MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME SEPTIÈME — 1842-1847.

CHAPITRE XLII. — LES MUSULMANS À PARIS. - LA TURQUIE ET LA GRÈCE (1842-1847).

 

 

De 1845 à 1847, j’ai vu arriver à Paris les représentants de toutes les grandes puissances musulmanes d’Europe, d’Afrique et d’Asie : Sidi-Mohammed-ben-Achache, ambassadeur de l’empereur du Maroc ; Ibrahim-Pacha, fils aîné et héritier du vice-roi d’Égypte, Méhémet-Ali ; Ahmed-Pacha, bey de Tunis ; Mirza Mohammed-Ali-Khan, ambassadeur du schah de Perse. A la même époque, le réformateur de la Turquie, Réchid-Pacha, était ambassadeur de la Porte en France, et quittait son poste pour aller reprendre, à Constantinople, d’abord celui de ministre des affaires étrangères, puis celui de grand vizir. J’ai traité, non seulement de loin et par correspondance, mais de près et par conversation avec ces chefs musulmans qui, par leur présence presque simultanée, rendaient tous hommage à la politique comme à la puissance française, et venaient rechercher, avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, des liens plus étroits. J’ai trouvé en eux des hommes très divers, placés à des degrés inégaux de civilisation et de lumières, et souvent animés de desseins contraires. Mes rapports avec eux tous ont abouti à me donner, du monde musulman en contact avec le monde chrétien, la même idée et à me faire pressentir le même avenir. Il n’y a rien de sérieux à espérer du monde musulman, ni pour sa propre réforme, ni pour les chrétiens que le malheur des événements a placés sous ses lois.

Le Marocain Sidi-Mohammed-ben-Achache était un jeune Arabe d’une figure charmante, grave, modeste et douce, de manières élégantes et tranquilles, attentif à se montrer scrupuleusement attaché à sa foi, respectueux avec dignité et plus préoccupé de se faire respecter et bien venir, lui et le souverain qu’il représentait, que d’atteindre un but politique déterminé. Sa personne et son air rappelaient ces derniers Maures Abencerrages de Grenade dont sa famille perpétuait à Tétuan, où elle s’était établie en quittant l’Espagne, la grande existence et les souvenirs. Il était envoyé à Paris pour faire, entre la France et le Maroc, acte de bons rapports et pour donner au traité du 10 septembre 1844 tout l’éclat de la paix, plutôt que pour conclure avec nous aucun  arrangement spécial et efficace.

Le bey de Tunis, Ahmed-Pacha, se conduisit, pendant tout son séjour en France, en politique intelligent et adroit, sans vraie ni rare distinction, mais avec un aplomb remarquable, soigneux de conserver une attitude de prince souverain en faisant sa cour à un puissant voisin de qui il attendait sa sûreté. Il ne cessait de se répandre en admiration et en flatterie sur la civilisation chrétienne et française, tout en restant musulman de mœurs et de goûts, quoique sans zèle. Peu avant de venir en France, il avait, pour plaire aux philanthropes chrétiens, décrété dans sa régence l’abolition de l’esclavage des noirs. A Paris, à Lyon, à Marseille, partout où il s’arrêtait, il faisait aux établissements charitables d’abondantes largesses. Il s’empressait à promettre des réformes qui ne lui inspiraient ni goût, ni confiance, et il croyait pouvoir toujours payer, avec des compliments et des présents, les services dont il avait besoin.

Ibrahim-Pacha était un soldat vaillant avec prudence, plus rusé que fin, et sensé avec des sentiments et des habitudes vulgaires. La haute fortune, la société intime et la forte discipline de son père avaient fait de lui ce qu’un homme supérieur peut faire d’un homme médiocre ; il savait comprendre et servir un dessein, commander des troupes, administrer des domaines ; mais il était étranger à toute vue élevée, à toute initiative originale et hardie, plus avide qu’ambitieux, avare jusqu’à la parcimonie, préoccupé surtout, comme il le disait lui-même, du désir de devenir le prince le plus riche du monde, sans souci et sans don de plaire, et capable de cruauté comme de servilité dans l’exercice d’une autorité qu’il eût été incapable de fonder. Il subissait avec terreur l’ascendant de son père : lorsque, en 1844, Méhémet-Ali, dans un accès de colère qui touchait à la folie, quitta tout à coup Alexandrie pour se rendre au Caire, en menaçant d’un châtiment exemplaire tous ceux qu’il laissait derrière lui, j’ai vu, m’écrivait naguère le marquis de Lavalette qui était alors consul général de France en Égypte, j’ai vu Ibrahim-Pacha, qui ne se sentait plus la tête sur les épaules, verser des larmes d’effroi :C’est à moi, me disait-il, que mon père paraît en vouloir plus qu’à d’autres ; pourtant, que peut-il me reprocher ? Ne lui ai-je pas obéi toute ma vie ? Quand je commandais ses armées, quel que fût l’état de ma santé, je n’ai jamais pris un congé de vingt-quatre heures sans l’avoir obtenu de lui ; je me suis fait bourreau pour lui plaire ; et il me raconta que, plusieurs années auparavant, son père avait pour intendant de ses finances un certain Copte dont lui, Ibrahim, lui avait souvent signalé la corruption sans que Méhémet-Ali, qui se méfiait de tous les deux, voulût en croire les dires de son fils. Un jour, Ibrahim, qui commandait le camp de Kouka aux environs du Caire, vit entrer dans sa tente le Copte porteur d’un billet cacheté du grand pacha. Ibrahim ouvrit le billet, le lut, le relut, prit un pistolet placé près de lui et brûla la cervelle au malheureux financier. Le billet portait : Tue-moi ce chien de ta propre main. Tant de docilité ne donnait pas au vice-roi plus de confiance ou de complaisance pour son fils. Ibrahim malade eut quelque peine à obtenir de son père la permission de se rendre en France, aux eaux thermales du Vernet, que lui conseillait le docteur Lallemand, son médecin. Il y vint enfin, sans aucun but politique, et, après trois mois de séjour au Vernet, il parcourut la France et passa six semaines à Paris, en observateur froidement curieux, plus préoccupé de sa santé et de ses grossiers plaisirs que de son avenir. Mon fils le séraskier est plus vieux que moi, disait Méhémet-Ali, et le père survécut en effet à son fils, en même temps qu’à sa propre raison. L’établissement héréditaire de sa famille en Égypte, et l’Égypte ouverte, comme un beau et fertile champ, aux travaux et aux rivalités de l’Europe, le génie et la gloire de Méhémet-Ali ont fait cela, mais rien de plus.

L’ambassadeur persan, Mirza Mohammed Ali-Khan, était un courtisan insignifiant, envoyé en France par le schah son maître, plutôt par vanité que par dessein sérieux, peut-être pour satisfaire à quelque intrigue ou à quelque rivalité de la cour de Téhéran. Sa présence à Paris et sa conversation ne firent que me confirmer dans l’idée que j’avais déjà de l’état de décadence et d’anarchie stérile dans lequel la Perse était depuis longtemps tombée.

Il manquait à Réchid-Pacha l’une des qualités les plus nécessaires au succès de l’œuvre qu’il tentait dans son pays ; il était trop peu Turc lui-même pour être, en Turquie, un puissant réformateur. Quand Pierre le Grand entreprit de lancer la Russie dans la civilisation européenne, il était et resta profondément russe ; novateur ambitieux et audacieux, il voulait grandir rapidement sa nation, mais il lui était semblable et sympathique par les mœurs, les passions, les traditions, les rudes et barbares pratiques de la vie. Le sultan Mahmoud II était aussi Turc que les janissaires qu’il détruisait, et ses efforts avaient pour but de rétablir partout son pouvoir bien plus que de réformer l’état social et le gouvernement de ses peuples. Élevé dès sa jeunesse et engagé toute sa vie dans les relations de la Turquie avec l’Europe, Réchid-Pacha devint surtout un diplomate européen : observateur plus fin que profond et politique adroit sans courage, il avait l’esprit frappé des périls que faisaient courir à sa patrie les entreprises et les luttes des grandes puissances européennes ; il s’adonna au désir et à l’espoir de faire pénétrer dans l’empire ottoman quelques-unes des conditions et des règles de la civilisation européenne : non que, dans le fond de son cœur, il l’admirât et l’aimât mieux que les mœurs et les traditions musulmanes : Il aimait sincèrement son pays et son maître, m’écrivait naguère le comte de Bourqueney qui l’a bien observé et connu pendant son ambassade à Constantinople ; cet amour avait même quelque chose de ce que nous appelons le patriotisme ; il ne concevait pas la vie sans le Bosphore, le harem et le pillau ; mais il voyait, dans une certaine assimilation du gouvernement turc aux gouvernements européens, le seul moyen de conserver, à son pays et à son maître, dans la politique européenne, leur place et leur poids. Satisfaire l’Europe en Turquie pour maintenir la Turquie en Europe, ce fut là son idée dominante et constante. Pour réussir dans cette difficile entreprise, il avait à lutter d’une part contre les intrigues et les rivalités du sérail, de l’autre, contre les instincts, les traditions, les préjugés et les passions fanatiques de son pays. Habile dans l’intérieur du sérail, aussi fin courtisan qu’intelligent diplomate, il réussit souvent à prendre, garder et reprendre le pouvoir auprès du sultan ; mais quand il fallait agir sur la vieille nation turque et l’entraîner à sa suite, il manquait de vigueur et d’autorité ; ni guerrier, ni fanatique, plus humain qu’il n’appartenait à sa race et craintif jusqu’à la pusillanimité, sa personne n’accréditait et ne soutenait pas ses réformes ; il jetait au vent des semences étrangères sans posséder ni cultiver fortement lui-même le sol où elles devaient prendre racine et croître.

C’est, dans la vie publique, une tentation trop souvent acceptée que de payer le public et de se payer soi-même d’apparences. Peu d’hommes prennent assez au sérieux ce qu’ils font et eux-mêmes pour avoir à cœur d’être vraiment efficaces et d’avancer réellement vers le but qu’ils poursuivent. Quand Réchid-Pacha avait publié en Turquie et dans toute l’Europe les réformes écrites dans le hatti-shériff de Gulhané[1], il était satisfait de lui-même et pensait que l’Europe aussi devait être satisfaite. Quand les diplomates européens à Constantinople avaient obtenu dans l’administration turque quelques progrès et en faveur des chrétiens d’Orient quelques concessions, ils croyaient avoir beaucoup fait pour l’affermissement de l’empire ottoman et pour la paix entre les musulmans et les chrétiens réunis sous ses lois. Mensonge ou illusion des deux parts : ni le réformateur turc, ni les diplomates européens ne se rendaient un compte assez sévère des problèmes qu’ils avaient à résoudre et n’étaient assez exigeants avec eux-mêmes ; s’ils avaient sondé à fond les difficultés de leurs entreprises et pesé exactement ce qu’ils appelaient leurs succès, ils auraient bientôt reconnu l’immense insuffisance de leurs œuvres. Il ne faut pas leur reprocher avec trop de rigueur leur vaine confiance ; l’homme a grand’peine à croire qu’il fait si peu quand il promet tant, et quand il a quelquefois tant de peine à prendre pour le peu qu’il fait. Mais ceux-là seuls sont de vrais acteurs politiques et méritent l’attention de l’histoire qui, soit avant d’entreprendre, soit lorsqu’ils agissent, pénètrent au delà de la surface des choses, ne prennent pas des apparences fugitives pour des résultats effectifs, et poursuivent fortement dans l’exécution le sérieux accomplissement de leurs desseins.

Plus j’ai causé et traité avec ces politiques musulmans, les plus considérables et les plus éclairés de leurs pays divers, plus j’ai été frappé du vide et de l’impuissance qu’ils révélaient eux-mêmes dans cet islamisme dont ils étaient les représentants. Tous étaient, au fond, tristes et inquiets de l’état de leur gouvernement et de leur nation ; tous se montraient préoccupés d’un certain besoin de réformes ; mais il n’y avait, dans leurs idées et leurs efforts en ce sens, ni spontanéité, ni fécondité ; ils ne pensaient point ; ils n’agissaient point sous l’impulsion de la pensée propre et de l’activité intérieure de la société musulmane ; leurs désirs et leurs travaux réformateurs n’étaient que de pénibles emprunts à la civilisation européenne et chrétienne ; emprunts contractés uniquement pour soutenir une vie chancelante, en s’assimilant un peu à des étrangers au voisinage et à la puissance desquels on ne pouvait échapper. L’imitation et la crainte sont deux dispositions essentiellement stériles ; l’imitation ne pénètre point les masses et la contrainte demeure sans sincérité. Livrés à eux-mêmes, tous ces musulmans, Turcs, Égyptiens, Arabes, n’auraient rien fait de ce qu’on essayait sur eux ; et pour quiconque n’était pas enclin ou obligé à se payer d’apparences, tout ce qu’on essayait était superficiel et vain.

A mesure que j’ai eu à les observer, les faits particuliers m’ont confirmé dans l’impression générale que me donnaient, sur l’état des peuples et des gouvernements musulmans, mes rapports avec leurs plus éminents représentants. La question de Syrie fut une de celles qui, de 1842 à 1847, tinrent le plus de place, à l’extérieur, dans nos négociations et, à l’intérieur, dans nos débats. C’était aussi la question sur laquelle nous étions, à cette époque, le cabinet dans la situation la plus compliquée, et le public dans l’illusion la plus routinière. Toutes les fois qu’il s’agissait des chrétiens de Syrie, l’opposition prenait pour point de départ de ses exigences ou de ses critiques les anciennes capitulations de la France avec la Porte et notre droit de protection sur les chrétiens en Orient. On ne se donnait guère la peine de consulter le texte même de ces traités, conclus pour la première fois sous François 1er en 1525, renouvelés et amplifiés en 1604 sous Henri IV, en 1673 sous Louis XIV et en 1740 sous Louis XV. Ils s’appliquaient essentiellement aux agents et aux chrétiens français établis ou voyageant dans l’empire ottoman, et c’était par voie d’induction ou de tradition que notre droit de protection s’était étendu et exercé, dans le Liban surtout, en faveur des chrétiens catholiques sujets de la Porte elle-même. Nous étions parfaitement fondés et résolus à le maintenir dans cette portée ; mais, depuis les XVIe et XVIIe siècles, la situation de la France en Orient était bien changée : elle y était jadis à peu près la seule puissance chrétienne en rapports intimes avec la Porte et la seule en mesure d’exercer dans l’empire ottoman, au profit des chrétiens, une influence efficace. La Russie ne comptait pas encore en Europe ni à Constantinople. L’Angleterre n’allait pas encore dans l’Inde par cette voie, et n’y avait encore ni grand intérêt ni grand crédit. Depuis la dernière moitié du XVIIe siècle au contraire, nous rencontrions à chaque pas, dans l’empire ottoman, ces deux puissances actives, jalouses, accréditées. Les chrétiens catholiques n’étaient plus seuls protégés ; les chrétiens grecs avaient aussi un puissant patron ; les chrétiens protestants commençaient à pénétrer et à influer en Turquie, par leur puissance plutôt que par leur foi. La Porte exploitait, pour éluder ou atténuer nos anciens droits, ces complications et ces rivalités. Nous avions beaucoup contribué nous-mêmes à notre affaiblissement sur ce théâtre ; dans les XVIe et XVIIe siècles, nous étions, pour la Porte, des alliés qui ne lui suscitaient aucun embarras, ne lui inspiraient aucune inquiétude, ne lui disputaient aucune de ses provinces. Nous tenions, depuis l’ouverture du XIXe siècle, une bien autre attitude ; nous avions conquis passagèrement l’Égypte et définitivement l’Algérie ; nous avions protégé et affranchi la Grèce ; nous soutenions, contre le sultan, ses vassaux d’Alexandrie et de Tunis. Non seulement nous n’étions plus seuls présents et puissants auprès de la Porte, mais nous lui inspirions des sentiments tout autres que ceux de notre ancienne intimité ; nous avions cessé de lui être aussi nécessaires et nous lui étions devenus suspects.

Quand on nous demandait d’agir et de dominer dans le Liban comme eût pu le faire Louis XIV, on oubliait complètement ces faits ; on voulait que la France pratiquât en Orient la politique de l’ancien régime, en face de l’Europe telle que l’avaient faite le XVIIIe siècle et la Révolution.

Je n’eus garde de céder à cette méprise. J’ai déjà dit avec quel soin, au lieu de prétendre à exercer en Syrie une action isolée et exclusive, je m’appliquai à m’entendre avec les autres puissances européennes présentes, comme nous, sur ce théâtre, et à unir dans un but commun ces influences séparées[2]. Le prince de Metternich entra le premier dans ce concert, en en acceptant hautement le principe, mais avec mollesse dans l’exécution. Lord Aberdeen hésita d’abord davantage, en homme moins empressé à déployer ses idées et plus exigeant pour lui-même quand il se décidait à agir. Il reconnut bientôt la nécessité comme la justice de joindre son action à la nôtre, et son ambassadeur à Constantinople, sir Stratford Canning, plus âpre et aussi sérieux que lui, exécutait avec une loyale énergie des instructions conformes à ses propres sentiments. Si j’eusse été obligé de sacrifier à cette entente quelque chose de la politique naturelle et nationale de la France, j’aurais regretté le sacrifice tout en en acceptant la nécessité ; mais je n’eus rien de semblable à faire : c’était le vœu et le caractère essentiel de la politique française en Syrie que la province du Liban fût placée sous l’autorité d’un chef unique et chrétien, sujet de la Porte et soumis, envers elle, à certaines conditions, mais administrant directement les diverses populations de ce qu’on appelait la Montagne, parmi lesquelles les chrétiens maronites étaient la plus nombreuse et l’objet particulier de notre intérêt. Ce mode de gouvernement était consacré depuis longtemps dans le Liban comme un privilège traditionnel, soutenu par la France, exercé par la famille chrétienne des Chéabs, et dont le chef de cette famille, l’émir Beschir, avait été, dans ces derniers temps, l’habile, dur, avide, et quelquefois peu fidèle représentant. C’était toute l’ambition de la Porte d’abolir ce privilège et de ramener le Liban sous la seule et directe autorité d’un pacha turc ; et ce fut là, quand, en 1840, elle rentra en possession de la Syrie, toute sa politique dans cette province. Malgré les désavantages de notre position en Orient à cette époque, je repris immédiatement, non seulement en principe, mais dans mes déclarations à la tribune et dans mon travail diplomatique, la politique de la France, le rétablissement, dans le Liban, d’une administration unique et chrétienne. De 1840 à 1848, la lutte de ces deux politiques a été toute l’histoire de la Syrie : soit dans notre concert avec les puissances européennes, soit à Constantinople et auprès de la Porte elle-même, nous n’avons pas cessé un moment de réclamer la politique chrétienne et française ; avec quelque hésitation et quelque lenteur, l’Angleterre et l’Autriche l’ont acceptée comme la seule efficace contre l’absurde tyrannie turque ; et, malgré des difficultés sans cesse renaissantes, elle n’a pas cessé, durant cette époque, de faire, d’année en année, quelque nouveau progrès.

Je ne me refuserai pas le plaisir de résumer ici ces progrès dont personne n’est moins disposé que moi à exagérer l’importance. J’en ai déjà indiqué le point de départ[3]. A la fin de 1842, après une longue résistance, la Porte avait enfin consenti à donner, à chacune des diverses populations du Liban, un chef de sa religion et de sa race, aux Maronites un chef maronite, aux Druses un chef druse ; mais elle apporta, dans l’application de ce régime, un mauvais vouloir obstiné et la puissance de l’inertie : les pachas turcs envoyés en Syrie conservèrent en fait toute l’autorité ; les commissaires extraordinaires chargés d’inspecter et de redresser les pachas persistaient dans la même voie ; le fréquent mélange des Maronites et des Druses dans les mêmes lieux et la complication des droits de la féodalité locale avec ceux de l’autorité centrale suscitaient, à la séparation administrative des deux races, des difficultés inextricables. En 1845, après trois ans de tâtonnements turcs et de récriminations européennes, la promesse d’instituer dans le Liban des magistrats indigènes n’était pas encore sérieusement accomplie ; une oppression anarchique s’y perpétuait ; la guerre civile, c’est-à-dire le massacre et le pillage alternatifs, avait éclaté entre les Druses et les Maronites, toujours au grand détriment des Maronites, car les officiers turcs, en haine des chrétiens, soutenaient plus ou moins ouvertement les Druses. Le retour de Réchid-Pacha à Constantinople, comme ministre des affaires étrangères, rendit à l’action diplomatique européenne un peu plus d’efficacité ; l’institution de deux caïmacans, ou chefs indigènes, pour les deux principales races du Liban devint réelle ; dans les villes et les villages où les Maronites et les Druses étaient mêlés, le même principe fut appliqué au régime municipal ; les deux nations eurent, dans ce régime, sous le nom de vékils, des représentants distincts ; des conseils mixtes et élus furent placés à côté des deux caïmacans. Un système d’impôt contraire aux exigences oppressives de la féodalité druse fut établi. Le désarmement des Druses, jusque-là beaucoup plus incomplet que celui des Maronites, s’effectua réellement. Des territoires contestés entre les deux races furent replacés sous la juridiction des chefs maronites. Le témoignage des Maronites dans leurs contestations avec les Druses fut admis en justice. Une déclaration solennelle de la Porte confirma leurs privilèges religieux. Des indemnités furent accordées à ceux d’entre eux qui avaient le plus souffert de la guerre civile. Les couvents chrétiens et les négociants européens, établis à Beyrouth ou sur les divers points de la Syrie, reçurent également d’assez larges indemnités pour leurs pertes. Quelques-uns des officiers turcs qui avaient toléré ou favorisé les violences contre les chrétiens furent révoqués et punis. Enfin, le gouvernement de la Syrie et de ses divers pachaliks fut confié à des partisans de la politique de Réchid, attentifs à faire exécuter, dans leurs provinces, les promesses que l’Europe recevait de lui à Constantinople. De 1845 à 1848, l’état des chrétiens de Syrie fut sensiblement amélioré et put leur faire espérer un autre avenir.

En même temps que les mêmes vices et les mêmes maux, les mêmes essais de réparation, de réforme et de progrès avaient lieu dans les diverses parties de l’empire ottoman. En juillet 1843, notre consul à Jérusalem, le comte de Lantivy, naguère arrivé à son poste, éleva un peu précipitamment le pavillon français sur la maison consulaire. Aux termes des capitulations, c’était notre droit[4] ; mais à Jérusalem, regardée par les musulmans comme une de leurs villes saintes et remplie d’une populace fanatique, ce droit n’avait été depuis longtemps exercé ni par le consul de France, ni par aucun des consuls étrangers qui y résidaient. Une émeute violente éclata ; la maison consulaire fut entourée et un moment envahie ; dans toute la ville les chrétiens furent insultés ; le consul lui-même, en se rendant au divan local, courut quelques risques. Le pacha de Jérusalem, tout en reconnaissant notre droit et en faisant quelques démonstrations contre l’émeute, l’avait encouragée sous main et n’osait la punir. Avant même d’avoir reçu de moi aucun ordre, notre ambassadeur à Constantinople porta plainte à la Porte et demanda une réparation sévère. Mes instructions lui prescrivirent de la poursuivre chaudement. La Porte hésita, discuta, traîna, offrit des moyens termes ; elle céda enfin, reconnut formellement notre droit et admit toutes nos conditions : Je crois, m’écrivit M. de Bourqueney[5], qu’elles constituent la réparation la plus complète qui ait été obtenue dans ce pays-ci : le pacha de Jérusalem est destitué. Son successeur se rendra officiellement chez le consul du Roi pour lui exprimer les regrets du gouvernement de Sa Hautesse. Les principaux meneurs de l’émeute seront envoyés aux galères. Le pavillon français sera hissé solennellement à Beyrouth un jour convenu ; et recevra un salut de vingt et un coups de canon. Le droit de l’élever à Jérusalem demeure intact ; la Porte sait seulement que je me conformerai à l’usage constamment suivi dans les villes saintes, et respecté par toutes les puissances européennes, en avertissant confidentiellement notre consul que des motifs puisés uniquement dans la crainte de compromettre la tranquillité de la ville me déterminent à suspendre jusqu’à nouvel ordre l’exercice du droit de pavillon à Jérusalem. J’ai choisi Beyrouth pour le lieu où nos couleurs seront saluées, d’abord parce que le gouverneur général de la province y réside, ensuite parce que le retentissement de la réparation s’étendra de là dans le Liban, et produira, sur les chrétiens de la Montagne, une vive et salutaire impression.

A Alep, à Latakié, à Mossoul, des incidents analogues, insultes, pillages, enlèvements, meurtres, survinrent et amenèrent des résultats semblables. A Beyrouth, en octobre 1845, un Arabe, employé depuis quinze ans comme écrivain au consulat de France, et qui s’était rendu pour affaires dans la petite ville de Zouk, à trois lieues de Beyrouth, fut arrêté et emprisonné, sans motifs ni prétextes plausibles, par le commandant turc de l’endroit. Notre consul, M. Poujade, le réclama vivement ; on le lui refusa. Après des instances plusieurs fois renouvelées et toujours vaines, le consul prévint le fonctionnaire turc que, s’il persistait dans ses refus, la frégate française la Belle-Poule, qui se trouvait devant Beyrouth, irait jeter l’ancre dans la rade de Djounié, et enlèverait l’employé du consulat. Nouveau refus des Turcs. La Belle-Poule se présenta en effet devant Djounié ; le capitaine d’Ornano, qui la commandait, envoya à terre un de ses officiers, accompagné d’un drogman, pour réclamer encore le scribe arabe ; n’ayant rien obtenu, il fit mettre ses embarcations à la mer, et elles s’avancèrent armées jusqu’au rivage ; l’officier français descendit de nouveau à terre, et, à son approche, le Turc rendit enfin le prisonnier. L’affaire fit du bruit à Constantinople ; la Porte se plaignit à notre ambassadeur de cet acte de force militaire ; j’écrivis à M. de Bourqueney : Je n’ai pu qu’approuver le parti que notre consul a dû prendre en désespoir de cause. C’est une mesure grave, sans doute, et dont il ne faudrait pas user souvent ; mais elle ne doit être imputée qu’à ceux dont la conduite, aussi imprudente qu’odieuse, l’avait rendue indispensable. Il est bon que la Porte soit avertie que cela peut arriver ; c’est le meilleur moyen de l’obliger à prévenir, dans son propre intérêt, tout ce qui pourrait en ramener la nécessité.

