LE VRAI ET LE FAUX SUR PIERRE L'HERMITE

 

QUATRIÈME PARTIE. — L'armée de Pierre l'hermite. - Sa marche vers l'Orient. - Désastre de Nicée.

 

 

Nous sommes arrivés au moment où, pour la deuxième fois, Pierre va prendre le chemin de l'Orient : l'objet de nos recherches doit être tout ce qui touche à sa marche vers Constantinople et aux catastrophes de Nicée et de Nicomédie où les bandes qu'il conduisait furent anéanties.

Les sources.

Une des sources principales, celle, qui nous fournit sur ce sujet les renseignements les plus dignes de foi, c'est la chronique intitulée Gesta Francorum et aliorum Hierosolymitanorum ; elle est l'œuvre d'un témoin oculaire de la première croisade ; nous avons eu déjà plusieurs fois l'occasion de la citer. Elle est, il est vrai, fort brève sur le départ de Pierre à la tête de ses bandes et sur sa marche jusqu'à Constantinople ; elle donne peu de détails ; mais elle nous fixe sur la date de l'arrivée de l'Hermite dans la capitale de l'empire grec et nous rend un compte fidèle du séjour des premières bandes dans cette ville, de leur marche jusqu'aux environs de Nicomédie et de Nicée, et de la déroute où elles furent englouties. L'auteur de cette chronique était, sans nul doute, un Normand d'Italie[1] ; parti avec Bohémond, il n'arriva, par conséquent, à Constantinople qu'au mois d'avril 1097, à une époque où les bandes de Pierre étaient déjà dispersées et, en grande partie, détruites ; il ne connut donc ces évènements que par ouï-dire ; mais il les expose de telle sorte que l'on doit supposer qu'il a pris des informations exactes auprès des témoins oculaires ; ce qu'il avance mérite d'être cru sans hésitation.

A côté des Gestes nous avons leurs copistes, Baudri de Dol, Guibert de Nogent, Tudebode de Sivrai et Robert le moine ; ils ont reproduit dans leurs chroniques le passage des Gestes où sont rapportés les faits que nous allons étudier et se sont tenus aussi près que possible de leur modèle. Guibert donne, il est vrai, plus de détails sur la marche à travers la Hongrie[2], mais, en y regardant de plus près, on reconnaît que, dans ce passage, l'auteur ne fait aucune distinction entre toutes les bandes qui ont traversé la Hongrie immédiatement après Pierre ; il a même fait entre elles une telle confusion que, sur ce point, nous devons donner la préférence à la relation d'Albert. C'est encore celui-ci qui nous fournit les renseignements les plus complets. Sa relation, depuis l'arrivée des bandes de Pierre à Constantinople jusqu'à leur destruction à Nicée concorde sur beaucoup de points ou peut se concilier avec le récit des Gestes ; mais il donne, outre cela, sur leur passage à travers la Hongrie et la Bulgarie, dés détails qui seraient de plus haut intérêt s'il était possible d'y ajouter foi d'un bout à l'autre. M. Krebs s'est livré, à ce sujet, à une enquête dans laquelle il a fait preuve d'une intuition toute particulière[3]. Il y a encore une autre chronique qui fait de la marche de Pierre à travers la Bulgarie un récit analogue à celui d'Albert ; elle est connue sous le nom de Chronicon Barense[4] ; elle s'étend jusqu'à l'année 1111 ; son auteur est contemporain de la première croisade. Guillaume de Tyr modèle en général son récit sur celui d'Albert, de même qu'il sert à son tour de type à la plupart des écrivains postérieurs. On peut mettre Orderic Vital sur la même ligne qu'Albert ; la relation qu'il donne de la marche de Pierre à travers l'Allemagne, la Hongrie et la Bulgarie est en général sommaire, mais il fournit des détails qui ont une véritable valeur historique. Le récit très abrégé de Raimond d'Aiguilhe est évidemment extrait de celui des Gestes. De même, Foucher de Chartres, Ekkehard d'Aura et l'Annaliste de Melk ne donnent que des indications sommaires et très brèves. Citons encore la Chronique de Zimmern[5] ; nous aurons, dans quelques instants, l'occasion d'étudier quelle en est la valeur et quels sont, parmi les renseignements qu'elle fournit, ceux qui s'appliquent à l'armée de Pierre. Quelques passages de la Chanson d'Antioche peuvent être utiles à consulter. Enfin, la source principale est la relation d'Anne Comnène ; elle nous donne tous les éclaircissements désirables sur le séjour de Pierre à Constantinople et à Nicomédie.

Départ de l'armée, mars 1096.

Nous avons déjà dit, vers la fin du chapitre précédent, que Pierre et sa suite avaient terminé leurs préparatifs de départ à la fin du mois de Mars 1096. Foucher l'affirme de la manière la plus positive. Il raconte en effet[6], que parmi ceux qui avaient pris la croix en 1095, après le concile de Clermont, les uns, ayant terminé leurs préparatifs en toute bâte, se mirent en route au mois de mars 1096, d'autres partirent au mois d'avril, d'autres encore aux mois de mai et de juin ; un certain nombre tarda même jusqu'aux mois d'août, de septembre et d'octobre ; ainsi, chacun choisit son moment. Foucher cite ensuite nominativement les chefs des diverses colonnes : Hugues le Grand, qui eut l'imprudence de débarquer à Durazzo avec quelques compagnons seulement, et fut fait prisonnier par l'empereur grec ; Bohémond, qui suivit le même chemin que Hugues ; Godefroi, qui passa par la Hongrie, avec une grande armée ; enfin Raimond de Toulouse et Adhémar du Puy, qui suivirent la route de Dalmatie. Mais Pierre l'Hermite était parti le premier de tous : Petrus Heremita quidam, multis sibi adjunetis peditibus, sed paucis militibus, per Hungariam primitus perrexit ; cujus gentis postea fuit satrapa Walterus, Sine Pecunia cognomine dietus, miles quidem peroptimus, qui postea inter Nicomediam et Nicenam urbes, cum sodalibus suis multis a Turcis est occisus. Ainsi, tandis que les autres échelonnèrent leurs départs du mois d'avril au mois d'octobre 1096, Pierre est parti de la Lorraine dès le mois de mars. Ces indications de. Foucher méritent toute créance. Orderic donne sur la marche de Pierre quelques renseignements originaux ; sur le point qui nous occupe, son récit concorde avec celui de Foucher, dont l'Historia lui sert de guide, mais ce n'est pas là seulement qu'il a dû trouver cette date ; il raconte, en effet[7], que Pierre quitta la France au mois de mars, emmenant avec lui Gauthier de Pexejo et ses neveux Gauthier-sans-Avoir et Guillaume, Siméon et Mathieu, avec d'autres Français de marque, au nombre de 15.000 hommes environ, et arriva à Cologne le Samedi Saint, 12 avril 1097 ; que là une partie de sa troupe se sépara de lui et prit les devants sur le chemin de la Hongrie.

Voilà des indications trop positives pour qu'il nous soit possible d'admettre, avec Albert, que Pierre soit arrivé en Hongrie dès le 8 mars 1096[8] ; c'est une erreur qui vient très probablement d'une faute de copiste.

Marche jusqu'à Cologne.

La route que suivit Pierre pour atteindre Cologne n'est, à notre connaissance, indiquée par aucun chroniqueur[9]. Cependant il n'est pas probable qu'il ait gagné cette ville par Trêves, c'est à dire par le sud : nous avons au contraire plus d'un motif pour admettre qu'il dût passer par Namur, Liège et Aix-la-Chapelle ; la direction de Trèves lui aurait fait faire un crochet tout à fait inutile ; étant donnée la hâte de 804 départ, il n'est guère croyable qu'il l'ait choisie.

Séjour à Cologne du 12 au 19 avril.

Il n'est dit nulle part que Cologne ait été désignée comme rendez-vous aux premiers croisés ; néanmoins il y a bien des probabilités pour que cette supposition soit exacte[10]. S'il était démontré que Pierre eût gagné cette ville par la vallée de la Moselle, il n'y aurait plus lieu d'en douter. Quoi qu'il en soit, lorsqu'il arriva à Cologne avec ses compagnons, le samedi 12 mars 1096[11], la prédication de la croisade avait dû retentir déjà dans ces régions ; partie du midi de la France dès la fin de l'année 1095, la nouvelle de l'appel du pape s'était répandue de proche en proche ; nul doute que dès lors bien des gens résolurent de prendre la croix, mirent ordre à leurs affaires et qu'au moment du passage de Pierre l'Hermite, ils se joignirent à lui. En voici un exemple : un certain Frumoldus, chanoine trésorier de la cathédrale de Cologne, voulant entreprendre le grand pèlerinage, avait, le 31 décembre 1095, fait don de tout son bien au monastère de Brauweiler ; par contre, comme il n'avait pas assez d'argent pour s'équiper, l'abbé de ce monastère, nommé Albert, lui remit trois marcs d'or fin et dix marcs d'argent, mais Frumoldus promit par serment se faire moine au couvent de Brauweiler s'il revenait vivant de l'Orient ; effectivement son retour se fit heureusement et il accomplit son vœu[12].

A Cologne le nombre des compagnons de Pierre prend un nouvel accroissement.

Après avoir célébré les fêtes de Pâques à Cologne, Pierre y demeura encore huit jours[13]. Un nombreux contingent de nouveaux croisés vint encore accroître la force des bandes qu'il conduisait. D'après Orderic, 15000 Allemands se levèrent à sa voix et se joignirent aux siens. Dans le nombre Orderic désigne particulièrement les deux comtes Berthold et Hildebert et un évêque.

Il est extrêmement probable que les noms de ces deux comtes appartiennent à tel ou tel des personnages nommés dans la Chronique de Zimmern[14]. Peut-être le comte Berthold n'est-il autre que le personnage que cette chronique appelle le comte Berchtold, de Neiffen en Wurtemberg ; il est vrai qu'en ce cas il faudrait admettre que les Alamans[15] qui se rangèrent autour de Pierre, venaient non seulement des environs de Cologne, comme cela paraît ressortir de l'ensemble du récit d'Orderic, mais aussi, pour une bonne part, de l'Allemagne du Sud[16]. La chronique de Zimmern nomme encore trois évêques qui auraient suivi la croisade avec Pierre ; ce sont : Conrad, évêque de Coire, Othon, évêque de Strasbourg et Thiemon, archevêque de Salzbourg.

Pour ce qui est de ce dernier, il est certain qu'il ne partit ni avec Pierre, ni avec Godefroi, ni avec un autre chef quelconque en 1096 ; il ne se mit en route qu'au printemps de 1101 avec le duc Welf, la margrave Ida d'Autriche, le comte Bernard de Scheiern et Henri de Ratisbonne ; c'est à cette expédition que se joignit comme pèlerin le moine Ekkehard, qui devint plus tard abbé d'Aura et qui en a écrit la relation dans sa Chronique et, plus tard, dans son Hierosolymita[17]. Quant à l'évêque que désigne Orderic, ce pourrait bien être, soit celui de Strasbourg, soit même celui de Coire. D'après la Chronique de Bernold de S. Blaise, à l'an 1100, ce dernier revint de Palestine et mourut en 1100[18].

La Chronique de Zimmern, nous venons de le voir, fait partir dès 1096 des personnages qui ne se mirent en route qu'à une époque postérieure : parmi les nobles qui suivirent l'armée de Pierre, elle nomme spécialement : après Berchtold de Neiffen, déjà cité, le comte palatin Hugues de Tubingue, le duc Walther de Teck[19], les deux comtes Ulric et Rudolphe de Sarverden, Conrad de Zimmern et son frère Albert, le baron Albert de Stöffeln, le comte Henri de Schwartzenberg, le sire Frédéric de Zimmern, un sire Rudolphe de Brandis, un noble homme d'Ems et un noble homme de Fridingen ; d'après la chronique, la plupart de ces personnages succombèrent dans une bataille livrée aux Turcs non loin de Nicée ; les quatre derniers seulement eurent la vie sauve, bien que grièvement blessés, et dès qu'ils furent guéris ils se joignirent à l'armée de Godefroi de Bouillon[20].

Marche de Gauthier-sans-Avoir.

Tandis que Pierre séjournait à Cologne, une partie des siens, ignorant le motif de sa conduite, le quittèrent et se hâtèrent de prendre les devants. Les Français, gonflés d'orgueil, dit Orderic[21], ne voulurent pas attendre que de nouvelles recrues se fussent levées à la voix de Pierre ; ils repartirent et se dirigèrent vers la Hongrie, où le roi Coleman les accueillit avec bienveillance et leur fournit les vivres qui leurs étaient nécessaires ; puis, ils passèrent par la Bulgarie et gagnèrent Constantinople ; là ils attendirent Pierre et se rallièrent de nouveau à ses bandes. Albert[22] nous apprend que cette troupe de pèlerins impatients était celle que. dirigeait Gauthier-sans-Avoir ; elle entra en Hongrie le 8 mai 1096[23] et traversa le pays sans accident ; mais, à Belgrade, comme le prince de Bulgarie lui refusait des vivres, elle se mit à voler et à piller ; les Bulgares l'en punirent sévèrement : 140.000 Bulgares, c'est du moins le chiffre que donne Albert, toujours exagéré, marchèrent à la rencontre des pèlerins et les mirent en fuite ; un grand nomme avait cherché un refuge dans une église ; 60 d'entre eux y furent brûlés vifs, les autres grièvement blessés. Après avoir erré pendant huit jours dans, les forêts, Gauthier arriva enfin à Nysse, où le prince du pays l'accueillit avec bonté. Il lui donna une escorte pour l'accompagner jusqu'à Sternitz, Phinopolis et Andrinople ; enfin Gauthier atteignit heureusement Constantinople où l'on permit aie pèlerins d'acheter des vivres et d'attendre l'arrivée de Pierre. Quel est le degré de véracité de la relation d'Albert ? faut-il en tenir la plus grande partie pour un document historique ? quelles sont les parties qui ne sont que des ornements brodés par l'auteur ? nous ne sommes point en mesure de le déterminer, car on ne possède, aucun renseignement d'autre source sur la marche de Gauthier à travers la Bulgarie ; même dans la relation de Guillaume de Tyr on ne peut reconnaître s'il a eu recours à des sources autres que le -récit d'Albert, et s'il y a ajouté de, sa propre imagination.

Gauthier fit son entrée à Constantinople au mois de juillet 1096, très probablement pendant la deuxième moitié du mois. Son arrivée ne semble pas avoir précédé de beaucoup celle de Pierre. La date de la mort de Gauthier de Pexejo nous fournit à cet égard un point de repère : Ce personnage, parti avec son neveu Gauthier-sans-Avoir, mourut à Philippopoli au mois de juillet[24] ; nous reviendrons encore une fois sur ce point.

La persécution des juifs dans les villes du Rhin.

Le 19 avril 1096, quelques jours après le départ de Gauthier, Pierre quittait Cologne à son tour ; à ce moment, les juifs des villes du Rhin ne pouvaient encore pressentir l'affreuse calamité qui allait fondre sur eux. En effet, la persécution n'éclata contre eux à Cologne que le 29 mai, date à laquelle Pierre était déjà parti depuis bien longtemps. Par voie de conséquence on doit admettre aussi que Pierre et ses gens restèrent en général étrangers à cette persécution, dont les premiers symptômes se déclarèrent le 3 mai, à Spire[25]. Pas un contemporain me les accuse de ce crime ; la honte d'avoir donné dans les villes du Rhin le signal de ces abominables excès doit retomber éternellement sur la mémoire du comte Emich de Leiningen et de sa bande[26].

Marche de Pierre à travers l'Allemagne du Sud.

Pierre suivit, en le remontant, le cours du Rhin, puis, sans doute, celui du Neckar, se dirigeant vers Ulm. Nous avons vu qu'un grand nombre de personnages nobles de la Souabe s'étaient joints à lui ; son but, en prenant cette route, était, sans doute, de les rallier au passage. Nous ne possédons point de détails sur sa marche. à travers l'Allemagne et la Hongrie. Ekkehard ne note qu'une chose, c'est qu'il traversa tranquillement l'Allemagne, la Bavière et la Hongrie[27], et qu'envoyant arriver les premiers pèlerins, les habitants de la Franconie-orientale, de la Saxe, de la Bavière, de la Thuringe et de l'Alemanie témoignaient souvent de l'extrême étonnement que leur causait cette entreprise. En voyant défiler tous ces chevaliers et ces hommes de pied, tous ces paysans qui avaient quitté leur patrie avec femmes et enfants pour marcher à la conquête d'un pays inconnu, dans des conditions aussi incertaines, ils traitaient cette expédition de folie ; les uns blâmaient les pèlerins, les autres se moquaient d'eux, et cela dura tant qu'ils n'eurent compris la grandeur du but des croisés. Mais peu à peu ils s'en pénétrèrent, et dès dors ils mirent tout leur zèle au service de la cause à laquelle ils dévouaient ces étrangers venus de si loin, et toute l'Allemagne fut entraînée dans le même mouvement[28]. À peine avons nous à cet égard quelques indications de détail, mais il est néanmoins certain que, par suite de cette agitation, Pierre vit sa troupe augmenter sensiblement à mesure qu'il avançait, d'abord dans la Franconie orientale, puis dans la région du Danube. Un contemporain, l'annaliste de Melk[29] qui doit avoir vu en personne le passage de ces bandes fait cette simple remarque à l'année 1095 ; Petrus heremita aliique plures tendunt Hierusalem ; en dehors de ce simple fait il ne voit rien qui mérite une mention spéciale ; la raison en est assurément que ces bandes voyageaient sans rencontrer d'obstacles, mais aussi en s'abstenant de tout excès ; sans cela elles auraient provoqué une résistance énergique, dont on retrouverait nécessairement la trace dans les chroniques. Elles atteignirent ainsi la Hongrie, alors gouvernée par Coloman ; il était monté sur le trône l'année précédente (le 20 juillet 1095) ; les croisés paraissent avoir traversé ce pays sans rencontrer de difficultés. Guibert[30] attribue à ceux que conduisait Pierre certaine faits qui ne peuvent pas s'appliquer à eux ; il y a pour cela divers motifs[31]. Ces faits sont identiques à ceux que racontent Ekkehard et Albert au sujet de la marche et de la déroute d'Emich et dés siens en Hongrie ; or, c'est au mois de juillet 1096 que ceux-ci se' livraient à leurs excès dans ce pays ; à ce moment Pierre l'avait déjà dépassé. Ekkehard et Orderic[32] nous apprennent également que, pendant le passage des troupes de l'Hermite à- travers le pays gouverné par Coloman, aucun incident marquant ne vint troubler la bonne harmonie entre le roi et les croisés.

Ces renseignements concordent avec ceux d'Albert. Sa chronique est, d'ailleurs, la seule qui nous fournisse des détails sur le passage de Pierre en Bulgarie[33], car les relations de Guillaume de Tyr[34] et des écrivains postérieurs en sont entièrement extraites en ce qui concerne ce point. Nous en donnerons d'abord un résumé, puis nous dirons ce que nous pensons de sa valeur.

Marche à travers la Hongrie.

Suivant Albert, Pierre traversa pacifiquement la Hongrie[35] à la tête de ses bandes, composées de Français, de Suèves, de Bavarois et de Lorrains. En arrivant dans le pays il avait envoyé quelques-uns de ses compagnons en mission auprès Coloman et ce prince lui avait accordé gracieusement le libre passage et la permission d'acheter des vivres. Pierre arriva ainsi sans difficulté jusqu'à Malavilla, autrement dit, Semlin[36]. Là il apprit par le bruit public que le comte de cette province, nommé Guzh[37], vassal de Coloman, avait comploté avec Nichita, prince des Bulgares et gouverneur de Belgrade, de piller les pèlerins. Les Hongrois et les Bulgares étant Chrétiens, Pierre ne voulut d'abord pas croire cela possible ; mais il fallut bien se rendre à l'évidence en voyant suspendues comme un trophée, aux murailles de Kalevala, les armes de seize pèlerins, compagnons de Gauthier. En conséquence, il ordonna de venger cette insulte et d'attaquer la ville. Un assaut vigoureux obligea les habitants à abandonner les murailles. Geoffroi de Burel, natif d'Étampes, et Renaud de Bray atteignirent les premiers le sommet des remparts. Les Hongrois, au nombre d'environ 7.000, s'enfuirent en toute bâte sers la citadelle, mais comme la porte en était trop étroite, le plus grand nombre furent atteints, avant d'avoir pu y pénétrer ; les croisés en firent un grand massacre ; d'autres s'étaient jetés dans le Danube ; ils furent engloutis par les flots ; quelques-uns s'échappèrent sur des bateaux. 4.000 Hongrois périrent dans cette journée, tandis que Pierre n'avait perdu que cent des siens. Après cette victoire il accorda à ses troupes cinq jours de repos dans la citadelle[38] : on y trouva en abondance des vivres, du grain, des moutons, des bêtes de trait et des chevaux.

Saisi de terreur en apprenant la victoire des pèlerins et en voyant les cadavres hongrois déposés par le Danube sur la rive de Belgrade, le prince Nichita s'éloigna de cette place et se replia jusqu'à Nisch, où il comptait attendre les croisés[39]. Les habitants de Belgrade abandonnèrent la ville après lui et s'enfuirent dans. les forêts et les solitudes qui abondent dans la contrée. Nichita comptait sur l'aide de l'empereur grec pour arrêter la marche des croisés et venger les Hongrois,

Six jours après, la bataille de Malavilla, Pierre reçut un message de la Villa advena Francorum[40] ; on le prévenait que Coloman réunissait une armée et se préparait à venger sur les pèlerine la violence faite à ses sujets : on l'engageait, en conséquence, à gagner au large au plus vite. Pierre n'avait à sa disposition que 150 bateaux, nombre insuffisant pour transporter promptement tous ses compagnons sur l'autre rive de la Save[41] ; on forma des radeaux et on passa ainsi, non sans subir quelques pertes, car un grand nombre d'hommes furent entraînés par les flots et tués à coups de flèches par les Petchénègues, embusqués sur la rive Bulgare. On envoya alors sept nacelles à la poursuite des Petchénègues, et on leur prit sept embarcations que l'on coula avec tout leur équipage. On amena à Pierre sept Petchénègues faits prisonniers[42] ; sur son ordre, ils furent passés par les armes en sa présence.

Marche à travers la Bulgarie.

