MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME SEPTIÈME — 1842-1847.

CHAPITRE XLI. — L’ALGÉRIE ET LE MAROC (1841-1847).

 

 

Quand, le 29 décembre 1840, le Roi, sur la demande du cabinet, nomma le général Bugeaud gouverneur général de l’Algérie, je ne me dissimulai point les conséquences de ce choix et les obligations, j’ajoute les difficultés qu’il nous imposait. Le général Bugeaud n’était pas un officier à qui l’on pût donner telles ou telles instructions, avec la certitude qu’il bornerait son ambition à les exécuter de son mieux et à faire son chemin dans sa carrière en contentant ses chefs. C’était un homme d’un esprit original et indépendant, d’une imagination fervente et féconde, d’une volonté ardente, qui pensait par lui-même et faisait une grande place à sa propre pensée en servant le pouvoir de qui il tenait sa mission. Ni l’éducation ni l’étude n’avaient, en la développant, réglé sa forte nature ; jeté de bonne heure dans les rudes épreuves de la vie militaire, et trop tard dans les scènes compliquées de la vie politique, il s’était formé par ses seules observations et sa propre expérience, selon les instincts d’un bon sens hardi qui manquait quelquefois de mesure et de tact, jamais de justesse ni de puissance. Il avait sur toutes choses, en particulier sur la guerre et les affaires d’Algérie, ses idées à lui, ses plans, ses résolutions ; et non seulement il les poursuivait en fait, mais il les proclamait d’avance, en toute occasion, à tout venant, dans ses conversations, dans ses correspondances, avec une force de conviction et une verve de parole qui allaient croissant à mesure qu’il rencontrait la contradiction ou le doute ; il s’engageait ainsi passionnément, soit envers lui-même, soit contre ceux qui n’acceptaient pas toutes ses vues, tellement plein de son ferme jugement et de sa patriotique intention, qu’il ne s’apercevait pas des préventions qu’inspirait l’intempérance de son langage, et ne pressentait pas les difficultés que ces préventions sèmeraient sur ses pas quand, après avoir tant parlé, il aurait à agir.

En même temps qu’il se créait ainsi lui-même des difficultés factices, il ne se faisait aucune illusion sur les difficultés naturelles de sa mission et sur l’étendue des moyens nécessaires pour les surmonter. Cet esprit qui, par son exubérance et sa confiance dans ses conceptions, semblait quelquefois chimérique, était remarquablement exact et pratique, attentif à se rendre un compte sévère des obstacles qu’il devait rencontrer et des forces dont il avait besoin, n’en dissimulant rien à personne pas plus qu’à lui-même, sans complaisance pour les idées fausses et les vaines espérances du public, sans ménagement pour les embarras ou les faiblesses de ses supérieurs. C’était un agent parfaitement véridique et puissamment efficace, mais peu commode, et qui mêlait avec rudesse l’exigence à l’indépendance. Il était de plus ombrageux, susceptible, prompt à croire qu’on ne faisait pas une assez large part à ses services ou à sa gloire. Quand les difficultés naturelles de sa mission ou celles qu’il s’attirait quelquefois lui-même le rendaient mécontent ou inquiet, quand il croyait avoir à se plaindre du Roi, du ministre de la guerre, des Chambres, des journaux, c’était à moi qu’il s’adressait pour épancher ses mécontentements, ses inquiétudes, et me demander d’y porter remède. Non qu’il y eût, entre lui et moi, une complète intimité ; nos antécédents, nos goûts, nos habitudes d’esprit et de vie ne se ressemblaient pas assez pour nous unir à ce point ; mais il savait le cas que je faisais de lui, il comptait sur mon bon vouloir et sur mon aptitude à le soutenir dans le conseil, dans les Chambres, devant le public. Il était d’ailleurs, dans la politique générale, ardent conservateur, touché surtout des conditions comme des besoins de l’ordre, et l’un de mes plus fermes adhérents : Pendant que je poursuivrai l’Émir dans ses retraites, m’écrivait-il[1], vous lutterez pour maintenir votre majorité contre l’inconstance et l’inconséquence. Vous verrez, comme moi, qu’il est aussi difficile de conserver que de conquérir ; mais vous combattrez avec talent et fermeté ; j’espère, autant que je le désire, que vous triompherez. Vous me défendez, vous me soutenez dans l’occasion ; et vous ne le faites que par justice et bienveillance pour un vieil ami politique en qui vous avez aussi confiance comme général. C’est à votre insu que vous acquittez, envers moi, une vieille dette ; combien de fois vous ai-je défendu contre les préjugés absurdes des esprits creux ou passionnés !

Plus tard, après quatre années de fortes campagnes et de brillants succès, devenu maréchal de France et duc d’Isly, il eut, dans un accès d’humeur, une tentation de prudence personnelle ; il voulut se retirer ; je venais, à la même époque, d’être assez malade ; il m’écrivit[2] : Avant d’aborder la chose que j’ai à traiter dans cette lettre, je veux vous parler des inquiétudes que m’a données votre santé, pour vous, pour nous, pour le pays. Je ne vous ai pas écrit pour vous ménager ; mais j’ai chargé M. Blondel, directeur des services civils en Algérie, d’aller vous voir de ma part et de me tenir au courant de la marche de votre maladie. Je le chargeais aussi de vous féliciter de l’heureuse issue de la négociation sur le droit de visite. Mais qu’ai-je besoin de protestations ? Vous connaissez mes vieux sentiments pour vous ; ils ne pouvaient s’affaiblir en cette double occasion. Je suis bien heureux de vous voir rétabli en même temps que vous obtenez un traité qui enlève à vos adversaires leur meilleur champ de bataille. Cela dit, je passe à un sujet moins important, mais qui a votre intérêt, j’en suis sûr, car il s’agit de moi ; vous ayant toujours regardé comme le principal auteur de la position qui m’a permis de rendre quelques services au pays, je vous dois compte de la détermination que j’ai prise de la quitter. Il m’exposait alors les motifs de sa détermination, motifs puisés dans les déplaisirs personnels de ses relations avec le maréchal Soult et le département de la guerre plutôt que dans un sérieux sentiment des difficultés de sa situation après ses victoires. Aussi renonça-t-il bientôt à ses velléités de retraite, et quelques mois après me l’avoir annoncée, il m’écrivit[3] : Je suis arrivé, dans mon gouvernement de l’Algérie, à une période qui ressemble beaucoup à deux époques de votre vie parlementaire. Quand, après la révolution de Juillet, le ministère du 11 octobre 1833 eut consolidé la nouvelle monarchie et refoulé les passions révolutionnaires, une partie de ses amis se débandèrent et voulurent s’emparer d’une situation qui était devenue bonne. La même chose s’est vue après la formation et les premiers succès de votre ministère du 29 octobre 1840. Et maintenant, pour moi, ayant résolu les grandes et premières questions, à savoir, le système de guerre pour vaincre et soumettre les Arabes, la question de domination du pays et de sécurité pour les Européens, ayant mis la colonisation en train, la population européenne étant quadruplée, les revenus du pays quintuplés, le commerce décuplé, de grands travaux colonisateurs ayant été exécutés, tels que routes, ponts, barrages, édifices de toute nature, plusieurs villes et bon nombre de villages ayant été fondés, il est clair que j’ai fait mon temps et que je ne suis plus bon à rien. Malheureusement ces attaques ont commencé dans un journal subventionné par le ministère de la guerre, et dont les rédacteurs vivaient dans la plus grande intimité avec les bureaux de la direction des affaires de l’Algérie. C’est une des causes qui m’ont fait demander mon remplacement. Les bureaux se vengeaient ainsi des contrariétés que je leur faisais éprouver en combattant les fausses mesures qu’ils proposaient à M. le maréchal ministre de la guerre. Il est probable qu’une grosse intrigue d’envieux et d’ambitieux est venue s’emparer de ces ficelles pour tâcher de me démolir. C’est là leur expression.