Une question plus délicate encore s’éleva à Constantinople. Un chrétien arménien s’était fait mahométan. Au bout d’un an, saisi de repentir, il abjura de nouveau, et revint chrétien à Constantinople, croyant son islamisme oublié. Il fut reconnu, arrêté et condamné a mort en vertu de la loi turque contre les renégats, à moins qu’il ne retournât à la religion musulmane. Sir Stratford Canning, à qui sa famille s’adressa pour obtenir sa grâce, fit auprès des ministres turcs des efforts inutiles : l’Arménien fut exécuté dans les rues de Constantinople, refusant jusqu’au dernier moment le mot qui l’eût sauvé. En m’informant de ce fait, M. de Bourqueney m’écrivit[6] : J’ai envoyé notre premier drogman, M. Cor, chez Rifaat-Pacha[7] pour lui dire de ma part ces seuls mots : Il vaudrait mieux pour vous avoir perdu une province, que d’avoir assassiné l’Arménien qui a péri hier. Je répondis immédiatement à l’ambassadeur[8] : J’approuve complètement le langage que vous avez tenu à Rifaat-Pacha ; mais cette manifestation, la seule que vous pussiez faire avant d’avoir reçu des instructions spéciales, n’est pas suffisante en présence d’un fait aussi monstrueux. Vous voudrez bien adresser à ce ministre la note ci-jointe :

Le soussigné a reçu de son gouvernement l’ordre de faire au ministre des affaires étrangères de la Sublime-Porte la communication suivante :

C’est avec un douloureux étonnement que le gouvernement du Roi a appris la récente exécution d’un Arménien qui, après avoir embrassé la religion mahométane, était revenu à la foi de ses pères, et que, pour ce seul fait, on a frappé de la peine capitale, parce qu’il refusait de racheter sa vie par une nouvelle abjuration.

En vain, pour expliquer un acte aussi déplorable, voudrait-on se prévaloir des dispositions impérieuses de la législation. On devait croire que cette législation, faite pour d’autres temps, était tombée en désuétude ; et, en tout cas, il était trop facile de fermer les yeux sur un fait accompli hors de Constantinople, hors de l’Empire ottoman même, pour qu’on puisse considérer ce qui vient d’avoir lieu comme une de ces déplorables nécessités dans lesquelles la politique trouve quelquefois, non pas une justification, mais une excuse.

Lors même que l’humanité, dont le nom n’a jamais été invoqué vainement en France, n’aurait pas été aussi cruellement blessée par le supplice de cet Arménien ; lors même que le gouvernement du Roi, qui s’est toujours considéré et se considérera toujours comme le protecteur des chrétiens dans l’Orient, pourrait oublier que c’est le christianisme qui a reçu ce sanglant outrage, l’intérêt qu’il prend à l’Empire ottoman et à son indépendance lui ferait encore voir avec une profonde douleur ce qui vient de se passer.

Cette indépendance ne peut aujourd’hui trouver une garantie efficace que dans l’appui de l’opinion européenne. Les efforts du gouvernement du Roi ont constamment tendu à lui assurer cet appui. Cette tâche lai deviendra bien plus difficile en présence d’un acte qui soulèvera dans l’Europe entière une indignation universelle.

Le gouvernement du Roi croit accomplir un devoir impérieux en faisant connaître à la Porte l’impression qu’il a reçue d’un fait malheureusement irréparable, mais qui, s’il pouvait se renouveler, serait de nature à appeler des dangers réels sur le gouvernement assez faible pour faire de telles concessions à un odieux et déplorable fanatisme.

Je donnai aux représentants du Roi à Londres, à Vienne, à Berlin et à Saint-Pétersbourg, communication de la note que je chargeais M. de Bourqueney de remettre à Constantinople ; les cabinets anglais, autrichien et prussien se joignirent, d’un pas un peu inégal, à notre démarche ; le gouvernement russe se tint à l’écart. L’affaire se serait peut-être bornée à des paroles, lorsque nous apprîmes qu’un fait semblable au supplice de l’Arménien venait de se produire à Biled-jeck, dans l’Asie Mineure ; un Grec, devenu musulman, y fut aussi puni de mort pour être revenu à son ancienne foi. Nos réclamations devinrent plus précises et plus pressantes ; le cabinet anglais unit pleinement son action à la nôtre ; dans une dépêche adressée à sir Stratford Canning[9], lord Aberdeen déclara l’intention irrévocable de son gouvernement d’obtenir de la Porte des garanties officielles contre le retour d’actes semblables ; et si sir Stratford échouait auprès des ministres turcs, il avait ordre de porter la question jusqu’au sultan lui-même. L’internonce d’Autriche essaya pendant quelques jours de ne pas s’associer formellement à des demandes si péremptoires ; le ministre de Russie parut vouloir persister dans sa réserve ; mais quand ils virent à quels points les représentants de la France et de l’Angleterre étaient décidés et intimement unis, ils animèrent aussi leur langage : La Porte serait extravagante, dit le baron de Stürmer à M. de Bourqueney, de compter sur un appui quelconque des gouvernements qui se sont prononcés d’une manière moins absolue que ceux de Paris et de Londres ; dans une pareille question, les divergences au début finissent par l’unanimité au terme ; la Porte doit accorder les garanties qu’on lui demande. Elle essaya tantôt d’ajourner sa réponse, tantôt d’en affaiblir la valeur ; dans une conférence officieuse avec les ambassadeurs de France et d’Angleterre, Rifaat-Pacha proposa une déclaration ainsi conçue : La loi ne permet nullement de changer les dispositions relatives à la punition des apostats. La Sublime-Porte prendra les mesures efficaces possibles pour que l’exécution des chrétiens qui, devenus musulmans, retourneraient au christianisme, n’ait pas lieu. Les deux ambassadeurs refusèrent péremptoirement une réponse qui consacrait la loi turque en promettant de faire ce qui se pourrait pour ne pas l’exécuter. Sir Stratford Canning demanda au sultan une audience ; la Porte céda ; le président de la justice turque, Nafiz-Pacha, qui s’était opposé à la concession, fut révoqué ; une note officielle, adressée le 21 mars 1844 aux deux ambassadeurs, porta expressément : Sa Hautesse le sultan est dans l’irrévocable résolution de maintenir les relations amicales et de resserrer les liens de parfaite sympathie qui l’unissent aux grandes puissances. La Sublime-Porte s’engage à empêcher, par des moyens effectifs, qu’à l’avenir aucun chrétien abjurant l’islamisme soit mis à mort ; et les deux ambassadeurs ne virent le sultan que pour le remercier, en recevant de sa bouche le même engagement.

Partout ainsi les habitudes turques de violence, de fanatisme, d’arbitraire et d’anarchie provoquaient immédiatement les réclamations européennes, et partout les réparations suivaient de près les offenses que les promesses et les tentatives de réformes n’avaient pu prévenir. Mais promesses, réformes et réparations n’étaient jamais que le résultat de la contrainte ou l’œuvre d’une imitation incohérente et stérile ; l’Europe civilisée pesait sur le gouvernement turc, et le gouvernement turc pliait sous la pression de l’Europe ; mais il n’y avait là aucun travail intérieur, spontané et libre de la nation turque, par conséquent aucun progrès véritable et durable. Seize ans se sont écoulés depuis cette époque ; de grands événements se sont accomplis dans l’Europe orientale : la Turquie a-t-elle fait autre chose que les subir ? S’est-elle plus réformée et développée elle-même ? A-t-elle mieux réussi à se suffire elle-même ? La Syrie a-t-elle été plus exempte d’oppression, de dévastation, de guerre civile, de pillage, de massacre ? Les mêmes désordres, les mêmes excès, les mêmes maux se sont renouvelés dans le monde musulman, avec la même impuissance de ses maîtres pour en tarir la source par leur propre force ; la même intervention européenne, diplomatique ou armée, a été de plus en plus nécessaire pour en arrêter le cours, sans être plus efficace pour en prévenir le retour. La sagesse européenne veille, comme une sentinelle, à la porte de l’Empire ottoman, pour empêcher que les diverses ambitions européennes ne précipitent violemment sa ruine, et pour l’obliger à ne pas être, tant qu’il vit, en désaccord trop choquant avec l’ordre européen. C’est là tout ce qu’elle fait et tout ce qu’elle obtient.

Tant que cet empire ne se détruit pas de lui-même et par ses propres vices, l’Europe, a raison de pratiquer envers lui cette politique de conservation patiente ; les principes du droit des gens et les intérêts de l’équilibre européen le lui conseillent également ; il y a là des problèmes que la force ambitieuse et prématurée ne saurait résoudre, et une Pologne musulmane serait, pour le monde chrétien, la source de désordres immenses en même temps qu’une brutale agression. Mais si l’Europe ne doit pas, de propos délibéré et pour se délivrer d’un voisin moribond, mettre ou laisser mettre en pièces la Turquie, elle ne doit pas non plus être dupe de fausses apparences et de fausses espérances ; elle ne réformera pas l’Empire ottoman ; elle n’en fera pas un élément régulier et vivant de l’ordre européen ; elle ne délivrera pas de leur lamentable condition six millions de chrétiens opprimés par trois millions de Turcs qui, non seulement leur font subir un joug odieux, mais qui leur ferment l’avenir auquel ils aspirent et pour lequel ils sont faits. Et quand telle ou telle portion de ces chrétiens tente courageusement de s’affranchir et de redevenir un peuple, c’est, pour l’Europe civilisée, la seule politique sensée et efficace de leur venir sérieusement en aide, et d’accomplir, par des mouvements naturels et partiels, la délivrance de ces belles contrées, l’une des deux sources de la civilisation européenne.

L’Europe entra dans cette politique quand elle accepta la résurrection de la Grèce. Français, Anglais, Allemands, Russes, les peuples civilisés et chrétiens ne purent supporter le spectacle d’une petite population chrétienne luttant héroïquement, après des siècles d’oppression, pour recouvrer dans le monde civilisé sa place et son nom. Par élan ou par calcul, de bonne ou de mauvaise grâce, l’Europe tendit la main à la Grèce. Mais à ce mouvement unanime se mêlèrent aussitôt les intérêts et les desseins les plus divers ; on ne pouvait se défendre de la grande et honnête politique ; on la fit inconséquente et incohérente. A Londres, on se résignait à la Grèce affranchie ; mais on n’en soutenait que plus fortement la Turquie ébréchée. A Pétersbourg, on se félicitait d’obtenir en Grèce un client ennemi des Turcs ; mais on n’y voulait, à aucun prix, d’un voisin indépendant et capable de devenir un rival. On permettait à la Grèce de renaître, mais à condition qu’elle serait si petite et si faible qu’elle ne pourrait grandir ni presque vivre. On aidait ce peuple à sortir de son tombeau ; mais on l’enfermait dans une prison trop étroite pour ses membres ranimés : De la frontière de ma patrie libre, me disait un jour M. Colettis, je vois, dans ma patrie encore esclave, la place où j’ai laissé le tombeau de mon père.

Je ne m’étonne point de ces incohérences et de ces contradictions ; je les reproche à peine aux cabinets de Londres et de Pétersbourg ; je sais l’empire qu’exercent sur la conduite des gouvernements la complication des situations et des intérêts, les traditions nationales et la nécessité de n’accorder, à telle ou telle question particulière, qu’une place mesurée sur son importance dans la politique générale de l’État. Mais pour être naturelle et excusable, l’erreur n’en est pas moins réelle et funeste ; ce fut un fait malhabile et malheureux que de vouer la Grèce à la langueur en lui rendant la vie, et ce fait devint la source de graves embarras et de fausses démarches pour les puissances qui énervaient ainsi l’œuvre même qu’elles accomplissaient. La France eut le bonheur de ne trouver, dans ses intérêts particuliers et sa politique générale, rien qui gênât son bon vouloir envers la Grèce ; nous applaudissions à sa résurrection, non seulement dans le présent, mais dans l’avenir et avec tout ce que l’avenir pouvait lui apporter de grandeur. Tandis qu’à Londres on acceptait l’indépendance de la Grèce comme une malencontreuse nécessité, nous n’acceptions à Paris que comme une nécessité fâcheuse les étroites limites dans lesquelles on resserrait cette indépendance. Nous ne partagions ni les rêves, ni les impatiences des Grecs ; nous étions bien résolus à observer loyalement les traités qui venaient de fonder la Grèce, et à maintenir, sur ce point, l’accord entre les trois puissances dont la protection commune était indispensable à sa vie renaissante. Mais en repoussant toute tentative d’extension contre la Turquie dans les provinces grecques qu’elle possédait encore, nous n’entendions point interdire aux Grecs les grandes espérances, et nous nous promettions de seconder, dans le petit État devenu le cœur de la nation grecque, tous les progrès intérieurs de prospérité, d’activité, de bon gouvernement, de liberté régulière, qui pouvaient préparer et légitimer ses destinées futures. Nous avions confiance dans la vertu féconde du germe, et nous voulions le cultiver d’une main amie, en attendant patiemment le fruit.

Je ne me dissimulais pas les difficultés de cette politique, la rigueur des conseils que nous aurions à donner aux Grecs, l’importance des ménagements que nous aurions à garder avec les cabinets européens. Quelque identique et fixe que soit, pour des alliés, le point de départ, on n’y demeure pas immobile ; les événements surviennent, les situations se développent ; il faut agir, il faut marcher ; et quand on diffère sur les perspectives, quelque lointaines qu’elles soient, il n’y a pas moyen de rester toujours unis dans la route. Mais, en dépit de ces embarras, la politique de la France en Grèce avait cet immense avantage qu’elle était parfaitement exempte de réticence et d’inconséquence, sympathique en même temps que prudente, et favorable à l’avenir sans compromettre le présent. Elle me plaisait à ce double titre ; j’aime les grands buts poursuivis par les moyens sensés.

J’avais auprès de moi les deux hommes les plus propres à bien comprendre et à bien servir cette politique, M. Colettis et M. Piscatory, un glorieux chef de Pallicares et un philhellène éprouvé ; tous deux passionnément dévoués à la cause grecque, tous deux en possession de la confiance du peuple grec, et tous deux d’un esprit et d’un cœur assez fermes pour ne pas se livrer aveuglément à leurs propres désirs, et pour résister en Grèce aux tentatives chimériques comme aux habitudes désordonnées de l’insurrection et de la guerre. M. Colettis était depuis sept ans ministre de Grèce à Paris ; il y vivait modestement, soutenant avec dignité, sans bruit ni agitation inutile, les intérêts de son pays, et observant avec une curiosité patriotique, sur le grand théâtre de la France, le travail de l’établissement d’un gouvernement libre et les complications de la politique européenne. Sa petite maison touchait à la mienne ; il venait me voir souvent, soit que je fusse ou non dans les affaires, et nous causions dans une libre intimité. J’étais frappé du progrès, je pourrais dire de la transformation qui s’opérait en lui sous l’influence du spectacle auquel il assistait : l’audacieux conspirateur de l’Épire, le rusé médecin du sanguinaire Ali, pacha de Tébelen, le chef aventureux d’insurgés héroïques mais à demi barbares, devenait, pour ainsi dire à vue d’œil, un politique sagace et judicieux, habile à comprendre les conditions du pouvoir régulier comme de la liberté civilisée, et de jour en jour plus capable de gouverner, en homme d’État, ce peuple encore épars et sans frein avec lequel il était naguère lui-même plongé dans les sociétés secrètes, les insurrections incessantes et les rivalités anarchiques.

Revenu depuis dix-huit mois de la mission dont, en 1841, je l’avais chargé en Grèce, M. Piscatory s’y était conduit avec un rare et prudent savoir-faire ; il avait repris là, sans étalage, sa position d’ancien champion de l’indépendance grecque ; il avait renoué, sans s’y asservir, ses relations avec quelques-uns des principaux chefs de la lutte ; il m’avait rapporté des notions précises et une expérience toute formée. Je demandai au Roi de le nommer ministre en Grèce : Me promettez-vous, me dit le Roi, qu’il ne fera pas là sa cour à l’opposition et point de coups de tête ?Oui, sire ; j’y compte et j’y veillerai ; malgré nos dissentiments de 1840, il a pour moi une vraie amitié, et il est vraiment capable, loyal, plein de ressources et de résolution ; personne ne peut être, en Grèce, aussi efficace que lui. Le Roi consentit, et le 10 juin 1843, M. Piscatory partit comme ministre de France à Athènes, pendant que M. Colettis restait ministre de Grèce à Paris.

Mes instructions à M. Piscatory étaient courtes et claires : elles lui prescrivaient de soutenir le gouvernement du roi Othon en le pressant d’accomplir les réformes administratives hautement réclamées par les puissances protectrices elles-mêmes comme par la Grèce, et de ne rien négliger pour vivre et agir en harmonie avec ses collègues, les représentants de l’Europe à Athènes, spécialement avec sir Edmond Lyons, ministre d’Angleterre. La France, lui disais-je, n’a qu’une seule chose à demander à la Grèce, en retour de tout ce qu’elle a fait pour elle. Que la Grèce sache développer les ressources infinies renfermées dans son sein ; que par une administration habile, prudente, active, elle s’élève peu à peu, sans secousse, sans encourir de dangereux hasards, au degré de prospérité et de force nécessaire pour occuper dans le monde la place à laquelle la destine le mouvement naturel de la politique ; nous serons pleinement satisfaits ; la combinaison que nous nous étions proposée en favorisant l’affranchissement des Hellènes sera réalisée, et, heureux d’avoir atteint notre but, nous ne penserons certes pas à réclamer du roi Othon un autre témoignage de reconnaissance.

J’ajoutais, dans une lettre intime : Persistez à maintenir le concert avec vos collègues, à beaucoup faire, et même sacrifier, pour le maintenir. C’est le seul moyen d’action efficace. Je m’en fie à vous pour soigner votre position particulière et votre popularité personnelle. Vous aimez la popularité, par les bonnes raisons et pour le bon emploi ; mais enfin vous l’aimez ; vous ne pécherez pas pour l’oublier. J’appuie donc dans l’autre sens. Je ne sais pas jusqu’où nous mènerons le concert, mais il faut le mener aussi loin que nous le pourrons ; par le concert et pendant sa durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.

De Londres, et sans que nous nous fussions concertés, lord Aberdeen adressait à sir Edmond Lyons des recommandations analogues. Il l’informait qu’on le trouvait trop dur envers le roi Othon, trop dominateur avec les diplomates ses collègues ; que de Vienne et de Berlin, on avait formellement demandé son rappel, et qu’à Paris et à Pétersbourg on avait donné à entendre qu’on en serait fort aise. Il lui promettait de le soutenir contre ces attaques ; mais il lui prescrivait de témoigner au roi Othon plus d’égards, de ne point se faire en Grèce homme de parti, et de ne pas vivre avec ses collègues dans un état de rivalité et de lutte.

M. Piscatory exécuta fidèlement et habilement mes instructions ; il ne rechercha, pas plus auprès des Grecs que du roi Othon, aucune occasion, aucune marque de faveur ou d’influence particulière ; il mit tous ses soins à calmer les craintes ou les jalousies de ses collègues, et à entrer avec eux, surtout avec sir Edmond Lyons, dans des rapports confiants et intimes : Ils vivent, m’écrivait-il, M. Catacazy et lui, dans une parfaite intelligence ; je me suis efforcé de prouver que je n’avais pas la moindre envie de la troubler ; ce ne serait bon à rien, et tout de suite suspect. Je suis très bien à côté d’eux, et je crois voir le moment où je serai au milieu d’eux. En attendant, je me fais petit ; j’ai même un peu brusqué nos amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma nature ; je me contrarie sur tout, et je fais d’énormes sacrifices à mes collègues qui n’en font aucun ; ils vont leur chemin, celui de leur humeur ou celui de leur gouvernement. Ne croyez pas que je sois las du mauvais quart d’heure qu’en toutes choses il faut savoir passer ; j’enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu’au bout. Ne parlons donc pas de ma popularité puisque vous ne vous en inquiétez pas ; je ne fais que ce qu’il faut pour la conserver, et peut-être un jour vous serez bien aise de la trouver[10].

Sur un point, et sur un point très important, il était particulièrement difficile à M. Piscatory d’être en harmonie avec ses collègues en s’en distinguant, et de rester en sympathie avec les Grecs en combattant leur penchant. L’impopularité du roi Othon était grande, aussi grande dans le corps diplomatique d’Athènes que dans le peuple. Sir Edmond Lyons disait tout haut, et avec colère, qu’il n’y avait pas moyen de marcher avec lui ; M. Catacazy en convenait avec une froide réserve et comme indifférent au résultat. Devant cette attitude et ce langage des diplomates, les Grecs donnaient un libre cours à leurs sentiments ; ce n’était pas de mauvais desseins, ni de mépris de la justice, ni de manque de foi, ni d’actes violents qu’ils accusaient le roi Othon ; ils se plaignaient de son inertie, de sa manie d’attirer et de retenir à lui toutes les questions, toutes les affaires, sans jamais les vider, de son goût stérile pour le pouvoir absolu, de son opposition sourde et muette à tout mouvement indépendant, à toute réforme efficace : Le pays est parfaitement calme, m’écrivait M. Piscatory, mais il a la conviction profonde que le roi ne peut être toujours là pour l’empêcher d’avancer...... Les longs efforts qu’a faits et que fait tous les jours ce prince pour tout conduire, tout décider, pour lutter contre une situation qu’il ne comprend pas, l’ont mené à ce point qu’il ne peut plus s’y retrouver lui-même. Grecs ou étrangers, tout le monde dit :C’est impossible. — Et le remède qu’on imagine, dont on discute la chance, que les uns demandent à la conférence de Londres, les autres à une assemblée nationale, c’est une constitution. — Oui, dit sir Edmond Lyons, le roi, c’est impossible ; une constitution, et la plus libérale est la meilleure. — M. Catacazy déplore la folie du roi, et déclare qu’une constitution est le remède. Moi, je dis : la question du roi ne peut être posée, il y est, il faut qu’il y reste. Oui, il est nécessaire de réformer de façon à donner des garanties au pays ; mais plus que cela, c’est une révolution, et ce n’est pas le métier des gouvernements de les protéger.

M. Piscatory, en tenant ce langage, comprenait et pratiquait très bien notre politique, et je m’empressai de l’y confirmer : Combattez en toute occasion ce sentiment et ce propos, c’est impossible, que vous me dites si général. C’est la pente de notre temps de dire vite : c’est impossible, et de le dire de ce qui est nécessaire. Nous nous croyons plus puissants que nous ne sommes pour faire ce qui nous plaît, et nous ne savons pas accepter assez de ce qui nous déplaît. Il y a des maux inévitables, incurables, des maux avec lesquels il faut vivre, car on mourrait du coup qui les extirperait. Je crois tout ce que vous me dites du mal dont vous me parlez, et pourtant je persiste. Non certes, pour qu’on ne lutte pas contre le mal ; il faut lutter et sans relâche ; mais, vous le savez comme moi, on lutte tout autrement selon qu’au fond on accepte ou l’on répudie. Maintenez fortement dans l’esprit des Grecs la nécessité d’accepter ce qui est, et aidez-les dans la lutte.

Presque au même moment où j’adressais à M. Piscatory ces instructions, j’eus occasion d’en expliquer à notre tribune le caractère et les motifs. Les Chambres discutaient un projet de loi relatif au payement du semestre de l’emprunt grec et aux obligations financières de la France envers la Grèce : On ne se rend pas bien compte, dis-je à la Chambre des pairs[11], de l’intérêt véritable de la France en Grèce : il est plus simple et plus élevé qu’on ne le fait. La France n’a qu’un intérêt en Grèce : c’est que l’État grec dure, s’affermisse et prospère. En poursuivant cet intérêt, nous faisons de la politique française. Ce n’est pas ici une politique de désintéressement, de détachement ; c’est une politique bonne et sage, un peu grande seulement, et cela fait son honneur en même temps que son utilité. Pour le succès de cette politique, pour obtenir la durée et l’affermissement de la Grèce, qu’est-ce que l’expérience nous a appris ? Que nous rencontrions sur notre chemin trois obstacles : l’un, la rivalité des partis, des factions, des coteries intérieures grecques ; l’autre, la rivalité des influences étrangères en Grèce ; le troisième, l’imperfection, l’inertie et le désordre de l’administration grecque. Voilà les trois obstacles que nous avons toujours vus s’opposer à l’affermissement et au développement de l’État grec. Comment les surmonter, sinon par une action collective ? Comment supprimer la lutte des influences étrangères à Athènes, sinon par le concert ? Et, quant à l’inertie, au désordre de l’administration grecque, cette administration se défend dans ses vices en opposant une puissance à une puissance, une influence à une influence. Pour surmonter ce mal, l’action collective, le concert de tous est évidemment le seul moyen efficace. Ce n’est donc pas une fantaisie, un esprit de système qui nous a conduits là ; c’est l’expérience des faits, la pure nécessité. Le concert, l’action collective en Grèce est, pour nous, le moyen de faire réussir la bonne politique, la politique française. Si, pour atteindre ce but, l’action isolée nous paraissait meilleure que l’action concertée, nous prendrions l’action isolée ; nous n’avons pas plus la manie du concert que celle de l’isolement ; le concert, l’isolement, ce sont là des moyens qu’on emploie tour à tour, selon que la situation le commande. L’expérience nous a montré ici que l’action collective, la politique du concert était la seule qui pût surmonter les obstacles intérieurs et extérieurs, diplomatiques et nationaux, qui s’opposaient à la durée, à l’affermissement, au développement pacifique et régulier de l’État grec, ce qui est la politique française. Nous avons donc adopté nettement l’action collective, la politique du concert, sans nous laisser effrayer ni arrêter par les mots, par les apparences. Ce que nous voulons, c’est le succès ; ce que nous regardons, c’est le fond des choses ; il n’y a pas d’autre moyen d’atteindre le but.