Après avoir passé la Save, les pèlerins s'éloignèrent de Belgrade[43], voyagèrent à travers les immenses forêts de la Bulgarie[44] et, au bout de sept jours, atteignirent enfin la forte place de Nisch. fis établirent leur camp dans les prairies qui entouraient la ville et sur les rives de la Morawa. Par mesure de prudence on envoya au prince Nichita, qui se trouvait dans la place, des parlementaires chargés de lui demander l'autorisation d'acheter des vivres. Il y consentit, mais à condition que les pèlerins livreraient des otages. On remit au prince, en cette qualité, Gauthier de Breteuil et Godefroi Burel[45] ; les habitants offrirent alors en vente aux pèlerins des vivres en abondance, et eurent même la générosité de distribuer des aumônes aux pauvres de l'armée. La nuit se passa tranquillement ; le lendemain matin les otages avaient déjà été rendus et l'armée commençait à s'ébranler pour reprendre sa marche, lorsque cent traînards allemands, qui avaient eu querelle la veille avec un Bulgare et voulaient se venger, mirent le feu à sept moulins échelonnés le long du fleuve près du pont de la Morawa et à plusieurs maisons situées hors de la ville et les réduisirent en cendres. A cette vue les habitants coururent prévenir Nichas ; celui-ci réunit sur le champ ses Bulgares, ses Comanites et un grand nombre de Hongrois et de Petchénègues qu'il avait engagés comme Mercenaires pour la défense de la place[46] et se mit avec eux à la poursuite des pèlerins. Ils atteignirent les dernières troupes de la colonne et en firent un affreux carnage, s'emparèrent des voitures et des chariots qui composaient les équipages de l'armée, saisirent les femmes, les jeunes filles, les jeunes garçons et en firent leur proie : à l'époque où Albert écrivait sa relation, ces victimes de la guerre étaient encore retenues en captivité en Bulgarie[47].

Un chevalier, nommé Lambert, courut en toute hâte annoncer à Pierre, ce qui se passait. Pierre, qui avait déjà un mille d'avance[48], ignorait tout. Il réunit sur le champ les principaux de l'armée et leur représenta qu'à son avis les pèlerins avaient mal agi à l'égard de Nichita, et que, par conséquent, ce qu'il y avait de mieux à faire était de retourner en arrière et de faire la paix avec ce prince[49]. Ils revinrent donc sur leurs pas et rétablirent leur camp dans la même prairie, pour donner à Pierre le temps de présenter ses excuses à Nichita[50] et de lui réclamer les pèlerins prisonniers et les équipages. Mais tandis que Pierre conférait avec les plus prudes hommes de l'armée et cherchait en quels termes il devait présenter ses excuses[51], une troupe de mille jeunes écervelés, gens indisciplinés, insoumis, étourdis et entêtés, passèrent sans cause et sans réflexion le pont de pierre et commencèrent à assiéger les murs et les portes de la ville : mille autre de la même espèce se hâtèrent d'aller à leur aide, les uns par le pont, les autres en traversant la rivière, malgré les instances de Pierre et de tous les hommes sensés. Cependant, sauf ces 2.000, tous les autres restèrent auprès de Pierre[52]. Voyant cette division et comprenant que dans ces conditions, il leur serait facile d'avoir raison des 2000 révoltés, les Bulgares firent une sortie par deux portes à la fois, et mirent les croisés en fuite. Vingt d'entre ceux-ci tombèrent du pont dans la rivière, où ils se noyèrent ; 300 autres se perdirent sur des chemins qu'ils ne connaissaient pas et périrent, soit sous les coups de leurs ennemis, soit dans les flots[53]. Mais alors ceux qui étaient restés dans le camp, voyant leurs compagnons en péril, ne purent plus se contenir et commencèrent à courir à leurs secours. Ils se portèrent vers le pont, où s'engagea un furieux combat : les Bulgares restèrent vainqueurs et mirent les pèlerins en fuite. Pierre, voyant la déroute des siens, envoya à Nichita un certain Bulgare qui l'accompagnait pour faire avec lui le pèlerinage de Jérusalem, et fit demander au prince quelques instants d'entretien afin que l'on pût rétablir la paix des deux côtés : c'est aussi ce qui eut lieu[54]. Mais, tandis qu'un courant pacifique se répandait dans lu foule, que l'orage s'apaisait et que tout le monde à peu près était venu à résipiscence, une troupe de rebelles incorrigibles refusait de se soumettre et s'occupait de réparer les chariots et les voitures et de les charger pour se remettre en route[55]. Pierre, soutenu par Foulques et Reinold, fit à tous défense de partir jusqu'à ce que l'on sût si les négociations ramèneraient la paix ; mais il fut impossible de retenir ces rebelles insensés. Les habitants de la ville, voyant ce mouvement, crurent que les croisés se préparaient à fuir ; ils firent alors une sortie avec les soldats du prince, tombèrent sur les croisés, qu'ils poursuivirent l'espace d'un mille, en firent un véritable carnage et en emmenèrent un grand nombre en captivité[56]. La voiture qui portait la caisse militaire de Pierre se trouva dans le butin et fut ramenée à Nisch avec les prisonniers. Le prince fit verser l'argent dans son trésor[57] et distribua le reste du butin entre ses soldats. Une quantité innombrable d'hommes furent tués ; on ignore le nombre des enfants avec leurs mères, et des femmes, mariées ou non, qui furent réduits en captivité. Pierre et tous ceux qui purent échapper au massacre s'enfuirent par monts et par vaux à travers les déserts, comme des brebis poursuivies par les loups. A la fin, Pierre, Renaud de Bray, Gauthier, fils de Valeran de Breteuil, Geoffroi Burel et Foulques d'Aurel se retrouvèrent par hasard avec 500 fuyards sur le penchant d'une certaine montagne[58]. Il semblait que ce fût tout ce qui restait des 40.000 hommes dont l'armée s'était composée. Alors Pierre se prit à considérer sa situation et se mit à verser des larmes sur le sort de tant de milliers des siens qui avaient succombé, tandis que les Bulgares n'avaient perdu qu'un seul des leurs ; il s'étonnait que de ses 40.000 compagnons il y en eût encore un en vie[59]. Il fit sonner les trompettes afin de rassembler ceux qui pourraient se trouver dispersés dans les bois et dans les montagnes, et de continuer avec eux le pèlerinage. Avant le soir[60] 7.000 étaient retrouvés. Ils continuèrent à marcher et atteignirent une ville déserte où ils établirent leur camp pour attendre leurs compagnons[61]. Ils eurent alors à souffrir d'une grande famine ; car, dans cette ville abandonnée, il n'y avait point de vivres, les 2.000 voitures et chariots qui jusque là avaient porté les vivres pour les hommes et pour les bêtes, étaient perdus, et l'on n'avait trouvé personne qui pût en fournir d'autres. Ces évènements se passaient au mois de juillet, époque où, dans ces régions, la moisson est mûre[62]. Les pèlerins firent cuire tout le blé qu'ils purent trouver dans les champs autour de la ville et s'en nourrirent. Ils vécurent ainsi pendant trois jours. Pendant ce temps, le nombre des pèlerins qui se trouvèrent de nouveau 'rassemblés s'éleva à 30.000 : 10.000 avaient succombé.

Sur ces entrefaites le prince Nichita avait envoyé des messagers à Constantinople pour annoncer à l'empereur les évènements de Malavilla et de Nisch. L'empereur envoya alors des légats vers Pierre ; celui-ci avait déjà quitté la ville abandonnée ; ils le rencontrèrent à Sternitz[63] et lui remirent, ex edicto imperatoris, le message suivant : A la suite des plaintes qui lui étaient parvenues sur le compte des croisés, l'empereur interdisait à Pierre de s'arrêter, sur le territoire de l'empire, plus de trois jours dans une même ville, jusqu'à ce qu'il eût atteint Constantinople. Il avait donné ordre que, dans toutes les villes on vendît aux croisés les vivres nécessaires et qu'on ne leur opposât dorénavant aucun obstacle. Il voulait bien pardonner à Pierre le mal que les siens avaient fait à Nichita, parce qu'il savait combien ils l'avaient payé cher[64]. Ce message pacifique fit verser à Pierre des larmes de joie[65] et il rendit grâces-à Dieu de ce qu'après les avoir éprouvés si durement, et bien que leur malheur ne fût pas immérité, il permettait que lui et les siens fussent l'objet de la faveur d'un si illustre empereur.

Pierre, obéissant aux ordres de l'empereur, se dirigea de Sternitz sur Phinopolis[66] ; arrivé dans cette ville, il raconta ses malheurs. devant les habitants assemblés, et ceux-ci, émus de compassion, lui donnèrent quantité d'argent, de chevaux et de mulets[67]. Après avoir séjourné trois jours, les croisés, réconfortés par la générosité des habitants de Phinopolis, continuèrent leur route sur Andrinople, où ils prirent deux jours de repos, en dehors des murs de la ville[68]. Là Pierre reçut pour la deuxième fois des envoyés de l'empereur, venus pour l'engager à hâter sa marche, parce que l'empereur était extrêmement impatient de le voir[69]. Lorsqu'on arriva à Constantinople il fallut dresser le camp à quelque distance de la ville[70]. Mais l'armée reçut l'autorisation d'acheter tous les vivres dont elle avait besoin.

La relation que nous venons d'exposer est celle d'Albert, sauf quelques légères abréviations. Que faut-il en penser ? C'est, en somme, la seule qui soit originale et qui donne des détails sur la marche de l'Hermite à travers la Turquie actuelle, jusqu'à Constantinople : nous l'avons déjà dit plus haut[71]. Cependant, il est certain qu'elle ne laisse pas l'impression d'une exposition exacte des faits, sans quoi il est probable que Guillaume de Tyr, tout en croyant devoir la transcrire en meilleur latin, n'eût pas laissé de côté un si grand nombre de faits qui ne lui paraissaient pas cadrer avec son récit : ce qui ressort avec trop d'évidence chez lui, c'est une tendance, non pas tant à abréger, qu'à transformer le récit, et, nous l'avouons, sur bien des points nous lui donnons raison : comment, par exemple, admettre le passage où Albert raconte que les envoyés de l'empereur qui trouvèrent Pierre à Sofia lui exprimèrent le mécontentement de l'empereur au sujet des évènements de Nisch ?

Nous en aurions bientôt fini avec la relation d'Albert et, par suite, avec celle de Guillaume de Tyr, si nous pouvions partager l'opinion de Sybel[72]. Pour cet historien, la véracité d'Albert est au moins très problématique et, pour le démontrer, il s'appuie sur les mémoires d'Anne Comnène ; or, d'après cette princesse, Pierre serait arrivé à Constantinople à la tête de 100.000 cavaliers et de 80.000 hommes de pied[73], c'est-à-dire avec une armée formidable ; Sybel, il est vrai, n'admet pas ces chiffres, mais, selon lui, les évènements postérieurs démontreraient que cette armée était formée, non pas de malheureux déjà battus, mais d'hommes parfaitement en état de combattre ; il cite encore à l'appui de son opinion Orderic[74], ce chroniqueur qui semble avoir pris des informations toutes particulières sur le compte de Pierre. D'après lui, Orderic dirait positivement que l'Hermite traversa sans combattre la Hongrie et la Bulgarie, et toutes les autres sources qui plus tard abonderont en détails sur la bataille de Nicée, résumeraient tout ce voyage en quatre mots : Pierre arriva à Constantinople. Donc, pendant le voyage il ne se serait passé aucun évènement digne de mention. Ici Sybel va évidemment un peu trop loin. En effet, si les autres historiens gardent le silence sur la marche de Pierre à travers la Bulgarie, cela n'est pas une preuve que les données d'Albert soient historiquement fausses. Prenons d'abord la relation d'Orderic : il n'est pas exact que ce chroniqueur dise positivement que l'Hermite traversa la Bulgarie sans combattre ; le passage que Sybel a en vue est celui-ci : Hunnorum rex, tunc eis favebat, necessariumque subsidium in terra sua præbebat. Deinde transito Danubio per Bulgariam usque in Cappadociam (il faudrait, sans doute, lire Constantinopolim) venerant : or, ce passage n'a trait qu'à la marche de Gauthier, et n'affirme, d'ailleurs, nullement qu'il soit arrivé avec ses gens, sans combattre, jusqu'à Constantinople ; sur l'itinéraire de Pierre, depuis Cologne jusqu'à Constantinople, Orderic n'a que deux lignes[75] : Petrus Eremita cum multis Alemannis et Francis subsequens agmen præcesserat et regiam ad urbem applicuerat ; de ce qui a pu se passer pendant la route, pas un mot.

Le silence des autres historiens de la croisade, tels que Foucher, Raimond et les Gestes ou leurs copistes, ne fournit pas davantage une preuve en faveur du système de Sybel. S'ils ne parlent pas du voyage de Pierre, ils ne disent rien non plus sur la marche des colonnes commandées par Gottschalk, Volkmar et Emich, et cependant celles-ci furent bien taillées en pièces, soit en Hongrie, soit sur la frontière de ce pays ; c'est un fait hors de doute. La vérité est qu'aucun de ces écrivains n'a fait partie de l'expédition dirigée par Pierre, que les évènements qui ont pu signaler la marche des premières colonnes est resté, pour eux, à l'arrière-plan, en comparaison de tout ce qui concernait la principale armée ; cela est indéniable. De là vient que si Guibert fait parfois confusion, comme nous l'avons vu, et attribue à Pierre des actes que l'on doit mettre au compte d'Emich[76], il a pourtant eu vent de certaines choses qui lui ont fait admettre que Pierre n'avait point exécuté sa marche jusqu'à Constantinople sans sortir des conditions les plus pacifiques.

Cette remarque est également vraie pour la relation de Foulques[77]. La Chronique de Bari[78] confirme positivement, au moins d'une manière générale, le fait des combats livrés en Bulgarie et de l'état de famine auquel furent réduits les croisés : en effet, on y lit à l'année 1097 : Per montibus vel clausuris Bulgariæ similiter Ungariæ multi sunt occisi et necati fame, quia non erant conjuncti. Ces termes pourraient-ils s'appliquer à d'autres qu'aux bandes de Pierre et à celles d'Emich de Leiningen et de Gottschalk ? Toutes subirent des défaites et souffrirent de la famine, les premières en Bulgarie, les autres en Hongrie, tandis que les chroniqueurs qui ont suivi en personne les colonnes de Godefroi, de Raimond et de Bohémond ne signalent ni défaites ni famine pendant leur marche à travers la Bulgarie. Enfin, si nous étudions le témoignage d'Anne Comnène, malgré l'exagération évidemment inadmissible des chiffres qu'elle indique, il ressort de son récit que les bandes conduites par Pierre ont passé soit par les épreuves que décrit Albert, soit par d'autres épreuves analogues ; cela est indiscutable. Sans doute, Anne Comnène en parlant de foules de pèlerins n'a pas seulement présente à la pensée la troupe conduite par Pierre, celle dont il est question dans les relations des occidentaux, mais toutes celles qui l'avaient immédiatement précédée à Constantinople : c'est là ce qui peut justifier son estimation : laissons lui, d'ailleurs, la parole[79] : Les gens, enflammés comme d'un feu sacré, affluaient par bandes autour de Pierre, avec leurs chevaux, leurs armes et leurs vivres. Toutes les rues fourmillaient d'hommes dont le visage portait l'expression de la bonne humeur et de l'ardeur à suivre la voix du ciel. Derrière les guerriers Celtes on voyait une foule incommensurable d'hommes du peuple, avec femmes et enfants, tous la croix rouge sur l'épaule. Le nombre en dépassait celui des grains de sable au bord de la mer, et des étoiles du ciel. Ils s'étaient précipités comme des torrents, de tous les pays, et avaient envahi l'empire grec, en passant par la Dacie.... Les foules innombrables qui accouraient des régions les plus reculées, n'arrivèrent pas en une fois ; elles passaient la mer.... l'une poussait l'autre devant elle. Cela formait une cohue d'hommes et de femmes, comme, le mémoire d'hommes, on n'avait «encore jamais vu[80]. Pierre, parti de Lombardie[81], passa la mer, se dirigea sur la Hongrie et continua de là jusqu'à Constantinople. Il menait avec lui 80.000 hommes à pied et 100.000 hommes à cheval. Alexis lui conseilla, par bienveillance, d'attendre l'arrivée des autres comtes. Pierre ne l'écouta pas. Confiant dans la force de son armée, il passa en Asie et alla camper auprès de la petite ville d'Helenopolis. Ainsi s'exprime la fille de l'empereur. Le chiffre élevé auquel elle estime le nombre des compagnons de Pierre correspond exactement à l'impression qu'elle a décrite précédemment, lorsqu'elle les comparait au sable de la mer et aux étoiles du ciel. Comme plusieurs détachements avaient précédé Pierre à Constantinople, entre autres celui de Gauthier-sans-Avoir et un nombre assez considérable de Lombards[82] qu'Anne compte parmi les compagnons de Pierre, il n'y aurait rien d'étonnant à ce que, malgré les grandes pertes qu'il pouvait avoir éprouvées, ce renfort lui eût inspiré un nouveau degré de confiance dans la force et la valeur de son armée :. Anne dit cependant qu'Alexis conseilla aux pèlerins de rester en Europe jusqu'à l'arrivée du reste de l'armée, mais que Pierre, s'exagérant la force de son armée, méprisa cet avis ; par suite, elle lui attribue la responsabilité de la catastrophe arrivée à Nicomédie au mois d'octobre 1096. Tout cela est à vérifier, et nous nous réservons de serrer cette question de plus près. D'ailleurs, si le fait est vrai, si Alexis déconseilla sérieusement aux pèlerins de passer en Asie-mineure, l'attitude de l'empereur démontrerait tout au moins qu'aux yeux des grecs les bandes de l'Hermite n'étaient pas déjà tellement en état de combattre. Il n'y a donc pas lieu de s'appuyer sur la relation d'Anne Comnène pour nier que l'armée de Pierre ait été taillée en pièces pendant son passage en Bulgarie. Ajoutons que nulle part il n'y est directement indiqué qu'elle soit arrivée dans la péninsule sans avoir été inquiétée en route.

Tels sont les motifs qui font qu'il nous est impossible de regarder les faits rapportés par Albert comme très problématiques, ainsi que le voudrait Sybel ; nous croyons au contraire qu'il y a dans sa relation un fonds de vérité historique, mais qu'il est nécessaire de le dégager, parce que le chroniqueur l'a, suivant son habitude, recouvert d'un tissu de fables.

Ce qu'il y a, de fâcheux, c'est que nous ne possédions aucune relation méritant le titre de source, qui traite le même objet que celle d'Albert et puisse nous servir à la contrôler sur les points de détail. La courte notice contenue dans la Chronique de Bari confirme seulement une chose ; c'est que l'armée de Pierre n'a pas traversé la Bulgarie sans y faire des pertes considérables : elle n'entre point dans les détails. Guillaume de Tyr n'a pas non plus puisé à une autre source la description qu'il fait du passage de l'Hermite en Bulgarie ; il a changé, ajouté ou retranché, uniquement d'après sa propre inspiration. Même remarque pour les relations de Roger de Wendover et de Mathieu Paris. Mais lorsqu'on connaît la méthode d'Albert, lorsqu'on est assez heureux pour pouvoir comparer sa relation avec des sources exactes, on finit nécessairement par reconnaître qu'il est presque toujours possible de découvrir, dans des passages aussi longs que celui qui nous occupe en ce moment, le fonds de vérité historique que les sources présentent avec plus de simplicité ; après ce premier travail, on pourra établir, pour le reste, le degré plus ou moins grand de probabilité et élaguer ce qui est exagéré ou faux. Prenons, si l'on veut, un exemple ; les évènements qui se rattachent au séjour de Pierre et de son armée sur la Côte d'Asie-mineure fournissent à Albert l'occasion d'écrire un long récit. Les Gestes et, pour une partie, Anne Comnène nous fournissent le moyen de reconnaître comment les choses se sont passées en réalité jusqu'au désastre de Nicée, et, grâce à ce contrôle, nous ne pouvons nier que, si sur bien des points Albert fait confusion et se lance dans la légende, le tableau qu'il déroule sous nos yeux ne reproduise cependant les renseignements verbaux qui lui sont indubitablement parvenus par des tiers qui avaient eux mêmes assisté aux évènements ou les avaient appris de témoins oculaires. Il ne faut pas perdre ceci de vue. Dès le commencement de son livré Albert dit qu'il se propose de transmettre à la postérité le souvenir des choses qui lui ont été rapportées par des témoins oculaires[83], et, dans le cours du récit, il se réclame fréquemment de ces témoins oculaires ; il y a déjà dans cette assurance quelque chose qui nous enlève le droit de rejeter sans autre forme de procès ; et sous prétexte qu'elles seraient inventées, des parties entières de son œuvre, parce que, sur certains points de détails, d'autres chroniqueurs garderaient le silence. En effet, nous pouvons supposer à bon droit que, la plupart des choses que raconte Albert à propos de la marche de Pierre à travers la Bulgarie, il les a apprises de la bouche de témoins oculaires. De plus, on ne trouverait pas dans toute son œuvre un autre morceau de l'importance de celui qui nous occupe, dont on puisse dire qu'il est entièrement inventé. Si donc à propos de la question que nous étudions en ce moment les sources nous manquent pour contrôler les détails, ce n'est pas un motif suffisant pour rejeter le récit d'Albert en entier nomme appartenant au domaine de la légende[84].

C'est par l'effet de cette considération que, dans notre édition de l'Hierosolymita d'Ekkehard[85], nous avons cru devoir admettre comme conformes à la vérité les points essentiels du récit d'Albert, et spécialement le massacre de Semlin[86], la déroute de Nisch[87] et la disette pendant la traversée de la Bulgarie[88] ; il en est de même pour le fait que l'empereur grec a envoyé des légats au devant de Pierre[89] ; sur ce point, le témoignage d'Anne Comnène est là et il a une valeur indiscutable : L'empereur, dit la princesse, avait donné à certains généraux, qui se trouvaient à Dyrrachium et à Anion, l'ordre d'aller pacifiquement à la rencontre des croisés et de leur faciliter des approvisionnements par tous les moyens, mais en même temps de les surveiller exactement pendant la marche, et, s'ils se permettaient quelque écart, de les faire rentrer dans l'ordre, au besoin en les combattant, mais sans s'engager à rond[90]. Il n'est point douteux qu'Alexis dut prendre les mêmes mesures à l'égard de Pierre, dès qu'il fut, informé de son arrivée ; d'ailleurs Anne Comnène confirme indirectement cette supposition, puisque, chose assez singulière, elle fait venir l'Hermite de Lombardie, c'est à dire précisément par la route sur laquelle Alexis avait envoyé des légats chargés de surveiller les croisés. En 1101 il appliqua de nouveau ce moyen de protéger ses états contre les entreprises possibles des armées de passage, mais il le fit de la manière la plus blessante et la plus mesquine ; Ekkehard, qui traversa alors la Bulgarie avec un corps allemand, suivant la même route qu'autrefois Pierre, fournit à cet égard, tous les renseignements désirables[91]. Il est tout indiqué que les vassaux d'Alexis qui eurent les premiers à sentir les effets de l'affluence des croisés durent informer leur souverain de leur approche. Le combat de Semlin et le massacre qui s'ensuivit ne firent peut-être pas autant de victimes qu'on l'a dit, mais ce fut sans doute un motif suffisant pour déterminer l'Hermite à s'éloigner de la Hongrie au plus vite. Dans ce cas il ne dut pas revenir camper une seconde fois à Belgrade ; Guillaume de Tyr l'admet sans motif, car Albert n'en dit rien. Probablement aussi les choses se passèrent à Nisch autrement qu'Albert ne le raconte. Mais il faudra bien admettre comme historiquement vrai que les Bulgares, provoquât par l'indiscipline et les pilleries des croisés, les attaquèrent, et qu'il s'en suivit un combat sérieux, à la suite duquel la queue de la colonne fut poursuivie et le convoi de l'armée enlevé par les Bulgares, comme butin de bonne prise ; que le désordre et la confusion furent la suite de cet échec ; qu'un grand nombre de pèlerins s'éparpillèrent dans les forêts et dans des contrées dénuées de chemins ; qu'il fallut plusieurs jours pour en rallier le plus grand nombre, et qu'une partie d'entre eux y perdirent la vie. Mais ce qui serait une chose inouïe dans l'histoire, c'est que du côté de Pierre 10.000 hommes eussent succombé, tandis que les Bulgares n'en auraient perdu qu'un seul ; c'est un exemple typique du style légendaire d'Albert ; personne d'ailleurs ne le croira.

