tout empreint encore des vieux préjugés, et ne présentant pas sur la discipline militaire des idées plus précises et plus justes que dans les pays où l'armée était un instrument passif et servile aux mains d'un tyran. Il ne niait point la nécessité de la discipline, tant s'en faut : La discipline, disait-il, est l'âme des armées ; la discipline supplée au nombre, et le nombre ne peut suppléer à la discipline. Sans la discipline il n'est point d'armée, il n'y a qu'un assemblage d'hommes sans union, sans concert, qui ne peuvent diri.ger efficacement leurs forces vers un but commun. Seulement il s'agissait de bien définir le sens de ce mot, de l'éclaircir avec l'attention qu'exigeait le salut de la liberté.

Dans un pays libre, le soldat devait être, selon Robespierre, homme et citoyen à la fois. L'obéissance aux lois particulières de ses fonctions, la fidélité à remplir les devoirs du service militaire, voilà ce qui constituait la discipline ; et, par une conséquence nécessaire, l'autorité des chefs était circonscrite dans les mêmes limites. Ainsi, d'une part, si le soldat manquait à l'appel, à la revue, à quelque exercice, s'il désertait son poste ou refusait d'obéir à des ordres dérivant du service militaire, il violait la discipline et méritait d'être puni ; d'autre part, l'officier dépassait les bornes de son autorité s'il s'avisait de vouloir lui défendre de visiter ses amis, de fréquenter des sociétés autorisées par la loi, ou se mêler de sa correspondance et de ses lectures. Obéir comme soldat aux chefs militaires revêtus de l'autorité légale ; comme homme, user des droits garantis à tout citoyen, telle était la seule règle admissible dans un pays gouverné librement. De là, Robespierre concluait qu'on pouvait très-facilement appliquer les principes de la justice dans la répression des crimes ou délits commis par les citoyens armés pour la défense de la patrie. Un de ces représentants, si improprement décorés du nom de modérés, le député Dumolard, venait de proposer à l'Assemblée législative de permettre aux généraux de faire des règlements emportant la peine de mort[146]. Aux yeux de Robespierre, au contraire, tout excès de sévérité dans les peines était un crime social ; toute forme arbitraire et tyrannique dans les jugements était un attentat contre la liberté publique et individuelle. Que penser d'une loi qui remettrait à un général le droit de vie et de mort sur ses soldats ? Ne serait-ce pas courber l'armée sous la servitude la plus complète, et était-il possible de trouver un moyen plus expéditif d'immoler la liberté au despotisme militaire ? Pourquoi donc une confiance si absolue envers les généraux, et tant de défiance à l'égard des soldats ? Craindrait-on toujours la révolte des gouvernés, et jamais l'égoïsme et l'ambition des gouvernants ?

Ah ! ce que Robespierre ne voulait à aucun prix, c'était que le soldat fût absorbé tout entier par l'officier ; qu'on le transformât en automate, en simple machine à meurtre, bonne à relever la tyrannie et l'aristocratie sur les ruines de la liberté naissante. On avait été chercher chez les Romains et chez quelques autres peuples de l'antiquité des exemples de sévérité de discipline ; mais est-ce qu'à Rome et à Sparte, au beau temps de la liberté, le pouvoir des généraux s'étendait au delà des bornes du service militaire proprement dit ? Pour lui, en se résumant, il voyait deux espèces de discipline : L'une, disait-il, est le pouvoir absolu des chefs sur toutes les actions et sur la personne du soldat ; l'autre est leur autorité légitime, circonscrite dans tout ce qui touche au service militaire. La première est fondée sur les préjugés et sur la servitude ; la seconde est puisée dans la nature même des choses et dans la raison. La première fait des militaires autant de serfs destinés à seconder aveuglément les caprices d'un homme ; l'autre en fait les serviteurs dociles de la patrie et de la loi ; elle les laisse hommes et citoyens. La première convient aux despotes, la seconde aux peuples libres. Avec la première, on peut vaincre les ennemis de l'État, mais on enchaîne et l'on opprime en même temps les citoyens ; avec la seconde, on triomphe plus sûrement des ennemis étrangers et l'on défend la liberté de son pays contre les ennemis intérieurs. Ne sont-ce point-là les véritables maximes de discipline militaire convenant à un peuple libre ?

Jusqu'à ce jour, poursuivait-il, qu'avait-on principalement reproché aux soldats ? Était-ce d'avoir manqué aux devoirs de leur profession ? non ; mais on leur faisait un crime de s'être refusés à servir la cause des anciens tyrans, de porter la cocarde tricolore, de chanter des airs patriotiques, ou de partager la joie du peuple dans les fêtes célébrées en l'honneur de la patrie. Le mot de discipline était le prétexte servant à couvrir tous les abus de pouvoir dont ils avaient été victimes. On eût voulu les isoler du reste de la nation, leur interdire toute expression de leurs sentiments patriotiques. Robespierre, rappelant alors avec quelle obstination il avait en vain défendu devant l'Assemblée constituante ces milliers de soldats patriotes ignominieusement chassés de leurs corps par des ordres arbitraires et des jugements monstrueux, montrait la plupart de ces officiers, qui avaient persécuté la liberté et puni le patriotisme comme un crime, enrôlés aujourd'hui sous les drapeaux de l'Autriche pour déchirer le sein de leur patrie. Et ce forfait, le plus grand de tous, on semblait à peine y attacher quelque importance, tandis que la moindre erreur du peuple était punie comme un crime irrémissible. Ô Égalité, ô Liberté, ô Justice, n'êtes-vous donc que de vains noms ! s'écriait-il. Quoi ! de toutes les puissances existant avant la Révolution, le despotisme militaire seul était resté debout, et on le laisserait devenir l'arbitre des destinées de l'État ! Conjurant alors les législateurs de son pays de se mettre en garde contre cette puissance énorme, il évoquait le souvenir de ce Cromwell faisant insolemment servir un fantôme de sénat à proclamer ses volontés, et s'élevant seul sur les ruines de la volonté nationale. Ce despotisme militaire, il le peignait comme un monstre qu'on voyait croître sans inquiétude, qui vous caressait aujourd'hui et vous dévorait dès qu'il se sentait un peu fort[147]. Paroles malheureusement trop vraies, et trop souvent justifiées depuis. Tout peuple qui laissera prendre trop d'extension au pouvoir militaire, et ne le subordonnera pas entièrement à l'autorité civile, finira toujours par être absorbé par lui.

 

XXV

Le danger commun allait-il réunir tous les patriotes, éteindre les divisions fatales qui, depuis plus d'un mois, tenaient le pays attentif, consternaient les bons citoyens, et réjouissaient les ennemis de la Révolution ? On pouvait l'espérer ; malheureusement il n'en fut rien. Trop amer était le ressentiment des Girondins, trop cuisantes les blessures de leur amour-propre. Ils ne perdaient aucune occasion d'épancher la haine dont ils étaient animés. Le 2 mai au soir, un des leurs, Sillery-Genlis, personnage bien connu pour son intimité avec la famille d'Orléans, fit, aux Jacobins, une allusion désagréable touchant les patriotes qui s'étaient opposés à la guerre. Robespierre demanda aussitôt la parole ; sa simple apparition à la tribune excita un grand tumulte. Étant parvenu à obtenir le silence, il censura vivement la conduite de ces fauteurs de désordre qui semaient le trouble pour l'imputer ensuite aux véritables amis de la liberté. — Ah ! s'écria-t-il aux applaudissements de la société, si la patrie est trahie ailleurs, qu'ici du moins la liberté triomphe, et que la vérité soit entendue. — Se plaignant de l'affectation de certaines personnes à présenter toujours sous un point de vue désavantageux les idées de leurs adversaires, il persista à déclarer hautement, quitte à voir ses opinions dénaturées par le Patriote français, la Chronique de Paris, etc., que, à part quelques exceptions honorables, il ne se fiait point aux généraux, parce que tous regrettaient l'ancien ordre de choses et les faveurs dont jadis disposait la cour. Quant à lui, il se reposait sur le peuple seul, et priait ses contradicteurs de ne pas, à chaque occasion, tourner en ridicule et calomnier les patriotes opposés à leur manière de voir. Cette animosité est-elle bien naturelle ? disait-il[148] ; et, en terminant, donnant aux Girondins une dernière preuve de sa modération, il faisait un suprême appel à la conciliation, et engageait les membres de la société à oublier toutes les querelles, à se réunir franchement en présence du danger où était la patrie[149].

Mais comment les Girondins répondirent-ils à ce généreux appel ? Le surlendemain, Tallien se plaignait d'avoir reçu, comme président de la société fraternelle du faubourg Saint-Antoine, une lettre contresignée Roland, à laquelle était jointe, avec plusieurs écrits patriotiques, la brochure de Brissot et de Guadet, tout récemment déclarée calomnieuse par la société des Amis de la Constitution. Il dénonça cette manœuvre comme contraire à la démarche conciliatrice de Pétion, et demanda que le ministre fût invité à faire au moins passer également sous son couvert la réponse de Robespierre. C'était là une simple question de justice. Toutefois, Robespierre s'opposa à cette mesure comme illusoire ; il était plus simple, selon lui, de charger six commissaires du soin de surveiller l'envoi des discours dont la société aurait ordonné l'impression[150]. Et il y a des libéraux qui, aujourd'hui encore, s'étonnent que les patriotes sincères n'aient pas soutenu de toutes leurs forces le ministre Roland, lequel n'était, en définitive, que le ministre d'une coterie.

En envoyant ainsi aux sociétés affiliées, par l'entremise ministérielle, les discours calomnieux de Brissot et de Guadet, manœuvre qui, de tout temps, serait hautement blâmée comme déloyale et attentatoire à l'égalité, les Girondins espéraient bien fausser l'opinion dans les départements et recevoir de ces sociétés des adresses propres à satisfaire leurs passions. Ils pouvaient d'autant plus y compter que le comité de correspondance de la société des Jacobins était, on s'en souvient, presque exclusivement composé de leurs créatures. Aussi vit-on coup sur coup arriver de Cambrai et de Douai nombre de lettres pleines de récriminations contre Robespierre, évidemment écrites sous l'impression des discours de Brissot et de Guadet. Lecture d'une lettre venue de Cambrai fut donnée le 6 mai, aux Jacobins, par Doppet, qui ce soir-là présidait la société. Prévoyant qu'on soupçonnerait fort les intéressés de l'avoir fabriquée eux-mêmes à Paris, le futur général invita ceux qui douteraient de son authenticité à vérifier au secrétariat l'enveloppe avec le timbre. Toute la faction girondine applaudit fort à cette lecture. Mais Robespierre, à son tour, fut couvert d'applaudissements redoublés quand, en réponse aux insinuations malveillantes de cette lettre, il déclara qu'il n'abandonnerait jamais la société, et que, nonobstant toutes les calomnies répandues contre lui, il ne cesserait de combattre les intrigants et les factieux jusqu'à ce que la société les eût ignominieusement chassés de son sein. Sans vouloir inculper personne, il se plaignit de la partialité apportée par le comité de correspondance dans ses rapports avec les sociétés affiliées, et n'eut pas de peine à prouver que c'était en faisant passer sous le couvert du ministre les discours de Brissot et de Guadet qu'on donnait le change aux esprits et qu'on obtenait ces adresses concertées. Les promoteurs de ces lettres, on les connaissait, c'étaient ceux qui sans cesse le provoquaient par leurs murmures au lieu de s'occuper des grands intérêts en question, espérant bien ainsi parvenir aux meilleures places ; et en effet, nous avons eu déjà l'occasion de le dire, la plupart des membres du comité de correspondance, les Réal, les Méchin, les Bosc, les Santhonax, avaient été comblés des faveurs du ministère. Il lui paraissait donc utile d'instruire au plus vite les sociétés affiliées des pièges où l'on cherchait à les entraîner[151]. On reconnut bien la justesse de ces observations, lorsque quelques jours après, à la séance extraordinaire du 10 mai, un membre, nommé Lenoble, monta indigné à la tribune pour lire une lettre écrite de Douai dans laquelle Robespierre était odieusement traité et La Fayette porté aux nues. Comme cette lecture était à chaque instant interrompue par des murmures de réprobation, Robespierre lui-même engagea ses concitoyens à écouter en silence afin de bien connaître l'esprit qui avait dicté cette lettre. La lecture achevée, Merlin (de Thionville) proposa à ses collègues de charger le comité de correspondance de répondre à la société de Douai qu'elle avait été mal informée, et de passer à l'ordre du jour ; mais Robespierre, d'un ton dédaigneux : Je ne dois pas me taire sur une lettre écrite par je ne sais quels hommes, lue par je ne sais qui. Collot-d'Herbois, prenant alors la parole, raconta qu'étant allé récemment au comité de correspondance, il l'avait trouvé rempli de dix-huit personnes, dont deux à peine lui étaient connues. Ce comité était devenu une officine de calomnies au service des Girondins, et Doppet, un de ses membres, venait, de dégoût, de donner sa démission.

Lorsque sans cesse Robespierre s'entendait provoquer, lui était-il permis de demeurer muet ? Pouvait-il s'empêcher de faire remarquer que la lettre de la société de Douai avait été inspirée par les mêmes hommes qui s'attaquaient à lui sans relâche, et lui imputaient les désordres dont ils étaient les auteurs ? Quant à La Fayette, on essayerait en vain de tromper l'opinion publique sur son compte. Avait-on oublié ses liaisons criminelles avec la cour, ses trames contre le peuple ? et n'entendait-on pas encore toutes ces voix qui lui redemandaient un père, une femme, des enfants, un parent, un ami ? Ses panégyristes auraient beau faire, leurs déclamations ne prévaudraient point contre le sentiment général, disait Robespierre. Arrêté un moment par les acclamations de la société, il montra comment les manœuvres employées aujourd'hui contre lui ne différaient pas beaucoup de celles dont usaient jadis les Lameth, les Barnave, les Cazalès, les Maury. En terminant, il invita les membres du comité de correspondance à n'être pas assez maladroits pour présenter des lettres évidemment concertées, exhorta ceux qui les écrivaient ou les inspiraient à ne plus faire perdre à la société un temps précieux ; sinon il s'engageait à les démasquer aux yeux de toute la France, et leur déclarait que la nation, la liberté, l'égalité finiraient par triompher de l'hypocrisie, du crime et du mensonge[152].

Mais, infatigables dans leurs haines, les Girondins, poussés par un démon furieux, prirent à tâche d'envenimer la querelle. Cette guerre est un scandale et peut devenir une source de calamités pour la liberté, écrivait Brissot dans son journal, comme si lui-même et ses amis n'avaient pas été les provocateurs ardents de cette lutte déplorable. De son propre aveu, elle ne portait que sur des absurdités[153] ; il le savait mieux que personne, lui qui avait eu la mauvaise foi d'insinuer un jour que Robespierre pouvait bien être payé par la liste civile ; mais, comme pris de remords, il se proposait, disait-il, de garder désormais le silence ; nous allons voir comment il tiendra son engagement. En attendant, les journaux de son parti, sourds aux propositions pacifiques de Robespierre, ne cessaient de diriger contre ce dernier de nouvelles invectives ; c'était une véritable litanie d'injures. Sous ce titre : Question à résoudre, la feuille de Condorcet demandait un jour si l'on était patriote pour quitter le poste où l'on avait été appelé par la confiance de ses concitoyens[154]. Un autre jour, dans un article signé de l'ex-marquis de Villette, elle accouplait les Lameth et Robespierre, et traitait celui-ci de démagogue furieux[155]. Un peu plus tard, le 12 mai, décernant complaisamment à ses rédacteurs un brevet de sagesse, elle qualifiait d'insoutenable délire le patriotisme de Robespierre, à la charge duquel elle tâchait encore de mettre le schisme fâcheux dont ses propres patrons étaient les coupables auteurs[156]. Ainsi contre Robespierre seul les Girondins avaient leurs journaux répandus à profusion dans toute la France, le comité de correspondance des Jacobins peuplé de leurs créatures, le ministère et les puissants moyens d'action dont dispose toujours le pouvoir exécutif, comment n'eussent-ils pas espéré l'écraser ? Lui n'avait que la tribune de la société des Amis de la Constitution, et encore ses paroles étaient-elles souvent imparfaitement reproduites par le Journal des débats de la Société, dont les rédacteurs étaient au nombre de ses adversaires. Depuis quelque temps déjà il nourrissait le projet d'avoir une feuille à lui, d'opposer journal à journal ; il se décida enfin à le mettre à exécution, résolu à se défendre, et même à attaquer à son tour sur ce terrain du journalisme, où depuis quelques mois il était l'objet de tant d'agressions.

 

XXVI

Le Défenseur de la Constitution, tel fut le titre sous lequel parut le journal de Robespierre. Comme beaucoup de feuilles de l'époque, ce recueil périodique n'était pas daté. Il a paru difficile à l'estimable auteur de l'Histoire des journaux révolutionnaires, Léonard Gallois, d'indiquer au juste le jour de la publication du premier numéro. Cependant, comme ce journal devait paraître régulièrement tous les jeudis, et que, de toute évidence, les deux premiers numéros ont été publiés dans le courant du mois de mai, on peut, sans crainte de se tromper, assigner au premier numéro la date du jeudi 17 mai 1792[157].

Dès les derniers jours du mois d'avril, Robespierre avait lancé son prospectus, sorte de manifeste où se dessine bien nettement déjà sa ferme volonté de se maintenir entre les ennemis de la liberté et ces hommes exagérés dont le patriotisme sans système, sans concert, sans objet déterminé, s'agitait péniblement et sans fruit, et qui, par leur impétuosité même, secondaient trop souvent les projets funestes des ennemis de la Révolution. S'efforcer de rallier tous les bons citoyens aux principes de la constitution ; préciser les causes de l'état douloureux de crise et de trouble où l'on se trouvait, et le remède à y apporter ; analyser la conduite des personnages qui jouaient le principal rôle sur le théâtre de la Révolution ; les citer, au besoin, au tribunal de l'opinion, lui semblait un des plus grands services qu'un citoyen pût rendre à la chose publique. Guidé par le seul amour de la justice et de la vérité, il montait, disait-il, à la tribune de l'univers pour parler, non plus à une assemblée agitée par le choc des intérêts divers, mais au genre humain, dont l'intérêt était celui de la raison et du bonheur général. Ayant quitté le théâtre pour se ranger parmi les spectateurs, il se croyait plus à même de juger avec impartialité la scène et les acteurs. Les devoirs d'un véritable journaliste n'étaient pas, à ses yeux, au-dessous de ceux du législateur lui-même. Il fallait à l'un et à l'autre la même pureté, la même intégrité, car, disait-il, le dernier espoir de la liberté est anéanti quand l'opinion est dégradée et l'esprit public altéré. Il plaçait si haut ce*sacerdoce de la pensée, que tout écrivain qui, prostituant sa plume à la haine, au despotisme ou à la corruption, trahissait la cause du patriotisme et de l'humanité, était plus vil, selon lui, que le magistrat prévaricateur[158].

