MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME SEPTIÈME — 1842-1847.

CHAPITRE XLIII. — LA LIBERTÉ D’ENSEIGNEMENT, LES JÉSUITES ET LA COUR DE ROME (1840-1846).

 

 

La liberté d’enseignement fut, en 1830, l’une des promesses formelles de la Charte.

La liberté d’enseignement est l’établissement libre et la libre concurrence des écoles, des maîtres et des méthodes. Elle exclut tout monopole et tout privilège, avoué ou déguisé. Si des garanties préalables sont exigées des hommes qui se vouent à l’enseignement, ainsi que cela se pratique pour ceux qui se vouent au barreau et à la médecine, elles doivent être les mêmes pour tous.

La liberté d’enseignement n’enlève point à l’État sa place et sa part dans l’enseignement, ni son droit sur les établissements et les maîtres voués à l’enseignement. L’État peut avoir ses propres établissements et ses propres maîtres. La puissance publique est libre d’agir, aussi bien que l’industrie privée. C’est à la puissance publique qu’il appartient de déterminer les garanties préalables qui doivent être exigées de tous les établissements et de tous les maîtres. Le droit d’inspection sur tous les établissements d’instruction, dans l’intérêt de l’ordre et de la moralité publique, lui appartient également.

Là où le principe de la liberté d’enseignement est admis, il doit être loyalement mis en pratique, sans effort ni subterfuge pour donner et retenir à la fois. Dans un temps de publicité et de discussion, rien ne décrie plus les gouvernements que les promesses trompeuses et les mots menteurs.

Le cabinet du 29 octobre 1840 voulait sérieusement acquitter, quant à la liberté d’enseignement, la promesse de la Charte. Personne n’y était plus engagé et plus décidé que moi. Par la loi du 28 juin 1833, que j’avais présentée et fait adopter, la liberté d’enseignement était fondée dans l’instruction primaire. J’ai déjà dit dans ces Mémoires[1], comment je tentai, en 1836, de la fonder aussi dans l’instruction secondaire, et par quelles causes le projet de loi que j’avais proposé dans ce but demeura vain. En 1841 et 1844, M. Villemain en proposa deux autres plus compliqués que le mien, et qui, sans résoudre pleinement la question, faisaient faire au principe de la liberté de notables progrès. Ils rencontrèrent une vive opposition et n’aboutirent à aucun résultat. En 1847, M. de Salvandy, devenu ministre de l’instruction publique après la retraite que la maladie avait imposée à M. Villemain, présenta aux chambres de nouveaux projets qui ne furent pas plus efficaces. Dans les divers débats qui s’élevèrent à ce sujet, entre autres le 31 janvier 1846, à la chambre des députés, je m’appliquai à mettre en lumière les deux idées qui dominaient cette question, et devaient en fournir la solution : En matière d’instruction publique, dis-je, tous les droits n’appartiennent pas à l’État ; il y en a qui sont, je ne veux pas dire supérieurs, mais antérieurs aux siens, et qui coexistent avec les siens. Ce sont d’abord les droits de la famille. Les enfants appartiennent à la famille avant d’appartenir à l’État. L’État a le droit de distribuer l’enseignement, de le diriger dans ses propres établissements et de le surveiller partout ; il n’a pas le droit de l’imposer arbitrairement et exclusivement aux familles sans leur consentement et peut-être contre leur vœu. Le régime de l’Université impériale n’admettait pas ce droit primitif et inviolable des familles.

Il n’admettait pas non plus, du moins à un degré suffisant, un autre ordre de droits, les droits des croyances religieuses. Napoléon a très bien compris la grandeur et la puissance de la religion ; il n’a pas également bien compris sa dignité et sa liberté. Il a souvent méconnu le droit qu’ont les hommes chargés du dépôt des croyances religieuses de les maintenir et de les transmettre, de génération en génération, par l’éducation et l’enseignement. Ce n’est pas là un privilège de la religion catholique ; ce droit s’applique à toutes les croyances et à toutes les sociétés religieuses ; catholiques ou protestants, chrétiens ou non chrétiens, c’est le droit des parents de faire élever leurs enfants dans leur foi, par les ministres de leur foi. Napoléon, dans l’organisation de l’Université, ne tint pas compte du droit des familles, ni du droit des croyances religieuses. Le principe de la liberté d’enseignement, seule garantie efficace de ces droits, était étranger au régime universitaire.

C’est à la Charte et au gouvernement de 1830 que revient l’honneur d’avoir mis ce principe en lumière et d’en avoir poursuivi l’application. Il y a non seulement engagement et devoir, il y a intérêt, pour la monarchie constitutionnelle, à tenir efficacement cette promesse. Quelque éloignées qu’elles aient été, à leur origine, des principes de la liberté, les grandes créations de l’Empire, celles-là du moins qui sont réellement conformes au génie de notre société, peuvent admettre ces principes et y puiser une force nouvelle. La liberté peut entrer dans ces puissantes machines créées pour le rétablissement et la défense du pouvoir. Quoi de plus fortement conçu dans l’intérêt du pouvoir que notre régime administratif, les préfectures, les conseils de préfecture, le conseil d’État ? Nous avons pourtant fait entrer dans ce régime les principes et les instruments de la liberté : les conseils généraux élus, les conseils municipaux élus, les maires nécessairement pris dans les conseils municipaux élus, ces institutions très réelles et très vivantes qui, de jour en jour, se développeront et joueront un plus grand rôle dans notre société, sont venues s’adapter au régime administratif que nous tenions de l’Empire. La même chose peut se faire pour la grande institution de l’Université, et le pouvoir y trouvera son profit aussi bien que la liberté. Pour qu’aujourd’hui le pouvoir s’affermisse et dure, il faut que la liberté lui vienne en aide. Dans un gouvernement public et responsable, en face des députés du pays assis sur ces bancs, au pied de cette tribune, sous le feu de nos débats, c’est un trop grand fardeau que le monopole, quelles que soient les épaules qui le portent. Il n’y a point de force, point de responsabilité qui puisse y suffire ; il faut que le gouvernement soit déchargé d’une partie de ce fardeau, que la société déploie sa liberté au service de ses affaires, et soit elle-même responsable du bon ou mauvais usage qu’elle en fait.

Je ne change rien aujourd’hui au langage que je tenais ainsi en 1846. Mieux qu’aucune autre des créations impériales, l’Université pouvait accepter le régime de la liberté et la concurrence de tous les rivaux que la liberté devait lui susciter, car de toutes les institutions de ce temps, celle-là était peut-être la mieux adaptée et à son but spécial, et à l’état général de la société moderne. Au milieu des préventions contraires de beaucoup d’esprits, Napoléon comprit que l’instruction publique ne devait pas être livrée à la seule industrie privée, qu’elle ne pouvait pas non plus être dirigée, comme les finances ou les domaines de l’État, par une administration ordinaire, et qu’il y avait là des faits moraux qui appelaient une tout autre organisation. Pour donner aux hommes chargés de l’enseignement public une situation au niveau de leur mission, pour assurer à ces existences si simples, si faibles et si dispersées, la considération et la confiance en elles-mêmes dont elles ont besoin pour se sentir fières et satisfaites dans leur modeste condition, il faut qu’elles soient liées à un grand corps qui leur communique sa force et les couvre de sa grandeur. En créant ce corps sous le nom d’Université, Napoléon comprit en même temps qu’il devait différer essentiellement des anciennes corporations religieuses et enseignantes ; par leur origine et leur mode d’existence, ces corporations étaient étrangères à la société civile et à son gouvernement ; point de participation active à la vie sociale ; point d’intérêts semblables à ceux de la masse des citoyens. C’était la conséquence du célibat, de l’absence de la propriété individuelle et d’autres causes encore. Les corporations religieuses étaient en même temps étrangères au pouvoir civil qui ne les gouvernait point et n’exerçait sur elles qu’une influence indirecte et contestée. Le caractère et l’esprit laïques dominent essentiellement dans la société moderne ; pour bien comprendre cette société et en être accepté avec confiance, le corps enseignant doit aussi être laïque, associé à tous les intérêts de la vie civile, aux intérêts de famille, de propriété, d’activité publique ; tout en remplissant sa mission spéciale, il faut qu’il soit intimement uni avec le grand et commun public. Il faut aussi que ce corps soit uni à l’État, tienne de lui ses pouvoirs et son impulsion générale. Ainsi fut conçue l’Université dans la pensée de Napoléon ; ainsi elle sortit de la main de ce puissant constructeur ; corps distinct sans être isolé, capable d’allier la dignité à la discipline, et de vivre en naturelle harmonie avec la société et son gouvernement.

Les faits ont réalisé et justifié ces idées. Depuis plus d’un demi-siècle, l’Université de France a traversé de bien grands événements et subi des épreuves bien diverses ; elle a été exposée tantôt aux coups, tantôt aux séductions des révolutions. Quelques faux mouvements, quelques exemples d’entraînement ou de faiblesse se sont manifestés dans ses rangs ; mais, à tout prendre, elle a fidèlement accompli sa mission et conservé dignement son caractère ; elle est restée en harmonie avec l’esprit, les idées, les mœurs laïques et honnêtement libérales de notre société ; elle s’est constamment appliquée à élever ou à relever le niveau des études et des esprits ; elle a fait servir au progrès et à l’honneur des lettres et des sciences les forces qu’elle recevait de l’État. Et le succès a prouvé et prouve tous les jours le mérite de ses travaux ; c’est de ses écoles que sont sortis et que sortent tant d’hommes distingués qui portent dans toutes les carrières l’activité de la pensée, le respect de la vérité, et tantôt le goût désintéressé de l’étudier, tantôt l’art habile de l’appliquer. C’est l’Université qui, au milieu du développement et de l’empire des intérêts matériels, a formé et continue de former des lettrés, des philosophes, des savants, des écrivains, des érudits ; elle est aujourd’hui, parmi nous, le plus actif foyer de la vie intellectuelle, et le plus efficace pour en répandre dans la société la lumière et la chaleur.

Sur un seul objet, mais sur l’un des plus graves objets de l’éducation, sur l’éducation religieuse, la situation de l’Université devait être et a été, dès son origine, délicate et difficile. La liberté de conscience et l’incompétence de la puissance civile en matière religieuse sont au nombre des plus précieuses conquêtes et des principes fondamentaux de notre société. L’Université, ce corps délégué et représentant de l’État laïque, ne pouvait être elle-même chargée de l’instruction religieuse, et elle devait en respecter scrupuleusement la liberté. Tout ce qu’elle pouvait et devait faire, c’était d’ouvrir, aux hommes investis de cette mission dans les diverses croyances, les portes de ses établissements, et de les appeler à venir y donner renseignement qu’ils avaient seuls le droit de donner. Mais cette simple admission de l’enseignement religieux dans des établissements auxquels l’autorité religieuse était d’ailleurs étrangère, cette assimilation de l’étude de la religion à d’autres études secondaires qui n’ont que leurs heures spéciales et limitées, ne pouvaient satisfaire pleinement les familles dévouées aux croyances religieuses, ni les hommes chargés d’en conserver et d’en transmettre le dépôt. La religion, sérieusement acceptée et pratiquée, tient trop de place dans la vie de l’homme pour qu’il ne lui en soit pas fait aussi une grande dans l’éducation de l’enfant. Je dis l’éducation et non pas seulement l’instruction. L’Université est surtout un grand établissement d’instruction. La part d’éducation que reçoivent les enfants dans ses écoles est celle qui tient à la discipline et à la vie publique entre égaux : éducation très nécessaire et salutaire, mais insuffisante pour le développement moral et la règle intérieure de l’âme. C’est surtout au sein de la famille et dans l’atmosphère des influences religieuses que se donne et se reçoit l’éducation morale, avec toutes ses exigences et tous ses scrupules. Il y a un peu d’excessive timidité dans les inquiétudes qu’inspire le régime intérieur de nos établissements d’instruction publique et laïque aux personnes qui se préoccupent surtout de la culture morale des âmes ; ces inquiétudes ne sont cependant pas dénuées de motifs sérieux, et on leur doit, en tout cas, beaucoup de respect.

Une autre considération, plus pressante encore, pèse, depuis près d’un demi-siècle, sur l’esprit des croyants, laïques ou prêtres. La religion chrétienne est évidemment en butte à une nouvelle crise de guerre, guerre philosophique, guerre historique, guerre politique, toutes poursuivies au milieu d’un public plein à la fois d’indifférence et de curiosité. L’attaque est libre autant qu’ardente. La défense doit être libre aussi ; qui s’étonnera qu’elle soit prévoyante ? Qui blâmera les chrétiens, catholiques ou protestants, de leurs efforts pour mettre les générations naissantes à l’abri des coups dirigés contre la foi chrétienne ? Elles rencontreront, elles ressentiront assez tôt ces coups dans le monde et dans la vie ; qu’elles soient du moins un peu armées d’avance pour leur résister ; qu’elles aient reçu ces impressions premières, ces traditions fidèles, ces notions intimes que les troubles même de l’esprit n’effacent pas du fond de l’âme, et qui préparent les retours quand elles n’ont pas empêché les entraînements. Rien donc de plus naturel ni de plus légitime que l’ardeur de l’Église et de ses fidèles pour la liberté de l’enseignement ; c’était leur devoir de la réclamer aussi bien que leur droit de l’obtenir. La liberté de l’enseignement est la conséquence nécessaire de l’incompétence de l’État en matière religieuse, car elle peut seule inspirer pleine sécurité aux croyants chrétiens en les mettant en mesure de fonder des établissements où la foi chrétienne soit le fond de l’éducation, tout en s’unissant à une instruction capable d’entrer en concurrence avec celle des écoles de l’État.

L’Université n’avait, quant aux études, rien à redouter de cette concurrence ; elle était pourvue de toute sorte d’armes pour la soutenir avec avantage. Et quant à l’éducation morale, la liberté des établissements religieux donnait à l’Université un point d’appui pour résister elle-même au vent de l’incrédulité fanatique ou frivole, et la dégageait en même temps, à cet égard, de toute responsabilité exclusive. Elle pouvait dire à ceux qui ne la trouvaient pas assez renfermée dans son incompétence en matière religieuse : Comment ne me préoccuperais-je pas vivement de l’intérêt religieux quand j’ai à côté de moi des établissements qui y puisent une grande force morale ? Et à ceux qui ne la trouvaient pas assez chrétienne et catholique : Rien ne vous oblige à me confier vos enfants ; des établissements libres et voués à votre foi vous sont ouverts. Dans ce double résultat de la liberté d’enseignement, il y avait, pour l’Université, un ample dédommagement à la perte de la domination privilégiée que lui avait attribuée son fondateur.

Mais quand l’obstacle au bien ne se trouve pas dans les choses mêmes, les passions des hommes ne tardent pas à l’y mettre. En s’étendant et en s’échauffant, la lutte pour la liberté d’enseignement changea bientôt de caractère ; ce ne furent plus seulement des esprits élevés et généreux, tels que M. de Montalembert et le père Lacordaire, qui la réclamèrent avec éloquence comme leur droit et leur devoir de citoyens et de chrétiens ; elle eut des champions aveugles et grossiers qui attaquèrent violemment l’Université, tantôt méconnaissant les services qu’elle avait rendus à l’éducation morale et religieuse aussi bien qu’à l’instruction, tantôt lui imputant des maximes et des intentions qu’elle n’avait point, tantôt la rendant responsable des écarts de quelques-uns de ses membres qui n’étaient pas plus l’image du corps enseignant que quelques ecclésiastiques tombés dans des fautes graves ne sont l’image du clergé lui-même. Des brochures pleines d’acrimonie, d’injure et de calomnie furent publiées à grand bruit, et obtinrent, de quelques évêques, une approbation aussi imprudente en soi qu’injuste envers l’Université. Beaucoup d’évêques et de prêtres judicieux blâmaient ces emportements de la controverse, et auraient volontiers témoigné à l’Université une équité éclairée ; mais, dans l’Église comme dans l’État, c’est le mal de notre temps, et de bien des temps, que, lorsque les opinions extrêmes éclatent, les opinions modérées s’intimident et se taisent. Les plus fougueux ennemis de l’Université demeurèrent les tenants de l’arène, et la question de la liberté d’enseignement devint, entre l’Université et l’Église, c’est-à-dire entre l’État et l’Église, une guerre à outrance.

Elle n’en resta pas là ; elle se posa bientôt de la façon la plus compromettante pour l’Église ; elle passa sur la tête des jésuites. Les jésuites furent, aux yeux du public, les représentants de la liberté d’enseignement.