Je vous prie de croire que les attaques de la presse ordinaire n’ont fait et ne feront aucune impression sur moi. J’irai mon droit chemin tant que je serai soutenu par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des déclamations des méchants par l’assentiment général de l’armée et de la population générale de l’Algérie. Le 6 ou le 7 septembre, je serai près de M. le maréchal Soult à Saint-Amand. Je traiterai avec lui quelques-unes des principales questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j’en ai l’espoir d’après les bonnes dispositions qu’il me montre depuis quelque temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à laquelle ait jamais été condamné un simple mortel.

En rentrant, comme gouverneur général, dans cette galère où, depuis plusieurs années déjà, il avait vécu et ramé, il y apportait, avec une conviction passionnée, deux idées dominantes, la nécessité de soumettre les Arabes dans toute l’étendue de l’ancienne Régence, la nécessité de la colonisation militaire pour fonder et féconder notre établissement. C’était la guerre partout en Algérie, avec une forte armée pour la soutenir, et après le succès de la guerre, longtemps encore l’armée comme principal acteur au sein de la paix.

Rien n’était moins en harmonie que ces deux idées avec les dispositions des Chambres et les préventions du public. Très décidément on voulait rester en Algérie ; mais on souhaitait vivement d’y restreindre la guerre et les dépenses de la guerre. On regardait la prépondérance prolongée du régime militaire comme mauvaise, et la colonisation militaire comme impossible, soit en elle-même, soit à cause des charges énormes qu’elle devait imposer au pays. On avait hâte de voir l’Algérie entrer sous les lois de l’administration civile et dans les voies de la colonisation civile, la seule que l’État pût protéger sans la payer et sans en répondre.

Quant à la nécessité de soumettre complètement les Arabes et d’établir la domination française dans toute l’étendue de l’Algérie, j’étais de l’avis du général Bugeaud ; la question n’était plus, comme de 1830 à 1838, entre l’occupation restreinte et l’occupation étendue ; la situation de la France dans le nord de l’Afrique avait changé ; les faits s’étaient développés et avaient amené leurs conséquences ; la conquête effective de toute l’Algérie était devenue la condition de notre établissement à Alger et sur la côte. Les esprits hostiles à cet établissement et les esprits timides qui en redoutaient les charges essayaient encore de résister à ce qu’ils appelaient un dangereux entraînement ; mais, pour les esprits plus fermes et à plus longue vue, cet entraînement était un résultat nécessaire de la situation et comme un fait déjà accompli. Ainsi se sont faites la plupart des grandes choses qui ont fait les grandes nations par la main des grands hommes ; ce fut la gloire du général Bugeaud de comprendre fortement la nécessité de celle-ci et de s’y attacher avec une passion persévérante ; sous le roi Charles X, la France avait conquis Alger ; c’est sous le roi Louis-Philippe et par le général Bugeaud qu’elle a conquis l’Algérie. Le mérite du cabinet fut de mettre résolument le général Bugeaud à la tête de cette œuvre, de l’y soutenir fermement et de lui fournir, malgré bien des difficultés et des résistances, les moyens de l’accomplir[4].

Appelé aujourd’hui à retracer et à apprécier les principaux faits de la guerre d’Algérie à cette époque, je n’ai pas voulu me contenter de mes souvenirs personnels, nécessairement superficiels et incomplets ; j’ai cherché, parmi les hommes qui ont vécu et servi auprès du maréchal Bugeaud, un témoin sûr et un juge compétent. Le maréchal Bugeaud me l’avait lui-même indiqué d’avance ; il m’écrivait le 2 juillet 1846 : Vous me comblez de satisfaction en m’apprenant que le capitaine Trochu aura le premier grade vacant parmi les chefs d’escadron. Si vous le connaissiez, vous en seriez aussi satisfait que moi ; il a une tête et des sentiments comme vous les aimez. Il est apte à parvenir à tout. Je ne connais dans l’armée aucun homme plus distingué que lui ; veillez donc, je vous prie, à ce que la promesse soit tenue. Elle fut tenue, en effet, et le général Trochu, placé aujourd’hui aussi haut dans l’estime que dans les rangs de l’armée, a pleinement justifié l’opinion de son illustre chef. C’est à lui que j’ai demandé un résumé caractéristique des idées et des procédés du maréchal Bugeaud dans la guerre d’Algérie, et il a répondu à mes questions d’une façon si nette et si frappante que je me garderai de rien changer à ses paroles ; je les reproduirai ici textuellement comme un fidèle portrait de l’homme et de la guerre qui y sont peints :

Le nouveau gouverneur de l’Algérie, m’écrivait, le 8 novembre dernier, le général Trochu, apportait avec lui une force qui fit autant pour la conquête que les soldats et l’argent ; force toute morale qui a été, entre les mains du maréchal Bugeaud, l’instrument de tous les succès de sa carrière. Il ne doutait pas ; et il sut prouver qu’il ne fallait pas douter à une armée qu’une perpétuelle alternative de succès et de revers, dans une entreprise dont le but était resté jusque-là mal défini, avait laissée dans l’incertitude.

Les lieutenants du maréchal Bugeaud, dont je ne crois pas diminuer la valeur et les services en faisant cette déclaration, étaient des hommes supérieurs qui s’étaient formés eux-mêmes dans cette guerre, et qui étaient déjà formés, pour la plupart, quand il vint prendre la direction de leurs efforts. Ainsi ce qu’ils ont fait leur appartient en propre, et le maréchal en a largement bénéficié. Il n’est pas un vieil officier de l’armée d’Afrique qui n’ait présentes à la pensée les opérations si intelligentes et si hardies par lesquelles le général de Lamoricière, dans la campagne d’hiver de 1841 à 1842, tournant dans la province d’Oran le massif qui était le siège principal de l’influence personnelle et de la puissance gouvernementale d’Abd-el-Kader, fit tomber en quelques mois les deux tiers de cette province entre nos mains ; et les entreprises audacieuses du général Changarnier dans la province d’Alger, entreprises au milieu desquelles brille d’un si vif éclat le combat de l’Oued-Fodda, qui restera, dans l’histoire militaire du pays, comme un de ces actes hasardés que le succès seul peut justifier, mais où général, officiers et troupes, avec de cruels sacrifices, se couvrent de gloire et impriment à la marche des événements une impulsion décisive.

Mais le système de guerre en Afrique avait pour point de départ antérieur une théorie qui appartient au général de brigade Bugeaud, théorie dont l’application au combat de la Sikkak (6 juillet 1836), alors que ses futurs lieutenants étaient tous encore peu connus ou inconnus, avait appelé sur lui une haute et très légitime notoriété.