Une autre partie da récit qui présente tout aussi peu de vraisemblance, c'est celle qui concerne les négociations de Pierre avec Nichita. Impossible d'apporter un peu de clarté dans cet exposé embrouillé, ni de découvrir comment les choses ont dû se passer en réalité ; la difficulté est d'autant plus grande, que le chroniqueur prête à l'Hermite un caractère singulier et plein de : contradictions ; devant Maleville, ne respirant que la vengeance, il fait donner l'assaut à la ville ; devant Nisch il ne montre que faiblesse et lâcheté : en ne sait véritablement plus où l'on en est avec lui et si l'on doit attribuer les faits racontés par Albert à un seul et même personnage.

Le chroniqueur est, au contraire, absolument digne de foi, lorsqu'il nous dit qu'après avoir perdu une partie de leurs convois et de leurs vivres, les croisés durent faits de longues étapes à travers une région stérile et couverte de forêts, et qu'ils eurent à souffrir de la disette avant d'atteindre Sophia : le fait est confirmé par la chronique de Bari. C'est à Sophia qu'ils rencontrèrent les premiers enrayée impériaux. Si ces envoyés étaient effectivement chargée par l'empereur d'exprimer son mécontentement au sujet des pénibles évènements survenus pendant la marche des pèlerins, leurs plaie tes ne pouvaient point porter sur les évènements de Nisch ; il était impossible que, dans le délai de quatre jours, l'empereur en eût été informé et eût envoyé jusqu'à Sophia des légats chargés d'exprimer son déplaisir. S'ils ont réellement rempli une mission de ce genre, il ne pouvait être question que du voyage de Gauthier-sans-Avoir et des violences exercées à Maleville. A partir de Sophia les légats de l'empereur mirent leur autorité au service de l'armée pour lui procurer des vivres. À Andrinople Pierre trouva de nouveaux légats venus de la part de l'empereur pour lui exprimer de la manière la plus flatteuse combien leur maître était impatient de les recevoir dans sa capitale : ce vif désir n'était peut. être pas une pure flatterie ; depuis l'arrivée des premières bandes de croisés, l'empereur savait à quoi s'en tenir sur leur compte, et il se peut bien qu'il comptât sur l'aide du plus influent de leurs chefs pour les éloigner au plus vite de sa capitale ; c'est aussi ce qui fut fait. Au reste, ces exemples de politesse flatteuse répondent parfaitement à l'attitude générale de l'empereur grec ; dès le commencement il avait travaillé à persuader les Occidentaux de servir ses plane[92] ; Guillaume de Tyr a donc eu tort de ne point parler de ce second envol de légats. Albert ne fixe point la date de l'entrée de Pierre à Constantinople, mais, d'après les Gestes, il est certain qu'il y arriva le 30 juillet.

Nous pensons avoir esquissé d'une manière suffisante les évènements qui signalèrent le passage de Pierre l'Hermite eu Bulgarie, ceux du moins qui ne peuvent pas être l'objet d'un doute. Les détails que donne Albert ne forment pas une base assez solide pour que nous osions nous en servir pour tracer un tableau plus achevé : il faudrait avoir à sa disposition d'autres sources plus sûres, mais, nous l'avons déjà dit, elles n'existent pas[93].

Durée de la marche de Pierre, de Cologne à Constantinople, du 29 avril au 30 juillet 1096.

Il ne nous reste plus qu'à essayer brièvement de fixer la date des événements qui nous ont occupés jusqu'ici, après quoi nous reprendrons la suite de notre récit, et nous raconterons le séjour de l'Hermite à Constantinople et la déroute de son armée ; pour cette partie de notre étude nous possédons une base plus solide dans la relation des Gestes et dans les mémoires d'Anne Comnène.

Comme nous l'avons déjà vu, Pierre, parti de France au mois de mars 1096, est arrivé à Cologne le 12 avril (Samedi-Saint) ; il en est reparti après y avoir demeuré huit jours, le 19 ou le 20, par conséquent, et il est arrivé à Constantinople le 30 juillet[94]. En dehors de ces dates bien établies, nous savons par Albert[95] que, pendant le mois de juillet, en Bulgarie, Pierre a subi les revers dont nous avons parlé, et, par Orderic, que Gauthier de Pexejo est mort dans le courant du même mois à Philippopoli[96], Ainsi, Pierre mit 3 mois et 10 jours à se rendre de Cologne à Constantinople. Étant donné l'état déplorable des routes à cette époque, cela n'a rien d'exagéré ; et encore, plus d'une fois sans doute le mauvais temps a dû entraver la marche, en forçant les pèlerins à séjourner sur l'un ou l'autre point du parcours plus longtemps qu'on n'avait projeté de le faire. Peut-être aussi Pierre a-t-il un peu prolongé son séjour dans quelques villes importantes de l'Allemagne du sud, comme il l'avait fait à Cologne. De cette ville à la frontière méridionale de la Hongrie, on peut estimer le temps employé aux deux tiers de 'la durée totale du voyage, mais nous ne sommes pas en mesure de préciser davantage et d'indiquer comment ces deux tiers se sont répartis. sur l'espace parcouru. Nous ne risquons pas de nous tromper de beaucoup en plaçant à la fin de juin l'arrivée de Pierre à Semlin ; il a donc parcouru la distance de cette ville à Constantinople en cinq semaines au plus. De Belgrade à Andrinople, il y a 137 ¼ lieues ; de cette dernière ville à Constantinople, 48 lieues[97]. En l'an 1101 le duc Welf parcourut ce chemin à la tête de sa bande avec une rapidité extraordinaire ; il faisait neuf lieues par jour ; mais cette promptitude s'explique : il était sans doute harcelé par les Petchénègues et voulait se soustraire à leurs importunités[98]. L'Hermite était, en somme, dans des conditions plus favorables[99], car, sauf entre Nisch et Sophia, rien ne vint l'obliger à hâter particulièrement la marche. Parfois Albert a noté la durée du séjour de Pierre dans certaines villes ; il aurait rendu un plus grand service à la postérité, si, au lieu de cela, il avait indiqué la date précise de chaque arrêt pendant la traversée de la Bulgarie. Pierre s'arrêta donc à Semlin cinq jours[100], et en partit le sixième[101]. Il traversa la Serbie et arriva à Nisch le septième jour[102]. Le séjour devant cette ville dura en tout deux jours[103], la marche de Nisch à Bala Palanka, à travers une région inhospitalière, trois jours[104] ; le séjour à Sophia n'est pas indiqué ; à Philippopoli et à Andrinople, chaque fois deux jours[105]. Enfin, comme on l'a déjà vu, l'armée atteignit Constantinople le 30 juillet[106].

D'après ces indications il n'est pas impossible de rétablir la date de chaque étape : voici comment[107] : D'Andrinople à Constantinople il y a 48 lieues ; Pierre n'a très probablement pas. dû mettre plus de temps que pour aller de Belgrade à Nisch, qui sont situées à une distance égale, 47 ½ lieues ; soit sept jours. Il faudrait donc placer le départ d'Andrinople au 23 juillet, et l'arrivée dans cette ville au 20. La distance de Philippopoli à Andrinople est de 31 lieues ; l'armée l'a probablement parcourue en quatre jours, ce qui place le départ de Philippopoli au 17 juillet, et l'arrivée dans cette ville au 14. De Sophia à Philippopoli il y a 29 ½ lieues : quatre jours ont également dû suffire : cloné, départ de Sophia le Il juillet ; arrivée dans cette ville le 8. En effet, d'après l'ordre qu'il avait reçu des légats d'Alexis, Pierre n'a pas dû s'arrêter dans cette ville plus de trois jours[108]. De Sophia à Bala Palanka, 6 lieues, de là à Nisch, 24 ½ lieues ; les croisées parcoururent la dernière distance en trois jours ; l'autre certainement en un ; on trouve, de la sorte, pour les évènement de Nisch, les dates du 3 et du 4 juillet[109] : d'après cela, les pèlerins étaient arrivés à Semlin le 20 juin et en étaient repartis le 26 pour Belgrade.

Nous avons déjà eu l'occasion de dire qu'Orderic indique l'époque de la mort de Gauthier de Pexejo ; si nous rapprochons ce qu'il dit du calcul que nous venons d'établir, nous trouvons que la mort de ce pèlerin n'a pu arriver que dans la première moitié du mois de juillet, quelques jours su moins avant l'arrivée de Pierre à Philippopoli, et très probablement dans le premiers jours du mois ; en effet, s'il en était autrement, il faudrait admettre que Gauthier de Pexejo était parti avec Pierre et non avec son neveu, Gauthier-sans-Avoir, et, dans ce cas, sa mort se placerait entré le 14 et le 16 juillet ; mais cela n'est pas probable et s'accorde mal avec les expressions d'Orderic, car os chroniqueur fait mourir Gauthier de Pexejo à Philippopoli et parle de cet évènement avant de dire que, de Cologne à Constantinople, Pierre a suivi la même route que Gauthier-sans-Avoir.

En arrivant à Constantinople, Pierre y trouva un nombre assez considérable de pèlerins venus de Lombardie[110] et Gauthier-sans-Avoir, qui s'était séparé de lui à Cologne et avait pris les devants. Au concile de Clermont, la capitale de l'empire grec avait été désignée comme lieu de rendez-vous[111] ; c'est pourquoi ces premières bandes, comme le firent aussi les autres après elles, avaient été individuellement dirigées vers la ville impériale ; sans doute aussi elles comptaient trouver en Alexis un protecteur énergique et un allié puissant.

Arrivée et séjour à Constantinople, 30 juillet 1096.

En effet, c'était Alexis qui avait écrit au pape Urbain, afin d'obtenir, par son intermédiaire, les 'emmura dont il avait besoin pour repousser les Seldjoucides de plus en plus pressants[112] ; c'était lui qui, au commencement de l'année 1095, avait envoyé en Occident cette ambassade, qui s'était présentée dans le courant du mois de mars au. concile de Plaisance et à laquelle le pape avait donné l'assurance de ses bonnes dispositions à l'égard de l'empereur[113]. Il est bien possible qu'en Lombardie on eût commencé dès cette même année 1095 à faire des préparatifs de départ ; en tout cas, dans les parties de l'Italie septentrionale où dominaient les partisans d'Urbain, les esprits étaient tellement préparés à la croisade que c'est de là qu'eurent lieu les premiers départs, sinon en 1095, du moins dès le moment où le pape fit, en France et dans la haute Italie, de nouveaux efforts pour rallier des partisans à ses projets.

Il est vrai que le plus grand nombre des croisés Lombards ne partirent qu'en 1101, sous la conduite d'Anselme de Buis, archevêque de Milan, à qui le pape avait, au printemps de l'année 1099, adressé une exhortation spéciale à cet égard[114]. Néanmoins il est certain qu'en arrivant à Constantinople Pierre y trouva un nombre assez considérable de Longobards qui l'y avaient précédé. L'auteur anonyme des Gestes le dit expressément[115], et Anne Comnène le confirme ; en effet, elle se figure que toutes les bandes de croisés, y compris celle de Pierre, sont venues de Lombardie à Constantinople[116]. Elle emploie le mot Λογγοβαρδία pour désigner non seulement la Lombardie actuelle, mais aussi l'Italie du centre et du midi[117] ; ce qui l'a ainsi induite en erreur, c'était sans doute que la première bande arrivée avait désigné la Lombardie comme son point de départ, et que la plupart de celles. qui arrivèrent plus tard en venaient aussi.

La vue de ses bandes et leur présence dans la capitale ne devait être rien moins qu'agréable à l'empereur. Il' avait probablement compté sur une armée bien organisée et espéré que, réunie à ses mercenaires, elle mettrait un terme aux incursions des Seldjoucides, peut-être même les rejetterait en dehors de l'Asie-mineure[118]. Si telle avait été son attente, elle devait être bien déçue : il voyait arriver une multitude d'hommes sans éducation militaire, avec des allures de partisans, suivis d'une. cohue de gens de bas étage avec femmes et enfants ;- en vérité cette agglomération n'était pas faite pour inspirer confiance dans le rétablissement des affaires de l'empire, et déjà on pouvait voir poindre le derme qui devait amener sa destruction ; tous ces gens se conduisaient comme de véritables barbares ; chaque jour ils commettaient des actes de vandalisme ; les églises même n'étaient point à l'abri de leurs déprédations ; ils allaient jusqu'à voler le plomb dont leurs voûtes étaient recouvertes, pour le revendre aux Grecs[119]. Il importait donc, pour Alexis, de se débarrasser d'eux au plus vite. Tant que les Lombards avaient été seuls, puis quand Gauthier-sans-Avoir était arrivé avec ses gens (vers le 20 juillet)[120], leur présente dans le voisinage de la capitale pouvait être encore supportable ; ils logeaient sans doute en dehors de la ville ; Albert le dit positivement, et les Gestes le donnent à entendre[121] ; l'empereur avait donc pu leur donner le conseil d'attendre, pour passer la Bosphore, l'arrivée des princes, annoncée d'un moment à l'autre. Mais, lorsque Pierre, fat arrivé avec ses bandes, le nombre de ces hôtes incommodes reçut un accroissement considérable, l'empereur reconnut l'impossibilité de les maîtriser et il dut comprendre. qu'Il était de nécessité absolue de ne point les laisser prolonger leur séjour sur le sol de l'Europe ; c'est pourquoi il les obligea à passer de l'autre côté du Bosphore. Les bandes de Pierre n'avaient campé que cinq jours devant Constantinople. Le 5 août on commença à transporter les premiers détachements sur la côte de Bithynie, et l'empereur se vit enfin délivré de œ désagréable voisinage[122].

Pierre est reçu en audience par Alexis.

Pierre avait été reçu en audience par Alexis, sinon le jour même de son arrivée à Constantinople, tout au moins, assurément, le lendemain, 31 juillet[123]. Après avoir rapporté que Pierre avait trouvé à Andrinople des envoyés de l'empereur chargés de lui exprimer au nom de ce prince le désir de le voir en personne, Albert donne encore des détails sur cette audience : d'après lui, Pierre, accompagné de Foucher de Chartres, fut conduit par les légats en présence de l'empereur ; il entra dans le palais sans donner signe d'intimidation, et salua l'empereur au nom de N. S. Jésus-Christ. Il lui raconta en détail les épreuves subies sur la route de Constantinople ; et lui dit qu'il allait être suivi de près par des princes et des comtes, nobles et puissants, déterminés comme lui à marcher sur Jérusalem. L'empereur, apprenant de la bouche de Pierre quels étaient ses desseins (comme s'il ne les avait pas déjà connus !) lui demanda ce qu'il désirait obtenir de lui[124]. Pierre le pria de faire procurer des vivres à lui et à ses compagnons, car il avait perdu tout son avoir par l'imprudence et l'opiniâtreté de ses gens[125]. Alexis lui fit donner par charité 200 besants d'or et fit distribuer à ses compagnons un boisseau de monnaie dite Tartaron[126]. Puis il le congédia en le comblant de gracieusetés et d'honneurs.

Ce que l'on trouve surtout dans cette relation d'Albert, c'est l'idée que l'on s'était faite parmi les pèlerins et ce que l'on racontait sur l'attitude de Pierre en face de l'empereur et sur l'accueil que celui-ci lui avait fait. De ce qui dut faire assurément le sujet principal de l'entretien, c'est à dire de ce qu'allait devenir son armée et de sa conduite, par un mot ; mais heureusement nous avons les mémoires d'Anne Comnène. L'empereur avait-il l'intention de se faire prêter serment d'allégeance par Pierre, comme il le demanda aux comtes qui vinrent après lui ? c'est possible, mais peu probable. Il s'était, sans doute, vite rendu compte que de pareilles bandes seraient impuissantes contre l'ennemi commun et que, si elles se hasardaient à aller de l'avant, elles courraient infailliblement à leur perte. Il dut assurément appeler l'attention de l'Hermite sur ce danger ; non pas qu'il ait déconseillé de passer le Bosphore, car les croisés pouvaient séjourner sur l'autre rive sans courir de danger immédiat, et l'auteur des Gestes ne' doit exprimer que la vérité lorsqu'il raconte qu'Alexis les força à passer en Asie-mineure ; mais le conseil que l'empereur donnait à Pierre ne pouvait : s'appliquer qu'à son attitude sur l'autre rive : il l'engageait à s'y tenir tranquille et à attendre les barons d'Occident. Cette supposition n'est point en contradiction avec les expressions d'Anne Comnène, et par conséquent il n'en existe point non plus entre elle et les Gestes[127]. Si les expressions employées par Anne Comnène signifiaient qu'Alexis conseilla à l'Hermite de ne pas faire traverser le Bosphore à ses gens, mais que celui-ci passa sur la rive asiatique en dépit de l'avertissement de l'empereur, il y aurait contradiction entre cette relation et celle des Gestes ; mais nous n'avons aucune raison pour douter de la véracité de cette dernière, et il y aurait lieu de s'étonner de ce que l'empereur n'eût pas pris à l'égard de cette multitude des mesures de précaution de nature à mettre la ville et ses environs à l'abri des dommages dont elle les menaçait. Il y a un moyen de mettre ces deux relations d'accord ; c'est de dire que l'empereur essaya, par ses conseils, de retenir l'Hermite sur la côte d'Europe, mais que, s'apercevant ensuite de l'indiscipline des croisés, il leur donna immédiatement l'ordre de passer sur l'autre rive, et que. ce changement fut le résultat d'un travail très rapide qui se serait fait dans son esprit ; mais nous croyons, et non sans motif, que si la fille de l'empereur écrivit plus tard dans les termes où elle l'a fait, ce fut dans l'intention de laver son père de tout soupçon d'avoir été cause du malheur des croisés. En effet, aux époques qui suivirent ces évènements, on ne pouvait pas ignorer à la cour d'Alexis que les Occidentaux accusaient l'empereur de toutes les infortunes qui frappèrent les croisés en 1101 sur la côte de Bithynie et devant Antioche[128]. Si elle avait écrit : À l'arrivée des pèlerins, Alexis les obligea à passer le Bosphore, ce qui, dans le fait, était la vérité, elle aurait, par là même, désigné son père à la postérité comme le principal auteur du désastre de ces bandes. Aussi ne dit-elle pas un mot de leur inconduite effrénée devant Constantinople ; cela se serait mal accordé avec le conseil que, suivant elle, son père leur aurait donné de rester dans le voisinage immédiat de sa capitale. Une des plus fortes raisons pour s'en tenir à la version des Gestes, c'est que l'auteur lui-même ne semble nullement blâmer l'empereur ; au contraire, il rejette la responsabilité de la mesure d'urgence prise par Alexis sur l'indiscipline des croisés, tandis qu'il n'eût pas manqué, de le blâmer énergiquement, s'il avait pu lui donner l'ombre d'un tort. Il est vrai qu'à la fin 'de sa relation il dit, mais sans le prouver, que l'empereur se réjouît fort du désastre des croisés ; depuis lors tous les copistes des Gestes ont accepté ce renseignement comme argent comptant[129]. Le but que poursuit Anne Comnène, au contraire, c'est de faire passer son père pour innocent aux yeux du monde et, en particulier, des Occidentaux et, assurément, alors même qu'il ne l'eût pas été, elle n'aurait pas signalé une circonstance faite pour compromettre sa mémoire.

Marche sur Nicomédie.

Nous avons vu que le plus grand nombre des compagnons de Pierre passèrent le Bosphore le 5 août : on les débarqua sur la rive opposée, en face de Constantinople : cette opération se prolongea sans doute encore le lendemain et peut-être même plusieurs jours de suite, car il n'était pas possible de transporter en un seul jour une foule pareille d'une rive à l'autre[130]. Si nous en croyons Albert, à peine débarquées sur le rivage de Bithynie, les bandes de pèlerins se seraient remises en marche, sur la route de Nicomédie ; elles auraient fait leur première étape et passé leur première nuit à Nicomédie, et, le lendemain, elles se seraient avancées jusqu'à Civitot où elles auraient campé[131]. Tel est, à notre avis, le sens des expressions d'Albert. Mais les Gestes disent qu'en Asie-mineure les croisés continuèrent de plus belle le cours de leurs méfaits, pillant et brûlant les maisons et les églises, jusqu'au jour où ils arrivèrent à Nicomédie[132] ; d'après cela, il est difficile d'admettre que leur marche le long du golfe de Nicomédie se soit exécutée en un seul jour : ils ont- dû, au contraire, faire cette route en plusieurs étapes. Le mot tandem employé par le chroniqueur indique bien que les choses n'ont pas marché si vite. Il est cependant possible qu'un détachement se soit avancé jusqu'à Nicomédie dès le premier jour (5 août 1096).

Arrivée à Helenopolis (Civitot).

A cette époque Nicomédie était ruinée et inhabitée[133] ; aussi les pèlerins ne s'y arrêtèrent-ils pas plus d'une nuit et, le lendemain, reprenant leur marche le long de la rive méridionale du détroit, ils atteignirent la ville nommée Helenopolis, suivant Anne Comnène[134], Civitot suivant Albert[135] et les Gestes[136].

Malgré les apparences il ne faut pas se hâter de voir une contradiction dans ces différentes désignations d'une même localité. Quelques auteurs ont supposé que le Civitot d'Albert et des Gestes devait être situé sur le golfe de Moudania et correspondre à la ville actuelle de Kemlik ; cela est inadmissible : rien, dans les chroniques, ne donne lieu de faire cette supposition ; cependant cette opinion a récemment trouvé des défenseurs, tels que Prokesch-Osten[137], Peyré[138], les éditeurs du Recueil[139], Guarmani[140], et, en dernier lieu, Röhricht[141].