Certes, il ne prévoyait pas alors les représailles auxquelles l'entraînerait la croisade perfide organisée contre lui. Ainsi, à l'égard de ses ennemis, il se montra encore très-modéré, relativement, en traçant dans le premier numéro de son journal l'exposition de ses principes. Il venait défendre la constitution, commençait-il par dire hautement, bien qu'à l'époque où on la discutait il en eût souvent blâmé les défauts ; mais aujourd'hui qu'elle était terminée et cimentée par l'opinion générale, il s'en portait le défenseur, non pas à la manière de la cour et de certains ambitieux qui en invoquaient la lettre et les vices pour en tuer les principes et l'esprit, mais comme un ami de la patrie et de l'humanité, résolu à repousser, sous son égide, toutes les attaques des intrigants et des despotes. La constitution, c'était le point d'appui, le signal de ralliement de tous les bons citoyens au sein des orages excités par tant de factions, au milieu des divisions intestines fomentées par l'intrigue et par la corruption, favorisées par l'égoïsme, l'ignorance, la crédulité, et perfidement combinées avec la guerre extérieure.

Après avoir rappelé que certaines personnes, qui n'avaient jamais montré un zèle bien ardent pour la démocratie et étaient toujours restées au-dessous des principes de la Révolution, avaient tout à coup prononcé intempestivement le nom de république, et présenté l'appât d'une forme de gouvernement plus libre et plus parfait, il s'attaquait en ces termes à ses adversaires : Depuis le moment où j'ai annoncé le dessein de combattre tous les factieux, j'ai vu des hommes, qui naguère conservaient encore quelque réputation de patriotisme, me déclarer une guerre plus sérieuse que celle qu'ils prétendent faire aux despotes ; je les ai vus épuiser tous les moyens dont on ne manque jamais lorsqu'on a remis la fortune publique entre les mains de ses amis, et qu'on participe, sous différents titres, à toutes les espèces de pouvoir, pour me peindre à la fois, dans toutes les parties de l'empire, tantôt comme un royaliste et tantôt comme un tribun ambitieux. On l'avait accusé aussi d'être républicain, lorsque, durant le cours de l'Assemblée constituante, il défendait presque seul les droits du peuple contre le despotisme et l'intrigue. Je suis royaliste, poursuivait-il, oui, comme un homme qui, presque seul, a lutté trois ans contre une Assemblée toute-puissante pour s'opposer à l'excessive extension de l'autorité royale ; comme un homme qui, bravant toutes les calomnies d'une faction aujourd'hui confondue avec celle qui me poursuit, demanda que le monarque fugitif fût soumis à la justice des lois ; comme un homme qui, sûr que la majorité de l'Assemblée rétablirait Louis XVI sur le trône, s'est dévoué volontairement à la vengeance de ce roi pour réclamer les droits du peuple ; comme un homme enfin qui défendra encore, au péril de sa vie, la constitution contre la cour et contre toutes les factions. Je suis républicain ! Oui, je veux défendre les principes de l'égalité et l'exercice des droits sacrés que la constitution garantit au peuple contre les systèmes dangereux des intrigants, qui ne la regardent que comme l'instrument de leur ambition. J'aime mieux voir une assemblée représentative populaire et des citoyens libres et respectés avec un roi, qu'un peuple esclave et avili sous la verge d'un sénat aristocratique et d'un dictateur. Je n'aime pas plus Cromwell que Charles Ier, et je ne puis pas plus supporter le joug des décemvirs que celui de Tarquin. Est-ce dans les mots de république ou de monarchie que réside la solution du grand problème social ? Sont-ce les définitions inventées par les diplomates pour classer les diverses formes de gouvernement qui font le bonheur et le malheur des nations, ou la combinaison des lois et des institutions qui en constituent la véritable nature ? Toutes les constitutions politiques sont faites pour le peuple ; toutes celles où il est compté pour rien ne sont que des attentats contre l'humanité.

Il se défiait avec raison de ceux qui, dans un changement de gouvernement ou de dynastie, voulaient tout simplement satisfaire leur ambition personnelle. Tout récemment, le 6 mai, aux Jacobins, il avait provoqué une sévère mesure de discipline contre l'abbé D'Anjou, pour avoir proposé de mettre à la place du roi actuel des Français un des fils du roi d'Angleterre ; cette motion antipatriotique et insidieuse ayant pour but, suivant lui, d'accroître le désordre auquel on était en proie et de jeter une nouvelle défaveur sur la société des Amis de la Constitution[159]. Que lui importait qu'on reconnût avec lui, avec tout le monde, les défauts de la constitution, si l'on ne défendait pas davantage la liberté individuelle, celle de la pensée, le droit de réunion et celui de pétition ? On renouvelait de temps en temps le bruit d'un prochain départ du roi, mais le roi avait fui l'année précédente, et cet événement avait tourné au désavantage du peuple et au profit du despotisme. C'était précisément l'époque où la coalition, dont La Fayette était un des chefs, avait rendu au monarque une autorité immense aux dépens de la nation, et appesanti sur tous les patriotes un joug de fer. Prenant alors directement à partie ses adversaires : Que faisiez-vous durant ce temps-là, vous, Brissot, vous, Condorcet ? car c'est vous et vos amis que j'ai ici en vue, s'écriait-il. Puis, dans un parallèle accablant, il leur reprochait d'avoir, — tandis que lui, se tenant dans les limites de la constitution, s'opposait énergiquement à toutes les mesures liberticides, — intempestivement prononcé le mot de république. Connus jusque-là par leurs liaisons avec La Fayette, sectateurs assidus du club demi-aristocratique de 1789, comment s'étaient-ils si subitement transformés en républicains ? Leurs principes, il est vrai, avait soin d'ajouter Robespierre en faisant allusion au Traité sur la République publié par Condorcet, étaient beaucoup moins populaires que ceux de la constitution actuelle, mais ce seul mot avait suffi pour jeter la division parmi les bons citoyens, donner aux ennemis de la Révolution le prétexte de persécuter les véritables patriotes transformés en factieux, et reculer pour un demi-siècle peut-être le règne de la liberté.

Il reprochait encore à Brissot et à Condorcet, mais sans incriminer leurs intentions, comme nous avons déjà eu soin de le dire, d'avoir en quelque sorte fatalement provoqué les déplorables événements du Champ-de-Mars au 17 juillet, date à jamais néfaste, où la contre-révolution s'était retrempée dans le sang des patriotes, et avait repris courage. S'exposer aujourd'hui par des innovations dangereuses à allumer la guerre civile au moment où venait d'éclater la guerre étrangère serait ! commettre le plus grand crime contre la. patrie, pensait Robespierre. Il engageait donc tous les Français à se rallier avec lui autour de la constitution, et à la défendre à la fois contre le pouvoir exécutif et contre les factieux. Ses défauts appartenaient aux hommes, mais ses bases étaient l'ouvrage du ciel, continuait-il. Elle porte en elle-même le principe immortel de sa perfection. La Déclaration des droits, la liberté de la presse, le droit de pétition, celui de s'assembler paisiblement, des représentants vertueux, sévères envers les grands, inexorables pour les conspirateurs, indulgents pour les faibles, respectueux pour le peuple, protecteurs ardents du patriotisme, gardiens religieux de la fortune publique, des représentants qui ne s'appliquent point à faire des ministres, mais qui les surveillent et les punissent sans partialité, moins initiés dans les intrigues de la cour que dans l'art de défendre la liberté, la paix et l'abondance renaissant sous leurs auspices, il n'en faut pas davantage pour forcer la royauté à marcher dans le sentier que la volonté du Souverain lui a tracé, ou pour amener insensiblement et sans secousse l'époque où l'opinion publique, éclairée par le temps ou par les crimes de la tyrannie, pourra prononcer sur la meilleure forme de gouvernement qui convient aux intérêts de la nation. Nous aurons donc le courage de défendre la constitution, au risque d'être appelé royaliste et républicain, tribun du peuple et membre du comité autrichien. Nous la défendrons avec d'autant plus de zèle que nous en sentons plus vivement les défauts. Si notre obéissance entière, même aux décrets qui blessent nos droits, est un sacrifice à nos anciens oppresseurs, que ceux-ci ne nous refusent pas du moins l'exécution de ceux qui les protègent. Ainsi voilà donc bien nettement tracé le programme de Robespierre : il voulait la constitution, interprétée dans le sens le plus démocratique, et se proposait de la défendre, non contre la volonté générale et la liberté, mais contre les intérêts particuliers et la perfidie, comme il le disait lui-même[160]. On voit maintenant combien il est ridicule de présenter Brissot et Condorcet comme ayant été républicains, dans le sens que nous attachons à cette expression, alors que leur adversaire défendait encore les doctrines constitutionnelles. Robespierre ne se payait point de mots. De l'article que nous venons d'analyser, et de tous ses écrits ou discours antérieurs, il résulte qu'il voulait la république comme l'entendent les vrais démocrates, sans la nommer encore, de peur de perdre par trop de précipitation ce qu'on possédait déjà, tandis qu'il reprochait, non sans quelque raison, à ses adversaires, de vouloir le nom sans la chose avec toutes ses conséquences.

Combien de fois avons-nous entendu, depuis, les hommes les plus attachés aux préjugés de l'ancien régime revendiquer la liberté plus haut et plus fort que les véritables démocrates, cette liberté dont ils se montrent si avares quand ils sont au pouvoir ! Ah ! les exemples ne nous manqueraient pas pour prouver à quel point Robespierre se trouvait, en cette circonstance, dirigé par la raison, par le bon sens, par le génie même de la démocratie.

 

XXVII

Cette exposition de principes à laquelle Robespierre avait mêlé sa défense personnelle en termes bien modérés, comparativement aux diatribes journalières dirigées contre lui par ses adversaires, porta au comble la colère des Girondins, laquelle s'était accrue déjà de quelques récents débats aux Jacobins, où l'avantage n'avait pas été de leur côté.

A la séance du 10 mai, un jeune homme, du nom de Méchin, secrétaire de Brissot, ayant proposé à la société, après un court éloge du ministre des finances Clavière, d'exiger de chacun de ses membres la justification du payement de ses contributions, sous peine de se voir privé de sa carte d'entrée au prochain trimestre, Robespierre réclama l'ordre du jour, et demanda qu'au lieu de s'occuper de l'éloge des ministres, on ouvrît immédiatement une collecte en faveur d'un ci-devant garde-française, persécuté à cause de son civisme. Une fois par hasard d'accord avec les Girondins, Tallien appuya vivement la demande du jeune protégé de Brissot. Robespierre se disposait à reprendre la parole, quand un certain nombre de membres, parmi lesquels on remarquait l'auteur de Faublas gesticulant violemment, voulurent contraindre le président à mettre aux voix la fermeture de la discussion. Un tumulte effroyable suspendit pendant plus d'une demi-heure les travaux de l'assemblée. Inébranlable à la tribune, Robespierre insistait toujours, au milieu du bruit, pour répondre à Tallien : Il ne s'exerce ici de despotisme que celui de la vertu, s'écria Mendouze ; au nom de la justice, M. Robespierre sera entendu. Ces quelques mots, énergiquement prononcés, calmèrent l'effervescence générale, et Robespierre put enfin se faire écouter.

La proposition d'astreindre tout membre de la société à justifier du payement de ses contributions se présentait sous les dehors du patriotisme, mais elle ne lui en semblait pas moins dangereuse et inutile ; il venait donc la combattre, au risque d'être dénoncé par ses auteurs comme un défenseur des anarchistes, des sans-culottes et des perturbateurs. Vouloir s'opposer à la perception de l'impôt était bien loin de sa pensée, on le savait, et sa conscience, d'ailleurs, lui suffisait. Il avait d'avance la preuve de la bonne volonté des citoyens en général à acquitter leurs contributions, et s'en applaudissait, car jamais il n'avait contesté la nécessité de l'impôt. Quelques risées ayant éclaté : Ces risées, dit Robespierre, sont aussi déplacées qu'elles décèlent de méchanceté. Il ne pouvait s'empêcher de s'indigner en voyant qu'au lieu d'occuper la société des grands intérêts de la liberté, on venait lui soumettre une proposition inutile, puisque les rentrées s'effectuaient régulièrement ; dangereuse, en ce qu'elle contenait une mesure inquisitoriale. Que signifiait donc ce zèle d'exiger des membres de la société une quittance d'imposition pour assister aux séances ? Était-ce là un titre suffisant de patriotisme ? Comment ! un homme repu du sang de la nation, vendu à la cour, aux ennemis de la Révolution, apporterait sa quittance du percepteur, et il recevrait une carte d'admission refusée peut-être à un bon citoyen indigent, car on ne distinguerait pas entre la mauvaise volonté et l'impuissance ! Il me paraîtrait un meilleur citoyen, ajoutait Maximilien, celui qui, pauvre mais honnête homme, gagnerait sa vie sans pouvoir payer ses contributions, que celui qui, gorgé peut-être de richesses, ferait des présents corrupteurs ; qui, engraissé de la substance du peuple, viendrait se faire un mérite des actions que la nation aurait peut-être à lui reprocher[161]. Cette proposition, continuait-il, était attentatoire aux principes de l'égalité, puisqu'elle tendait à écarter des sociétés patriotiques les citoyens qui se seraient trouvés momentanément dans l'impossibilité de payer leurs contributions ; attentatoire à l'humanité, en ce qu'en rendant hommage à la richesse elle avilissait l'indigence ; elle était fallacieuse enfin, en ce qu'elle érigeait en titre de patriotisme ce qui n'était qu'un simple devoir et l'exécution même de la loi. Et en s'exprimant ainsi, Robespierre n'était-il pas dans le vrai ?

Prévoyant à combien d'attaques nouvelles il allait être en butte de la part des Girondins pour s'être permis de combattre une de leurs propositions, il termina en ces termes : Je suis exposé à toutes les calomnies, c'est pour cela que je suis venu à cette tribune énoncer hautement mon opinion ; c'est pour cela que je viens défendre les droits les plus sacrés du peuple. Je dirai que plus le zèle à soutenir sa cause deviendra dangereux, que plus il confondra les factieux, et plus je défendrai les principes de la liberté, de l'égalité et de l'humanité. Perfides intrigants, vous vous acharnez à ma perte, mais je vous déclare que plus vous m'aurez isolé des hommes. — Tallien, qui présidait, l'ayant, à ces mots, invité à rentrer dans la question, — il y est, s'écria une voix. — Oui, reprit Robespierre, plus vous m'aurez isolé des hommes, plus vous m'aurez privé de toute communication avec eux, plus je trouverai de consolation dans ma conscience et dans la justice de ma cause. Je conclus à ce qu'attendu que la société veut le payement des contributions, mais qu'elle veut en même temps le maintien de la constitution ; que, pour y parvenir, il n'est pas utile d'avilir l'indigence, d'ouvrir une large porte à l'intrigue, à la calomnie, aux privilèges de l'opulence, de dénaturer toutes les idées, je conclus à ce qu'elle passe à l'ordre du jour. Des applaudissements redoublés accueillirent cette éloquente improvisation, et les chapeaux s'agitèrent en l'air en signe d'approbation.

Danton prit ensuite la parole, dénonça la proposition girondine comme attentatoire à la majesté du peuple, et poussant droit aux calomniateurs, il s'écria : a M. Robespierre n'a jamais exercé ici que le despotisme de la raison ; ce n'est donc pas l'amour de la patrie, mais une basse jalousie, mais toutes les passions les plus nuisibles qui excitent contre lui ses adversaires avec tant de violence. Puis, après avoir rappelé le pénible silence auquel il s'était condamné, lui Danton, et promis de démasquer à son tour ceux qui se vantaient tant d'avoir servi la chose publique, — allusion au discours de Brissot, — il ajoutait : Il sera peut-être un temps, et ce temps n'est pas éloigné, où il faudra tonner contre ceux qui attaquent depuis trois mois une vertu consacrée par toute la Révolution, une vertu que ses ennemis d'autrefois avaient bien traitée d'entêtement, mais que jamais ils n'avaient calomniée comme ceux d'aujourd'hui.

Méchin voulut répondre ; quelques membres, entre autres Merlin (de Thionville), lui fermèrent la bouche en lui opposant le règlement. Cependant, après un assez long tumulte, qui fit dire à Merlin : Il me semble qu'un démon souffle dans cette société le feu de la guerre civile, Méchin parvint à reprendre la parole. Mais sa proposition, ayant contre elle l'immense majorité de la société, fut enterrée sous l'ordre du jour[162]. Les Girondins ne pouvaient pardonner à Robespierre de leur avoir fait subir cet échec ; la publication du Défenseur de la Constitution acheva de les exaspérer.

 

XXVIII

Les plus petites choses, ils les interprétaient à mal, ils les lui imputaient à crime. La proposition de briser les traités qui unissaient la France aux cantons suisses ayant été agitée aux Jacobins, Robespierre la combattit très-vivement. Tout en convenant que les officiers suisses au service de la France étaient entachés d'aristocratie, il considérait comme une mesure imprudente et souverainement impolitique de rompre avec les cantons au moment où déjà l'on se trouvait, en lutte avec une partie de l'Europe[163]. L'assemblée, à sa voix, rejeta cette motion. Eh bien ! il n'en fallut pas davantage au journal de Brissot pour publier, avec une intention perfide, que Robespierre s'était opposé à ce qu'on parlât de déchirer les capitulations avec- les cantons, et que la cour et ses partisans comptaient beaucoup sur les régiments suisses[164]. Quelques jours plus tard, du reste, Robespierre convint qu'il pouvait bien s'être trompé en s'opposant à ce que l'on discutât la question relative aux capitulations avec, les cantons suisses, et lui-même proposa à la société de remettre cette question à l'ordre du jour[165].