Une colonne française, considérable par la valeur des officiers et de la troupe, après de pénibles opérations dans l’ouest de la province d’Oran, se trouvait acculée à la mer, dans le delta sablonneux que forment les embouchures de la Tafna. Elle était entourée par tous les rassemblements armés du pays, attaquée chaque jour dans sa position à peine défendable, assujettie à des efforts continuels, à des sacrifices douloureux. Son état moral, comme son état matériel, touchait au désarroi. La situation était grave. Le gouvernement et l’opinion s’en montrèrent émus. Un envoi immédiat de troupes partant directement des ports de la Méditerranée fut résolu. Le commandement en fut donné au général Bugeaud. Il débarqua à la Tafna avec une brigade, réunit autour de lui tous les officiers présents, et leur dit, avec une netteté et une fermeté de vues auxquelles ils n’étaient pas accoutumés, comment il envisageait la crise et comment il entendait en sortir :  Les Arabes sont vaillants, mais ils ne le sont pas plus que vous. Vous opposez votre discipline et votre organisation à leurs masses confuses qui sont d’autant plus faciles à jeter dans le désordre qu’elles sont plus nombreuses. Ils sont mal armés ; vous avez un excellent armement. Ils ont peu de munitions ; vous n’avez pas à ménager les vôtres. Que vous manque-t-il donc pour les battre ? Je vais vous le dire et vous montrer en même temps que je vous apporte ce qui vous manque. Ayez le sentiment de votre incontestable supériorité, et portez-le avec vous dans le combat, de manière à le faire passer dans l’âme de vos adversaires. Ils vous croient compromis, livrés à l’abattement, réduits à une défensive sans remède et sans issue. Eh bien, nous allons les surprendre par une offensive si rapide, énergique et imprévue, que, par un revirement moral dont l’effet est immanquable, le trouble et l’incertitude remplissant leurs esprits, nous frapperons un grand coup qui les abattra à leur tour. Mais comment, traînant avec vous tant de canons et tant de voitures dans un pays montagneux, très difficile, sans routes, comment prendre l’offensive sur un ennemi qui l’a toujours eue jusqu’à présent, qui va partout, qui est dégagé d’attirail, et mobile à ce point que vous le déclarez insaisissable ? Il faut vous faire aussi légers que lui ; il faut vous défaire de ces impedimenta qui, bien loin d’être une force, sont pour vous une cause permanente de faiblesse et de péril. Vous êtes liés à leur existence ; vous les suivez péniblement là où ils peuvent passer, quand ils peuvent passer ; vous ne marchez jamais à l’ennemi quand il serait à propos ; et tout votre temps s’use, tous vos efforts s’épuisent à défendre vos canons et vos voitures, alors que l’ennemi, habile à choisir le moment de vos embarras, fond sur vous. Je vous déclare que j’ordonne l’embarquement de ce matériel de campagne et son renvoi à Oran. Nos soldats porteront plus de vivres. Une petite réserve sera chargée sur des chevaux et des mulets avec lesquels nous organiserons aussi le transport de nos blessés et de nos malades. Avec ces moyens sommairement constitués, je vous promets de vous mener immédiatement à l’ennemi et de le battre. — Cet ordre de renvoi des canons de campagne produisit, sur l’auditoire du général, un effet marqué d’étonnement et de mécontentement. Annoncé par un commandant en chef qui débutait en Algérie, à des officiers qui étaient déjà, en grand nombre, des vétérans algériens prétendant à l’expérience et considérant une puissante artillerie comme la grande force et la principale sauvegarde de l’armée à de certains moments, il fut très mal accueilli. Le doyen des chefs de corps présents, le colonel Combe, officier de l’Empire, homme énergique, à qui une mort glorieuse sous les murs de Constantine fit, l’année suivante, une notoriété méritée, voulut être l’organe du sentiment général. Dans une réponse peut-être hors de mesure et qui ne fut pas sans quelque amertume, il combattit les vues du général Bugeaud, donnant à entendre que son inexpérience africaine avait seule pu lui conseiller des dispositions qui étaient notoirement compromettantes. Il railla à mots couverts la confiance qu’en exposant les détails de son système de marche et de combat, le général avait montrée de pouvoir tourner les masses arabes et leur faire des prisonniers, résultat qui était en effet, à cette époque, considéré comme très difficile ou même impossible à attendre.

Le général Bugeaud dut mettre un terme à la discussion par l’argument militaire sic volo, sic jubeo ; et à quelques jours de là il répondait à ses contradicteurs par la victoire de la Sikkak, qui fut décisive, complète, enlevée, qui mit, en effet, entre nos mains des prisonniers en grand nombre, et qui eut, en Algérie et en France, un si légitime retentissement. Le système de la guerre d’Afrique était fondé.

Ce fut là, en effet, le système que, dès son arrivée en Algérie comme gouverneur général et dans sa première campagne comme dans les suivantes, le général Bugeaud appliqua sur une grande échelle et avec autant de souplesse que de persévérance ; il donna immédiatement à la guerre un caractère d’initiative hardie, de mobilité dégagée et imprévue, de prompte et infatigable activité. Il s’appliqua à poursuivre ou à prévenir, à atteindre et à vaincre ou à déjouer, sur tous les points du territoire arabe, Abd-el-Kader, c’est-à-dire la nation arabe elle-même personnifiée dans son héros : On est dans une étrange erreur, m’écrivait-il[5], quand on dit dans la presse, et même dans les Chambres, que nous ne sommes occupés qu’à combattre un chef de partisans qui mène avec lui sept ou huit cents cavaliers. Si nous n’avions à redouter que cette petite force, il faudrait que nous eussions bien dégénéré pour nous en tant préoccuper. On oublie que c’est à la nation arabe tout entière que nous avons affaire, et que, si nous manœuvrons avec tant d’activité pour empêcher Abd-el-Kader de pénétrer dans l’intérieur du pays, ou du moins de s’y fixer, c’est pour qu’il ne vienne pas mettre le feu aux poudres amoncelées derrière nous, pour qu’il n’ait le temps de rien organiser ou consolider. Nous connaissons le prestige immense qu’il exerce sur les Arabes par son génie, par son caractère éminemment religieux, par l’influence qu’il a gagnée en dix ans de règne. Il n’y a rien de plus faux que de le comparer à un chef ordinaire de partisans qu’on jette sur les flancs ou sur les derrières d’une armée pour enlever des convois, des détachements isolés, des dépêches, pour brûler des magasins et prendre ou détruire tout ce qu’une armée laisse derrière elle en avançant. Un tel chef doit avoir de grandes qualités militaires, mais il n’a rien de politique ; ses coups de main seuls sont à craindre et non pas son influence ; les actions militaires d’Abd-el-Kader sont ce qu’il y a de moins redoutable ; son influence sur les peuples est excessivement puissante ; aucune tribu ne sait lui résister ; dès qu’il se présente, tous les guerriers prennent les armes et le suivent ; sa présence même n’est pas toujours nécessaire ; n’a-t-il pas mis en révolte toute la province d’Oran et l’ouest de celle d’Alger par ses lettres, ses émissaires et le bruit exagéré de ses succès de Ghazaouat et d’Aïn-Temouchen ? N’a-t-il pas déjà, de plus loin encore, jeté des ferments de trouble sur plusieurs points de la province de Constantine ? Abd-el-Kader n’est point un partisan ; c’est un prétendant légitime par tous les services qu’il a rendus à la nationalité arabe et à la religion ; c’est un prince qui a régné dix ans et qui veut reconquérir un trône, assuré qu’il est de l’amour passionné de tous ses anciens sujets.

Ce fut à la lumière de cette idée juste et grande que, de 1841 à 1847 et dans dix-sept campagnes habilement combinées, sans compter les incidents isolés, le maréchal Bugeaud poursuivit et accomplit la soumission générale des Arabes et la conquête définitive de l’Algérie[6]. Deux faits importants manquaient encore à cette conquête quand le maréchal Bugeaud en quitta le gouvernement : Abd-el-Kader errait et guerroyait encore dans l’Algérie ; et dans la province même d’Alger, la Grande-Kabylie conservait son indépendance ; c’est sous le gouvernement de M. le duc d’Aumale qu’Abd-el-Kader a renoncé à la lutte, et c’est M. le maréchal Randon qui, dans sa longue et sage administration de l’Algérie, a eu l’honneur d’entreprendre, d’accomplir et de consolider la soumission de la Grande-Kabylie à la France. Mais ces deux habiles successeurs du maréchal Bugeaud seraient, j’en suis sûr, les premiers à reconnaître que c’est à lui que la France doit l’entière et forte possession de l’Algérie. Il a, pendant sept ans, rempli ce vaste théâtre de sa présence et de son nom, puissant en actes comme en paroles, variant ses procédés de guerre avec autant d’invention ingénieuse que de bon sens pratique, payant de sa personne sans avoir l’air d’y penser et avec un courage aussi simple que dominateur, inspirant à ses troupes la confiance qu’il les aimait et qu’il prenait d’elles les soins les plus attentifs au moment où il leur imposait les plus rudes efforts, déployant enfin, avec toute l’autorité du général, toutes les qualités du soldat.