Plus d’une fois, dans le cours de ma vie publique, à la Sorbonne et dans les Chambres, j’ai exprimé sans réserve ma pensée sur les jésuites, sur leur caractère originaire, leur influence historique et leur situation actuelle dans notre société. Je tiens à reproduire aujourd’hui ce que j’en dis, entre autres, à la Chambre des pairs, le 9 mai 1844, dans l’un de nos grands débats sur la liberté d’enseignement. Non seulement je n’ai rien à changer dans mes paroles ; mais elles expliquent la résolution que j’ai prise et la conduite que j’ai tenue à cette époque, au milieu des attaques et des périls dont la Société de Jésus était l’objet.

Quand les jésuites ont été institués, disais-je alors, ils l’ont été pour soutenir, contre le mouvement du XVIe siècle, le pouvoir absolu dans l’ordre spirituel, et un peu aussi dans l’ordre temporel. Je ne comprends pas comment on viendrait aujourd’hui élever un doute à cet égard ; ce serait insulter à la mémoire du fondateur des jésuites, et je suis convaincu que si Ignace de Loyola, qui était un grand esprit et un grand caractère, entendait les explications et les apologies qu’on essaye de donner aujourd’hui de son œuvre, il se récrierait avec indignation. Oui, c’est pour défendre la foi contre l’examen, l’autorité contre le contrôle, que les jésuites ont été institués. Il y avait, au moment de leur origine, de fortes raisons pour entreprendre cette grande tâche, et je comprends qu’au XVIe siècle de grandes âmes se la soient proposée. Un problème très douteux se posait alors ; cet empire de la liberté dans le monde de la pensée, cette aspiration de la société à exercer un contrôle actif et efficace sur tous les pouvoirs qui existaient dans son sein, c’était là une immense entreprise ; de grands périls y étaient attachés ; il pouvait en résulter, et il en est résulté en effet de grandes épreuves pour l’humanité. Il était donc très naturel que de grands esprits et de grandes âmes tentassent de résister à ce mouvement si vaste, si violent, si obscur. Les jésuites se vouèrent courageusement et habilement à cette difficile tâche. Eh bien ! ils se sont trompés dans leur jugement et dans leur travail ; ils ont cru que, du mouvement qui commençait alors, il ne sortirait, dans l’ordre intellectuel que la licence, dans l’ordre politique que l’anarchie. Ils se sont trompés ; il en est sorti des sociétés grandes, fortes, glorieuses, régulières, qui ont fait, pour le développement, le bonheur et la gloire de l’humanité, plus peut-être qu’aucune des sociétés qui les avaient précédées. L’Angleterre, la Hollande, la Prusse, l’Allemagne, les États-Unis d’Amérique, la France catholique elle-même, voilà les sociétés qui, par des routes diverses et à des degrés inégaux, ont suivi l’impulsion du XVIe siècle ; voilà les grandes nations et les grands gouvernements que ce grand mouvement a enfantés. Évidemment ce fait a trompé les prévisions du fondateur des jésuites et de sa congrégation ; et parce qu’ils se sont trompés, ils ont été battus ; battus non seulement dans les pays où le mouvement qu’ils combattaient a bientôt prévalu, mais dans les pays même où le régime qu’ils soutenaient a longtemps continué d’exister. L’Espagne, le Portugal, l’Italie ont dépéri entre leurs mains, sous leur influence ; et dans ces États même les jésuites ont fini par perdre leur crédit et la domination de l’avenir.

Aujourd’hui que ces faits sont, non pas des opinions, mais des résultats de l’expérience évidents pour tout le monde, aujourd’hui du moins la Société de Jésus reconnaît-elle l’expérience ? Admet-elle que le libre examen puisse subsister à côté du pouvoir ? que le contrôle public puisse s’exercer sur une autorité qui reste forte et régulière ? Si les jésuites admettent ce fait, s’ils sont éclairés par cette expérience, qu’ils viennent prendre leur place parmi nous, libres et soumis à la libre concurrence de tous les citoyens. Mais le public croit, et il a de fortes raisons de croire que les jésuites n’ont pas assez profité de l’expérience faite depuis trois siècles, qu’ils n’ont pas complètement renoncé à la pensée première de leur origine, que l’idée de la lutte contre le libre examen et le libre contrôle des pouvoirs publics n’est pas encore sortie de leur esprit. Si cela est, si les jésuites persistent à méconnaître les résultats de l’expérience, ils apprendront qu’ils se trompent aujourd’hui comme ils se sont trompés il y a trois siècles, et ils seront battus de nos jours comme ils l’ont déjà été.

J’en demeure convaincu aujourd’hui comme il y a vingt ans ; c’était là, quant à l’histoire et à la destinée des jésuites, une juste appréciation du passé et un juste pressentiment de l’avenir ; mais dans les Chambres comme dans le public et parmi les amis du cabinet, comme dans l’opposition, les esprits n’étaient pas si calmes ni si équitables ; ils étaient plus inquiets que moi de la puissance des jésuites, et moins confiants dans celle de la société et de la liberté. On énumérait les maisons que les jésuites possédaient déjà en France, les oratoires qu’ils desservaient, les propriétés qu’ils acquéraient, les enfants et les jeunes gens qu’ils élevaient, les croyants qui se groupaient autour d’eux. On réclamait contre eux l’exécution des lois dont, sous l’ancien régime, sous l’Empire, et même sous la Restauration, les congrégations religieuses non autorisées avaient été l’objet. Ces lois étaient incontestablement en vigueur, et on peut, sans témérité, affirmer que, si la question avait été portée devant eux, les tribunaux n’auraient pas hésité à les appliquer.

Je ne croyais de telles poursuites ni nécessaires, ni opportunes, ni efficaces. Les luttes du pouvoir civil contre les influences religieuses prennent aisément l’apparence et aboutissent souvent à la réalité de la persécution. L’histoire de nos anciens Parlements en offre de frappants exemples. Nous aurions surtout couru ce risque si nous avions engagé une lutte semblable précisément à propos d’une question de liberté, de cette liberté d’enseignement promise par la Charte et réclamée, non pas seulement pour une congrégation religieuse, mais pour l’Église elle-même. C’était, pour l’État comme pour l’Église, le malheur de la situation que les jésuites fussent, dans cette occasion, l’avant-garde, et, dans une certaine mesure, les représentants de l’Église catholique tout entière ; les poursuites et les condamnations qui les auraient frappés auraient gravement envenimé une querelle bien plus grande que la leur propre, et une partie considérable du clergé français en aurait ressenti une vive irritation. Bien souvent d’ailleurs et dans bien des États, on a poursuivi et condamné les jésuites sans les détruire ; ils se sont toujours relevés ; leur existence a eu des racines plus profondes que les coups qu’on leur a portés ; et ce n’est pas aux lois et aux arrêts, c’est à l’état général de la société et des esprits qu’il appartient de combattre et de réduire dans de justes limites leur action. Je proposai au Roi et au conseil, non pas d’abandonner les lois en vigueur contre les congrégations religieuses non autorisées, mais d’en ajourner l’emploi, et de porter la question de la dissolution en France de la Société de Jésus devant son chef suprême et incontesté, devant le pape lui-même. Le pouvoir civil français ne renonçait point ainsi aux armes légales dont il était pourvu ; mais, dans l’intérêt de la paix religieuse comme de la liberté et de l’influence religieuse en France, il invitait le pouvoir spirituel de l’Église catholique à le dispenser de s’en servir. Le Roi et le conseil adoptèrent ma proposition.

Par qui pouvais-je la faire présenter et soutenir à Rome avec de sérieuses chances de succès ? Elle y devait rencontrer une forte résistance, car nous demandions à la cour de Rome de reconnaître des faits qui lui déplaisaient, et d’infliger un échec à quelques-uns de ses plus dévoués serviteurs. L’ambassadeur que nous avions alors auprès du pape Grégoire XVI, le comte Septime de Latour-Maubourg, était un homme parfaitement honorable, mais malade, inactif, et qui avait à Rome plus de considération que d’influence. Il nous fallait là un homme nouveau, bien connu pourtant du public européen, et dont le nom seul fût un éclatant symptôme du caractère et de l’importance de sa mission. Je donnai à M. de Latour-Maubourg le congé qu’il demandait à raison de sa santé, et le Roi, sur ma proposition, nomma M. Rossi son envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Rome par intérim. Ce qu’un tel choix avait d’un peu étrange était, à mes yeux, son premier avantage : Italien hautement libéral et réfugié hors d’Italie à cause de ses opinions libérales, l’envoi de M. Rossi ne pouvait manquer de frapper, je dirai plus d’inquiéter la cour de Rome ; mais il y a des inquiétudes salutaires, et je savais M. Rossi très propre à calmer celles qu’il devait inspirer, en même temps qu’à en profiter pour le succès de sa mission. Ses convictions libérales étaient profondes, mais larges et étrangères à tout esprit de système ou de parti ; il avait la pensée très libre, quoique non flottante, et nul ne savait mieux que lui voir les choses et les personnes telles qu’elles étaient réellement, et contenir son action de chaque jour dans les limites du possible sans cesser de poursuivre constamment son dessein. Hardi avec mesure, aussi patient que persévérant, et insinuant sans complaisance, il avait l’art de ménager et de plaire tout en donnant, à ceux avec qui il traitait, l’idée qu’il finirait par réussir dans ses entreprises et par obtenir ce qu’on lui contestait. Dans la vie politique et diplomatique, il était de ceux qui n’emportent pas d’assaut et par un coup de force les places qu’ils assiègent, mais qui les cernent et les pressent si bien qu’ils les amènent à se rendre sans trop de colère et comme par une nécessité acceptée.

Il partit pour Rome vers la fin de 1844, visita, avant de s’y établir officiellement, plusieurs points de l’Italie où il avait à cœur de s’entretenir avec d’anciens amis ; et je lui adressai, le 2 mars 1845, des instructions ainsi conçues :

Monsieur, le fâcheux état de la santé de M. le comte de Latour-Maubourg l’ayant obligé de demander un congé qui lui est accordé, le Roi vous a donné un témoignage de haute confiance en vous désignant pour gérer l’intérim de son ambassade à Rome, en qualité d’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire.

Vous connaissez, monsieur, le caractère de bonne harmonie et d’intimité qui préside à nos rapports avec le saint siège. Vous savez que le souverain pontife se montre animé des sentiments les plus affectueux pour la France et le Roi, et qu’il rend pleine justice à la sollicitude éclairée du Roi et de son gouvernement pour le bien de la religion, comme à leur désir sincère de seconder la juste influence et de concourir à la prospérité et à l’éclat de l’Église de France.

Le Roi aime à compter, de son côté, sur la bienveillante amitié du saint-père, et sur l’esprit de prudence et de conciliation qu’il continue d’apporter dans l’appréciation des affaires souvent délicates que les deux cours ont à traiter ensemble. Il espère que le concours du chef de l’Église ne lui manquerait pas dans les circonstances où il s’agirait de concilier les droits et les devoirs de la puissance temporelle avec ceux de la puissance spirituelle, et de mettre les nécessités modérées de la politique en harmonie avec les vrais intérêts de la religion.

Une occasion grave se présente aujourd’hui de réclamer ce concours bienveillant du souverain pontife ; et c’est le premier comme le plus important objet de la mission temporaire dont vous êtes chargé.

La société des jésuites, contrairement aux édits qui l’ont spécialement abolie en France et aux lois qui prohibent les congrégations religieuses non reconnues par l’État, a travaillé depuis quelque temps à ressaisir une existence patente et avérée. Les jésuites se proclament hautement eux-mêmes ; ils parlent et agissent comme jésuites ; ils possèdent, dans le royaume, au su de tout le monde, des maisons de noviciat, des chapelles, une organisation à part. Ils y forment une corporation distincte du clergé séculier, observant des règles particulières, un mode de vivre spécial, et obéissant à un chef étranger qui réside hors de France.

Il y a là, d’une part, une violation évidente des lois de l’État et de celles qui constituent la discipline de l’Église gallicane ; d’autre part, un danger pressant et grave pour l’État et pour la religion même.

Les jésuites n’ont jamais été populaires en France. La Restauration, après les avoir tolérés quelque temps, a été obligée de sévir contre eux par les ordonnances du 12 juin 1828. Un cri à peu près universel s’élevait contre eux d’un bout à l’autre du royaume, et la mesure qui fermait leurs collèges et les excluait de l’enseignement public fut accueillie avec joie et reconnaissance.

Aujourd’hui, les mêmes plaintes éclatent, encore plus nombreuses et plus vives. Le public s’émeut, s’inquiète et s’irrite à l’idée de l’hostilité invétérée et active des jésuites pour nos institutions. On les accuse de s’immiscer toujours dans la politique, et de s’associer aux projets et aux menées des factions qui s’agitent encore autour de nous. On leur attribue les plus violentes et les plus inconvenantes des attaques auxquelles l’Université a été en butte dans ces derniers temps. On redoute de voir le clergé ordinaire entraîné ou intimidé par leur influence. Les grands corps de l’État, les Chambres, la magistrature partagent ces dispositions et ces craintes. Et cet état des esprits est devenu si général, si pressant, et pourrait devenir si grave que le gouvernement du Roi regarde comme un devoir impérieux pour lui de prendre les faits qui en sont la cause en très grande considération, et d’y apporter un remède efficace.

Il lui suffirait, pour donner satisfaction à l’esprit public, de faire strictement exécuter les lois existantes contre les jésuites en particulier, et généralement contre les congrégations religieuses non autorisées dans le royaume. Ces lois sont toujours en vigueur ; elles assurent au gouvernement tous les moyens d’action nécessaires, et les Chambres seraient bien plus disposées à les fortifier qu’à en rien retrancher. Mais le gouvernement du Roi, fidèle à l’esprit de modération qui règle toute sa conduite, plein de respect pour l’Église, et soigneux de lui éviter toute situation critique et toute lutte extrême, préfère et désire sincèrement atteindre, par une entente amicale avec le saint-siège et au moyen d’un loyal concours de sa part, le but qu’il est de son devoir de poursuivre.

C’est là, monsieur, ce que vous devez annoncer et demander au saint-siège, en le pressant d’user sans retard de son influence et de son pouvoir pour que les jésuites ferment leurs maisons de noviciat et leurs autres établissements en France, cessent d’y former un corps, et s’ils veulent continuer d’y résider, n’y vivent plus désormais qu’à l’état de simples prêtres, soumis, comme tous les membres du clergé inférieur, à la juridiction des évêques et des curés. La cour de Rome, en agissant ainsi, n’aura jamais fait, de la suprême autorité pontificale, un usage plus opportun, plus prévoyant, et plus conforme à l’esprit de cette haute et tutélaire mission qui appelle le successeur de saint Pierre à dénouer, par l’intervention de sa sagesse, ou à extirper, par l’ascendant de sa puissance spirituelle, les graves difficultés qui, dans les moments de crise ou d’urgence, pourraient devenir, pour l’ordre ecclésiastique, de graves périls.

Vous connaissez trop bien, monsieur, la question dont il s’agit ici, vous êtes trop pénétré des hautes considérations sur lesquelles il importe d’appeler la plus sérieuse attention du souverain pontife, pour que j’aie besoin d’y insister davantage, et pour que le gouvernement du Roi ne se confie pas pleinement dans l’habileté avec laquelle vous saurez les faire valoir. Nous regretterions bien vivement que le saint-siège, par un refus de concours ou par une inertie que j’ai peine à supposer, nous mît dans l’obligation de prendre nous-mêmes des mesures que le sentiment public de la France et la nécessité d’État finiraient par réclamer absolument.