Peyré prétend qu'à l'époque du siège de Nicée (juin 1097), il était matériellement impossible de transporter par terre, depuis Civitot jusqu'au lac Ascanien, des vaisseaux de grande longueur, comme l'ont fait, dit-on, les gens à Alexis[142] ; en effet, c'aurait été quelque chose d'extraordinaire. Mais, en y regardant de près, nous trouvons qu'aucun des témoins oculaires ne dit rien de pareil. Il ne ressort positivement de leurs relations qu'une seule chose ; c'est qu'on a lancé des vaisseaux sur le lac pendant la nuit ; mais il n'y a pas un mot qui indique qu'ils eussent été transportés et transportés en une seule nuit depuis Civitot[143] ; ce renseignement se trouve, il est vrai, dans Guillaume de Tyr, et c'est à ce Chroniqueur que Peyré l'a emprunté, mais il ne mérite aucune créance ; il ne vient que d'une altération injustifiable que Guillaume a fait subir au texte du passage correspondant d'Albert : en effet, il a remplacé l'expression indéterminée noctis pendant la nuit, par l'expression unius noctis[144]. Abstraction faite de ceci, il reste à savoir si les vaisseaux auraient pu être transportés en une nuit, depuis Civitot, c'est-à-dire depuis le golfe de Nicomédie jusqu'au lac Ascanien ; or, ce serait un fait assurément extraordinaire, mais non absolument impossible, et il n'y aurait pas moins lieu de s'étonner si ce transport avait eu lieu depuis la ville actuelle de Kemlik, d'autant plus que Foucher écrit : Tunc naviculas aliquanctas de Civitot usque Nicæam cum bobus et funibus per terram attraximus quasi in lacum, juxta urbem imposuimus ad custodiendum urbis introitum. Kemlik est située an bord de la mer, à trois lieues à l'ouest du lac Ascanien, et Nicée s'élevait au bord du lac sur la rive orientale ; la longueur du lac est égale à trois fois sa largeur[145]. Il serait étonnant qu'après avoir transporté les vaisseaux depuis Kemlik jusqu'au lac Ascanien, les croisés, au lieu de les lancer à l'eau sur la rive occidentale, se fussent donné la peine de les traîner encore le long du lac, et de faire ce long trajet pour aller les lancer près de Nicée ; il ressort donc clairement du passage de Foucher que les vaisseaux ont été transportés non pas de l'ouest, c'est-à-dire du golfe de Moudania, mais du nord, c'est-à-dire du golfe de Nicomédie : une route reliait, précisément, Nicée à Nicomédie. D'ailleurs pourquoi ne pas s'en rapporter à l'indication précise de Villehardouin, témoin oculaire de la quatrième croisade, et qui connaissait bien ce pays ? Li Chivetot, qui siet sor le goffre de Nichomie d'autre part, devers Nike. Cette indication de Villehardouin[146] détermine suffisamment et positivement la position de cette localité sur le golfe de Nicomédie ; Paulin Paris a relevé ce point avec raison[147]. Enfin, Foucher, témoin oculaire, qui fit route, l'année suivante, de Nicomédie à Nicée, et qui put voir encore le rivage du golfe de Nicomédie couvert des ossements blanchis des malheureux massacrés à Civitot, décrit ce spectacle dans les termes que voici : O quot capita cassa et ossa occisorum ultra Nicomediam, prope mare illud in campis jacentium tune invenimus quos ipso anno, ignaros, et usui sagittario modernos Turci peremerant : unde moti pietate, lacrymas multas ibi perfudimus[148]. Ainsi, d'après ce passage encore, Civitot devait être située sur le golfe de Nicomédie. Toutes ces citations nous mettent à même de reconnaître que Civitot était située sur la rive méridionale du golfe d'Astacénie et que si cette localité n'était pas identique avec Helenopolis, ce qui, d'ailleurs, est conforme à notre opinion, elle était, en tout cas, dans le voisinage immédiat de cette ville. En effet, Albert nous apprend qu'il y avait tout auprès de Civitot une vieille forteresse abandonnée, où 3.000 croisés environ se refugièrent pour échapper à la poursuite des Turcs[149]. Ainsi, de deux choses l'une : ou bien le point de débarquement se nommait Helenopolis, et la forteresse Civitot, ou bien c'était l'inverse ; Anne a employé le premier de ces deux noms et les chroniqueurs occidentaux le deuxième. Quoi qu'il en soit, il est certain que, si ces deux noms ne désignent pas un seul et même endroit, les deux localités étaient situées, tout près l'une de l'autre Sur la rive méridionale du golfe astacénique, et qu'étant donné le nombre immense des compagnons de Pierre, leur campement devait naturellement s'étendre au loin et embrasser plusieurs localités voisines. C'est ce que semble indiquer l'auteur des Gestes : d'après lui c'est à Nicomédie que les forces des croisés se seraient divisées, comme nous le verrons plus loin, et il n'est point douteux que, dans son opinion, cette ville n'ait été le principal centre de l'armée pendant le temps qu'elle resta campée sur les bords du golfe de Nicomédie[150].

Ainsi Helenopolis ou Civitot serait la localité aujourd'hui conne sous le nom de Hersek[151]. C'est là que Pierre établit son camp ; c'est là qu'il reçut les envoyés d'Alexis chargés de lui porter le conseil de ne point s'engager davantage et de ne point marcher. sur Nicée avant l'arrivée des renforts attendus. De là l'armée était reliée directement avec Constantinople, d'où elle pouvait facilement faire venir des vivres[152]. C'est là qu'elle se serait reposée pendant deux mois, à l'abri du besoin et des attaques de l'ennemi. Ce renseignement est fourni par Albert et reproduit par Guillaume de Tyr[153]. Mais les Gestes disent que les croisés continuèrent sur la rive de Bithynie leurs actes d'indiscipline et de vandalisme : si le renseignement que nous avons rapporté avant celui-ci était exact, il faudrait donc admettre qu'ils ne recommencèrent leurs excès qu'au bout de deux mois : c'est impossible. Les diverses dates indiquées dans les Gestes suffisent à elles seules pour rendre cette supposition inadmissible ; de plus, il n'est que trop certain qu'eussent-ils été relativement peu nombreux, des gens assez osés pour se permettre de voler, dans les environs mêmes de la capitale, les toitures de plomb des églises et de piller les palais, trouvant partout, sur l'autre rive du Bosphore, des objets faits pour tenter leur convoitise, n'ont pas dû se priver de les saccager et de commettre toutes sortes d'excès qui les désignaient aux mépris de leurs compagnons plus honnêtes. Un passage de la chronique de Zimmern[154] fait une peinture si frappante de la conduite des Allemands, qu'après l'avoir tu on ne peut plus attacher aucune valeur à l'indication d'Albert ni admettre ces deux mois de repos dans le calme le plus complet. En route, est-il dit dans ce passage, et non loin de Nicée les provisions et les vivres de toute espèce vinrent à manquer au corps des Allemands ; mais comme on leur avait dit que les Turcs étaient en force et qu'ils avaient établi leur camp non loin de là ils n'allaient tout d'abord au fourrage qu'avec grande précaution et prudence ; mais par la suite ils étendirent chaque jour leurs excursions plus loin en long et en large, jusqu'à ce qu'à la fin ils allèrent exécuter leurs pillages et voleries jusqu'à dix milles du camp. Ainsi chaque jour ils faisaient des sorties pour voler et piller, et cela d'autant plus librement qu'ils -se trouvaient déjà sur le territoire ennemi.

Courses autour de Nicée et vers Xérigordon.

Cette habitude prise, il arriva qu'un jour, très probablement pendant la deuxième moitié du mois de septembre 1096, une partie des croisés se séparant des autres, malgré les exhortations de Pierre, poussa une pointe jusqu'aux environs de Nicée et peut-être même au delà Le nombre de ces partisans était considérable ; il devait s'élever à quelques milliers : d'après Anne Comnène ils étaient 10.000[155], d'après Albert ; 7.300 seulement[156]. Anne Comnène dit que c'étaient des Normands, Albert, que c'étaient des Français du midi[157] ; les Gestes se servent simplement de la désignation superbi Francigeni, et ajoutent qu'ils se séparèrent des autres, quia superbia tumebant[158]. Ils ravagèrent tous les environs de Nicée et commirent en tous lieux des actes de vandalisme épouvantables, coupant les enfants en morceaux, les embrochant sur des pieux et les rôtissant, faisant subir aux adultes toutes sortes de tortures. Les habitants de Nicée voulurent se défendre et firent une sortie pour les mettre à la raison ; ils furent rejetés dans la ville. Le principal objet de l'excursion de ces pillards était de se procurer du bétail. Ils ramenèrent un riche butin et firent au camp une rentrée bruyante ; une partie du produit de leurs vols servit à leur nourriture ; ils vendirent le reste aux Grecs et aux matelots[159]. Cette bonne fortune éveilla l'envie et la jalousie d'un certain nombre d'Allemands et de Lombards ; il y eut des querelles et des batteries ; à la fin 3.000 Allemands et Lombards[160] partirent pour exécuter une course de même genre ; ils avaient élu pour chef un allemand du nom de Reinald[161]. Ils pénétrèrent dans la Romanie, poussèrent jusqu'au château de Xérigordon, situé à quatre journées de marche au delà de Nicée, et, le trouvant abandonné, en prirent possession. Il était facile de voir que le château avait été récemment occupé par les Turcs, et qu'ils avaient pris la fuite à l'approche des hordes chrétiennes[162]. Les croisés eurent la chance d'y trouver du blé, du vin, de la viande et autres provisions de bouche en abondance. Mais ils ne devaient pas jouir longtemps de cette bonne fortune. La nouvelle de leur expédition fut portée aux oreilles du sultan Soliman, qui chargea sen lieutenant Elchanes d'aller, avec des forces suffisantes, chasser les envahisseurs[163]. Celui-ci Be mit en route. Reinald et les siens préparèrent une embuscade près du château ; ils ne réussirent pas. Les Turcs, prévenus, les surprirent eux-mêmes ; une quantité de croisés furent tués ; Reinald et le reste des survivants prirent la fuite et se réfugièrent dans le château : sans perdre un moment les Turcs vinrent y mettre le siège[164]. Le jour signalé par cet échec d'un augure ai fâcheux pour les croisés était le 29 septembre, fête de St. Michel[165].

Souffrances des Allemands enfermés dans Xérigordon.

Le château ne possédait qu'une citerne placée en dehors de la porte d'entrée et une fontaine située au pied de la colline sur laquelle il était construit : les assiégés ne pouvaient plus y parvenir ; la soif ne tarda pas à leur faire souffrir les plus cruels tourments. Ce fut au point que beaucoup d'entre eux ouvraient les veines des chevaux et des ânes pour boire leur sang ; d'autres, pour étancher la soif qui les dévorait, buvaient leur propre urine ou même celle qu'ils trouvaient dans les latrines ; ils y trempaient des chiffons qu'ils pressaient ensuite dans la bouche ou qu'ils suçaient. D'autres faisaient des trous pour trouver de la terre fraîche et se la mettre sur la poitrine. Au milieu de ces souffrances, leurs évêques et leurs prêtres essayaient de les consoler et de relever leur courage : Soyez seulement forts dans la foi au Christ, disaient-ils, et ne craignez point vos ennemis, car le Seigneur a dit : Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui peuvent tuer l'âme. Les assiégés restèrent dans cette affreuse situation pendant huit jours, par conséquent jusqu'au 6 octobre[166] ; pendant ce temps ils repoussèrent vigoureusement tous les assauts. Mais à la fin, Reinald, leur chef, les trahit, paraît-il, et les livra aux Turcs. Les Gestes rapportent, en effet, qu'après s'être entendu avec les Turcs, il proposa aux siens de faire une sortie, mais qu'alors lui et un grand nombre de ses compagnons passèrent à l'ennemi. Ceux qui ne voulurent pas renier leur foi furent tués, les autres furent menés en captivité, partie à Antioche, partie à Alep ou dans le Chorassan, ou dans le pays des maîtres auxquels ils échurent, puis vendus ou donnés comme esclaves. Reinald fut-il vraiment traître ? Il est permis d'en douter. D'abord Albert n'en dit rien ; cependant il rapporte cet épisode et représente le château livré aux flammes et ses défenseurs obligés de prendre la fuite ; mais il fait probablement confusion avec la destruction du château de Civitot ; en second lieu Foulques raconte les choses autrement que les Gestes : voici sa version[167] : Les Turcs, malgré des assauts répétés, ne pouvant s'emparer du château, auraient envoyé un parlementaire porter aux assiégés l'offre suivante : s'ils désiraient se rendre au plus vite au St. Sépulcre, ils n'avaient qu'à sortir du château, où ils souffraient de mortelles privations, et les Turcs s'engageaient sous la foi du serment à les mener vivants à Jérusalem : les assiégés, sur cette promesse, abandonnèrent Xérigordon et livrèrent leurs armes ; mais les Turcs les menèrent dans une affreuse vallée qu'ils appelaient Jérusalem, et là ils les égorgèrent. Quelle que soit la valeur de cette version, il semble cependant en ressortir que, du moins, la trahison dont Reinald est accusé par les Gestes n'était pas universellement admise, et que l'on attribuait d'autres causes au désastre des Allemands. Une partie, sans doute, fut menée en captivité, car, en dehors des Gestes, le fait est rapporté par Anne Comnène et par Albert : ce dernier fixe même le nombre des survivants à 200 environ[168].

Ainsi finit l'expédition entreprise avec tant de légèreté par les croisés allemands. Mais cet échec n'était que le prélude d'une catastrophe dont les suites désastreuses entraînèrent la perte du reste de l'armée.

Catastrophe du Dracon et de Civitot.

Il ne suffisait pas au général turc, Elchanes, d'avoir anéanti la troupe d'occidentaux qui avait occupé Xérigordon. Il se prépara à poursuivre son succès en allant attaquer les chrétiens jusque dans leur camp, à Civitot, afin de les réduire, si possible, à l'impuissance[169]. Il semble qu'à ce moment des bruits de nature contradictoire aient couru dans le camp de Civitot[170] ; les uns prétendant que les Allemands s'étaient emparés de Nicée et étaient en train de se partager le butin, les autres affirmant qu'ils avaient été massacrés par les Turcs. En tout cas, l'opinion était indécise ; on hésitait à marcher sur Nicée. Pierre n'était plus au camp ; lorsqu'il avait vu une partie du contingent allemand se séparer de lui, par une désobéissance flagrante, et se lancer dans la direction de Nicée sous la conduite de Reinald, il était retourné à Constantinople ; sentant ces bandes d'origines diverses échapper à sa direction, il voulait, sans doute, aller demander conseil à l'empereur, et, peut-être, tâcher d'obtenir de meilleures conditions pour l'achat des vivres[171]. Les chefs désiraient son retour et voulaient tout au moins l'attendre avant de- se mettre en marche sur Nicée. Pendant huit jours ils temporisèrent. Ils finirent par apprendre que tous ces retards les faisaient accuser de lâcheté, d'autant plus qu'à plusieurs reprises il s'était répandu dans le camp des histoires d'hommes sortis isolément pour aller au fourrage, surpris et mis à mort par les Turcs[172]. Après avoir inutilement attendu le retour de Pierre pendant quatre jours encore[173], ils cédèrent ; l'armée se mit en route le 21 octobre, comptant bien venger les victimes des jours précédents et recueillir un gros butin. On laissait au camp les malades, les femmes et les enfants[174]. L'armée, forte de 25.000 hommes[175], marchait à la débandade, sans même prendre les précautions les plus élémentaires[176] ; elle suivait, le long de la rivière du Dracon[177], une route fortement accidentée, coupée de gorges et de vallées étroites, en un mot, faite à souhait pour favoriser l'attaque préparée par Elchanes ; dès le 17[178], il s'y était posté avec ses troupes et y avait préparé une embuscade dans laquelle il comptait bien faire tomber les croisés. Son plan, on le voit, lui avait parfaitement réussi. Le 21 octobre, les pèlerins, partis de bonne heure du camp de Civitot rencontrèrent l'armée turque ; les premiers détachements des croisés paraissent avoir fait bonne résistance, mais ils combattaient dans de conditions trop défavorables : le terrain, couvert de rochers et de bois, inconnu d'eux, ne se prêtait pas à une bataille rangée ; le désordre se mit dans leurs rangs ; le plus grand nombre se fit massacrer dans les gorges Traversées par la route[179] ; ceux qui purent fuir s'éparpillèrent on bien tentèrent de reprendre le chemin de Civitot. Sans perdre de temps, Elchanes se mit à leur poursuite, surprit dans le camp ceux qui y étaient restés, et en fit un épouvantable carnage.

A Civitot, on ne s'était point attendu à une pareille surprise ; les uns dormaient, les autres se livraient au repos, d'autres étaient déshabillés ; tous furent pris à l'improviste par l'arrivée de l'ennemi et massacrés. Un prêtre fut tué à l'autel pendant qu'il disait la messe[180]. Ceux qui purent fuir allèrent se réfugier dans le château situé non loin de là[181] ; 3000 se sauvèrent ainsi, paraît-il ; d'autres se jetèrent dans la mer et s'y noyèrent ; d'autres encore coururent se cacher dans les bois. Ceux qui avaient pu gagner Civitot, se virent assiégés par les Turcs, qui poussèrent vivement l'attaque et les accablèrent sous une pluie de projectiles enflammés ; mais les assiégés se défendirent avec l'énergie du désespoir et il arriva de Constantinople des renforts qui firent lever le siège[182]. Alexis, prévenu du désastre et de l'extrémité à laquelle se trouvaient réduits les malheureux croisés[183], avait envoyé à leur secours le Catakalos Constantin Euphorbenus avec un grand nombre de vaisseaux[184]. Avertis de l'arrivée de ces renforts, les Turcs se retirèrent pendant la nuit, emmenant avec eux leurs prisonniers[185]. De ceux qui avaient soutenu le siège dans Civitot, beaucoup avaient succombé ; les survivants, ceux qui s'étaient dispersés après la déroute et ceux qui s'étaient tenus cachés en différents endroits se rassemblèrent alors, mais ils étaient bien peu en comparaison de la masse d'hommes qui avaient traversé le Bosphore au commencement d'août ; Euphorbenus les recueillit à bord de ses vaisseaux et les ramena à Constantinople ; là ils vendirent leurs armes[186], puis, les uns attendirent avec Pierre l'arrivée des grandes colonnes de pèlerins dont la venue était annoncée ; les autres, dégoûtés des aventures, regagnèrent leur patrie[187].

Parmi ceux qui échappèrent au désastre, outre Pierre, on nomme les nobles allemands dont les noms suivent : le comte Henri de Schwarzenberg, le sire Frédéric de Zimmern, un baron Rodolphe de Brandis, un noble homme d'Ems et un noble homme de Friedingen : ils survécurent aux graves blessures qu'ils avaient reçues dans la lutte. Après leur guérison ils se joignirent à l'armée de Godefroi de Bouillon[188].

Le plus grand nombre avait péri : parmi les Français Gauthier-sans-Avoir, percé de sept flèches[189], Reinold de Breis[190], Foucher de Chartres, tous très haut placés dans leur pays[191], Gauthier de Breteuil et Godefroi Borel[192] : parmi les Allemands le comte palatin Hugues de Tubingue, le duc Walther de Teck, le comte Ulric et le comte Rudolphe de Sarwerden, les deux frères Conrad et Albert de Zimmern, le baron Albert de Stöffeln, le comte Berchtold de Neiffen[193] etc.

Ainsi se termina cette expédition, au mois d'octobre 1096[194]. C'était une fin peu glorieuse, mais, à Constantinople, on n'en fut certainement point surpris : on y connaissait bien la puissance des Seldjoucides et, dès l'arrivée des pèlerins, on avait pu prévoir la catastrophe[195].

Comment Pierre se justifia vis-à-vis d'Alexis.

Lorsque Pierre s'était fait transporter sur l'autre rive du Bosphore, l'empereur n'avait pas manqué de réitérer ses avertissements et de lui conseiller la prudence et, certes, il lui avait fait clairement comprendre que la puissance des Turcs n'était point à mépriser. Il semble, d'ailleurs, que Pierre ait fait en conscience tous les efforts possibles pour empêcher ses compagnons de commettre des excès, mais il ne possédait pas toute l'autorité qu'il lui aurait fallu pour maintenir dans cette foule l'ordre et la discipline[196]. Après le désastre de son armée il obtint une audience de l'empereur et profita de cette occasion pour s'exprimer sur le compte de ses compagnons dans des termes qui durent bien étonner Alexis, mais qui n'étaient que justes, si l'on se place au point de vue du moine. Ce n'était point lui, Pierre, dit-il à l'empereur, qui était cause de ce malheur, mais bien ceux qui lui avaient désobéi et n'avaient voulu suivre que leur bon plaisir et leur sotte vanité ; ces hommes, il les traitait d'«incendiaires» et de voleurs ; c'était leur conduite qui les avait rendus indignes d'aller prier sur le tombeau du Sauveur des hommes. Alexis ne savait pas exactement quelle avait été l'attitude de Pierre vis-à-vis de ses compagnons, ni surtout quels efforts il avait faits pour les dissuader de précipiter leur marche en avant, ou du moins, s'il le savait, il n'en tenait pas suffisamment compte, ou bien, peut-être, la personne de l'Hermite ne lui semblait-elle pas inspirer suffisamment de confiance ; aussi cette manière de se défendre lui parut-elle extrêmement étrange ; il n'y vit que l'indice d'un caractère vaniteux et fanfaron. Du moins, c'est le jugement qu'a porté sa fille. Après avoir relaté d'abord la remontrance adressée par l'empereur à Pierre, les reproches qu'il lui fit de n'avoir tenu aucun compte de ses avis et d'avoir agi avec tant d'imprudence, puis la défense de l'Hermite, elle appelle celui-ci un latin bouffi de présomption : telle devait être aussi l'opinion de son père : il eut d'ailleurs, bientôt après, l'occasion de connaître et de voir de près d'autres Occidentaux et les relations qu'il eut avec eux n'étaient pas faites peur changer l'opinion qu'il avait conçue et qu'Anne nous a transmise. Au reste, il savait déjà ce qu'il avait à redouter des bandes qui allaient arriver, et il put prendre des mesures propres à inspirer aux chefs et à leurs troupes un respect salutaire[197]. En ce sens, la conduite des premières bandes amenés par Pierre fut pour lui une utile leçon : elle le contraignit à redoubler de circonspection et de vigilance, deux qualités dont il donna suffisamment de preuves dans la suite[198]. Il ne semble pas que les troupes commandées par les princes aient renouvelé aux environs de la capitale les excès dont les bandes de Pierre s'étaient rendu coupables, sauf en une occasion, où les Lorrains se bataillèrent avec les soldats impériaux ; c'était le 2 avril 1097[199] Alexis sut persuader aux princes que s'ils ne lui prêtaient pas le serment d'allégeance qu'il réclamait d'eux, il leur serait impossible d'atteindre leur but[200] ; il paraît qu'en effet ils lui rendirent hommage. Malgré cela, il n'était personne, à la cour de l'empereur, qui' ne considérât l'Hermite comme bien moine dangereux au point de vue politique que les autres chefs, car lui, du moins, ne voulait qu'une chose, aller prier auprès du St. Sépulcre, tandis que les autres, Bohémond surtout, auraient voulu assouvir leur ressentiment à l'égard d'Alexis et se venger de lui[201].