Pendant que je tenais à Paris ce langage, l’état des esprits en Grèce et l’imminence d’une crise frappaient les hommes qu’on devait croire les moins disposés à l’accueillir ; le représentant à Athènes du cabinet qui s’était le plus inquiété de la résurrection de la Grèce, le ministre d’Autriche, M. de Prokesch, écrivait à l’un de ses amis en France : Il est impossible de vivre avec cette race si intelligente et si patiente sans être convaincu qu’elle a aussi bien un avenir qu’un passé. Vous ne pouvez vous imaginer le succès ici du dernier discours de M. Guizot à la Chambre des pairs ; celui de la Chambre des députés ne pouvait laisser de doute sur le bon vouloir ; le second a convaincu que ce bon vouloir était intelligent. On attend tout ici de la conférence de Londres. On attendra tant qu’on conservera la moindre espérance. Ce pays tremble de mettre la main à ses propres affaires. Cependant, le devoir du citoyen commence à se témoigner, et il vient d’y avoir au conseil d’État deux discussions très sérieuses, très indépendantes. Le roi est toujours ce que vous savez. Pour ma part, je ne crois pas au très grand danger du pays se mêlant de ses affaires ; je le redoute moins que le pays ne le redoute lui-même, et je ne sais à la situation qu’une solution constitutionnelle. Mais cela ne se fait pas de main d’homme ; il faut que le sentiment public, qui est l’expression de la Providence dans les affaires des peuples, agisse. Jusque-là, il faut croire à la possibilité de ce qui est, et travailler à sa durée en le réglant, en le contraignant, en le dirigeant. C’est difficile ; c’est peut-être impossible. Peu importe ; c’est la seule conduite honorable, c’est la seule qu’il faille tenir.

Le même jour où, dans ma correspondance particulière, je donnais confidentiellement à M. Piscatory connaissance de cette lettre, le 16 septembre 1843, il m’annonçait la révolution constitutionnelle accomplie la veille, 15 septembre, à Athènes : A une heure du matin, la générale, le tocsin, quelques coups de fusil, les cris de Vive la Constitution ! ont éveillé la population d’Athènes. Bientôt les troupes ont été sur pied, ayant en tête à peu près tous leurs officiers. La batterie d’artillerie a quitté son parc. Il était évident que ce n’était pas sur les ordres du gouvernement que cette prise d’armes avait lieu. Le mouvement était unanime, et l’émeute, à la fois militaire et civile, est arrivée devant le palais sans rencontrer aucune résistance. Les troupes, marchant en ordre sous le commandement de leurs chefs, se sont rangées en bataille entre le palais et la population. Les cris de Vive la Constitution ! se sont fait entendre avec une nouvelle force. Le roi a tenté de haranguer les soldats, de rappeler les officiers à leur devoir, de protester devant le peuple de son dévouement au pays. On a refusé de l’entendre. Sa voix était couverte par les cris de Vive la Constitution ! Deux de ses aides de camp, qui ont essayé de faire respecter l’autorité militaire, ont été forcés de se réfugier dans le palais.

La première démarche des représentants des trois cours a été de se rendre chez M. Rizo[12]. Ils le trouvèrent seul, parfaitement résigné, et ses premières paroles ont été que le mouvement étant général et inévitable, ni lui, ni les autres ministres du roi ne pouvaient rien y opposer, qu’il n’avait pas vu d’ailleurs ses collègues et qu’il les croyait dans l’impossibilité de se réunir en conseil.

Au point du jour, nous nous rendîmes sur la place du palais qui était déjà cerné par le peuple et les troupes. Dans l’impossibilité d’arriver jusqu’au roi, nous appelâmes le commandant supérieur de la garnison pour lui déclarer que nous le rendions personnellement responsable de l’inviolabilité du palais et de la personne du roi :J’en réponds sur ma tête, répondit le colonel Kalergis.

Les autres membres du corps diplomatique informés s’étaient réunis à nous chez M. le ministre de Russie. Quoique avertis que nous ne serions pas reçus au palais, mais convaincus qu’il était de notre devoir de témoigner qu’en de telles circonstances notre place était auprès du roi, nous nous sommes présentés à la porte qui nous a été refusée. La consigne était absolue. Le conseil d’État était assemblé et soumettait au roi des propositions que Sa Majesté devait accepter dans le délai d’une heure.

Le corps diplomatique, après avoir protesté contre le refus de l’introduire, sûr que la personne du roi serait respectée, et jugeant que sa présence ne pouvait qu’exciter la foule toujours croissante, s’est retiré. Réuni dans le voisinage du palais, il envoyait sans cesse demander si les portes lui en seraient bientôt ouvertes. On lui faisait répondre qu’il serait admis aussitôt que Sa Majesté aurait accepté les propositions du conseil d’État, que nous joignons ici avec les signatures qui y sont apposées et qui sont celles de tous les membres présents à la réunion.

Bientôt le commandant des troupes a fait dire aux représentants des puissances étrangères que les portes du palais leur étaient ouvertes. Ils se sont empressés de se rendre auprès du roi, à qui ils ont fait connaître les démarches réitérées qu’ils avaient faites pour arriver jusqu’à lui. Sa Majesté leur a fait l’honneur de leur dire qu’elle avait écrit pour les convoquer, désirant prendre leur avis dans une position si difficile. Elle a bien voulu rendre compte de tous les événements de la nuit et de la matinée, ajoutant qu’elle était informée que les constitutionnels s’étaient emparés de Nauplie, de Missolonghi et de Chalcis. Le roi a ajouté avec une vive émotion :J’ai fait l’abandon de toutes mes prérogatives ; je ne suis plus roi, et quand on m’a imposé des ministres, une assemblée nationale, une constitution, quand l’armée a cessé de m’obéir, j’ai dû me demander si je devais conserver la couronne ou abdiquer. Comme homme, ce dernier parti était celui qui me convenait ; comme roi, j’ai songé à l’anarchie qu’entraînerait inévitablement mon abdication ; je me suis soumis aux événements. Mais les nouveaux ministres que le conseil d’État m’a donnés prétendent qu’ils ne peuvent répondre de la tranquillité et faire retirer les troupes et la population, dont vous entendez les cris, si je ne signe une proclamation où je remercierai la nation de sa sagesse, l’armée de l’ordre qu’elle a maintenu, et une ordonnance qui décide qu’une médaille sera donnée à tous ceux qui ont pris part au mouvement. C’est là un abaissement auquel je ne peux me soumettre. Qu’en pensez-vous, messieurs ?

Nous avons prié le roi de nous permettre, quoique nous comprissions les sentiments qu’il venait d’exprimer, de ne lui donner notre avis qu’après avoir vu les nouveaux ministres qui attendaient sa réponse, et après avoir connu toutes les exigences de la situation.

Nous avons représenté aux ministres le danger d’abaisser la royauté, le devoir qu’ils avaient contracté de tout tenter pour arrêter un mal déjà si complet. Ils ont répondu qu’il était hors de leur pouvoir de ramener le calme sans satisfaire à la double exigence du peuple et de l’armée.

Revenus près du roi, comprenant les sentiments douloureux qu’il ne cessait d’exprimer, nous lui avons demandé ce dernier sacrifice, au nom du sentiment qui lui avait conseillé des résolutions plus importantes. Le roi a cédé, et se présentant entouré des ministres sur le balcon où nous avons cru devoir l’accompagner, il a été accueilli par les cris de Vive le Roi ! Vive la Constitution !

Les ministres ont prêté serment entre les mains de Sa Majesté pendant que nous étions auprès de la reine, et, descendant sur la place du palais, ils ont informé des dernières concessions du roi le peuple et les troupes qui se sont retirés à l’instant.

Dans cette triste journée, deux gendarmes ont été tués, et un jeune homme grièvement maltraité par le peuple.

Le corps diplomatique est resté avec le roi jusqu’à trois heures, et n’a quitté le palais qu’après s’être assuré que, pour le moment du moins, la tranquillité la plus complète était rétablie.

Devant, sur l’invitation du roi, retourner au château le soir, nous aurons l’honneur de rendre compte des faits nouveaux à Vos Excellences. Elles voudront bien comprendre que nous devons nous borner à un récit de ces déplorables événements. Il faut plus de liberté d’esprit que nous n’en avons et un sérieux examen pour apprécier le point de départ de cette révolution et en prévoir les conséquences. Tout ce que nous devons dire pour donner une idée juste et générale de l’événement, c’est que l’opinion publique, soit qu’elle ait été spontanée ou excitée, a été unanime ; et tout prouve que ce qui vient de se passer à Athènes s’accomplit en ce moment dans les provinces. Sans croire à une catastrophe si prompte, nous ne l’avions que trop prévue.

Ce rapport, adressé à la conférence de Londres, était signé par les trois ministres des puissances protectrices de la Grèce, par M. Catacazy aussi bien que par MM. Piscatory et Lyons, qui attestaient ainsi les faits et avaient donné en commun au roi Othon les conseils qu’il contenait.

Dès que ce document me fut parvenu, ainsi que les lettres de M. Piscatory qui confirmait les faits en les commentant selon ses propres impressions, je fis appeler M. Colettis, et après lui avoir donné à lire toutes les dépêches : Qu’en dites-vous ? lui demandai-je ; est-ce là un mouvement spontané, naturel, national, purement grec ? Est-ce le résultat plus ou moins factice d’un travail étranger ?

COLETTIS. — Ce n’est pas un mouvement purement spontané et national. C’est une affaire russe. La Russie n’a jamais désiré qu’une chose, réduire la Grèce à l’état de la Valachie et de la Moldavie, une principauté et un prince grec, semi-russe. J’ai vu commencer ce travail en 1827. Il n’a pas cessé un moment depuis. La société de philorthodoxie en est l’instrument. La Russie ne veut pas que le royaume grec dure, ni le roi Othon, ni aucun autre.

MOI. — Je répugne à croire que la Russie ait voulu, préparé, fomenté ce qui vient de se passer. L’empereur Nicolas n’est point hardi, point entreprenant ; il ne va pas au-devant des événements, il ne les provoque pas ; quand ils viennent, il faut bien qu’il les prenne, et alors il cherche à les exploiter selon la politique de son pays ; mais au fond, il les craint plutôt qu’il ne les désire ; toute sa vie, toute sa conduite en Orient l’a montré tel. Sans parler donc de toutes les apparences qui indiquent, en ceci, un mouvement national, le caractère de l’empereur Nicolas est ma principale objection à votre idée. Quelles preuves avez-vous ?

COLETTIS. — J’en ai. Je ne puis pas dire tout ce que je sais, même à vous ; il y a des paroles d’honneur données. Mais je suis sûr de mon fait.

MOI. — C’est grave. Du reste, cela n’influe en rien, quant à présent du moins, sur notre conduite ; nous ferons ce que nous faisions : nous nous efforcerons de maintenir ce qui est, le roi Othon avec la constitution. Travailler à avoir en Grèce la meilleure assemblée nationale, puis à lui faire faire la meilleure constitution possible, voilà ce que nous conseillerons au roi Othon et à son pays, et à quoi nous emploierons, auprès de l’un et de l’autre, tout ce que nous pourrons avoir d’influence. Pour la Grèce, c’est ce qu’il y a de mieux ; pour nous, c’est notre rôle. Et vous, allez-vous partir ?

COLETTIS. — Oui ; dans quelques jours.

MOI. — Et qu’allez-vous faire ?

COLETTIS. — Rien. Observer. Je regarde le roi Othon comme perdu. L’assemblée nationale sera nappiste[13]. Je n’ai pas à me mêler de cela. Ce qu’on pourra faire contre le roi Othon ne me regarde pas. Quand je verrai commencer quelque chose contre le pays, quelque chose qui menace sa sûreté et son indépendance, alors je tomberai sur eux avec mes Pallicares, et je leur donnerai une bonne leçon.

MOI. — Pensez bien à une chose : l’union entre l’Angleterre et nous est rétablie. Ceci peut la resserrer encore. J’espère que, dans vos affaires, l’Angleterre marchera tout à fait avec nous. C’est capital.

COLETTIS. — Certainement. Il y a eu bien à dire sur l’Angleterre ; soit qu’elle nous voulût du mal, soit qu’elle fût trompée, elle a souvent bien mal agi pour nous ; elle a poussé à ce qui devait nous perdre. Maintenant, si elle marche avec vous, ce sera très bon. Je m’en rapporte à vous. C’est à vous à faire cela.

J’informai aussitôt M. Piscatory de cet entretien. Voilà Colettis, lui dis-je ; voilà l’ancien chef de parti, pénétrant, prévoyant, hardi, dévoué, mais exclusif, passionnément méfiant, ne voyant que sociétés secrètes et conspirations, se tenant aux aguets et conspirant lui-même jusqu’au jour où il guerroiera. Il se peut que ce jour arrive. Il se peut que ce qu’il y a de vrai dans ce que pense Colettis devienne un jour la situation et fasse les événements. Mais, aujourd’hui et pour nous, là ne sont pas la vérité et la règle de notre conduite. Il nous faut une politique plus large, plus publique, qui réponde mieux à l’ensemble des choses en Europe, et qui suive pas à pas le grand chemin de ces choses-là, au lieu de tendre, par un sentier étroit et caché, vers un but éloigné et incertain. Voici les deux idées qui surnagent dans mon esprit et qui doivent vous diriger, car elles me dirigeront tant que les faits et les informations ne les auront pas changées.

Je ne crois pas que ce qui vient d’arriver ait été voulu, cherché, préparé par l’empereur Nicolas et ses agents. Je vous répète ce que j’ai dit à Colettis ; l’empereur Nicolas n’aime pas les affaires ; mais qu’il ait ou non fait lui-même celle-ci, il y verra et y cherchera des chances pour la politique russe qui est bien, au fond, ce que dit Colettis ; il n’acceptera point, il ne soutiendra point la monarchie constitutionnelle grecque. Au lieu donc de l’avoir pour allié malveillant, ce qu’il était, nous l’aurons pour adversaire caché.

Je ne suis cependant pas convaincu qu’il soit impossible de faire réussir et durer ce qui existe aujourd’hui, le roi Othon et la constitution. Nous n’avons pas réussi à persuader assez le roi Othon ou à peser assez sur lui pour qu’il s’adaptât de lui-même au pays. Le pays, aujourd’hui vainqueur, sera-t-il assez intelligent, assez sensé pour s’adapter au roi, assez du moins pour ne pas le briser ? La question est là. Nous avons fait une triste épreuve de la raison du roi Othon et de notre influence sur lui. Nous allons faire celle de la raison de la Grèce et de notre influence sur elle. Je n’en désespère pas ; je ne veux pas en désespérer. Tenez pour certain que le succès est bien nécessaire, car le péril sera immense si nous ne réussissons pas mieux dans cette épreuve-ci que dans l’autre. Personne ne peut se promettre de mettre l’Europe d’accord sur le choix d’un nouveau roi grec, ou de la mettre d’accord d’une façon qui nous convienne à nous. Et si l’Europe ne se met pas d’accord, la Grèce pourra bien périr dans le dissentiment européen. Il faut que la Grèce sache bien cela, mon cher ami ; répétez-le et persuadez-le autour de vous ; parlez au pays comme vous parliez naguère au roi. Nous aurons l’Angleterre loyalement, intimement avec nous. Je suis porté à croire que l’Autriche nous aidera. J’espère faire comprendre à Berlin le péril du roi Othon. J’admets parfaitement avec vous que, la Grèce fût-elle aussi intelligente, aussi sensée, aussi modérée que nous le lui demanderons, ce roi serait toujours un énorme embarras à son propre salut. L’obstacle est-il insurmontable ? Peut-être ; mais nous devons agir comme s’il ne l’était pas. Peut-être réussirons-nous. Et si nous ne réussissons pas, si le roi Othon doit tomber, pour que nous ayons, après sa chute, l’autorité dont nous aurons grand besoin, il faut que nous nous soyons épuisés à la prévenir.

Quand je dis épuisés, vous entendez bien que je ne vous demande pas de consumer dans cette tentative votre capital de bonne position et de crédit en Grèce. Gardez-le bien, au contraire, et accroissez-le. Soyez toujours très grec, en intime sympathie avec l’esprit national. On m’assure qu’au fond et à prendre non pas telle ou telle personne mais l’ensemble, cet esprit-là domine dans tous les partis grecs, et qu’on peut, au nom de la nationalité grecque, de l’intérêt grec, agir sur les nappistes comme sur nos amis, à commencer par M. Metaxa. Je m’en rapporte à vous de ce soin.

Mes instructions officielles, délibérées et acceptées au conseil du Roi, furent l’expression de cette politique. J’insistai spécialement sur la nécessité, pour le roi Othon, de marcher sans arrière-pensée dans les voies où il venait d’entrer : Depuis longtemps, disais-je à M. Piscatory, nous avons prévu, en le déplorant d’avance, ce qui vient d’arriver en Grèce. Nous avons donné au roi Othon les seuls conseils propres, selon nous, à le prévenir. Maintenant que les faits sont accomplis et qu’ils ont été acceptés par le roi lui-même, qui n’a trouvé nulle part, ni dans son pays, ni dans sa cour, aucun point d’appui pour y résister, il ne reste plus qu’à les contenir dans de justes limites et à en bien diriger les conséquences. Le roi Othon sera peut-être tenté, et même parmi les hommes qui ne l’ont point soutenu au moment du péril, il s’en trouvera probablement qui lui conseilleront de tenir une conduite différente, de travailler à retirer ce qu’il a promis, à détruire ce qu’il a accepté, à faire échouer sous main le nouvel ordre de choses dans lequel il s’est officiellement placé. Une telle conduite, nous en sommes profondément convaincus, serait aussi peu prudente que peu honorable. C’est quelquefois le devoir des rois de se refuser aux concessions qui leur sont demandées ; mais quand ils les ont accueillies, c’est leur devoir aussi d’agir loyalement envers leurs peuples. La fidélité aux engagements, le respect de la parole donnée est un exemple salutaire qui doit toujours descendre du haut du trône ; et qui sert tôt ou tard les grands et vrais intérêts de la royauté. Le roi Othon vous a dit lui-même qu’il avait délibéré sur la question de savoir s’il consentirait à ce qu’on demandait de lui ou s’il abdiquerait, et que la prévoyance de l’anarchie qui suivrait son refus et des périls où tomberait la Grèce l’avait seule déterminé à ne point abdiquer. Nous pensons qu’il a sagement agi, et que, dans la situation nouvelle où il s’est placé, il peut rendre à la Grèce d’immenses services et porter très dignement la couronne. Il aura, à coup sûr, bien des moyens d’exercer sur la constitution future de l’État, qu’il doit régler de concert avec l’assemblée nationale, une légitime influence : qu’il emploie ces moyens sans hésitation comme sans arrière-pensée ; qu’il s’applique, soit par lui-même, soit par ses conseillers, à faire prévaloir dans ce grand travail les idées monarchiques et les conditions nécessaires d’un gouvernement régulier. Il rencontrera sans doute de grandes difficultés ; il essuiera encore de tristes mécomptes ; mais la stabilité du trône et la force du gouvernement sont trop évidemment le premier intérêt de la Grèce pour que ce peuple si intelligent ne le comprenne pas lui-même, et ne se prête pas à entourer la royauté de la dignité, de l’autorité et des moyens d’action que, sous le régime constitutionnel, de grands exemples le prouvent avec éclat, elle peut fort bien posséder.

Je ne me trompais pas en comptant sur le ferme concours du cabinet anglais à cette politique. Lord Aberdeen porta, sur ce qui venait de se passer en Grèce, le même jugement que nous, et donna à sir Edmond Lyons les mêmes instructions. Sir Robert Peel trouva même, dans la première rédaction que lui en communiqua lord Aberdeen, quelques mots trop indulgents pour le mouvement révolutionnaire grec dont le caractère militaire le choquait particulièrement. Lord Aberdeen modifia volontiers sa phrase, mais en maintenant le fond de sa pensée : Jamais, dit-il, je n’ai été ami des révolutions, et peut-être faudrait-il toujours souhaiter qu’elles n’arrivassent point ; mais je ne sais point de changement plus impérieusement provoqué, plus complètement justifié ni plus sagement accompli que celui qui vient d’avoir lieu en Grèce. L’armée y a pris, il est vrai, la principale part ; mais le peuple n’y était point opposé ou indifférent, comme cela est souvent arrivé ; toute la nation, au contraire, paraît avoir été unanime. Cela ôte à l’événement le caractère d’une révolte militaire, et certes rien n’est arrivé là qui ne fût depuis longtemps prévu.

A Vienne, comme le prouvaient l’attitude et le langage de M. de Prokesch, la prévoyance avait été la même qu’à Paris et à Londres ; mais c’était la politique du prince de Metternich de regarder toutes les révolutions comme des fautes et des maux, même quand il les trouvait naturelles et inévitables ; il ne reconnaissait jamais leur droit, et les condamnait tout en les acceptant. Il redoutait vivement, d’ailleurs, la contagion du mouvement révolutionnaire grec dans l’Europe méridionale, surtout en Italie, et il témoigna au comte de Flahault son inquiétude : J’ai cru devoir dire, m’écrivit M. de Flahault[14], qu’il me paraissait très désirable que tous les gouvernements missent leurs soins à prévenir de tels événements, que tout le monde s’attendait à la révolution qui venait d’éclater à Athènes, qu’elle était la conséquence de la mauvaise administration et du gouvernement malhabile du roi Othon. Quant à l’Italie, il était à craindre que les mêmes causes n’y produisissent les mêmes effets ; il serait bien à désirer que, par de bonnes mesures administratives et de sages réformes, on contentât les hommes de bien ; dans l’État romain, par exemple, l’introduction de quelques séculiers dans l’administration produirait le meilleur effet ; mais le gouvernement pontifical s’y était toujours opposé. — A qui le dites-vous ? s’est écrié le prince ; n’ai-je pas, moi, envoyé au pape, non pas une constitution, à peine un projet de réforme, enfin c’était, comme vous le pensez bien, la chose la plus innocente du monde ; mais, cela aurait pu produire quelques bons effets. Le saint-père l’a considéré avec bonté et n’y avait pas d’éloignement ; mais, l’ayant soumis à ses cardinaux, ceux-ci lui ont répondu : Laissez cela, et rendez-le au jacobin qui vous l’a envoyé.

M. de Metternich était d’ailleurs bien décidé à ne pas entrer en lutte avec la France et l’Angleterre quand il les trouvait franchement unies. Sans donner à M. de Prokesch des instructions semblables aux nôtres, il lui prescrivit de ne pas combattre notre action et de la seconder plutôt, sans le dire tout haut et sans y engager sa responsabilité.

L’empereur Nicolas fit plus de fracas, sans beaucoup plus d’effet. Dès qu’il apprit les événements d’Athènes, il éclata avec colère ; il ordonna la destitution immédiate de M. Catacazy : Il est, non pas rappelé,  dit à Berlin le ministre de Russie, le baron de Meyendorff, au comte Bresson ; il est destitué. — Je chasse de mon service un pareil traître, disait à Pétersbourg l’empereur lui-même ; il mériterait d’être fusillé. Comment se peut-il que mon ministre ait conseillé au roi Othon de signer son déshonneur ? Que la Grèce fasse maintenant ce qu’elle voudra, je ne veux plus m’en mêler. Que les puissances s’arrangent comme elles l’entendront. Quant au roi Othon, il a cédé à la contrainte, mais il a juré ; un souverain doit tenir sa parole. A sa place, j’aurais abdiqué ou je me serais fait massacrer. Qu’ai-je à faire avec la constitution de Grèce ? Je ne me connais point en constitutions. J’en laisse la joie à d’autres. —

Le comte de Nesselrode atténuait, en les expliquant, l’acte et le langage de l’empereur : Ce que nous voulons surtout, dit-il au baron d’André, notre chargé d’affaires à Saint-Pétersbourg, c’est démontrer que nous désapprouvons la révolution de la Grèce, et qu’il ne peut convenir à l’empereur de s’associer à l’établissement d’une constitution dans ce pays. Plus tard, si tout n’est pas renversé, si des garanties suffisantes sont laissées au pouvoir monarchique, nous verrons ce que nous aurons à faire. A Paris, M. de Kisséleff, en me communiquant les dépêches de M. de Nesselrode, les commentait avec autant de modération que le vice-chancelier en apportait dans ses commentaires sur les paroles de son maître. Rentré en Russie, M. Catacazy ne fut point maltraité. Son secrétaire, M. Persiani, resta à Athènes comme chargé d’affaires. A Londres, la conférence des trois puissances protectrices de la Grèce continua de se réunir, et le baron de Brünnow d’y siéger, déclarant, en toute occasion, qu’il restait complètement étranger aux questions politiques soulevées par les événements de Grèce, et qu’il ne prenait part à la conférence qu’à raison des questions financières auxquelles donnait lieu la garantie accordée en 1833 par les trois puissances à l’emprunt grec.