Après avoir, le 11 avril 1845, présenté ses lettres de créance à Grégoire XVI qui l’accueillit avec une bonté douce et qui, malgré sa secrète sollicitude, prenait quelque plaisir à s’entretenir en italien avec l’ambassadeur de France, M. Rossi se tint, pendant deux mois, dans une attitude d’observation inactive, uniquement appliqué à bien connaître les faits et les hommes, et à répandre autour de lui, sur ce qu’il venait faire, une curiosité qu’il n’avait garde de satisfaire. Il me rendit compte, le 27 avril, de ses observations, des motifs de son immobilité apparente, et des résultats qu’il en attendait :

Deux hommes, m’écrivit-il, s’étaient emparés exclusivement de la confiance du saint-père, le cardinal Lambruschini, secrétaire d’État, et le cardinal Tosti, trésorier. La rivalité qu’on prétendait exister entre eux n’était pas réelle ; ils avaient, au contraire, une cause commune et des ennemis communs. Seulement, la situation des affaires donnait plus de prise contre le cardinal Tosti ; c’est contre lui que se sont réunis d’abord tous les efforts. Il a succombé. C’est contre Lambruschini qu’on travaille en ce moment. Je ne crois pas qu’on vienne à bout de le renverser. Il est infiniment plus habile que Tosti, et mieux ancré dans l’esprit du pape. Mais tout naturellement au fait de ces menées, il évite avec soin tout ce qui pourrait le compromettre et exciter les clameurs du parti exagéré. Pour prévenir une chute, il se fait petit. J’ai pu me convaincre par moi-même qu’il se croit menacé, car tout le monde sait que, dans ce cas, il parle toujours de sa mauvaise santé, du besoin qu’il aurait du repos, etc. Je l’ai vu il y a quatre jours, et il n’a pas manqué de m’en parler.

Ceci tient à une situation générale. Le cardinal Lambruschini est à la tête du parti génois. La réaction contre ce parti, qui n’était, il y a quelques mois, qu’une velléité, s’est organisée depuis ; elle est forte dans ce moment ; elle se compose surtout des cardinaux du pays romain (Statisti) contre ceux qu’on appelle les cardinaux étrangers, bien qu’italiens. Les forces paraissent se balancer. Ce sont des escarmouches qui préludent à la bataille du conclave.

Voilà quant aux personnes. Les choses sont toujours dans un état déplorable, et il n’y a, en ce moment, point d’amélioration à espérer. Bien loin de songer à séculariser l’administration civile, le pape ne veut employer, même parmi les prélats, que ceux qui se sont faits prêtres. A cela s’ajoute l’absence de tout apprentissage et de toute carrière régulière. Un prélat est apte à tout. Le président des armes était un auditeur de rote. C’est comme si nous prenions un conseiller de cassation pour lui confier l’administration de la guerre. Quant aux finances, c’est une plaie dont personne ne se dissimule la gravité. On marche aujourd’hui à l’aide d’un expédient. Le gouvernement a acheté l’apanage que le prince Eugène de Beauharnais avait dans les Marches. Il l’a immédiatement revendu à une compagnie composée de princes romains et d’hommes d’affaires. Les acheteurs verseront le prix dans le trésor pontifical en plusieurs payements, longtemps avant l’époque où le gouvernement pontifical devra payer la Bavière. C’est là l’expédient. En définitive, c’est un emprunt fort cher.

Cette situation se complique des jésuites. Ils sont mêlés ici à tout ; ils ont des aboutissants dans tous les camps ; ils sont, pour tous, un sujet de craintes ou d’espérances. Les observateurs superficiels peuvent facilement s’y tromper, parce que la Société de Jésus présente trois classes d’hommes bien distinctes. Elle a des hommes purement de lettres et de sciences, qui devinent peut-être les menées de leur compagnie, mais qui y sont étrangers et peuvent de bonne foi affirmer qu’ils n’en savent rien. La seconde classe se compose d’hommes pieux et quelque peu crédules, sincèrement convaincus de la parfaite innocence et abnégation de leur ordre, et qui ne voient, dans les attaques contre les jésuites, que d’affreuses calomnies. Les premiers attirent les gens d’esprit, les seconds les âmes pieuses. Sous ces deux couches se cache le jésuitisme proprement dit, plus que jamais actif, ardent, voulant ce que les jésuites ont toujours voulu, la contre-révolution et la théocratie, et convaincus que, dans peu d’années, ils seront les maîtres. Un de leurs partisans, et des plus habiles, me disait hier à moi-même : Vous verrez, monsieur, que, dans quatre ou cinq ans, il sera établi, même en France, que l’instruction de la jeunesse ne peut appartenir qu’au clergé. Il me disait cela sans provocation aucune de ma part, uniquement par l’exubérance de leurs sentiments dans ce moment ; ils croient que des millions d’hommes seraient prêts à faire pour eux, en Europe, ce qu’ont fait les Lucernois en Suisse.

C’est là un rêve : il est vrai, au contraire, que l’opinion générale s’élève tous les jours plus redoutable contre eux, même en Italie ; mais il est également certain que leurs moyens sont considérables ; ils disposent de millions, et leurs fonds augmentent sans cesse ; leurs affiliés sont nombreux dans les hautes classes ; en Italie, ils les ont trouvés particulièrement à Rome, à Modène et à Milan. A Milan, on tient des sommes énormes à leur disposition, pour le moment où ils pourront s’y établir et s’en servir. Je sais dans quelles mains elles se trouvent. Ici, ils sont maîtres absolus d’une partie de la haute noblesse qui leur a livré ses enfants.

Ce qui est important pour nous, c’est qu’il est certain et en quelque sorte notoire que leurs efforts se dirigent en ce moment, d’une manière toute particulière, vers deux points, la France et le futur conclave. Au fond, ces deux points se confondent, car c’est surtout en vue de la France qu’ils voudraient un pape qui leur fût plus inféodé que le pape actuel.

Je suis convaincu que le saint-père ne se doute pas de toutes leurs menées et de tous leurs projets. Je vais plus loin ; je crois qu’il en est de même de leur propre général, le père Roothaan ; je ne le connais pas ; mais d’après tout ce qu’on m’en dit, il est comme le doge de Venise dans les derniers siècles ; le pouvoir et les grands secrets n’étaient pas à lui ; ils n’appartenaient qu’au conseil des Dix.

Telle est ici la situation générale. Voici la nôtre. Votre Excellence me permettra de lui parler avec une entière franchise ; il est important de ne pas se faire d’illusion sur un état de choses qui peut devenir grave d’un instant à l’autre.

Le saint-père et le gouvernement pontifical sont pénétrés d’une admiration sincère pour le Roi, pour sa haute pensée, pour le système politique qu’il a fait prévaloir. Sans bien comprendre tous les dangers qu’on avait à vaincre, toutes les difficultés qu’on a dû surmonter, ils sentent confusément qu’ils étaient au bord d’un abîme, et qu’ils doivent leur salut à la politique du gouvernement du Roi. Leur reconnaissance est vraie, mais elle n’est ni satisfaite, ni éclairée. Parce qu’on a arrêté l’esprit de révolution et de désordre, ils sont convaincus qu’on peut faire davantage et revenir vers le passé. Tout ce qu’on a fait pour eux n’est pour eux qu’un à compte. Ignorant jusqu’aux choses les plus notoires chez nous, ne voyant la France et l’Europe qu’à travers trois ou quatre méchants journaux, ne recevant d’informations détaillées que d’un côté, car les hommes sensés et modérés n’osent pas tout dire, de peur d’être suspectés et annihilés, les chefs du gouvernement pontifical partagent au fond, dans une certaine mesure, les espérances des fanatiques ; seulement, ils n’ont pas la même ardeur, la même impatience ; ils comptent sur le temps, sur les événements, sur leur propre inaction ; ils se flattent de gagner sans jouer. Ils ne feront rien contre le Roi, sa dynastie, son gouvernement ; mais ils aimeraient bien ne rien faire aussi qui pût déplaire aux ennemis du Roi, de la France, de nos institutions. Tout ce qu’ils ont de lumière, de raison, de prudence politique est avec nous et pour nous ; leurs antécédents, leurs préjugés, leurs souvenirs, leurs habitudes sont contre nous. Quand on pense que c’est à de vieux religieux que nous avons à faire, on comprend combien il est difficile de leur faire sentir les nécessités des temps modernes et des gouvernements constitutionnels ; nous ne leur parlons que de choses obscures pour eux et désagréables ; nos adversaires ne les entretiennent que de pensées qu’ils ont toujours nourries ; nous contrarions tous leurs souvenirs et leurs penchants ; nos adversaires les réveillent et les caressent.

Dans cet état de choses, ce n’est pas par quelques entretiens officiels, de loin en loin, avec le cardinal secrétaire d’État et le préfet de la Propagande, qu’on peut traiter ici avec succès les affaires du Roi. Il n’y a ici ni une cour, ni un gouvernement tels qu’on en voit et conçoit ailleurs. Il y a un ensemble très compliqué et sui generis. Le mode d’action ne peut pas être ici le même que partout ailleurs.

Sans doute, à la rigueur, grâce à l’autorité morale du Roi et à l’importance politique de la France, il ne serait pas impossible d’enlever ici une question comme à la pointe de l’épée. Quand on ne leur laisserait absolument d’autre choix que de céder ou de se brouiller avec la France, ils céderaient. Mais ce moyen violent ne pourrait être employé que dans un cas extrême, et les exceptions ne sont pas des règles de conduite.

Comme règle de conduite, il ne faut pas oublier que rien d’important ne se fait et ne s’obtient ici que par des influences indirectes et variées. Ici les opinions, les convictions, les déterminations ne descendent pas du haut vers le bas, mais remontent du bas vers le haut. Celui qui, par une raison ou par une autre, plaît aux subalternes ne tarde pas à plaire aux maîtres. Celui qui n’a plu qu’aux maîtres se trouve bientôt isolé et impuissant.

Les influences subalternes et toutes-puissantes sont de trois espèces : le clergé, le barreau et les hommes d’affaires, ce qui comprend les hommes de finance et certains comptables, race particulière à Rome et qui exerce d’autant plus d’influence qu’elle seule connaît et fait les affaires de tout le monde. Qu’une vérité parvienne à s’établir dans les sacristies, dans les études et dans les computisteries, rien n’y résistera, et réciproquement.

Votre Excellence voit dès lors quel est le travail à entreprendre ici si on veut réellement se mettre à même de faire les affaires du Roi et de la France sans violence, sans secousse, sans bruit. Je dois le dire avec franchise ; ce travail n’a pas même été commencé. J’ai trouvé l’ambassade tout entière n’ayant absolument de rapports qu’avec les salons de la noblesse qui sont, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous l’écrire, complètement étrangers aux affaires et sans influence aucune. Je les fréquente aussi, et je vois clairement ce qui en est. Un salon politique n’existe pas à Rome.

Cet état de choses me semble fâcheux et pourrait devenir un danger. Les amis de la France se demandent avec inquiétude quelle serait son influence ici si, par malheur, un conclave venait à s’ouvrir. A la vérité, la santé du saint-père me paraît bonne ; il a bien voulu m’en entretenir avec détail, et la gaieté même de l’entretien confirmait les paroles de Sa Sainteté. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a ici des personnes alarmées ou qui feignent de l’être ; elles vont disant que l’enflure des jambes augmente, que le courage moral soutient seul un physique délabré et qui peut tomber à chaque instant. Encore une fois, ces alarmes me paraissent fausses ou prématurées ; en parlant de ses jambes, le pape m’a dit lui-même que, très bonnes encore pour marcher, elles étaient un peu roides pour les génuflexions, et que cela le fatiguait un peu. A son âge, rien de plus naturel, sans que cela annonce une fin prochaine. Quoi qu’il en soit, l’ouverture prochaine d’un conclave n’est pas chose impossible et qu’on puisse perdre de vue. Dans l’état actuel, nous n’aurions pas même les moyens de savoir ce qui s’y passerait ; notre influence serait nulle.

C’est ainsi qu’avant de songer aux instructions particulières que Votre Excellence m’a données, je crois devoir m’appliquer avec le plus grand soin à modifier notre situation ici. Autrement, il serait impossible à qui que ce fût d’y servir utilement le Roi et la France. Mes antécédents, mes études, la connaissance de la langue et des mœurs me rendent cette tâche particulière moins difficile qu’à un autre ; il n’est pas jusqu’aux clameurs de quelques fanatiques contre ma mission qui ne m’aient été utiles ; car, il faut bien le savoir, l’esprit des Romains est porté à la réaction ; ils n’aiment pas qu’on leur impose des opinions toutes faites sur les hommes ; on n’a réussi qu’à exciter la curiosité sur mon compte, et ce mouvement m’est favorable. Un des premiers curés de Rome disait hier en pleine sacristie : Di quei diavoli là vorrei che ne avessimo molti. —  Je voudrais que nous eussions beaucoup de ces diables-là.

L’attitude et le travail tranquille de M. Rossi ne tardèrent pas à porter leurs fruits ; il m’écrivit le 8 mai : L’état d’isolement et de passivité où vivait l’ambassade de France est déjà sensiblement modifié. J’ai trouvé, sous ce rapport, encore plus de voies ouvertes et de facilités que je ne l’espérais d’abord. La curia (notre mot de barreau ne rend pas bien l’idée que je veux exprimer), la curia, dis-je, se range ouvertement de notre côté. Le clergé italien est surpris et flatté de voir cultiver avec lui des rapports qui avaient été complètement négligés. Bien loin de nous fuir, il nous témoigne empressement et reconnaissance. Des hommes considérables par leur intimité en hauts lieux m’ont fait insinuer qu’ils avaient été induits en erreur sur mon compte, et qu’ils savaient maintenant à quoi s’en tenir sur les fables et les médisances d’un certain salon où règne en maître l’assistant général français des jésuites à Rome.

Voilà quant aux personnes. Quant aux choses, voici mon plan. Je fais tout juste le contraire de ce que tout le monde s’attendait à me voir faire. Tout le monde croyait que j’arrivais armé de toutes pièces pour exiger je ne sais combien de concessions et mettre l’épée dans les reins au gouvernement pontifical. Comme il est facile de le penser, on s’était cuirassé pour résister, et les ennemis de la France se réjouissaient, dans leurs conciliabules, des échecs que nous allions essuyer. Je n’ai rien demandé, je n’ai rien dit, je n’ai rien fait ; je n’ai pas même cherché, dans mes entretiens avec les personnages officiels, à faire naître l’occasion d’aborder certaines matières. Ce silence, cette inaction apparente ont surpris d’abord et troublé ensuite. Il est arrivé ce qu’il était facile de prévoir. De simples ecclésiastiques, puis des prélats, puis des cardinaux sont venus vers moi, et ont cherché à pénétrer ma pensée, sans pouvoir me cacher leurs inquiétudes. Sous ce rapport, les débats de la Chambre des pairs et les interpellations annoncées par M. Thiers à la Chambre des députés nous servent à merveille. Je réponds à tous très froidement, et d’un ton d’autant plus naturel que ma réponse n’est que l’exacte vérité : je dis que je ne vois, dans ce qui se passe et se prépare, rien de surprenant ni d’inattendu ; il arrive précisément ce que, au mois d’octobre dernier, dans mon court passage à Rome, je m’étais permis d’annoncer au saint-père et au cardinal Lambruschini ; il eût été facile de prévenir l’attaque qui paraît imminente ; mais ce n’était pas ma faute si, au lieu de tenir compte des paroles d’un serviteur du Roi, qui doit connaître la France et qui n’avait aucun intérêt à tromper le saint-siège, on a préféré les conseils de quelques brouillons et de quelques fanatiques. Imposer les jésuites à la France de 1789 et de 1830 était une pensée si absurde qu’on était embarrassé pour la discuter sérieusement ; les jésuites fussent-ils des anges, il n’y avait pas de puissance qui pût les réhabiliter dans l’opinion publique de France ; vrai ou faux, on n’ôterait de la tête de personne qu’ils étaient les ennemis de nos institutions. Après tout, le jésuitisme n’est qu’une forme, une forme dont l’Église s’est passée pendant quinze siècles ; et pour moi, humble laïque, il ne m’est pas donné de comprendre comment, par engouement pour une forme que l’opinion publique repousse, on ose compromettre les intérêts les plus substantiels de la religion et de l’Église. Je laissais à la conscience si éclairée du saint-père à juger s’il devait, par amour pour les jésuites, provoquer une réaction qui, comme toutes les réactions, pouvait si aisément dépasser le but, et atteindre ce qui nous est, à tous, si cher et si sacré !

Ces idées développées, tournées et retournées de mille façons, commencent à faire leur chemin et à monter du bas vers le haut. C’est la route qu’il faut suivre ici. L’alarme est dans les esprits, et je sais positivement qu’elle est arrivée jusqu’au saint-père. Mes paroles ont été d’autant plus efficaces qu’elles n’ont été accompagnées d’aucune démarche. Le saint-père déplore les préjugés de la France à l’égard des jésuites ; mais jusqu’ici il se borne à répéter ce que les chefs de la compagnie de Jésus ont décidé tout récemment, après une longue délibération sur leurs affaires en France. Ils ont décidé qu’en aucun cas ils ne devaient donner à leurs amis le chagrin et l’humiliation d’une retraite volontaire, et que mieux valait pour eux être frappés que reculer. Je sais qu’ils ont porté cette résolution à la connaissance du pape, et j’ai des raisons de croire que le cardinal Lambruschini ne l’a pas désapprouvée.