Je prends çà et là, dans sa correspondance avec moi, quelques-uns des traits où se manifestent sa façon d’agir et son caractère ; il m’écrivait, le 18 octobre 1842 : Je viens de terminer prématurément, à cause des pluies, une campagne dans l’est, contre Ben-Salem, cinquième kalifat (lieutenant) d’Abd-el-Kader. Je crois avoir à peu près détruit sa puissance. Je lui ai enlevé tout ce qu’il y avait de beau et de bon dans son gouvernement. Il ne lui reste que quelques tribus kabyles sur lesquelles il a conservé peu de crédit. Cette expédition serait des plus heureuses si je n’y avais perdu un de mes meilleurs officiers, le colonel Leblond. Abd-el-Kader, en homme de cœur et de talent, lutte contre sa mauvaise fortune avec une énergie bien remarquable. Il écrit de tous côtés pour faire prendre les armes, ou du moins pour entretenir le feu sacré. Partout où il voit l’espérance de ranimer un foyer de résistance, il s’y porte avec sa poignée de cavaliers fidèles, et il parvient quelquefois à réunir douze ou quinze cents hommes. Il dispose encore, dit-on, d’une somme de deux ou trois millions, et il paraît vouloir s’établir, pour l’hiver, dans les montagnes de l’Oued-Serris, entre le Chélif et la Mina. Je travaille à jeter un pont sur cette dangereuse rivière, afin que la colonne de Mostaganem puisse la franchir pour protéger les tribus soumises sur la rive droite, et même attaquer l’émir dans sa retraite, après les grandes pluies. Dans tous les cas, au printemps, je l’étreindrai dans ce pâté montagneux, avec trois colonnes, et je pense qu’en quinze jours je lui enlèverai ce refuge dans lequel il s’appuie sur plus de 20.000 fantassins kabyles.

Un an plus tard, le 27 octobre 1843 : Vous suivez sans doute les diverses phases de nos affaires d’Afrique, et vous voyez que tout le pays qui obéissait à Abd-el-Kader est dompté, à l’exception d’une très petite zone au sud et sud-ouest de Mascara, où ce chef se débat encore avec courage, talent et persévérance, avec les débris de son armée et les cavaliers de deux ou trois tribus. Je pars après-demain pour Mascara, afin d’en finir avec ce Jugurtha renforcé ; mais je crains bien que l’absence de nourriture pour les chevaux ne rende la conclusion possible qu’au printemps. La guerre doit se modifier suivant les circonstances ; il faut aujourd’hui se mettre en mesure d’atteindre au loin notre ennemi ; aussi je m’occupe de me procurer les transports nécessaires pour porter deux bataillons d’infanterie qui marcheront à l’appui de ma cavalerie. En 1841, nous avons proportionné les moyens d’Europe aux circonstances de l’Afrique d’alors ; nous nous sommes rendus légers et offensifs ; mais nos colonnes ont été composées de quatre ou cinq mille hommes, parce que notre adversaire pouvait encore réunir, sur divers points, douze, quinze et vingt mille hommes. Il ne le pouvait plus en 1842, et nous avons subdivisé nos forces pour atteindre l’ennemi et ses intérêts sur de plus grandes surfaces. En 1843, la guerre n’a plus été, dans le pays facile, qu’une question de vitesse, et nous avons agi avec des colonnes d’infanterie montée. Nous sommes encore dans l’enfance de ce système ; les moyens de transport nous manquent ; je travaille à en réunir qui ne coûtent rien à l’État, et j’en ai déjà une partie. Je fais faire des essais sur le meilleur équipement à donner aux mulets et aux chameaux pour porter le fantassin et des vivres pour quinze ou vingt jours. Je ferai tout pour être en mesure au printemps prochain. Alors, si Abd-el-Kader n’est pas éteint, je lui donnerai une chasse extraordinaire. Il faudra que ses tentes et celles de ses partisans soient bien loin pour que je ne les atteigne pas. Vous me direz peut-être que je vous parle presque uniquement de la guerre. Ah ! c’est que la bonne guerre fait tout marcher à sa suite. Vous seriez de cet avis si vous pouviez voir la fourmilière d’Européens qui s’agite en tous sens, d’Alger à Milianah et Médéah, de Ténez à Orléansville, de Mostaganem à Mascara, d’Oran à Tlemcen. Le premier agent de la colonisation et de tous les progrès, c’est la domination et la sécurité qu’elle produit. Que pouvait-on faire quand on ne pouvait aller à une lieue de nos places de la côte sans une puissante escorte ? On ne voyageait, on ne transportait que deux ou trois fois par mois. Aujourd’hui c’est à toute heure, de jour et de nuit, isolément et sans armes. Aussi le mouvement correspond à la confiance ; les hommes et les capitaux ont cessé d’être timides ; les constructions pullulent ; le commerce prospère ; nos revenus grandissent sur la côte, et l’impôt arabe, malgré les destructions de la guerre, donnera cette année plus de deux millions. Voilà ce que fait ce gouvernement si lâche, si rampant devant l’étranger ; il soumet un peuple puissant par le nombre, et plus encore par ses mœurs belliqueuses, par son sol haché et dépourvu de routes, par son climat, sa constitution sociale et agricole, sa mobilité qui lui vient de l’absence de toute richesse immobilière, enfin, par son fanatisme religieux et la dissemblance de ses mœurs avec les nôtres. Non seulement on soumet ce peuple, mais on introduit dans son sein un peuple nouveau pour lequel on exproprie une partie du sol, en menaçant d’en prendre chaque jour davantage. Voilà, ce me semble, des faits à opposer aux insolentes déclamations de nos adversaires. La charrue ne peut aller, comme le voudraient les journalistes, de front avec l’épée ; celle-ci doit marcher vite, et la colonisation est lente de sa nature ; elle va, je crois, aussi vite qu’elle peut aller avec les moyens dont nous disposons jusqu’à ce jour ; elle pourra accélérer le pas à présent que l’armée va être moins occupée de la guerre, et il n’y a que l’armée, avec ses bras nombreux et à bon marché, qui puisse lui donner une grande impulsion !... En attendant, nous travaillerons à perfectionner les anciens établissements et à fonder les nouveaux, comme Orléansville, Ténez, Tiaret, Boguar, Teniet-el-Had. Déjà, sur ces divers points, les progrès sont considérables ; Orléansville et Ténez ont de loin l’aspect d’une ville. La population civile y afflue au delà de mes désirs, car je voudrais garder la place pour la colonisation militaire. Je n’aime pas à semer la faiblesse là où il faut être fort.

Au milieu de tant d’activité et de succès en Algérie, le général Bugeaud se préoccupait, avec une sollicitude passionnée, de tout ce qui se disait à Paris sur ses opérations, ses projets, son armée et lui-même ; il se croyait engagé à la fois sur deux champs de bataille, sur celui de la discussion publique à la tribune ou dans la presse en France aussi bien que sur celui de la guerre en Afrique, et il voulait, en toute occasion, faire acte de présence et de vaillance sur tous les deux. Au printemps de 1842, il crut voir, dans les journaux, dans les débats des Chambres et même dans la correspondance du ministère de la guerre, l’intention de réduire l’effectif des troupes en Algérie ; il ne se contenta pas d’adresser au gouvernement du Roi ses observations à ce sujet ; il en appela au public par une brochure vive contre toute mesure de ce genre. Le maréchal Soult fut justement blessé de cette opposition publique et anticipée à un dessein présumé, et il en témoigna au général Bugeaud son mécontentement. Pour adoucir l’effet de ce blâme sur le général, tout en lui indiquant ma propre pensée, je lui écrivis de mon côté[7] : Vous vous plaignez de moi, et vous en avez quelque droit. Pourtant je ne manque pas d’excuses. J’ai un grand dégoût des paroles vaines. Je n’avais rien de nécessaire, rien de pratique à vous dire. J’ose croire que vous comptez sur moi de loin comme de près, soit que je parle ou que je me taise. Je ne vous ai donc pas écrit. J’ai joui de vos succès auxquels j’avais cru d’avance, parce que j’ai confiance en vous. Je vous ai soutenu, dans le conseil et ailleurs, toutes les fois que l’occasion s’en est présentée. J’ai travaillé, avec quelque fruit, à faire prévaloir la seule politique qui puisse vous soutenir et que vous puissiez soutenir. Voilà mes marques d’amitié, mon cher général ; tenez pour certain que la mienne vous est acquise, que je vous la garderai fidèlement et que je serai toujours charmé de vous la prouver. Vous êtes chargé d’une grande œuvre et vous y réussissez. C’est de la gloire. Vous l’aimez et vous avez raison ; il n’y a que deux choses en ce monde qui vaillent la peine d’être désirées, le bonheur domestique et la gloire. Vous les avez l’une et l’autre. Le public commence à se persuader qu’il faut s’en rapporter à vous sur l’Afrique, et vous donner ce dont vous avez besoin pour accomplir ce que vous avez commencé. Je viens de lire ce que vous venez d’écrire ; c’est concluant. A votre place, je ne sais si j’aurais écrit ; l’action a plus d’autorité que les paroles. Mais vos raisonnements s’appuient sur vos actes. Je m’en servirai dans la session prochaine. D’ici là, achevez de bien assurer et compléter la domination militaire. Nous nous occuperons alors de l’établissement territorial. Je suis aussi frappé que vous de la nécessité d’agir en Afrique pendant la paix de l’Europe ; l’Afrique est l’affaire de nos temps de loisir.