Toutes ces réserves, toutes ces réticences ne m’abusaient point sur la vive préoccupation du cabinet russe au sujet des affaires grecques, et sur l’influence cachée qu’il ne cessait d’y rechercher et d’y exercer. Pas plus que lord Aberdeen, je ne croyais que, de Pétersbourg, on eût prémédité et préparé la révolution constitutionnelle d’Athènes ; pourtant les clients avoués de la Russie avaient été parmi les plus ardents à fomenter le mécontentement grec, et les premiers engagés dans son explosion ; le chef militaire de l’insurrection du 15 septembre, le colonel Kalergis, passait pour bien voisin du parti russe, et le premier ministre du nouveau cabinet qu’elle avait imposé au roi Othon, M. Metaxa, en était le chef reconnu. A part même ces questions de personnes, voici une observation, écrivis-je au comte de Jarnac[15], que je recommande à l’attention de lord Aberdeen. Pourquoi le soulèvement a-t-il éclaté à Athènes ? Parce que les instructions de la conférence de Londres ont paru vagues, vaines, et n’ont plus laissé espérer aux Grecs une action efficace de notre part pour obtenir du roi Othon les réformes nécessaires. Pourquoi cette pâleur et cette impuissance de nos instructions ? Parce que les méfiances et les terreurs russes en fait de constitution nous avaient énervés et annulés nous-mêmes dans nos conseils de réformes bien moindres qu’une constitution. Si nous avions agi, l’Angleterre et nous, selon toute notre pensée, nous aurions à coup sûr, pesé bien davantage sur le roi Othon, et peut-être aurions-nous prévenu le soulèvement. Lord Aberdeen, j’en suis sûr, n’a pas plus de goût que moi pour cette politique incertaine et stérile qui parle et ne parle pas de manière à agir, qui a l’air de vouloir et ne veut pas de manière à réussir. On ne réussit à rien avec cette politique-là, et on court le risque d’y perdre sa considération et son influence. Prenons garde à ne pas nous la laisser imposer de nouveau. En admettant, comme je le fais, que la Russie ne soit pour rien dans ce qui vient de se passer en Grèce, nous ne pouvons nous dissimuler qu’au fond elle n’en juge pas comme nous, et qu’elle ne portera pas dans sa conduite les mêmes idées, les mêmes sentiments que nous, le même désir de voir le roi Othon et le régime constitutionnel marcher et s’affermir ensemble. N’oublions jamais ce fond des choses, et ne souffrons pas que, pour s’accommoder un peu à des tendances différentes, notre action perde sa force et son efficacité.

Lord Aberdeen ne s’expliquait pas aussi catégoriquement que moi sur le péril de l’influence russe ; il restait soigneusement en bons rapports avec le baron de Brünnow, et l’aidait à éluder, dans la conférence de Londres, les embarras que lui faisait la colère affichée de l’empereur son maître : Je ne suis pas disposé, disait-il à M. de Jarnac, à entrer en ligne avec la France contre la Russie ; mais son action dans les affaires de Grèce et son entente avec nous à leur sujet ne se ressentaient point de ces ménagements ; elle était de jour en jour plus entière et plus confiante ; il communiquait souvent à M. de Jarnac, non seulement ses instructions officielles, mais ses lettres particulières à sir Edmond Lyons : Je vois avec regret, écrivait-il à celui-ci[16], que vous avez une tendance à maintenir l’ancienne distinction des partis. Je dois vous dire que M. Piscatory, quoique parlant de vous dans les meilleurs termes et professant pour vous une parfaite cordialité, se plaint un peu de cela. Je vous engage de vous bien garder de mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux qui se prétendraient les soutiens des intérêts français. Nous avons à lutter contre des intrigues de diverses sortes qui essayeront d’entraver en Grèce l’établissement de la constitution. Ce serait une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d’accord, que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos amis vinssent aggraver nos difficultés.

Même avant la révolution du 15 septembre, j’avais fait plus qu’adresser à M. Piscatory de semblables instructions ; j’avais engagé M. Colettis à ne pas partir immédiatement pour Athènes, où il venait d’être rappelé ; je ne voulais pas que sa présence apportât quelque embarras dans le bon accord naissant entre M. Piscatory et sir Edmond Lyons ; et malgré les vives instances de ses amis, M. Colettis lui-même était si bien entré dans ma pensée, qu’il avait, en effet, ajourné son départ. Après la révolution du 15 septembre, et quand les élections pour l’assemblée nationale grecque furent à peu près terminées, il se décida avec raison à partir. Il vint, vers le milieu d’octobre, prendre congé de moi à Auteuil, où je passais encore les beaux jours d’automne ; il était gravement et affectueusement ému, avec un peu de solennité à la fois naturelle et volontaire ; il retournait en Grèce après huit ans d’absence ; il quittait la France où il avait été si bien accueilli, où il avait tant vu et tant appris ! La Grèce, me dit-il, a bien des amis en France ; vous et le duc de Broglie, vous êtes les meilleurs. Elle a ailleurs bien des ennemis, bien des prétendants à la dominer, bien des malveillants inquiets. Elle est petite, très petite, et elle se croit, on lui croit un grand avenir. Elle est esclave depuis des siècles, et elle veut être libre. Elle a raison, mais c’est bien difficile. Je compte, je ne dirai pas sur votre appui, cela va sans dire, mais sur votre action, sur votre aide de tous les jours ; j’en aurai besoin, et pour avancer et pour arrêter, auprès de mes amis comme auprès de mes adversaires ; ne les craignez pas, je suis plus fort qu’eux. Je lui répétai, avec la plus amicale insistance, les mêmes conseils, les mêmes recommandations qui, depuis trois ans, avaient rempli nos entretiens. Nous nous embrassâmes et il partit : Je lui ai fait donner un bateau à vapeur, écrivis-je à M. Piscatory en lui annonçant son départ ; il faut qu’il arrive convenablement et sous notre drapeau. M. Maurocordato était, quelques jours auparavant, revenu de Constantinople à Athènes sur un vaisseau anglais.

Après avoir touché à Syra, où il a été reçu avec le plus vif empressement ; m’écrivit quinze jours après M. Piscatory[17], M. Colettis est entré hier matin au Pirée ; les bâtiments anglais l’ont salué les premiers ; les nôtres ont suivi l’exemple. La nouvelle étant arrivée à Athènes, tous les amis de M. Colettis sont allés à sa rencontre, et quand il a débarqué, il a été reçu par plus de trois mille personnes qui l’ont salué des plus vives acclamations. Il s’est mis en marche avec ce cortège. Près de la route se trouve le petit monument élevé en 1835, sur le point même où il fut tué, à la mémoire de George Karaïskakis, le dernier des héros grecs morts en combattant les Turcs dans la guerre de l’indépendance. A cet endroit, M. Colettis s’est arrêté, et, quittant un moment la route, il est allé, suivi de ses amis, s’agenouiller et prier sur le tombeau de son vaillant compagnon. Cet incident s’est passé sans préparation et sans paroles. Arrivé à Athènes, M. Colettis a trouvé le même accueil. La maison où il est descendu était pleine de monde ; M. Metaxa l’y attendait ; une indisposition sérieuse avait retenu M. Maurocordato dans son lit. Le soir, tous les ministres sont venus, et c’est à minuit seulement que j’ai pu causer avec M. Colettis. J’ai cherché à lui dire le vrai sur les faits, les situations et les personnes, et je l’ai trouvé dans des dispositions qui me donnent grande espérance pour la cause qu’il faut défendre en commun. J’ai dû lui répéter ce que venait de me dire sir Edmond Lyons :  Il n’y a qu’une bonne politique, celle que font ensemble la France et l’Angleterre : c’est vrai partout ; c’est vrai surtout en Grèce, et ce n’a jamais été plus vrai que depuis les événements du 15 septembre. Vous et moi, Maurocordato et Colettis voulant les mêmes choses, tendant au même but par les mêmes moyens, la partie de la monarchie constitutionnelle est gagnée. — J’ai bien dit à M. Colettis ce qu’il avait à ménager dans sir Edmond Lyons. Il ira le voir aujourd’hui, après avoir vu le roi, et j’espère beaucoup de cette première conversation à laquelle seront apportées, de part et d’autre, les meilleures dispositions.

M. Colettis ne trompa point cette attente ; toujours soupçonneux au fond de l’âme et toujours digne, même en s’effaçant, il ne laissa percer aucune méfiance, aucune exigence personnelle, et mit tous ses soins à s’entendre avec MM. Maurocordato et Melaxa, à ménager les susceptibilités jalouses de sir Edmond Lyons, à contenir ses rudes et impatients amis : Vous apprendrez avec plaisir, m’écrivit-il[18], que, malgré mon absence, j’ai été élu par huit collèges électoraux ; mes concitoyens ne m’avaient pas tout à fait oublié. M. Maurocordato et moi, nous avons accepté la proposition qui nous a été faite par Sa Majesté de prendre part aux délibérations du conseil des ministres pour tout ce qui concerne l’assemblée nationale ou le maintien de la tranquillité publique. On nous avait proposé de nous nommer ministres sans portefeuille, mais nous avons cru devoir refuser, en nous bornant à offrir au ministère le tribut de notre vieille expérience. Cette conduite de notre part a produit le meilleur effet ; elle a prouvé combien nous désirions l’un et l’autre que l’union régnât entre les partis, pour arriver, avec le moins de secousses possible, à l’accomplissement du grand œuvre de la constitution. —  La conduite des hommes considérables me paraît excellente, m’écrivait quelques jours après M. Piscatory[19] ; pas une dissidence ne s’est élevée entre MM. Maurocordato, Colettis et Metaxa ; et hier, MM. Kalergis, Grivas et Griziottis assistant au conseil, l’entente a été complète et les déterminations très sages ; les chefs militaires ont dit aux chefs politiques : Ce que nous vous demandons, c’est de vous entendre. Puis, faites ce que vous jugerez bon pour le pays ; nous vous suivrons.

Ouverte le 20 novembre 1843, l’assemblée nationale employa près de quatre mois à débattre et à voter la constitution. On nous avait d’avance demandé, sur ce sujet, à lord Aberdeen et à moi, nos plus explicites conseils. M. Colettis, avant son départ, m’avait même instamment prié, non seulement de lui écrire mes idées quant à la constitution, mais de les rédiger en articles. Je m’y refusai absolument : On n’arrive pas de loin, lui dis-je, à ce degré de précision pratique, et il est ridicule de le tenter. Mais je ne pouvais me dispenser, et lord Aberdeen lui-même me le demandait, de donner, sur cette grande question, des instructions à Athènes pour l’exercice de notre influence commune. J’écrivis donc à M. Piscatory[20] :

Je vois, d’après ce que vous me dites, qu’il y a déjà bien du progrès dans les idées politiques en Grèce. Deux chambres, l’une élective, l’autre nommée par le roi, le droit de dissolution, l’administration générale entre les mains de la royauté, sous la responsabilité de ses ministres, ce sont là maintenant des principes élémentaires, nécessaires, du régime constitutionnel. Je suis charmé de voir qu’en Grèce aussi le bon sens public les a adoptés.

Je crains qu’on ne croie que c’est là tout, et que, pour avoir en Grèce une bonne constitution, il suffit qu’elle ressemble à celles qui sont bonnes ailleurs.

L’esprit d’imitation est, de nos jours, le fléau de la politique. Non seulement il ne tient aucun compte de ce qui mérite qu’on en tienne grand compte, l’histoire, les mœurs, tout ce passé des peuples qui demeure toujours si puissant dans le présent ; mais il méconnaît également un principe fondamental, une nécessité politique du premier ordre, le rapport qui doit exister entre la constitution et la taille des sociétés.

Si l’on adaptait une machine à vapeur de six cents chevaux à un petit bâtiment, elle le mettrait en pièces au lieu de le faire marcher. Il en est de même des constitutions ; c’est une erreur immense en théorie et fatale en pratique, de croire que la machine qui convient à un grand État convienne également à un petit.

Quel est le fond d’une constitution comme la nôtre ?

Trois grands pouvoirs indépendants l’un de l’autre, constamment en présence et indispensables l’un à l’autre, non seulement pour telle ou telle des affaires de l’État, mais pour que l’État ait un gouvernement.

Dans un tel régime, le gouvernement, dans son application réelle aux affaires publiques, ne subsiste point en tout cas et par lui-même ; il faut qu’il se forme par l’amalgame, la fusion, l’harmonie des trois pouvoirs. C’est là ce qu’on dit quand on dit qu’il faut que des majorités se forment dans les deux chambres, que ces majorités s’entendent avec la royauté, et que de leur accord sorte un cabinet qui gouverne avec la confiance du roi et des chambres.

Tant que ce résultat n’est pas obtenu, il n’y a point de gouvernement fort et régulier.

Et quand ce résultat est obtenu, il est aussitôt mis en question.

Une fermentation et une lutte continuelles, entre les grands pouvoirs publics et dans le sein des grands pouvoirs publics, pour former ou soutenir sans cesse un gouvernement sans cesse attaqué, voilà le régime représentatif tel qu’il est et qu’il doit être dans les grands États.

Cette fermentation et cette lutte incessantes, cette mobilité continuelle, soit en fait, soit en perspective, seraient insupportables, impraticables dans un petit État.

Impraticables au dedans. Bien loin qu’un gouvernement sortît de là, tout gouvernement y périrait. La force disproportionnée du mouvement tiendrait le corps social dans un ébranlement désordonné et maladif. Les pouvoirs et les partis politiques, mis ainsi aux prises, n’auraient pas assez d’espace pour coexister et fonctionner régulièrement. Les passions et les intérêts individuels seraient trop près les uns des autres, et trop près du recours à la force. Il n’y aurait dans l’administration des affaires publiques, ni calme, ni suite. Les oscillations de la machine, à la fois très vives et très resserrées, dérangeraient et compromettraient, à chaque instant, la machine elle-même.

Impraticables au dehors. Un tel état de fermentation politique, dans un petit pays entouré de grands pays, causerait trop de sollicitude à ses voisins, et offrirait en même temps trop de prise à leur influence. On dit que la corruption est le vice du régime représentatif. Dans un grand État du moins elle est combattue et surmontée par l’empire des intérêts et des sentiments généraux ; en tous cas, elle est à peu près impossible à une influence étrangère. Dans un petit État, elle serait bien plus facile et puissante, et pourrait fort bien venir du dehors.

Que la Grèce ne tombe pas dans l’imitation servile et aveugle des grandes constitutions étrangères. L’indépendance et la dignité de sa politique n’y sont pas moins intéressées que son repos. Il lui faut une machine plus simple, moins orageuse, qui ne fasse pas du pouvoir l’objet d’une lutte et le résultat d’une fermentation continuelle : une machine dans laquelle le gouvernement subsiste un peu plus d’avance et par lui-même, quoique placé sous le contrôle et l’influence du pays. Les trois grands éléments nécessaires du régime constitutionnel se prêtent bien à cette pensée. La royauté existe en Grèce : qu’elle ne puisse agir qu’avec le conseil et sous la garantie de ministres responsables ; que deux chambres associées au gouvernement de l’État contrôlent l’action du ministère et lui impriment une direction conforme à l’esprit national : mais qu’elles ne lui impriment pas en même temps l’agitation et la mobilité de leur propre nature ; que la lutte des partis, la formation et le maintien d’une majorité ne soient pas la première, la plus pressante, la plus constante affaire des ministres. Que les chambres, en un mot, soient assez près du gouvernement pour exercer sur lui, dans l’ensemble des choses, une surveillance et une influence efficaces ; mais qu’elles ne soient pas si intimement en contact avec lui qu’il soit contraint de venir vivre dans leur arène et de s’y élaborer incessamment.

On atteindrait à ce but si la chambre élective n’était mise en présence du gouvernement qu’à des intervalles un peu éloignés, tous les trois ans par exemple, et si le sénat, plus habituellement rapproché du pouvoir, faisait auprès de lui, dans une certaine mesure et pour les affaires les plus importantes, l’office de conseil d’État.

Une chambre élective, qui ne se réunirait que tous les trois ans, n’introduirait pas dans le gouvernement cette fermentation, ces chances de dislocation, ce continuel travail et combat intérieur qu’un grand État supporte et surmonte, mais qui jetteraient un petit État dans un trouble trop fort pour lui, et peut-être dans des périls plus graves encore que le trouble. Cependant une telle chambre, votant le budget pour trois ans, examinant et discutant la conduite du ministère pendant cet intervalle, délibérant sur toutes les lois nouvelles dont la nécessité se serait fait sentir, une telle chambre, dis-je, aurait, à coup sûr, toute la force nécessaire pour protéger les libertés publiques, assurer la bonne gestion des affaires publiques, et ramener le pouvoir dans des voies conformes à l’intérêt et à l’esprit national, s’il s’en était écarté.

En même temps un sénat nommé à vie et qui, indépendamment de la session triennale dans laquelle il concourrait aux travaux de la chambre élective, se réunirait plus souvent, soit à des époques fixes, soit sur la convocation spéciale du roi, tantôt pour recevoir un compte-rendu du budget de chaque année, tantôt pour s’occuper des affaires dans lesquelles il aurait à agir comme conseil d’État, un tel sénat, dis-je, serait, pour le pouvoir, un frein efficace et un utile appui, et pour le pays une grande école politique dans laquelle des hommes déjà connus et distingués acquerraient l’esprit de gouvernement et se prépareraient à le pratiquer.

Quand un pays ne contient pas une classe aristocratique naturellement vouée à la gestion des affaires publiques, ou quand il ne veut pas acheter les avantages d’une telle aristocratie en en supportant les inconvénients, il faut que les institutions y suppléent et se chargent de former, pour le service de l’État, les hommes que la société ne lui fournit point. C’est à quoi sert un sénat assez séparé du gouvernement pour le considérer avec indépendance, et pourtant assez rapproché de lui pour en bien comprendre les faits et les nécessités.

Je ne puis qu’indiquer les motifs et les résultats d’une combinaison constitutionnelle de ce genre ; mais je suis profondément convaincu qu’elle convient mieux à la Grèce que le jeu incessant et redoutable de la machine représentative telle qu’elle existe en France et en Angleterre. Je reviens à mon point de départ. En fait de constitution, l’esprit d’imitation est commode pour la paresse, agréable pour la vanité, mais il jette hors du vrai et tue la bonne politique. Que cherchent, dans une constitution, les hommes honnêtes et sérieux vraiment amis de leur pays ? Non pas, à coup sûr, un théâtre où d’habiles acteurs viennent journellement amuser un public oisif, mais des garanties pratiques de la sûreté extérieure de l’État, du bon ordre intérieur, de la bonne gestion des affaires publiques et du développement régulier de la prospérité nationale. Les moyens d’atteindre ce but ne sont pas les mêmes partout. Parmi les causes qui les font varier, il y en a qui tiennent à l’état des mœurs, au degré de la civilisation, à des circonstances morales qu’on ne connaît que lorsqu’on a vu de près un pays et vécu dans son sein. Je n’ai rien dit de ces causes-là quant à la Grèce, car je ne saurais les apprécier par moi-même. Mais il y a une circonstance qui frappe les yeux et peut fort bien être appréciée de loin, c’est la dimension, la taille de l’État auquel la constitution doit s’appliquer. Je regarde cette circonstance comme très importante, et c’est, à mon avis, pour n’avoir pas voulu en tenir compte que, de nos jours, en Europe et en Amérique, plus d’une tentative constitutionnelle a si déplorablement échoué. J’espère que les Grecs auront le bon sens de reconnaître cet écueil et de ne pas s’y heurter. Indépendamment des avantages intérieurs qu’ils en retireront, ils y trouveront celui-ci que l’Europe regardera une telle conduite de leur part comme une grande preuve de sagesse ; elle en conclura que les idées radicales et les fantaisies révolutionnaires ne dominent pas les Grecs, et qu’animés d’un vrai esprit national, ils savent reconnaître et satisfaire chez eux, pour leur propre usage, les vrais intérêts du gouvernement et de la liberté. Le jour où la Grèce aura donné, sur elle-même, cette conviction à l’Europe, elle aura fait immensément pour sa stabilité et son avenir.

Pas plus que les individus, les peuples n’aiment à s’entendre dire qu’ils sont petits et qu’ils feraient bien de s’en souvenir. Partout où s’élevait, à cette époque, le désir d’une constitution, le grand régime constitutionnel de la France et de l’Angleterre s’offrait aux esprits, à la fois avec l’attrait de la nouveauté et l’empire de la routine ; pourquoi ne pas l’adopter tel qu’il était pratiqué et qu’il avait réussi ailleurs ? En communiquant à M. Piscatory mes vues sur la constitution grecque, je lui avais prescrit de ne leur donner aucune forme, aucune apparence officielle, et de les présenter aux Grecs uniquement comme les conseils d’un ami convaincu de leur utilité. Lord Aberdeen, en informant sir Edmond Lyons que j’écrirais avec détail, sur ce sujet, à M. Piscatory, lui avait recommandé d’appuyer mes conseils, mais sans en prendre la responsabilité. Il avait lui-même des doutes sur quelques-unes de mes idées ; et sir Robert Peel, d’un esprit moins libre et plus dominé par ses habitudes anglaises, se montrait plus favorable à la convocation annuelle de la chambre des députés et contraire à toute participation du sénat à un rôle spécial de conseil d’État. La constitution grecque, délibérée par l’assemblée nationale, acceptée par le roi Othon et promulguée le 16 mars 1844, fut monarchique et libérale, mais calquée sur le modèle du régime constitutionnel de France et d’Angleterre, et destinée ainsi à en rencontrer, sur ce petit théâtre, les difficultés et les périls.

Tant que siégea l’assemblée nationale chargée de l’enfantement constitutionnel, la nécessité de l’accord et de l’action commune fut sentie et acceptée par tout le monde, par les chefs des partis grecs comme par les diplomates étrangers. Parmi les anciens amis de M. Colettis beaucoup s’indignaient de son impartialité, lui reprochaient ses complaisances pour ses anciens adversaires, et le pressaient de se mettre hautement à leur tête contre les partisans de MM. Maurocordato et Metaxa, qui ne lui rendaient pas toujours ce qu’il faisait pour eux : Rien ne me fera changer de conduite, leur répondit-il ; la constitution ne peut pas se faire sans l’entente ; j’y serai fidèle. Je sais que plusieurs des amis de MM. Maurocordato et Metaxa ne me donneront pas leur voix ; peu m’importe ; je voterai pour eux, et tous ceux qui me croiront en feront autant. — Vous êtes donc contre vos amis et pour vos ennemis ?Ni l’un ni l’autre ; je suis pour l’entente à tout prix. M. Piscatory le soutenait fermement dans cette difficile épreuve : Je poursuis, m’écrivait-il, la voie que vous m’avez tracée, et on nous tient ici pour de très honnêtes gens, un peu dupes. J’ai à essuyer de rudes remontrances de la part de nos amis ; mais je ne me laisse aller à aucune faiblesse. Nous couperons notre mauvaise, bien mauvaise queue, et nous la remplacerons par mieux qu’elle. Sir Edmond Lyons, malgré ses préventions et ses prétentions, était frappé de cet exemple, et rendait justice à ceux qui le lui donnaient : M. Guizot, écrivait-il à lord Aberdeen, a ici, dans M. Piscatory, un admirable agent. Il faisait effort lui-même pour se conformer aux recommandations de lord Aberdeen, mettre de côté l’esprit de parti et maintenir l’entente ; mais ses habitudes et son naturel reprenaient souvent leur empire ; il rentrait souvent dans ses méfiances jalouses, dans sa passion d’influence et de domination exclusive. M. Piscatory m’en avertissait et s’en défendait, sur les lieux mêmes, vivement mais sans humeur : Il y a ici, m’écrivait-il, des gens qui feraient couler le bateau à fond plutôt que de le voir sauver par nos mains. Le gouvernement grec avait demandé qu’on reçût à Toulon quatre jeunes gens comme élèves de notre marine. Vous m’écrivez par le dernier courrier que c’est accordé. J’en informe le ministre de la marine à Athènes. Son principal employé, tout dévoué à sir Edmond Lyons, s’en entend avec lui et donne ordre aux jeunes gens de s’embarquer sur un bâtiment anglais. Les jeunes gens désolés viennent se plaindre. J’envoie immédiatement déclarer au ministre de la marine que, quand je devrais faire prendre par des matelots les quatre élèves, ils iront à Toulon. On s’est excusé, et je ferai partir prochainement mes quatre Grecs. J’informai lord Aberdeen de cet incident : Que dites-vous de la France et de l’Angleterre ardentes à s’enlever quatre petits marins ? Je pourrais vous envoyer bien d’autres commérages de cette sorte, mais c’est assez d’un. Qu’il ne revienne, je vous prie, de celui-ci pas le moindre reflet à Athènes ; M. Piscatory se loue beaucoup de sir Edmond Lyons, a pleine confiance dans sa loyauté, et au fond ils marchent très bien ensemble. N’y dérangeons rien. Seulement il est bon de regarder de temps en temps dans les coulisses très animées de ce petit théâtre, pour n’être jamais dupes des intrigues qui s’y nouent et s’y renouent sans cesse.