Mais, d’un autre côté, l’opinion qu’il est absurde de sacrifier aux jésuites les intérêts de Rome, dans un pays comme la France, prend tous les jours plus de poids et plus de consistance dans les sacristies, dans la prélature, dans le sacré collège. Je sais en particulier de trois cardinaux, dont deux sont des hommes influents et ayant, plus que tous autres, leur franc parler avec le saint-père, je sais, dis-je, qu’ils ne ménagent point leurs paroles à ce sujet, et qu’ils accusent sans détour le gouvernement pontifical d’impéritie.

J’ai demandé une audience au saint-père. Ce n’est pas dans le but de prendre l’initiative près de lui ; je veux seulement qu’il ne puisse pas dire que, dans un moment qu’il regarde comme critique, il ne m’a pas vu. S’il n’aborde pas lui-même la question, je laisserai, au flot de l’opinion que nous avons créée et développée, le temps de monter davantage encore et de devenir plus pressant. Les débats de la Chambre des députés viendront peut-être nous aider. Ce qu’il nous faut, ce me semble, c’est que le gouvernement pontifical vienne à nous au lieu de nous recevoir, nous, en suppliants. C’est là le but du plan que j’ai cru devoir suivre. C’est aussi la pensée qui commence à se répandre ici. Hier soir, dans une société nombreuse et choisie d’ecclésiastiques, on disait hautement : Nous ne savons rien de la France ; nous ne comprenons pas le jeu de cette machine ; on ne peut faire ici que des fautes. Pourquoi ne pas consulter le ministre du Roi ? M. Rossi connaît la France et Rome ; il est membre actif de l’une des Chambres. Nous pouvons nous expliquer avec lui ; Sa Sainteté n’a pas besoin, avec lui, d’interprète.

Hélas ! ils disaient plus vrai qu’ils ne le croyaient peut-être, car Votre Excellence ajouterait probablement peu de foi à mes paroles si je lui disais à quel degré d’ignorance on est ici sur ce qui concerne la France et le jeu de nos institutions. Votre Excellence ne croira pas que des hommes considérables ont pris les interpellations annoncées de M. Thiers pour un projet de loi que la chambre des députés a peut-être voté à l’heure qu’il est contre les jésuites ; et ils me demandaient gravement quel serait, à mon avis, le partage des votes au scrutin, et si la chambre des pairs adopterait ce projet. Dissiper peu à peu toutes ces erreurs et faire enfin comprendre la France n’est pas une des moins importantes parmi les tâches que doivent s’imposer les représentants du Roi à Rome.

Je compris et j’approuvai la réserve patiente de M. Rossi : Je ne vous presse point, lui écrivis-je[2] ; prenez le temps dont vous aurez besoin et le chemin qui vous convient. Je veux seulement vous avertir qu’ici la question s’échauffe. Qu’autour de vous on soit bien convaincu qu’elle est sérieuse. Quand on est gouvernement, on ne dort pas tant qu’on veut, ni quand on veut.

Les interpellations de M. Thiers m’auraient réveillé le 2 mai, si j’avais dormi. Non qu’elles fussent violentes et embarrassantes pour le cabinet ; l’opposition ne blâma point notre tentative de résoudre la question des jésuites par un concert avec la cour de Rome ; mais elle insista fortement pour que, si ce résultat n’était pas bientôt obtenu, les lois de l’État reçussent leur pleine exécution. Elle espérait que la négociation échouerait et entraînerait pour le cabinet un grave échec. La majorité, au contraire, désirait vivement notre succès, et avait à cœur de nous prêter force en nous témoignant à la fois sa confiance et sa ferme résolution d’en appeler au pouvoir temporel français si le pouvoir spirituel romain n’en prévenait pas la nécessité. Après deux jours de discussion, la Chambre déclara par un vote presque unanime : que, se reposant sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l’État, elle passait à l’ordre du jour.

J’écrivis à M. Rossi[3] : Le Roi ne désapprouve point votre inaction depuis votre arrivée ; il comprend la nécessité de votre travail préparatoire, et s’en rapporte à vous quant au choix du moment opportun pour notre initiative. Pourtant, il s’étonne et s’inquiète un peu de cette attitude inerte quand tout le monde sait que vous êtes allé à Rome avec une mission spéciale et laquelle. Il craint que nous n’y perdions un peu de dignité et d’autorité. Il est frappé que le cardinal Lambruschini se soit naguère absenté de Rome, et il y trouve quelque impertinence en même temps que beaucoup de timidité. Il se demande si, pour le succès même, il ne convient pas de nous montrer un peu plus pressés, un peu plus hautains, et de faire un peu plus sentir à la cour de Rome qu’elle nous doit, et que, pour elle-même, elle a besoin de prendre ce que nous désirons en grande et prompte considération.

Ne voyez, dans ce que je vous dis là, rien de plus que ce qui y est textuellement. Ne faites rien de plus que ce qui, après y avoir bien pensé, vous paraîtra, à vous-même, bon et efficace. Je vous transmets l’impression du Roi telle qu’elle est, sans plus ni moins, avec ses mélanges et ses doutes. Une circonstance l’a un peu confirmée en lui. Le nonce Fornari est arrivé à Neuilly avant-hier soir, évidemment crêté à dessein, faisant le grognon et le brave, se plaignant du débat de la Chambre, de l’attitude du gouvernement, s’étonnant qu’on eût accepté ce qu’il appelait une défaite, et donnant à entendre que le pape ne consentirait pas à en prendre sa part. Le Roi l’a reçu très vertement : Vous appelez cela une défaite ! En effet, dans d’autres temps, c’en eût été une peut-être ; aujourd’hui, c’est un succès, grâce aux fautes du clergé et de votre cour. Nous sommes heureux de nous en être tirés à si bon marché. Savez-vous ce qui arrivera si vous continuez de laisser marcher et de marcher vous-mêmes dans la voie où l’on est ? Vous vous rappelez Saint-Germain-l’Auxerrois, l’archevêché saccagé, l’église fermée pendant plusieurs années. Vous reverrez cela pour plus d’un archevêché et plus d’une église. Il y a, me dit-on, un archevêque qui a annoncé qu’il recevrait les jésuites dans son palais si on fermait leur maison. C’est par celui-là que recommencera l’émeute. J’en serai désolé. Ce sera un grand mal et un grand embarras pour moi et pour mon gouvernement. Mais ne vous y trompez pas ; je ne risquerai pas ma couronne pour les jésuites ; elle couvre de plus grands intérêts que les leurs. Votre cour ne comprend rien à ce pays-ci, ni aux vrais moyens de servir la religion. On me parle sans cesse de la confiance et de l’affection que Sa Sainteté me porte, et j’en suis très reconnaissant. Que Sa Sainteté me les témoigne donc quand l’occasion en vaut la peine ; qu’elle fasse son devoir comme je fais le mien. Mandez-lui ce que je vous dis là, monsieur le nonce, et comme je vous le dis. Je veux au moins qu’on sache bien à Rome ce que je pense, car je ne veux pas répondre de l’ignorance où vous vivez tous et de ses conséquences.

Le nonce, fort troublé, a complètement changé de ton et promis d’écrire tout ce que lui disait le Roi, et de l’écrire de manière à faire impression. Le Roi a vu, dans sa visite et dans son attitude, rapprochées de l’absence du cardinal Lambruschini peu après votre arrivée à Rome, un petit plan conçu dans l’espoir de nous intimider un peu, et de se soustraire aux embarras de la question, en nous amenant nous-mêmes à la laisser traîner d’abord, et puis tomber. Je crois la conjecture du Roi fondée, et je suis bien aise qu’il ait frappé un peu fort. Il ne faut pas qu’on croie à Rome qu’avec de la procrastination et de l’inertie on éludera une question qui est sérieuse et qu’il faut traiter sérieusement.

Avant même que cette lettre lui arrivât, et par sa propre impulsion, M. Rossi avait senti que le moment d’agir était venu. Il m’écrivit le 28 mai 1845 : Je travaille à la rédaction d’un Mémorandum qui contiendra le résumé de ce que j’ai dit hier, dans un entretien de près de deux heures avec le cardinal Lambruschini. Ce mémento est nécessaire pour lui, pour le pape, pour les cardinaux que le saint-père consultera. C’est vous dire qu’au travail indirect, dont je suis de plus en plus satisfait, j’ai joint hier, pour la première fois, la négociation directe. A son retour de Sabine, j’ai laissé le cardinal tranquille pendant les cérémonies de la Fête-Dieu et les consécrations d’évêques auxquelles il devait assister ces jours derniers. En attendant, je recevais de lui des marques publiques et recherchées de considération et de courtoisie. C’était dire aux nombreux prélats et diplomates qui nous entouraient : Vous le voyez : je suis dans les meilleurs rapports avec le ministre de France. Ces préliminaires ne se sont pas démentis dans notre entretien d’hier ; je n’ai retrouvé aucune de ces façons que je connais bien et qui sont, chez lui, l’indice certain de la résistance et du parti pris. Tout en déplorant les préjugés de la France à l’endroit des jésuites, il ne déplorait pas moins leurs imprudences et leurs témérités. Ce qui l’a le plus vivement frappé, c’est un parallèle que j’ai fait entre la question des jésuites et celle du droit de visite. Et quand je lui ai dit, comme une confidence, qu’après tout l’Angleterre, ce grand pays, ce grand gouvernement avait compris qu’il était impossible et dangereux de lutter contre une opinion générale, et consentait, dans l’affaire du droit de visite, aux demandes de la France, il n’a pu contenir ses sentiments. Évidemment il se réjouissait à la fois d’un résultat utile au gouvernement du Roi, et d’un exemple auquel, dans les conseils de Sa Sainteté, il sera difficile de résister. Ce premier entretien n’a été, pour ainsi dire, que l’exposition ; il devait, ainsi qu’il l’a fait, se réserver de tout soumettre au saint-père ; mais l’impression qu’il m’a laissée a été de nature à confirmer mes espérances.

J’apprends, d’un autre côté, car je suis bien servi, que notre travail indirect porte ses fruits. Dans la curia, dans la banque, dans la prélature, l’émotion se propage ; des personnages éminents ont porté jusqu’au pape des conseils de modération et de prudence. Bref, notre armée devient tous les jours plus nombreuse, plus active et plus forte. Je n’ai pas le temps d’entrer aujourd’hui dans les détails, mais je suis content.

De leur côté, les jésuites ne se donnent pas de repos ; leur général a un avantage que je n’ai pas, celui de pouvoir se rendre sans façon chez le pape, aussi souvent qu’il le veut. Il n’y manque pas. Il n’est pas moins vrai que la question, telle que je l’ai posée dans mes entretiens et qu’on la reproduit, l’embarrasse et le compromet, car mon thème est : Dissoudre la congrégation des jésuites pour sauver les autres. Je sais qu’en entendant répéter cela, il s’est écrié : Mieux vaut périr tous ensemble. Mais cela n’a pas fait fortune ici. Il ne pouvait rien dire qui nous fût plus utile.

En résumé, je ne puis encore rien affirmer ; mais j’espère, et mes amis partagent mes espérances. Mon plan, vous le voyez. D’abord, travail inofficiel et préparatoire ; c’est fait, et cela continue. Puis discussion officielle et orale ; je l’ai commencée hier avec le secrétaire d’État ; je vais la continuer énergiquement avec lui, avec le pape et avec les cardinaux les plus influents. Ils sont bien prévenus et m’attendent. En remettant la note verbale, je laisserai pressentir, au besoin, une note officielle. Je puis me tromper ; mais, à supposer qu’on l’attende, je ne crois pas qu’on résiste à ce dernier coup.

Post-scriptum. Un courrier m’apporte, en ce moment, votre lettre particulière du 19 mai. Rien de meilleur, de plus à propos, de plus efficace que le discours du Roi au nonce. Il nous aide puissamment. Le nonce reflétait Rome. Ici, on était de même rogue et colère d’abord ; on a changé de ton et de contenance ; comme je vous le dis, on est, à notre égard, d’une courtoisie recherchée. Croyez que nous n’avons rien perdu ici ni en dignité, ni en autorité. Mon inaction apparente les avait, au contraire, fort inquiétés et troublés. Notre action est, dans ce moment, d’autant plus efficace que nous les saisissons affaiblis par une explosion sans résultat.

Cinq jours à peine écoulés, le 2 juin 1845, M. Rossi m’envoya copie du mémorandum qu’il avait remis au cardinal Lambruschini : En lui portant moi-même cette pièce avant-hier, me disait-il, j’ai eu avec lui un second entretien très serré et très pressant ; non, à vrai dire, pour répondre à ses objections, il ne m’en faisait guère, mais pour lui faire sentir la nécessité d’une résolution prompte et vigoureuse. Je n’ai rien trouvé, en lui, de la colère qu’on lui supposait et des propos qu’on lui attribuait pendant son séjour à Sabine. Probablement, il lui est arrivé ce qui est arrivé au saint-père et à plus d’un cardinal et d’un prélat ; le premier mouvement aura été un mouvement d’humeur, et ce mouvement aura été accompagné de quelques paroles peu modérées que le parti jésuitique aura recueillies et exagérées. En laissant passer ces premiers moments dans une inaction apparente, nous avons évité le danger d’une réponse précipitée et négative, derrière laquelle on se serait ensuite retranché au nom de la conscience. Aujourd’hui, la réflexion prend le dessus, sous l’influence de l’opinion générale qui se prononce de plus en plus dans notre sens.

Au fond, le cardinal Lambruschini s’est borné à me dire que ce que nous demandions, et qui nous paraissait si simple, était beaucoup pour un pape, et que cela était d’autant plus grave que M. Odilon Barrot avait donné à entendre, dans la Chambre, que ce ne serait là qu’un commencement. La réponse était trop facile. Je l’ai faite, et le cardinal, au lieu d’insister, m’a assuré avec empressement et intérêt que l’affaire serait sans retard soumise au pape et à son conseil : Vous pouvez être parfaitement tranquille, m’a-t-il dit en finissant ; indépendamment du mémorandum, aucun des faits dont vous m’ayez donné connaissance, des renseignements que vous m’avez fournis, des arguments que vous avez développés, ne sera négligé dans mon rapport. Tout sera mis sous les yeux du saint-père et de son conseil.

Le mémorandum était conçu en ces termes : La Société des jésuites, contrairement aux lois de l’État et aux édits qui l’ont spécialement abolie en France, a voulu de nouveau pénétrer et s’établir dans le royaume. Dispersée, sous l’Empire, par le décret du 22 juin 1804, frappée, sous la Restauration, par les arrêts des cours souveraines, les délibérations des Chambres et les mesures de l’administration, elle n’en a pas moins cru pouvoir se répandre en France après la Révolution de 1830.

Ses commencements furent timides et peu connus ; mais, quelques années après, abusant d’une tolérance qu’ils ne devaient attribuer qu’à la modeste et prudente obscurité de leurs premiers établissements, les jésuites ont travaillé à ressaisir une existence publique. Ils se proclament hautement eux-mêmes ; ils parlent et agissent comme jésuites ; ils possèdent dans le royaume, au su de tout le monde, des maisons de noviciat, des chapelles, une organisation complète. Ils y forment une corporation nombreuse, distincte du clergé séculier. Ces faits ne sont plus contestés aujourd’hui ; le public en a trouvé la preuve éclatante et complète dans les débats d’un procès criminel.

Un autre fait non moins patent, c’est que l’opinion publique, d’accord avec les lois du pays, avec les résolutions des Chambres, avec les arrêts de la magistrature, repousse invinciblement tout établissement des jésuites dans le royaume.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les jésuites rencontrent en France une répugnance générale ; cette répugnance pourrait en quelque sorte être appelée historique. La Restauration elle-même dut la reconnaître lorsque, en 1828, elle réprima ce qu’elle avait jusque-là toléré.

Les plaintes qui se firent entendre alors éclatent aujourd’hui avec plus d’unanimité et de force. Le public s’émeut, s’inquiète et s’irrite à l’idée, juste ou non, de l’hostilité des jésuites pour nos institutions. On peut ne pas partager cette opinion et la traiter de préjugé ; elle n’en est pas moins un fait réel, pressant et très grave qu’il importe d’apprécier dans toute son étendue.