Il me répondit sur-le-champ[8] : Oui, je compte sur vous, de loin comme de près, soit que vous m’écriviez, soit que vous gardiez le silence, et je m’honore de l’amitié dont vous me donnez l’assurance. A votre place, me dites-vous, je ne sais si j’aurais écrit ; l’action a plus d’autorité que les paroles. Je n’ai pas écrit pour faire valoir mes actions dont je n’ai pas dit un mot ; j’ai écrit surtout pour combattre une idée qui se manifestait à la tribune, dans les journaux, dans les conversations particulières, dans les lettres, et surtout dans la correspondance du ministère de la guerre, la réduction de l’armée d’Afrique. M. le maréchal ministre de la guerre a blâmé cette publication. Était-il en droit de le faire d’après les précédents ? Vous en jugerez par la réponse que je lui ai faite et dont je vous donne ici copie. Mais à supposer que je fusse répréhensible, fallait-il m’admonester dans les journaux ? J’ai été vivement peiné d’un article inséré à ce sujet dans le Moniteur parisien. Je ne crois avoir manqué ni à la discipline, ni aux convenances, et je me flatte qu’aucun général en chef, placé à deux cents lieues de son pays, n’a été plus discipliné que moi.

Les susceptibilités du général n’étaient pas mieux comprises ni plus ménagées à Paris qu’il ne comprenait et ne ménageait lui-même celles de ses supérieurs. Vers la fin d’avril 1843, je reçus de lui cette lettre : Sur un premier mouvement, j’avais écrit au ministre de la guerre la lettre ci-incluse. La réflexion m’a décidé à ne pas la lui adresser ; mais, pour soulager mon âme oppressée et mon orgueil justement blessé, j’ai voulu vous la communiquer. Si quelque chose pouvait me consoler, ce serait la pensée qu’il faut qu’on ait une bien haute opinion de mon dévouement et de mon abnégation pour qu’on ait substitué, à une récompense promise, un cordon qu’on a donné aux plus minces services, à des hommes qui n’ont fait que paraître en Afrique et qui n’y ont pas brillé. Quelques mois auparavant, on lui avait, en effet, fait espérer, il pouvait dire promis, le bâton de maréchal de France, et on lui donnait à la place le grand-cordon de la Légion d’honneur en ajournant la plus haute récompense de ses succès à une nouvelle occasion. Quoi qu’il n’eût pas envoyé au ministre de la guerre le projet de lettre qu’il me communiquait, son humeur fut connue et on s’empressa de la dissiper ; trois mois après, le 31 juillet 1843, il fut fait maréchal ; mais, par une étrange maladresse de langage ou par une rudesse hautaine, le ministre de la guerre, en lui annonçant son élévation prochaine à cette dignité, ajoutait : Sa Majesté y met toutefois une condition, dans l’intérêt du bien du service et de votre gloire ; c’est que vous continuerez à exercer vos doubles fonctions de gouverneur général et de commandant en chef de l’armée d’Afrique pendant un an, et que d’ici là vous renoncerez à votre projet de revenir en France, même par congé, afin que la haute direction de la guerre et du gouvernement reste encore dans vos mains assez de temps pour que vous puissiez achever ce que vous avez si habilement commencé.

Le vrai motif de la réserve ainsi exprimée était l’intention, très sensée et très légitime, de donner à M. le duc d’Aumale le temps de se préparer pour le gouvernement général de l’Algérie et de s’en montrer capable. Rien n’était plus facile que de s’entendre dignement, à ce sujet, avec le général Bugeaud et de lui faire accepter de bonne grâce cet avenir ; il portait à la monarchie constitutionnelle et à la famille royale, un dévouement sérieux et sincère ; mais le mot de condition le blessa profondément : C’est la première fois, je crois, m’écrivait-il, que pareille chose a été faite. Vous jugerez vous-même si ma susceptibilité est exagérée ; je vous donne copie du passage de la lettre de M. le maréchal Soult, et de la réponse que j’y fais. Sa réponse était digne et amère. On ne se doute guère des difficultés qu’ajoute aux affaires le défaut de tact et de délicatesse dans la façon de les traiter.

L’occasion se présenta bientôt, pour le maréchal Bugeaud, de prouver combien il méritait le titre supérieur qu’il venait de recevoir. Au printemps de 1844, Abd-el-Kader avait été pourchassé et vaincu dans tout l’intérieur de l’Algérie ; la plupart des tribus, décimées ou découragées, l’avaient abandonné ou ne le soutenaient plus que sous main et en hésitant ; la surprise et la prise de sa smahla, le 16 mai 1843, par M. le duc d’Aumale, avait porté à son prestige, même parmi les Arabes, une rude atteinte ; nos expéditions multipliées dans les parties les moins accessibles de la Régence, depuis les défilés du Jurjura jusqu’aux frontières du Grand Désert, l’occupation permanente de Biskara et de plusieurs autres points importants avaient porté partout la conviction de notre force supérieure et de notre ferme résolution d’établir partout notre empire. On pouvait dire que la conquête était accomplie. Mais Abd-el-Kader était de ceux qui ne renoncent jamais à l’espérance ni à la lutte ; il s’était établi à l’ouest de la province d’Oran, sur la frontière incertaine du Maroc, et de là il poursuivait ou recommençait incessamment la guerre ; tantôt il faisait, avec ses bandes errantes, de brusques incursions dans la Régence ; tantôt il enflammait le fanatisme naturel des populations marocaines et les entraînait contre nous à sa suite, trouvant toujours chez elles un refuge assuré ; il agissait puissamment sur l’empereur Abd-el-Rhaman lui-même, tantôt lui faisant partager ses passions musulmanes, tantôt l’effrayant et de nous et de ses propres sujets ; il souleva, entre ce prince et nous, une question de possession pour des territoires situés entre le cours de la Tafna et la frontière du Maroc. Nous repoussions victorieusement les incursions ; nous infligions aux tribus agressives de rudes châtiments ; nous réclamions fortement, auprès de l’empereur Abd-el-Rhaman, contre ces continuelles violations de la paix entre les deux États ; nous démontrions avec évidence l’ancien droit de possession des Turcs, et par conséquent le nôtre, sur les territoires contestés ; mais nos démonstrations, nos réclamations et nos victoires ne servaient de rien ; l’empereur Abd-el-Rhaman était impuissant à se faire obéir, même quand il avait assez peur de nous pour le vouloir ; nous étions en présence d’une population fanatique et d’un gouvernement anarchique, l’un et l’autre au service ou sous le joug d’un ennemi acharné. A aucun prix, nous ne pouvions ni ne voulions accepter une telle situation.