J’écrivis en même temps à M. Piscatory : Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l’intérêt d’entente, la petite politique à la grande, et faites que Colettis persiste. C’est indispensable. Ce n’est pas notre plaisir que nous cherchons, c’est le succès. C’est la fortune de la Grèce que nous voulons faire, non pas celle de tel ou tel Grec. Mais dites-moi toujours tout. Vous êtes là pour tout voir et me faire tout savoir, agréable ou désagréable. Seulement il ne faut pas voir, dans tout ce que fait ou dit sir Edmond Lyons, plus qu’il n’y a : il n’y a point de trahison politique, point de dissidence réelle et active quant à l’intention et au but pour la Grèce ; il y a le vice anglais, l’orgueil ambitieux, la préoccupation constante et passionnée de soi-même, le besoin ardent et exclusif de se faire partout sa part et sa place, la plus grande possible, n’importe aux dépens de quoi et de qui. Cela est très incommode, très insupportable, et il faut le réprimer de temps en temps, quand cela devient tout à fait nuisible aux affaires ou inconvenant pour la dignité. C’est ce que vous avez fait très à propos dans l’incident des quatre petits marins. Mais il faut savoir que cela s’allie avec de la loyauté, du bon sens, du courage, et une bien plus grande sûreté de commerce et d’action commune qu’on n’en rencontre ailleurs.

La constitution faite et promulguée, un problème bien plus difficile encore s’élevait : il fallait former un ministère capable de contenir, en le satisfaisant, ce peuple ressuscité en armes, d’affermir cette royauté chancelante, de supporter la liberté publique en maintenant la loi. A peine fut-on en présence de cette tâche, que les obstacles et les périls éclatèrent : le ministère qui était né de la révolution et qui avait présidé au travail de la constitution disparut ; M. Metaxa donna sa démission ; il s’était brouillé avec M. Maurocordato, et l’attitude de l’empereur Nicolas rendait, pour le parti nappiste, le gouvernement constitutionnel impossible. Enfin la constitution est jurée, l’assemblée est dissoute, la révolution est close, m’écrivait M. Piscatory[21] ; ferons-nous un ministère raisonnable ? Je n’en sais rien encore. Le ministère fait, vaincra-t-il le roi ? J’en doute. L’opinion que c’est impossible s’en va en province avec les députés les plus sages, les plus modérés qui se désolent, avec l’opposition et les philorthodoxes qui ont bien raison de ne pas renoncer à leurs projets. Lyons est toujours très bien ; son parti est pris, je le crois ; cependant il faudra le voir à l’épreuve des petites questions d’influence. Je ferai tous les sacrifices qui ne nous amoindriront pas ; partout, et ici surtout, la réputation est importante ; la nôtre est bonne ; je ne la fais pas résonner haut, mais je tiens à la maintenir.

Les dispositions de M. Colettis m’inquiétaient : il avait mis, à me les faire connaître, sa mâle franchise ; avant même que la constitution fût promulguée, il avait écrit au directeur des affaires politiques dans mon ministère, M. Desages, qui avait son amitié et toute ma confiance[22] : Quand je suis arrivé ici, le gouvernement était entre les mains des hommes du 15 septembre. J’ai dû entrer dans le conseil pour neutraliser l’effet de l’élément révolutionnaire. J’ai réussi. L’assemblée montrait des tendances dangereuses ; j’avais à lutter d’un côté contre l’esprit démocratique, de l’autre, contre les petites jalousies des hommes même qui auraient dû me seconder avec le plus de franchise. J’ai déclaré hautement mes principes ; je n’ai fait des concessions de principe à personne ; mais j’ai mis de côté tout amour-propre, je me suis effacé. Tout en ramenant Metaxa, je me suis étroitement uni à Maurocordato. Nous avons dominé l’assemblée ; le roi, la monarchie, le pays ont été sauvés. Mais il y a encore un grand danger pour tous ; c’est la mise à exécution du nouveau système. Maurocordato n’a pas su ménager assez Metaxa ; il y a eu entre eux dissidence ; il y a eu rupture, dont la conséquence a été la démission du président du conseil. Le nouveau ministère qui va se former aura à lutter contre un ennemi puissant, d’autant plus puissant qu’il peut habilement exploiter la haine, c’est le mot, du peuple contre les Fanariotes, qu’on accuse, à tort ou à raison, comme les auteurs de tous les maux qui ont pesé sur la nation sous l’ancienne administration. Le ministère devra donc être fort pour accomplir avec succès la lourde tâche qui lui sera imposée. Quant à moi, je suis bien loin de redouter un pareil fardeau ; mais je veux le porter noblement ; je veux avoir toutes les chances possibles de réussir. Pour réussir, je dois être secondé par des hommes qui me soient dévoués ; si l’administration n’était pas à une seule pensée, pas de réussite possible. Ici, la question est trop grave pour que je puisse céder en rien. Il y va du salut de mon pays ; je me crois capable de le sauver ; mais je dois avoir les moyens de le faire. Je suis donc bien décidé à ne pas me départir de la ligne de conduite que je me suis tracée et à ne faire, ni à Lyons, ni à Piscatory, ni à Maurocordato, une concession qui serait nuisible à mon pays, au roi, à moi-même. Il faut réussir ou ne pas entreprendre l’œuvre de régénération. Je ne refuse pas la coopération de Maurocordato ; je suis prêt même à lui céder la présidence ; mais il est indispensable que j’aie les ministères actifs entre les mains ; c’est le seul moyen de servir réellement les intérêts de la Grèce, du roi, de la politique française en Orient. Si je ne puis, par des raisons politiques, réussir à former un ministère homogène, je me retirerai, parce que je ne puis jouer au hasard tant de graves intérêts. Si je réussis au contraire à mettre dans les ministères actifs des hommes à moi, je réponds de l’avenir, pourvu que la France ne m’abandonne pas.

Nous étions bien décidés à n’abandonner ni la Grèce ni M. Colettis ; mais je ne partageais pas toute sa confiance en lui-même et en lui seul ; j’étais convaincu que ce n’était pas trop, en Europe, de l’accord entre la France et l’Angleterre, en Grèce, du concours des grands partis et de leurs chefs, pour consolider cet État naissant, et que ce qui avait été nécessaire à l’enfantement de la constitution ne l’était pas moins aux premiers pas du gouvernement constitutionnel. J’écrivis à M. Piscatory[23] : J’admets tout ce que vous me dites du roi Othon, le déplorable effet de ses lenteurs et de son insistance sur je ne sais combien de points secondaires, l’humeur de ses plus sincères amis. Pourtant, je trouve cette impression un peu exagérée ; je viens de relire tout ce qu’il a écrit, dit, demandé. Tout cela est d’un esprit obstiné, maladroit, solitaire ; mais on n’y sent point de mauvais dessein. Que le roi Othon ne soit pas un grand esprit, ce n’est en Grèce une découverte pour personne ; il faut qu’on en prenne son parti ; à tout prendre, depuis la révolution du 15 septembre, il s’est mieux conduit qu’on ne s’y attendait ; il s’est tenu assez tranquille et il a de la probité. Je ne comprendrais pas, de la part d’hommes comme M. Colettis et M. Maurocordato, le découragement dont vous me parlez. Laissez-moi vous redire, et par vous à eux, ce que je vous ai déjà dit : dans toutes les situations, on a toujours devant soi des faits qu’on ne peut changer, des obstacles qu’il faut accepter en travaillant à les surmonter. De tous les fardeaux de ce genre, le roi Othon ne me paraît pas le plus lourd possible ; tenez pour certain que, si celui-là était écarté, les Grecs en verraient tomber bien d’autres sur leurs épaules, et que le roi Othon, malgré tout ce qui lui manque, leur épargne plus d’embarras qu’il ne leur en suscite. Les moyens de lutter contre les défauts du roi ne manqueront point à ses ministres ; ils auront les forces du régime constitutionnel ; ils auront l’appui des légations française et anglaise. Ce n’est pas assez, j’en conviens, pour leur épargner les ennuis, les fatigues, les mécomptes, quelquefois les échecs d’une telle situation ; c’est assez pour leur rendre habituellement le succès possible et probable. On n’a pas le droit d’espérer mieux en ce monde. Que MM. Colettis et Maurocordato me pardonnent ce langage ; je ne leur dis là que ce que je me répète sans cesse à moi-même ; j’ai aussi, d’autre façon, mes embarras inamovibles et mes tentations de découragement. Que ces messieurs demeurent unis pour former un cabinet et pour gouverner, comme ils l’ont été pour faire la constitution ; ils réussiront de même, peut-être plus laborieusement encore, mais en définitive, ils réussiront. Leur union est, j’en conviens, la condition sine qua non du succès ; c’est encore là une de ces nécessités qu’il faut accepter et satisfaire, n’importe par quels sacrifices réciproques. A vous dire tout ce que je pense, j’ai regretté et je regrette la rupture avec M. Metaxa ; le parti nappiste est trop important, trop fort pour qu’il soit sage de le rejeter tout entier dans l’opposition. Fût-il moins fort, il ne faut pas avoir dans l’opposition tout le parti religieux ; ce peut être une situation de révolution ; ce n’est pas une situation de gouvernement. Comment faut-il faire, au parti nappiste, une part dans le gouvernement ? Faut-il la lui faire dans la personne de son chef ou en détachant du chef ses lieutenants et ses soldats ? Il n’y a pas moyen d’avoir, de loin, un avis sur cette question ; je m’en rapporte à nos amis et à vous. Mais tenez pour certain que, par l’une ou l’autre voie, il faut atteindre ce but et absorber dans le gouvernement une partie du nappisme. M. Metaxa aurait-il envie de venir ici comme ministre de Grèce ? Nous l’accepterions volontiers.

M. Piscatory pensait comme moi et avait devancé mes instructions : J’ai le profond regret, m’écrivait-il dès le 10 avril 1844, par une dépêche officielle, d’annoncer à V. E. qu’il m’a été impossible de soutenir les prétentions de M. Colettis ; elles étaient telles que je suis convaincu qu’elles étaient des prétextes pour ne pas accepter sa part du pouvoir, et pour se réserver pour un avenir qu’il prévoit, à tort ou à raison. Tout ce que les liens politiques et l’amitié personnelle conseillaient d’efforts en une telle circonstance, je l’ai fait ; il m’a semblé que j’aurais manqué à mes devoirs et aux instructions du gouvernement du Roi si je m’étais associé à une lutte personnelle qui, heureusement, n’est pas tant entre MM. Colettis et Maurocordato qu’entre leurs amis. J’ai cru devoir me préoccuper d’un seul but, celui de concourir à la formation du ministère le plus raisonnable, le plus capable possible, et le plus acceptable par l’opinion publique. J’ai donc déclaré à M. Colettis, qui me reprochait de ne pas soutenir le parti français, que je ne pouvais me placer sur ce terrain, que ce n’était pas là une proposition soutenable dans un gouvernement, régulier, et que tel ne devait pas être le résultat des efforts communs pour donner à la Grèce un gouvernement constitutionnel. Il est resté inébranlable. Quelques jours après[24], M. Piscatory ajoutait, dans une lettre intime : Je vous ai écrit en grande hâte, par le dernier bateau, pour vous dire la position où m’avaient mis les exigences personnelles de Colettis, et plus encore sa répugnance non avouée, mais évidente, à entrer au ministère. S’il avait voulu en convenir franchement, tout était simple ; il ne l’a pas voulu, même avec sa propre conscience, et j’ai dû prendre un parti qui a ses inconvénients, je le sais, mais le seul qui établît la vraie situation, la situation qui convient à un gouvernement régulier et à son représentant. Je suis sûr maintenant d’avoir bien fait ici. Ai-je bien fait pour Paris ? Vous me le direz. Ce que je voudrais, même en ayant raison, c’est ne pas vous avoir créé d’embarras. Là est toute mon inquiétude. J’en avais une autre ; mais je ne l’ai plus, ou plutôt je l’ai moins. Je craignais d’avoir blessé Colettis, surtout de l’avoir poussé dans une voie où il se perdrait infailliblement. Je ne sais pas encore bien exactement ce qui lui reste, dans le cœur, d’amertume contre moi ; mais j’ai la certitude que sa loyauté, son bon jugement, son patriotisme suffiront, malgré les flatteries des uns et les excitations des autres, à le maintenir dans la conduite qu’il a tenue depuis son retour en Grèce. Un peu plus tard[25], M. Piscatory reprenait quelque inquiétude : Je n’ai rien rabattu, m’écrivait-il, des bonnes idées que j’avais sur l’esprit et le cœur de Colettis ; mais, à l’user, j’ai vu des défauts que je ne connaissais pas : sa finesse est un peu grosse, et il en use de la même manière avec un Pallicare et avec un habit noir ; ses idées sont vagues, son imagination tient grande place ; l’ordre le touche peu, et il a un parfait dédain pour le plus ou moins de qualités morales dans les hommes qu’il s’attache ou dont il se sert.

M. Colettis ne voulait ni courir le risque de s’user dans le premier ministère chargé de faire le premier essai de la constitution, ni contracter une longue et intime alliance avec M. Maurocordato, le client de l’Angleterre, de la puissance la plus favorable à la Turquie et la plus contraire à l’agrandissement de la Grèce. Dans son patriotique orgueil, il se réservait pour un avenir infiniment plus éloigné qu’il ne le pensait, et qu’il n’était pas en état d’avancer d’un jour.

M. Maurocordato hésitait beaucoup à se charger seul du pouvoir. Il alla demander à M. Piscatory s’il pouvait compter sur le concours de la légation française. M. Piscatory lui en donna l’assurance. Le cabinet fut formé. Quelques jours après, M. Maurocordato m’écrivit pour m’expliquer son acceptation et réclamer de nouveau mon appui qu’une fois déjà je lui avais prêté. Je le lui promis. M. Piscatory s’employa efficacement à obtenir de M. Colettis la promesse de ne point attaquer le nouveau cabinet : Après une première lettre amère à Maurocordato, m’écrivait-il[26], il lui en a adressé une très bonne et je suis certain qu’il tiendra parole. Je le vois tous les jours, et toujours à l’œuvre pour contenir ses vieux amis exclusifs, rancuniers, voulant tout pour eux et disant, avec un grand étonnement de n’être pas crus :Nous sommes la France ; les autres sont l’Angleterre. — C’est là une stupidité avec laquelle il fallait en finir. Ce ne pouvait être que par un coup d’éclat. J’en ai accepté la responsabilité, et je ne m’en repens pas, toujours à condition que ce ne sera pas, pour vous, une difficulté.

Ce n’était pas à Londres que la difficulté pouvait naître. La satisfaction y fut grande ; Les nouvelles de Grèce ont fait ici merveille, m’écrivit M. de Sainte-Aulaire[27] ; la conduite de M. Piscatory est fort appréciée. Après avoir lu son rapport du 10 avril, lord Aberdeen m’a prié de le lui laisser, et il l’a envoyé à sir Robert Peel avec ces mots :Voilà à quoi sert l’entente. — Sir Robert Peel le lui a renvoyé en disant qu’il en était charmé et que cette conduite de notre ministre à Athènes ranimait un peu ses espérances pour l’Espagne.

La satisfaction anglaise ne fut pas de longue durée ; il fut bientôt évident que le ministère Maurocordato ne réussirait pas. Son chef était un homme d’un esprit juste et fin, d’une assez grande activité administrative et diplomatique, d’un patriotisme sincère, d’une intégrité reconnue, mais sans puissance naturelle de caractère et de volonté, enclin à mettre partout l’adresse à la place de l’énergie, et aussi peu capable de résister à ses amis que de lutter contre ses adversaires. Il n’était d’ailleurs le représentant d’aucun des grands partis politiques de la Grèce, ni du parti guerrier ni du parti religieux ; il venait du Fanar, et les Fanariotes étaient suspects et odieux au peuple grec. M. Maurocordato n’avait de force que son mérite personnel, des amis épars et l’appui de l’Angleterre. C’était trop peu pour la tâche difficile qu’il avait à accomplir, surtout pour la mise en pratique de la loi électorale que l’assemblée nationale avait votée avec la constitution, et qui devait former la première chambre des députés. Les élections tournèrent contre lui avec éclat ; il n’était évidemment qu’un pouvoir de surface et de passage, sans racines dans le pays ; ce fut de ses deux rivaux, MM. Colettis et Metaxa, surtout de M. Colettis, que les élections démontrèrent l’influence et réclamèrent le gouvernement.

M. Piscatory avait prévu ce résultat, me l’avait fait pressentir et s’y était lui-même préparé. Après avoir vivement pressé M. Colettis de s’allier avec M. Maurocordato, et avoir loyalement appuyé le cabinet naissant de ce dernier, il avait pris soin de ne pas s’engager, corps et âme, dans ses destinées, et de rester en très bons rapports avec M. Colettis, en établissant hautement, envers celui-ci et ses amis, l’indépendance de la politique française : Mon but a été, m’écrivait-il, de retirer de ses mains le drapeau de la France et de le reporter à la légation. Il y est aujourd’hui, et non ailleurs. Colettis l’a bien compris, et il en a eu un peu d’assez vive mauvaise humeur, ses amis plus que lui. Eux et lui se sont calmés, et il est aujourd’hui comme je le désirais. Suis-je comme il le désire ? Pas tout à fait ; mais il ne se plaint pas ; il me témoigne grande confiance, cherche encore quelquefois à m’enjôler et à m’entraîner ; mais en général il se contente de professer que la légation française a sa conduite et lui la sienne, ce qui n’empêche pas l’entente et surtout l’amitié.

J’approuvai pleinement cette attitude de notre ministre à Athènes ; mais je ne m’en contentai pas ; j’avais eu, avec M. Colettis, des relations si intimes qu’elles me donnaient le droit de lui dire sans réserve ma pensée. Je lui écrivis : Quand le jour est venu, dans votre pays, de former un cabinet, j’ai vivement regretté que vous n’y entrassiez pas ; je pensais que l’alliance des chefs de parti, qui avait présidé à l’œuvre de la constitution, devait présider aussi aux premiers pas du gouvernement. Je voyais bien les obstacles ; mais, dans les grandes choses, il n’y a point d’obstacle qui tienne devant la nécessité, et il me semblait qu’il y avait nécessité. Vous en avez jugé autrement ; vous avez pensé que, dans l’intérêt de la Grèce, il valait mieux que vous laissassiez à d’autres les difficultés et les hésitations d’un début dans la pratique des institutions nouvelles. Il se peut que vous ayez eu raison. Maintenant, si je ne me trompe, le moment approche où vous ne pourrez vous dispenser de mettre la main aux affaires. Deux choses me frappent tellement que je veux vous les dire. Sur l’une et l’autre, je suis sûr que j’ai raison.

Vous débutez dans le gouvernement constitutionnel, gouvernement difficile toujours et partout ; plus difficile en Grèce qu’ailleurs, car vous êtes un petit État placé entre les trois grands États les plus étrangers, les plus contraires au régime constitutionnel, la Russie, la Turquie et l’Autriche. En présence de ce seul fait, la naissance de votre constitution est un miracle. Sa durée sera un plus grand miracle. Si vous voulez cette durée, appliquez-vous avant tout, par-dessus tout, à rallier, à tenir unies et agissant ensemble, tout ce que vous avez, en Grèce, de forces gouvernementales. La division, la dispersion, la lutte intestine des forces gouvernementales est le plus grand danger, le mal le plus grave des pays libres. Parmi les pays qui ont tenté d’être libres, presque tous ceux qui ont péri, les petits surtout, ont péri par ce mal-là. Je sais combien il est difficile de rallier et de tenir unies les diverses forces gouvernementales. Je sais quelle est la puissance de l’esprit de parti et de coterie, des traditions et des passions de parti et de coterie. Je sais tout ce qu’il faut sacrifier et souffrir pour leur résister. Je persiste à dire que, dans les pays libres, et encore plus dans ceux qui ne sont ni grands ni anciens, il y a nécessité de poursuivre cette alliance, car c’est une question de vie ou de mort.

J’ajoute qu’entre les divers partis, c’est surtout à celui qui a lutté longtemps pour l’indépendance et la liberté nationales, qu’est imposée la nécessité de ménager et de rallier les forces gouvernementales ; car, par le cours naturel des choses, ce parti-là ne les possède pas toutes. Ce n’est pas au sein de l’insurrection, même la plus juste, ce n’est pas dans la lutte, même la plus belle, pour la liberté, que se placent et se forment toutes les situations et les forces gouvernementales. Beaucoup de celles qui existaient avant la lutte restent en dehors de ce mouvement, ou bien s’y perdent. Parmi celles qui s’élèvent et brillent dans la lutte, beaucoup sont étrangères, si ce n’est contraires, à l’esprit de gouvernement. Quand donc le jour du gouvernement arrive, quand l’ordre constitutionnel doit succéder à la lutte nationale, il faut, il faut absolument que le glorieux parti qui a lutté et vaincu sache se dire que, seul, il ne suffit pas à gouverner, qu’il ne possède pas en lui-même, et à lui seul, toutes les forces nécessaires et propres au gouvernement. Il faut qu’il cherche ces forces là où elles sont, qu’il les accepte telles qu’elles sont, et qu’il leur donne, dans le gouvernement, leur place et leur part. Sans quoi, le gouvernement ne se fondera pas, et toutes les luttes soutenues par le pays seront perdues ; car, après tout, c’est par le gouvernement que les pays durent, et c’est à un gouvernement durable que toutes les luttes doivent aboutir.

Voici ma seconde réflexion.

Vous êtes très préoccupé de l’avenir de la race hellénique, de toute la race hellénique, et vous avez raison. Je vois la place que tient, dans votre pensée et dans votre conduite, l’avenir de cette race. Je crois, comme vous, et je tiens presque autant que vous à cet avenir. Mais ne vous y trompez pas, il n’arrivera pas demain. Est-il très loin ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est qu’il n’est pas très près. Tenez ceci pour certain : l’Europe, et quand je dis l’Europe, je dis la bonne comme la mauvaise politique européenne, vos amis comme vos ennemis, l’Europe ne veut pas de la chute prochaine de l’Empire ottoman ; l’Europe fera tout ce qu’elle pourra pour retarder cette chute et ses conséquences. Acceptez cette situation dans le présent, sans renoncer à l’avenir. Si on croit que vous ne l’acceptez pas, si on croit que vous travaillez à presser l’événement que l’Europe veut ajourner, la politique européenne se tournera contre vous, et vos meilleurs amis ne pourront rien pour vous. Je ne voudrais pas que vous vous fissiez, à cet égard, aucune illusion ; l’Europe a, sur cette question, un parti bien pris, et la Grèce ne forcera pas la main à l’Europe. Je ne vous demande pas de supprimer les sentiments qui vous animent ; je vous demande de ne pas les laisser agir hors de saison ; car il n’y aurait, pour vous, ni honneur, ni profit. Croyez-moi ; occupez-vous de l’intérieur de la Grèce ; qu’elle acquière la consistance d’un État bien gouverné au dedans, incontesté au dehors : c’est aujourd’hui tout ce qui se peut faire et tout ce qu’il y a de plus efficace à faire pour son avenir.

Trois semaines après l’arrivée de ma lettre à Athènes, les pressentiments qui me l’avaient fait écrire se réalisaient ; M. Maurocordato, battu dans les élections tombait du pouvoir ; le roi Othon appelait à sa place M. Colettis, qui formait un cabinet dans lequel entrait M. Metaxa ; les deux grands partis nationaux de la Grèce, le parti guerrier et le parti religieux, après s’être rapprochés dans l’arène électorale, s’alliaient ainsi dans le gouvernement, et M. Colettis me répondait en me disant : J’ai vu avec peine que vous sembliez craindre qu’il se fît, sous mon ministère, un mouvement contre les frontières ottomanes. C’est un devoir pour moi de dissiper ces craintes. J’ai toujours cru, il est vrai, et je crois encore que les limites de la Grèce ne sont pas le mont Othrix, qu’un lien sacré unissait et unit les provinces grecques soumises à la Turquie aux provinces qui ont été assez heureuses pour être déclarées indépendantes. Les destinées de la Grèce sont plus vastes que celle que les protocoles lui ont faite. Telle est ma croyance ; mais je n’ai jamais pensé que c’était par l’invasion, par la propagande armée que ces destinées devaient s’accomplir. Un temps viendra où la force seule des choses fera ce que nous ne pourrions faire aujourd’hui sans un bouleversement général qui emporterait peut-être le royaume de Grèce. Je suis donc partisan du statu quo. Aussi, dès mon entrée au ministère, me suis-je sérieusement occupé de mettre un frein à la fougue de certains esprits peu réfléchis et peu prévoyants qui voulaient pousser le gouvernement dans une voie dangereuse et antinationale. Les mesures que j’ai prises ont eu les plus heureux résultats ; les relations entre les autorités grecques et les autorités ottomanes de la frontière sont parfaitement amicales ; elles se prêtent un appui réciproque. Je vous déclare, mon respectable ami, que, tant que je serai premier ministre, la Turquie n’aura rien à craindre de ma part ; je regarde tout mouvement hostile contre les frontières voisines comme impolitique et dangereux. Je vous l’ai dit souvent à Paris, je vous l’écris d’Athènes.

A l’intérieur, M. Colettis se déclarait bien résolu à soutenir fermement le roi Othon, et plein d’espoir que, malgré l’aveuglement des passions populaires et les exigences des intérêts personnels, il réussirait, avec l’appui de la France et l’attitude tranquille des puissances continentales, à maintenir son pays dans les lois de la monarchie constitutionnelle et les limites des traités. Mais, en même temps, il me manifesta sans réserve sa profonde méfiance de l’Angleterre et de son représentant : Vous connaissez, me dit-il, mon opinion sur la politique anglaise ; je vous l’ai développée bien des fois ; elle était basée sur une longue expérience. Aussi la sincérité qu’affectait d’afficher M. Lyons m’a surpris à un point tel que je me suis souvent demandé si je m’étais trompé et si mon expérience avait été mise en défaut. Je ne pouvais comprendre cependant que l’Angleterre, qui avait tant fait pour empêcher la Grèce d’exister, pût vouloir autre chose, la Grèce existant malgré elle, que d’organiser une Grèce anglaise, gouvernée par un ministère anglais. Les faits vinrent bientôt me prouver que je ne m’étais pas trompé. Je fis connaître à notre ami Piscatory la tendance de M. Lyons et de sa politique ; je voulus le convaincre que, pour M. Lyons, toute la Grèce se résumait dans la personne de M. Maurocordato et de quelques hommes aveuglément dévoués à sa politique. Il ne partagea pas mon opinion. Je fus forcé de lui dire :Mon ami, nous ne pouvons nous entendre sur cette question ; restons amis, mais ne parlons plus des affaires du pays. — J’ai cru alors que c’était un devoir pour moi de ne plus vous écrire ; je n’étais pas d’accord sur l’ensemble avec Piscatory ; vous écrire la manière dont je voyais les choses, c’était me mettre en opposition avec lui ; vous représenter les choses comme Piscatory les voyait, c’était violenter ma conscience. J’ai préféré garder le silence jusqu’au moment où les faits viendraient prouver que j’étais dans le vrai.