Le lendemain même de l'apparition du premier numéro du Défenseur de la Constitution, recommençait dans les journaux girondins, dans la Chronique de Paris, dans le Patriote français, une guerre à outrance, impitoyable et sans l'ombre de loyauté contre l'auteur du nouveau journal. Dans un article intitulé Encore des pourquoi ? le journal de Brissot avançait les insinuations les plus calomnieuses. Voici un échantillon de la polémique girondine : Pourquoi M. Robespierre et ses partisans se sont-ils obstinément opposés à la guerre défensive ? — c'est offensive qu'il aurait fallu dire ; le mensonge ne coûtait rien aux rédacteurs des journaux girondins, — nous n'en savons rien ; mais l'ancien ministère, mais ses agents, mais toutes les feuilles autrichiennes et coblentziennes ont tenu la même conduite. Narbonne, énergiquement soutenu par les Girondins, n'avait jamais voulu que la guerre restreinte, comme Brissot à l'origine ; et, à ce propos, un journal, qui récemment avait prêté au parti de la -Gironde un appui intéressé, venait de lui reprocher rudement son peu de mémoire. M. Brissot ne voyait que Coblentz, ne voulait détruire que Coblentz, et prétendait que la Révolution serait faite aussitôt après[166]. Si quelques personnes avaient ardemment souhaité la guerre, c'étaient les émigrés, puisque de la conflagration générale devait résulter, ils le croyaient du moins, la ruine de la Révolution ; donc, vous êtes leurs complices, vous, les promoteurs de la guerre, aurait pu dire Robespierre aux Girondins ; mais avant de retourner contre ses adversaires les armes déloyales dont ils se servaient pour l'attaquer, il attendra patiemment. Citons encore : Pourquoi M. Robespierre et ses partisans n'ont-ils pas voulu que les membres contribuables de la société des Jacobins fussent tenus de présenter leurs quittances ? nous n'en savons rien, mais Coblentz et l'Autriche savent que leur cause triomphera, si on ne paye pas les contributions. Quelle bonne foi dans la polémique ! Et tout l'article était sur ce ton. En terminant, et par une étrange interversion des rôles, cet organe des rancunes girondines accusait Robespierre d'avoir décrié le Patriote français, la Chronique, en un mot tous les journaux patriotiques, et lui reprochait, en quelque sorte, d'avoir, à son tour, entrepris un journal[167]. C'était bien là, en effet, ce qui présentement causait tant d'irritation aux Girondins comme Brissot, Condorcet et Girey-Dupré. Ô Basiles ! Escobars de la liberté, aurait pu répondre Robespierre, depuis quelques mois je suis décrié, diffamé, assassiné moralement dans toutes les feuilles dont vous disposez, et aujourd'hui vous ne me permettez même pas le libre exercice du plus sacré des droits du citoyen ; vous semblez me faire un crime d'avoir pris en main pour me défendre l'arme dont chaque jour vous vous servez contre moi.

Non moins déloyale, non moins outrageuse se montra la Chronique de Paris. A l'époque où, après la session de l'Assemblée constituante, Robespierre se trouvait à Arras, le journal de Condorcet avait publié, on s'en souvient peut-être, l'extrait d'une lettre contre les prêtres en général, faussement attribuée à Maximilien, et s'était bien gardé d'insérer le démenti de ce dernier. Depuis il n'avait jamais perdu l'occasion d'invectiver Robespierre en termes injurieux à l'excès. Ces suppositions de lettres étaient, paraît-il, dans le goût de cette feuille, car nous trouvons dans le numéro du 18 mai 1792 une longue lettre soi-disant adressée par Robespierre aux auteurs du Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution. C'était une parodie sanglante de ses motions et de ses discours sous forme de reproche aux rédacteurs de cette feuille de se faire un jeu de la réputation d'un incorruptible ; expression qui revenait comme un refrain à la fin de chaque phrase. Comme Robespierre s'était permis de critiquer Condorcet et les géomètres dans sa réponse à Brissot, on lui prêtait cette phrase : Vous me faites insulter la philosophie et les lettres, et l'on accuse de fanatisme et de barbarie un incorruptible[168]. Robespierre répondit à cette attaque dans le deuxième numéro du Défenseur de la Constitution ; il répondit sans trop d'aigreur, et dignement, comme on peut en juger : On m'a forcé de lire la Chronique, et j'y ai trouvé une lettre écrite sous mon nom à l'auteur d'un Journal des débats de la Société des Amis de la Constitution, et au bas de laquelle on a mis ma signature. Je n'ai jamais aperçu une grande distance entre les libellistes et les faussaires : cependant, lorsque des calomniateurs périodiques veulent réunir l'un et l'autre métier, ne passent-ils pas les bornes de la licence qui leur est permise ; et quoiqu'aucun homme sensé ne puisse se plaindre d'être calomnié par la Chronique, serait-il déraisonnable de réclamer une fois pour toutes contre tous les faux passés et futurs que ce papier pourrait contenir ? Je propose cette question à M. Condorcet, l'homme du monde le plus scrupuleux sur les abus de la presse : témoin cette même Chronique où naguère il déclarait, d'un ton vraiment terrible, que l'Assemblée nationale était déterminée à foudroyer tous les écrivains incendiaires[169]. Certes, après une agression si violente et si injuste, il n'était guère possible de répondre avec plus de mesure ; mais la fureur des Girondins semblait croître en proportion de la modération de leur adversaire.

 

XXIX

Et cependant sur les points principaux de la Révolution, sur les grandes questions de la liberté, ils étaient d'accord avec Robespierre, sans toutefois jamais se tenir aussi fermes que lui dans les principes, comme on le peut voir par un exemple. Il était beaucoup question à cette époque du fameux comité autrichien ; la cour résolut d'intimider les dénonciateurs. A cet effet, le journaliste Carra fut cité devant le juge de paix de la section de Henri IV, par Bertrand de Moleville et Montmorin, qui se plaignaient d'avoir été calomniés par lui ; il les avait, et non sans raison, on le sait aujourd'hui, accusés d'être les agents du cabinet des Tuileries près la cour de Vienne. Le rédacteur des Annales politiques ayant déclaré tenir ses renseignements de Merlin, de Chabot et de Basire, le juge de paix delà section de Henri IV, Étienne de Larivière, lança le 18 mai, sans autre forme de procès, un mandat d'arrêt contre les trois députés, et le lendemain, dès cinq heures du matin, ils étaient arrêtés dans leurs lits par des gendarmes. On voit où en était encore le respect de la liberté individuelle en l'an quatrième de la Révolution, sous l'empire de la constitution et sous un gouvernement régulier ; cela suffit à indiquer quelle était alors la puissance de la réaction. Robespierre ne put s'empêcher d'écrire, après avoir raconté le fait dans son journal : Le pays où les fonctionnaires publics osent commettre de pareils attentats est encore bien éloigné d'être un pays libre[170]. L'Angleterre, qu'il n'avait garde de citer en tout pour modèle, comprenait beaucoup mieux le respect dû à la liberté individuelle, et dans ce pays les trois citoyens illégalement arrêtés auraient eu le droit de repousser la violence par la force ; en France, au contraire, on s'étonnait à peine de l'arrestation arbitraire de trois représentants du peuple.

Cependant l'Assemblée nationale s'émut, et au bout de deux jours, après deux longues et tumultueuses séances pendant lesquelles l'imprudent juge de paix trouva des approbateurs et des défenseurs, elle se décida, sur la proposition de Gensonné, éloquemment appuyée par Guadet, à traduire Étienne de Larivière devant la haute cour d'Orléans[171]. Pour les progrès de l'esprit public, et dans l'intérêt des principes, Robespierre regretta que les orateurs qui avaient discuté la question eussent fondé leur opinion sur l'outrage fait au Corps législatif, au lieu de réclamer les droits de tous les citoyens violés dans la personne des trois députés arrêtés. La dignité des représentants n'est qu'un éclat emprunté de la majesté du peuple ; disait-il ; sans la liberté civile, la liberté politique n'est qu'une chimère, ou plutôt celle-ci n'a d'autre objet que d'assurer l'autre, c'est-à-dire de protéger la personne et la propriété de chaque citoyen. Les plus faibles individus opprimés devaient jouir de la même protection que les magistrats eux-mêmes, et il eût été, selon lui, de la dignité des législateurs d'asseoir leur décret sur ces principes. En finissant, il engageait instamment l'Assemblée législative à délivrer le pays de tous ces faux officiers de paix qui semblaient avoir déclaré au patriotisme une guerre immortelle, et à réformer un code de police né du génie de Tibère, et inexplicable sous l'empire d'une constitution libre[172].

Le lendemain même du jour où elle décrétait d'accusation le juge de paix Larivière, l'Assemblée législative condamnait à trois jours de prison un de ses propres membres, Laurent Lecointre, sur la dénonciation de neuf soldats de la garde des cent-suisses qui s'étaient plaints d'avoir été arbitrairement détenus par les ordres de ce député. Comme membre du comité de surveillance, Lecointre avait été averti que ces neuf individus étaient enrôlés pour Coblentz, et il en avait écrit à la municipalité de Béfort, laquelle les avait fait arrêter au passage. Cela atténuait singulièrement le délit reproché au député de Versailles ; toutefois ses collègues crurent devoir donner une preuve de leur attachement aux principes par cet acte de rigueur envers un des leurs. Robespierre y vit un hommage rendu à la liberté individuelle, et il en félicita l'Assemblée. Mais Laurent Lecointre n'en avait pas moins droit, à son avis, à l'estime des bons citoyens ; et rappelant tous les services rendus par ce représentant à la cause de la Révolution, il le défendit contre les attaques de Condorcet, auquel il reprocha de nouveau d'avoir appartenu à la coterie qui avait dénoncé à l'opinion publique l'auteur du Contrat social comme un fou orgueilleux, comme un vil hypocrite, et d'avoir excité contre ce grand philosophe la vengeance des ministres et le despotisme des rois[173]. Oubliant l'appui qu'il avait trouvé en cette circonstance auprès de Robespierre, nous verrons plus tard Laurent Lecointre s'unir, pour conspirer sa perte, aux sanglants héros de Thermidor.

Tout intérêt s'effaçait en ce moment devant la curiosité éveillée par ce mystérieux comité autrichien auquel les Girondins, dont l'influence venait de se fortifier par l'élévation d'un de leurs amis, le colonel Servan, au ministère de la guerre, imputaient toutes les machinations, toutes les intrigues, toutes les manœuvres ourdies contre la Révolution. Frère de l'ancien avocat général de ce nom, et ami de madame Roland, le colonel Servan passait pour un homme austère, probe, énergique. Sa nomination parut d'un bon augure à Robespierre, qui le félicita d'avoir tout d'abord songé à déjouer les complots contre-révolutionnaires, se réservant, après l'avoir loué, de se rétracter si la conduite ultérieure du nouveau ministre démentait ses premiers actes[174]. La dénonciation contre le comité autrichien portée à la tribune de l'Assemblée législative pouvait devenir une occasion de réconciliation entre Robespierre et les Girondins ; mais, par la faute de Brissot, elle ne fit qu'envenimer la querelle. A la séance du 23 mai, Gensonné et Brissot s'attachèrent, dans deux interminables discours, à prouver l'existence de ce comité, et proposèrent à l'Assemblée de décréter la mise en accusation de l'ex-ministre Montmorin et l'examen de la conduite des anciens ministres Duport et Bertrand de Moleville[175]. A la suite de cette formidable dénonciation, sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure, une fermentation extraordinaire se produisit dans les esprits ; la trahison sinistre apparaissait à tous les regards, et de nouveau l'on parlait du prochain départ du roi. Provoquée de toutes parts, l'Assemblée législative rentra dans la voie des sévérités terribles. Après une longue discussion du rapport de Français (de Nantes) sur les prêtres non assermentés, elle décida le 27 mai, sur la double proposition de Guadet et de Vergniaud, comme mesure de sûreté publique et de police générale, que la déportation d'un ecclésiastique réfractaire serait prononcée de plein droit par les directoires de département, lorsqu'elle serait réclamée par vingt citoyens actifs d'un même canton[176]. Il était difficile d'aller plus loin dans la rigueur. Quoi ! il suffisait du caprice de vingt personnes, sans autre motif, pour obtenir la déportation d'un citoyen !

Le lendemain, sur la motion de Carnot jeune, l'Assemblée se déclarait en permanence, comme aux jours des grands périls. Robespierre n'avait donc pas eu tort de dénoncer depuis un mois l'existence d'une conspiration sourde contre la liberté et les manœuvres des ennemis de la Révolution dans toute l'étendue du pays, combinées avec la guerre extérieure. Le 29, l'Assemblée législative prononçait le licenciement de la garde du roi, à la formation de laquelle, un an auparavant, Robespierre s'était si vivement opposé, et qui se composait en grande partie, comme nous l'apprend Dumouriez, d'officiers ayant quitté leurs régiments pour refus de serment à la constitution, et de coupe-jarrets et de chevaliers d'industrie recrutés dans tout Paris[177]. En même temps le commandant de cette garde, M. de Cossé-Brissac, était décrété d'accusation. Le 30, vers six heures du soir, paraissait à la barre une députation des citoyens de la section des Lombards, dont l'orateur, — c'était Louvet, — réclama impétueusement la permanence des sections et d'énergiques mesures contre les conspirateurs, afin d'empêcher qu'un jour, dit-il, on ne fût réduit à l'affreuse nécessité de faire ruisseler dans les rues de la capitale le sang des rebelles... Prévenez une catastrophe sanglante qui, faute de précaution, deviendrait tôt ou tard inévitable[178]. Ne sent-on pas déjà dans ces paroles sombres passer le souffle avant-coureur de la Terreur ? Eh bien ! l'homme inconsistant qui les prononça ne craindra pas de reprocher un peu plus tard à Robespierre d'avoir consenti à être à son tour l'organe d'une section et de la commune de Paris auprès de l'Assemblée souveraine. Et pourtant combien plus modéré se montrera le second dans sa fermeté énergique ! Robespierre assistait, étonné, au spectacle des événements qui se déroulaient sous ses yeux. Comment ! après lui avoir fait un crime d'être trop soupçonneux, d'accuser vaguement, de voir partout des complots, Brissot et ses amis venaient, sans plus de preuves, traduire la contrerévolution à la barre du pays ! Cela certes avait droit de le surprendre ; aussi, en jetant un coup d'œil sur la séance permanente de l'Assemblée nationale, se bornait-il, après avoir donné son approbation aux décrets motivés par une impérieuse nécessité, à former des vœux pour le bonheur et la liberté de son pays[179].

 

XXX

Que dans un intérêt contraire à tous les principes de la Révolution la cour correspondit secrètement avec les puissances étrangères ; que Mallet du Pan, de Breteuil, Montmorin et Bertrand de Moleville fussent les agents d'un concert avec l'Autriche, d'une intrigue coupable, c'est chose avérée aujourd'hui, nullement discutable[180]. Brissot n'avait donc pas tort de dénoncer hautement la conduite du roi et celle de ses conseillers intimes. Mais où la passion l'emporta au delà de toutes les bornes, ce fut quand il ne craignit pas, mêlant les rancunes particulières à l'intérêt du pays qui seul aurait dû l'occuper, de répéter à la tribune de l'Assemblée nationale les absurdes accusations dont son journal et celui de Condorcet se faisaient chaque jour les échos à l'égard de Robespierre. Il ne le nommait pas, mais il le désignait assez clairement quand il disait qu'on avait reconnu l'existence du comité autrichien dans les événements qui avaient récemment affligé la France, dans cette opposition d'UN CERTAIN PARTI à la guerre offensive contre l'Autriche. Le journal de Prudhomme, son récent allié, n'y put tenir ; il lui reprocha, dans les termes les plus amers, d'avoir été de mauvaise foi en écrivant ces lignes où tout était perfide, méchant, calomnieux, où chaque mot, chaque lettre désignait un homme hors de son sang-froid. Brissot accusait ce CERTAIN PARTI, qu'il détestait beaucoup plus que celui de Coblentz, de s'être opposé à la guerre parce qu'elle était dirigée contre l'Autriche. Ici éclatait de la façon la plus manifeste la déloyauté de Brissot, car, — on ne l'a pas oublié, - à l'origine, lui et ses amis se contentaient de demander avec Narbonne une guerre restreinte contre les petits princes d'Allemagne et les émigrés, tandis que Robespierre, montrant Coblentz à Paris, où Brissot maintenant commençait de l'apercevoir également, voulait d'une guerre formidable des peuples contre les rois, mais seulement dans le cas où les despotes étrangers oseraient provoquer la France.

Brissot reconnaissait encore l'existence du comité autrichien dans la lenteur des préparatifs de guerre ; or une des principales raisons alléguées par Robespierre, lorsqu'il s'opposait à la guerre offensive, c'était précisément ce défaut de préparatifs, et l'événement venait de prouver combien ses craintes étaient fondées. Escobar ! ne pouvait s'empêcher de dire à Brissot le rédacteur des Révolutions de Paris, il n'y a plus à douter ici de votre friponnerie, et nous vous prenons la main dans le sac. Et, revenu à ses premiers sentiments envers Robespierre, le journal de Prudhomme reprochait aigrement au parti de la Gironde de chercher à rendre odieux les patriotes intacts de la Révolution, afin d'élever un système d'aristocratie et de richesses sur les débris de la constitution et de l'égalité[181]. Ils parlent d'union et de concorde, s'était récemment écrié, en s'expliquant sur Brissot, Condorcet et leurs amis, un homme qui s'entendait bien en calomnies, ils parlent d'union et de concorde, eux qui n'ont jamais calomnié avec tant de fureur que depuis que leurs calomnies ont perdu leur effet[182].