On accuse les jésuites de s’immiscer sans cesse dans la politique ; on craint de les voir s’associer aux menées des factions ; on leur attribue les plus violentes et les plus inconvenantes des attaques auxquelles les plus grandes institutions de l’État ont été en butte dans ces derniers temps. On redoute l’influence qu’ils pourraient exercer sur le clergé ordinaire ; et il importe de ne pas oublier que les grands pouvoirs publics, les Chambres et la magistrature, partagent ces dispositions et ces craintes.

Dans cet état des esprits, le gouvernement du Roi avait regardé comme un devoir impérieux pour lui de prendre en très grande considération les faits qui seuls en sont la cause, et d’y apporter un remède.

Un fait nouveau et de la plus haute gravité est venu s’ajouter à ceux que le gouvernement connaissait déjà, et qui lui avaient fait sentir la nécessité de mettre fin à une tolérance qu’on s’était appliqué à rendre impossible.

L’existence de la corporation des jésuites en France, qui avait déjà occupé la Chambre des pairs, a été déférée, au moyen d’interpellations, à la Chambre des députés. Le Moniteur a fait connaître à l’Europe les détails et l’issue du débat mémorable qui s’en est suivi. On sait qu’après avoir explicitement reconnu, avec le gouvernement :

1º Que les lois contraires à l’établissement de toute congrégation de jésuites en France sont en pleine vigueur ;

2º Que le moment était arrivé d’appliquer ces lois ;

La Chambre a adopté, à la presque unanimité des suffrages, un ordre du jour motivé, portant qu’elle se reposait sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l’État.

Ce résultat mérite d’être profondément médité, car le parti conservateur y a concouru comme l’opposition ; et ce concours n’a été, à le bien comprendre, qu’une preuve du prix que la Chambre attache au maintien des bons rapports entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel.

Il est notoire, en effet, que les choses de la religion avaient pris en France, depuis plusieurs années, une vigueur nouvelle. Le Roi et son gouvernement trouvaient dans ce progrès une heureuse récompense de leurs efforts pour la prospérité et l’éclat de l’Église de France. Les esprits s’humiliaient, devant les autels, à la parole de Dieu, comme ils se pliaient, dans le monde, à la discipline de la loi et au respect des institutions nationales. L’ordre et la paix, ces incomparables bienfaits dus à la haute sagesse du Roi, secondaient en même temps le développement progressif des libertés publiques et celui des sentiments religieux ; et la religion, à son tour, par sa légitime influence, raffermissait l’ordre et tous les principes tutélaires des sociétés civiles. Rien ne troublait alors cette bonne harmonie entre l’Église et l’État.

Il est également notoire que ce progrès visible s’est trouvé tout à coup interrompu. Le jour où la congrégation des jésuites, déchirant par une confiance inexplicable le voile qui la cachait aux yeux du public, a voulu que son nom vînt se mêler à la discussion des affaires du pays, ce jour-là les alarmes ont succédé à la sécurité, les plaintes à la bonne harmonie, les violents débats à la paix. Le zèle religieux, devenu fanatisme et emportement chez quelques-uns, s’est proportionnellement refroidi chez les autres. La présence des jésuites trouble les esprits, envenime et dénature les questions. Eux présents, le bien est devenu difficile, on peut même dire impossible. Faut-il s’étonner que la Chambre des députés demande instamment la dissolution d’une congrégation qui, loin d’être un secours, un moyen d’influence pour la religion, pour l’Église, pour l’État, n’est qu’une entrave et un obstacle ?

Il est en même temps évident, pour tout observateur impartial, que le sentiment des Chambres françaises est aussi modéré que ferme. La congrégation des jésuites est la seule congrégation religieuse qui ait suscité le débat, la seule dont on ait demandé la dissolution. Pleine de dévouement pour la religion et pour l’Église, la France est disposée à rendre au clergé, en respect et en protection, ce qui sera retiré aux jésuites en influence et en pouvoir. Et quant aux jésuites eux-mêmes, en même temps qu’on veut la dissolution de la congrégation, de ses maisons, de ses noviciats, nul ne songe à expulser ni à molester les individus qui, quelle que soit d’ailleurs leur condition personnelle, ne s’associeront pas d’une manière prohibée par les lois.

La question est donc bien simple aujourd’hui ; il importe d’en poser nettement les termes.

La congrégation des jésuites ne peut exister dans le royaume ; elle doit être dissoute sans retard. Le gouvernement du Roi avait reconnu qu’une tolérance prolongée serait un désordre et un péril ; il s’est trouvé d’accord avec la Chambre des députés ; il doit aujourd’hui acquitter pleinement, loyalement, l’engagement qu’il a pris à la face du pays. Reste à choisir le mode d’exécution.

Il en est deux, bien différents l’un de l’autre, surtout à l’égard de l’Église et de ses rapports avec l’État et la France : la dissolution par l’intervention du pouvoir spirituel, ou la dissolution par l’action du pouvoir civil.

Les préférences du gouvernement du Roi pour le premier de ces deux partis ont été clairement indiquées. Sans doute il lui aurait suffi, pour donner satisfaction à l’esprit public, de faire strictement exécuter les lois contre toutes les congrégations religieuses non autorisées dans le royaume. Ces lois, dont on vient de reconnaître formellement l’existence et la force, lui assuraient tous les moyens d’action nécessaires ; mais, fidèle à l’esprit de modération qui règle toute sa conduite, plein de respect pour l’Église et jaloux de lui éviter toute situation critique et toute lutte extrême, il a voulu atteindre, par une entente amicale avec le saint-siège et au moyen d’un loyal concours de sa part, le but qu’il est de son devoir de poursuivre.

En s’adressant à la cour de Rome, en lui demandant de prévenir par son intervention l’action du pouvoir civil, le gouvernement du Roi a l’intime conviction qu’il rend un service signalé à l’Église en général, et en particulier au clergé français. La dispersion de la congrégation des jésuites une fois opérée par l’autorité du saint-siège, les esprits seront apaisés ; la cause du clergé se séparera de la cause des jésuites ; toutes les questions se trouveront ramenées à leur état naturel ; les préventions se dissiperont, les craintes disparaîtront, et les rapports de l’Église et de l’État deviendront faciles, car la France reconnaissante sera pleine de confiance dans la sagesse, la prudence et la modération du saint-siège.

La conscience si éclairée du saint-père ne peut hésiter à donner un ordre que les jésuites, s’ils sont réellement animés, ainsi qu’on aime à le croire, d’un amour sincère et désintéressé de la religion, doivent eux-mêmes implorer. Ils ne peuvent plus être en France qu’une occasion de désordres, de violences, d’impiété, de tous les écarts auxquels se livrent si facilement les esprits agités et irrités. Et comme la dissolution de leurs maisons, de leurs noviciats, de leur corps est inévitable, ils doivent préférer, à une dissolution opérée par la main du pouvoir civil, une dispersion paisible, en obéissance à un ordre de leur chef suprême et absolu, le souverain pontife.

Si le concours bienveillant du souverain pontife manquait au Roi dans cette occasion si pressante et si grave, les lois de l’État devraient avoir leur plein et libre cours. Les préfets, les procureurs généraux recevraient l’ordre de les mettre à exécution. Le bruit serait grand, le retentissement aussi. Les imprudences seraient possibles, et le gouvernement, engagé malgré lui dans une voie qu’il aurait voulu éviter, se verrait forcé de pourvoir à toutes les nécessités de la situation ; car il a des droits sacrés à défendre, et bien d’autres intérêts à protéger que ceux de quelques congrégations qui, après tout, ne constituent pas le clergé, l’Église, le catholicisme.

La France, qui connaît le recours que le gouvernement du Roi adresse au Saint-Père, et qui applaudit à cette démarche, la France, douloureusement surprise de ne pas la voir accueillie, établirait peut-être, entre la cause de Rome, de l’Église, du clergé, et la cause des jésuites, une confusion regrettable qui n’existe pas aujourd’hui. Il est facile de se représenter les déplorables conséquences de cette erreur.

En écartant, par son autorité légitime et reconnue, les complications d’une exécution fâcheuse, en prévenant, par une sage intervention, des actes qui pourraient altérer gravement les bons rapports de l’État avec l’Église, et porter, aux intérêts du clergé qui se serait imprudemment associé aux jésuites, une atteinte plus ou moins profonde, le pouvoir spirituel rendra à la religion un immense service, et lui fera regagner en un seul jour le terrain qu’elle a visiblement perdu.

Il importe d’insister sur ce point. Permettre qu’une méprise de l’opinion publique en France, confondant la cause de l’Église et celle des jésuites, semble réunir le clergé et cette congrégation sous le même drapeau, ce serait causer à la religion le plus grand dommage qu’elle ait subi depuis les plus mauvais jours de la Révolution.

La bonne harmonie et l’intimité qui président aux rapports de la France avec le saint-siège, les sentiments affectueux dont le souverain pontife s’est constamment montré animé pour la France et pour le Roi, l’esprit de prudence et de conciliation que le saint-père apporte dans l’appréciation des affaires, sont des garanties que son auguste concours ne manquera pas au Roi dans une circonstance où il s’agit de concilier les droits et les devoirs du pouvoir civil avec ceux du pouvoir spirituel, et de mettre les nécessités modérées de la politique en accord avec les vrais intérêts de la religion.

Le fond et la forme de ce mémorandum, ces déclarations si positives, ces conclusions si précises jetèrent et tinrent pendant trois semaines la cour de Rome dans la perplexité la plus vive. Également troublés, le pape et le cardinal Lambruschini repoussaient, comme un amer calice, l’un la responsabilité de la décision qu’il avait à prendre, l’autre celle du conseil qu’il avait à donner. Convoquée le 8 juin pour délibérer sur la question, une congrégation de cardinaux fut d’abord ajournée ; quand elle se réunit quelques jours plus tard, neuf cardinaux étaient présents, et la majorité parut incliner pour le parti de l’inaction : J’ai vu de nouveau le cardinal Lambruschini avant-hier et ce matin, m’écrivit le 18 juin M. Rossi. Avant-hier, je le trouvai on ne peut plus aimable et plus caressant ;le pape, me dit-il, n’a pas encore pris de décision ; il est dans de vraies angoisses ; je vous comprends, je me mets à votre place ; mais soyez équitable ; mettez-vous aussi un peu à la nôtre. — Je n’ai pas besoin de vous dire ma réponse. Bref, il éluda en redoublant de tendresses pour moi, en me parlant avec enthousiasme du Roi et de sa politique. Vous eûtes aussi, malgré votre hérésie, une très large part dans ses éloges, et il me félicita d’avoir deux anciens amis tels que vous et le duc de Broglie. Votre traité avec l’Angleterre sur le droit de visite l’a beaucoup frappé ; je lui dis que j’espérais bien que ce grand exemple ne serait pas perdu pour la cour de Rome. Il me fit, en souriant, un léger signe d’assentiment. Je ne pus en tirer rien de plus. Ce matin, ayant été informé de quelques propos des jésuites, je me suis rendu chez le cardinal ; je lui ai dit sèchement, et sans autre préambule, que mon courrier allait partir, et que j’avais besoin de savoir ce que je devais écrire à mon gouvernement sur l’affaire des jésuites. Il m’a répondu que l’examen de la question n’était pas achevé, et qu’il me priait de patienter, de ne pas m’inquiéter, qu’il m’en suppliait. — Je ne m’impatienterais pas trop, Éminence, bien que l’affaire soit urgente, si certains bruits n’arrivaient pas jusqu’à moi. Je crains qu’on ne se fasse ici de funestes illusions. Ce serait une illusion de croire que des désordres ne peuvent pas résulter de toutes ces folies, et une illusion de penser que le saint-siège n’en serait pas responsable aux yeux de la France et du monde entier. Les jésuites sont ses hommes, sa milice ; ils lui doivent, par leurs vœux, une obéissance aveugle et immédiate. Tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils ne font pas, tout le mal qui peut en résulter, le saint-siège en répond. — Alors, il m’a de nouveau assuré que l’affaire serait mûrement examinée ;elle est, m’a-t-il dit, devant le conseil du pape ; et au besoin, ce conseil sera augmenté ;ce qui voulait dire, ce me semble :Nous ferons en sorte que la majorité soit pour vous. — Il a conclu en me disant :Vous connaissez bien nos sentiments et notre conduite à l’égard du Roi, de sa dynastie et de la France. Soyez certain qu’on fera tout ce qui sera possible pour que les bons rapports entre les deux gouvernements ne soient aucunement altérés. — Éminence, j’en serai d’autant plus charmé que cela me dispensera de passer d’un simple mémorandum à une note officielle. — Une note officielle ! m’a-t-il répondu d’un ton très doux ; mais je ne vous ai pas encore fait de réponse sur le mémorandum. — Je le sais, et je ne demande pas mieux que de n’avoir plus que des remerciements à adresser à Votre Éminence.

Évidemment, ce qui coûtait le plus au pape Grégoire XVI, c’était de frapper lui-même, par un acte du pouvoir spirituel, la congrégation des jésuites redoutée et repoussée en France par des motifs essentiellement temporels et politiques. Par ménagement pour l’Église et le clergé catholiques, par égard pour la liberté religieuse, même envers une congrégation interdite par nos lois civiles, nous ajournions l’exécution de ces lois, et nous invitions le pouvoir suprême de l’Église à faire en sorte que le pouvoir suprême de l’État ne fût pas obligé de faire usage d’armes rudes et compromettantes pour la religion elle-même. C’était là, pour le pape et son ministre, une situation nouvelle, et, soit scrupule religieux, soit timidité politique, ils reculaient devant la responsabilité que notre modération libérale faisait peser sur eux. M. Rossi démêla bientôt ce sentiment, et, avec une habile équité, il s’en fit un moyen de succès : J’ai revu ce matin le cardinal Lambruschini à l’occasion de sa fête, m’écrivit-il[4] ; il a voulu entrer lui-même en matière. La conversation a été plus que jamais amicale, intime, confidentielle ; je suis sûr aujourd’hui qu’il comprend les nécessités de notre situation politique, les imprudences des jésuites, du clergé et de leurs amis, et qu’il travaille sincèrement à concilier l’accomplissement de nos désirs avec les ménagements que demandent les répugnances du saint-père pour tout acte qui frapperait avec éclat une congrégation religieuse. Comme c’est au fait que nous tenons et non à l’éclat, j’ai laissé entrevoir au cardinal, pour hâter l’issue de la négociation, que, pourvu que le fait s’accomplît, je n’élèverais pas de chicane sur le choix du moyen. Que nous importerait, en effet, que la congrégation des jésuites disparût par un ordre, ou par un conseil, ou par une insinuation, voire même par une retraite en apparence volontaire ? L’essentiel, pour nous, c’est qu’elle disparaisse et nous dispense de l’application des lois. De quelque façon qu’on s’y prenne, la retraite ou la dissolution de cette congrégation sera par elle-même un fait assez considérable et assez éclatant pour se passer d’une sorte de manifeste. Les plus incrédules ne pourront méconnaître ni l’importance d’un résultat obtenu malgré la coalition des oppositions les plus puissantes, ni tout ce que ce résultat implique de déférence pour les vœux du Roi et de son gouvernement.

Le surlendemain même du jour où il m’avait rendu ainsi compte de ce dernier pas, le 23 juin 1845, M. Rossi m’expédia le premier secrétaire de l’ambassade de France à Rome, M. de la Rosière, porteur d’une dépêche officielle ainsi conçue :

Après un mûr examen de la part du saint-père et de son conseil, le but de notre négociation est atteint. Son Éminence le cardinal Lambruschini, dans un dernier entretien, vient de m’en donner ce matin l’assurance.

La congrégation des jésuites va se disperser d’elle-même. Ses noviciats seront dissous, et il ne restera dans ses maisons que les ecclésiastiques nécessaires pour les garder, vivant d’ailleurs comme des prêtres ordinaires.

Le saint-siège, mû par des sentiments qu’il est aussi facile de comprendre que naturel de respecter, désire évidemment laisser aux jésuites le mérite de cette prudente résolution d’un acquiescement volontaire. Nous n’avons pas d’intérêt à le leur ôter ; mais il n’est pas moins juste que le gouvernement du Roi sache que le saint-siège et son cabinet ont acquis, dans cette occasion importante, de nouveaux droits à la reconnaissance de la France.