Sir Edmond Lyons fit tout ce qu’il fallait pour convaincre de plus en plus M. Colettis qu’en effet il était dans le vrai. Envoyé en Grèce par lord Palmerston, et d’un esprit roide en même temps que d’un caractère ardent et fidèle, il avait gardé les passions et les traditions de la politique exclusive et impérieuse de son ancien chef. La chute de M. Maurocordato était, pour cette politique, un grave échec, et pour sir Edmond Lyons lui-même la chute de sa propre domination en Grèce. Son hostilité contre le nouveau cabinet, c’est-à-dire contre M. Colettis, fut publique et sans mesure ; soit dans l’emportement de sa colère, soit de dessein prémédité, il l’attaqua à tout propos avec un acharnement infatigable, lui attribua les projets les plus contraires à la paix de l’Europe, et se mit partout à l’œuvre, au dedans comme au dehors, pour lui susciter toutes sortes d’obstacles. Il fit plus ; il se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, l’accusa d’avoir travaillé à renverser M. Maurocordato, et cessa d’avoir, avec lui, les rapports et les procédés que leur situation officielle et leur intimité récente rendaient aussi naturels que nécessaires.

L’embarras était grand pour moi : c’était précisément à cette époque que s’établissait, entre lord Aberdeen et moi, la plus cordiale entente ; naguère, au château d’Eu et à Windsor, nous nous étions entretenus à fond de toutes choses ; j’avais reconnu et éprouvé, entre autres dans la question du droit de visite, l’élévation et l’équité de son esprit et son loyal désir d’un sérieux accord entre nos deux pays et nos deux gouvernements. Je pris le parti de traiter avec lui, à cœur ouvert et à visage découvert, des affaires de Grèce comme des autres ; je lui écrivis[28] : Je voudrais continuer à vous faire lire tout ce qui  m’arrive d’Athènes. L’impression que j’ai rapportée de nos entrevues à Eu et à Windsor, c’est que, si nous nous montrons tout, si nous nous disons tout l’un à l’autre, nous finirons toujours par nous entendre. Ai-je tort ? En tout cas, voici ce que je copie textuellement dans une lettre de M. Piscatory du 10 octobre, que je ne vous envoie pas tout entière parce qu’elle est pleine d’affaires étrangères à la politique grecque :

  Je n’ai pas goût à vous parler de sir Edmond Lyons, je ne voulais même vous en parler que le jour où les rapports convenables seraient rétablis, ce que j’espère ; je ne qualifie pas, même avec vous, ses façons d’agir ; je vous en laisse juge ; tout ce que je puis vous dire, c’est que, depuis plusieurs jours, les attachés de la légation anglaise se plaignent des procédés de sir Edmond, et qu’ils sont venus me prier, sous toutes les formes, de rétablir les anciennes relations. J’ai toujours répondu qu’on savait bien que ce n’était pas moi qui les avais changées, que je n’avais pas pris au sérieux des façons de faire dont j’avais eu droit de me plaindre, que sir Edmond Lyons poli me trouverait poli, intime dans l’avenir comme dans le passé, qu’enfin je n’avais ni mauvaise humeur, ni rancune. Tout cela a-t-il été répété ? Je n’en sais rien, c’est probable ; le fait est que sir Edmond et lady Lyons sont venus hier à Patissia pendant que nous étions absents, que j’irai aujourd’hui rendre la visite, et que tout sera fait pour maintenir la bonne attitude du côté où elle est déjà si évidemment.

De tout cela, mon cher lord Aberdeen, je ne veux relever qu’une seule chose, c’est l’esprit modéré et conciliant qu’y apporte M. Piscatory. Je suis sûr qu’il est très sincèrement préoccupé du désir de faire tout ce qu’il pourra, et qu’il fera en effet tout ce qu’il pourra honorablement pour ramener sir Edmond Lyons, et vivre de nouveau avec lui, d’abord en bons termes, puis en bonne intelligence. Aidez-le à cela. Vous seul y pouvez quelque chose.

Un seul mot sur le fond des affaires grecques. Ne nourrissez, contre Colettis, point de prévention irrévocable. Je ne sais s’il se maintiendra au pouvoir ; les pronostics de M. Piscatory à cet égard sont fort différents de ceux de sir Edmond Lyons. Mais, en tout cas, tenez pour certaines ces deux choses-ci : l’une, que M. Colettis est et sera toujours en Grèce un homme fort important ; l’autre, que c’est un homme d’un esprit rare, élevé, capable de s’éclairer par l’expérience et les bons conseils, et dont il y a un grand parti à tirer pour le résultat que vous désirez comme moi, l’affermissement tranquille de ce petit État grec. Il est plein de préjugés et de défiance contre la politique de l’Angleterre envers la Grèce ; mais on peut extirper de son esprit ces vieilles rancunes. C’est, je vous le répète, un homme très perfectible et très éclairable. Il a quelque estime pour mon jugement et une pleine confiance dans mon bon vouloir pour son pays. Je veux qu’il ait aussi confiance en vous, et qu’il croie votre politique envers la Grèce ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire sincère comme la nôtre. On peut, j’en suis sûr, l’amener à cela, et ce serait un grand pas vers le solide rétablissement de notre entente cordiale à Athènes, résultat auquel je tiens infiniment, pour le présent et pour l’avenir.

En essayant ainsi de changer l’opinion de lord Aberdeen sur M. Colettis et celle de M. Colettis sur la politique de lord Aberdeen envers la Grèce, j’entreprenais une œuvre très difficile, et je mettais lord Aberdeen dans un embarras encore plus grand que le mien. Si je parvenais à le convaincre que nous avions raison, je l’obligeais à rappeler de Grèce sir Edmond Lyons, marin éminent et honoré dans sa carrière, ardent patriote anglais, fort accrédité et bien apparenté dans son pays, fort soutenu par lord Palmerston. J’imposais ainsi à lord Aberdeen une grave difficulté intérieure et parlementaire, en même temps que je lui demandais de penser et d’agir, sur les partis grecs et leurs chefs, autrement que n’avait fait le gouvernement anglais et qu’il n’avait fait lui-même jusque-là. Il continua de protester, aussi sincèrement que hautement, contre toute prétention à une influence dominante en Grèce : On peut avoir trop comme trop peu d’influence, disait-il à M. de Jarnac[29], et je suis sûr qu’en Grèce nous en aurons toujours assez, quel qu’y soit le ministre. Mon indifférence est complète à cet égard. Je pense, il est vrai, qu’avec les idées de conquête et d’agrandissement qu’il n’a pas hésité à avoir tout haut, M. Colettis peut être un homme dangereux ; mais je ne suppose pas du tout que la France veuille le soutenir dans l’exécution de ces idées ; et, en tout cas, je suis certain que l’Angleterre et la Russie ne s’y prêteront point. Je suis donc parfaitement tranquille à cet égard. Ma grande raison de préoccupation et de regret dans toute cette affaire, c’est ma conviction croissante de l’extrême difficulté de toute coopération cordiale avec les agents français, et l’affaiblissement de ma confiance dans la solidité de ce bon accord que j’ai tant désiré de maintenir et de fortifier. Les instructions que lord Aberdeen donnait à sir Edmond Lyons furent en harmonie avec ses paroles à M. de Jarnac ; il lui enjoignit de se tenir  à l’écart, de rester étranger à toute discussion politique, de ne point prendre le caractère d’un homme de parti, de ne point se montrer hostile au gouvernement du roi Othon ; il blâma son attitude et ses procédés personnels envers M. Piscatory : La confiance entre sir Edmond et M. Piscatory est tout à fait hors de question, m’écrivait-il[30], et je ne pourrais, en homme d’honneur, lui ordonner d’affecter ce qu’il ne sent pas ; mais les rapports ordinaires de société ne doivent pas être altérés, et je vous promets que sir Edmond ne fera rien pour s’opposer au gouvernement de M. Colettis. Je ne puis lui prescrire de l’approuver, car je ne l’approuve pas moi-même ; mais il ne prendra part à aucune menée contre lui, et surtout il ne fera aucune tentative pour faire prévaloir l’influence anglaise. J’aurai soin que mes instructions soient scrupuleusement observées. Il persistait en même temps à penser et à dire que M. Piscatory n’avait pas observé les miennes, qu’il avait secondé M. Colettis dans son travail pour renverser M. Maurocordato, seulement avec plus d’habileté et de mesure que sir Edmond Lyons n’en avait mis à le soutenir ; et il conservait contre M. Colettis toutes les méfiances que, dès le premier moment, il m’avait témoignées.

Dans cette difficile situation, je fis sur-le-champ deux choses, toutes deux nécessaires pour nous donner à la fois, en Grèce et en Europe, force et raison.

Je n’ignorais pas que le prince de Metternich partageait les méfiances de lord Aberdeen sur M. Colettis, et qu’il était de plus fort peu bienveillant pour le régime constitutionnel issu à Athènes de la révolution du 15 septembre 1843 et pour ses partisans. Mais je le savais aussi d’un esprit toujours libre, enclin à prendre, en toute occasion, le rôle d’arbitre impartial, et décidé d’ailleurs à ne pas se prononcer vivement contre le ministère de M. Colettis, car le chef du parti russe en Grèce, M. Metaxa, y siégeait, et M. de Metternich se ménageait autant avec Pétersbourg qu’avec Londres. Il me revenait que son ministre à Athènes, M. de Prokesch, gardait une attitude neutre et expectante. J’écrivis au comte de Flahault[31] : M. de Metternich a trop de connaissance des hommes pour ne pas savoir qu’ils ne sont point des quantités constantes et invariables, surtout quand ils sont de nature intelligente et active. Il a connu le Colettis d’autrefois, le Colettis de la lutte pour l’indépendance grecque, le Colettis conspirateur, chef de Pallicares, étranger à l’Europe. Il ne connaît pas le Colettis qui a passé sept ou huit ans en France, séparé de ses habitudes et de ses amis d’Orient, observateur immobile et attentif de la politique occidentale, des sociétés civilisées, surtout de la formation laborieuse d’un gouvernement nouveau, au milieu des complications diplomatiques et des luttes parlementaires. C’est là le Colettis qui est retourné en Grèce et qui la gouverne maintenant. Celui-ci diffère grandement de l’ancien. Je suis loin de dire que, dans le Colettis d’à présent, il ne reste rien du Colettis d’autrefois, que toute idée fausse, toute passion aveugle soient extirpées de cet esprit, et qu’il ne se laisse pas encore quelquefois bercer vaguement par certaines ambitions ou espérances chimériques. Mais je crois que les idées saines et les intentions modérées prévalent aujourd’hui dans la pensée de cet homme. Je le crois sincèrement décidé à faire tous ses efforts pour maintenir le trône du roi Othon, pour établir dans son pays, aux termes de ses lois actuelles, un peu d’ordre et de gouvernement, et en même temps résigné à ne point se mettre, par des tentatives d’insurrection hellénique et d’agrandissement territorial, en lutte avec la politique européenne, sur la volonté et la force de laquelle il ne se fait plus aucune illusion.

Si cela est, comme je le crois, le prince de Metternich conviendra qu’il y a un assez grand parti à tirer de cet homme pour contenir, en le décomposant peu à peu, le parti révolutionnaire qui, au dedans comme au dehors, s’agite encore en Grèce, et pour conduire les difficiles affaires du roi Othon. Le prince de Metternich peut d’autant mieux agir ainsi et diriger en ce sens l’action de ses agents, qu’il n’y a, dans cette conduite, pas le moindre risque à courir ; car, si elle ne réussissait pas, si les ministres grecs rentraient dans des voies révolutionnaires et turbulentes, les cinq puissances, qui sont parfaitement d’accord à ne pas le vouloir, seraient toujours, sans grand effort, en mesure de l’empêcher, et s’uniraient sur-le-champ à cet effet.

Ma provocation ne fut point vaine : les instructions du prince de Metternich confirmèrent M. de Prokesch dans sa disposition bienveillante pour le ministère Colettis-Metaxa ; celles de Saint-Pétersbourg prescrivirent au chargé d’affaires russe, M. Persiani, d’appuyer ce cabinet et de régler en tout cas son attitude sur celle du ministre d’Autriche. Le ministre de Prusse, M. de Werther, tint la même conduite. Le ministre de Bavière, M. de Gasser, pensait et agissait comme M. Piscatory. Toutes les cours continentales étaient ainsi, plus ou moins explicitement, en bons termes avec le nouveau cabinet d’Athènes, et sir Edmond Lyons restait isolé dans son hostilité.

Mais je ne m’abusais point sur ce qu’il y avait d’insuffisant et de précaire dans cette situation ; je savais l’importance de l’action anglaise en Orient, et la faiblesse des cabinets du continent pour résister à celui de Londres quand celui de Londres avait vraiment une volonté. J’avais à cœur d’atténuer le désaccord qui existait entre lord Aberdeen et moi sur les affaires de Grèce et d’en tarir peu à peu les  sources ; je voulais du moins maintenir lord Aberdeen dans ses intentions d’immobilité politique à Athènes, et nous donner de plus en plus raison à ses yeux contre les emportements de sir Edmond Lyons. Ce qui importait le plus pour atteindre à ce but, c’était l’attitude, le langage et la conduite de M. Piscatory à Athènes, car c’était essentiellement sur lui que portaient l’humeur et la méfiance du cabinet anglais. Je connaissais bien M. Piscatory, et malgré nos dissentiments de 1840, j’avais pour lui une amitié et une confiance véritables : préoccupé de lui-même et très soigneux de son propre succès, il était en même temps ami chaud et fidèle, et serviteur loyal du pouvoir qu’il représentait ; quelquefois trop impétueusement dominé par ses impressions du moment, ses premières idées et l’intempérance de ses premières paroles, il était très capable de s’élever plus haut, de se gouverner selon un grand dessein, et de prendre courageusement sa place dans une conduite d’ensemble et d’avenir. Je résolus d’agir avec lui comme avec lord Aberdeen, de lui dire sur toutes choses toute ma pensée, de le faire pénétrer à fond dans notre situation, et de m’assurer son concours en l’associant à ma responsabilité. Je lui écrivis : Vous êtes, quant à présent, ma plus grande affaire. Réellement grande, car la chute de Maurocordato a été à Londres, et pour lord Aberdeen personnellement, un amer déplaisir. Non qu’il ait fortement à cœur que tel ou tel parti, tel ou tel homme soit au pouvoir en Grèce ; il est, à cet égard, parfaitement sensé ; mais il pressent la mauvaise position que ceci lui fera, les embarras que ceci lui donnera dans le Parlement. Quand on l’attaquait sur l’entente cordiale, quand on lui demandait ce qu’elle devenait, quelle part de succès il y avait, la Grèce était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa politique. Quand sir Edmond Lyons écrivait que vous lui aviez loyalement promis de soutenir M. Maurocordato, Voilà à quoi sert l’entente cordiale disait lord Aberdeen à sir Robert Peel qui en avait douté. Il a perdu cette réponse ; il est aujourd’hui en Grèce dans la même situation qu’en Espagne ; à Athènes comme à Madrid, il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et de ses agents. C’est un lourd fardeau ; il en a de l’inquiétude et de l’humeur. Il s’en prend à nous, à vous ; il vous reproche la rupture de l’entente, la chute de Maurocordato ; il vous accuse de l’avoir voulue, préparée, tout au moins de n’avoir pas fait ce qu’il fallait, ce que vous pouviez pour l’éviter. Vous auriez dû, dit-il, peser davantage sur Colettis, dans l’origine pour qu’il fût ministre avec Maurocordato, plus tard pour qu’il ne lui fît pas d’opposition. Je nie, j’explique ; je soutiens que Maurocordato est tombé par sa faute, par la faute de sir Edmond Lyons qui l’a conseillé et auquel il n’a pas su résister. Je prouve que vous l’avez averti de très bonne heure, constamment, et que vous l’avez soutenu aussi longtemps que vous l’avez pu sans vous perdre, vous et votre gouvernement, dans l’esprit de la Grèce. J’embarrasse lord Aberdeen ; je l’ébranle, car il a l’esprit juste et il est sincère ; il veut sincèrement avec nous l’entente cordiale, en Grèce le développement régulier du gouvernement constitutionnel sous le roi Othon ; il n’a point le mauvais vouloir, les arrière-pensées que Colettis lui suppose. Je lui fais entrevoir la vérité, les torts de Lyons et leurs conséquences ; mais je ne le persuade pas pleinement et définitivement ; je ne dissipe pas son humeur, car ses embarras dans le Parlement lui restent, et je ne puis pas l’en délivrer.

J’ajoute entre nous, mon cher ami, que de loin, pour un spectateur qui a du sens et un peu d’humeur, la chute de Maurocordato, en admettant qu’elle ait été naturelle et inévitable, ne paraît pas bien honorablement motivée pour ses adversaires, ni pour la Grèce même. Ces griefs, ces colères, ces clameurs, ces cris de vengeance contre le ministère Maurocordato, à propos de la distribution des places ou des manœuvres électorales, tout cela paraît fort exagéré et dicté par des passions ou des intérêts personnels. M. Maurocordato n’a commis aucun acte grand et clair de coupable ou mauvaise politique ; il n’a point trahi le roi ni la constitution ; aucun intérêt vraiment national, aucun danger éclatant ne semble avoir commandé sa chute ; elle a été amenée par des rivalités et des prétentions de parti, de coterie, de personnes. Pourquoi Colettis n’avait-il pas voulu être ministre avec lui ? Pour lui laisser essuyer les plâtres constitutionnels et faire les élections. Cela peut avoir été très bien calculé ; cela ne donne pas grande idée de l’habileté de Maurocordato ; mais cela n’inspire pas non plus grande estime pour les causes de sa chute et pour ses successeurs.

C’est là l’état d’esprit de lord Aberdeen, le plus impartial des membres de son cabinet, le meilleur quant à l’entente avec nous. Voilà contre quelles dispositions nous avons à lutter et avec quelles dispositions nous avons à vivre à Londres, quant au gouvernement actuel de la Grèce.

Mes conversations, mes lettres n’ont pas été sans effet. J’ai obtenu des instructions formelles de lord Aberdeen à sir Edmond Lyons : 1º pour que, dans ses rapports sociaux, il laissât là sa colère, son humeur, et vécût, comme il le doit, convenablement avec vous ; 2º pour qu’il se tînt tranquille, dans les affaires intérieures de la Grèce, n’attaquât point le ministère Colettis et ne lui suscitât aucun obstacle.

Ces instructions sont données à Londres sérieusement, sincèrement. Comment seront-elles exécutées à Athènes ? Nous verrons ; mais je serai en droit et en mesure d’en réclamer l’exécution.

Très confidentiellement, de lui à moi, lord Aberdeen me témoigne des craintes sur l’esprit au fond peu constitutionnel et sur les vues d’agrandissement de Colettis. Il me demande de lui promettre qu’au dedans la constitution, royauté et libertés publiques, au dehors les traités et le statu quo territorial seront respectés. Il se méfie beaucoup de l’alliance avec M. Metaxa, et demande ce que nous aurions dit dans le cas où M. Maurocordato l’aurait contractée, et si nous sommes sûrs que nous n’en serons pas dupes.

Voilà la face extérieure des affaires grecques entre Paris et Londres. Je viens à la face intérieure et purement grecque, telle que je la vois.

J’admets tout ce que vous me mandez sur les causes de la chute de Maurocordato, sur la satisfaction générale du pays, sur la bonne direction actuelle des affaires, sur la grande position, le bon état d’esprit et l’ascendant mérité de Colettis. Il faut le soutenir et l’aider. Il faut maintenir, en la surveillant, son union avec M. Metaxa. Il faut pratiquer, en un mot, la politique vraiment grecque et bonne pour la Grèce, malgré les embarras qu’elle nous suscite. Je n’ai pas, sur cela, la moindre hésitation.

Mais prenez bien garde aux deux points que voici.

Colettis est un esprit supérieur, et par là il peut sortir de l’ornière de ses anciennes idées et préventions. Mais c’est un naturel très passionné et très tenace dans sa passion, car il est plein de force et de dévouement, et quoiqu’il ait beaucoup appris, il est plein encore d’ignorance. Par là il peut aisément retomber dans l’ornière.

Parmi ses anciennes préventions, aucune n’est plus profonde que sa méfiance de la politique de l’Angleterre envers la Grèce. Il ne voit pas les faits nouveaux qui ont modifié ou qui peuvent modifier cette politique ; et s’il les entrevoit un moment, il les oublie, au premier prétexte, pour rentrer dans l’antipathie et la lutte.

Le parti anglais peut fort bien, par le jeu des institutions, être battu et écarté, pour un temps, du pouvoir en Grèce. Bon gré mal gré, l’Angleterre s’y résignera. Mais la Grèce ne peut pas encourir le mauvais vouloir permanent, l’hostilité déclarée de l’Angleterre. Elle n’est pas en état de supporter, soit les coups directs, soit les complications européennes qui en résulteraient.

Ne perdez jamais cela de vue, et faites en sorte que Colettis y pense.

Règle de conduite essentielle, fondamentale. Maintenez-vous en bons rapports avec les hommes du parti anglais qui s’y prêteront, surtout avec M. Maurocordato. Je serais surpris s’il ne s’y prêtait pas. Ayez toujours en perspective un rapprochement entre Colettis et lui. Ménagez-en, préparez-en la possibilité. Cela peut être un jour indispensable pour la Grèce. Cela nous est bon à nous. Il faut que ce soit là, pour nous, une politique réelle et une attitude constante.

Je ne partage pas les inquiétudes de lord Aberdeen sur l’esprit peu constitutionnel de Colettis. Par goût ou par nécessité, il sera constitutionnel. Mais je ne suis pas aussi rassuré sur ses vues territoriales, sur le travail caché ou l’entraînement non prémédité auquel il pourrait se livrer. Ne lui laissez de ce côté aucune incertitude, aucune chimère dans l’esprit. La lutte partielle qui a affranchi et fondé la Grèce ne peut pas se recommencer. La question est aujourd’hui plus grande et plus claire. C’est du maintien ou de la chute de l’Empire ottoman qu’il s’agit ; et cette question-là, ce n’est pas la Grèce qui décidera de son moment.

Mon cher ami, je n’exige pas de vous que vous pensiez, avant tout, à notre politique générale, et que vous ne fassiez strictement, aux affaires de la Grèce, que la part qui leur revient dans l’ensemble de nos affaires. Cela vous serait peut-être impossible. C’est moi que cela regarde. Mais je vous demande de ne jamais oublier notre politique générale, et de veiller constamment à ce qu’en faisant les affaires de la Grèce et de la France en Grèce, vous ne suscitiez, dans nos affaires générales, que la mesure d’embarras qui sera réellement inévitable. Vous êtes aujourd’hui, je vous le répète, mon principal embarras. Je ne m’en plains point ; je ne vous le reproche point ; vous avez fait ce qu’il y avait à faire à Athènes ; je vous en ai approuvé et je vous y soutiendrai. Mais dites-vous souvent que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n’est pas là que sont les plus grandes affaires de la France.

Post-scriptum. Sir Stratford Canning, qui est, vous le savez, fort honnête homme et qui aime la Grèce, écrit à lord Aberdeen sans colère mais avec tristesse, à propos de l’état actuel des choses et du ministère Colettis-Metaxa : Tout ceci ne tournera au profit ni de l’Angleterre ni de la France.

Sir Stratford Canning craignait que l’alliance de M. Colettis avec M. Metaxa ne tournât au profit de la Russie. Il se trompait ; il ne savait pas à quel point ces deux hommes étaient de taille inégale, et quelle force politique supérieure M. Colettis puiserait bientôt dans sa supériorité personnelle d’esprit et de caractère. Les faits ne tardèrent pas à le prouver. Deux mois après la formation du cabinet, M. Piscatory m’écrivait[32] : Colettis va bien ; il a fort élargi son cercle ; nous avons décidément gagné la partie contre ses vieilles idées. A-t-il raison d’avoir une entière confiance ? Je n’ose l’affirmer ; mais il a certainement une puissance réelle. Viendra-t-il à bout, comme il le croit, de fonder un gouvernement ? La tâche est rude ; mais il ne lâchera pas prise facilement. Le roi et la reine, charmés de leur voyage dans les provinces, lui savent gré de l’accueil qu’ils ont reçu partout ; et les gens d’ordre, ceux-là même qui ont une préférence pour le nom de Maurocordato, sentent bien que Colettis peut seul les protéger, et que son entente ou sa rupture avec Metaxa sont le succès ou la perte de la cause. Deux mois plus tard, au moment où la vérification des pouvoirs se terminait dans la Chambre des députés à Athènes, M. Piscatory me tenait le même langage[33] : Le succès de Colettis continue. Je ne lui passe rien. Metaxa se conduit honnêtement jusqu’ici. Il voit bien que son parti se dissout sous le soleil Colettis ; mais il sent qu’en se séparant, il se perdrait ; je le soigne. Je m’occupe peu du roi ; Colettis est là tout-puissant, au moins autant qu’on peut l’être. Il faut voir la session. J’espère qu’elle ne sera pas mauvaise. J’ai sauvé plusieurs députés maurocordatistes ; je sauverai Maurocordato. Je le fais pour vous ; ici, ce n’est bon à rien ; il n’y a pas de pays où la chevalerie ait moins de valeur, même auprès de ceux qui en profitent.