Maintenant est-il possible à un homme sincère, impartial, désintéressé, de s'étonner que Robespierre, après avoir été diffamé avec tant d'acharnement et déchiré d'une manière si sanglante, ait senti tressaillir en lui des désirs de vengeance, ait dépassé lui-même, dans la riposte, la juste mesure ? Dès le 27 mai, il proposait à la société des Jacobins de suspendre les affiliations jusqu'à nouvel ordre, se fondant sur ce que, depuis quelque temps, certaines sociétés affiliées étaient devenues entre les mains de plusieurs personnes un moyen d'égarer l'opinion publique. Chaque jour, en effet, on affiliait une multitude de sociétés, dressées, c'est le mot, par le comité de correspondance de la société-mère, et toutes remplies, par conséquent, des passions girondines. Il s'ensuivait que la majorité des Jacobins ne se trouvait nullement en communion d'idées et de sentiments avec des sociétés obéissant au mot d'ordre d'une minorité dont presque tous les membres avaient reçu des faveurs ministérielles. Aussi Robespierre put-il dire en face à ses adversaires, sans qu'aucun d'eux osât lui répondre sur ce point : Je conçois bien que des hommes qui viennent dans une société sans en retirer d'autre fruit que des persécutions, je conçois bien, dis-je, que la chose publique les occupe. Mais lorsque je vois des membres de comités parvenir tout à coup à des emplois lucratifs, je ne vois plus en eux que des ambitieux qui ne cherchent qu'à se séparer du peuple. Eh bien ! qu'est-il arrivé ? Des membres qui composaient le comité de correspondance, il en est à peine six qui aient échappé aux places ; et le patriotisme payé m'est toujours suspect. (Applaudissements.) Je vois que ceux qui l'ont composé ont toujours rédigé et présenté les adresses, ont toujours eu entre les mains tous les moyens de capter les suffrages en leur faveur. Et l'on veut que je ne croie pas à leurs mauvaises intentions ! Non, ils ne parviendront pas à m'en imposer. La proposition, vainement combattue par La Source, fut votée au milieu des acclamations[183]. Brissot ressentit vivement le coup, et son compère, Girey-Dupré, ne manqua pas, dans le Patriote, de présenter la motion adoptée comme ayant été faite en quelque sorte à l'instigation du comité autrichien[184].

A bout de patience, le cœur ulcéré, Robespierre lança, dans son numéro du 31 mai, un réquisitoire terrible contre ses adversaires. Il faut lire entièrement l'article intitulé Considérations sur l'une des principales causes de nos maux, pour se convaincre une fois de plus de la perspicacité de son esprit et de la profondeur de ses vues. Il n'est guère de morceau plus fortement pensé, plus vigoureusement écrit. La reine du monde, c'est l'intrigue, s'écrie-t-il en commençant ; et tout de suite il nous montre comme les éléments éternels dont se composent la servitude et la misère du genre humain, d'une part l'ignorance, les préjugés, la crédulité imbécile, et de l'autre la perfidie, tous les vices et quelques talents. La Révolution ! elle eût été terminée presque aussitôt que commencée, si, fidèle à ses serments, la cour eût fait exécuter loyalement les lois nouvelles et secondé franchement l'esprit public, au lieu de semer partout la division et l'intrigue en empruntant les formes et le langage de la constitution, comme jadis les premiers tyrans de l'empire romain avaient conservé les noms des anciennes magistratures pour familiariser la postérité des Caton et des Brutus avec le monstre du despotisme. Dès lors, continuait-il, les intrigants qui ne cherchaient dans la Révolution qu'un moyen de puissance et de fortune s'étaient mis hypocritement à son service. Impossible de tracer de tous les charlatans politiques une peinture plus saisissante et plus vraie. Les plus dangereux, à ses yeux, n'étaient pas ceux qui défendaient ouvertement les maximes du despotisme, comme les Cazalès et les Maury, mais ceux qui, étalant de beaux principes, endormaient le peuple en combattant ses ennemis sur des points de médiocre importance pour s'accorder avec eux dans les occasions décisives ; qui divisaient les assemblées représentatives en côté droit et côté gauche, pour déserter plus aisément la cause populaire sur les bancs où d'abord ils avaient paru la défendre ; qui partout répandaient l'imposture et calomniaient sans cesse les patriotes que l'or n'avait pu corrompre, et que l'ambition n'avait point égarés ; qui, enfin, aux faveurs du pouvoir exécutif, voulaient allier la bienveillance du peuple. Il lui en coûtait, disait-il, d'attaquer des individus dont il aurait mieux aimé ne pas parler ; mais comment dévoiler les factions sans nommer Clodius, ou Pison, ou César ? Une autre raison lui rendait plus désagréable encore cette tâche déjà pénible, et à cet égard il s'expliquait en ces termes : Diffamé déjà moi-même d'une manière aussi atroce qu'indécente par les mêmes hommes dont je vais parler, on pourrait attribuer à un sentiment personnel, ou même au désir naturel de punir la calomnie, une démarche que m'inspire l'amour de la patrie et de la liberté ; mais deux circonstances me rassurent contre ce soupçon : la première, c'est qu'ils ne se sont permis contre moi cette diffamation qu'au moment où j'avais déjà commencé à combattre leur système, et dans l'intention d'affaiblir le poids de mes raisons ; la seconde, c'est l'intérêt évident du salut public qui me défend de me taire, et la nature même des témoins qui attesteront tout ce que je vais dire. Ce- témoins seront les hommes mêmes que j'accuserai ; mes preuves seront leurs propres œuvres. Quel fonctionnaire public, quel mandataire du peuple pourrait se plaindre de ce qu'on l'oppose à lui-même, et de ce qu'on le juge par ses actions ? Sont-elles bonnes ? elles l'honorent ; sont-elles mauvaises ? les publier est le devoir de tout citoyen, c'est la seule sauvegarde de la liberté. Quels despotes seraient ceux qui, dépositaires des grands intérêts de la nation, ne devant aucun compte de leur conduite politique aux tribunaux de la loi, prétendraient encore au privilège de se soustraire au tribunal de l'opinion publique !

Puis, déchirant les voiles, il nommait comme les chefs les plus connus de la faction à laquelle il prétendait arracher son masque de civisme, Brissot et Condorcet, à qui il donnait pour lieutenants les principaux députés de la Gironde, Guadet, Gensonné et Vergniaud. Après leur avoir rendu grâces, au nom de l'humanité, d'avoir soutenu avec lui les droits des hommes de couleur, il leur reprochait d'avoir abandonné les gardes-françaises, ces premiers défenseurs de la liberté, et tous ces soldats patriotes persécutés par Narbonne ; de ne pas s'être opposés à la révocation du décret par lequel avaient été amnistiés tous les habitants d'Avignon compromis dans les événements déplorables dont cette ville avait été le théâtre, et d'avoir permis par là au pouvoir exécutif d'établir des catégories de coupables, selon ses préférences et ses rancunes. Il leur reprochait de n'avoir pas pris en main la cause des Marseillais, les sauveurs du Midi, les plus fermes soutiens de la Révolution, dont les commissaires, au nombre desquels était Rébecqui, s'étaient vus en butte à toutes les calomnies au sein même de l'Assemblée nationale ; de n'avoir jamais plaidé en faveur du patriotisme et de l'innocence opprimés ; d'avoir remplacé les anciens ministres par leurs amis, et de distribuer publiquement tous les emplois à leurs créatures, au mépris de la loi constitutionnelle qui interdisait aux mandataires du peuple d'aspirer aux libéralités du pouvoir exécutif. Sans doute on pouvait habiter sur les rives du Pactole sans être tenté d'y puiser ; mais, poursuivait Robespierre, les représentants de la nation doivent être inaccessibles au soupçon, pour le moins autant que la femme de César. Il leur reprochait de s'être presque constamment montrés les défenseurs obstinés de La Fayette et de Narbonne, et rappelait, à ce sujet, les conférences secrètes tenues entre le premier et les députés de la Gironde, conférences dont nous avons parlé plus haut ; il leur reprochait enfin d'avoir mis tout en œuvre pour corrompre les sociétés patriotiques et transformer en instruments d'intrigue et de faction ces canaux nécessaires de l'instruction publique ; d'avoir érigé des écrits en crimes de lèse-nation, et de n'avoir pas rougi, sacrifiant à une lâche vengeance le bon sens, la justice, la liberté civile et politique, d'être à la fois accusateurs, juges et parties ; d'avoir appuyé le système honteux et corrupteur des dépenses secrètes en faisant donner six millions aux ministres et quinze cent mille livres aux généraux avec dispense d'en rendre compte. Et à propos des généraux, il écrivait ces lignes qu'on ne saurait trop méditer : N'est-ce pas vous qui avez voulu qu'on les investît du pouvoir arbitraire de vie et de mort, et du droit de faire des lois pour l'armée ? Ignorez-vous que ce sont ceux qui disposent de la force armée qui fixent le sort des révolutions ? Ignorez-vous quel est l'ascendant que des généraux habiles et victorieux peuvent prendre sur leurs soldats ? Existe-t-il en France aujourd'hui une puissance égale de fait à celle dont les vôtres sont revêtus ? L'histoire des autres peuples, l'expérience de la faiblesse et des passions des hommes, ne devrait-elle pas vous éclairer sur des dangers si pressants ? Le plus redoutable ennemi de la liberté des peuples, et surtout de la nôtre, c'est le despotisme militaire ; et vous l'avez remis entre les mains de nos patriciens, dans celles du plus adroit, du plus ambitieux de tous ! La constitution, l'Assemblée nationale, vous-mêmes, vous avez tout livré, en quelque sorte, à sa merci ; attendez, et vous verrez si vous pourrez opposer une digue à ce torrent que vous vous plaisez à grossir. Veuille au moins la Providence nous défendre encore contre lui et contre nous-mêmes ! Puissiez-vous vous-mêmes changer de principes et vous hâter de prévenir les maux que vous nous avez préparés ! A ce prix, je consens à vous louer. Votre patriotisme n'a été ni vrai, ni soutenu, leur disait-il en terminant ; et, dans un résumé rapide, il les accusait en définitive d'obéir à un intérêt de parti, et, sans chercher à savoir s'ils servaient la cour ou toute autre faction, de n'être point les amis sincères de la Révolution[185].

Certes, à côté de vérités frappantes, il y avait dans ce volumineux réquisitoire plus d'une injustice regrettable, comme lorsque Robespierre insinuait que la dénonciation contre le comité autrichien pouvait bien avoir été concertée avec les ennemis de la Révolution. Sans doute il aurait mieux valu que, calme et stoïque, il eût dédaigné les attaques furieuses dont sa personne était l'objet depuis deux mois, qu'il n'eût point ramassé l'arme avec laquelle ses adversaires s'efforçaient de le tuer ; mais diffamé sans cesse, sans relâche, est-il permis de s'étonner que la patience lui ait manqué ? Où donc est-il le sage, l'homme impeccable, pétri de miel onctueux, qui, à certains moments et devant certaines provocations, ne sente le sang lui monter à la tête, et ne refoule dans son cœur sa modération native et ses instincts débonnaires[186] ?

 

XXXI

Brissot écumant, hors de lui, répondit, en dénaturant, avec une mauvaise foi qui lui était familière, la pensée de son adversaire. Robespierre lui avait reproché de n'avoir pas, en dénonçant Montmorin et Bertrand, incriminé des personnages plus importants, un chef de parti redoutable, c'est-à-dire La Fayette, dont les Girondins ne s'étaient pas encore violemment séparés : Brissot, s'arrêtant au milieu de la phrase, feignit de croire qu'il s'agissait ici du roi et de la reine, auxquels Robespierre n'avait nullement songé, et il l'avertit gravement que la logique ordinaire de ses dénonciations ne serait admise ni à l'Assemblée nationale ni dans aucun tribunal[187]. Brissot parlant de logique en matière de dénonciation ! cela pouvait prêter à rire.

Renforcés d'une nouvelle feuille, la Sentinelle, journal-affiche rédigé par Louvet aux frais du ministre de l'intérieur, et dont plusieurs numéros se tirèrent à plus de vingt mille exemplaires[188], le Patriote français et la Chronique de Paris rivalisèrent de haine, firent assaut de calomnies contre Robespierre, le dénoncèrent comme un transfuge, nous dirons bientôt pourquoi. A la séance du 30 mai, aux Jacobins, le maréchal de Rochambeau, qui, à la suite des échecs de Mons et de Tournai, avait cru devoir donner sa démission, étant venu à ce sujet fournir en personne des explications à la société des Amis de la Constitution dont il était membre, et ayant accusé les ministres d'être les principaux auteurs du désastre, plusieurs de ses collègues demandèrent sa radiation en se fondant sur ce qu'il avait déserté son poste en présence de l'ennemi. Robespierre montra plus de mesure. Selon lui, il était difficile à la société de se prononcer, les faits n'étant pas assez connus, et trop peu d'impartialité présidant à ses délibérations. Au surplus, il se disait encore moins porté à accuser les ministres actuels, parce qu'il n'était pas dans ses principes d'accorder aux ministres des étages outrés ou de les blâmer sans sujet. Il disculpait ensuite les soldats du reproche d'insubordination lancé contre eux par le maréchal.

Loin de là, prétendait-il, ils sont tout disposés à verser leur sang pour la patrie, prophétisant ainsi, aux applaudissements de tous, la grandeur des armées immortelles de la Révolution. C'était aux ministres à rassurer le peuple inquiet, à prouver qu'ils n'étaient pas attachés à tel général, mais à la nation, car la seule chose à craindre, à son avis, c'était le despotisme militaire. Doppet lui reprocha très-injustement d'avoir fait le procès aux ministres plutôt qu'à Rochambeau. Il n'y a qu'un esclave des ministres qui puisse tenir un pareil langage, répliqua-t-il rudement. Après d'assez vifs débats dans lesquels Réal, Baumier et Hyon prirent tour à tour la parole contre le maréchal, un membre obscur, nommé Délayant, défendit Rochambeau, en disant que certaines personnes, après avoir donné leur démission, n'en étaient pas moins restées au sein de la société, en conservant son estime. A cette allusion directe, Robespierre remonta à la tribune, et, en quelques paroles vivement applaudies, il établit la différence existant entre l'abandon d'une place périlleuse et l'abandon d'une fonction tranquille et lucrative comme celle dont il s'était démis pour courir à un poste pénible et dangereux, et mériter davantage l'estime et la confiance de ses concitoyens[189]. Il ne s'était point mépris sur les auteurs de cette allusion blessante ; mais, n'eût-il pas senti d'où le coup était parti, les journaux girondins eussent pris soin de l'en avertir. La radiation de Rochambeau ayant été prononcée, la feuille de Condorcet publia que Robespierre méritait le même traitement[190], et celle de Brissot, trouvant faible la justification du maréchal, lui aurait conseillé de dire, pour excuse, qu'il n'avait donné sa démission qu'afin d'entreprendre un journal[191].

En lisant de pareilles inepties, ne semble-t-il pas que les ennemis de Robespierre aient été frappés de vertige ? Si, pour conserver le gage de l'État, le glorieux révolutionnaire s'avise de regarder comme funeste l'aliénation des forêts nationales convoitées par les spéculateurs, les Girondins ne manquent pas d'insinuer que le comité autrichien et les héros de Coblentz regardent ces forêts comme une poire pour la soif, et que cinquante millions d'impositions de plus pèseront sur le peuple, si elles ne sont pas vendues[192]. Robespierre se permet-il de prévenir la société des Amis de la Constitution que des libelles concertés avec des étrangers sont distribués au milieu d'elle, il est mensongèrement dénoncé par le Patriote français, comme s'étant opposé à ce que la société de Paris écrivît aux sociétés de Londres et de Manchester, et comme ayant, de connivence en quelque sorte avec le comité autrichien, insulté leurs envoyés[193] ; et cependant, personne ne l'ignorait, c'était lui-même qui s'était chargé de la présentation des délégués de la société constitutionnelle de Manchester, présentation à la suite de laquelle cette société avait été affiliée à celle des Amis de la Constitution[194].

Un député de la droite, du nom de Ribes, avait proposé à l'Assemblée législative de décréter d'accusation Louis-Philippe d'Orléans, Dumouriez et Bonne-Carrère, comme chefs de la faction désignée aux Jacobins par Robespierre ; le journal de Brissot eut soin de faire remarquer que ce dernier avait été cité avec éloge par le député Ribes, ce champion du comité autrichien, dit-il, mais il se garda bien d'ajouter que dès le surlendemain, 6 juin, Robespierre avait déclaré à la tribune de la société que, s'il était un moyen de détruire les bruits absurdes répandus sur la prétendue faction d'Orléans, c'était sans doute le discours de M. Ribes[195]. Il s'était exprimé ainsi après un long discours de Sillery, dans lequel le mari de madame de Genlis avait tracé le panégyrique de son ami l'ex-duc d'Orléans, et s'était efforcé de prouver l'attachement de ce prince à la cause de la Révolution. Sillery ayant demandé à Robespierre la permission de citer ses paroles, comme une sorte de garantie à la suite du discours qu'il avait prononcé lui-même et qu'il se proposait d'imprimer, Maximilien accueillit assez mal cette demande, ne comprenant pas qu'on réclamât de lui l'attestation de la non-existence d'une faction chimérique ou réelle. Il avait exprimé son sentiment, selon sa conscience et ses lumières, d'après des conjectures et des raisonnements qui étaient au pouvoir de chacun ; mais, étranger à toute espèce de faction, il ne voulait pas, disait-il, mêler son nom avec les noms mêmes de ceux à qui, sans absurdité, on ne pouvait supposer des projets factieux. Il terminait en engageant la société à ne pas s'occuper de ces sortes d'affaires particulières, et à écarter avec soin les manœuvres des flagorneurs et des intrigants. Les Jacobins passèrent à l'ordre du jour, en applaudissant à ce rude langage.

Le lendemain paraissaient dans le numéro 4 du Défenseur de la Constitution d'importantes observations sur les causes morales de la situation actuelle. Toutes nos querelles, écrivait Robespierre, ne sont que la lutte des intérêts privés contre l'intérêt général, de la cupidité et de l'ambition contre la justice et l'humanité. A ses yeux, le devoir de tout homme était de rapporter à la masse commune la portion de puissance publique et de souveraineté qu'il détenait ; quiconque prétendait conserver des privilèges injustes ou attirer à lui une autorité nouvelle aux dépens de la liberté, lui paraissait également l'ennemi de la nation et du genre humain. Pour lui, les véritables défenseurs de la liberté n'étaient ni des hommes exagérés ni des héros, c'étaient simplement d'honnêtes gens en révolution ; et il ravalait au-dessous des fripons et des brigands ceux qui, à force d'art et d'hypocrisie, parvenaient à enchaîner les peuples. Le despotisme avait intérêt à anéantir pour ainsi dire la justice et la raison humaine, afin d'y substituer une raison et une justice de convention ; il corrompait jusqu'aux pensées, jusqu'aux sentiments les plus intimes des hommes ; et Robespierre se plaignait amèrement de voir des alliés à ce despotisme dans toutes les classes de la société. Depuis le boutiquier aisé jusqu'au superbe patricien, depuis l'avocat jusqu'à l'ancien duc et pair, presque tous semblent vouloir conserver le privilège de mépriser l'humanité sous le nom de peuple. Ils aiment mieux avoir des maîtres que de voir multiplier leurs égaux ; servir, pour opprimer en sous ordre, leur paraît une plus belle destinée que la liberté partagée avec leurs concitoyens. Que leur importent et la dignité de l'homme, et la gloire de la patrie, et le bonheur des races futures ; que l'univers périsse, ou que le genre humain soit avili ou malheureux pendant la durée des siècles, pourvu qu'ils puissent être honorés sans vertus, illustres sans talents, et que chaque jour leurs richesses puissent croître avec leur corruption et avec la misère publique ! Allez prêcher le culte de la liberté à ces spéculateurs avides qui ne connaissent que les autels de Plutus. Ces gens-là ne pardonnaient même pas à la Révolution en faveur du profit qu'ils en avaient tiré ; ils regardaient volontiers le peuple comme un monstre indompté, toujours prêt à dévorer les honnêtes gens, si on ne le tenait à la chaîne, et s'imaginaient que de toute éternité Dieu avait courbé le dos des uns pour porter des fardeaux, et formé les épaules.des autres pour recevoir des épaulettes d'or[196].