Elle éclata spontanément et de façon à dissiper, si nous en avions eu, toute incertitude. Le 30 mai 1844, un corps nombreux de cavaliers marocains, partis d’Ouschda, la première ville marocaine à l’ouest de la province d’Oran, entrèrent sur notre territoire, et vinrent, avec grand bruit, attaquer le général de Lamoricière dans son camp de Lalla-Maghrania, à deux lieues en dedans de notre province. Le général les repoussa vigoureusement, les poursuivit jusqu’à la frontière, et en rendant compte, le soir même, au maréchal Bugeaud, de cet incident, il lui disait : Voici, d’après deux prisonniers échappés aux sabres des chasseurs, la cause de ce mouvement subit : Un personnage allié à la famille impériale, et nommé Sidi-el-Mamoun-ben-Chériff, est arrivé ce matin à Ouschda, avec un contingent de 500 Berbères envoyés de Fez par le fils de Muley Abd-el-Rhaman, pour faire partie de la troupe d’observation réunie devant nous. Sidi-el-Mamoun, emporté par un ardent fanatisme, a déclaré qu’il voulait au moins voir de près le camp des chrétiens. On s’est mis en marche malgré la résistance et les observations du caïd d’Ouschda, El Ghennaouin, qui, tout en attendant les ordres de l’empereur, n’osait opposer un refus formel à un prince de la famille impériale. L’indiscipline des Berbères et le fanatisme de la troupe nègre se sont exaltés de plus en plus en notre présence, et le combat s’est engagé. Quoi qu’il en soit de ces récits, la guerre existe de fait ; les journées qui vont suivre montreront jusqu’à quel degré on veut la pousser. Il n’est pas douteux qu’Abd-el-Kader n’essaye d’en profiter.

Le maréchal Bugeaud rendit immédiatement compte de ce fait au maréchal Soult, et il s’empressa d’en informer également notre consul général à Tanger, M. de Nion, chargé d’affaires auprès de l’empereur du Maroc : Depuis plusieurs jours, lui écrivit-il, nous étions provoqués par des menaces et par des excitations à nos tribus pour les pousser à la révolte ; nous avons eu entre les mains une lettre du caïd d’Ouschda à l’un de nos caïds, dans laquelle il l’invite à se tenir prêt pour la guerre qu’ils vont faire aux chrétiens :Quand le moment de frapper sera venu, lui dit-il, nous vous préviendrons et nous vous pourvoirons de tout ce qui pourra vous manquer pour la guerre ; en attendant, tâchez de vous procurer des armes et des cartouches. — Le maréchal Bugeaud ajoutait : Il est impossible de montrer plus de modération que ne l’a fait le général de Lamoricière ; je pars après-demain pour aller le joindre ; j’ai le projet de demander, dès mon arrivée, des explications sérieuses aux chefs marocains. Si leurs intentions sont telles qu’on puisse espérer de revenir à l’état pacifique, je profiterai de l’outrage qu’ils nous ont fait en nous attaquant sans aucune déclaration préalable, pour obtenir une convention qui, en réglant notre frontière, établira d’une manière précise les relations de bon voisinage ; les principales bases de cette convention seraient : 1º La délimitation exacte de la frontière ; 2º que les deux pays s’obligent à ne pas recevoir les populations qui voudraient émigrer de l’un à l’autre ; 3º que Sa Majesté l’empereur du Maroc s’engage à ne prêter aucun secours en hommes, en argent, ni en munitions de guerre à l’émir Abd-el-Kader. Si celui-ci est repoussé dans les États marocains, l’empereur devra le faire interner, avec sa troupe, dans l’ouest de l’empire où il sera soigneusement gardé. A ces conditions, il y aura amitié entre les deux pays. Si, au contraire, les Marocains veulent la guerre, mes questions pressantes les forceront à la déclarer. Nous ne serons plus dans cette situation équivoque qui peut soulever en Algérie de grands embarras. J’aime mieux la guerre ouverte sur la frontière que la guerre des conspirations et des insurrections derrière moi. S’il faut faire la guerre, nous la ferons avec vigueur, car j’ai de bons soldats, et, à la première affaire, les Marocains me verront sur leur territoire. Je vous avoue que, si j’eusse été à la place de M. le général de Lamoricière, je n’aurais pas été si modéré, et j’aurais poursuivi l’ennemi, l’épée dans les reins, jusque dans Ouschda. Peut-être le général a-t-il mieux fait de s’en abstenir. C’est ce que la suite prouvera.

Le général de Lamoricière avait bien fait de ne pas s’engager plus avant, et de laisser au seul gouvernement du Roi la question de la paix ou de la guerre et la conduite de la négociation qui devait aboutir à l’un ou à l’autre résultat. Nous jugeâmes à notre tour que le moment était venu de prendre, à cet égard, une résolution définitive. De l’avis unanime de son conseil, le Roi décida qu’il serait adressé à l’empereur du Maroc la demande formelle d’une réparation pour l’attaque récente sur notre territoire, et d’un engagement précis qu’il prendrait des mesures efficaces pour mettre l’Algérie à l’abri des menées d’Abd-el-Kader et de ses partisans, Arabes ou Marocains. Il fut résolu en même temps que les renforts nécessaires pour le cas de guerre seraient envoyés au maréchal Bugeaud, et qu’une escadre commandée par M. le prince de Joinville irait croiser sur les côtes du Maroc, pour donner à la négociation l’appui moral de sa présence, et, s’il y avait lieu, le concours de sa force. J’adressai en conséquence, à notre consul général à Tanger, les instructions suivantes :

Paris, 12 juin 1844.

Monsieur, les dépêches de M. le général Lamoricière, en date du 30 mai, nous annoncent que, ce même jour, il a été attaqué, en dedans de notre frontière, par un corps de 1.200 à 1.400 cavaliers marocains, et de 5 à 600 Arabes, mais que cette agression a été sévèrement châtiée. Comme elle a eu lieu sans provocation de notre part et en l’absence de toute déclaration de guerre, nous aimons encore à n’y voir qu’un simple accident et non l’indice d’une rupture décidée et ordonnée par l’empereur du Maroc. Mais nous sommes fondés à nous en plaindre comme d’une insigne violation du droit des gens et des traités en vertu desquels nous sommes en pais avec cet empire. Vous devez donc, au reçu de la présente dépêche, écrire immédiatement à l’empereur, pour lui adresser les plus vives représentations au sujet d’une attaque qui ne pourrait être justifiée, pour demander les satisfactions qui nous sont dues, notamment le rappel des troupes marocaines réunies dans les environs d’Ouschda, et pour le mettre lui-même en demeure de s’expliquer sur ses intentions. Est-ce la paix ou la guerre qu’il veut ? Si, comme le lui conseillent ses véritables intérêts, il tient à vivre en bons rapports avec nous, il doit cesser des armements qui sont une menace pour l’Algérie, respecter la neutralité en retirant tout appui à Abd-el-Kader, et donner promptement les ordres les plus sévères pour prévenir le retour de ce qui s’est passé. Si c’est la guerre qu’il veut, nous sommes loin de la désirer ; nous en aurions même un sincère regret ; mais nous ne la craignons pas, et si l’on nous obligeait à combattre, on nous trouverait prêts à le faire avec vigueur, avec la confiance que donne le bon droit, et de manière à faire repentir les agresseurs. Toutefois, nous ne demandons, je le répète, qu’à rester en bonnes relations avec l’empereur du Maroc, et nous croyons fermement qu’il n’est pas moins intéressé à en maintenir de semblables avec nous.

Je vous ai déjà mandé que des bâtiments de la marine royale allaient être expédiés en croisière sur les côtes du Maroc, une division navale, commandée par M. le prince de Joinville et composée du vaisseau le Suffren, de la frégate à vapeur l’Asmodée et d’un autre bâtiment à vapeur, va s’y rendre effectivement en allant d’abord à Oran où Son Altesse Royale doit se mettre en communication avec M. le maréchal Bugeaud. Le prince aura également occasion, monsieur, d’entrer en rapports avec vous, et je ne doute pas de votre empressement à vous mettre à sa disposition, aussi bien qu’à lui prêter tout le concoure qui dépendra de vous. Du reste, les instructions de Son Altesse Royale sont pacifiques et partent de ce point que la guerre entre la France et le Maroc n’est pas déclarée. Sa présence sur les côtes de cet empire, à la tête de forces navales, a plutôt pour but d’imposer et de contenir que de menacer. Nous aimons à penser qu’elle produira, sous ce rapport, un effet salutaire.

Voici comment je résume vos instructions. Vous demanderez à l’empereur du Maroc :

1º Le désaveu de l’inconcevable agression faite par les Marocains sur notre territoire ;

2º La dislocation du corps de troupes marocaines réunies à Ouschda et sur notre frontière ;

3º Le rappel du caïd d’Ouschda et des autres agents qui ont poussé à l’agression ;

4º Le renvoi d’Abd-el-Kader du territoire marocain.