Plus la session avançait, plus la majorité se prononçait avec éclat pour le ministère, et pour M. Colettis dans le ministère. Quelques postes considérables étaient vacants ; entre autres, dans le cabinet même, celui de ministre de l’instruction publique et des cultes ; des amis de M. Metaxa étaient sur les rangs ; M. Colettis désirait appeler l’un d’entre eux ; mais ils étaient tous si ardents en matière religieuse, qu’il hésitait à leur remettre la direction des cultes : Je pense, m’écrivait M. Piscatory[34], que, s’il faut faire un sacrifice ; il doit être au profit de l’entente. Je ne crains pas que cette entente se rompe : M. Metaxa n’a nulle envie de refaire ce qu’il a fait pendant l’assemblée nationale ; il sait bien qu’il a affaira à un collègue bien autrement fort que M. Maurocordato. Il sait que M. Colettis ne craindrait pas de se passer de lui ; je le crois aussi ; mais s’il n’y a pas de danger sérieux dans cette séparation, il y aurait au moins de grands inconvénients. Le ministère, tel qu’il est, doit faire certainement la session. Arrivé jusque-là, il ira facilement jusqu’à la session prochaine. L’entente, contrariée uniquement par les mauvaises fractions des deux partis, par les susceptibilités de M. Metaxa, par les succès trop apparents de M. Colettis, est surveillée avec soin par tous les gens sensés. M. Colettis lui fera, je n’en doute pas, des concessions ; mais il les mesure si juste que j’ai quelquefois peur que ce ne soit trop juste. Je ne cesse de l’avertir, et surtout j’ai grand soin des inquiétudes assez vives de M. Metaxa. M. le ministre d’Autriche veille de son côté ; et il sera moins suspect que moi au roi et à la reine, quand il leur conseillera des ménagements pour M. Metaxa dont on oublie difficilement, au palais, la conduite en septembre et pendant l’assemblée nationale.

Le dire de M. le ministre d’Angleterre est maintenant celui-ci :Le ministère est mauvais, la chambre très mauvaise, son bureau détestable ; cependant il est possible qu’on réussisse, et dans ce cas, le succès prouvera l’excellence des institutions. — C’est à M. de Prokesch que sir Edmond Lyons a tenu ce langage. M. le ministre de Bavière, qui l’a vu hier, l’a également trouvé plus modéré et parlant beaucoup d’un congé de dix-huit mois dont il aurait grand besoin, et auquel il avait bien droit après un séjour de dix ans.

Malgré ma satisfaction de l’état général des faits à Athènes, ce dernier rapport de M. Piscatory m’inquiéta vivement : Prenez-y garde, lui écrivis-je[35] ; votre situation me paraît bien tendue. J’appelle toute votre sollicitude sur deux points. Pas de rupture avec Metaxa. Colettis ne tiendra pas longtemps seul contre Maurocordato et Metaxa réunis. De plus, grande surveillance des hommes de désordre ; car, après tout, ce sont les amis de Colettis, et il les ménage, pas plus peut-être qu’il ne peut, mais à coup sûr, plus qu’il ne faut. S’il se brouillait avec Metaxa, il serait livré à ces hommes-là, et il s’engagerait dans la violence, faute de force. Et la violence ne le mènerait pas loin. Encore une fois, il n’aurait pas même la ressource de troubler l’Europe ; cela ne dépend pas de lui. Mais il tomberait, à son grand mal, au grand mal de la Grèce, et aussi au nôtre.

Mon inquiétude ne me trompait pas. M. Metaxa supportait de plus en plus impatiemment l’ascendant toujours croissant de M. Colettis. Une opposition, formée des amis de M. Maurocordato et des plus ardents nappistes, mécontents que le cabinet ne fît pas assez pour eux, se manifesta dans la chambre des députés ; sir Edmond Lyons la soutint avec sa passion accoutumée ; les intérêts de l’orthodoxie grecque lui parurent un bon terrain pour engager une lutte ; la foi catholique du roi Othon et la difficulté d’assurer, selon le vœu formel de la constitution, la foi grecque de son successeur, ramenaient sans cesse les débats de ce genre : L’alliance anglo-russe a été tentée, m’écrivit M. Piscatory[36], et M. Metaxa s’y est laissé entraîner ; la question s’est posée entre lui et M. Colettis, entre nous et l’alliance. La majorité, qui avait paru un moment incertaine, a fini par se prononcer fortement, à 65 voix contre 32, pour M. Colettis. Je suis convaincu qu’il fallait mettre sur-le-champ M. Metaxa à la porte ; mais je devais conseiller le contraire, et je l’ai fait. Mes collègues m’ont tenu pour très convaincu, et c’est aujourd’hui M. de Prokesch qui accepte le plus nettement l’idée de la séparation, si l’entente est un obstacle. Il ajoutait quelques jours plus tard[37] : Tous les jours la séparation de Colettis et Metaxa devient plus inévitable. La nomination des sénateurs, qui sera connue aujourd’hui ou demain, sera le signal. J’ai beau dire très haut qu’il faut conserver l’entente ; je suis convaincu que c’est impossible ; M. Metaxa a pactisé avec l’opposition ; mes collègues le voient et le disent tout haut. Ne vous inquiétez pas de cet événement ; la session finira bien ; l’ordre ne sera pas troublé, et très probablement nous n’aurons plus bientôt à lutter que contre ceux qui veulent s’en prendre au roi. Cette opposition-là n’est pas nombreuse, et elle n’a pas, en ce moment, de racines dans le pays. Nous avons la force matérielle ; nous avons la majorité dans la chambre des députés ; nous l’aurons dans le sénat ; nous avons la confiance entière du roi ; nous soutenons le pouvoir et l’ordre. N’est-ce pas là la bonne position, ici et devant l’Europe ?

La rupture éclata, en effet. Nommé ministre de Grèce à Constantinople, M. Metaxa refusa cette mission. Le général Kalergis, le chef militaire de l’insurrection du 15 septembre 1843, et depuis lors aide de camp du roi Othon, fut écarté de son poste d’aide de camp et nommé inspecteur d’armes en Arcadie, ce qu’il refusa également. Toute entente cessa entre les chefs des trois grands partis qui divisaient la Grèce et l’Europe en Grèce ; et M. Colettis, fermement soutenu par le roi Othon et par les deux chambres, resta seul chargé de pratiquer et de fonder un gouvernement libre, sous les yeux et sous le feu de MM. Maurocordato et Metaxa devenus ses adversaires déclarés.

Je ne m’étais fait avant, et je ne me fis, après l’événement, aucune illusion sur sa gravité. J’écrivis sur-le-champ à M. Piscatory[38] : Ce qui est fait est fait. Je le regrette beaucoup. Metaxa donnait à Colettis des embarras, des déplaisirs ; mais au fond il ne le gênait et ne l’empêchait de rien qui importât réellement. Quand ils n’étaient pas du même avis, Colettis l’emportait, et quand ils étaient du même avis, ce qui arrivait habituellement, cela servait beaucoup. Et au dehors, leur union était une réponse péremptoire à toutes les accusations, à tous les soupçons, une garantie, partout reconnue, de force et de durée. Qu’arrivera-t-il maintenant à l’intérieur ? Je n’en sais rien. J’accepte vos pronostics. Il se peut que Colettis, seul maître, rallie à lui les bons éléments nappistes, gouverne bien et dure. Sa cause est bonne. J’ai confiance en lui. J’ai confiance en vous. Je sais qu’on peut réussir et durer contre l’attente de ses adversaires, et même de ses amis. Mais tenez pour certain que, d’ici à quelque temps, à Pétersbourg, à Londres, même à Vienne, parmi les maîtres des affaires et aussi dans le public, on ne croira pas à la durée de Colettis. Ceci lui créera bien des difficultés de plus. Je ne puis, au premier moment, mesurer jusqu’où iront les intrigues de ses ennemis et les méfiances des hommes qui, sans être ses ennemis, ne pensent pas bien de lui et ne lui veulent pas de bien ; mais, à coup sûr, les ennemis se remueront beaucoup et les indifférents laisseront beaucoup faire. Je reçois aujourd’hui même, de M. de Rayneval[39], une dépêche qui m’avertit que les meilleures instructions que nous puissions espérer de Pétersbourg pour M. Persiani, c’est l’ordre de se tenir à l’écart, de ne pas approuver et de ne pas soutenir, en ne nuisant pas. Tenez pour certain que le cabinet russe n’entrera nulle part dans aucune lutte, petite ou grande, contre celui de Londres, et qu’il sera charmé toutes les fois qu’il croira trouver une occasion de plaire à Londres en s’éloignant de nous. Et ne comptez pas sur les cabinets allemands ; ils pensent tous très mal de sir Edmond Lyons ; mais je doute qu’ils le disent aussi haut dès qu’ils n’auront plus, pour se couvrir, l’alliance de Metaxa avec Colettis. Nous serons les seuls amis sûrs et publics de Colettis resté seul.

Je n’ai pas besoin de vous dire que nous serons en effet ses amis, et très nettement. Je compte sur son imperturbable fixité dans les deux points fixes de notre politique en Grèce. Au dehors, le maintien du statu quo territorial et de la paix avec la Porte ; au dedans, le maintien du roi Othon et du régime constitutionnel. Tranquille sur ces deux points, je soutiendrai fermement l’indépendance du roi Othon pour la formation de son cabinet et l’indépendance du cabinet grec pour la conduite des affaires grecques. Je soutiendrai Colettis comme le chef du parti national, et comme le plus capable, le plus honnête et le plus sûr des hommes qui ont touché au gouvernement de la Grèce. Je crois tout à fait cela, et j’aime l’homme. Je vous crois aussi très capable de le soutenir en le contenant, et je vous aime aussi. Mais ne vous faites et que Colettis ne se fasse aucune illusion. La situation où nous entrons est très difficile. Je ne vois pas clairement qu’elle fût inévitable. Je crains que nous ne retombions dans ce qui a, si longtemps et sous tant de formes diverses, perdu les affaires grecques, la division et la lutte des partis intérieurs et des influences extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce passé. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir. Je vous préviens que je crois le danger grave et que j’y penserai à tout moment. Faites-en autant de votre côté. J’espère que nous le surmonterons ensemble.

Je ne me contentai pas de faire arriver mes préoccupations et mes conseils à M. Colettis par M. Piscatory ; je voulus les lui exprimer directement à lui-même, en lui donnant en même temps un nouveau gage de mon amitié comme de notre appui, et en appelant fortement son attention sur la responsabilité nouvelle qui pesait sur lui depuis qu’il était seul en possession du pouvoir. Je lui écrivis, deux mois après la retraite de Metaxa[40] : J’ai un grand plaisir à vous annoncer que le Roi vient de vous donner le grand-cordon de la Légion d’honneur. J’attendais avec impatience une occasion naturelle de le lui proposer. Le voyage de M. le duc de Montpensier en Grèce me l’a fournie. Le roi et la reine ont été vivement touchés de l’accueil que leur fils a reçu de votre roi, de votre reine, de votre nation, de vous-même. Ce que vous faites à Athènes entretient et perpétue les souvenirs que vous avez laissés à Paris. Tenez pour certain que vous avez ici de vrais amis, et ils espèrent vous y revoir un jour, le jour où votre pays n’aura plus autant besoin de vous.

Vous avancez, ce me semble, dans votre œuvre, quoique vos difficultés soient toujours aussi grandes. C’est la condition du gouvernement dans les pays libres ; le succès, même certain et éclatant, n’allège point le fardeau ; il faut recommencer chaque matin le travail et la lutte comme si rien n’était encore fait. Vous touchez au terme de votre session ; mais alors commencera pour vous une autre tâche, non moins rude en elle-même et peut-être encore plus nouvelle chez vous, celle du gouvernement intérieur, de l’administration régulière, responsable, incessamment appliquée à maintenir ou à établir partout l’ordre, la justice distributive, la prospérité publique. Vos ennemis du dedans et du dehors vous attendent, mon cher ami, à cette seconde épreuve. Ils disent que vous êtes entouré d’un parti de tout temps étranger à l’ordre, à l’état social tranquille et réglé ; que vous ne parviendrez pas à lui faire accepter le joug des lois, de la responsabilité administrative, de la bonne gestion financière ; que les emplois publics, les revenus publics seront livrés aux ambitions et aux dilapidations particulières ; que le désordre et les embarras intérieurs rentreront par là dans l’État ; que bientôt les trois puissances créancières de la Grèce s’apercevront qu’elles n’ont, sous le régime constitutionnel, pas plus de garanties qu’elles n’en avaient, avant la constitution, pour le rétablissement des finances grecques et le payement des intérêts de l’emprunt ; alors, dit-on, commencera en Grèce une nouvelle série de griefs et d’événements non moins fâcheux que ceux dont nous avons été les témoins. Ces prévisions et ces craintes vous arrivent certainement comme à nous. J’ai la confiance que vous les déjouerez, et qu’en appliquant à la seconde partie de votre tâche toute la rectitude de votre jugement et toute l’énergie de votre volonté, vous aurez la gloire d’avoir ouvert dans votre pays l’ère du régime constitutionnel, de l’ordre administratif aussi bien que politique, et du rôle régulier et pacifique de la Grèce dans le système général de la politique européenne. Je pense, avec une émotion d’ami, aux sentiments qui rempliront votre âme à la fin de votre vie, s’il vous est donné qu’elle soit ainsi et jusqu’au bout remplie.

Je savais que je pouvais témoigner avec cet abandon à M. Colettis ma sympathique sollicitude, car il était de ceux qui ont l’âme assez riche pour ne pas s’absorber tout entiers dans la vie politique, et qui, au milieu de ses sévères travaux, restent sensibles à d’autres joies comme à d’autres tristesses : Votre lettre, me répondit-il[41], est venue ajouter un vif et sincère plaisir à l’honneur que m’a fait votre roi. Votre sympathie pour mon pays, votre amitié pour moi, votre connaissance des nécessités de tout gouvernement ont inspiré vos paroles ; aussi me suis-je empressé de les lire à mon souverain et à mes amis qui, eux aussi, peuvent en profiter. Elles sont pour moi le gage d’une estime que je n’aurai pas trop payée de tous mes efforts, s’il m’est donné d’accomplir la tâche que la Providence m’a confiée. Oui, je crois avancer dans mon œuvre ; chaque jour je fais un pas vers le but que j’ai dû me proposer : rétablir l’ordre dans un pays profondément troublé, rendre au trône la haute position qui lui appartient, concilier sans secousse les règles constitutionnelles avec les mœurs nationales. Mais ne jugez pas mon pays, ne me jugez pas moi-même sans tenir compte des caractères particuliers de notre société : elle est intelligente, mais sans expérience ; elle a le goût de l’ordre, mais elle en ignore les conditions ; l’intérêt particulier ne sait pas ce que, pour son propre succès, il doit à l’intérêt général ; les hommes ne suivent déjà plus les inspirations d’un chef et ils ne se rallient pas encore autour d’un principe ; les intérêts individuels sont avides ; l’esprit de localité est susceptible. Braver tout ce mal pour arriver au bien absolu, ce serait tout compromettre. Croyez que, si vous avez un juste milieu à maintenir entre des principes opposés, nous avons, nous, un juste milieu à garder entre ce qui est et ce qui doit être. Croyez enfin que, si je fais des concessions à ce qu’on voudrait que je tentasse de réformer violemment, je ne les fais pas par faiblesse, mais parce que je suis convaincu que les secousses sont ce qu’il y aurait de pire pour la justice, pour les finances, pour la prospérité publique, pour tous les intérêts que vous me recommandez.

M. Prokesch, me disait-il dans une autre lettre[42], qui avait dernièrement fait un voyage dans la Grèce orientale, est revenu hier d’une tournée dans les provinces occidentales et sur cette partie de la frontière. Il a trouvé le pays fort tranquille et les populations fort occupées de leurs travaux agricoles. Il m’a surtout exprimé la satisfaction que lui ont causée les dispositions qu’il a remarquées, dans le peuple et dans les employés, à se maintenir en bonnes relations avec la Turquie. Tant que la Grèce ne sera pas séparée de la Turquie par une muraille semblable à celle de la Chine, ou tant que le gouvernement grec n’aura pas une vingtaine de mille hommes à placer en garde permanente sur la frontière, je n’irai pas et personne n’ira prendre sur soi de garantir qu’aucun bandit ne s’échappera de la Grèce pour aller exercer le brigandage chez les Turcs. Tout ce que le gouvernement grec peut faire, et il le fait, c’est de donner ordre aux autorités civiles et militaires de la frontière de s’entendre avec les pachas et les dervenagas turcs quant à la poursuite des malfaiteurs, et je vous dirai qu’en effet les autorités grecques et ottomanes s’entendent si bien que jamais ces contrées n’ont été aussi tranquilles qu’en ce moment.

La tranquillité intérieure dont se félicitait M. Colettis fut bientôt troublée, et les difficultés qu’il prévoyait, sans s’en effrayer, ne tardèrent pas à éclater, plus graves qu’il ne les avait prévues. La rupture entre les chefs des partis amena la lutte des partis, dans le pays comme dans les chambres ; et, pendant que, dans les chambres, l’alliance de MM. Maurocordato et Metaxa formait une opposition redoutable, cette opposition se transformait, dans le pays, en désordres matériels, en dérèglements administratifs, en conspirations et en séditions contre le cabinet. Pendant la première année de son gouvernement solitaire, M. Colettis lutta, avec succès, contre tous ces adversaires et tous ces périls ; il avait la majorité dans les chambres ;le roi et le peuple lui étaient de plus en plus favorables ; partout où se produisaient l’intrigue ou la rébellion, la couronne et la population lui prêtaient leur concours pour les réprimer ; les tentatives de quelques bandes grecques, soit pour piller, soit pour provoquer l’insurrection contre la Turquie dans les provinces frontières, furent efficacement prévenues ou désavouées. Tel était enfin, en Grèce, l’état des affaires, que je pus écrire au comte de Flahault[43] : Nous avons maintenant à la tête des affaires, sur les deux points de l’Orient européen qui nous intéressent le plus, les deux hommes les plus capables de comprendre et de pratiquer un peu de bonne politique, Réchid-Pacha à Constantinople et Colettis à Athènes. J’espère que M. de Metternich n’a pas tout à fait oublié ce que je vous écrivais, il y a un an[44], sur Colettis, et qu’il trouve que sa conduite n’a pas mal répondu à mon attente. Colettis a conquis la confiance du roi Othon et même de la reine. Il s’applique à raffermir le trône, à relever le pouvoir. Il ne se prête point aux fantaisies conquérantes ou conspiratrices qui peuvent préoccuper encore son ancien parti. Il se conduit, envers les chambres grecques, avec adresse et autorité. Il vient d’achever une session ; il en commence sur-le-champ et hardiment une autre pour faire voter le budget de 1846 comme celui de 1845, et avoir ainsi devant lui un certain temps d’administration sans combat politique. Il tâchera d’employer ce temps à mettre un peu d’ordre dans les finances de la Grèce, à faire dans le pays quelques travaux publics, à imposer aux agents du pouvoir et à la population quelques commencements d’habitudes tranquilles et régulières. Les difficultés de la situation, déjà très grandes, sont fort aggravées par l’hostilité active, incessante, de sir Edmond Lyons ; je n’entre dans aucun détail à ce sujet ; M. de Metternich en sait, à coup sûr, autant que moi. J’en ai dit à lord Aberdeen, au château d’Eu, tout ce que j’en pense. Je le crois bien près d’être convaincu que Lyons juge mal les affaires de la Grèce et conduit mal celles de l’Angleterre en Grèce. Mais, mais, mais..... je m’attends à la prolongation de cette grosse difficulté. Heureusement, les représentants des cours allemandes à Athènes, surtout M. de Prokesch, jugent bien de leur situation et emploient bien leur influence. Ceci me rassure un peu contre les chances de perturbations nouvelles que sir Edmond Lyons fomente de son mieux. Appelez, je vous prie, l’attention de M. le prince de Metternich sur deux choses : 1º sur le ministre de Turquie à Athènes, M. Musurus, Grec tout à la dévotion de Lyons, qui envenime sans cesse les moindres affaires de la Porte en Grèce, et fait à Constantinople d’insidieux rapports ; un bon avis, donné là sur son compte, serait très utile ; 2º sur le chargé d’affaires de Russie, M. Persiani, petit et timide, mais sans mauvaise intention ni mauvais travail ; il se plaint de n’être pas assez compté par le roi, la reine et par quelques-uns de ses collègues ; il y aurait avantage à ce qu’il fût bien traité, et prît quelque confiance dans sa position et en lui-même. M. de Metternich fera, de ces observations confidentielles, l’usage qu’il jugera convenable.

Le prince de Metternich donna les conseils et prit les petits soins que je lui demandais. Je dis les petits soins ; non qu’ils ne fussent pas importants, et que, s’ils avaient manqué, le gouvernement grec n’eût pas eu à en souffrir ; mais ce n’était pas les appuis extérieurs et diplomatiques, quelque indispensables qu’ils fussent, qui pouvaient mettre M. Colettis en état de surmonter les difficultés avec lesquelles il était aux prises ; c’était en lui-même, dans sa clairvoyante appréciation des intérêts grecs et dans son énergique volonté de les faire triompher, qu’il devait puiser et qu’il puisait en effet sa force. Dans un pays naguère et à peine sorti de la servitude par l’insurrection, il avait à fonder en même temps le pouvoir et la liberté. Il fallait qu’au centre il relevât la royauté et qu’il organisât dans les chambres une majorité de gouvernement. Dans les provinces, il était chargé d’établir l’ordre, la justice et une administration régulière, faits inconnus en Grèce, aussi bien depuis qu’avant son affranchissement. Au dehors, il avait à contenir les passions des Grecs sans les éteindre, et à ajourner indéfiniment leur grand avenir sans leur en fermer les perspectives. C’était là l’œuvre difficile et chargée de problèmes contradictoires que l’Europe lui imposait et qu’il s’imposait lui-même, car il avait l’esprit assez grand pour en mesurer l’étendue et le cœur assez ferme pour en accepter la nécessité. On ne poursuit pas une telle œuvre sans avoir bien des sacrifices à faire et bien des tristesses à subir en silence. Pour organiser dans les chambres une majorité de gouvernement et pour enfermer dans les limites du petit État grec les passions qui aspiraient à l’affranchissement général de la race grecque, il fallait que M. Colettis donnât à ses anciens compagnons d’armes, aux hommes de la guerre de l’indépendance, des satisfactions suffisantes pour qu’ils se résignassent à la discipline de l’ordre civil et à l’inaction de la paix. L’unique moyen d’obtenir d’eux ce double effort, c’était de leur laisser dans leur province, dans leur ville ou leur campagne, les avantages et les plaisirs d’une influence bien voisine de la domination personnelle et locale ; domination inconciliable avec une bonne administration publique, et qui devenait la source d’une multitude d’abus financiers, judiciaires, électoraux, dont la responsabilité pesait sur le gouvernement central qui ne pouvait les réprimer sans irriter leurs auteurs et sans compromettre ainsi toute sa politique. Ces abus étaient incessamment signalés à M. Colettis, et par ses amis qui s’en désolaient, et par ses adversaires qui s’en faisaient une arme contre lui. La correspondance et la conversation de sir Edmond Lyons étaient le bruyant écho de tous les désordres locaux, de tous les actes irréguliers ou violents, de tous les inconvénients intérieurs ou extérieurs qu’enfantait cette situation, et il en tirait une incessante accusation contre le cabinet qui ne savait pas ou ne voulait pas en préserver le pays. Sir Edmond s’en plaignait un jour vivement à M. Colettis lui-même ; le ministre de Prusse, M. de Werther, appuyait ses plaintes ; M. Piscatory, présent à l’entretien, gardait le silence, ne voulant pas contester un mal dont il reconnaissait la réalité : Vous me demandez que le gouvernement soit partout présent et actif, leur dit M. Colettis, qu’il impose partout sa règle ; vous voulez que je mette toutes voiles dehors. Je vous préviens que la mâture entière cassera.

Malgré ses prévisions inquiètes, M. Colettis entreprit de porter remède aux maux dont on se plaignait ; il donna à toutes les autorités, à tous les agents du pouvoir des ordres sévères pour que les abus, les illégalités, les vexations de parti, les excursions de frontières, tous les désordres locaux, fussent réprimés ; il en fit arrêter et punir les auteurs. Plusieurs condamnés à mort, pour de vrais et odieux actes de brigandage, étaient en prison, car on n’avait pas encore osé leur infliger la peine légale de leurs crimes ; il les fit exécuter. Le mécontentement pénétra dans son propre parti ; irrités de mesures qui restreignaient leur pouvoir, leur indépendance, leurs avantages de tout genre, quelques-uns de ses anciens compagnons d’armes joignirent leurs séditions à celles de ses adversaires. Un vaillant et populaire chef de Pallicares, Griziottis, qui avait soutenu jusque-là le régime constitutionnel et M. Colettis, prit les armes dans l’Eubée pour leur résister. Toutes ces tentatives furent énergiquement combattues et vaincues ; la plupart des fonctionnaires et l’armée restèrent fidèles au pouvoir légal. Dans la rencontre qui mit fin à sa révolte, Griziottis eut le bras emporté : M. Piscatory, en félicitant le premier ministre de la victoire, vit des larmes rouler dans ses yeux : Quand nous n’aurons plus de tels hommes, lui dit Colettis, que deviendra l’avenir du pays ? Le chef de gouvernement faisait son devoir, mais en conservant dans son âme les ambitions du Grec et les sympathies du vieux guerrier.