Avec quelle verve et quelle vérité Robespierre dépeint la situation d'un peuple qui passe subitement de la servitude à la liberté, à laquelle ne l'ont formé ni ses mœurs ni ses habitudes ! Avec quelle vigueur d'expression il flétrit ces hommes vils, toujours à la piste des occasions de s'enrichir à force de bassesses et de fourberies, et qui, au moment où la liberté semble vouloir s'épanouir et rayonner sous l'empire d'une constitution nouvelle, se liguent pour le rétablissement du pouvoir absolu ! Ce serait à désespérer de la cause de la liberté, poursuivait Robespierre, si l'on jugeait de l'humanité par la tourbe des intrigants et des hommes corrompus ; mais la masse du peuple était bonne, et entre ce peuple et ses oppresseurs tout-puissants, il prenait l'univers pour arbitre. Il nous faudrait, si l'espace ne nous manquait pas, citer tout entier ce magnifique morceau où Robespierre expose parfaitement sa théorie de l'égalité, et prouve l'obligation imposée à la société d'assurer à tous ses membres l'existence par le travail. Ne les a-t-on pas vus, s'écrie-t-il en pariant des adversaires de la liberté, ne les a-t-on pas vus, dès le commencement de cette Révolution, chercher à effrayer tous les riches par l'idée d'une loi agraire, absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers ? Plus l'expérience a démenti cette extravagante imposture, plus ils se sont obstinés à la reproduire, comme si les défenseurs de la liberté étaient des insensés capables de concevoir un projet également dangereux, injuste et impraticable ; comme s'ils ignoraient que l'égalité des biens et essentiellement impossible dans la société civile, qu'elle suppose nécessairement la communauté qui est encore plus visiblement chimérique parmi nous ; comme s'il était un seul homme doué de quelque industrie dont l'intérêt personnel ne fût pas contrarié par ce projet extravagant. Nous voulons l'égalité des droits, parce que, sans elle, il n'est ni liberté, ni bonheur social ; quant à la fortune, dès qu'une fois la société a rempli l'obligation d'assurer à ses membres le nécessaire et la subsistance par le travail, ce ne sont pas les amis de la liberté qui la désirent : Aristide n'aurait point envié les trésors de Crassus. Il est pour les âmes pures et élevées des biens plus précieux que ceux-là.

Puis, s'adressant enfin à ses ennemis impitoyables, sans d'ailleurs prononcer leurs noms, il les somme fièrement de comparer leur vie publique à la sienne. L'avait-on vu, comme ses lâches calomniateurs, suivre les routes au bout desquelles étaient la richesse et le pouvoir ? Ne s'en était-il pas au contraire éloigné soigneusement ? Ne s'était-il pas fermé lui-même les portes de la seconde législature ? Et quand ses adversaires possédaient tout, aspiraient à tout, n'avait-il pas renoncé à tout, lui, excepté au droit de périr pour la liberté ? Toutes les lois funestes qui avaient compromis l'égalité et mettaient actuellement la liberté en péril, ne les avait-il pas énergiquement combattues ? n'avait-il pas concouru à la confection de toutes, celles qui avaient l'assentiment de l'univers ? C'est ce que nous avons eu soin de préciser à la fin de notre premier volume, et ce dont paraissent ne pas se souvenir tous ces libéraux qui, aujourd'hui encore, s'acharnent contre la mémoire de Robespierre. Le seul moyen de salut pour la France, c'était, suivant lui, de se rallier autour des principes de la Révolution. Mais ces principes, il les, voyait s'altérer par des alliances équivoques ; et, grâce aux ferments de discorde jetés entre les patriotes, une cour parjure allait se ranger peut-être sous les drapeaux des despotes de l'Europe ; toutefois il ne désespérait pas de la cause du peuple, et se fiait au Dieu tout-puissant du soin de réveiller la nation au bruit du tonnerre dont il frapperait les tyrans et les traîtres[197].

 

XXXII

Nous avons parlé d'alliances équivoques des Girondins : on les vit, en effet, en diverses circonstances, s'associer aux Feuillants dans l'espoir d'attirer à eux ces déserteurs de la Révolution ; ainsi les principaux d'entre eux avaient pris part à des conférences secrètes avec le général La Fayette, et ils avaient donné aux Feuillants une preuve de leur bon vouloir en votant avec eux la célébration d'une fête funéraire en l'honneur du maire d'Étampes, Simonneau, tué le 3 mars précédent dans une échauffourée.

Différentes versions coururent sur la mort de ce magistrat. Selon quelques personnes, il avait péri victime de son dévouement à la loi ; ce bruit fut tout d'abord soigneusement accrédité, et plus d'une fois la tribune des Jacobins retentit des louanges de la conduite courageuse du maire d'Étampes. Mais bientôt une pétition adressée à l'Assemblée législative par quarante habitants de six communes voisines d'Étampes, pétition rédigée par Pierre Dolivier, curé de Mauchamp, présenta les faits sous un tout autre jour. On reprochait au maire d'Étampes, tout en gémissant sur son sort, d'avoir contribué à faire, à chaque marché, hausser d'une manière désespérante le prix du blé ; et, au moment où la multitude s'opposait à l'enlèvement des grains, d'avoir provoqué, par son inflexibilité, le mouvement dont le résultat avait été si désastreux, et qu'il aurait pu prévenir s'il eût pris conseil d'une salutaire et courageuse prudence[198]. A diverses reprises, au contraire, il avait précipitamment donné le signal de l'exécution de la loi martiale, et il était tombé, non pas sous le coup des piques, comme on l'avait dit, mais frappé par des baïonnettes[199].

Quoi qu'il en soit, la réaction, avec sa modération ordinaire, apporta dans la répression une sauvagerie impitoyable. Les soldats se répandirent dans les campagnes, et, sous prétexte de se saisir des meurtriers du maire d'Étampes, jetèrent dans une foule de familles la désolation et la mort. Un tisserand, nommé Jean-Pierre Petit, généralement aimé et estimé, et, de l'aveu unanime de ses concitoyens, complètement étranger au meurtre de Simonneau, dormait paisiblement, quand sa mère, tout éperdue, l'éveille et lui crie de se sauver parce qu'on enlevait indistinctement tous les hommes du pays. Il sort de son lit à la hâte, et, à peine vêtu, va se blottir derrière un tas de paille ; mais, aperçu par les soldats, il est renversé mourant d'un coup de feu, et achevé à coups de baïonnette. Un autre citoyen, père de famille, apprenant qu'on vient pour l'arrêter, embrasse silencieusement sa femme et ses enfants et court se précipiter dans la rivière où son cadavre fut trouvé le lendemain[200].

Sans doute Robespierre songeait à ces excès déplorables quand le 21 mai, aux Jacobins, à propos d'une lettre dans laquelle un autre curé, celui de Perthuis près Saint-Malo, rendait compte de l'excessive rigueur déployée par les magistrats contre un certain nombre d'habitants du pays accusés d'avoir pris part au pillage d'une barque de blé, il dépeignit cette foule de citoyens, innocents ou coupables, forcés de quitter patrie, enfants, travaux, ménage, pour se soustraire à des ressentiments implacables. On l'entendit se plaindre surtout que, sous le spécieux prétexte de l'exécution de la loi, il y eût deux poids- dans la balance de la justice, l'un pour les hommes puissants, l'autre pour le peuple, et que les principes de l'égalité et de l'humanité fussent éternellement violés[201].

La révélation de ces faits causa dans le public une très-vive émotion : on y apprit avec étonnement que le maire d'Étampes n'était pas un héros, mais un homme regardé dans son pays comme un spéculateur avide, habitué à trafiquer sur les subsistances publiques, et dont la conduite imprudente et dure avait amené le malheur qu'on déplorait. Tout cela ne changea point la détermination de l'Assemblée. Au fond les Feuillants, les aristocrates du temps, se souciaient fort peu du maire Simonneau ; seulement, voulant à tout prix une revanche de la fête de la Liberté, célébrée en l'honneur des Suisses de Châteauvieux, ils se gardèrent bien de laisser échapper cette occasion, et le 3 juin eut lieu la fête de la loi.

Votée en haine du peuple, elle était évidemment dirigée contre lui. Robespierre le comprit bien ainsi, et, dans un remarquable article sur les fêtes nationales, il écrivit que leur unique objet devait être de former les âmes des citoyens à la vertu, c'est-à-dire à l'amour du bien, de la patrie et de la liberté. Selon lui, c'était au peuple à décerner lui-même les honneurs publics, parce que ces honneurs devaient être avant tout l'hommage libre de l'affection et de l'estime de tous ; il les appelait le luxe de la liberté. Et par cela même, les hommes en place, toujours enclins à se regarder comme supérieurs à leurs concitoyens, et trop esclaves de l'esprit de parti et de corporation, étaient incapables, à ses yeux, d'être les distributeurs de ces récompenses populaires. Aussi, à la cérémonie consacrée au maire Simonneau, avait-on vu figurer presque seuls les juges, les administrateurs, les maires, les officiers municipaux, les autorités constituées ; ce n'était pas une fête nationale, disait Robespierre, c'était la fête des fonctionnaires publics. Loin de sa pensée d'ailleurs de justifier aucune infraction à la loi ; mais ceux-là étaient, à ses yeux, les plus grands ennemis de la loi, qui s'en servaient comme d'un prétexte pour accabler la faiblesse et écraser la liberté ; et s'il était un crime plus grand que celui dont on accusait le peuple d'Étampes, c'était la lâcheté avec laquelle on avait dénaturé toutes les circonstances de cette affaire afin de rendre le peuple odieux et de répandre la consternation dans toute la contrée[202].

Au reste, les noms seuls des ordonnateurs de cette fête, parmi lesquels se trouvaient Quatremère de Quincy, Roucher et Dupont (de Nemours), indiquent assez dans quel esprit de réaction elle fut conçue ; il faut en lire les détails curieux et instructifs dans le journal les Révolutions de Paris pour se convaincre qu'elle était bien et réellement dirigée contre le peuple, auquel on voulait donner une leçon. A la différence de la fête de la Liberté, d'où l'appareil des armes avait été sévèrement banni, partout on vit reluire les baïonnettes, les rues de Paris furent inondées de soldats, ce qui formait, suivant la remarque d'un journal du temps, un singulier contraste avec cette loi qu'on prétendait fêter, et dont le caractère doit être tout opposé à celui de la guerre. Les vers du poète Roucher remplacèrent les hymnes enthousiastes de Joseph Chénier ; et, au lieu de la belle devise : Liberté, légalité, Fraternité, adoptée pour la cérémonie du 15 avril, on lut cette fois ces trois mots écrits autour du trône de la loi : Liberté, Egalité, Propriété, comme si la propriété avait été menacée, comme si l'on eût songé à l'attaquer. Mais cela peignait très-justement d'un seul trait l'esprit vil et égoïste de cette coterie des Feuillants, à laquelle les Girondins avaient eu le tort de s'associer un instant. Le peuple assista, indifférent, à cette fête, et son silence annonça, comme le dit fort bien Robespierre, qu'il s'y regardait comme absolument étranger[203].

 

XXXIII

L'alliance d'un parti dévoué en définitive aux principes de la Révolution avec des adversaires plus ou moins déguisés de cette Révolution ne pouvait être bien sérieuse, ni avoir de durée, et les Girondins ne tardèrent pas à comprendre à quel point ils s'étaient trompés en donnant la main aux Feuillants. La désunion éclata le lendemain même du jour où avait eu lieu la célébration de la fête imaginée par ces derniers. Ce jour-là, 4 juin, le ministre de la guerre, Servan, proposa à l'Assemblée législative de profiter de la fédération prochaine pour demander à chaque canton cinq fédérés vêtus et équipés qui se réuniraient à Paris, le lh juillet, afin de prêter le serment civique, et formeraient ensuite, au nord de la capitale, un camp de vingt mille hommes destiné à assurer la tranquillité dans les campagnes[204]. Accueillie avec faveur par une partie de l'Assemblée, cette proposition souleva dans le camp des Feuillants une véritable tempête. Ces vingt mille hommes représentaient à leurs yeux l'armée de la Révolution ; à force de menées, ils parvinrent à opposer au projet du ministre une pétition couverte de huit mille signatures, au milieu desquelles figuraient celles de femmes et d'enfants.

Autrement importante fut l'opposition de Robespierre qui, lui aussi, mais par des motifs bien différents, comme il eut soin de le dire lui-même[205], crut d'abord devoir combattre la proposition de Servan, quand, le 7 juin, elle fut discutée dans une séance extraordinaire des Jacobins. Un pareil rassemblement aux portes de Paris lui paraissait à la fois inutile et dangereux ; inutile, en ce que, la capitale n'ayant à craindre que les ennemis de l'intérieur, tous les champions du despotisme, il suffisait, selon lui, de la garde nationale et du peuple pour les combattre ; dangereuse, en ce que les ennemis de l'égalité ne manqueraient pas, il le craignait du moins, de chercher à se servir de cette force pour maîtriser la capitale et par suite les départements. Quant à l'opposition du côté droit à ce projet, il y voyait une de ces tactiques qui avaient trop souvent réussi au sein de l'Assemblée constituante. Évidemment il commettait là une erreur positive, mais ses craintes avaient un semblant de fondement dans l'union récente des Girondins avec les Feuillants, et les premiers récoltaient le fruit de leur imprudence. Au lieu de placer cette armée aux portes de Paris, disait Robespierre en terminant, il était absolument nécessaire de la porter sur nos frontières dégarnies et menacées[206].

L'Assemblée nationale vota, dans sa séance du 8 juin, la formation du camp de vingt mille hommes sous Paris, lesquels devaient se composer de volontaires inscrits à cet effet dans un registre particulier ouvert dans la municipalité de chaque chef-lieu de canton. Il fut décidé que, dans le cas où le nombre des citoyens disposés à marcher dépasserait le chiffre prescrit pour chaque canton, les volontaires inscrits, ceux-là seulement, se réuniraient en assemblée électorale à l'effet de choisir eux-mêmes ceux qui seraient appelés au camp. C'était là une disposition fort importante, car il était à croire que les plus ardents patriotes s'empresseraient de s'enrôler, et l'on entendit avec étonnement Vergniaud appuyer l'avis de ceux qui voulaient abandonner aux corps administratifs le soin de choisir. On sentait si bien la gravité de cette question que le soir, aux Jacobins, on proposa d'adresser aux sociétés affiliées une circulaire à ce sujet. Robespierre critiqua de nouveau le décret rendu dans la journée ; et, à ce sujet, il entreprit de démontrer combien était favorable à la liberté le droit pour chaque citoyen d'apprécier, en termes convenables, les actes du Corps législatif. La constitution, loin de défendre de pareilles discussions, lui semblait, au contraire, y inviter les citoyens. On applaudit fort à ces principes ; la société se rendit même en partie aux observations de Robespierre touchant le camp de vingt mille hommes, en décidant que dans la circulaire adressée aux sociétés affiliées pour leur recommander de bons choix, on développerait à la fois les inconvénients et les avantages du projet adopté par l'Assemblée nationale[207].

Si les Girondins se montrèrent furieux, cela se devine de reste. M. Robespierre a entièrement levé le masque, s'écria Girey-Dupré dans le Patriote français. Dans des articles tout remplis d'invectives, l'âpre collaborateur de Brissot présenta Robespierre comme le digne émule des meneurs autrichiens du côté droit, et l'apostropha en des termes dont la grossièreté est à peine croyable. Toute autre réputation eût succombé peut-être sous de si persévérantes calomnies ; mais à Paris la popularité de l'homme était inattaquable ; le nombre de ses partisans parut s'accroître en proportion même des agressions odieuses dirigées contre lui, tant était grande la confiance qu'il inspirait. Aussi l'exécuteur girondin s'en prend-il à ces partisans mêmes qui, selon lui, ont renoncé en faveur de M. Robespierre à l'usage de la raison[208]. Ô délicatesse rare, et preuve excellente de modération et d'équité ! Parce que Robespierre différait d'avis avec les Girondins sur l'opportunité d'une mesure jugée indispensable par eux, on le désignait tout de suite à la France entière comme un transfuge, comme un traître. A ces procédés d'une si noire déloyauté, à ces outrages sans nom, Robespierre opposa cette fois le plus absolu dédain. Il se contenta d'exposer et de discuter froidement dans son journal les raisons pour lesquelles il avait cru devoir combattre le projet du ministre. Ah ! si, comme on J'avait annoncé d'abord, il eût été question d'armer la nation entière, ou au moins le peuple des départements frontières, à la bonne heure ! Mais à quoi bon ce rassemblement de vingt mille hommes à Paris ! Si c'était pour protéger la capitale contre les ennemis du dedans et les brigands qui l'infestaient, n'avait-on pas le peuple et la garde nationale, dont l'immense majorité était imbue des sentiments les plus patriotiques ? Si c'était pour défendre le pays contre les étrangers, pourquoi ne pas porter immédiatement cette force sur nos frontières ? Quoi ! depuis deux mois l'étendard tricolore devait flotter sur les murs des villes de la Belgique, selon les promesses des partisans de la guerre, et l'on parlait de mettre la capitale à l'abri d'un coup de main ! Les ennemis les plus dangereux, à ses yeux, étaient ces intrigants vils et féroces qui cherchaient à tout bouleverser pour dilapider impunément les finances de l'État, et immolera leur ambition, à leur cupidité, la fortune publique et la constitution même. Robespierre redoutait surtout de voir un peuple sans armes confier sa force et son salut à des corporations armées. C'était là, on le sait, sa préoccupation constante. Le pire des despotismes, disait-il, c'est le gouvernement militaire, et depuis longtemps nous y marchons à grands pas. Il était loin d'ailleurs de suspecter les intentions du ministre de la guerre, dont les principes civiques étaient au moins attestés par sa proposition de laisser à l'élection le choix des volontaires ; mais l'intrigue, l'ignorance ne s'empareraient-elles pas de l'urne du scrutin au moment où les factions s'agitaient avec tant de force ? La réputation de patriotisme du ministre lui en aurait imposé peut-être, si le patriotisme n'était pas lui-même sujet à l'erreur ! Quant à lui, une des meilleures mesures à opposer à tous les ennemis de la Révolution, à ceux du dedans comme à ceux du dehors, il la voyait dans le rappel à Paris des anciens gardes-françaises, et dans l'organisation d'une légion composée de tous les soldats renvoyés de leur régiment pour cause de civisme par l'aristocratie et le despotisme conjurés[209].