Vous terminerez en répétant :

1º Que nous n’avons absolument aucune intention de prendre un pouce de territoire marocain, et que nous ne désirons que de vivre en paix et en bons rapports avec l’empereur ;

2º Mais que nous ne souffrirons pas que le Maroc devienne, pour Abd-el-Kader, un repaire inviolable, d’où partent contre nous des agressions pareilles à celle qui vient d’avoir lieu ; et que si l’empereur ne fait pas ce qu’il faut pour les empêcher, nous en ferons nous-mêmes une justice éclatante.

Des instructions en harmonie avec celles-ci furent adressées par le ministre de la marine à M. le prince de Joinville, par le ministre de la guerre à M. le maréchal Bugeaud, et toutes les mesures nécessaires pour que l’exécution répondît, s’il y avait lieu, à la déclaration, furent poussées avec vigueur.

A ces nouvelles, l’émotion fut vive à Londres, dans le gouvernement encore plus peut-être que dans le public. L’Angleterre avait, avec le Maroc, de grandes relations commerciales ; c’était de Tanger que Gibraltar tirait la plupart de ses approvisionnements, et la sécurité de la place marocaine était considérée comme importante pour la place anglaise. Ce fut, au premier moment, l’impression commune en Angleterre qu’il arriverait là ce qui était arrivé en Algérie, et que la guerre entre la France et le Maroc serait, pour la France, le premier pas vers la conquête. La perspective d’un tel événement était, au delà de la Manche, un sujet d’inquiétudes que le chef du cabinet, sir Robert Peel, ressentait aussi vivement que le plus soupçonneux des spectateurs. La nomination de M. le prince de Joinville au commandement de l’escadre aggravait l’émotion ; il avait publié peu auparavant une Note sur les forces navales de la France dont on s’était fort préoccupé en Angleterre, et cet acte de patriotisme français avait été pris, au delà de la Manche, pour un acte d’hostilité. Les méfiances populaires sont le plus obstiné des aveuglements.

Celles-ci étaient bien mal fondées. Autant nous étions décidés à ne pas souffrir que le Maroc troublât indéfiniment l’Algérie, autant nous étions éloignés d’avoir, sur le Maroc, aucune vue de conquête. Rien n’eût été plus contraire au bon sens et à l’intérêt français ; la possession et l’exploitation de l’Algérie étaient déjà, pour la France, un assez lourd fardeau et une assez vaste perspective. Notre politique dans cette circonstance comportait donc la plus entière franchise, et je pris plaisir à la proclamer, sûr d’être compris de lord Aberdeen et de trouver en lui la même sincérité. J’écrivis au comte de Sainte-Aulaire[9] : Tenez pour certain que, si nous avons la guerre avec le Maroc, c’est que nous y sommes forcés, bien et dûment forcés. Nulle part en Afrique nous ne cherchons des possessions ni des querelles de plus. Avant 1830, le territoire qu’on nous conteste aujourd’hui a constamment fait partie de la Régence d’Alger ; les indigènes reconnaissaient la souveraineté du dey, et lui payaient tribut par l’entremise du bey d’Oran qui envoyait, à certaines époques déterminées, des Turcs pour le prélever. Nous occupons depuis longtemps ce territoire sans objection, sans contestation, soit de la part des habitants eux-mêmes, soit de la part des Marocains. C’est Abd-el-Kader qui, dans ces derniers temps, a cherché et trouvé ce prétexte pour exciter et compromettre, contre nous, l’empereur du Maroc. A vrai dire, ce n’est pas à l’empereur, c’est à Abd-el-Kader que nous avons affaire là. Il s’est d’abord réfugié en suppliant, puis établi en maître dans cette province d’Ouschda ; il s’est emparé sans grand’peine de l’esprit des populations ; il prêche tous les jours ; il échauffe le patriotisme arabe et le fanatisme musulman ; il domine les autorités locales, menace, intimide, entraîne l’empereur, et agit de là, comme d’un repaire inviolable, pour recommencer sans cesse contre nous la guerre qu’il ne peut plus soutenir sur son ancien territoire. Jugurtha n’était, je vous en réponds, ni plus habile, ni plus hardi, ni plus persévérant que cet homme-là, et s’il y a de notre temps un Salluste, l’histoire d’Abd-el-Kader mérite qu’il la raconte. Mais en rendant à l’homme cette justice, nous ne pouvons accepter la situation qu’il a prise et celle qu’il nous fait sur cette frontière. Il ne s’agit pas ici d’une situation nouvelle, d’une fantaisie hostile venue pour la première fois à l’empereur du Maroc, et dont nous aurions tort de nous émouvoir si promptement et si vivement ; voilà près de deux ans que cette situation dure, et que nous nous montrons pleins de modération et de patience. Nous nous sommes rigoureusement abstenus de toutes représailles ; nous avons fait au Maroc toute sorte de représentations ; nous avons employé le ton amical et le ton menaçant ; nous avons envoyé des bâtiments de guerre se promener devant Tanger, Tetuan, etc., pour inquiéter et intimider. Nous avons obtenu des désaveux, des promesses, des ajournements, et quelquefois des apparences. Au fond, les choses sont restées les mêmes ; pour mieux dire, elles ont toujours été s’aggravant ; depuis six semaines, la guerre sainte est prêchée dans tout le Maroc ; les populations se soulèvent et s’arment partout ; l’empereur passe des revues à Fez ; ses troupes se rassemblent sur notre frontière ; elles viennent de nous attaquer sur notre territoire. Cela n’est pas tolérable. Il ne suffit pas que l’empereur du Maroc renonce, pour le moment, à ses démonstrations hostiles et nous donne de vaines paroles de paix ; il faut que les causes de cette guerre sourde, qui couve et éclate sans cesse sur notre frontière, soient supprimées ; il faut qu’il n’y ait là plus de rassemblements de troupes, qu’Abd-el-Kader n’y puisse plus séjourner, qu’une délimitation certaine des deux États soit opérée et acceptée des deux parts. Voilà le but que nous avons absolument besoin et droit d’atteindre. Pour que nous l’atteignions, il faut que le Maroc ait peur, grand’peur. C’est le seul moyen d’agir sur l’empereur, si l’empereur partage lui-même le fanatisme du peuple, ou de donner force à l’empereur contre le fanatisme du peuple si, comme je le crois, Muley Abd-el-Rhaman ne demande pas mieux que de rester en paix avec nous et redoute fort Abd-el-Kader. Plus la démonstration qui est devenue indispensable sera forte et éclatante, plus elle produira sûrement l’effet que nous cherchons. La présence d’un fils du roi y servira bien loin d’y nuire, car elle prouvera l’importance que nous y attachons et notre parti pris d’y réussir. Le prince de Joinville part demain ou après-demain pour aller prendre le commandement de l’escadre. Quand il y a une occupation sérieuse à donner à des princes jeunes et capables, il faut la leur donner ; c’est quand ils ne font rien qu’ils ont des fantaisies. J’ai causé à fond avec M. le prince de Joinville. Il comprend bien sa mission, et fera tout ce qui dépendra de lui pour qu’une simple démonstration soit en même temps efficace et suffisante. Nous lui donnerons, dès le début, les forces nécessaires pour agir sur les imaginations, si on peut se borner à cela, ou pour frapper un coup prompt et décisif, s’il y a nécessité de le frapper. Probablement trois vaisseaux et autant de bâtiments à vapeur. Vous voilà bien au courant, mon cher ami ; que lord Aberdeen le soit comme vous. Il a écrit à lord Cowley qu’il se porterait volontiers garant, auprès de l’empereur du Maroc, de la sincérité de nos intentions et de nos déclarations ; je l’en remercie, et je compte, en toute occasion, sur sa pleine confiance ; mais il n’ignore pas qu’il y a partout des soupçons absurdes, et que moi aussi j’ai quelquefois besoin de me porter garant de sa sincérité. En présence de ces méfiances aveugles, ce que nous avons de mieux à faire, je crois, c’est de nous tout dire. Pour mon compte, je n’y manquerai jamais, et j’espère que lord Aberdeen en fera toujours autant.