On a, de tout temps, dit que Pierre, en sa qualité de moine, ne possédait pas les qualités nécessaires à un chef d'armée, et que, par conséquent, il était le premier responsable de la perte de tous les malheureux pèlerins massacrés. Ce reproche est, sans doute, fondé sous bien des rapports[202] ; mais la justification que Pierre présenta à Alexis était parfaitement fondée à son point de vue particulier. Il lui avait été impossible de réprimer l'indiscipline de ses compagnons ; aussi voyait-il dans le malheur qui les avait frappés un signe de la malédiction de Dieu, qui les avait jugés indigne d'approcher du tombeau du Sauveur ; cette excuse, d'autres bouches que la sienne l'ont reproduite à l'occasion d'évènements semblables, pendant le cours de la première croisade et bien souvent encore depuis, même à des époques plus rapprochées de nous[203], car, bien souvent, on ne juge les évènements que d'après leur résultat ; cela d'ailleurs n'est pas moins injuste que d'appeler les révolutions actes héroïques lorsqu'elles réussissent, insurrection lorsqu'elles échouent, et cela, par la seule raison que ce qui attend les acteurs de ces révolutions, ce sont les honneurs et la gloire s'ils sont victorieux, et la corde pour les pendre s'ils sont battus.

Quels ont été pour Pierre les résultats immédiats de son désastre ?

En se répandant en Occident, la nouvelle du désastre porta, sans doute, une grave atteinte à la considération dont le nom de Pierre y était entouré[204] ; il est évident que l'on dut tout d'abord lui en attribuer toute la responsabilité, comme on le fit pour Volkmar, Gottschalk et Emich, ces hommes qu'Ekkehard compare à la paille, tandis que Godefroi de Bouillon et les autres chefs aimés de Dieu, sont le bon grain[205]. C'est aussi très probablement pour ce motif qu'en 1097, époque où déjà l'on avait connaissance des honteuses défaites subies par les premières colonnes, il se forma en Occident un mouvement d'opposition contre les croisades ; Ekkehard est très précis à cet égard[206].

Quelle n'eût pas été la gloire de Pierre, en quels ternies ses contemporains n'eussent-ils pas exalté son nom, si l'expédition qu'il dirigeait avait eu une autre fin, s'il avait, par exemple, réussi à s'emparer de Nicée et à s'y maintenir jusqu'à l'arrivée de la principale armée ? Cet acte héroïque eût excité la jalousie des autres chefs, mais, après une pareille catastrophe, eux aussi perdirent évidemment toute considération pour lui. Ils durent se sentir élevés au-dessus de lui de toute la hauteur de leurs titres de noblesse, et surtout de toute la hauteur de leurs talents militaires,- vrais ou prétendus ; et le rôle prédominant qu'il avait joué jusqu'à ce moment se trouva tout d'un coup terminé. Dans la grande armée des croisés, où nous le retrouvons pendant l'hiver de l'année 1097, il n'occupe qu'une position secondaire et se trouve dorénavant hors d'état d'exercer une influence prépondérante sur la marche des affaires.

 

 

 



[1] Voy. Sybel, Gesch. d. erst. Kreuzz., p. 28 ss. ; 2e éd. p. 22 ss. ; Gurewitsch, Zur Kritik der Geschichtschreiber des ersten Kreuzzuges dans les Forschungen zur deutsch. Gesch., 14, 155, ss. ; Ekkehard, Hieros. (notre édition) suppl. V ; Thurot, dans la Revue hist., I, p. 67.

[2] Bongars, 482, 32 ss. ; Rec., Hist. Occ., IV, 142.

[3] Zur Kritik Atbert's von Aachen, Dissertation, Munster 1880.

[4] Muratori, SS. RR. Ital., V, 143-156. Par suite d'un oubli, cette source n'est pas citée dans l'édition allemande.

[5] Chronique de Zimmern, publ. par le Dr K. A. Barack, I, p. 80. (Bibl. du cercle littéraire de Stuttgart, Vol. 91-94) et Hagenmeyer, Étude sur la Chronique de Zimmern, Renseignements qu'elle fournit sur la Ire croisade. Trad. p. F. Raynaud, p. 4 ss. (Arch. de l'Orient latin, t. II, p. 20 ss.)

[6] Bongars, p. 80 ; Rec. p. 827.

[7] Historia eccles., lib. IX, c. 4 (Duchesne, 725, Le Prévost, t. III. p. 477).

[8] Voy. Krebs, Zur Kritik Alberta, p. 3.

[9] Il n'est pas impossible que l'on découvre l'indication de la route suivie par Pierre dans quelque document local d'une ville des Pays-Bas.

[10] Vion, p. 288.

[11] Orderic, loc. cit., et Ekkehard, Hieros., p. 3, note 51.

[12] La charte se trouve dans la Chronicon Bruwylarense, publiée par Ekertz dans les Fontes adhuc inediti rerum Rhenanarum, pars. II, Cologne 1870, 151, ss. : Vir quidam (Frumoldus) nobilis maioris ecclesim in Colonia canonicus et thesaurarius ibidem ardore devotionis accensus ad terram sanctam proficisci disposuit, sed prius in hoc monasterio (sc. Brunwylarense) aliquo suorum temporalium bonorum delegavit, etc. Voy. aussi Röhricht, Beitr., II, 302.

[13] Orderic, Hist. eccles., lib. IX, éd. Le Prévost, III, 478 : du 12 au 19 avril 1096.

[14] C'est Röhricht qui, dans son savant et intéressant article, intitulé Die Deutschen auf den Kreuzzügen (dans la Zeitschrift für deutsche Philologie, t. VII, 125 ss. et 296 ss.) p. 166, a, le premier et avec raison, attiré l'attention sur les personnages désignés dans cette chronique comme ayant pris part à la première croisade. Voy. Röhricht, Beitrage zur Gesch. d. Kreuzz., II, p. 50, et Hagenmeyer, Étude sur la chron. de Zimmern, trad. p. F. Reynaud, Archives de l'Or. lat., II, 17, ss.

[15] Par le mot Alamanni, Orderic désigne les Allemands en général : il ne réserve pas cette désignation pour les seuls habitants du Sud-Ouest de l'Allemagne.

[16] On pourrait en trouver la preuve dans l'Hierosolymita d'Ekkehard (Gœtt. Cod. Manuscr. Chart. Histor. 333, 5, 336) : il y est dit expressément que les compagnons de Pierre passèrent par la Suevia ; sans doute de nombreux adhérents se joignirent é. eux.

[17] Voy. Ekkehard, Hieros. Introd. § 1 et c. XXVI, 2. ; Röhricht, Beitr., II, 41, 54, 805 ; Riezler, Forsch. zur deutsch. Gesch., XVIII, 552, et Hagenmeyer, Étude sur la Chron. de Zimmern, p. 41 (Arch. de l'Or. lat., p. 57).

[18] Voy. Röhricht, Beitr., II, 806. Sur l'évêque, de Coire, ibid. p. 300, et Hagenmeyer, Étude sur la Chron. de Zimmern, p. 42 (Arch. de l'Or. lat., p. 58.)

[19] Seibertz a publié dans ses Quellen der westfälischen Geschichte (1860) vol. 2, 113-254, une chronique intitulée : Chronica Comitum et principum de Clivis et Marca, Gelriœ, Julia et Montium ; necnon Archiepiscoporum Coloniensium ; cette chronique, écrite par un habitant de Clèves, certainement au XVIe siècle, ne s'étend cependant que jusqu'à l'année 1392 : à la p. 159, on y confond Walther von der Teck avec Walther von Habenichts (Gauthier-sans-Avoir) : Röhricht dans son article Die Deutschen auf den Kreuzzügen, p. 130 (voy. aussi Röhricht, Beitr. II, 302) a admis l'identité des deux personnages ; cependant il est indubitable que Gauthier-sans-Avoir était Français ; cela ressort des récits de Foucher (Rec.) 328, Robert (Rec.) 785, Albert I, 7, et Orderic, loc. cit., ainsi que de l'affirmation positive de Guibert, qui le désigne comme transsequanus, 484, 27. Ces noms ont donc dû être portés par deux personnages différents. Il peut se faire que Walther de Teck soit parti avec Gauthier-sans Avoir. Du reste, une pareille confusion n'a rien de surprenant de la part de l'auteur de la Chronica Comitum, car cinq lignes plus loin, il fait de l'Hermite un Syrien. Dans le manuscrit des Archives d'Amiens, indiqué par Riant dans les Exuviœ, I, 192, et dont nous avons parlé, on donne aussi au Gauthier qui commandait le premier détachement des croisés, le titre de Duc. Voy. aussi Hagenmeyer, Étude sur la Chron. de Zimm., p. 61 (Arch. de l'Or. lat., p. 78.)

[20] Dans le passage de la Chronique de Zimmern où il est question du combat de Nicée, qui fut le signal de la déroute de l'armée de Pierre, on ne nomme, comme y ayant assisté, que les personnages désignés précédemment dans le texte ; mais le chroniqueur ajoute, p. 83, que, parmi ceux qui assistaient au combat, se trouvaient aussi la plupart des Comtes et barons précédemment nommés (der mererthail aller vorbenannten Graven und Herren). En effet, à la p. 80 se trouve la liste des croisés, et à la suite des noms cités dans notre texte, on lit les suivants : Thiemon, évêque de Salzbourg, le duc Egkart de Bavière, un fils du comte Othon de Scheyrn, le comte Hartmann de Dillingen et Kiburg, le comte Thiemon d'Eschenloch, le comte Henri de Helfensteir, le comte Adelprecht de Kiraberg, le comte Henri de Hailigenberg, un comte de Fanen, sire Arnolt baron de Busnang, un baron de Eridow, un baron de Westerbourg ; item un comte de Salm, un comte de Viernenberg, un sire de Bolanden ; item le comte Emmich de Lyningen, un comte de Rœtteln et un comte de Deux-Ponts, outre un grand nombre de chevaliers avides de combattre les infidèles pour le salut de la foi. Comme il est certain qu'Emich de Leiningen ne s'est pas mis en route avec Pierre, mais seulement quelques semaines après lui ; comme, d'autre part, ainsi que nous l'avons déjà dit précédemment, Thiemon de Salzbourg n'est parti qu'en 1101 (voy. Ekkehard, Hieros. c. XXVI, 8, not. 22), il est sans doute permis de conclure de ces deux faits bien établis qu'une partie des personnages que la Chronique de Zimmern indique comme ayant assisté au combat de Nicée ne sont partis pour l'Orient qu'à une époque postérieure, peut-être avec Emich, peut-être même seulement avec Thiemon ; mais nous ne sommes pas en mesure de faire la distinction parmi tous ces noms ; c'est pourquoi nous ne pouvons admettre au nombre des compagnons de Pierre que ceux qui sont expressément nommés comme ayant assisté au combat de Nicée. Röhricht, (Beitr., II, 84) fait périr ces personnages sous les ordres de Godefroi, pendant le siège de Nicée, au printemps de 1097 ; il ne nous est pas possible de partager cette opinion. Anselme de Ribemont, dans la lettre retrouvée par M. le comte Riant (Archiv. de l'Or. latin, p. 223), donne la liste des morts de Nicée et ces noms ne s'y trouvent pas.

[21] Hist. eccles. 723 (Le Prévost, III, 478).

[22] Lib. I, c. 7 (Cod. Darm. c. 8.)

[23] La véritable date doit assurément être le 8 mai, bien que le manuscrit porte 8° die mensis Martii. Il est, d'ailleurs, extrêmement probable que cette indication s'applique, dans la pensée d'Albert, au jour où Gauthier quitta la France ; c'est ce que déjà Guillaume de Tyr a admis, I, 48 et Muralt a adopté son opinion dans son Essai de Chronographie byzantine, II, 74.

[24] Orderic Vital., Hist. eccles., p. 723 (Le Prévost, III, 479) : Mense Julio Gualterius de Pexejo Finipoli in Bulgaria obiit, et signum sanctæ crucis post mortem in carne ejus apparuit. Dux autem et episcopus urbis, hoc signo audito, foras egressi sunt, et Gualterii corpus cum civibus cunctis reverenter in urbem transferentes sepelierunt, aliisque peregrinis aditum urbis, quem antea interdixerant, et mercatum concesserunt. Orderic et Albert écrivent Phinopolis au lieu de Philippopolis. Sur Gauthier de Pexejo, voy. aussi Bulletin de la société de l'histoire de Paris et de l'Île-de-France, 1880, l'article intitulé : Note sur une famille noble dite de Paris, par A. Longnon, p. 135.

[25] Dans son ouvrage intitulé : Die Judenverfolgungen in Speier, Worms und Mainz im Jahre 1096, während des ersten Kreuzzuges. Aus einem in der Grossh. Hofbibliothek zu Darmstadt befindlichen alten hebr. Manuscr. übertragen und mit hist.-krit. Anmerkungen begleitet. Darmat. 1877 (voy. la critique de cet ouvrage que nous avons publié dans la Jenaer Literaturzeitung du 22 sept. 1877, n° 38), Mannheimer exprime son étonnement de ce que les relations juives ne font pas mention de Pierre d'Amiens ; ce fait est une preuve certaine qu'il n'a pris aucune part à ces atrocités et qu'il n'a donné aucune prise à une accusation de ce genre ; sans cela son nom se trouverait dans ces mémoires, tout aussi bien que celui d'Emich. Montalembert était donc également dans l'erreur, lorsqu'il écrivait dans Les moines d'Occident, t. III, p. 155 : Il n'y avait que huit chevaliers dans cette foule impatiente- et désordonnée, qui marqua du sceau de la corruption humaine une œuvre d'inspiration divine, en mu-sacrant les juifs d'Allemagne et en ravageant la Hongrie, avant d'aller eux-mêmes périr en Bulgarie et dans les plaines de Bithynie, sons le fer des infidèles. Même erreur dans la Nouv. Biogr. univ., t. 40, p. 185 : Bientôt Pierre eut à sa suite une foule innombrable, qui commença par massacrer tous les juifs et même les chrétiens qui lui refusaient les vivres.

[26] Emich exerçait ses fureurs à Spire le 3 mai, à Worms le 5 et le 20 du même mois ; le 25 il arrivait devant Mayence et campait en avant de cette ville jusqu'au 27 : ce jour là les habitants lui ouvrirent leurs portes et les croisés firent un affreux carnage parmi les juifs. L'ouvrage de Mannheimer, cité dans la note précédente, donne des détails effrayante sur ces massacres. Les bandes des croisés se livrèrent aux mêmes excès dans diverses antres localités de la vallée du Rhin, où, d'ailleurs, Emich ne paraît pas avoir été, p. ex. à Cologne, le 28 mai 1096, à Neuss, le 25 juin 1096, à Wevelinghoven (Coblenz ?) le 26 juin, à Bacharach et à Xanten le 27 juin, à Moers, le 1er juillet, et dans d'autres villes, telles que Kerpen, Gueldre, Trèves, Metz, Ratisbonne et Prague. Voy. sur les persécutions des juifs dans la vallée du Rhin, Jellinek, Ad., Zur Geschichte der Kreuzzüge. Nash handschriftl. hebr. Quellen herausgegeben. Leipz. 1854 : on trouve dans cet opuscule la relation de R. Elieser ben Natan de Mayence sur l'année 1096. Voy. encore : Emek habacha von R. Joseph ha Cohen aus dem Hebräischen ins Deutsche übertragen, mit einem Vorworte, Notes und Registern versehen, und mit hebr. handschriftl. Beilagen bereichert, par le Dr M. Wiener, 190 ss. ; Pressel, dans la Herzogs Realencyclop. XVII, 860 ss. ; Weiden, Geschichte der Juden in Köln (1867) p. 78 ss. ; notre édition de l'Hierosolymita, p. 128 ; et surtout Röhricht, Beiträge, II, 81, 48 : il donne des notices sur les ouvrages qui se rapportent à ces persécutions ; enfin, Riant, Inventaire, p. 112, not. 2.

[27] Hieros., c. I.

[28] Hieros., c. IX. Ajoutons A ceci qu'Albert, I, 9, mentionne expressément, comme faisant partie de l'armée de Pierre, des Baiorii, Alemanni et Teutonici.

[29] Annales Mellicenses : sous leur forme primitive elles s'étendaient jusqu'à l'année 1129 ; elles ont été publiées par Wattenbach dans les Mon. Germ. SS., t. IX.

[30] Hist. Hieros., 488, 40 ; Rec., Hist. Occ., IV, 142 s.

[31] Voici ces motifs : 1° On ne trouve écrit nulle part que les bandes conduites par Pierre se soient livrées à de pareils excès pendant leur marche à travers la Hongrie ; au contraire, Ekkehard (Hierosolymita, I, p. 52 s.) dit positivement que Pierre traversa pacifiquement l'Allemagne, la Bavière et la Pannonie ; le récit d'Albert est, sur ce point, en accord complet avec celui d'Ekkehard. 2° Les faits que Guibert, loc. cit., attribue aux bandes dirigées par Pierre, Ekkehard et Albert les attribuent aux bandes d'Emich. Voy. Ekkehard, Hierosol., p. 129 ; Albert, I, 29. 3° La localité de Moissan, indiquée par Guibert, est identique avec celle de Wieselburg (voy. Rec., Hist. Occ., IV, 148, observ.) ; or, c'est précisément devant cette ville que furent anéanties les bandes d'Emich, au témoignage d'Ekkehard et d'Albert, et les circonstances qu'ils relatent se retrouvent dans le récit de Guibert. — Voy. Wilken, Gesch. d. Kreuzz. I, 94, not. 38 ; Rec. Hist. Occ., IV, p. 291, not. a.

[32] D'après les passages cités précédemment.

[33] Voy. lib. I, c. 8-15.

[34] Lib. I, c. 19-23.

[35] Albert, cap. 8.

[36] C'est bien la ville de Semlin qu'Albert désigne sous le nom de Malavilla : cela ressort de tout le récit. Au chap. 9, on lit : Belgrad a Malavilla distans milliarii ; on y voit encore que le Danube passe à Malavilla et déposa sur la rive, à Belgrade, un grand nombre de cadavres apportés de Malavilla. Si Maleville avait été située au-dessous de Belgrade, cela n'aurait pas été possible. Est-il vrai qu'Albert et Guillaume de Tyr auraient donné ce nom à la ville de Semlin à cause du désastre qui y avait frappé les premiers croisés ? C'est une hypothèse que nous ne saurions soutenir. Dans son livre intitulé : Die Heerstrasse von Belgrad nach Constantinopel und die Balkanpässe, Prague 1877, p. 83, Jirecek donne la description suivante de Semlin au moyen âge : En face de Belgrade se trouvait, sur l'emplacement occupé dans l'antiquité par la ville de Taurunum, un petit château, appelé par les anciens slaves Zemlum, par les Byzantins Zeugminon, ou Zeugma (Ζευτμη), aujourd'hui Semlin, en serbe Zemun. Cependant, même au temps de la première croisade, il devait déjà y avoir, autour du château proprement dit, un nombre considérable de maisons, entourées elles-mêmes d'une muraille. Nous lisons que plus tard (voy. Jirecek, loc. cit., p. 84), en 1184, après la prise de Belgrade et la démolition de ses fortifications, Etienne II en fit transporter les pierres, par des bateaux, sur l'antre rive de la Save, et s'en servit pour la construction de Semlin ; mais il ne peut être question ici que d'une nouvelle extension donnée à la ville.

[37] Comes regionis illius, nomine Guz, unus de primatibus regis Vngariæ.... Dux, Nichita nomine, princeps Bulgarorum et præses civitatis Belegrave. Au IXe, et au XIIe siècle, Belgrade était la résidence d'un Stratège ou Duc byzantin. Il avait pour charge, d'une part de défendre les frontières de l'empire contre les Turkia (c'est ainsi que Kedrenos nomme encore les Hongrois) ou Ungria ; d'autre part, de tenir en respect la population de la ville, population slave, turbulente, très disposé à la révolte. Jirecek, op. cit., p. 84.

[38] D'après œ qui est rapporté lib. II, 6, Godefroi de Bouillon aurait également séjourné avec son armée pendant cinq jours à Malavilla. Si l'on veut savoir quelle idée on se fit plus tard ,de l'emploi que les compagnons de Pierre avaient fait du repos de cinq jours que leur chef leur avait accordé à Malavilla, il faut lire ce passage de Mailly (t. III ; p. 212) : Après cette horrible victoire, ils entrèrent triomphants dans Malleville, où ils restèrent pendant cinq jours, se livrant à tonte l'intempérance d'une soldatesque brutale, se gorgeant de vivres et de boissons qu'ils trouvèrent en abondance, brisant, fouillant tout, polir s'enrichir de butin, se répandant dans les campagnes, brûlant ce qu'ils ne pouvaient emporter, violant les filles et les femmes que leur malheur adressait dans leur chemin, se permettant enfin tous les outrages, tontes les violences contre le reste des habitants que la faiblesse de leur âge on de leur sexe avait contraints de rester parmi eux, et se vantant que c'était ainsi qu'ils prétendaient faire la guerre aux Sarrasins.

[39] Albert, lib. I, c. 9 (Cod. Darm. c. 8.).

[40] Lib. II, c. 6. Albert donne le nom de Francavilla à une localité qui est, sans doute, la même que cette Villa advena Francorum. Jirecek, op. cit., p. 78, nous apprend que cette localité est la même que la ville actuelle de Mangjelos, située en face de Belgrade : Peu de temps auparavant (avant l'invasion des Magyares), on avait vu, pendant quelques années, en face de Belgrade, des drapeaux francs ; la ville actuelle de Mangjelos s'appela pendant longtemps Francavilla ; au XIIe siècle, on l'appelait encore Franco-chorion dans toute la Syrmie, et la Fruschka Gora (vieux slave frong, vieux serbe frug, Franc) rappelle encore dans ce pays lointain le souvenir de Charlemagne. Voy. aussi Röhricht, Beitr., II, 48.

[41] Albert (c. 9) confond la Save avec la Morawa, qui se jette plus à l'Est dans le Danube ; il nomme la seconde de ses rivières au lieu de la première.

[42] Dans ce passage de la relation d'Albert, le nombre sept joue un rôle tout à fait curieux : Qui (Teutonici) illico septem ratibus invecti, septem naviculas Pincenariorum submergerunt cum inhabitantibus, septem tantum vires captivantes, quos in præsentiam Petri adductos ex præcepto illius trucidaverunt.... Et septem diebus in saltu spaciosissimo expletis, ipse cum suis urbem Niczh muris munitissimam applicuit. Sur le rôle tout particulier que jouent partout les chiffres dans la relation d'Albert, voy. Kugler, Peter der Ermite und Albert von Aachen, dans l'Historische Zeitschr. de Sybel, Neue Folge, vol. VIII, p. 33. Suivant Kugler, ces chiffres sont un caractère typique.