Cependant il ne tarda pas à comprendre de quel secours ces fédérés pourraient être pour la Révolution, du moment où le soin de les désigner n'était pas confié aux directoires, comme l'avait demandé Vergniaud ; son opposition cessa subitement ; et quand, ivres d'enthousiasme, les fédérés arriveront à Paris, c'est à lui qu'ils s'adresseront tout d'abord, c'est lui qu'ils prendront pour conseil.

Le décret relatif au camp de vingt mille hommes était rendu depuis quelques jours au moment où Robespierre l'appréciait en termes convenables, mais librement. Non content d'avoir aux Jacobins revendiqué pour tout citoyen le droit de critiquer les actes du Corps législatif, il crut nécessaire de donner dans son journal quelques développements à sa pensée. Tout membre de la société, sous peine de cesser de l'être, écrivait-il, était tenu d'obéir aux lois, expression de la majorité du pays. Quant au respect, — respect moral bien entendu, — nulle puissance humaine ne pouvait l'imposer, parce que ce respect dépendait de l'opinion, laquelle était essentiellement libre. Or, tout en s'inclinant devant la volonté du plus grand nombre, il entendait ne respecter que la justice et la vérité ; s'il obéissait à toutes les lois, il aimait seulement les bonnes, d'où venaient les bonnes mœurs dans lesquelles se trouvait leur plus sûr appui. Que les tyrans exigeassent pour leur loi un respect absolu, un culte superstitieux, qu'ils la fissent constamment marcher au milieu des armes et des bourreaux, cela se comprenait, parce que cette loi n'était que l'expression de leur volonté personnelle et souvent injuste opposée à la volonté de la nation entière, et qu'il leur était en quelque sorte indispensable d'interdire aux citoyens de s'éclairer mutuellement sur leurs intérêts les plus chers : mais chez une nation libre, le droit de censurer les actes du Corps législatif était, selon lui, aussi sacré qu'impérieuse la nécessité de les observer. L'exercice de ce droit lui paraissait en effet merveilleusement propre à répandre la lumière, à réparer les erreurs politiques, à affermir les bonnes institutions, à amener la réforme des mauvaises, à conserver, en un mot, la liberté, en prévenant le bouleversement des Etats. Sans détruire la loi, n'était-il pas permis d'en démontrer les vices, afin de disposer l'autorité souveraine à la modifier ou à la changer ? Sous un gouvernement représentatif, continuait-il, la voix de l'opinion publique devait retentir sans cesse, comme un avertissement solennel, aux oreilles des mandataires du peuple, la liberté de la presse étant le seul frein de l'ambition et des passions égoïstes.

Que de vérités dans tout cela ! Et combien Robespierre était encore dans le vrai lorsque, arrivant aux autorités constituées, et distinguant soigneusement le magistrat de l'individu, il montrait les fonctionnaires publics s'identifiant presque toujours avec l'autorité qui leur était confiée, se croyant propriétaires de ce dépôt, en disposant sans scrupule au profit de leur vanité, de leur ambition, de leur cupidité, et mettant sans façon leurs personnes à la place du peuple dont ils étaient les chargés d'affaires. Jamais, disait-il, la nation ne se présente devant eux avec les traits augustes du souverain ; ils ne voient que des individus dans l'humble attitude de suppliants ou de courtisans ! Font-ils quelque bien ? ils croient accorder une grâce ! Font-ils le mal ? ils croient exercer un droit. De là tous les égarements de l'orgueil et tous les crimes de la tyrannie. Ceux qu'ils oppriment osent-ils se plaindre ? ils crient à la désobéissance, à la rébellion ; ils invoquent le respect dû aux autorités constituées, ils jurent que la tranquillité publique est troublée ; ils les immolent au nom de la loi. D'après les véritables principes du gouvernement, les emplois publics n'étaient, à son sens, ni des honneurs, ni des prérogatives, mais de simples charges ; il était donc de l'intérêt du peuple d'avoir toujours l'œil ouvert sur ses agents, comme le père de famille sur ses serviteurs. Cette doctrine, bonne, au dire des tyrans, à troubler la tranquillité publique, à bouleverser la société, était celle de la raison, de la justice et de la nature. L'esclavage n'est pas la tranquillité, disait-il en finissant, c'est la mort. Quant à la véritable tranquillité, c'est cet ordre, cette harmonie sociale qui, ne peuvent exister sans la justice et sans la liberté[210].

On voit combien Robespierre était, par les principes, vraiment supérieur aux hommes de la Gironde, qui l'accablaient de tant de calomnies parce que, sur plusieurs points de doctrine, il s'était permis de n'être pas tout à fait d'accord avec les ministres de leur choix, et qu'il avait osé censurer quelques-uns des actes de ces ministres. Mais déjà, à l'heure où paraissaient ces observations si judicieuses sur le respect dû aux lois et aux autorités constituées, le pouvoir était tombé des mains des Girondins ; dès la veille, 13 juin, ils avaient reçu brutalement notification de leur renvoi. Nous n'avons pas a entrer dans les détails de leur rivalité avec Dumouriez qui provoqua leur disgrâce. Cette disgrâce, le ministre des affaires étrangères n'allait pas tarder lui-même à la partager, au moment où il se croyait plus puissant que jamais. Cela seul prouverait encore combien forte était la réaction à cette époque, et prête à tout oser. A peine dépouillés de l'autorité exécutive et du privilège de répandre sur leurs amis les faveurs ministérielles, les Girondins reprirent contre la cour le rôle d'agresseurs, et, par une tactique d'opposition formidable, s'acharnèrent de nouveau à l'escalade du pouvoir. Témoin de leur exaltation patriotique, Robespierre, oubliant leurs injures, les conviera encore à la concorde, leur offrira le baiser de paix, et un moment on pourra croire à une réconciliation sérieuse, mais, espérance trop tôt déçue ! — ce sera seulement une balte dans la lutte ; bientôt la guerre recommencera plus terrible, et, suivant l'énergique expression d'un Girondin illustre, la Révolution finira par dévorer ses enfants.

 

 

 



[1] Avons-nous besoin de citer les Esquisses de Dulaure, l'Examen critique de Bailleul, les Mémoires de Louvet, de Meillan, de Durand Maillane, etc. ? On se demande seulement comment ces hommes ont été assez naïfs pour croire que tant de mensonges finiraient par passer pour des vérités historiques.

[2] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 143.

[3] Adresse insérée dans le numéro 148 du Journal des débats, etc. Elle se trouve reproduite plus exactement dans un ouvrage de M. Hertz sur les sociétés politiques de Strasbourg pendant la Révolution.

[4] Cette lettre a disparu, supprimée sans doute par Courtois, comme la plupart de celles qui pouvaient honorer la mémoire de Robespierre. Il ne nous a pas été possible d'en retrouver la minute, les archives de la société des Jacobins de Strasbourg n'existant plus. Nous avons seulement sous les yeux une lettre en date du 5 février 1792, adressée à Robespierre, et où il est dit : Monsieur, la Société a reçu votre lettre en réponse à celle par laquelle elle vous adresse une couronne, etc.

[5] Moniteur fin 24 février 1792.

[6] Voyez dans le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 148, ce discours très-imparfaitement résumé sans doute.

[7] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 149.

[8] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 150.

[9] Voyez dans le Moniteur du 3 mars 1792 tous les documents lus dans la séance du 1er mars et les explications du ministre de Lessart. S'il faut s'en rapporter à madame de Staël, placée à merveille pour être bien renseignée à ce sujet, le factum impérial serait parti du cabinet même des Tuileries. Quelques députés de l'Assemblée constituante, dit-elle, Barnave, Duport, l'avoient composé, et le modèle en fut envoyé par la reine, à Bruxelles, à M. le comte de Mercy Argenteau, qui avait été ambassadeur d'Autriche à Paris. (Considérations sur la Révolution française, 3e partie, C. V.) Barnave devait payer cher son appui mystérieux à la politique contre-révolutionnaire.

[10] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de let Constitution, numéro 153.

[11] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de let Constitution, numéro 154.

[12] Voyez le discours de Robespierre dans le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de let Constitution, numéro 155. C'est la première fois que Barbaroux apparaît avec quelque éclat dans la Révolution. II était si peu connu encore, que Carra l'appelait de Barbarousse. (Journal des débats, etc., numéro 157.)

[13] Journal des débats et de la correspondance, etc., numéro 156.

[14] Voyez le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 160, les Révolutions de Paris, numéro 141, et le Moniteur du 20 mars 1792.

[15] Voyez à ce sujet les Mémoires de Bertrand de Moleville, ch. XIX.

[16] Voyez dans le Moniteur du 12 mars 1792 le discours de Brissot. Une destinée tragique attendait de Lessart. On sait qu'il fut tué à Versailles, lors du massacre des prisonniers, dans les journées de septembre.

[17] Mémoires de Bertrand de Moleville, ch. XX.

[18] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 134.

[19] Patriote français, numéro 950.

[20] Patriote français, numéro 910.

[21] Voyez à ce sujet les Révolutions de Paris, numéro 111, p. 524.

[22] M. Michelet. Voyez son Histoire de la Révolution, t. III, p. 412.

[23] Journal des débats et delà correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 150.

[24] Révolutions de Paris, numéro 139, p. 476.

[25] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 147. — Ces Mémoires sont, comme on sait, remplis d'erreurs, les unes intentionnelles, les autres involontaires. Dumouriez a été mal servi par ses souvenirs en plaçant au lendemain de son installation au ministère cette mémorable scène aux Jacobins. Voyez p. 146.

[26] Le Journal des débats et de la correspondance de la Société ne dit mot de cet l'épisode si honorable pour Robespierre ; mais il ne faut pas oublier que ce journal, très-imparfaitement rédigé d'ailleurs, était très-favorable aux Girondins, qui avaient prôné le bonnet rouge. Ce fait, que M. Louis Blanc tenait du docteur Souberbielle, présent à cette séance des Jacobins (Histoire de la Révolution, t. VI, p. 299), avait déjà été relaté dans la réfutation de l'Histoire de France de l'abbé Montgaillard, par M. Laurent (de l'Ardèche), à qui il avait été raconté par des témoins oculaires. (XIe lettre, p. 326.)

[27] Journal des débats et de la correspondance, etc., numéro 163. Dumouriez, dans ses Mémoires, fort habilement arrangés, se garde bien de mentionner cet incident où lui-même, ministre de Louis XVI, rendait si publiquement justice au patriotisme de Robespierre.

[28] Ce qui n'empêche pas M. Michelet de nous présenter Robespierre comme se retournant dans son fiel pendant ces deux mois de mars et d'avril (Histoire de la Révolution, t. III, p. 396). Combien M. Michelet eût été plus dans le vrai si, après avoir étudié de sens rassis la situation, il nous avait fait voir à quel degré d'envenimement parvinrent les Girondins dans ces deux mois, Brissot et Guadet notamment, comme on va le voir. Maintenant M. Michelet a un moyen bien simple d'exposer ses lecteurs a tomber eux-mêmes dans les plus regrettables erreurs, c'est de passer entièrement sous silence les faits, les discours, les séances qui démontrent précisément le contraire de ce qu'il avance.

[29] Cela était si vrai qu'un peu plus tard la cour établit dans une maison du Carrousel, sous le nom de club National, une réunion dans laquelle on fit entrer sept à huit cents ouvriers choisis à qui l'on donnait une paye de deux à cinq livres par jour, et qu'on ne manqua pas de coiffer du bonnet rouge. — Voyez les propres aveux de Bertrand de Moleville, dans ses Mémoires, t. II, p. 305, ch. XXIX.

[30] Voyez le Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc., numéro 163, et le Patriote français, numéro 954.

[31] Patriote français, numéro 954. Dumouriez est si peu au courant des choses en dehors de ce qui le touche personnellement, — et encore à cet égard ne dit-il que ce qu'il veut bien, — qu'il attribue aux Girondins la disparition du bonnet rouge. (Voyez ses Mémoires, t. II, p. 146.)

[32] Voyez les Mémoires de madame Roland (édit. Barrière et Berville, t. I, p. 307), et le Patriote français, numéro 956.

[33] Mémoires de Louvet (éd. Barrière, p. 38 et suiv.). C'est là que Louvet prétend avoir été dénoncé aux Jacobins, à l'instigation de Robespierre, comme un agent de l'émigration. Or, pour bien se convaincre des allégations mensongères de Louvet, on n'a qu'à comparer son récit avec le numéro 168 du Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, rédigé pourtant dans un sens girondin. Tant d'aplomb pourrait étonner, si l'on ne savait de reste que Louvet est un des plus effrontés menteurs du parti de la Gironde.

[34] Patriote français, numéro 961.

[35] Voyez les Révolutions de Paris, numéro 142.

[36] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 164.

[37] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 167.

[38] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéros 152 et 165.

[39] On est véritablement navré quand on lit, dans l'Histoire de la Révolution française par M. Michelet (t. III, ch. VI), les pages où l'éminent écrivain rend compte de cette séance à jamais fameuse. Impossible de dénaturer, de travestir plus cavalièrement les faits ; partout, à la place de la vérité grave et simple, la fantaisie de l'auteur. Son intolérance n'a pas de bornes. Il commence par calomnier très-gratuitement Robespierre en l'accusant d'exploiter ce grand nom de la Providence, et d'être disposé à passer au besoin à l'hypocrisie religieuse. Certes, si en matière de religion quelqu'un se montra peu hypocrite, ce fut Robespierre ; mais il avait la tolérance que les Girondins n'avaient guère, comme le prouva Guadet. Si ce miel de religion était insupportable à la Gironde, c'est que ses membres, nous apprend M. Michelet, étaient nourris de la philosophie du siècle, plus que jamais en lutte avec les prêtres. Nous le savons bien ; mais qu'avaient à faire les prêtres avec cette idée de la Providence, si noblement invoquée par Robespierre ? Est-ce que celui-ci n'était pas nourri aussi de la philosophie de Rousseau ? Pourquoi donc, par exemple, M. Michelet omet-il de citer les premières lignes de cette circulaire où. Robespierre montre les prêtres secouant les torches du fanatisme et de la discorde, et le passage de sa réponse à Guadet où il déclare qu'il ne confond pas l'Éternel qui a créé la matière et l'humanité avec ces imbéciles dont le despotisme s'est armé ? Ah ! c'est que M. Michel et, à la remorque de Condorcet, et suivi lui-même de quelques disciples, tient absolument à nous présenter Robespierre comme un prêtre. Il était né prêtre, etc. Ajoutons que dans tout ce chapitre, comme du reste dans beaucoup d'autres endroits du livre de M. Michelet, règne une effroyable confusion, au milieu de laquelle le lecteur peu versé dans les choses de la Révolution a toutes les peines du monde à se reconnaître.

[40] Voyez les Mémoires de Bertrand de Moleville, ubi supra. C'est une chose assez curieuse que presque toutes les perfidies et les intrigues de la cour aient été dévoilées par ses propres agents.

[41] Voyez toute la première partie de cette adresse dans le Journal des débats et de la correspondance de la Société. Ce journal avait promis la suite pour le numéro suivant ; il ne l'a jamais donnée, mais la partie qu'il a reproduite est précisément celle qui attira Guadet à la tribune.

[42] Voyez le discours de Guadet dans le Journal des débats et de la correspondance de la Société, numéro 167.

Il a paru, en 1861, une Histoire des Girondins (2 vol. in-8°), par M. J. Guadet, neveu du représentant. Le seul nom de l'auteur indique dans quel esprit cette œuvre a dû être conçue. Nous comprenons très-bien le sentiment pieux auquel a obéi M. Guadet, en écrivant son Histoire des Girondins ; mais nous comprenons moins qu'il ait fait, à l'égard des adversaires des hommes dont il a entrepris le panégyrique, précisément ce qu'il reproche aux précédents historiens qui se sont montrés sévères pour la Gironde ; nous comprenons moins que lui aussi ait repris contre Robespierre toutes les vieilles thèses des libelles de 1793. M. Louis Blanc, dont il semble suspecter l'impartialité, s'est montré mille fois plus juste envers les Girondins qu'il ne l'est, lui, envers les hommes de la Montagne. Il se garderait bien, dit-il (t. I, p. 122 de la 2e édition), de citer Montgaillard sur une question sérieuse, mais il n'hésite pas (p. 68), quand il s'agit de présenter Robespierre comme envieux et méchant, à s'appuyer sur l'autorité de madame de Staël !!! Il est vrai qu'il la renforce du témoignage de madame Roland ; mais il se garde bien de dire que madame Roland a eu elle-même l'idolâtrie de Robespierre, et que l'illustre femme est devenue hostile à l'immortel tribun, juste au moment où l'homme qu'elle aimait d'un amour éperdu sacrifiait sa vieille amitié pour Robespierre à ses sympathies plus récentes pour la Gironde, toute-puissante alors.