L’esprit d’équité qui anime les conseils du Roi, et en particulier Votre Excellence, m’assure qu’on n’exigera pas des jésuites, dans l’accomplissement d’une résolution qui n’est pas sans difficultés matérielles, une hâte qui serait douloureuse au saint-siège. Il est, ce me semble, de l’intérêt de tous que la mesure s’exécute avec loyauté, mais avec dignité.

Je suis heureux de pouvoir ainsi annoncer à Votre Excellence la conclusion de cette affaire épineuse où les nécessités modérées de notre politique avaient à se concilier avec des sentiments d’un ordre si élevé et si digne de nos respects.

A cette dépêche officielle était jointe une lettre particulière : La journée a été laborieuse, m’écrivait M. Rossi ; le temps est accablant ; mais, bien que fatigué, je veux ajouter quelques détails à ma dépêche et à ce que M. de la Rosière vous dira de vive voix.

Avant l’entretien de ce matin, j’avais attentivement étudié les rapports confidentiels des préfets et des procureurs généraux que m’avait communiqués M. le garde des sceaux. Cette étude m’avait prouvé combien il était opportun, dans l’intérêt de l’ordre public, surtout pour certains départements, que la mesure ne trouvât pas de résistance chez les jésuites. Aussi, tout en ayant l’air de me résigner au mode proposé, je l’acceptais, je vous l’avoue, avec un parfait contentement.

Ce n’a pas été une petite affaire, croyez-le, que d’y amener d’un côté le pape, de l’autre le conseil suprême des jésuites. Nous devons beaucoup, beaucoup au cardinal Lambruschini et à quatre autres cardinaux. Le pape, qui a, avec les chefs des jésuites, des rapports très intimes était monté au point qu’il fit un jour une vraie scène à Lambruschini lui-même, scène que celui-ci ne m’a pas racontée, mais dont j’ai eu néanmoins connaissance. Avec du temps, de la patience et de la persévérance, toutes ces oppositions ont été vaincues. Le pape est aujourd’hui un tout autre homme. Un de ses confidents est venu ce matin me dire combien le saint-père était satisfait de l’arrangement que j’allais conclure, satisfait du négociateur, etc., etc.

Quant à Lambruschini, je ne puis assez m’en louer. Il n’aimait pas à s’embarquer au milieu de tant d’écueils ; mais une fois son parti pris, il a été actif, habile, sincère. Il m’a avoué que mon mémorandum du 2 juin le mettait dans l’embarras : Il y a là, m’a-t-il dit, des choses que vous ne pouviez pas ne pas dire, mais sur lesquelles nous ne pouvons, nous saint-siège, ne pas faire quelques observations et quelques réserves. — Comment ? lui ai-je répondu ; vous voulez que nous entrions dans une polémique par écrit ? Le mémorandum n’est qu’un secours pour votre mémoire que vous m’avez demandé ; si votre mémoire n’en a que faire, tout est dit. — Eh bien, a-t-il repris, voulez-vous que nous le tenions pour non avenu ?Oui ; mais à une condition, c’est que nous terminerons l’affaire d’une manière satisfaisante. Concluons : vous me rendrez alors le mémorandum de la main à la main, et tout est fini. Venez lundi, m’a-t-il dit ; prenez votre heure. — Toutes les heures me sont bonnes pour le service du Roi. — Eh bien, lundi, à midi.

Ce matin, nous avons en effet terminé. Il m’a rendu le mémorandum ; et comme je ne voulais pas qu’il y eût de malentendu, je ne vous cache pas que je lui ai donné deux fois lecture de mon projet de dépêche que j’avais préparé dans l’espoir que nous terminerions. Il a discuté quelques expressions ; il aurait voulu que je fisse une plus large part aux jésuites, que je misse en quelque sorte le saint siège en dehors :Je ne pourrais le faire, Éminence, qu’en trahissant la vérité et les vrais intérêts du saint-siège lui-même. Tout ce que je puis faire, c’est d’écrire à M. Guizot pour le prier, s’il a occasion de s’expliquer sur la question, de rendre aux jésuites la part de justice qui leur est due, et que je ne veux nullement méconnaître. — Comme vous le voyez, je tiens ma promesse et je vous prie d’y avoir égard. Le cardinal a cédé :  Ainsi, nous sommes bien d’accord, Éminence ?Parfaitement ; le général des jésuites doit avoir déjà écrit. Là-dessus, maintes tendresses et congratulations réciproques. Nous nous sommes presque embrassés.

Le 6 juillet 1845, le Moniteur contint cette note officielle : Le gouvernement du Roi a reçu des nouvelles de Rome. La négociation dont il avait chargé M. Rossi a atteint son but. La congrégation des jésuites cessera d’exister en France, et va se disperser d’elle-même ; ses maisons seront fermées et ses noviciats seront dissous.

L’effet dans le public fut grand, car le succès était inattendu. On avait beaucoup dit que la cour de Rome, et bien plus encore les jésuites eux-mêmes, ne se prêteraient jamais à cette dissolution tranquille de la congrégation. Pourtant, le fait était accompli. Le clergé français n’aurait plus à subir une fermentation compromettante ou un joug incommode. Ceux de ses membres qui s’étaient ardemment prononcés en faveur des jésuites avaient seuls part à leur échec. C’était aux évêques et aux prêtres modérés et clairvoyants que revenait la prépondérance. La question de la liberté de l’enseignement était dégagée du principal obstacle qui en entravait la solution ; les jésuites n’en étaient plus les premiers et les plus apparents représentants. En l’absence d’un ordre formel et péremptoire du saint-siège, ils essayèrent de retarder ou même d’éluder l’exécution de la promesse faite à Rome en leur nom : plusieurs de leurs maisons, soit établissements d’éducation, soit noviciats, furent fermées ; d’autres restèrent ouvertes sous divers prétextes ; dans quelques unes, on laissait, en les fermant, beaucoup plus de gardiens que n’en exigeait le soin de la propriété ; dans d’autres, moins connues ou moins suspectes à la population d’alentour, on transplantait les membres de la congrégation qu’on retirait d’ailleurs. J’avais pressenti ces difficultés, et pris d’avance quelques précautions pour les surmonter. Le lendemain même du jour où le Moniteur annonça le résultat de la négociation, je fis repartir pour Rome M. de la Rosière qui portait à M. Rossi ces deux lettres, l’une officielle[5], l’autre particulière[6] :

Monsieur, le saint-siège a apprécié, avec la haute sagesse qu’il a déployée depuis tant de siècles, la demande que vous étiez chargé de lui faire au nom du gouvernement du Roi, et les puissantes considérations sur lesquelles elle s’appuyait. S. E. Mgr le cardinal Lambruschini vous a déclaré que la congrégation des jésuites en France allait se disperser d’elle-même, que ses noviciats seraient dissous, qu’il ne resterait dans ses maisons que les personnes strictement nécessaires pour les garder, et que ces personnes y vivraient à l’état de prêtres ordinaires.

Le gouvernement du Roi a appris avec une vive satisfaction une résolution si conforme à ses vœux, à la juste attente de l’opinion publique en France et aux intérêts bien entendus de l’Église. Je suis heureux, monsieur, de vous féliciter de cet important succès de vos efforts. Le gouvernement du Roi éprouve une sincère et profonde reconnaissance pour le saint-père et pour les sages conseillers dont la prudence éclairée a exercé, sur la solution de cette grave affaire, une si salutaire influence.

Vous m’annoncez que le saint-siège, par un sentiment que nous respectons, désire laisser aux jésuites le mérite d’un acquiescement volontaire à la résolution qui les concerne. Nous ne faisons point difficulté d’y consentir. La cour de Rome peut aussi compter sur notre entière disposition à concilier l’exécution de la mesure dont il s’agit avec les tempéraments et les égards convenables. De son côté, le gouvernement du Roi a la confiance que les engagements contractés devant l’autorité et sous la garantie du saint-siège seront loyalement accomplis.

Vous voudrez bien donner communication de cette dépêche à M. le cardinal secrétaire d’État, et je vous engage à lui en transmettre copie.

Ma lettre particulière portait :

Il est désirable que nous ayons de Rome une pièce écrite où la conclusion de l’affaire, telle que vous me l’annoncez dans votre dépêche du 23 juin, se trouve attestée. Vous avez lu deux fois cette dépêche au cardinal Lambruschini. Vous avez eu grande raison. Il l’a approuvée après l’avoir discutée. C’est à merveille. Mais il peut arriver que, soit dans le cours des débats aux Chambres, soit dans le cours de l’exécution de la mesure, nous ayons besoin de pouvoir invoquer un texte émané de Rome même. Il ne s’agit point de lui faire dire ou faire plus qu’elle n’a dit ou fait, ni de la faire paraître plus qu’elle ne veut paraître. Il s’agit seulement d’avoir en main, reconnu et attesté par elle, le fait que vous m’avez mandé le 23 juin. Vous trouverez aisément un procédé pour atteindre ce but. En voici deux qui me paraissent bons et suffisants. Après avoir donné lecture au cardinal Lambruschini de ma dépêche officielle d’hier en réponse à la vôtre du 23 juin, vous lui en transmettrez officiellement copie, et il vous en accusera officiellement réception. Ce simple accusé de réception du cardinal, sans observation ni objection, contiendra la reconnaissance du fait et de la négociation qui a amené le fait. C’est ce qu’il nous faut.

C’est à cette intention que je me suis servi, dans ma dépêche, du mot transmettre au lieu de laisser copie.

Vous pourriez aussi demander par écrit au cardinal s’il a informé le nonce à Paris de la résolution prise par le général des jésuites, et des ordres qui ont dû être donnés pour en assurer l’exécution. Si le cardinal l’a fait, il vous le dirait, et vous tâcheriez d’avoir communication de sa dépêche. S’il ne l’a pas fait, vous le prieriez de le faire et de donner au nonce des instructions pour qu’il seconde, soit auprès des jésuites de France, soit auprès des évêques, l’exécution loyale de la résolution, dans la mesure d’intervention qui lui appartient. En communiquant, soit à moi directement par le nonce, soit à vous à Rome, le contenu entier ou la substance de ces informations et directions, le saint-siège établirait, entre nous et lui, cet échange bienveillant et ouvert d’assistance et de concours qui sera excellent pour les intérêts de l’Église comme pour ceux de l’État.

Au reste, je m’en rapporte à vous quant au choix du moyen que vous jugerez le meilleur. Je ne tiens qu’à vous marquer le but.

M. Rossi comprit et exécuta mes instructions avec sa précision et son tact accoutumés. Il m’écrivit le 26 juillet 1845 : Conformément aux ordres de Votre Excellence, j’ai sur-le-champ transmis copie de sa dépêche du 6 juillet à M. le cardinal secrétaire d’État, en l’accompagnant de la lettre d’envoi ci-jointe. A la date du 18, Son Éminence m’a adressé l’accusé de réception dont j’ai également l’honneur de transmettre la traduction à Votre Excellence.

Ainsi que je l’avais annoncé dès l’origine, et conformément à l’accord préalablement établi, M. le cardinal Lambruschini s’attache, dans cet accusé de réception, à laisser aux jésuites l’honneur d’un acquiescement volontaire. Mais du reste, comme Votre Excellence le remarquera, M. le secrétaire d’État n’élève ni discussion ni objection soit sur le sens, soit sur les termes de la dépêche. Il accepte les remerciements du gouvernement du Roi. Il applique au saint-siège, en s’en félicitant, la satisfaction que le cabinet français semble éprouver de la conduite des jésuites. Il constate la réalité de la communication qu’il m’a faite. Il détruit toute supposition d’un refus d’intervention antérieur, en marquant les limites dans lesquelles cette intervention aurait dû s’exercer. Il se porte garant de l’exécution, au nom de l’esprit de prudence et de sagesse du père général des jésuites. Il stipule pour eux et les recommande aux ménagements du gouvernement du Roi, en quelque sorte sous la condition de leur fidélité à accomplir les engagements pris. Enfin, en tout et pour tout, il reconnaît et consacre la négociation directe entre le ministre du Roi et le saint-siège, la seule qui se soit jamais établie, la seule qui ait jamais pu s’établir avec dignité.

Malgré sa réserve un peu embarrassée, le texte de la réponse du cardinal Lambruschini prouvait que M. Rossi, dans son commentaire, n’en exagérait point la portée : C’est avec le plus vif intérêt, lui disait le secrétaire d’État, que j’ai pris connaissance de la dépêche de Son Excellence M. le ministre Guizot à vous adressée le 6, et que Votre Excellence m’a communiquée par sa lettre du 14 courant. La courtoisie des expressions dont le noble ministre a fait usage à notre égard est une preuve des dispositions amicales de S. M. le Roi des Français et de son gouvernement envers nous. Ces dispositions ne peuvent manquer d’exciter notre reconnaissance, et nous aimons aussi à remarquer que le gouvernement de Sa Majesté se dit satisfait de la manière dont les jésuites ont résolu de se conduire dans les circonstances présentes. En prenant spontanément et d’eux-mêmes les mesures discrètes de prudence dont j’ai parlé à Votre Excellence, ils ont voulu se prêter à aplanir les difficultés survenues au gouvernement du Roi, tandis que le saint-père n’aurait pu intervenir que conformément aux règles canoniques et aux devoirs de son ministère apostolique.

J’espère que cette conduite pacifique et modérée des jésuites, garantie par la prudence et la sagesse de leur supérieur général, permettra au gouvernement du Roi d’user plus libéralement envers eux des égards dont nous trouvons la promesse dans la dépêche de M. le ministre adressée à Votre Excellence, conformément aux déclarations précédentes de Votre Excellence elle-même.

Nous tînmes scrupuleusement parole ; nous donnâmes aux jésuites, pour l’exécution de leur engagement, tous les délais, toutes les facilités compatibles avec l’engagement même. J’aurais eu, si j’avais voulu les saisir, bien des occasions et bien des raisons de me plaindre à Rome de leurs dénégations équivoques, de leurs procrastinations indéfinies, de leurs subtils efforts pour donner à croire que Rome n’avait pas promis, en leur nom, tout ce qu’on exigeait d’eux. Le bruit que faisaient de leur échec les journaux qui leur étaient hostiles les mettait dans une situation désagréable et irritante dont le saint-siège lui-même finissait par partager le trouble et l’ennui. Je n’eus garde d’entrer dans cette arène subalterne et confuse ; rien ne gâte plus les grandes affaires que les petites querelles. Je me bornai, d’une part, à informer exactement M. Rossi des lenteurs et des subterfuges par lesquels on essayait d’échapper à l’engagement pris, d’autre part, à lui bien inculquer notre ferme résolution d’accomplir nous-mêmes, si l’on nous y réduisait, ce qu’on nous avait promis : Je ne céderai point, lui écrivais-je, à l’esprit de parti ou à une sotte hostilité. Point d’atteinte aux libertés individuelles. Point d’obligation de quitter la France, de vendre les propriétés, etc. Point d’intervention tracassière dans les fonctions purement et individuellement religieuses. Mais la dispersion de la congrégation, la clôture des maisons où elle vit réunie, la dissolution des noviciats, cela a été promis, cela est indispensable. Dites bien autour de vous que le vent de la session commence à souffler, que nous avons beau être patients et modérés, que le moment approche où il faudra parler de ce qu’on aura fait, et que plus nous aurons été modérés, plus Rome sera dans son tort de nous avoir promis vainement, et nous en droit et en nécessité de dire tout ce qui s’est passé, et de faire, par d’autres moyens, ce qui n’aura pas été fait.