[43] D'après Guillaume de Tyr (lib. I, c. 19), Pierre aurait aussi campé devant Belgrade, mais Albert n'en parle pas et la fait est assez invraisemblable, car Pierre s'éloigna de Semlin en toute hâte pour échapper à la poursuite de Coleman. Mailly raconte (loc. cit., p. 215 s.) que Pierre s'avança du côté de Belgrade, où il ne trouva qu'un désert. Les Bulgares, en fuyant, avaient eu grand soin de dévaster tout ce qu'ils ne pouvaient emporter, et de ne rien laisser qui pût tenter l'avidité de ces furieux. Albert avait seulement dit (c. 9), que les habitants de Belgrade avaient pris la fuite secum asportatis universis thesauris Belagrave.

[44] Jirecek (Heerstrasse, p. 86) donne la description suivante de la route de Belgrade à Nisch : Au moyen-âge, le voyageur qui descendait le cours du Danube quittait son bateau à Branicévo et partait de ce point pour pénétrer dans les terres, de même que celui qui, parti de Belgradi par voie de terre, avait suivi la rive du fleuve. Là commençait la fameuse Silva Bulgariæ, forêt vierge, d'un aspect monotone, interrompu seulement en de rares endroits par des prairies ou de charmantes vallées. L'antique voie romaine passait, resserrée entre une double haie de hêtres et de chênes ; à droite et à gauche, de hauts buissons barraient la vue et l'empêchaient de pénétrer dans les sombres profondeurs de la forêt. On trouve encore dans les monotones forêts de chênes du Sehumadija plus d'un de ces passages, dont la traversée, dure plusieurs heures, et qui peut donner une idée des ingentia et spaciosissima nemora des époques reculées du moyen-âge. Les habitations n'existaient pour ainsi dire, pas ; les hommes étaient fort rares. Les Byzantins maintenaient avec intention l'existence de œ désert  Après deux jours de marche on sortait enfin de la forêt ; on apercevait alors la Moravia et, sur ses bords, le château de Ravno, le Rabna d'Edrisi, le Rabnel, Ravenella des croisés, le horreum Margi des Romains, le Tschuprija actuel..... De Ravno jusqu'à Nisch, en suivant l'antique voie romaine, on traversait de nouveau des forêts. Le seule localité que l'on rencontrait sur la route, était le château de Bolvan, l'ancien Præsidium Pompei, à l'est d'Alexinac... De Boldan on arrivait à Nisch (byz. Νήσος, Νίσος ; lat. Niz, Nissa).

[45] Albert, lib. I, 10 : Walterus, filius Waleramni de Bretoil castello, quod est iuxta Belvatium (Forsan Bellouacos dicit civitatem Episcopalem in Rhemensi territorio. Vol. Reinecc. à propos de ce passage), et Godefridus Burel de Stampis.

[46] Lib. I, Il (Cod. Darm. c. 10).

[47] Il nous est impossible d'attribuer un autre sens aux expressions d'Albert, I, Il : Matrones, puellas, pueros, teneros abducentes, qui exules et captivi in terra Bulgarie usgue in presentem diem cum universis rebus et armentis investi sunt : quand même Albert aurait transcrit littéralement un document écrit, ce qui, après tout, est possible, il ne se serait certainement pas servi de ses termes s'ils n'avaient pas pu s'appliquer aussi à l'époque où il écrivait sa relation. Le passage que nous venons de citer fournit, soit dit en passant, la preuve qu'Albert a composé son Historia, non pas vers la fin du XIIe siècle, comme cherche à le démontrer Bock dans son article sur Albertus Aquensis, dans le Niederrheinische Jahrbuch für Geschichte, Kunst und Poesie, Bonn 1848, p. 48 ss., mais certainement beaucoup plus tôt, et au plus tard dans la première moitié du XIIe siècle. Au reste, récemment, dans la préface placée en tête de l'édition d'Albert dans le Recueil, Hist. Occ., IV, p. XXII, Paul Meyer a établi que l'Historia d'Albert ne peut pas avoir été écrite postérieurement à l'année 1158, par la raison que le Cod. Man. 509 Vade. reg. Christi., qui contient l'Historia d'Albert, porte ces mots : Scriptus anno 1158. Voy. à ce sujet notre étude dans le Lit. Centralblatt, année 1880, n° 41, p. 1848 ; Sybel, Sagen und Gedichte über die Kreuzzüge, dans l'Allgem, Monatsschrift für Wissensch. und Literat., ann. 1851, p. 89, et Kleine hist. Schrift., Stuttg. 1881, III, 134.

[48] Lib. I, c. Il : Petrus vero milliari remotus hec omnia ignorabat.

[49] Voy. c. 12 (Cod. Darm. c. XI).

[50] Exercitus reversus est ad ipsam civitatem Niz et in presito prato tentoria sua relocaverunt, ut excusaret se Petrus et universam legionem, que precesserat. D'après cela, les pèlerins auraient réoccupé devant Nisch l'emplacement où ils avaient précédemment dressé leur camp, comme si rien ne s'était passé ! Cela est bien difficile à admettre.

[51] Nous croyons que c'est ainsi qu'il faut interpréter les expressions d'Albert I, 12 : In hac itaque intentione et cousilio Petrus cum prudentioribus cum satageret, et Verbis cautis excusationem suam ordinaret, etc. Guillaume de Tyr y trouve, il est vrai, un autre sens : Pierre et ceux qui l'accompagnaient auraient envoyé au conseil et aux capitaines de la ville des hommes prudents et braves pour demander formellement ce qui avait pu causer un pareil soulèvement. Ces envoyés en auraient ainsi appris le véritable motif et auraient parfaitement compris que le mouvement de colère qui avait mis les armes à la main des bourgeois était parfaitement justifié, que, par conséquent, ce n'était pas le moment de demander satisfaction. Ils eurent alors recours aux prières les plus instantes et à toutes les remontrances possibles, pour rétablir la paix, afin de recouvrer tout ce que leur avait été pris. Tandis qu'ils négociaient ainsi et que l'on était sur le point de s'entendre, à la satisfaction des deux parties, un certain nombre de casse-cous qui voulaient venger leur défaite se soulevèrent, etc. — Mais Albert ne parle point de négociations qui auraient déjà été engagées entre Pierre et Nichita. Les écrivains postérieurs, d'Oultreman, p. ex., suivent pour la plupart le récit de Guillaume de Tyr. D'après Vion, au contraire (p. 223), Pierre aurait envoyé des parlementaires pour réclamer énergiquement les prisonniers et les bagages de l'armée, mais le gouverneur se montra inexorable et ne voulut rien entendre. Jirecek (Heerstr. p. 89) décrit les événements de Nisch d'une manière qui répond davantage à la relation d'Albert : Pierre avait déjà pris les devants, lorsqu'un chevalier accourut, tout essoufflé, lui annoncer la fatale nouvelle. Il revint sur ses pas, mais il était impossible de refréner la masse des croisés. Il voulut négocier, mais un millier d'hommes, se détachant du gros de l'armée, partirent de la prairie, passèrent le pont et se jetèrent sur la porte de la ville. Les bourgeois et la garnison firent une vigoureuse sortie et une lutte furieuse s'engagea aux abords du pont, etc.

[52] Guillaume de Tyr, loc. cit., interprète comme il suit le récit d'Albert : Pour calmer leur fureur et prévenir un massacre, Pierre les fait exhorter par des hommes sages, entourés d'une grande considération, à renoncer à leur projets de violences : ce moyen ne réussissant pas, et voyant qu'ils ne veulent pas écouter erse exhortations à la prudence, il fait donner à l'armée, par la voix des hérauts, au nom de l'obéissance qui lui a été jurée, défense absolue de prêter aide ou assistance aux révoltés qui veulent follement rompre la paix qui vient d'être rétablie. L'armée se laissa calmer par ces paroles et attendait, dans l'attitude d'un témoin, la fin de cette révolte et même de tout ce mouvement. Mais les ambassadeurs envoyés au conseil de la ville, voyant que l'orage, loin de se calmer, gagnait an contraire de plus en plus et qu'ainsi ils ne pourraient pas remplir leur mission, revinrent au camp sans avoir rien obtenu, et s'efforcèrent avec Pierre, l'homme de Dieu, de calmer les mutins. Mais tous ces efforts devaient échouer. — Tout cela est un développement du récit d'Albert, qui n'a d'autre base que l'imagination de l'auteur.

[53] D'après Guillaume de Tyr, il y aurait eu environ 500 hommes tués sur le pont, et les antres se seraient presque tous noyés dans la rivière, dont ils ne connaissaient pas les gués. Cod. Darm. : 500 a ponte corruentes.

[54] Guillaume de Tyr ne parle pas de l'envoi d'un Bulgare au prince Nichita.

[55] Lib. I, 13 (Code Darm. 11).

[56] Lib. I, 13 (D. I, 11).

[57] Lib. I, 13 (D. I, 11). Guillaume de Tyr, I, 21, dit que Pierre avait reçu cet argent de la libéralité des princes croyants, pour le soutien des croisés pauvres ou besogneux.

[58] In vertice cuiusdam montis.

[59] Lib. I, 13 (D. I, 12) : Miratus, si adhuc quispiam de 40000 profugis ao dispersis viveret.

[60] Nec primum dies inclinata fuit. Lib. I, 13 (D. I, 12).

[61] Albert, lib. I, 13 (D. I, 12) : Ad civitatem quondam rebus vacuam et civibus applicuerunt. Jirecek (Die Heerstrasse, p. 89), décrit comme il suit la route que les croisés devaient suivre à partir de Nisch, et cette civitas rebus et civibus vacua : De Nisch à Srédec (Sophia), il fallait traverser, par des chemins raboteux, les montagnes les plus difficiles d'accès et les forêts vierges les plus sauvages. Ce qui rendait ces forêts dangereuses, ce n'étaient pas les grands arbres, mais les buissons bas, formant des fourrés impénétrables ; à leur ombre, le sol marécageux ne séchait presque jamais. Le premier col que l'on rencontrait entre Nisch et la ville actuelle d'Ak-Palanka était ce col de Kunovica, fameux dans l'histoire des guerres du XVe siècle ; une auberge, située sur la route, porte encore ce nom : le chemin, obligé de contourner des arbres, des rochers, formait un défilé des plus dangereux en temps de guerre. Cependant, au moyen-âge, on y passait en voiture, ce qui n'était plus possible dans les temps modernes. L'emplacement de l'ancienne Remesiana (actuellement Bela-Palanka) était occupé par une petite ville que Pierre d'Amiens trouva complètement abandonnée ; on ne put rien trouver à manger dans les maisons et on finit par se nourrir d'épis crus (on était alors au mois de Juillet). Albert ne donne pas le nom de cette ville. C'était sans doute Mokro (slav. humide), citée plus haut, localité dépendant de l'évêché de Nisch au Xe siècle, l'antique Remesiana. La Brocquière vit là en 1433, les ruines d'une ville entièrement détruite, qu'il nomme Ysvourière ; son véritable nom était probablement Jzvor (slav. Source).

[62] Notons à ce propos, en passant, que Bock, dans son étude intitulée Albertus Aquensis, dans le Niederrhein. Jahrbuch für Geschichte, Kunst, etc. (publié par Lersch, 1843, p. 53) se base sur ce passage pour essayer de démontrer qu'Albert n'était pas un habitant de la Provence ; car, en ce cas, il n'aurait pas cru nécessaire de faire remarquer que, dans les provinces du bas Danube, on peut faire la moisson dès le mois de Juillet. D'après lui, ce passage confirme l'opinion de ceux qui admettent qu'Albert était né dans le Nord.

[63] D'après Guillaume de Tyr, les envoyés de l'empereur auraient rejoint Pierre ; dum essent in proficiscendo alimentorum multam sustinentes inopiam, par conséquent, avant l'arrivée des croisés à Sternitz (Sophia). Quant au fait que Nichita aurait, à ce moment, envoyé déjà vers Alexia des messagers dont le rapport aurait déterminé l'empereur à en envoyer de son côté vers Pierre, Guillaume de Tyr le passe prudemment sous silence ; en effet, ce serait une impossibilité, car jamais des messagers n'auraient pu, en quatre jours aller de Nisch à Constantinople et revenir de là jusqu'à Sophia.

[64] Si l'on se donne la peine de comparer le texte du message impérial, tel que le donne Albert, et celui de Guillaume, on verra clairement comment procédait ce dernier, comment, n'ayant à sa disposition aucune autre source que la relation d'Albert et voulant cacher ce qui lui paraissait contradictoire où étrange, il sautait une partie du texte ou l'encadrait dans le sien suivant qu'il lui paraissait plus ou moins s'harmoniser avec sa propre relation. C'est ainsi que, d'après Guillaume, le messager de l'empereur aurait eu affaire, non pas à Pierre seul, mais aux principaux chefs de son armée. Le chroniqueur croyait aussi devoir expliquer comment il était possible que l'empereur garantit aux croisés la fourniture des vivres : à l'en croire, les messagers impériaux auraient déclaré qu'ils précéderaient l'armée, en remplissant pour elle les fonctions de maréchaux-des-logis, et lui feraient préparer des vivres. Enfin, la dernière phrase qu'Albert place dans la bouche des messagers parait à Guillaume constituer une par trop grande contradiction avec ce qu'Albert a dit précédemment : il faudrait en conclure que, dans le temps très-court qui s'est écoulé entre sa défaite devant Nisch et son arrivée à Sophia, Nichita a pu envoyer des messagers à Alexis, et celui-ci en envoyer de son côté à Pierre ; voici cette phrase : et quidquid in superbia et furore satellites tui adversus Ducem Nichitam deliquerunt, prorsus tibi remittit : scit emin ; quod pro hac injuria graviter pœnas exolvistis. En présence de ce texte, que fait Guillaume de Tyr ? il le passe tout simplement.

[65] Encore un passage d'Albert que Guillaume de Tyr laisse complètement inaperçu, probablement parce qu'une pareille faiblesse ne lui paraissait pas conciliable avec le caractère qu'il se plaisait à attribuer à Pierre.

[66] La ville appelée Sternitz par les croisés, Triaditza par les Byzantins, le Srédec des chartes, des légendes et des annales slaves, est la ville actuelle de Sophia : ce nom lui est venu de l'église de Ste-Sophie qui y fut construite vers la fin du XIVe siècle. Sur cette ville, voy. Jirecek, op. cit., p. 90. Sur la route de Sternitz à Philippopolis, voy. ibid., p. 91 ss. Entre ces deux villes, la route encore suivie au moyen-âge était l'ancienne voie romaine ; elle traversait les cols et les versants les plus difficiles ; voy. Jirecek, p. 28 et 94 : Philippopolis était encore, à cette époque, la ville aux trois collines, entourée de hautes et épaisses murailles et d'un fossé profond. Les acropoles de la ville étaient couvertes de palais, d'églises, de couvents somptueux, et à l'époque des Comnènes, l'empereur logeait souvent dans ses murs. Dans son enthousiasme, Anne Comnène la nomme la belle Megalopolis et Cantacuzène la cite comme une grande et belle ville ; Jirecek, p. 94.

[67] Albert dit expressément que Pierre fit, devant les habitants grecs de Philippopolis, le récit de ses aventures (in audientia omnium græcorum civium). Jirecek (p. 91) nous apprend que la population était composée, partie de Grecs, partie d'Arméniens, partie de Bulgares des environs. L'influence des Arméniens était si grande, que sous le règne d'Alexis Comnène (1081-1118), toute la ville, à peu d'exceptions près, était hérétique.

[68] Sur la route de Philippopoli à Andrinople, voy. Jirecek, p. 98 : De Philippopoli à Andrinople, outre la route directe, il y avait un sentier de montagnes passant par Morrha, Stenimathos, Mniak et Ephraïm ; ce sentier n'était praticable que pour une petite armée de chevaliers comme celles du moyen-âge. — Andrinople était, à cette époque, après Constantinople et Thessalonique, la plus grande ville de l'empire grec en Europe ; voy. Jirecek, p. 99.

[69] Guillaume de Tyr ne dit pas un mot de ce second envoi de messagers de l'empereur à l'Hermite ; le fait lui paraissait probablement incroyable.

[70] Albert, I, 15 : Exercitus Petri jussus est procul a civitate hospitari.

[71] Il est à peine besoin de dire ici que, dans leurs récits, Roger de Wendover et Mathieu Paris ne font, au sujet du passage des Balkans, que reproduire celui de Guillaume de Tyr.

[72] Gesch. des ersten Kreuzzuges, p. 249 s. ; 2e éd. p. 207.

[73] Les chiffres donnés par Anne Comnène sont évidemment très exagérés et, en tout cas, si l'on ne les appliquait qu'à l'armée de Pierre, il serait difficile de les concilier avec le conseil que, suivant la princesse, l'empereur aurait donné à l'Hermite, d'éviter de se mesurer avec les Turcs.

[74] Hist. eccles., lib. IX, éd. Le Prévost III, p. 479.

[75] Hist. eccles., lib. IX, éd. Le Prévost, p. 481.

[76] Voy. la relation même dans Bongars, 482, 82.

[77] Du Chesne, Hist. Franc. SS., t. IV, p. 893, c. Gnidon doit évidemment être Nisch.

[78] Muratori, Script. Rer. ital., V, 147.

[79] Rec. des hist. des crois., Hist. grecs, t. I, part. II, 4. Corp. SS. Hist. byzant., Anna Comn., éd. Reifferscheid, II, 29, s. Voy. aussi suppl. I de l'édition allemande.

[80] Jusqu'ici, Anne parle d'une manière générale de l'impression produite à Constantinople par l'arrivée des premiers détachements de croisés.

[81] On voit ici combien Anne était pourtant mal informée ; comme la plupart des chefs de l'armée principale étaient passés par l'Italie, elle fait venir l'Hermite par le même chemin.

[82] Gesta, I, 30 (Rec. 121).

[83] Lib. I : Temerario ausu decrevi saltem ex his aliqua memoriæ commendare quæ auditu et relatione nota fierent ab his qui præsentes affuissent.

[84] S'il faut en croire Kugler, Peter der Eremite und Albert von Anchen (Hist. Zeitschrift de Sybel, Neue Folge, VIII, 32) et Krebs, Zur Kritik Albert's v. Aachen, p. 12, en écrivant le récit qu'il donne au chap. I, 6-22, Albert n'a fait que copier une chronique de cette croisade, dont l'auteur était un compagnon de Pierre l'hermite et l'avait écrite au camp même.

[85] Cap. I, 7, note 52.

[86] Cap. VIII (Cod. Darm. c. VII).

[87] Cap. XI, XIII (Cod. Darm. c. X et XII).

[88] Cap. XIII (Cod. Darm. c. XII) : la chronique de Bari confirme expressément ce fait.

[89] Cap. XIV, XV.

[90] Recueil, Hist. grecs, t. I, pars. II, p. 6 ; éd. Reiffers, p. 81.

[91] Hierosolymita, c. XXIII, 3, 4.

[92] Voy. surtout la relation des Gestes Sur l'arrivée des diverses armées à Constantinople, pp. 1-4, Rec. pp.121-126,et Anne Comnène, lib. X, 284 (Rec. p. 4, s., éd. Bonn., p. 29), et Epist. Stephani Carnot. : I. Etienne de Blois est tout à fait enchanté de l'attitude prévenante d'Alexis. Voy. encore Ekkehard, Hierosol., XIII, 3.

[93] Dans sa critique de l'édition allemande de cette étude, à propos de la partie de la Petite Chronique (chap. 7-24) où est relatée la marche de l'armée commandée par Pierre, Kugler nous fait un reproche de n'avoir point présenté un exposé enceint de la nature et des particularités, des qualifiés et des défauts de cette relation, et d'avoir négligé d'établir avec précision les limites probables de ce qu'elle renferme d'authentique (voy. Kugler, Peter der Ermite und Albert von Aachen, dans l'Hist. Zeitschr. de Sybel, nouvelle suite, vol. VIII, p. 83). Nous avouons volontiers que nous aurions de entrer dans plus de détails sur le caractère de la relation d'Albert et sur chacun des renseignements contenus dans le chapitre en question ; nous avons, du reste, réparé en partie cette omission dam l'édition française ; mais nous avons déterminé dans ce chapitre (pp. 161-165 de l'éd. allemande) les limites probables des faits authentiques ; on admettra pourtant que cette méthode est parfaitement admissible et ne ressemble en rien à un procédé arbitraire. Kugler dit, entre autres choses, p. 30 : Il s'agit avant tout de rechercher si les parties de son récit qu'Albert a tiré de son propre fonds ne sont pas entachées de quelque erreur grossière et facile à démontrer d'une manière certaine. Cela est vrai. Maintenant, que Kugler démontre, par exemple, que l'indication de la ville de Belegrave au chap. I, 2, d'Albert, à propos de la marche des croisés commandés par Gottschalk, est une faute d'interprétation ; fort bien : cela fait la lumière sur un point particulier ; mais cela ne suffit pas pour supprimer d'autres difficultés qui de rencontrent dans le même récit : citons seulement les deux relations contradictoires de la marche de Gottschalk, que donne Ekkehard dans son édition de 1100 et dans celle de 1106, et rappelons combien de difficultés on rencontre, si l'on compare ces récits avec celui d'Albert ; celui-ci se rapproche davantage de la relation donnée par Ekkehard dans l'édition, de 1100 que de l'édition corrigée de 1106. Mais combien la difficulté est plus grande encore, lorsque sur des points de détail on manque à peu près absolument de sources qui puissent servir de point de comparaison, comme c'est le cas pour le chapitre qui nous occupe en œ moment ! Quand les inexactitudes sont évidentes ; quand les contradictions ressortent d'elles-mêmes, quand le chroniqueur présente comme des faits den choses impossibles, il est facile de faire un triage ; c'est ce que nous avons fait et l'on peut voir plus haut, que nous avons signalé un certain nombre de ces inexactitudes. Mais que deviennent alors les autres renseignements ? N'arrivera-t-il pas que des impressions personnelles feront pencher la balance, que des probabilités, et des possibilités prendront la place des résultats certains, et ce travail ne donnera-t-il pas lieu à des combinaisons plausibles peut-être, mais peut-être aussi inexactes ? Assurément, les recherches si intéressantes de Krebs intitulées : Zur Kritik Alberta von Aachen, dont le point de départ est l'œuvre de Kugler, ont toute notre approbation, et nous reconnaissons volontiers qu'elles ont fait faire à la science historique un pas en avant considérable, mais on ne peut nier que les résultats obtenus reposent sur des prémices auxquelles manque la garantie d'une certitude absolue : citons par exemple l'erreur de date attribuée à Anne Comnène et surtout l'opinion émise par l'auteur, que la matière de ce chapitre a été puisée dans un manuscrit.