Inutile d'ajouter que M. Guadet omet complètement d'avouer que, dans cette regrettable lutte entre Robespierre et les Girondins, ceux-ci furent les agresseurs violents et passionnés, et poussèrent jusqu'au chef-d'œuvre l'art de la calomnie. Voulez-vous, par exemple, savoir comment cet historien raconte la séance du 26 mars ? Robespierre vint lire au club un projet d'adresse aux sociétés affiliées, projet étalant vingt allusions insidieuses contre le nouveau ministère ; il demandait si ce ministère était le triomphe de l'intrigue ou celui de la liberté ? Guadet assistait à la séance, il repoussa les attaques de Robespierre, Robespierre répliqua, et cette discussion passionna singulièrement l'auditoire. (p. 211.) On voit comme tout cela est travesti, contraire à la vérité. Et de cet étrange reproche de Guadet à Robespierre d'avoir invoqué le nom de la Providence, pas un mot. Sans doute c'était embarrassant à dire pour M. Guadet neveu ; mais, en dissimulant ainsi les choses les plus essentielles, il est assurément fort commode de donner tort à ses adversaires. M. J. Guadet se garde bien également de nous raconter que, dans sa réponse si belle et si modérée, Robespierre commença par déclarer, en s'adressant à Guadet, qu'il ne venait pas combattre un législateur distingué. On eût trop vu combien peu il y avait d'animosité dans cette réplique. Puis, arrivant au grand déchirement d'avril, il parle bien des attaques de Robespierre contre Guadet, mais il évite soigneusement de nous faire savoir que ces attaques étaient une réponse à d'odieuses calomnies imaginées par Guadet, dont le principal grief contre Robespierre consistait, comme on le verra plus tard, en ce que ce dernier était l'idole du peuple. Permis à M. Guadet de s'étonner (p. 69), comme son oncle, qu'un tel homme soit devenu une espèce d'idole populaire ; nous avons dû, quant à nous, prémunir une fois pour toutes le lecteur contre cette prétendue Histoire des Girondins faite, en ce qui concerne la vie publique des hommes de la Gironde, avec quelques bribes du Moniteur et des Mémoires qui ne sont, pour la plupart du temps, qu'une accumulation de mensonges et de calomnies. (Meillan, Louvet, etc.)

[43] Journal des débats et de la correspondance, etc., numéro 167. La réponse de Robespierre a été reproduite dans ses Œuvres, publiées par Laponneraye, t. I, p. 304 ; et dans l'Histoire parlementaire par MM. Buchez et Roux (t. XIII, p. 445). Voilà pourtant ce que M. Michelet, dans sa déplorable partialité, prétend être un habile appel à l'envie (t. III, p. 406). Cet admirable cri de la conscience outragée ne trouve même pas grâce devant lui, et n'est à ses yeux qu'un de ces morceaux, parfois excellents, habilement travaillés, qui tenaient longtemps la lampe allumée passé minuit aux mansardes de Duplay. (p. 405.) Comme si Robespierre, dont les improvisations d'ailleurs se répétaient tous les jours, avait pu prévoir qu'en prononçant le nom de la Providence il s'attirerait cette mercuriale delà part de Guadet ! Il faut être aveugle comme l'est M. Michelet pour nier ce qu'eut d'imprévu cette réponse si modérée et si calme à une attaque au moins inconvenante. Au moment où nous corrigeons les épreuves de ce livre, il se trouve que deux grands orateurs de ce temps, MM. Thiers et Jules Favre, viennent d'invoquer l'un et l'autre la Providence (séances des 28 et 30 mars 1865) à peu près de la même façon que Robespierre. Que dirions-nous cependant si quelque Guadet du Corps législatif les eût accusés l'un et l'autre de vouloir ramener le peuple sous le joug de la superstition ?

[44] Mémoires de Louvet (éd. Barrière, p. 42).

[45] Journal de Paris, du 8 avril 1792, à l'article Variétés : LE CABINET D'ÉTUDES. Plus tard ce journal revient encore sur le même sujet. Newton, Descartes, Bossuet, Pascal, Fénelon, pauvres génies, lit-on au supplément du numéro du 10 mai, si vous voulez être parfaits, allez prendre séance aux Jacobins ; là, tenant en mains un bonnet rouge, l'on vous démontrera par mille et une raisons sans réplique, c'est-à-dire par des cris et des hurlements forcenés, qu'il n'y a pas même de Providence.

[46] Mémoires de Louvet (éd. Barrière et Berville, p. 41).

[47] Mémoires de madame Roland (éd. Barrière et Berville), aux Notices historiques, t. I, p. 311.

[48] Notices historiques, t. II, p. 151.

[49] Lettre d'Augustin Bon Robespierre à Duplay (d'Arras, en date du 29 mars 1792.)

[50] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 168.

[51] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 169.

[52] Voyez cette lettre dans le Journal de Paris du 28 février 1792, et dans la Chronique de Paris du 29.

[53] Journal de Paris du 3 mars 1792.

[54] Voyez le Journal de Paris du 4 avril 1792. André Chénier y raconte de la façon la plus étrange les événements du Champ-de-Mars. Évidemment il ne croyait pas un mot de ce qu'il écrivait. Consultez à ce sujet l'Histoire parlementaire, par MM. Buchez et Roux, t. XIV, p. 65 et suiv.

[55] Révolutions de Paris, numéro 143, p. 54.

[56] Journal de Paris, numéro du 24 avril 1792, au supplément.

[57] Journal de Paris, numéro du 2 janvier 1792.

[58] C'était le nouveau nom donné à l'Hôtel-de-Ville de Paris par un arrêté du corps municipal en date du 7 mars 1792.

[59] Le Journal des débats et de la correspondance, etc., ne dit mot de cette proposition, mais elle fut faite évidemment, puisque c'est à elle que répond Robespierre, dont autrement, les paroles n'auraient aucun sens.

[60] Voyez le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 168.

[61] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 179.

[62] Extrait du registre des délibérations du conseil général de la commune. Arrêté signé Pétion, maire, et Royer, secrétaire adjoint, depuis Royer-Collard.

[63] Patriote français, numéro 964.

[64] Patriote français, numéro 974.

[65] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 173.

[66] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 173. Le prince de Hesse, après avoir servi la Révolution française, à laquelle il demeura loyalement attaché de cœur, mourut pauvre à Francfort, le 19 mars 1821, à l'âge de soixante-dix ans.

[67] Voyez le Moniteur des 10 et 11 avril 1792.

[68] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 175.

[69] De tous les journaux girondins, celui de Condorcet ménageait seul La Fayette. Le Patriote français de Brissot, après l'avoir si longtemps adulé, le dénonçait, à son tour, à la vindicte publique, et l'on peut lire dans les Annales patriotiques de Mercier et Carra, deux Girondins dévoués : L'incorruptible et vertueux Robespierre, dans la séance de la société des Amis de la Constitution du 11 de ce mois, a démasqué sous tous les rapports le caractère et la conduite du général Monck-La Fayette. Les vérités qu'il a développées à cette occasion, et qui sont constatées par les faits, ont tellement frappé tous les esprits et ouvert tous les yeux, qu'il n'y a plus que les fourbes comme La Fayette lui-même qui puissent résister à l'évidence. Cet homme est enfin connu, et l'on est plus scandalisé que jamais que l'Assemblée nationale ait souffert qu'il fut nommé par le pouvoir exécutif pour commander une armée, en infraction de la loi qui défend aux membres de l'Assemblée constituante d'accepter aucune place de ce pouvoir exécutif pendant deux ans. Mais la justice et la vérité triompheront des fourbes et des traîtres.

[70] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 176.

[71] Journal des débats et de le correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 176.

[72] Journal des débats et de le correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 178.

[73] Voyez les Révolutions de Paris, numéro 145, où se trouve une relation très-complète de cette fête, dont rendirent compte la plupart des journaux du temps.

[74] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 179.

[75] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 179.

[76] Courrier des quatre-vingt-trois départements, numéro du 31 mars 1792.

[77] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 171.

[78] Il ne faut point chercher ailleurs le secret de la haine de ces gens-là contre Robespierre. Dans une lettre à Brissot, en date du 17 mai 1792, le jacobin Chépy fils s exprime ainsi : Monsieur, c'est vous qui m'avez porté au poste honorable que j'occupe ; je vous dois de la reconnaissance et je veux vous la témoigner de la seule manière qui soit digne de vous. Suit une longue dénonciation contre La Fayette, dans laquelle il montre le général, sur la question de la guerre, d'accord avec Robespierre ! ! ! (Voyez les Mémoires de Brissot, t. III, p. 234.) Chépy était alors, par la grâce de Brissot, secrétaire de légation à Liège. Sous l'Empire, ce Chépy remplit les fonctions de commissaire général de police à Brest.

[79] Courrier des quatre-vingt-trois départements, par Gorsas, numéro du 21 avril 1792.

[80] Archives de l'Empire, C. B A I — 18. — On lit dans le Dictionnaire de Bescherelle, à l'article Robespierre : Nommé accusateur public près le tribunal criminel de la Seine, il déploya dans ses fonctions la plus grande partialité et se montra impitoyable. Odieuse calomnie, ignorance crasse, tout se trouve dans ces quelques mots. Et voila les livres qui servent à l'enseignement du peuple français !

[81] Chronique de Paris, numéro du 19 avril 1792.

[82] Dans une note de la main de Treilhard, publiée par MM. Barrière et Berville, dans leur collection des Papiers inédits trouvés chez Robespierre, etc. (t. 3, p. 277), l'ancien président du tribunal criminel assure que Robespierre n'aurait pu montrer sa lettre comme un témoignage qu'il eût bien rempli ses fonctions. Il est réellement fâcheux que cette lettre — très-honnête, suivant l'expression de Treilhard — ait disparu après Thermidor, comme tant d'autres lettres, anéanties ou rendues aux intéressés parles Thermidoriens, avec lesquels Treilhard était au mieux. Nous aurions pu savoir au moins quelle était sur Robespierre la vraie opinion d'un homme qui, après avoir, comme président du conseil des Cinq-Cents, prononcé un discours sur l'anniversaire de la mort de Louis XVI et un serment de haine à la royauté, mourut comte de l'Empire et président de section au conseil d'État.

[83] Voyez ce discours, dont nous n'avons donné qu'une très-rapide et très-incomplète analyse dans le numéro 177 du Journal des débats et de la correspondance, etc. C'est ainsi que Robespierre se retournait dans son fiel, suivant l'expression si délicate et si vraie de M. Michelet. (Voyez son Histoire de la Révolution, t. III, p. 396.)

[84] Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc., numéro 177. Si Robespierre cherchait à enlever les femmes, comme le prétend délicatement M. Michelet (t. III, p. 404), ce n'était pas du moins par des moyens bas et vulgaires.

[85] Voyez une brochure anonyme intitulée : Aux Jacobins, in-8° de 20 p. (p. 17).

[86] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 183. — On sait comment, à la suite d'un indigne outrage subi en pleine terrasse des Feuillants, la pauvre Théroigne devint folle. Enfermée dans une maison d'aliénés, elle y mourut au bout de 24 ans, sans avoir pu en sortir, bien qu'elle eût, dit-on, recouvré l'usage de sa raison.

[87] Voyez ce que dit à cet égard le marquis de Ferrières lui-même dans ses Mémoires, t. III, p. 63.

[88] Le successeur de Léopold n'était pas sacré encore ; quelques jours plus tard il montait sur le trône d'Autriche sous le nom de François II. Voyez le Moniteur des 20 et 21 avril 1792.

[89] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 333.

[90] Moniteur du 22 avril. Séance du 20 au soir.

[91] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 180.

[92] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 181.

[93] Voyez les Mémoires posthumes de Brissot, publiés par son fils, t. III, p. 233 et 234.

[94] Pétition de 4.000 ouvriers dans le Journal des débats et de la correspondante de la Société, etc.. numéro 182.

[95] Adresse de la société des Amis de la Constitution de Caen, à Robespierre, signée : Menard, président ; Hardy, vice-président ; Victor Feron, Lelarge fils et Beaunier, en date du 7 mars 1792. Voyez-en le texte tout entier dans les Papiers inédits, etc., t. II, p. 117.

[96] Lettre de Vadier (de Pamiers, en date du 12 avril 1792). Voyez Papiers inédits, t. III, p. 338.

[97] M. Michelet, qui nous montre Robespierre se répandant en vagues et nombreuses dénonciations (t. III, p. 396), s'est bien gardé de nous faire part de toutes ses inventions des Girondins et de révéler à ses lecteurs tant d'odieuses perfidies.

[98] Journal de Paris, du 25 avril 1792.

[99] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 183.

[100] Voyez le premier numéro de la Tribune des Patriotes.

[101] Chronique de Paris, du 27 avril 1792.

[102] Voici ce que quelques jours après on put lire, dans un article beaucoup plus favorable à la Gironde qu'à Robespierre, contre lequel il est même assez clairement dirigé : L'éloge immodéré de M. Condorcet n'était pas moins maladroit. Sans doute M. Condorcet a des talents ; mais le comparer aux plus grands hommes de l'antiquité, c'est un sot enthousiasme, et louer son patriotisme alors qu'il s'obstine à défendre Narbonne, c'est en quelque sorte arborer les couleurs de Narbonne, et cette livrée ne sera jamais celle que des intrigants et des esclaves. (Révolutions de Paris, numéro 146.)

[103] Voyez ce discours de Brissot dans le Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc. Il fut imprimé presque immédiatement avec le discours de Guadet, sous ce titre : Discours de MM. Brissot et Guadet, députés à l'Assemblée nationale, prononcés à la séance de la Société des Amis de la Constitution, le 26 avril 1792, l'an IV de la liberté. In-8° de 21 pages (de l'imp. du Patriote français).

[104] Voyez pour ce discours de Guadet le numéro 184 du Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc., et la brochure citée plus haut, où ce discours de Guadet se trouve avec quelques modifications à la suite du discours de Brissot.

[105] Chronique de Paris, du 28 avril 1792. Cette calomnie de Condorcet, une des plus niaises assurément qu'on ait inventées contre Robespierre, a trouvé cependant des gens crédules. Nous avons sous les yeux une brochure d'un avocat nommé J. Duplan (Pétris, 1833, in-8° de 31 pages), dans laquelle l'auteur s'attache à établir que Robespierre a été en effet un agent de Coblentz.

[106] Voyez, pour cette séance du 25 avril, le Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc., numéro 184.

[107] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 185.

[108] Chronique de Paris, du 29 avril 1792.

[109] Réponse de Robespierre aux discours de MM. Brissot et Guadet du 25 avril 1792, prononcée à la société des Amis de la Constitution le 27 du même mois, et imprimée par ordre de la société (in-8° de 16 pages, de l'imprimerie de Mayer et Cc). Ce discours se trouve aussi à la suite du numéro 1er du Défenseur de la Constitution, de la page 37 à la page 61. Le Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc., l'a publié incomplètement dans ses numéros 185, 186 et 187. Il a été reproduit également par MM. Buchez et Roux, dans l'Histoire parlementaire de la Révolution, t. XIV, p. 147, et par Laponneraye, dans les Œuvres de Robespierre, t. I, p. 278.

[110] Voyez la Tribune des Patriotes, numéro 1.

[111] Patriote français, numéro 992, du samedi 28 avril 1792. M. Michelet, comme on le pense bien, ne dit mot de tout ceci, sans quoi il lui eût été difficile de travestir aussi étrangement qu'il l'a fait, d'un bout à l'autre de son livre, le rôle et le caractère de Robespierre.

[112] Voyez à cet égard les explications fournies par Robespierre lui-même dans la séance du 30 avril aux Jacobins (Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc., numéro 187.

[113] Chronique de Paris, du 29 avril 1792.

[114] Chronique de Paris, du 28 avril 1792.

[115] Voyez le discours de Pétion, dans le numéro 186 du Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc.

[116] Courrier des quatre-vingt-trois départements, numéro du 30 avril 1792.

[117] Courrier des quatre-vingt-trois départements, numéro du 3 mai 1792.

[118] Selon le Journal des débats et de la correspondance, etc. (numéro 187), rédigé dans un sens tout girondin, ne l'oublions pas, ces mots auraient été prononcés par quelques voix de femmes, dans les tribunes ; ce que M. Michelet, chez qui le pittoresque ne perd jamais ses droits, traduit ainsi : Voix glapissantes de femmes (t. III, p. 401). Nous avons parlé plusieurs fois déjà de l'influence de Robespierre sur les femmes ; mais cette influence, ce n'est pas, comme M. Michelet se l'imagine, au moyen de quelques lambeaux de l'Emile ou du Contrat social qu'on l'obtient, il faut toucher la corde sensible, celle du cœur, et aux grandes vérités sociales et politiques joindre le beau et le vrai dans le sentiment ; ce fut en quoi excella Robespierre et par ou il trouva le chemin des âmes tendres. Mais M. Michelet a une autre façon de nous expliquer le charme que Robespierre exerça sur les femmes. Il nous le montre parcourant de ses yeux clignotants et mobiles toute l'étendue de la salle, et les relevant fréquemment vers les tribunes des femmes. A cet effet, ajoute-t-il, il manœuvrait avec une sérieuse dextérité deux paires de lunettes, l'une pour voir de près ou lire, l'autre pour distinguer au loin, comme pour chercher quelque personne. Chacune se disait : C'est moi. (T. III, p. 403.) Voilà, il faut l'avouer, une manière tout à fait neuve et ingénieuse de subjuguer le cœur des femmes. Ainsi donc soyez dépourvu de tous les avantages physiques ; n'ayez ni cœur, ni esprit, ni talent ; ayez l'air à la tribune d'un triste bâtard de Rousseau conçu dans un mauvais jour, mais sachez manœuvrer avec dextérité deux paires de lunettes, et il ne sera femme qui vous puisse résister. En vérité, nous recommandons ce secret de M. Michelet, que lui aura sans doute livré quelque indiscret confident de Robespierre. On voit comment un éminent esprit, pour avoir voulu rapetisser toute chose en un homme vraiment supérieur, et dont il s'est ingénié à faire la caricature d'un bout à l'autre de son livre, en est venu à tomber, disons le mot, dans la charge.

[119] Citons entre autres : Avis fraternel à M. Robespierre, membre de la société des Amis de la Constitution, par M. Loiseau, membre de la même société. Ce pamphlet est d'un bon citoyen, d'un véritable ami de la constitution, ne manque pas d'écrire Brissot dans son journal. (Patriote français, numéro 1013.)

[120] Voyez le Courrier des quatre-vingt-trois départements, numéro du 3 mai 1792.

[121] Voyez le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 187. Ce journal se garde bien d'ailleurs de donner la déclaration de la société ; elle parut, à l'époque, dans la Tribune des Patriotes, numéro 1, et à la fin du numéro 1er du Défenseur de la Constitution, p. 64. MM. Buchez et Roux l'ont reproduite dans l'Histoire parlementaire, t. XIV, p. 168.