C’était là une situation singulièrement tendue et périlleuse. Sir Edmond Lyons en exagérait beaucoup à son gouvernement les maux et les périls, et il les attribuait entièrement à M. Colettis dont il méconnaissait, avec un aveuglement passionné, les fermes intentions, les qualités supérieures et les succès dans la politique d’ordre et de paix. Abusés par ces rapports, et me croyant abusé de mon côté par les rapports contraires de M. Piscatory, lord Aberdeen et sir Robert Peel persistaient dans leur méfiance malveillante envers M. Colettis et la lui témoignaient en toute occasion. Dans l’automne de 1845, le prince de Metternich, causant à Francfort avec lord Aberdeen, fit sur lui, selon l’expression du comte de Flahault une charge à fond pour changer sa disposition envers le chef du ministère grec, mais sans succès ; les traditions de la politique anglaise, le déplaisir et l’échec qu’elle subissait à Athènes et les embarras de la situation parlementaire, étaient plus forts que mes renseignements et mes raisonnements, et maintenaient, entre nous, la dissidence. Je n’en ressentais cependant pas une inquiétude grave ; lord Aberdeen était loin d’avoir, dans le jugement de sir Edmond Lyons, une entière confiance ; sir Robert Peel lui-même le blâmait d’avoir pris à Athènes l’attitude d’un homme de parti, et de s’être plus préoccupé de ses mortifications personnelles que des intérêts de son pays ou de ceux de la Grèce. Je ne craignais pas que le cabinet anglais se portât, envers celui d’Athènes, à aucune mesure violente, ni que notre dissentiment dans ce coin du monde altérât la bonne entente qui subsistait d’ailleurs entre nous : Il faut vivre avec ce mal là, écrivais-je à M. Piscatory ; nous ne sommes pas en train d’en mourir. Je regrette le fait, mais je m’y résigne. De la bonne politique faite en commun valait mieux pour tout le monde ; faisons-la seuls. Je n’ai pas besoin de vous recommander, envers nos adversaires d’Athènes, la mesure froide et le dédain des mauvais petits procédés.

Mais, à la fin de juin 1846, je perdis la sécurité que, malgré nos dissentiments, m’inspiraient, pour les affaires de Grèce, le caractère et la politique générale du cabinet anglais. La réforme des lois sur les céréales entraîna sa chute. Sir Robert Peel et lord Aberdeen sortirent du pouvoir. Lord Palmerston reprit le gouvernement des affaires étrangères. Je connaissais les dispositions qu’il y apportait, sa façon de les traiter, et sa confiance dans sir Edmond Lyons, l’un de ses plus dévoués et plus hardis agents. Je pressentis à quel point les difficultés de la situation s’aggraveraient bientôt à Athènes pour M. Colettis et pour nous. Mon pressentiment ne me trompait pas.

Je me donne la satisfaction d’insérer ici la lettre que je reçus alors de sir Robert Peel, en réponse à celle que je lui avais adressée pour lui exprimer mon profond regret de sa retraite. Je n’avais pas avec lui l’intimité qui s’était formée entre lord Aberdeen et moi ; nos impressions, à mesure que les événements survenaient, n’avaient pas toujours été d’accord ; il avait même quelquefois laissé percer, à mon occasion, un peu d’impatience et d’inquiétude. Mais nous avions, au fond et dans l’ensemble, la même pensée dominante, le même but général ; nous avions, l’un et l’autre, à cœur d’imprimer, à la politique de nos deux pays, le même caractère. Il prit plaisir à me donner, en nous séparant, un gage de notre harmonie, et je prends plaisir à le reproduire : Mon cher monsieur Guizot, m’écrivit-il, je regretterais profondément ma retraite si je ne me sentais assuré que nos efforts unis, pendant les années qui viennent de s’écouler, ont donné, à l’entente cordiale entre l’Angleterre et la France, des fondements assez solides pour supporter le choc des chances ordinaires et des changements personnels dans l’administration, du moins dans celle de ce pays-ci. Grâce à une confiance réciproque, à une égale foi dans l’accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je puis le dire sans arrogance depuis que j’ai reçu votre affectueuse lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons réussi à élever l’esprit et le ton de nos deux nations ; nous les avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables jalousies et de rivalités obstinées ; elles ont appris à estimer dans toute sa valeur cette influence morale et sociale que les bonnes et cordiales relations entre l’Angleterre et la France exercent partout, à l’appui de tout bon et salutaire dessein. Sans cette confiance et cette estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi au point de devenir de redoutables querelles nationales ! Croyez bien à mon sérieux désir de contribuer toujours, soit comme homme public, soit comme simple particulier, à la continuation et à l’accomplissement de cette grande œuvre, et soyez assuré aussi de mon inaltérable amitié comme de mon estime et de mon respect le plus sincère.

Pendant quelques mois, on put croire que lord Palmerston trouverait difficilement une occasion spécieuse pour manifester son mauvais vouloir envers M. Colettis et pour rétablir à Athènes l’empire de sir Edmond Lyons. Le gouvernement grec agissait utilement et s’affermissait ; l’ordre et le travail étaient en progrès sensible dans le pays. M. Piscatory, qui était venu passer en France quelques semaines de congé, m’écrivit en rentrant à Athènes[45] : J’ai retrouvé la Grèce parfaitement tranquille, à cela près d’un peu de désordre dans l’Acarnanie où une querelle entre les Grivas donne un peu d’embarras qui n’est rien. Le sol et le commerce donneront cette année leurs produits en grande abondance. Il y a très réelle, très évidente prospérité, et qui plus est, elle est très sentie. Vous savez que Colettis est parvenu à faire exécuter les brigands condamnés à mort. L’effet a été grand, même sur l’esprit de Lyons. Peu d’hommes ont été à ce triste spectacle ; pas une femme. La Grèce a encore le droit de dire les Barbares.

Un incident inattendu amena, pour M. Colettis, un grave embarras, et fournit contre lui, à sir Edmond Lyons, une nouvelle occasion d’attaque. Un officier grec, Tzami Karatasso, fils d’un ancien et vaillant chef pallicare, avait été accusé, en 1841, d’avoir suscité en Thessalie un mouvement d’insurrection contre la Porte. Arrêté alors par ordre du gouvernement grec, il avait été d’abord enfermé dans la forteresse de Nauplie, puis fugitif aux îles Ioniennes, puis confiné à Égine, et il n’avait obtenu du gouvernement grec sa réintégration dans son grade qu’après une longue épreuve d’exil et de soumission. La révolution du 15 septembre 1843 le remit en faveur, et il devint, à cette époque, l’un des aides de camp du roi Othon. Aucune plainte ne vint, à ce sujet, de Constantinople, et la légation turque à Athènes témoignait à Tzami Karatasso les mêmes égards qu’aux autres officiers de son rang. Dans les premiers jours de 1847, il eut besoin, pour ses affaires particulières, d’aller à Constantinople ; il obtint du roi Othon un congé de quelques semaines, et du ministre des affaires étrangères un passeport ; mais quand il alla demander à la légation turque le visa de son passeport, ce visa lui fut refusé. Le ministre de Turquie, M. Musurus, chargea l’un de ses secrétaires d’aller donner à M. Colettis les motifs de ce refus : J’en exprimai à M. Konéménos mon chagrin, m’écrivit M. Colettis[46] ; je lui fis remarquer que les antécédents de M. Tzami Karatasso, quels qu’ils fussent, avaient été expiés, et que, dans sa situation nouvelle, il offrait des garanties incontestables d’une conduite régulière. J’engageai M. le ministre de Turquie à réfléchir et à me faire savoir ses dernières décisions avant que je ne visse le roi. M. Konéménos me quitta en me promettant de m’apporter, le lendemain matin, la réponse définitive de son chef. Le lendemain, j’attendis vainement cette réponse pendant toute la journée. Le soir, à huit heures et demie, il y avait bal privé à la cour ; je dus m’y rendre ; j’y trouvai tout le corps diplomatique, et un instant après, le bal n’ayant pas encore commencé, le roi me fit appeler dans ses appartements. Sa Majesté me demanda des renseignements sur l’affaire du passeport. Je ne pus répondre au roi que ce que j’avais appris par M. Konéménos et ce que je lui avais répondu ; quant à la dernière résolution de M. le ministre de Turquie, il ne me l’avait point fait connaître. Sa Majesté me parut très péniblement impressionnée et très offensée du procédé de M. Musurus. Au cercle des diplomates, le roi s’approcha de M. Musurus et lui dit qu’il aurait cru que le roi et sa garantie méritaient plus de respect. M. Musurus ne répondit pas un mot. Après le cercle, il passa dans les salons où il s’entretint avec M. Lyons et M. Maurocordato ; puis, il s’approcha de moi, et me demanda si j’avais rapporté au roi ce qu’il m’avait fait dire par M. Konéménos ; je répondis que je l’avais fait, en ajoutant que M. Konéménos ne m’avait pas apporté la réponse qu’il m’avait fait espérer. M. Musurus me dit alors que l’affaire était délicate et que la responsabilité en pèserait sur moi. Je me vis donc dans la nécessité de lui répondre que, lorsqu’il s’agissait de la dignité de mon souverain et de mon pays, j’acceptais toute espèce de responsabilité. Quelques instants après, M. Musurus, prétextant une indisposition de sa femme, se retira suivi des employés de sa légation.

Ainsi vivement engagée par les vives paroles du roi Othon en personne, la question, si mince en elle-même, s’envenima et s’aggrava de jour en jour ; la Porte demanda expressément, et comme son ultimatum, que des excuses fussent faites officiellement à M. Musurus ; sans quoi, il avait ordre de quitter sous trois jours Athènes, par le même bateau qui lui apportait ses instructions. Fier pour son pays, pour son roi et pour lui-même, M. Colettis repoussa cette injonction impérieuse : Que faire ? demanda-t-il à M. Piscatory. — Ne rien faire de ce qui est imposé ; faire très franchement, très complètement ce qu’on peut faire dignement, et rendre les explications dignes en les élevant jusqu’aux souverains eux-mêmes. Empressé à couvrir de sa responsabilité personnelle ce qu’il y avait eu d’un peu imprudent et inopportun dans les paroles du roi Othon à M. Musurus, M. Colettis adopta et mit en pratique, avec sa forte dignité, le conseil de notre ministre ; il écrivit à Ali-Effendi, ministre des affaires étrangères de la Porte, et le roi Othon écrivit au sultan lui-même. Les deux lettres étaient franches, graves, et expliquaient avec convenance l’incident survenu au bal de la cour, en en reportant la première cause sur les procédés malveillants de M. Musurus dans tout le cours de sa mission. L’attitude et le langage du roi de Grèce et de son ministre furent approuvée, non seulement dans le corps diplomatique d’Athènes, sauf par sir Edmond Lyons, mais à Vienne, à Berlin et à Saint-Pétersbourg ; le prince de Metternich en exprima même son sentiment dans une note adressée à son internonce à Constantinople, M. de Stürmer. Mais la Porte se sentant appuyée ailleurs, persista dans ses exigences. On eut, de part et d’autre, l’air de chercher des expédients, des moyens termes d’accommodement : au fond on espérait un peu à Athènes que cette querelle amènerait le rappel de M. Musurus ; on s’en promettait, à Constantinople, la chute de M. Colettis. Toutes les propositions furent repoussées, et le 1er avril 1847, les relations diplomatiques furent rompues entre les deux États.

Au milieu de cette complication, une autre question et un autre péril s’élevèrent : non plus entre la Grèce et la Turquie, mais entre la Grèce et les trois puissances protectrices. Je dis les trois puissances, je devrais dire l’une des trois puissances, l’Angleterre. Il s’agissait du payement des intérêts de l’emprunt grec pour les années 1847 et 1848. La Grèce était hors d’état d’y pourvoir complètement par ses propres et seules ressources. Que la mauvaise administration grecque, son inexpérience, ses désordres fussent la principale cause de cette insuffisance financière dans un pays d’ailleurs en progrès, rien n’était plus certain ; mais le mal ainsi expliqué n’en subsistait pas moins. M. Colettis faisait, pour y porter remède, des efforts plus sincères qu’habiles ; il n’avait ni les habitudes, ni les instincts de la régularité administrative. De plus, il venait d’être malade, assez gravement malade pour m’inspirer, comme à ses amis d’Athènes, une vive inquiétude : La perte serait immense, écrivis-je à M. Piscatory ; non seulement il sert bien son pays, mais il lui fait honneur, le plus grand service qu’on puisse rendre à un pays. La Grèce a ressuscité, grâce à quelques noms propres, anciens et modernes. Elle a besoin que M. Colettis n’aille pas rejoindre sitôt le bataillon de Plutarque. J’attendrai bien impatiemment le prochain paquebot. Il m’apporta de bonnes nouvelles : M. Colettis était rétabli et offrait aux puissances protectrices, pour le payement des intérêts de l’emprunt grec en 1848, des garanties sérieuses. Les cabinets français et russe se montrèrent disposés à en tenir compte, et à donner encore à la Grèce du temps et de l’appui, tout en insistant fortement pour des réformes efficaces dans son administration. Lord Palmerston saisit au contraire cette occasion de porter à M. Colettis un rude coup ; il se déclara décidé à exiger, pour la part de l’Angleterre, le payement immédiat du semestre de 1847, et trois vaisseaux anglais eurent ordre de partir de Malte pour aller, dans les eaux de la Grèce, mettre à exécution cette exigence. J’informai sur-le-champ M. Piscatory du péril[47], et je donnai en même temps, à Pétersbourg, à Vienne et à Berlin[48], avis de l’attitude que tiendrait le gouvernement français. Quelques jours s’écoulèrent : Pourquoi ces vaisseaux ne sont-ils pas encore ici ? m’écrivit M. Piscatory[49] ; la cause en est probablement dans de furieux vents du nord. Arrivés, que feront-ils ? On écrit de Londres qu’ils mettront la main sur Égine. On dit ici que ce sera sur la douane de Syra ou de Patras. C’est vous qui dites vrai quand vous prévoyez qui c’est de l’intimidation qu’ils apportent. De loin, ils n’agissent pas. De près, nous verrons. Le Roi est très ferme. Colettis est rajeuni. Quant au pays, il ressemble si peu à tout ce que nous connaissons que je n’oserais me prononcer. Pour moi, je veille sur toutes mes paroles ; je ne fais pas de plan de campagne ; à chaque jour suffira sa peine. Ne pas nous commettre à la suite des Grecs et ne pas les abandonner, ce sont-là, ce me semble, les deux bords du canal où il s’agit de naviguer. Je ferai de mon mieux.

L’émotion fut vive à Athènes : en présence des vaisseaux anglais au Pirée, des menaces de sir Edmond Lyons et des mesures hostiles de la Porte, on se demandait : Que va-t-il arriver ? Le roi Othon cédera-t-il ? M. Colettis se retirera-t-il ? Un nouveau cabinet se formera-t-il, et lequel ? Les ministres d’Autriche et de Prusse, sans abandonner M. Colettis, lui conseillaient la retraite : Vous avez sur les bras, lui disaient-ils, la colère de lord Palmerston, les vengeances de la Porte, les exigences pécuniaires, les désordres provoqués. Cédez la place et voyez ce que fera un ministère Maurocordato. Il est douteux qu’il se forme. S’il y réussit, le terrain sera bientôt déblayé de tout ce qu’on y jette aujourd’hui pour embarrasser votre marche ; plus tard, vous reviendrez plus fort. M. Colettis écoutait sans discuter ; M. Piscatory, sans l’exciter, se montrait résolu à le soutenir fermement ; hors d’Athènes, le pays était plus irrité qu’inquiet. Le roi Othon était moins disposé que personne à céder : convaincu que, s’il se séparait de M. Colettis, la désaffection du pays en serait la conséquence inévitable, il disait tout haut : Je consens, si cela doit arriver, à être chassé par une force extérieure ; mais être repoussé par le pays lui-même, non ; j’aime mieux courir tous les risques que cette chance-là. La reine Amélie, courageuse et digne, le confirmait dans sa résolution. Fort de l’appui du roi et du peuple, et surtout de sa propre force, M. Colettis la déploya avec une hardiesse inattendue ; il avait dans son cabinet quelques hommes insuffisants ou timides ; il forma un ministère nouveau, plus résolu et plus capable. Il rencontrait dans la chambre des députés une opposition tracassière ; la chambre fut dissoute, et les élections nouvelles assurèrent au nouveau cabinet une forte majorité. Des séditions éclatèrent sur quelques points du territoire, entre autres à Patras ; elles furent immédiatement réprimées. L’un des plus anciens, des plus persévérants et des plus efficaces philhellènes, M. Eynard de Genève, qui savait mettre généreusement sa fortune au service de sa cause, fit à la Grèce une avance de 500.000 francs pour payer à l’Angleterre le semestre exigé. Les vaisseaux anglais se promenaient dans les mers grecques, changeant fréquemment de mouillage, mais sans agir autrement que par une tentative d’intimidation qui demeurait vaine. L’habile énergie de M. Colettis, la ferme adhésion du roi Othon à son ministre et le sentiment général du pays s’élevaient de jour en jour au-dessus des périls de la situation.

Dieu, pour nous avertir même quand il nous glorifie, fait éclater la fragilité de l’homme à côté de sa grandeur. Le 10 septembre 1847, au moment même où M. Colettis déployait, en présence des plus graves périls, ses plus rares qualités, et semblait près d’en recueillir le fruit, M. Piscatory m’écrivit : Après une longue lutte de quatorze jours, la plus énergique que puissent soutenir, contre un mal sans remède, une constitution bien forte et une âme bien ferme, M. Colettis expire. La fin de la journée sera probablement celle de ses souffrances et de sa vie. Pour qui l’aura vu à ses derniers moments, la mort sera une partie de la gloire de ce bon et grand citoyen. Il n’a rien perdu de sa force ni de son calme. Dès les premiers jours, il discutait son mal et le déclarait incurable. Convaincu de l’inefficacité des remèdes, il les acceptait de la main de ses amis. Chaque jour, le Roi venait le voir. Soit qu’elle n’en eût pas le courage, soit qu’elle ne crût pas le danger si imminent, Sa Majesté a trop tardé à demander les derniers conseils d’un homme dont elle sent profondément la perte. Hier, faisant effort pour contenir ses larmes, le Roi est venu causer avec lui une dernière fois. M. Colettis m’a fait appeler pour le soutenir sur son séant ; mais déjà ses forces l’avaient abandonné ; prenant la main du Roi : Sire, lui a-t-il dit, j’aurais beaucoup à dire à Votre Majesté : mais je ne le puis plus ; Dieu permettra peut-être que demain j’en aie la force.

Vous aussi, mon ami, m’a dit M. Colettis après le départ du Roi, j’aurais beaucoup à vous dire. C’est impossible. Remerciez votre roi et votre reine des bontés dont ils m’ont toujours honoré. Parlez de moi à mes amis de France. Faites mes adieux à M. Guizot, à M. de Broglie, à M. Eynard. Jusqu’au dernier moment, autant que je l’ai pu, j’ai suivi leurs conseils, ils doivent être contents de moi. Le Roi vient de me dire que tout le monde, mes ennemis et mes amis, s’intéressent à moi. Cela me fait plaisir. Mais je laisse mon pays bien malade. Mon œuvre n’est pas achevée. Pourquoi le Roi n’a-t-il pas voulu me connaître il y a douze ans ? Aujourd’hui je mourrais tranquille. Je ne puis plus parler. Recouchez moi ; je voudrais dormir.

Depuis lors, les moments de calme et de suffocation se succèdent rapidement. Dans de courts instants de délire, on l’entend redire les chants de sa jeunesse.

M. Colettis mourut le 12 septembre 1847, sans que les plus cruelles douleurs ni de patriotiques regrets eussent vaincu un seul instant, m’écrivit M. Piscatory, son inébranlable fermeté et ce calme qui était une puissance. Exposé pendant vingt-quatre heures, son corps a reçu, selon l’usage, le baiser d’adieu de toute une population qui l’a suivi tout entière jusqu’au bord de la tombe. Un orage grondait et le bruit du tonnerre se mêlait aux détonations de l’artillerie : Dieu pense comme nous, a dit la reine ; il sait ce que valait l’homme qui vient de mourir.

Le roi Othon fit publier le lendemain cette ordonnance :

Ayant appris avec une profonde douleur la mort du président de notre conseil, ministre de notre maison royale et des affaires étrangères, M. Jean Colettis, de ce grand citoyen qui, après avoir glorieusement combattu pour la patrie, a rendu à notre trône les plus éminents services, nous ordonnons que tous les employés civils et militaires portent un deuil de cinq jours.

Cet ordre du roi, contresigné par les six ministres collègues de M. Colettis, parmi lesquels se trouvaient deux des noms les plus glorieux de la guerre pour l’indépendance de la Grèce, Tzavellas et Colocotroni, fut universellement et scrupuleusement exécuté.

Roi et peuple n’étaient que justes et clairvoyants dans leurs regrets et leurs hommages. La Grèce perdait, dans M. Colettis, le plus glorieux parmi les survivants des guerriers qui avaient conquis son indépendance, le seul qui fût devenu un éminent politique. Le roi Othon avait trouvé en lui un ministre fermement monarchique en même temps qu’ardemment patriote. Le patriotisme grec, la délivrance, l’indépendance et la grandeur de la race grecque étaient l’unique passion de M. Colettis. Aucun intérêt, aucun désir, aucun plaisir personnel ne se mêlaient, en lui, à cette passion ; dans aucun pays ni dans aucun temps, aucun patriote n’a été plus exempt de tout égoïsme, de l’égoïsme vaniteux comme de l’égoïsme sensuel. M. Colettis n’avait besoin de rien, sinon du succès de sa patrie. Sa vie était aussi simple et dénuée que son âme était haute et dévouée. Ministre d’un roi chancelant, il porta dans le gouvernement un profond sentiment de la dignité du pouvoir, et le ferme dessein de la faire respecter, dans le prince qu’il servait comme dans les assemblées politiques de son pays. Le régime constitutionnel était pour lui un moyen plutôt qu’un but, car il avait bien plus à cœur le grand avenir national de la Grèce que le développement régulier de ses libertés intérieures et individuelles. La perspective, le désir, l’espérance de la régénération de toute la nation grecque étaient la constante préoccupation de sa pensée, même quand il en reconnaissait l’impossibilité actuelle, et quand son ferme bon sens réprimait les élans un peu chimériques de son imagination. Qu’eût-il fait, qu’eût-il tenté du moins pour cette grande cause s’il eût vécu plus longtemps en possession du pouvoir dans le petit État grec et en présence des complications et des luttes survenues entre les grands États européens ? Nul ne le saurait dire. Il est de ceux qui sont morts avant d’avoir montré, dans le cours d’une vie grande pourtant et glorieuse, tout ce qu’ils avaient dans l’âme et tout ce qu’ils étaient capables d’accomplir.

Trois mois après la mort de M. Colettis, le roi Louis-Philippe, sur ma proposition, rappela M. Piscatory d’Athènes où la politique française cessait d’être activement en scène, et le nomma son ambassadeur à Madrid où notre succès récent dans la question des mariages espagnols nous donnait une situation plus grande et plus difficile encore à maintenir.

 

 

 



[1] Du 3 novembre 1839.

[2] Voir le tome VI de ces Mémoires, pages 244-258.

[3] Tome VI de ces Mémoires, pages 256-258.

[4] Article 49. Les pachas, cadis et autres commandants ne pourront empêcher les consuls, ni leurs substituts par commandement, d’arborer leur pavillon suivant l’étiquette, dans les endroits où ils ont coutume d’habiter depuis longtemps.

[5] Le 12 septembre 1843.

[6] Le 27 août 1843.

[7] Alors ministre des affaires étrangères à Constantinople.

[8] Le 16 septembre 1843.

[9] Le 16 janvier 1844.

[10] Lettres des 30 juin, 31 juillet, 8 août et 20 décembre 1843.

[11] Le 21 juillet 1843.

[12] Alors ministre des affaires étrangères en Grèce.

[13] On donnait ce nom au parti russe, qui l’avait reçu d’un nommé Nappa, espèce de fou qui, pendant la guerre de l’indépendance, prônait la Russie dans les rues de Nauplie.

[14] Le 30 septembre 1843.

[15] Le 9 octobre 1843.

[16] Le 15 novembre 1843.

[17] Le 30 octobre 1843.

[18] Le 10 novembre 1843.

[19] Le 19 novembre 1843.

[20] Le 28 octobre 1843.

[21] Le 31 mars 1844.

[22] Le 29 février 1844.

[23] Le 7 avril 1844.

[24] Le 15 avril 1844.

[25] Le 31 mai 1844.

[26] Le 15 avril 1844.

[27] Les 2 et 3 mai 1844.

[28] Le 28 octobre 1844.

[29] Le 20 septembre 1844.

[30] Le 11 novembre 1844.

[31] Le 18 novembre 1844.

[32] Le 20 octobre 1844.

[33] Le 30 décembre 1844.

[34] Le 10 janvier 1845.

[35] Le 27 juillet 1845.

[36] Le 31 juillet 1845.

[37] Le 3 août 1845.

[38] Le 27 août 1845.

[39] Alors chargé d’affaires de France à Saint-Pétersbourg.

[40] Le 14 octobre 1845.

[41] Le 30 novembre 1845.

[42] Des 31 mai et 10 juin 1845.

[43] Le 11 novembre 1845.

[44] Le 18 novembre 1844.

[45] Le 20 octobre 1846.

[46] Le 30 janvier 1847.

[47] Le 11 mars 1847.

[48] Les 20, 30, 31 mars 1847.

[49] Le 29 mars 1847.