[94] Cette indication des Gestes est donnée d'après le Rec. 121 : Petrus supradictus primus venit Constantinopolim III Kal. Augusti., c'est-à-dire le 30 juillet 1096. Dans Sybel, p. 250, et dans notre édition de l'Hieros., I, 7, not. 52, on lit 1er août ; c'est la version de Bongars.

[95] I, 13 (D. I, 12, fol. 13).

[96] Orderic écrit Finopolis et non Philippopolis. Il est vrai qu'il existe sur le Bosphore de Thrace, près de Buyuk-Déré, une localité du nom de Phinopolis, mais, comme le fait avec juste raison remarquer Le Prévost, il ressort de tout l'ensemble que la ville dont il est question, est, non pas la dernière que nous venons de citer, mais bien Philippopolis.

[97] Voy. à ce sujet le Δρομοδέικτης τής Έλλάδος pour l'année 1826 dans Jirecek, Die Heerstrasse, p. 137, s. ; ibid. p. 122 : Quant à la durée du voyage, les personnages envoyés en mission de Belgrade à Constantinople mettaient, avec leurs voitures (en 1615 p. ex. 150 voitures) et leurs chevaux de charge, de 26 à 30 jours ; les Turcs même, (d'après Hadji-Chalfo) comptaient : de Stamboul à Andrinople de 5 à 6 jours (en hiver de 8 à 9 ; 95 milles), à Philippopoli de 9 à 10 (ou 165 milles), à Sophia, 13 (d'Andrinople et de Belgrade, 7), à Nisch 16, à Belgrade 20, ou 908 milles. Ibid., p. 9 : Actuellement, on estime la distance de Belgrade à Constantinople à 172 heures de marche, ou avec des chevaux de charge, qui marchent lentement, 185 heures, et, suivant le temps et le besoin, on y met de 20 à 31 jours. Ces indications ne s'appliquent, il est vrai, qu'aux caravanes qui font rarement plus de 8 heures de marche par jour, et aux troupes en marche. Les Tartares de la poste autrichienne font toute la route au galop, avec des relais, et mettent 5 jours à franchir cette distance.

[98] Voy. Ekkehard, Hierosol., c. XXIII (232).

[99] En 1189, la marche des croisés fut aussi lente que la migration d'un peuple ; ils mirent 6 semaines à parcourir la distance qui sépare le Danube de Philippopoli ; voy. Jirecek p. 108. Pour les détails de cette marche, voy. Röhricht, Beitr., II, p. 188, ss. En 1147, l'armée commandée par le roi Conrad mit le pied sur le sol hongrois le 8 juin, et les têtes des colonnes n'atteignirent les environs de Constantinople qu'au bout de 4 mois entiers, le 8 ou le 9 septembre ; voy. Kugler, Studien sur Gesch. des zweiten Kreuzzuges, pp. 112— 124, et Röhricht, Beitr., II, p. 66 ss. Godefroi de Bouillon, parti de Lorraine au milieu du mois d'août 1096, arriva dans la capitale de l'empire grec le 23 déc. ; il n'avait donc mit que 4 mois pour parcourir cette longue distante. Voy. Ekkehard, Hieros., XIII, 2, not. 12.

[100] Lib. I, c. 8.

[101] Cap. 9.

[102] Cap. 9.

[103] Cap. 10-12.

[104] Cap. 18.

[105] Cap. 15 : Ad urbem Phinopolim cum omni populo suc secessit.... deinde post tertiam lucem hilaris.... migrans Adrianopolim secessit ubi duobus solummodo diebus hospitio remoratus extra muros urbis, tertia luce exorta inde rocessit.

[106] Gesta, I, 28 ; Rec. 121.

[107] Les distances sont exactement indiquées d'après le Dromodeichtes, publié par Jirecek, p. 167.

[108] Albert, I, 14.

[109] Cela, concorde aussi, avec les expressions à d'Albert, I, 12, déjà citées : in mense Julio hæc adversa illis contigerant.

[110] Gesta, I, 29 (Rec. 121).

[111] Voy. Chronicon Podiense dans l'Hist. de Languedoc, t. II, preuv. p. 9, st Riant, Inventaire, p. 114.

[112] C'est ce qu'affirme expressément Ekkehard, Hierosolymita, c. V, 8. Nous avions cru, dans l'Hierosolymita, p. 82, et dans le suppl. III de l'éd. allemande, démontrer que la lettre connue sous le nom de lettre d'Alexis au comte de Flandre était une traduction faite en Occident sur une piète originale authentique ; le travail approfondi et excellent de M. Riant sur ce document a prouvé l'inanité de notre démonstration ; cette lettre est décidément apocryphe, dans le fond comme dans la forme. Voy. Riant, Alexii I Comneni ad Robertum Flandriæ Com. Epistola spuria, Genève, 1879. — Voy. encore, du même, Inventaire, n° XXXI, pp. 11-89 ; c'est une discussion complète de cette lettre, en réponse à M. Gaston Paris qui, ne partageant pas l'opinion de M. Riant, éditeur de la lettre, en avait fait l'objet d'une étude critique, parue dans la Revue critique, 1879, n° 47, pp. 379-388 : enfin voy. encore v. Sybel, Gesch. d. I. Kreuzz., 2e éd. p. 7, ss.

[113] Bernold fournit ce renseignement, ad ann. 1095 (Mon. Germ. SS., V, 462). Il donne de tels détails sur le concile de Plaisance, que l'on pourrait croire qu'il en a été témoin oculaire et auriculaire. On a prétendu que la mission envoyée par Alexia à Plaisance n'avait pour objet que des affaires ecclésiastiques et qu'elle n'aurait point fait de demande de secours, mais que ce serait le pape qui l'aurait offert ; en face des affirmations de Bernold et d'Ekkehard, cette prétention n'est guère soutenable.

[114] Voy. Ekkehard, Hieros., XXII, 8 ; Muratori, SS. RR. Ital., V, 471, Hist. Mediol., Landulphi jun. ; Riant, Inventaire, n° IX ; Dom Gaëtano Tononi, Actes constatant la participation des Plaisançais à la Ire croisade, dans les Arch. de l'Or. lat., I, p. 395.

[115] Gesta, I, 30 ; (Rec. 121).

[116] Voy. Rec. des hist. des crois. ; Hist. grecs, t. I, part. II, p. 5 ; éd. Bonn. p. 31, 10.

[117] Voy. Oster, Anna Comnena, IIIe partie, p.39. D'après M. Riant, il y a là une confusion : Langobardia, au moyen-âge, veut dire le thème Λογγοβαρδία qui correspond aux Deux-Siciles : Lombardia est la Lombardie. Lombardi et Longobardi veut dire Lombards et Calabrais.

[118] Sur ce point, voy. surtout B. Kugler, Normannen und Comnenen (dans l'Historische Zeitschrift de Sybel, vol. XIV, p. 303) : Ces forces innombrables, qui accouraient à son aide, mettaient l'empereur grec dans une situation embarrassante : il avait demandé du secours, mais, naturellement, il n'avait pas désiré en recevoir tellement, qu'il fût hors d'état de les diriger d'une main ferme ; et voilà qu'il lui arrivait une véritable Armada, telle qu'aucun prince chrétien ou mahométan n'eût été en état d'en mettre une pareille sur pied. Voy. encore Gesch. der Kreuzzüge, p. 33.

[119] Gesta, I, 32 (Rec. 121).

[120] Les Lombards avaient, sans doute, déjà précédé Gauthier-sans-Avoir, peut-être même de quelques semaines. Les Gestes établissent ici une distinction entre les Longobardi et les Lombardi ; le motif de cette distinction est que, dans la pensée de l'auteur, le mot Longobardi désigne les Lombards de race pure, le mot Lombardi un mélange de Lombards et d'Italiens. Sur cette double désignation, voy. Bluhme, Die gens Longobardorum, 1874, livrais. II, p. 2. Remarquons en passant que cette distinction si précise semble donner raison à Ceux qui veulent que l'auteur des Gestes soit Italien. D'un autre côté, il ne serait pas impossible, mais Ceci est une supposition que nous faisons et que nous tenons à mentionner ici, il n'est pas, disons-nous, impossible que cette appellation, sous laquelle l'auteur des Gestes désigne les bandes arrivées à Constantinople avant Pierre, il ne l'ait apprise que par ouï-dire à Constantinople, de la bouche des Grecs, qui la répétaient comme ils l'avaient entendue ; enfin, d'après Anne Comnène, on ne savait sur ces gens qu'une chose, c'est qu'ils arrivaient de Longobardie. L'auteur anonyme a adopté la désignation Longobardi donnée par les Grecs, sans s'inquiéter de savoir si elle était exacte ou non, et, d'après cela, les gens désignés ne seraient autres que les compagnons de Gauthier. C'est aussi l'opinion de Sybel, Gesch. d. I Kreuzz., p. 245.

[121] Des termes d'Albert, I, 15 et Gesta, I, 8,0 (Rec. 121) on doit conclure que ce n'était pas dans la ville même que les croisés achetaient leurs vivres. Les princes qui arrivèrent dans la suite pour prendre part à la première croisade campèrent aussi en dehors de la ville.

[122] Albert ne dit pas qu'Alexis ait donné des ordres (Gesta, loc. cit. : jussit). Sur ce point, la relation d'Anne Comnène est en désaccord avec les Gestes. Cependant, c'est la version des Gestes qui mérite la préférence : nous reviendrons sur ce point. Albert fournit des données suffisantes pour fixer le jour où les croisés passèrent le Bosphore, ou plutôt le premier jour du passage, car il était sans doute impossible de les transporter tons en un jour : en effet, Albert dit, I, 15 (D. I, 15, fol. 134) : Solummodo quinque diebus requitit in campis et prædio ad Constantinopolim.... Deinde quinnque diebus oompletis, tentoria sua amoventes brachium maris S. Georgii navigio et auxilio imperatoris superant : la date est donc certainement le 5 août.  

[123] D'après Albert, Pierre ne prit de repos qu'après avoir rendu visite à l'empereur ; d'après cela, l'audience aurait eu lieu aussitôt après son arrivée à Constantinople.

[124] Lib. I, 16 (D. I, 14, fol. 132).

[125] Lib. I, 16 (D. I, 14).

[126] Lib. I, 16 (D. I, 14) : Imperator CC Byzantios aureos sibi dari jussit : de moneta vere quæ dicitur Tartaron, medium unum exercitui illius erogavit. Le Byzantius est la monnaie d'or ordinaire des Grecs ; elle portait des empreintes et avait des valeurs diverses ; les Occidentaux étaient les seuls qui lui donnaient ce nom ; les Grecs ne le connaissaient point ; on le retrouve souvent chez les écrivains des croisades, p. ex. dans les Gestes, 13, 42 ; Rec. 189 ; plus souvent dans Foucher, Tudebode, Robert-le-Moine, etc. Dans son Hist. Constant., c. XV (éd. Riant, p. 95, Exwviœ I), Guntherus dit : Apud modernes nummi aurei, qui in illa urbe (sc. Byzantium) formari consueverant, a nomine ipsius urbis bisantiis appellantur. Voy. encore Pannenborg, Magister Guntherus und seine Schriften dans les Forsch. zur deutschen. Geschichte, XIII, 325 ; Ducange, Dissert. de inferioris aevi numismatibus, p. 43 ; Ekkehard, Hierosol., p. 147 et 305. Les Francs appelaient Tartares la monnaie de cuivre que les Grecs nommaient Τετάρτηρον. Voy. Foucher, 387, 42 ; Rec. 334 et Orderic Vital, éd. Le Prévost, IV, 125. Alexis fit aussi des présents en argent aux croisés qui vinrent par la suite. Foucher dit, dans le passage déjà cité : Quapropter pecunia illa, tota retenu, jussit imperator de auro suo et argente atque palliis proceribus nostris dari ; peditibus quoque distribui fecit de nummis suis æneis, quos vocant tartarones. Au reste, voy. la dissertation de Ducange citée ci-dessus, et, dans l'édition allemande de cette étude, le suppl. III, sur Albert, lib. I, c. 16 (Cod. Darm., c. 14).

[127] Anne Comnène, lib. X (Par. 286 ; Rec. 7 ; Bong., II, 33, 6).

[128] Animés à l'égard d'Alexis d'une méfiance sans limites, les croisés de 1101 répandirent sur son compte une foule de calomnies : on en trouvera des exemples dans l'Hierosolymita d'Ekkehard : on y lit, p. ex. au c. 24 : Omnes eum maledicebant et anathematizabant, omnes ilium linguæ non imperatorem sed traditorem appellabant. Dans un synode tenu à Bénévent en 1102, une plainte fut adressée au pape contre Alexis, par suite de son attitude à l'égard des croisés ; la fille de l'empereur ne pouvait certes pas ignorer ce fait lorsqu'elle écrivait ses mémoires. Voy. Ekkehard, Hieros., p. 237.

[129] Bongars, II, 37 ; Rec. 123. — Une lettre d'Alexis à Oderisius, abbé du Mont-Cassin, nous apprend comment il rendait lui-même compte de sa conduite à l'égard des croisés. Dans une lettre adressée à l'empereur, Oderisius l'avait instamment prié de fournir aux croisés les secours et les ressources dont ils auraient besoin ; Alexis lui répondit au mois de juin 1098, dans les termes suivants : Ut autem adiutorium prebeatis, forte rogo, exercitui Francorum, designabant vestre prudentissime apices. Sit inde certa vestra venerabilis sanctitas, quoniam ita dispositum fuit super eos imperium meum, et ita omnibus modis adiuvabit, atque consiliabit eos, et, secundum posse suum, cooperatum est in eis, non ut amicus vel cognitus, sed ut pater, et tale expendium fecit in eis, quem non potest aliquis numerare. Et nisi imperium meum ita operatum fuisset in eis et adjuvasset eos post Deum, quis alter adiutorium prebuisset eis ? et neque iterum piget imperium meum auxilium dare eis, etc. Cette lettre a été récemment publiée par M. le comte Riant dans l'appendice de son Alexii Conmeni ad Robertum I, Flandriæ comitem, Epistola spuria, 1879, p. 44, Voy. encore, du même, Inventaire, n° CI, p. 169-171.

[130] Nous pouvons estimer à 40.000 hommes au moins la force des premières bandes arrivées à Constantinople avant le 31 juillet 1096 : nous reviendrons plus loin sur cette question.

[131] Albert, I, 16 (D. I, 15, fol. 144).

[132] Gesta, I, 35 ; Rec. 121. La distance de Constantinople à Nicomédie est d'environ 12 lieues.

[133] Ce détail se trouve dans une lettre écrite à la fin du mois de juin 1097 par Etienne de Blois à sa femme Adèle, et publiée par Mabillon, Mus. Ital., I, pars. II, 237 ; Rec., Hist. Occ., p. 886. Voy. Ekkehard, Hieroso., p. 239.

[134] Anne Comnène, lib. X (p. 286 ; Rec. 7 ; éd. Bonn, 33, 10).

[135] Même passage.

[136] Bong., II, 20 ; Rec. 122 ; Civito quæ supra Nicenam urbem est.

[137] Erinnerungen aus Aegypten und Kleinasien, III, 228 : Les croisés campés devant Nicée tiraient leurs vivres du pays de Kibotos ; M. de Hammer pense que ce pays devait être situé non pas sur le golfe de Nicomédie, mais sur le golfe de Moudania, spécialement autour de Kemlik, le Kios de Strabon : cette opinion est certainement conforme à la nature des choses. Le lac Ascanien a son écoulement du côté de Kemlik et, d'un point à l'autre, la vallée n'a que trois lieues de long. Le lac a six lieues de long et sa plus grande largeur est de deux lieues.

[138] Hist. de la prem. crois., I, 104.

[139] Hist. Occ., III, 734 et 886 ; IV, 105 et 283.

[140] Guarmani, Gl' Italiani in terra santa, p. 49 : Après avoir passé une seule nuit sous les murs de Nicomédie, l'armée chrétienne se dirigea vers le bourg de Civitot, le Kemlik moderne, sur le golfe de Moudania. Au reste, Guarmani suit toujours Peyré.

[141] Beiträge, II, 28 : Après avoir rallié les restes de la bande de Gauthier, les pèlerins passèrent sur la côte d'Asie, où ils établirent leur camp près de Kibotus (Kemlik), dans le voisinage d'Helenopolis (Erdek, sur la mer de Marmara).

[142] Peyré, op. cit. : La ville de Civetot se trouvait.... au fond du golfe de Moudonia, à une distance très-rapprochée du lac de Nicée. Comment, si le port de Civetot eût été placé sur le bras de mer qui s'enfonce vers Nicomédie, au delà des montagnes par rapport au territoire de Nicée, montagnes fort élevées et d'un difficile parcours, les croisés de Godefroy plus tard eussent-ils pu, dans une seule nuit, transporter sur ce lac les barques, d'une longueur et d'un poids considérables, à l'aide desquelles ils purent aborder le côté de la ville qui faisait face au lac Ascanien ? Une telle manœuvre n'était praticable qu'en admettant que le port de Civetot, où ces barques étaient rassemblées avant leur déplacement, se trouvait à une distance rapprochée du lac, comme l'est la position de Kemlik. Trop de difficultés se seraient présentées entre le golfe de Nicomédie et le lac Ascanien ou de Nicée.

[143] Voy. Gesta, 6, 5 (Rec. 127) ; Raim. d'Aig. 142, 1 (Rec. 239) ; Foucher, 387 (Rec. 333) ; Guibert 492, 50 (Rec. 159) ; Baudri, 96, 20 ; Hist. bell. sacr., c. 23 (Rec. 181) ; Orderic, 729 (Le Prévost) ; Albert, II, 32.

[144] Guillaume de Tyr, III, 6.

[145] Le lac Ascanien a son écoulement vers Kemlik, et la longueur de la vallée entre les deux points n'est que de trois lieues. La longueur du lac est de six lieues, sa plus grande largeur de deux lieues. Prokesch, Erinnerungen aus Aegypten und Kleinssien, III, 228.

[146] Chronique de la prise de Constantinople par les Francs, Paris 1828, éd. Buchon (dans la Collect. des chron. nation. franç., t. III) p. 179.           

[147] La Chans. d'Antioche, I, 22, not. 3 : C'est donc sur le golfe de Nicomédie vers Jenikoi, qu'il faut placer le château de Civetot. Voy. encore l'éd. de Villehardouin, publ. par P. Paris, § 169 et 175.

[148] Foucher, 387, 5 ; Rec. 332.

[149] Lib. I, 22 (fol. 153). — Dans le passage Bong., II, 20 ; Rec. 122, Albert donne à Civitot la qualification de portus. D'après les Gestes, c'était un castrum. Voyez ce qu'en dit Etienne de Blois (Epist. I ad Adelam).

[150] Voy. Gesta, I, 36 ; Rec. 122. Dans son édition d'Albert, Appendice du livre II, c. 16, Reineccius a supposé que Civitot pourrait bien n'être autre chose que la ville de Scutari, située en face de Constantinople ; il est inutile de démontrer la fausseté de cette supposition.

[151] C'est l'opinion émise par Poujoulat, dans la 61e lettre de la première partie de la Correspondance d'Orient, et, après lui, par Peyré, I, 104. D'après Prokesch, op. cit., p. 245, Hersek est une pauvre bourgade de quelques maisons construites autour de la belle mosquée et du tombeau de Hersekdere Achmed Pacha, Grand-Vizir sous le règne des trois sultans Mahomet II, Bajazet II et Selim Ier : Depuis Hersek jusqu'au point où l'on s'embarque, on suit pendant une demie heure un chemin qui se dirige vers le N.-E. Les restes d'une digue prouvent que, dans l'antiquité, on avait, en cet endroit, relié les deux golfes. Maintenant il y a là une maison de douane. Au reste, après avoir émis (op. cit. p. 240) la supposition que Civitot est Kemlik, sur le golfe de Moudania, Prokesch admet que l'Helenopolis des croisés était le Jalowa actuel. Voir la remarque de Hase dans Rec. des crois., Hist. grecs, t. I, part. I, p. 137. Dans l'ouvrage intitulé : Ueber die Entstehung der Städte der Alten. Komenverfassung und Synoikismos, Leipz. 1878, p. 453, s., le Dr Émile Kuhn donne, sur la construction d'Helenopolis par Constantin-le-Grand en l'honneur de sa mère Hélène, des détails intéressants tirés de documents anciens. Dans les derniers temps, Kugler, Gesch. der Kreuzz., p. 24, s'est également prononcé pour Hersek.

[152] Albert, I, 16 (D. I, 15, fol. 134).

[153] Albert, I, 16.

[154] I, 84 et Hagenmeyer, Étude sur la chronique de Zimmern, p. Il (Arch. de l'Or. lat., p. 27).

[155] Lib. X, p. 286 ; Rec. p. 7.

[156] Lib. I, c. 17.

[157] Lib. I, c. 17. Romani Francigeni.

[158] Bongars, I, 37 ; Rec. 121.

[159] Anne Comnène, op. cit., et Albert I, 17. Ce dernier ne dit rien des horreurs dont les croisés se seraient rendus coupables pendant cette marche ; d'après lui, ils auraient seulement beaucoup volé de bestiaux (700 bœufs, sans compter le petit bétail). Les Gestes ne parlent pas du tout de cette marche.

[160] D'après Anne, op. cit., p. 7, les coupables étaient encore les Normands : οί τολμητίαι Νορμάνοι ; si l'on compare cette indication avec celle que fournissent les Gestes et Albert, qui sont, sur ce point, tout à fait d'accord, il doit y avoir la même confusion. Voy. aussi Sybel, p. 252.

[161] D'après Albert, la bande qui fit cette expédition était forte de 3000 hommes de pied et de 200 chevaliers. La Chronique de Zimmern donne exactement le même chiffre, p. 84 : 200 à cheval et 3000 à pied. Suivant l'indication des Gestes, 2, 7 (Rec. 122) on doit admettre que Reinald, leur chef, était un Allemand : ils le qualifient de Dominus Alamannorum. Il ne serait cependant pas impossible que ce personnage fût le même que celui qu'Albert, I, 8 (7), 13 (11), 20 (19), 22 (21) nomme Reinaldus de Castro Breis (c'est peut-être Bray-sur-Seine dans le dép. de Seine-et-Marne) : en ce cas il aurait été Français. Albert I, 8 (7) qualifie ce Rainaldus de Breis de eques insignis, opertum habens capta galea et lorica indutus ; I, 22, parlant de lui et de Foucher de Chartres, il dit : Viri nominatissimi in terra sua. Guibert, 483, 31, 41 (Rec. 144) ne l'appelle pas autrement que dux Rainaldus, et Robert-le-Moine, 33, 28 (Rec. 732) ; 33, 42 (Rec. 733) ; 83, 54 (Rec. 734) le qualifie de princeps Chriatianorum. Le passage des Gestes cité ci-dessus preuve qu'il fut choisi pour chef, non-seulement par les Lombards, mais aussi par les Allemands.