[122] M. Michelet, qui, ce semble, se croirait perdu si une fois il rendait justice à Robespierre, se trouve fort en peine pour raconter cette victoire si méritée. Ce grand cri de la conscience de toute une société indignée d'injustifiables calomnies, il l'explique par l'intervention de quelques Cordeliers ardents comme Legendre et Merlin, venus, dit-il, pour entraîner la masse des indécis, et par le bruit qui, selon lui, se répandit dans Paris, le 30 avril au soir, d'un désastre de nos armées sur les frontières, et qui aurait irrité les patriotes contre les Girondins (Hist. de la Révolution, t. III, p. 436). Or ce jour-là, comme le fait très-justement remarquer M. L. Blanc (t. VI, p. 355), le désastre arrivé aux frontières n'était pas connu encore. Il ne fut divulgué que le lendemain 1er mai à l'Assemblée législative, par le ministre de la guerre, et il n'en avait été nullement question aux Jacobins dans la séance du 30 avril, comme il est facile de s'en rendre compte.

[123] Voyez les numéros 146 et 147 des Révolutions de Paris. Le premier article est intitulé : Scandale donné par la société des Jacobins ; le second : A Maximilien Robespierre.

[124] Mémoires de madame Roland (t. II de l'édition Barrière et Berville, p. 173).

[125] Voyez la Tribune des Patriotes, numéro 2. — Il s'agit ici, si nous ne nous trompons, de Sylvain Maréchal, bien connu depuis.

[126] Voyez à cet égard le numéro du 2 mai du Courrier des quatre-vingt-trois départements.

[127] Note de Fréron, dans le numéro 2 de la Tribune des Patriotes.

[128] M. Michelet, comme on le pense bien, n'a pas manqué de s'armer contre Robespierre des articles du journal de Prudhomme, mais il s'est bien gardé de nous révéler les sentiments vils auxquels avaient obéi les rédacteurs des Révolutions de Paris en adressant à Robespierre leur respectueuse mais sévère critique (Hist. de la Révolution, t. III, p. 407).

[129] Révolutions de Paris, numéro 149, p. 295.

[130] Révolutions de Paris, numéro 147, p. 212.

[131] Lettre en date du 20 mars 1792. Voyez Paniers inédits, etc.. t. I. p. 176.

[132] Révolutions de Paris, numéro 149, p. 309, 311.

[133] Chronique de Paris, numéro du 2 mai 1792.

[134] Courrier des quatre-vingt-trois départements, du 3 mai 1792.

[135] Voyez le Père Duchesne, numéro 131.

[136] Souvenirs sur Mirabeau, par Étienne Dumont, p. 398.

[137] Voyez entre autres l'Intrigue dévoilée, ou Robespierre vengé des intrigants et des calomnies des ambitieux, par Delacroix, membre de la société des Jacobins. Paris, 1792, in-8°, avec cette épigraphe : Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.

[138] Tribune des Patriotes. Avertissement à la suite du numéro 1er, p. vij.

[139] Voyez dans le Journal de Paris du 30 avril 1792 l'article d'André Chénier.

[140] L'Ami du peuple, journal politique et impartial, par J. P. Marat, etc., numéro 648. Voici comment, de son côté, Robespierre a raconté cette entrevue : Au mois de janvier 1792, Marat vint me trouver ; jusque-là je n'avais eu avec lui aucune espèce de relations directes ni indirectes. La conversation roula sur les affaires publiques, dont il me parla avec désespoir ; je lui dis, moi, tout ce que les patriotes, même les plus ardents, pensaient de lui, à savoir, qu'il avait mis lui-même un obstacle au bien que pouvaient produire les vérités utiles développées dans ses écrits, en s'obstinant à revenir éternellement sur certaines propositions absurdes et violentes, qui révoltaient les amis de la liberté autant que les partisans de l'aristocratie. Il défendit son opinion ; je persistai dans la mienne, et je dois avouer qu'il trouva mes vues politiques tellement étroites que quelque temps après, lorsqu'il eut repris son journal, alors abandonné par lui depuis quelque temps, en rendant compte lui-même de la conversation dont je viens de parler, il écrivit en toutes lettres qu'il m'avait quitté parfaitement convaincu que je n'avais ni les vues ni l'audace d'un homme d'État. (Réponse de Maximilien Robespierre à l'accusation de Louvet, 4e lettre à ses commettants, p. 148.)

[141] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 236.

[142] Voyez le passage des Mémoires de Dumouriez, où ce général, peu suspect de partialité envers la Révolution, montre Rochambeau obsédé par les Feuillants dont, en partie, étaient ses officiers généraux, t. II, p. 224.

[143] C'est cependant ce que fait M. Michelet, lorsqu'il présente si légèrement Robespierre comme louant les soldats au moment où ils venaient de fuir en massacrant leur chef. (T. III, p. 43.) Les quelques meurtriers de Dillon furent jugés à Douai, et l'un d'eux, le nommé Vasseur, fut condamné à mort. Cet exemple, devenu nécessaire, est désiré par les soldats, ajoute le Moniteur. (Numéro du 25 mai 1792.) Donc Robespierre avait bien raison de ne pas vouloir que l'odieux de ce crime rejaillît sur tous les défenseurs de la patrie.

[144] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 188.

[145] Voyez ce remarquable article de Robespierre dans le numéro 1 du Défenseur de la Constitution, de la page 16 à la page 36.

[146] Voyez le Moniteur du 13 mai 1792.

[147] Défenseur de la Constitution, premier article du numéro 2 (de la page 65 à la page 81). Cet article si étendu, si juste, si sensé, si plein de vérités frappantes et d'enseignements féconds, M. Michelet le résume lestement en ces deux lignes : Robespierre, comme règle générale, posait l'indépendance absolue du soldat à l'égard, de l'officier, sauf deux moments, l'exercice et le combat. Il lui est facile de cette façon de l'accuser de tendances désorganisatrices. Mais, en admettant que M. Michelet puisse avoir raison au point de vue des idées monarchiques, on ne comprend guère dans une histoire vraiment républicaine tant de sollicitude pour le despotisme militaire, germe do tous les despotismes (Voyez son Hist. de la Révolution, t. III, ch. VII). Il est assez curieux maintenant de montrer quels rapports intimes, au sujet de la discipline militaire, existent entre les idées de Robespierre et celles d'une femme qui a quelque peu médit de lui. Voici comment s'est exprimée madame de Staël : Les soldats ont toujours des mouvements généreux et naturels, mais la doctrine de l'obéissance passive a nécessairement altéré ce qu'il y avait de grand et de patriote dans les troupes françaises. La force armée doit être, dit-on, essentiellement obéissante. Cela est vrai sur le champ de bataille, en présence de l'ennemi et sous le rapport de la discipline militaire. On voudrait faire des militaires une sorte de corporation en dehors de la nation, et qui ne pût jamais s'unir avec elle. Ainsi les malheureux peuples auraient toujours deux ennemis, leurs propres troupes et celles des étrangers, puisque toutes les vertus des citoyens seraient interdites aux guerriers. Qu'arrive-t-il enfin de cette maxime emphatique : L'armée ne doit pas juger, mais obéir ? C'est que l'armée dans les troubles civils dispose toujours du sort des empires ; mais seulement elle en dispose mal, parce qu'on lui a interdit l'usage de sa raison, etc. (Considérations sur la Révolution française, t. II, ch. XIV, 3e édit.) Impossible de se trouver la plus parfaite communauté de sentiments avec Robespierre, et la royaliste de Staël comprend beaucoup mieux que l'illustre historien qui reproche à Robespierre ses tendances désorganisatrices au point de vue de l'armée, eu que doit être la discipline militaire chez un peuple vraiment libre.

[148] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 188.

[149] Le Journal des débats et de la correspondance, etc., est muet sur ce point ; mais cette noble et loyale tentative de Robespierre pour réconcilier tous les patriotes, nous la trouvons rapportée par un des organes les plus accrédités du parti de la Gironde, par le Courrier des quatre-vingt-trois départements de Gorsas, numéro du jeudi 3 mai 1792. Cette démarche, ajoute le rédacteur, est la meilleure réponse à toutes les calomnies des mauvais citoyens et aux injures des envieux.

[150] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 189, séance du 4 mai.

[151] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 190.

[152] Journal des débats et de la correspondance de la Société, etc., numéro 192. Il ne faut pas oublier que la feuille où nous puisons ces détails était cependant rédigée dans un esprit tout favorable aux Girondins.

[153] Voyez le Patriote français, numéro 1003.

[154] Chronique de Paris, numéro du 1er mai 1792.

[155] Chronique de Paris, numéro du 5 mai 1792.

[156] Chronique de Paris, numéro du 12 mai 1792.

[157] C'est donc par erreur que Deschiens, dans sa Bibliographie des journaux, travail d'ailleurs si utile et si consciencieux, indique le 1er juin. Le Patriote français du 6 juin, (numéro 1031,) discute le numéro 3 du Défenseur de la Constitution, qui, par conséquent, avait du paraître le jeudi 31 mai. On souscrivait à Paris chez Pierre-Jacques Duplain, libraire, cour du Commerce, rue de l'Ancienne-Comédie-Française ; chez les principaux libraires de l'Europe et tous les directeurs de poste. Le prix de la souscription était de 36 livres pour l'année, de 21 livres pour six mois et de 12 livres pour trois mois. La couverture des deux premières livraisons était de couleur brique pâle, celle des dernières d'un papier gris.

[158] Ce prospectus (in-8° de 4 pages) est aujourd'hui très-rare. Omis par Laponneraye dans son édition des œuvres de Robespierre, il a été reproduit par MM. Buchez et Roux dans l'Histoire parlementaire de la Révolution, t. XIV, p. 192.

[159] Voyez le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 190.

[160] Voyez dans le premier numéro du Défenseur de la Constitution cet article intitulé : Exposition de mes principes. Outre cet article, ce numéro contient des observations sur les moyens de faire utilement la guerre, que nous avons également analysées, et la réponse de Robespierre aux discours de Brissot et de Guadet.

[161] Ce langage si naturel dans la circonstance, ce discours si digne du patriote qui le prononçait, voilà ce que M. Michelet, dans sa partialité systématique, appelle encore une tendance désorganisatrice, un bavardage hypocrite, une lâche flatterie au populaire (t. III, p. 437-438). M. Michelet ne s'est donc pas souvenu que sous la Convention, à une époque où tant de faux démocrates flattaient le peuple, Robespierre demanda que tous les citoyens sans exception, les plus pauvres comme les plus riches, fussent astreints au payement de l'impôt ? C'était, à ses yeux, le premier devoir du citoyen que d'acquitter ses contributions. Ne privez pas la République du denier de la veuve, disait-il.

[162] Voyez pour cette importante séance le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 193. — Préfet à Caen ou il a laissé de terribles souvenirs de son dévouement au despotisme impérial, baron de l'Empire, l'ardent girondin Méchin figura dans le camp de l'opposition sous la Restauration, à laquelle il avait cependant offert ses services en 1814. Rentré dans l'administration après la révolution de Juillet, il fut placé à la tête du département du Nord, qu'il administra jusqu'en 1839. Mis à la retraite à cette époque, il mourut dix ans après.

[163] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 194.

[164] Patriote français, numéro 1014.

[165] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 198.

[166] Révolutions de Paris, numéro 149, p. 289.

[167] Patriote français, numéro 1014 (du 20 mai).

[168] Chronique de Paris, du 18 mai 1792. Si le journal de Condorcet défendait contre Robespierre Narbonne et La Fayette, contre lequel Brissot va bientôt lui-même réclamer avec fureur un décret d'accusation, il ne brillait cependant point par la tolérance. Nous avons déjà donné un échantillon des facéties de cette feuille girondine et modérée ; en voici un nouveau : Un membre de la société des Jacobins a proposé de transporter les prêtres réfractaires à Alger, et d'en faire un échange en donnant deux prêtres pour un captif ; cela n'est pas cher. (N° du 25 mai.) De son côté, le secrétaire de Brissot, le jeune Méchin, disait aux Jacobins, à propos de ces mêmes prêtres insermentés : Je désire bien ardemment qu'il soit possible de transporter cette ivraie à Botany-Bay et autres lieux. (Journal des débats et de la correspondance de la Société, numéro 194). Et ces gens-là taxaient Robespierre d'exagération, parce qu'il avait émis sur la guerre une autre opinion que la leur, et qu'il attaquait La Fayette, dont nous allons bientôt les voir devenir eux-mêmes les accusateurs acharnés.

[169] Défenseur de la Constitution, numéro 2, p. 99.

[170] Défenseur de la Constitution, numéro 2, p. 86.

[171] Moniteur du 21 mai 1792. J.-B. Etienne de Larivière se trouva au nombre des prisonniers massacrés à Versailles au mois de septembre suivant.

[172] Défenseur le la Constitution, numéro 2, p. 85 à 92.

[173] Défenseur de la Constitution, numéro 2, p. 93 à 99. Ce second numéro du Défenseur de la Constitution contient : 1° un article sur la nécessité et la nature de la discipline militaire, que nous avons analysé plus haut ; 2° un article intitulé : Nouvel attentat contre la liberté individuelle et contre les droits du peuple ; 3° Emprisonnement de M. Lecointre ; 4° Observations sur un pamphlet ; 5° un certain nombre de décrets rendus par l'Assemblée.

[174] Défenseur de la Constitution, numéro 3, p. 141.

[175] Voyez le Moniteur du 24 mai 1792.

[176] Voyez ce décret en XIX articles, précédé du rapport de Français (de Nantes) dans l'Histoire parlementaire de la Révolution, par MM. Buchez et Roux, t. XIV, p. 247.

[177] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 167.

[178] Voyez le discours de Louvet dans le Moniteur du 1er juin 1792.

[179] Défenseur de la Constitution, numéro 3, p. 152.

[180] Voyez les Mémoires et correspondance de Mollet du Pan, t. I, ch. XII, et les Mémoires de Bertrand de Moleville, t. II, ch. XXIV de l'éd. de 1797.

[181] Voyez le numéro 150 des Révolutions de Paris, où se trouve un examen très-approfondi des discours de Gensonné et de Brissot, p. 347 et suiv.

[182] Supplément au Journal de Paris du 12 mai 1792. Article intitulé : De la guerre et des ministres, et signé de Lacretelle jeune.

[183] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 202.

[184] Patriote français du 7 juin 1792.

[185] Voyez ce long et remarquable article dans le numéro 3 du Défenseur de la Constitution, de la page 113 à la page 149. Il a été reproduit dans l'Histoire parlementaire, t. XIV, p. 397 et suiv. Ce troisième numéro du journal de Robespierre contient, en outre, un article sur la séance permanente de l'Assemblée, une lettre de Metz, en date du 25 mai, sur les manœuvres de quelques officiers supérieurs, et un certain nombre de décrets de l'Assemblée.

[186] M. Michelet fait une étrange confusion entre le discours prononcé le 27 mai aux Jacobins par Robespierre, au sujet des affiliations, et l'important article du Défenseur de la Constitution, du 31 mai (Hist. de la Révolution, t. III, p. 444). Naturellement, il se montre à l'égard de Robespierre d'une excessive sévérité. Quant aux Girondins, ou plutôt quant aux enfants perdus de la Gironde, tels que Girey-Dupré, Louvet, car M. Michelet a soin de mettre les chefs, les véritables calomniateurs hors de cause, ils insinuaient malicieusement, perfidement, que ce Caton T'était pas net, et encore, suivant M. Michelet, leur en fournissait-il l'occasion (t. III, p, 449). Ainsi donc, depuis deux mois, il n'est sortes de calomnies dégoûtantes que Brissot et Condorcet ne répandent contre Robespierre ; ils le présentent comme payé par la liste civile, comme appartenant au comité autrichien, mais c'est malice, petite perfidie. Quant à Robespierre qui, poussé à bout, s'avise un beau jour de se défendre et de Tendre coup pour coup, on nous le montre se retournant dans son fiel. Ô justice des hommes ! Brissot et Condorcet n'étaient pas les enfants perdus de la Gironde ; eh bien ! c'est à eux que revient la responsabilité de tant de calomnies sans nom ; et Robespierre avait bien raison, dédaignant les exécuteurs subalternes, de s'en prendre à la tête, aux chefs de file.

[187] Patriote français, numéros 1031 et 1032.

[188] Voyez les Mémoires de Louvet, p. 42.

[189] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 205.

[190] Chronique de Paris, du 3 juin 1792.

[191] Patriote français, numéro 1028 (du 3 juin).

[192] Patriote français, numéro 1032.

[193] Voyez le numéro 202 du Journal des débats et de la correspondance, etc., combiné avec le numéro 1032 du Patriote français.

[194] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 177.

[195] Voyez le Patriote français, numéro 1032, et le Journal des débats et de la correspondance, etc., numéro 208.

[196] Tous les papiers de Robespierre furent, comme on sait, mis au pillage par les Thermidoriens. Des fragments manuscrits du morceau que nous analysons ont été, à diverses reprises, mis en vente publique, notamment au mois d'avril 1860 (Voyez les Catalogues Laverdet).

[197] Défenseur de la Constitution, numéro 4, de la page 161 à la page 179.

[198] Pétition de quarante citoyens des communes de Mauchamp, Saint-Sulpice, Favière, Breuillet, Saint-You, Chauffour et Breux, voisines d'Etampes, à l'Assemblée nationale, dans le numéro 4 du Défenseur de la Constitution. Cette pétition a été reproduite dans l'Histoire parlementaire, t. XIV, p. 270.

[199] Voyez les Révolutions de Paris, numéro 152, p. 451.

[200] Pétition à l'Assemblée nationale et post-scriptum du curé de Mauchamp. Ubi supra.

[201] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 199.

[202] Voyez cet article de Robespierre dans le numéro 4 du Défenseur de la Constitution, de la page 179 à la page 193. Ce numéro contient, outre cet article, des Observations sur les causes morales de la situation actuelle, analysées plus haut, et la pétition de quarante citoyens suivie du post-scriptum du curé de Mauchamp.

[203] Voyez dans les Révolutions de Paris, numéro 152, la description de cette fête de la loi.

[204] Moniteur du 5 juin 1792.

[205] Défenseur de la Constitution, numéro 5, p. 220. Vide infra.

[206] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 209.

[207] Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de la Constitution, numéro 209, séance du 8 juin.

[208] Voyez les numéros 1035 et 1036 du Patriote français, en comparant ce dernier au numéro 209 du Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de lu Constitution.

[209] Voyez l'article de Robespierre dans le numéro 5 du Défenseur de la Constitution de la page 209 à la page 220.

[210] Voyez, dans le numéro 5 du Défenseur de la Constitution, ce remarquable article, que nous n'avons pu qu'imparfaitement analyser, sur le respect dû aux lois et aux autorités constituées, de la page 220 à la page 230.