M. Rossi tenait à Rome une attitude et une conduite en parfaite harmonie avec la nôtre : calme et froid en même temps que vigilant, soigneux de se montrer très bien instruit de tout ce qui se passait ou se disait en France à l’encontre de l’engagement contracté, mais ne se plaignant de rien, tranquillement établi dans notre droit et donnant à entendre qu’il n’admettait seulement pas la pensée qu’on pût l’oublier. Il ne se faisait cependant aucune illusion sur les faiblesses et les difficultés auxquelles il avait affaire, et il avait soin de me les faire bien connaître : N’oubliez pas, m’écrivait-il[7], que le Saint-Père est un vieillard de quatre-vingt-deux ans, sorti d’un cloître, à la fois timide et irascible, défiant, voulant décider lui-même les affaires, surtout les affaires religieuses, et sur lequel les jésuites ont exercé, pendant quinze ans, une influence que nul n’avait encore contrariée. Il a des idées fixes dont personne ne le fera démordre. Savez-vous que, depuis deux ans, et ses ministres, et les gouvernements voisins, et ses créatures les plus intimes ont inutilement sollicité de lui une permission, une simple autorisation pour un chemin de fer ? On ne lui demande pas un sou. Il ne veut pas. Pensez ce que c’est dans les matières religieuses où, non seulement comme pape, mais comme théologien, il se croit le plus compétent des hommes. Il faut bien nous attendre à quelque coup de bascule ; si les jésuites l’avaient emporté, le pape nous aurait fait, pour nous pacifier, je ne sais quelle gracieuseté. Le succès ayant été pour nous, il penchera de l’autre côté ; il voudra se faire pardonner par les catholiques, les évêques, etc. Je vois maintenant le fond du sac. Toujours par cette invincible timidité dont vous avez déjà eu tant de preuves, on n’a pas fait connaître ici, au général des jésuites, le texte des résolutions convenues entre le cardinal Lambruschini et moi ; on s’est contenté d’un à peu près, de termes un peu vagues ; c’était une potion amère qu’on n’a pas osé lui faire avaler d’un coup. Tout naturellement, le général s’en est tenu au minimum, tout en disant, à la fin de sa lettre aux jésuites de France, que c’était à ceux qui se trouvaient sur les lieux à apprécier la nécessité, et que l’essentiel était de s’effacer. Vous comprenez quelle singulière situation le gouvernement pontifical s’est faite. Le général des jésuites, informé de la vérité par une personne à moi connue, a été furieux et voulait tout suspendre. On lui a fait comprendre les conséquences de cette folie pour les jésuites eux-mêmes et pour le saint-siège. Ainsi l’exécution sérieuse va commencer. Sans renoncer aux égards promis, vous tiendrez bon à Paris ; je tiendrai bon à Rome. Je vais de nouveau, par un travail inofficiel, préparer les esprits pour le jour où nous réclamerons officiellement, s’il le faut, l’exécution complète et loyale des mesures convenues. Je n’ai pas voulu et je ne veux pas fatiguer Votre Excellence de tous les détails de mes démarches ; mais je répète que rien n’est plus fâcheux ici que la nécessité d’improviser quoi que ce soit. Il faut tout préparer de loin, peu à peu, homme par homme. Ce n’est que lorsqu’ils se trouvent nombreux dans le même avis qu’ils prennent quelque peu le courage de leur opinion. Je disais l’autre jour à un cardinal :  Il y a à Rome des intentions excellentes, des esprits ouverts et une grande loyauté :Nous sommes donc parfaits, me répondit-il en riant ;Pas tout à fait, Éminence ; il manque à Rome la conscience de ses forces ou le courage de s’en servir. Il ne put en disconvenir. C’est là maintenant le thème principal de mes entretiens. Je sais bien que je ne changerai pas la nature de ces vieillards que cinquante ans de révolutions et de péripéties ont intimidés ; mais il faut combattre patiemment, constamment, une intimidation par une autre ; il faut les alarmer sur leurs propres intérêts, sur leur avenir, sur l’avenir de l’Église que leur excessive timidité compromet et sacrifie aux déclamations d’une poignée d’insensés. En parlant ainsi, on est dans le vrai ; et si on n’obtient pas tout, on finit du moins par obtenir le strict nécessaire.

M. Rossi disait là le vrai et dernier mot de la situation. La routine, la pusillanimité, les embarras intérieurs et personnels, l’absence de toute appréciation profonde et prévoyante sur l’état politique et moral de la France ne permettaient pas que nous obtinssions de la cour de Rome, dans cette délicate affaire, tout ce qui eût été désirable et efficace dans l’intérêt de la religion comme de la société civile, de l’Église comme de l’État. Mais nous avions obtenu le strict nécessaire ; et malgré les oppositions sourdes, les contestations subtiles, les lenteurs prolongées, ce que nous avions obtenu s’exécutait, et recevait, à chaque nouvelle tentative de résistance, une nouvelle confirmation. Au milieu de ses perplexités, le pape saisissait avec empressement toutes les occasions de manifester ses bons rapports avec le gouvernement français, avec le ministre de France, et son désir de les maintenir. Le 25 août 1845, la fête de saint Louis fut célébrée à Rome avec un éclat inaccoutumé : À neuf heures et demie, m’écrivit M. Rossi[8], je me suis rendu avec toutes les personnes qui composent l’ambassade du Roi, à notre église nationale. M. le directeur de l’Académie, avec MM. les pensionnaires, s’y était rendu de son côté. Dix-huit cardinaux, c’est-à-dire presque tous les membres du sacré collège présents à Rome, ont assisté à la messe. Ce chiffre est le plus élevé qu’ait jamais atteint la réunion des cardinaux invités à cette solennité, et le registre des cérémonies conservé à l’ambassade indique qu’il est resté le plus ordinairement au-dessous. A cinq heures de l’après-midi, je suis retourné à l’église, accompagné, comme le matin, de MM. les secrétaires et attachés de l’ambassade. A cinq heures vingt minutes, Sa Sainteté est arrivée. Un intérêt de curiosité, facile à comprendre dans les circonstances actuelles, avait rassemblé, sur les degrés de l’église et sur la place, une foule considérable de spectateurs. C’était la première rencontre publique du saint-père avec le ministre du Roi depuis notre négociation et son succès. Selon le cérémonial établi, j’allai ouvrir la portière de la voiture de Sa Sainteté qui, pénétrée, comme tout le monde l’était, de l’importance de chacun de ses mouvements en cette occasion solennelle, me prit affectueusement la main pour descendre de voiture, la garda dans la sienne pour monter les degrés ; et à mes remerciements de l’honneur qu’il daignait faire à notre église nationale en venant y prier pour le roi, la famille royale et la France, le pape répondit à voix haute et assez sonore pour être entendu de la foule qui nous entourait : C’est un devoir que j’ai toujours un vrai plaisir à accomplir ; ne manquez pas d’envoyer au Roi cette expression de mes sentiments. La cérémonie achevée, j’ai reconduit Sa Sainteté à sa voiture dont j’ai refermé la portière. Au départ comme à l’arrivée, le saint-père a été, dans ses gestes et dans ses discours, prodigue de témoignages de bonté. L’effet de cette visite et de son caractère a été général et profond, sur nos amis comme sur nos ennemis. Tous les yeux ont vu, toutes les consciences ont senti que, dans l’accomplissement de cette auguste et pieuse courtoisie, le saint-père était plein d’affection pour nous et voulait le paraître. Pendant la soirée du 25 et la journée du lendemain, les détails que je viens de résumer ont fait le sujet des entretiens et des commentaires de toute la ville. Nos amis y ont trouvé la sanction, nos ennemis la condamnation de leurs efforts, et les indécis la manifestation éclatante de la vérité qu’on s’était efforcé d’obscurcir.

Un fait plus direct encore vint confirmer le sens et l’effet de ces manifestations publiques. A la suite des doutes qu’on avait essayé de répandre sur les mesures convenues, une nouvelle conférence des cardinaux les plus influents en cette matière eut lieu chez le cardinal Lambruschini : , m’écrivit M. Rossi[9], tout a été mis en pleine lumière, et celui-là même des membres de la conférence qui n’approuvait pas les faits accomplis a loyalement reconnu que, dans l’état des choses, il ne restait qu’à faire exécuter tout ce qui avait été promis. C’est ce qui a été décidé à l’unanimité. Un cardinal s’étant rendu auprès du général des jésuites pour lui faire connaître cette décision, le père Roothaan a répondu qu’il n’avait qu’à s’y conformer, et qu’il allait transmettre aux jésuites de France les instructions nécessaires pour que l’exécution fût à la fois prompte et conforme aux conditions stipulées.

Que les instructions du père Roothaan fussent, ou non, aussi formelles que me le disait M. Rossi, elles apportèrent peu de changement dans l’état et le cours de l’affaire. Elles n’empêchèrent pas que, sur plusieurs points du royaume, les jésuites de France ne continuassent leurs tentatives d’ajournement ou même de résistance. M. Rossi fut, à plusieurs reprises, obligé de recommencer, auprès du pape et du cardinal Lambruschini, ses pressantes réclamations et ses inquiétantes prédictions si les conseils du saint-siège n’étaient pas plus efficaces. Les mesures convenues n’étaient point exécutées d’une façon générale et nette ; mais de mois en mois, à chaque nouvelle démarche du ministre de France, cette exécution faisait un pas de plus. Le pape s’impatientait contre les jésuites et les ennuis qu’ils lui donnaient : Nous autres moines, nous sommes tous les mêmes, dit-il un jour avec un mélange d’humeur et de sourire. Le cardinal Lambruschini, dans ses entretiens avec les ecclésiastiques français qui venaient à Rome, s’expliquait chaque jour plus vivement ; il reçut, le 27 novembre 1845, la visite de l’évêque de Poitiers : Je sais, lui dit-il, qu’à propos des mesures convenues à l’égard des jésuites, on parle de suicide ; non, monseigneur ; se couper un bras lorsque cela est nécessaire pour sauver sa vie, c’est du courage et de la prudence ; ce n’est pas un suicide. Les jésuites sont-ils populaires en France ? L’évêque fut obligé d’avouer que non : Eh bien donc, reprit le cardinal, veut-on compromettre la cause de la religion pour ne pas disperser les jésuites ? Veut-on provoquer des mesures législatives ? L’évêque allégua les libertés garanties par la Charte : Moi aussi, je connais la France, répliqua le cardinal ; j’y ai passé six ans de ma vie, et je sais ce que valent toutes ces généralités contre une opinion populaire. Croyez-moi, monseigneur ; rentrez chez vous en prenant le chemin de l’école ; voyez les jésuites, voyez les évêques ; dites à ceux-là d’obéir et à ceux-ci de rester tranquilles. Tel était enfin, dans les esprits, le progrès du sentiment de la nécessité que l’assistant de France dans la congrégation de Jésus, le père Rozaven, Breton aussi obstiné que sincère, qui n’avait cessé d’encourager les jésuites à la résistance, en vint à comprendre lui-même la situation : Il faut, dit-il un jour[10] à un prêtre de ses amis, tenir compte aux rois et aux ministres constitutionnels des difficultés de leur position ; ils ont devant eux les Chambres, les électeurs, les magistrats, la presse ; il ne faut pas exiger d’eux l’impossible. J’ai bien compris tout cela et je l’ai écrit en France.

Je n’avais donc, quant au résultat définitif de la négociation, point d’inquiétude ; il suffisait évidemment que le gouvernement du Roi tînt bon à Paris et M. Rossi, en son nom, à Rome, pour que la lutte n’éclatât point en France entre l’État et l’Église, et pour qu’on pût reprendre, sans qu’elle fût posée sur la tête des jésuites, cette question de la liberté d’enseignement dont les esprits continuaient d’être fortement préoccupés, et que, dans l’intérêt de l’État comme de l’Église, j’avais à cœur de résoudre loyalement. Mais nous commencions alors à avoir en perspective, à Rome, des questions plus grandes encore que celles des jésuites et de la liberté d’enseignement. Vers la fin de septembre 1845, des troubles sérieux éclatèrent dans la Romagne ; la sédition fut si générale et si vive que le courrier qui en apportait à Rome la nouvelle fut obligé de faire un long détour pour y arriver : Je n’ai pas voulu, m’écrivit sur-le-champ M. Rossi[11], que le cardinal pût dire qu’en ce moment de crise il n’avait pas vu le ministre de France. Je me suis rendu au Quirinal : Éminence, lui ai-je dit, j’apprends de fâcheuses nouvelles ; j’espère qu’elles sont exagérées ; quoi qu’il en soit, je n’ai pas voulu laisser passer la journée sans vous exprimer le vif et sincère intérêt que prend le gouvernement du Roi à tout ce qui touche à la sûreté du saint-siège et du gouvernement pontifical. En me remerciant, le cardinal me dit que ce désordre serait promptement réprimé, que c’étaient des insensés qui forçaient le gouvernement à les traiter avec toute la sévérité militaire. Le but de ma visite se trouvant atteint, je me levai pour lui faire bien comprendre que je ne voulais pas traiter verbalement l’autre sujet. Le cardinal paraissait assez abattu. Je le comprends. Sans doute ils ont déjà réprimé et ils réprimeront les émeutes des Romagnols qui ne sont que de déplorables folies. Mais peuvent-ils ne pas s’effrayer du fond même de la situation ? Le mécontentement des Légations et des Marches est général et profond. Il n’y a pas jusqu’aux ecclésiastiques de ces pays qui ne l’avouent. Sans les régiments suisses, le gouvernement y serait culbuté en un clin d’œil. Mais ces régiments sont en même temps une charge énorme pour le trésor pontifical. Il y a là un cercle vicieux et une situation trop tendue.

Y a-t-il un remède ? Oui, et très facile avec un peu d’intelligence et de courage. Sans mot dire à personne, j’ai fait mes observations et mes études. Si vous saviez combien il serait aisé de donner satisfaction à ces provinces sans rien bouleverser, sans rien dénaturer, sans rien introduire ici d’incompatible avec ce qu’il est essentiel de maintenir ! Toute la partie saine et respectable de ces populations ne demande qu’un peu d’ordre et de bon sens dans l’administration. Qu’on gouverne raisonnablement, et à l’instant même les démagogues seront ici, comme ils le sont ailleurs, isolés et impuissants.

Mais ce qui serait facile en soi est presque impossible avec les hommes et les choses que nous avons. Le moment des conseils viendra. Il n’est pas encore arrivé. Il ne faut pas les offrir ; il faut qu’on nous les demande. En attendant, appliquons-nous à leur faire comprendre qu’ils n’ont pas d’ami plus sûr et plus désintéressé que la France, que nous ne permettrons jamais que le pape devienne un patriarche autrichien, que nous comprenons les nécessités du pontificat, etc., etc. J’ai toujours travaillé et je travaille dans ce sens ; et sur ce point mes paroles ont peut-être plus de poids que celles de tout autre. Ils sont convaincus, et ils ne se trompent pas, que je n’aimerais pas à voir perdre à l’Italie la seule grande chose qui lui reste, la papauté.

Je répondis sur-le-champ à M. Rossi[12] : Vous avez très bien fait d’aller témoigner au cardinal Lambruschini tout notre intérêt à l’occasion des troubles de Rimini. Établissez bien en ce sens notre position et la vôtre. Ne laissez échapper aucune occasion de bons offices, politiques et personnels, à rendre au gouvernement romain. Cela nous convient à nous France, et certainement cela tournera au profit de l’Italie. Vous avez toute raison ; ce qu’il y a de grand en Italie, c’est le pape. Que le pape prenne bien sa place au milieu du monde catholique moderne et s’y adapte ; l’Italie conservera ce qu’elle a de grand, et gagnera un jour le reste.

En même temps qu’il m’informait des troubles renaissants dans les États romains, M. Rossi m’annonçait que, malgré les assurances contraires, la santé de Grégoire XVI déclinait, que son chirurgien le voyait tous les jours, et qu’il fallait se préparer à la chance d’un prochain conclave.

Avant cette information, ma résolution était prise. Je m’étais de plus en plus convaincu que, pour pratiquer à Rome notre politique à la fois libérale et anti-révolutionnaire, M. Rossi était l’ambassadeur le plus capable, le plus sûr et le plus efficace. J’en avais entretenu plusieurs fois le Roi, qui n’avait pas tardé à partager mon avis. Quelques bruits coururent qu’en effet le ministre par intérim de France à Rome serait bientôt nommé ambassadeur permanent. Le 18 mars 1846, M. Rossi m’écrivit : Ma situation provisoire ici est désormais décidément fausse. Il n’y a pas un de nos amis qui ne le sente, et tous ont fini par me le dire. Il y a un mois, la nouvelle s’étant répandue ici, je ne sais comment, de l’arrivée de mes nouvelles lettres de créance, cardinaux, prélats, noblesse, tout le monde m’accablait de compliments que je ne pouvais accepter. L’homme du pape est venu quatre fois me demander si je les avais reçues. Aujourd’hui on s’étonne, et chacun veut expliquer le fait à sa guise. Mais tandis que les amis sont embarrassés, les malveillants ont beau jeu. On va jusqu’à supposer l’intention de me refuser toute marque visible d’approbation pour ce que j’ai fait. Tout cela est absurde, mais n’est pas moins répété et colporté. D’où vient ma force ? Des bontés du Roi pour moi et de votre amitié. Le jour où cela serait révoqué en doute, je suis impuissant.