[162] Gesta, I, 36 (Rev. 121). Anne Comnène nomme ce château Κερίγορδον : d'après ce passage, il était situé à quatre jours de marche au delà de Nicée, probablement dans la direction de Dorylée. En tout cas, cette donnée étant fournie par un témoin oculaire, on doit s'y tenir et rejeter celle de Guibert ; ce chroniqueur a altéré les expressions des Gestes. Même observation à l'égard de l'indication donnée par Albert, I, 17 : d'après celui-ci le Château n'aurait été qu'à 3 milles de Nicée : la situation du château est donc aussi fixée d'une manière erronée par Guillaume de Tyr, I, 28 ; par Michaud, I, 80 (d'après lui ce serait le village actuellement nommé Eski-Kaleh), par Poujoulat, dans son Voyage dans l'Asie-Mineure, I, 176, et par Peyré, I, 108 : dans la carte jointe à l'ouvrage, Xérigordon est placé avant Nicée. Röhricht, (Beitr., II, 48) pense que ce pourrait être l'ancienne Γέρμη, au sud-est de Cycicus, à deux lieues de Lopodium : c'est certainement encore une erreur, car aucune de ces données ne concorde avec les expressions des Gestes que nous avons rapportées plus haut. D'après Anne Comnène et Albert, les pèlerins auraient de, pour s'en rendre maîtres, enlever le château d'assaut, et, suivant Albert, ils auraient passé par les armes ou précipité du haut des murailles toua les habitants à l'exception des chrétiens grecs, à qui ils firent grâce. Voy. aussi Krebs, Zur Kritik Albert's, p. 10 ; pour ce qui concerne la prise de Xérigordon, il préfère les récits d'Anne et d'Albert à celui des Gestes.

[163] D'après ce passage, le sultan n'aurait pas marché en personne pour chasser les croisés de Xérigordon : il aurait chargé de cette mission son lieutenant Elchanes. Anne Comnène est la seule qui donne ce renseignement ; Rec. p. 8 ; éd. Reifferscheid p. 34, 6.

[164] Les Gestes signalent seuls cette défaite des chrétiens devant le château.

[165] In die dedicationis S. Mikahelis, qui est ij Kal. Octob. : cette indication ne se trouve que dans les Gestes. — Il est évident que la bande commandée par Reinald dut partir du camp de Civitot cinq jours au moins avant le 29 septembre (voy. la note ci-dessus sur la situation de Xérigordon et le passage des Gestes, I, 36 ; Rec. 121, que nous avons rapporté textuellement), par conséquent au plus tard le 24 septembre ; mais il est probable qu'elle se mit en route encore plus tôt, vers le 20 septembre, et cela fait voir qu'Albert donne encore un renseignement erroné lorsqu'il avance que les troupes de Pierre passèrent tranquillement deux mois au camp de Civitot.

[166] Cette date ressort des expressions des Gestes : Hæc tribulatio fuit per octo dies, par leur rapprochement avec la date précédemment citée.

[167] Duchesne, Historiæ Franc. Scriptores, t. IV, p. 894, A.

[168] Anne Comnène, Rec. p. 8 (B. 34, 7) ; Albert, I, 18 (D. I, 17).

[169] Anne Comnène, ibid.

[170] Anne Comnène, loc. cit., rapporte ce qui suit : Elchanes prépara une embuscade dans laquelle il comptait faire tomber les croisés en marche sur Nicée : cela fait, connaissant la cupidité des Celtes, il envoya au camp de Coucoupètre deux hardis compagnons chargés de répandre le bruit que les Allemands avaient occupé Nicée et étaient en train de se partager le butin. Cette nouvelle jeta les croisés dans une agitation extraordinaire ; entendant parler de butin et de partage, ils se mirent en route sur-le-champ ; mais, comme ils marchaient en désordre et à de longues distances, ils tombèrent dans l'embuscade dressée sur les bords du Dracon et furent misérablement égorgés. — Albert I, 19 (18), et la Chronique de Zimmern (I, 84) donnent une autre version du même événement : La nouvelle de la défaite des Allemands se répandit dans le camp. Elle mit en fureur la masse des croisés : leurs chefs les engageaient à se modérer, mais rien ne put les contenir et ils se mirent en marche sur Nicée. Il est très-probable que les deux versions sont conformes à la vérité. Nous ne pouvons pas admettre que celle d'Anne Comnène soit.la seule exacte, car celles d'Albert et de la Chronique de Zimmern sont trop précises pour qu'on se permette de les rejeter dans le domaine de la pure légende. L'auteur du livre intitulé Histoire des Seldjoucides de Roum, dont J. S. Semler a donné une traduction allemande dans son Allgemeine Welthistorie, part. 21, p. 411, n'accepte que la version d'Anne Comnène.

[171] Gesta, 2, 24 ; Rec. 122. Anne Comnène présente autrement les choses ; elle ne dit pas que Pierre fût rentré à Constantinople avant le grand désastre de Civitot ; d'après elle l'Hermite serait sorti de la bagarre la vie sauve, avec un petit nombre de ses compagnons. D'après Foulques, loc. cit., p. 804, Pierre dut son salut à ce qu'il prit la fuite devant les Turcs. Suivant Albert, et sa version a été reproduite par Glua de Tyr, il serait auparavant retourné à Constantinople dans le but d'obtenir de meilleurs conditions pour l'achat des vivres. Pour nous, nous donnons la préférence à la version des Gestes et d'Albert, quoiqu'Anne Comnène ne fasse aucune mention de ce fait : son silence à cet égard s'explique très-facilement c'est que, sans doute, Pierre n'avait pas obtenu d'audience de l'empereur avant le désastre ; mais les expressions des Gestes et d'Albert sont trop positives pour qu'il soit possible de les soupçonner d'invention.

[172] Albert, I, 19.

[173] On pourrait établir ces dates en collationnant la relation d'Albert, I, 19, 20 (D. 18, 19) : Les Turcs commencèrent le siège de Xérigordon le 29 septembre (Gestes) ; ils s'emparèrent du château huit jours après, le 6 ou le 7 octobre (Gestes). La nouvelle de cet événement ne pouvait, sans doute, pas être connue à Civitot avant le 9 : admettons cette date ; lorsqu'elle y arriva, on se consulta pour savoir si l'on devait marcher à la rencontre des Turcs : Gauthier s'y opposa. Pierre était à Constantinople ; on attendit vainement son retour pendant huit jours, on attendit donc jusqu'au 17 octobre, mais il ne revenait toujours pas ; sur les mauvaises nouvelles rapportées par de petites bandes qui avaient poussé des pointes dans diverses directions, on se décida à se mettre en mouvement quatre jours plus tard, c'est-à-dire le 21 octobre. Huit jours après que l'on avait, pour la première fois, délibéré pour savoir si l'on marcherait contre Elchanes, par conséquent le 17, celui-ci était parti de Nicée, et, quatre jours après, le 21 octobre, les Francs se heurtèrent à l'ennemi qui, de son côté, marchait à leur rencontre.

[174] Albert, I, 20 (D. I, 19, fol. 144). Il était cependant resté en arrière un certain nombre d'hommes en état de porter les armes ; les Gestes le donnent du moins à entendre, puisqu'ils ne parlent tout d'abord que du départ de Gauthier et de ses gens.

[175] Suivant Albert, loc. cit., il y avait 25.000 h. à pied et 500 chevaliers armés du heaume ; suivant la Chronique de Zimmern, 25.000 h. à pied et 4.000 à cheval.

[176] Anne Comnème, p. 8 (B. 34, 18).

[177] Sur cette route, voy. Prokesch, Reise-Erinnerungen III, 238 : La vallée du Dracon n'a pas plus de 500 pas de large, et le ruisseau y fait une infinité de détours ; on n'a pas marché vingt cinq minutes, que l'on a déjà dû le traverser trois fois ; vingt minutes après, on le passe pour la quatrième fois et l'on atteint l'angle d'un ancien pont byzantin. La vallée forme à partir de là une gorge, ayant 30° d'inclination vers le Nord-Ouest (Prokesch suivait cette route en allant de Nicée au golfe de Nicomédie). A partir de ce point, on traverse le Dracon six fois en un quart d'heure et on se trouve dans une sorte de cul-de-sac : à droite et à gauche deux murailles de rochers, en face une autre muraille à travers laquelle le Dracon se perce avec peine un passage. Il nie semble que la main de l'homme a travaillé à rendre Dette barrière tout à fait verticale. Immédiatement après l'avoir dépassé, on traverse le Dracon pour la onzième fois. La gorge s'élargit alors et atteint une largeur de 200 pas : on a sur la gauche de petites collines isolées et l'on rencontre une vallée qui s'élève dans la direction du Sud-Ouest ; à droite un rocher ; droit devant soi on aperçoit, sur une hauteur boisée, les ruines d'un château fort ; on se dirige vers le N.-Ouest, on traverse le ruisseau, et quinze minutes après on arrive au pied des ruines. Elles se composent de sept tours entièrement écroulées on éventrées, reliées par une muraille. Cette ruine a absolument l'aspect de l'un de nos châteaux du moyen-âge ; c'est à ce point que je suis persuadé qu'elle date de l'époque des croisades. Le Dracon enveloppe la montagne et l'isole des autres hauteurs. Là était, sans aucun doute, la clef du défilé. A peine a-t-on fait le tour du château, que l'on retrouve le ruisseau ; il se fraie un passage à travers une gorge de rochers. On le passe pour la treizième fois, puis, bientôt après, pour la quatorzième, la quinzième, la seizième et la dix-septième fois ; on suit la direction N-E : la gorge atteint alors une largeur de 400 pas... Après qu'on a passé deux fois encore le ruisseau, la gorge s'ouvre enfin et l'on débouche dans la plaine (c'est-à-dire devant le golfe de Nicomédie).

[178] Albert, I, 19 : Octavo die dehinc Turci ab orbe Nicea surrexerunt. Le mot dehinc se rapporte assurément à la date où la nouvelle de la prise de Xérigordon est arrivée au camp des chrétiens — cette date doit être le 9 octobre, nous l'avons vu ; c'est donc le 17 octobre que le Turc se mit en marche vers Civitot.

[179] De Sybel a, avec raison, laissé de côté la relation qu'Albert donne de cette bataille, par le motif que les détails dans lesquels il entre sont invraisemblables. En effet, s'il fallait en croire Albert : Au moment où les croisés s'éloignaient de Civitot, l'armée turque partait de Nicée pour se porter à leur rencontre. Les croisés étaient divisés en six corps et marchaient en ordre de bataille, avec une aile droite et une aile gauche. Soliman était établi dans la forêt que traverse la route. Les cris des croisés, le tumulte qu'ils faisaient en marchant, le déterminèrent à en sortir et à se porter en arrière, dans la plaine, du côté de Nicée ; là il les attendit pour leur livrer bataille. Deux des corps de l'armée chrétienne furent coupés ; les Turcs se jetèrent sur les autres en une formidable attaque, et, poussant des cris horribles, ils les culbutèrent et les anéantirent ; l'arrière-garde des croisés n'avait pas encore dépassé la forêt : elle s'enfuit vers Civitot, poursuivie de près par les Turcs. Le récit d'Anne Comnène mérite assurément et absolument la préférence : elle ne parle point de marche en ordre de bataille et dit 'même précisément le contraire ; au reste, étant donnée la nature du terrain, une marche régulière dans l'ordre décrit par Albert, était une pure impossibilité. Sur ce terrain, une bataille rangée n'était pas plus possible qu'une marche régulière. Il est possible que quelques groupes aient poussé jusqu'à l'extrémité de la région montagneuse et boisée, qu'ils aient été surpris par Elchanes et coupés du reste de l'armée, mais toute l'affaire ne dut pas être autre chose qu'une poursuite ininterrompue ; les pèlerins affolés de peur durent se laisser massacrer par les Turcs en fuyant vers Civitot. Il y a dans le récit d'Albert des choses absolument imaginaires, tels que le discours de Soliman à ses soldats, au moment où il apprend que l'on se trouve dans le voisinage des Francs, et le récit des actes de bravoure de deux troupes de chevaliers francs ; voy. I, c. 20. 21 (D. I, 19, 20). Krebs, Zur Kritik Alberts, exprime une opinion différente : d'après lui, la relation d'Albert est trop véridique pour qu'il soit permis de le soupçonner d'avoir créé une légende sur le point qui nous occupe.

[180] La prise du camp est relatée dans les Gestes et dans leurs copistes. On n'indique nulle part à quel moment de la journée elle eut lien. Cependant, le fait qu'un prêtre se trouvait à l'autel semble indiquer une heure matinale, et nette observation est confirmée par une remarque d'Albert : il dit, I, 29, que, vers midi, les chrétiens s'enfuirent vers le château ; était-ce seulement le lendemain, c'est-à-dire le 22 ? Cela est fort douteux, car d'après Albert et les Gestes, la surprise du camp suivit immédiatement l'attaque dans l'embuscade de la rivière du Dracon. Il est plus probable que la surprise but lieu dans la matinée même du jour où les hommes armés s'étaient mis en marche, et par conséquent, ils n'avaient pas encore fait beaucoup de chemin, peut-être pas plus de une à deux lieues. Guibert a emprunté aux Gestes le récit de la mort de ce prêtre tué à l'autel. Robert (34, 20 ; Rec. 735) pousse ce cri : O felix felicis Presbyteri martyrium, cui præbuit ducatum dominici corporis viaticum.

[181] Gesta, 2, 30 ; Rec. 122. Albert, I, 22.

[182] Nous avons adopté sur ce point la version d'Albert, d'autant plus que celle des Gestes ne parait pas bien claire et qu'au fond elle ne dit peut-être pas autre chose que celle d'Albert. En effet, les expressions sed ab illo incendio Deus nostros tune liberavit des Gestes peuvent, à la rigueur, s'entendre en ce sens que les croisés réfugiés dans le château furent sauvés, et celles qui suivent : tandem igitur Turci apprehenderunt illos vivos, diviseruntque illos sicut prius fecerunt alios, ne s'appliqueraient qu'à ceux des pèlerins qui furent faits prisonniers au moment de la surprise du camp et immédiatement auparavant dans les gorges du Dracon.

[183] Si l'on en croit le récit d'Albert, un messager courut en toute hâte à Constantinople porter à Pierre la nouvelle de la défaite de ses compagnons. Pierre alla aussitôt prier humblement l'empereur, au nom de J.-C., d'envoyer aux survivants les secours nécessaires. Ému de pitié, Alexis lui accorda sa demande et envoya ses Turcopules, qui délivrèrent les croisés enfermés dans le château. D'après Anne Comnène et Robert-le-Moine, 34, 7 (Rec. 734) Pierre était au nombre des assiégés ; cependant la version des Gestes et celle d'Albert méritent certainement la préférence.

[184] D'après Albert, I, 23, la nouvelle du désastre aurait été portée à Pierre, à Constantinople, la nuit même du 21 au 22, et comme Alexis accorda sur-le-champ la demande de secours que l'hermite lui avait adressée, on peut fixer l'envoi des vaisseaux au 22, et le retour d'Elchanes à Nicée à la nuit (media nocte) du 22 au 24 octobre. Il y a une autre circonstance qui démontre que l'on a dû porter promptement secoure aux assiégés : c'est qu'ils eussent été hors d'état de prolonger la résistance. D'après Muralt, Chronogr. byzant., II, 76, la date du désastre devrait être fixée au 7 octobre ; mais cette indication est basée sur un calcul complètement erroné.

[185] Anne Comnène, p. 9 (B. 36, 1) et Albert, c. 23 (fol. 15) s'accordent à dire qu'à la vue des vaisseaux et des troupes de l'empereur, les Turcs prirent la fuite.

[186] Gesta, 2, 38 ; Rec. 123 : Alexius mandavit pro eis, fecitque eos brachium transmeare. Postquam ultra fuerunt, comparavit omnia arma eorum. Comparare doit s'entendre ici dans le sens de emere : on le trouve avec cette signification dans Térence, L'eunuq., 2, 3, 63 ; dans Suétone, Cæs., c. 47, Calig., c. 27 ; Baudri, 91, 2 (Rec. 20 F) et Guibert, 485, 5 (Rec. 146 H) l'ont employé de même. Voy. Röhricht, Beitr., II, 30.

[187] Bien qu'il n'existe pas de preuves certaines de ce fait, nous nous permettons de tenir pour assuré qu'un certain nombre des survivants de la catastrophe se dégoûtèrent d'un pèlerinage si plein de dangers et retournèrent dans leur patrie ; Sybel, p. 254 (2e éd. p. 211), a également, et avec raison, émis cette supposition. S'ils vendirent leurs armes à Constantinople, cela donne tout au moins lieu de penser qu'ils n'étaient plus disposés à prendre une part active à la guerre contre les infidèles. D'autres pèlerins se trouvaient, à la même époque, dans une situation analogue : c'était une partie de ceux qui étaient arrivés jusqu'en Pouille à la suite de Robert de Flandre et de Robert de Normandie. Foucher, 385, 50 (Rec. 329) rapporte ce qui suit : Tunc (vers la fin de l'année 1096, à l'époque où les Français du Nord arrivaient en Pouille) vero plurimi de plebe desolati, inopiam etiam futuram metuentes, arcubus suis ibi venditis, et baculis peregrinationis resumptis, ad domos suis ignavi regressi sunt. Qua de re tam deo quam hominibus viles effecti sunt, et versum est eis in opprobrium. Dans l'Hierosolymita, XI, 3, Ekkehard semble faire allusion à des faits du même genre. Nous aurons encore une fois occasion de parler de ces nombreuses désertions de pèlerins qui, pendant la route, fatigués ou effrayés, rompaient leur vœu. Mais le fait que relate la Chanson d'Antioche, I, 41 ss. est complètement erroné ; d'après ce passage, l'hermite serait retourné de Civitot à Rome : déjà au retour de son prétendu premier pèlerinage à Jérusalem, il aurait été chargé par le pape d'entreprendre la croisade, et aurait effectivement rempli sa mission ; revenu de Civitot, aurait fait au pape le récit du désastre qui l'a fait frappé ; puis, muni de brefs pontificaux, il aurait recommencé à parcourir l'Occident : c'est à cette occasion qu'aurait eu lieu le concile de Clermont, que les barons auraient pris la croix et se seraient mis en route pour l'Orient. — Tout ce qu'il peut y avoir de vrai dans ce récit, c'est l'indication du fait également relaté par Anne Comnène, que Pierre n'avait pu achever son premier pèlerinage ; tout le reste est historiquement faux et ne fait que reproduire la légende relative aux origines de la première croisade ; et tout cela, dans le poème arrive mal à propos. Pierre, nous le reverrons encore, a passé tout l'hiver de 1096-97 sur le sol européen, à Constantinople, on dans le voisinage de cette ville, et il est reparti pour Nicée au printemps de 1097, avec l'armée de Godefroi, etc.

[188] Chronique de Zimmern I, 85 ; 2e éd. p. 92, et Étude sur la Chron. de Zimmern, p. 13 (Arch. de l'Or. lat., p. 29).

[189] Albert, I, 22.

[190] D'après les Gestes il aurait trahi et serait passé aux Turcs. Albert le porte comme mort. I, 22.

[191] Albert, I, 22.

[192] Albert, I, 22.

[193] Ces noms se trouvent dans la Chronique de Zimmern, I, 84 ; 2e éd. p. 92 et Étude sur la Chron. de Zimmern, p. 13 (Arch. de l'Or. lat., p. 29).

[194] Gesta, 2, 36 ; Rec. 122 : Hoc totum factum est mense Octobri.

[195] Gesta, 2, 36 ; Rec. 123 : on y lit cette note : Audiens imperator quod Turci dissipassent nostros, gavisus est valde ; au point de vue de l'auteur cette remarque s'explique parfaitement, car, dans un autre passage, il a déjà prêté à l'empereur de semblables sentiments d'hostilité à l'égard des pèlerins, mais il est certain qu'elle n'est point fondée, car il n'y avait point de motif pour que l'empereur trouvât son avantage à leur destruction. On rencontre fréquemment dans les Gestes, au sujet d'Alexis, de ces jugements injustes, et basés uniquement sur des suppositions et de la défiance : de là ils sont passé dans les écrits d'autres chroniqueurs occidentaux ; voy. à ce sujet Ekkehard, Hierosol., pp. 24, 238, 292.

[196] Gesta, 2, 20 ; Rec. 122.

[197] Voy. l'art. de Kugler, Komnenen und Kreuzfahrer, dans les Hist. Zeitschr. de Sybel, IV, pp. 295-318, notamment p. 308 : et encore Gesch. der Kreuzz., p. 31.

[198] Voy. Foucher, 388, 36 ; Rec. 331 ; c'est un témoin oculaire.

[199] Voy. Ekkehard, Hieros., c. XIII et spécialement p. 138.

[200] Foucher, 386, 50 ; Rec. 332.

[201] Anne Comnème, l. X, 294 (Rec. 19).

[202] Michaud a, lui aussi, rejeté toute la faute sur l'Hermite. Voy. p. 48 (éd. Gœbel, Munster, 1857) : Tout le monde put voir que l'apôtre passionné de la guerre sainte n'avait rien de qu'il fallait pour en être le chef. Le panégyriste de Pierre, Vien, ne peut, naturellement, pas laisser passer un pareil jugement (p. 803) : Cette appréciation, écrit-il, se transformera en éloge, si l'on veut se rendre un compte exact de la situation des choses et du rôle apostolique de Pierre ; il ne voulut jamais être un général : ce fut seulement sur los instances des princes et des barons qu'il consentit à être leur guide ; mais alors il partagea sa puissance avec un chevalier du nom de Gauthier.... à qui incombe la responsabilité, etc.

[203] Foucher de Chartres, 413, 41 (Rec. 399) exprime un jugement analogue au sujet de la défaite de l'armée croisée de 1101 : Hoc quippe, ut nobis videbatur, tam illi quam ceteris propter peccata eorum et superbiam contigit.

[204] Dans son Histoire des comtes de Toulouse, II, 51, Moline de S. Yon prétend que l'armée de Pierre fut anéantie dès son passage en Hongrie et en Bulgarie. D'après cet écrivain, lorsque la nouvelle de ce désastre se répandit en Occident, les princes et les rois adressèrent un appel à leurs peuples pour le venger et levèrent une armée régulière, qui se mit en marche sous la conduite de Godefroi. Ceci est encore un exemple de ces historiens modernes qui prétendent s'appuyer sur les sources, qui ne les ont peut-être pas même vues, mais qui, en tout cas, ne les ont jamais lues.

[205] Ekkehard, Hierosol., XIII.

[206] Voy. Ekkehard, Hierosol., Introd. p. 21.