Le pape a dit hautement plus d’une fois qu’il serait content de me voir ici ambassadeur. Les cardinaux les plus intimes ont été les premiers à me féliciter de la fausse nouvelle. Le cardinal Franzoni, l’ami intime de Lambruschini, dit à qui veut l’entendre qu’ils ne peuvent rien désirer de mieux. Enfin, si je suis bien renseigné, il vous serait facile de vous assurer, à Paris même, de leurs sentiments à mon endroit, si toutefois le nonce Fornari ose remplir son mandat et répondre.

Vous l’avez dit, mon cher ami ; si je dois rester à Rome, j’ai besoin d’y être enraciné et grandi. Que serait-ce si le pape nous était enlevé prochainement sans que nous eussions consolidé et agrandi notre position ? Tenez pour certain qu’un grand effort se prépare pour faire un pape contre nous. Nous pouvons l’emporter ; mais il faut, pour cela, qu’on puisse parler, s’ouvrir, avoir confiance ; toutes choses impossibles avec un homme qui est un oiseau sur la branche et dans une position secondaire.

Je lui répondis sur-le-champ[13] : Votre nomination comme ambassadeur est à peu près convenue, et se fera bientôt après Pâques. Voici deux choses seulement qui préoccupent, l’une le Roi et moi, l’autre le Roi sans moi. Répondez-moi sans retard sur l’une et sur l’autre.

Il a toujours été regardé comme impossible pour la France, la première puissance catholique, d’avoir à Rome un ambassadeur dont la femme fût protestante. Cette seule considération a fait écarter plusieurs fois tel ou tel candidat, par exemple le duc de Montebello. Nous en avons parlé pour vous-même, vous vous le rappelez, quand vous avez été nommé ministre et il a été convenu que vous iriez seul à Rome. Le Roi compte que vous resterez dans la même situation. C’est aussi l’avis du duc de Broglie. Les congés, les petits voyages diminueront ce qu’il peut y avoir de pénible dans cet arrangement. Mais dites-moi que vous êtes toujours, à cet égard, dans la même persuasion et la même intention.

Le Roi pense, en outre, qu’il devrait vous donner le titre de comte, que cela vous serait utile à Rome et qu’il vaut mieux y être appelé signor conte que signor commendatore. Je n’ai, sur ceci, quant à moi, aucune opinion. Dites-moi la vôtre. Je parlerai dans le sens que vous m’indiquerez.

Post-scriptum. Quatre heures et demie. Le roi a vu hier soir le nonce qui lui a dit, à votre sujet, des choses qu’il faut que j’éclaircisse. Je vais le faire venir. Rien qu’officieusement. Ne parlez à personne de ce qui vous touche. Il m’est impossible, faute de temps, d’entrer aujourd’hui dans aucun détail. Je vous écrirai dès que j’aurai causé avec le nonce.

Le courrier du 20 avril apporta à M. Rossi les informations qu’il attendait : Je reviens, lui écrivis-je, où je vous ai laissé le 7 avril. La veille donc, le Roi avait vu le nonce, et lui avait parlé de vous, de son désir de vous nommer bientôt ambassadeur, et de son espoir que le pape vous verrait avec plaisir auprès de lui, sous ce titre et en permanence. Le nonce dit qu’on y avait pensé à Rome, et qu’il ne pouvait se dispenser d’élever, à ce sujet, des objections, qu’il en avait reçu ordre du cardinal Lambruschini, qu’il avait même une lettre où ces objections étaient développées, et il offrit de la montrer au Roi. Le Roi refusa et le renvoya à moi quant à la lettre, l’engageant du reste à n’en faire aucun usage officiel, témoignant sa surprise, son déplaisir, et parlant de vous comme il convient. Le nonce aussi en parla très bien, mais revint sur votre passé politique, sur votre qualité de réfugié, etc. Le Roi, dans la conversation, dit que madame Rossi n’irait point à Rome. Ceci parut frapper le nonce qui se le fit répéter.

Vous n’avez pas besoin que je vous redise ce que j’ai dit au Roi quand il m’a raconté son entretien ; tout aboutissait à ceci : C’est une intrigue politique et jésuitique qu’il faut déjouer. Le Roi en est d’accord. Le conseil en est d’accord. Ils sont tous convaincus que personne ne peut faire nos affaires à Rome aussi bien que vous. Mais imposer brusquement et par force un ambassadeur au pape, le Roi s’arrête devant cet acte ; il demande du temps, et que nous ici, et vous à Rome, nous fassions ce qu’il faut pour arriver au but.

J’ai fait venir le nonce. J’ai témoigné vivement ma surprise. Ni le pape, ni son ministre, ai-je dit, ne veulent à coup sûr, être complices, par connivence ou par faiblesse, d’une intrigue des ennemis du gouvernement du Roi. C’est pourtant ce qui serait, ce qui paraîtrait du moins. J’ai étalé tout ce qu’auraient de grave pour Rome, en France, une telle situation et une telle opinion. J’ai rappelé l’état général des questions catholiques chez nous, toutes celles que, tout à l’heure, nous aurions à résoudre, les Chambres, l’Université, la liberté d’enseignement, etc. Faites vous-mêmes ma conversation. Le nonce est tombé d’accord ; il a protesté contre mes suppositions, mes prédictions, et a tiré de sa poche la lettre du cardinal. J’ai consenti à la lire inofficiellement ; il est convenu entre nous qu’il ne me l’a pas montrée. Elle est du 14 février dernier. Ordre, en effet, d’objecter à votre nomination comme ambassadeur. Des allusions à vos antécédents de réfugié. Rien d’exprès à cet égard. Madame Rossi protestante, là est l’objection fondamentale, avouée. Il y a à Rome, pour les ambassadrices, des droits, des traditions, des habitudes que Rome veut maintenir, et qui sont impossibles avec une protestante. En 1826, la cour d’Autriche voulut nommer ambassadeur à Rome le comte de Lebzeltern qui avait épousé une schismatique grecque, une princesse Troubetzkoï. La cour de Rome déclara qu’elle ne le recevrait pas, que c’était impossible. On y renonça à Vienne. Rome ne pourrait agir autrement aujourd’hui. Là est toute la lettre. Les autres objections ne sont qu’indiquées et de loin. C’est dans celle-ci qu’on se retranche.

J’ai maintenu mon dire. J’ai répété que madame Rossi n’avait point l’intention d’aller à Rome. Le nonce n’a ni accepté, ni refusé cette porte. Il a enchéri sur tout ce que j’ai dit des témoignages d’estime, de bienveillance, de confiance que vous donnaient Sa Sainteté et son secrétaire d’État, répétant que tout leur désir était de vous garder comme ministre. J’ai dit en finissant que la mission spéciale dont vous aviez été chargé par le Roi n’était point terminée, qu’il s’en fallait bien que tout ce qu’on avait promis fût accompli, que cet accomplissement était indispensable, etc. Nous nous sommes séparés, le nonce inquiet et troublé, moi froid et silencieux.

J’ai repris la conversation avec le Roi. J’ai causé à fond avec le duc de Broglie. Nous sommes du même avis. Il faut prendre du temps pour déjouer l’intrigue et gagner notre bataille. Soyez tranquille sur le résultat définitif ; ou vous resterez à Rome comme il vous convient d’y rester, ou vous reviendrez ici avec éclat pour prendre place dans le cabinet. Le Roi est on ne peut mieux pour vous, croyant avoir besoin de vous et décidé à vous soutenir dans son propre intérêt. Mais comment, dit-il, traiter le pape plus mal que les autres cours à qui l’on n’impose point un ambassadeur ? Aidez-moi donc, mon cher ami, comme je vous aiderai ; faites-leur comprendre à Rome que vous êtes, pour eux, l’ambassadeur le plus souhaitable, le plus utile, le plus efficace, et que, s’ils avaient de l’esprit, ils vous demanderaient. Je vous répète que nous arriverons, pour vous, à l’un ou à l’autre des résultats qui sont dignes de vous.

Ni l’action de M. Rossi à Rome, ni sa réponse à Paris ne se firent longtemps attendre ; il m’écrivit le 5 mai 1846 : Je ne vous dirai pas, mon cher ami, que nous avons gagné une autre bataille ; le mot serait ambitieux et fort au-dessus de la valeur du fait qui n’est, au fond, qu’une faiblesse, une misère monacale. On ne les en corrigera jamais ; mais il importe à notre crédit de leur faire sentir sur-le-champ le ridicule et l’impuissance de ces pauvretés.

Voici ce que j’ai fait. Comme il s’agissait de ma personne, j’ai prié l’abbé d’Isoard, dont vous connaissez le bon esprit et le zèle, de voir le cardinal Lambruschini, et au besoin le pape. C’était, de ma part, une réserve et une malice. Averti, bien que sans y croire, je l’avoue, de la lettre du cardinal au nonce, j’en avais, dans le temps, dit un mot à Isoard, qui avait trouvé l’occasion d’en parler à Lambruschini ; et celui-ci, tout en lui disant que la présence d’une ambassadrice protestante à Rome était une difficulté, lui avait cependant affirmé qu’il n’en avait point écrit au nonce : Vous avez bien fait, avait répliqué Isoard, car je sais que madame Rossi ne songe pas à s’établir à Rome, et qu’ainsi l’objection tombe.

Je priai donc l’abbé d’Isoard de leur dire qu’il m’avait trouvé fort surpris et plus que surpris des objections du nonce ; que, s’ils s’étaient mis dans l’esprit de me garder à Rome comme simple ministre, et de donner ainsi gain de cause à ceux qui affectaient de ne plus regarder la mission de France que comme une légation, ils avaient fait un rêve que mon gouvernement ni moi ne partagions pas le moins du monde. Le cardinal a été fort embarrassé ; mais comme, fidèle à vos instructions, je n’avais pas dit que vous aviez lu sa lettre, il a pu tout à son aise tomber sur le nonce ; il a dit que Fornari allait toujours trop loin, qu’il n’y avait absolument rien qui me fût personnel, qu’ainsi qu’on me l’avait fait sentir mille fois, on était enchanté de m’avoir et de me garder, que la seule difficulté était la présence à Rome d’une ambassadrice protestante ; que, si le nonce avait dit autre chose, cela lui avait sans doute été suggéré par ses amis de Paris. Enfin, more solito, il a mis la chose sur le compte du pape.

L’abbé d’Isoard a été le jour même chez le pape. Le pape lui a dit qu’il était fâché d’apprendre que cela m’avait fait de la peine, que ce n’était certes pas son intention, que tout le monde savait tout ce qu’il avait pour moi d’estime et d’affection, et combien il aimait à traiter d’affaires avec moi : Je puis, a-t-il dit, m’expliquer avec lui directement, et je me suis toujours plu à reconnaître hautement sa prudence, sa modération et sa loyauté. Mais que voulez-vous ? On m’a dit que je ne pouvais pas ne pas faire l’observation d’une ambassadrice protestante ; je l’ai faite, voilà tout ; mon rôle est fini. Je n’ai pas dit que je ne recevrais pas M. Rossi comme ambassadeur, bien que mari d’une protestante. Je le recevrai, et je le recevrai avec la même bienveillance. — Votre Sainteté m’autorise à le lui dire ?Sans doute.

M. Rossi, a repris l’abbé d’Isoard, sera touché de la bonté de Votre Sainteté ; mais, comme il s’agit de sa personne, il ne voudrait pas... il ne pourrait pas... — Je comprends, a dit le pape ; vous avez raison ; mais que pourrait-on faire ? Je ne puis pas me donner un démenti à moi-même. — Cela n’est nullement nécessaire ; il suffirait d’une lettre explicative au nonce, disant ce que Votre Sainteté m’a fait l’honneur de me dire. — Eh bien, parlez-en au cardinal, et dites-lui de me porter un projet de lettre à l’audience de demain. Je désire faire tout ce qui sera décemment possible. Dites-le à M. Rossi.

Bref, la lettre à été signée hier, et on a assuré qu’elle était partie. On l’a lue à M. d’Isoard ; elle porte :

Que lors de ma nomination comme ministre, certains journaux avaient répandu beaucoup de bruits sur mon compte ;

Que néanmoins j’avais été reçu à Rome avec tous les égards dus à un représentant du roi ;

Qu’ensuite j’avais, dans toutes les circonstances, été accueilli par le saint-père avec toute la bienveillance (amorevolezza) que j’avais su mériter par la manière dont j’avais rempli ma mission et traité les affaires ;

Qu’ayant appris que j’allais être nommé ambassadeur, on n’avait pas pu ne pas faire connaître qu’il ne serait pas agréable d’avoir à Rome une ambassadrice protestante, à laquelle on ne pourrait pas témoigner tous les égards que l’usage avait consacrés ;

Mais que néanmoins, si j’étais nommé, je recevrais du Saint-Père l’accueil que Sa Sainteté fera toujours au représentant d’un Roi pour lequel elle professe la plus vive affection, etc., etc.

La lettre porte donc uniquement sur la présence de l’ambassadrice. Elle est faite pour se faire dire :Comme il n’y aura pas d’ambassadrice, il n’y a pas d’objection.

Vous le voyez, tout se réduit à une vétille. Ils le savent, et, comme ils me l’ont fait dire ce matin encore, ils ne doutent pas que la réponse ne soit ma nomination.

On ne pouvait déjouer plus galamment une plus timide manœuvre. Si timide qu’on put se demander si ce n’était pas une complaisance vaine pour les adversaires de M. Rossi plutôt qu’une tentative sérieuse d’entraver sa nomination comme ambassadeur. Quoi qu’il en fût, ma réponse fut immédiate. J’écrivis le 17 mai à M. Rossi : Votre nomination comme ambassadeur est signée. On va préparer vos lettres de créance. Vous les recevrez par le prochain paquebot. J’ai vu le nonce ; il venait de recevoir la lettre que vous m’aviez annoncée, et il m’a déclaré qu’il n’avait plus d’objection ni d’observation à faire, plus rien à dire. Le courrier du 27 mai porta en effet à M. Rossi ses lettres de créance : Vous voilà définitivement établi, lui dis-je, dans la situation et au milieu des affaires que je vous désire depuis longtemps. Il y a là d’immenses services à rendre à ce pays-ci, à ce gouvernement-ci, et à la bonne politique de l’Europe. Vous les rendrez. Personne n’y est plus propre que vous. Quand notre session sera finie, nos élections faites, et moi en repos pour quelques semaines au Val-Richer, je vous écrirai de là avec détail ce que je pense de l’attitude et de la conduite qui conviennent à la France catholique moderne, en Europe et en Orient.

M. Rossi n’avait pas encore reçu cette lettre quand il m’écrivit le 1er juin 1846 : Le saint-siège est vacant ; Rome est dans la stupeur ; on ne s’attendait pas à une fin si prompte. Toute conjecture sur le conclave serait aujourd’hui prématurée. Il ne s’offre aucune candidature fortement indiquée, aucun de ces noms que tout le monde a sur les lèvres. Si vous demandez quels seront les cardinaux papeggianti, chacun vous en nommera sept ou huit, la plupart des hommes peu connus et absents de Rome. Chacun sait ce qu’il ne veut pas, non ce qu’il veut.

Ce n’était plus des jésuites, ni de la liberté d’enseignement qu’il s’agissait. En obtenant, sur ce point, tout ce qui nous importait, nous avions donné un exemple de l’influence qu’on pouvait exercer sur le Saint-Siège, même contre ses propres penchants, quand on lui inspirait la ferme confiance qu’on respectait et qu’on respecterait scrupuleusement, en toute occasion, ses droits et sa situation dans le monde. Nous étions à la veille de problèmes et de périls bien autrement graves. C’était le monde catholique tout entier, État et Église, qui allait tomber en fermentation et en question. Je pressentais l’immensité et les ténèbres de cet avenir. Quels qu’en fussent les événements, nous étions bien résolus à nous y conduire selon la politique libérale et anti-révolutionnaire dont nous avions fait partout notre drapeau, et je me félicitais d’avoir établi à Rome un ambassadeur capable de la soutenir habilement et dignement. J’étais loin de prévoir quel sort et quelle gloire l’y attendaient.

 

FIN DU SEPTIÈME TOME.

 

 

 



[1] Tome III, pages 105-109.

[2] Le 17 avril 1845.

[3] Le 19 mai 1845.

[4] Le 21 juin 1845.

[5] Du 6 juillet 1845.

[6] Du 7 juillet 1845.

[7] Le 1er et 18 août 1845.

[8] Le 28 août 1845.

[9] Le 28 août 1845.

[10] En mars 1846.

[11] Le 28 septembre 1845.

[12] Le 7 octobre 1845.

[13] Le 7 avril 1846.