Je ne fus pas trompé dans mon attente ; lord Aberdeen comprit et admit, avec une clairvoyante équité, notre nécessité et notre dessein. Il y avait d’autant plus de mérite que, par suite des dissentiments de sir Robert Peel avec son propre parti sur les questions de liberté commerciale, le cabinet anglais était alors dans une de ces crises parlementaires qui, deux ans plus tard, amenèrent sa chute ; il pouvait être tenté d’éluder les délicates questions de politique extérieure ; lord Aberdeen n’hésita point à résoudre celle qui se présentait : Je l’ai vu hier, m’écrivit M. de Sainte-Aulaire[10] ; il m’a annoncé qu’il envoyait immédiatement à Tanger l’ordre au consul anglais (M. Drummond Hay) d’aller trouver Abd-el-Rhaman en personne, et d’employer tous les moyens en son pouvoir pour prévenir la guerre. M. Drummond Hay devra déclarer à l’empereur que le gouvernement anglais engage sa responsabilité morale dans la question ; et par prières ou par menaces, il s’efforcera de l’amener à une juste appréciation de la bonne conduite à tenir envers nous : Si je devais mourir, a ajouté lord Aberdeen, j’ai voulu que ce fût en bon chrétien, et voici quel eût été le dernier acte de mon ministère. Il m’a lu alors les instructions parties dimanche pour M. Drummond Hay et que lord Cowley a dû vous communiquer. Ces instructions étaient positives et pressaient fortement l’empereur Abd-el-Rhaman de nous donner les satisfactions que nous lui demandions. Lord Aberdeen écrivit en même temps aux lords commissaires de l’amirauté anglaise[11] : En me référant à ma lettre du 2 de ce mois relative aux renforts destinés à l’escadre de Sa Majesté devant Gibraltar, je dois faire connaître à vos seigneuries que la Reine a donné l’ordre que des instructions fussent adressées à l’officier qui commande cette escadre pour lui prescrire de prendre bien soin de faire savoir aux autorités marocaines qu’en envoyant ces forces sur les côtes du Maroc, le gouvernement de Sa Majesté n’a pas eu l’intention de prêter aucun appui au gouvernement marocain dans sa résistance aux demandes justes et modérées de la France, si malheureusement cette résistance devait avoir lieu. Afin d’éviter tout malentendu à cet égard, il faudrait expliquer clairement que la protection des intérêts anglais doit être le principal but de l’escadre ; mais le gouvernement de Sa Majesté verrait aussi avec plaisir que l’on usât d’une influence quelconque à l’appui des propositions raisonnables qui ont été faites par les autorités françaises pour terminer les différends qui se sont élevés entre la France et le Maroc. —  Lord Aberdeen ne doute pas, ajoutait M. de Sainte-Aulaire, que la mission de son consul n’ait un heureux résultat, si aucune circonstance de notre fait ne vient la contrarier ; mais il regarde l’arrivée de M. le prince de Joinville sur la côte du Maroc comme extrêmement inopportune. J’ai combattu son opinion de mon mieux, par les moyens que vous développez avec tant de force et d’autorité dans votre lettre d’avant-hier. Je viens d’envoyer ladite lettre à lord Aberdeen pour qu’il la lise à son loisir.

Les inquiétudes de lord Aberdeen se seraient bientôt dissipées si, avec ma lettre, il avait pu lire aussi celle que M. le prince de Joinville lui-même, arrivé avec son escadre en rade de Gibraltar, adressait le 10 juillet 1844 au ministre de la marine : Parti d’Oran le 7 au matin, disait-il, en même temps que l’escadre, j’ai porté mon pavillon sur le Pluton en faisant route directement pour Gibraltar. J’y ai mouillé le 8 au soir. Le 9, je me suis rendu à Tanger où j’ai reçu à mon bord la visite de notre consul général. Ayant écrit pour se plaindre de l’agression du 30 mai, M. de Nion a reçu de Sidi-ben-Dris, principal ministre de l’empereur du Maroc, une réponse arrogante et offensante, où tous les torts sont rejetés sur nos généraux dont on demande qu’il soit fait un exemple sévère. La lettre se termine par des menaces : Les clameurs épouvantables des populations réclament la guerre sainte. On va expédier des renforts sur la frontière. Cette lettre, écrite le 22 juin, a été reçue le 7 juillet. Hier 9, est arrivée une nouvelle dépêche de Bouselam-ben-Ali, pacha de Larache, écrite le 7 juillet 1844. Cette dépêche, toute différente de celle de Sidi-ben-Dris, exprime le regret de l’empereur éclairé par le caïd El-Ghennaouï sur les faits qui se sont passés sur la frontière ; l’empereur désavoue ces actes, promet de remplacer les chefs qui ont trompé sa confiance, et rejette sur les contingents irréguliers les actes d’hostilité. La lettre est conçue en termes modérés.

Au milieu de ce conflit de nouvelles contradictoires et de renseignements incertains, il est difficile de démêler la vérité. Que l’on se prépare à la guerre dans tout le Maroc, le fait ne peut être mis en doute ; que l’empereur ait bonne volonté d’empêcher la guerre, il est permis de le supposer ; mais qu’il puisse arrêter l’immense mouvement de populations fanatiques, c’est ce qui est au moins incertain. Son intérêt l’exige ; mais de même que nous sommes fort en peine de savoir au vrai ce qui se passe dans son empire, il peut être trompé sur nos intentions et être amené, par de perfides conseils, à croire que nous voulons renverser son autorité.

D’une part, le résultat de la mission à Maroc de M. Hay, consul général d’Angleterre, de l’autre, les faits qui se passent sur notre frontière, me paraissent les seules données exactes sur lesquelles nous puissions asseoir une opinion. On peut douter de l’authenticité de toutes les correspondances diplomatiques. Peut-être ne sont-elles qu’un moyen de gagner du temps pour mieux se préparer à la guerre.... Le Maroc n’est pas un pays où l’action du gouvernement soit instantanée ; il faut laisser au temps le soin de calmer les esprits. Tout ce qu’on fera de démonstrations et de menaces, soit par terre, soit par mer, ne pourra que servir les projets de nos ennemis.... Pour moi, à moins que le maréchal Bugeaud, poussé à bout, ne déclare la guerre, ou à moins d’ordres contraires du gouvernement, je suis bien décidé à ne pas paraître sur les côtes du Maroc. Je ferai en sorte que l’on me sache dans le voisinage, prêt à agir si la démence des habitants du Maroc nous y forçait ; mais j’éviterai de donner, par ma présence, un nouvel aliment à l’excitation des esprits.

Un seul cas pourtant me ferait passer par-dessus toutes ces considérations ; c’est celui où une escadre anglaise viendrait sur les côtes du Maroc. Cette escadre est annoncée plus forte que la mienne ; si elle se borne, comme nous, à jouer, de Gibraltar, un rôle d’observation, rien de mieux ; mais si elle va sur les côtes du Maroc, je m’y rendrai à l’instant. Dans l’intérêt de notre dignité comme dans l’intérêt de l’influence que nous devons exercer sur les États limitrophes de nos possessions d’Afrique, il est essentiel que cette affaire du Maroc ne soit pas traitée sous le canon d’une escadre étrangère.

Ni la modération, ni la loyauté française et anglaise ne suffirent pour arrêter le cours des événements ; la mesure du fanatisme chez les Marocains et de la patience chez nous était comble ; le prince de Joinville attendit en vain que le consul d’Angleterre déterminât l’empereur du Maroc à nous donner les satisfactions que nous demandions ; le maréchal Bugeaud s’arrêta en vain deux fois, après avoir châtié les incursions des Marocains sur notre territoire. Quoiqu’il eût le sentiment du danger de la guerre, l’empereur Abd-el-Rhaman était trop ignorant pour en bien apprécier la gravité et trop faible pour résister à la passion de son peuple ; M. Drummond Hay n’obtenait de lui aucune réponse nette, et les forces marocaines rassemblées dans la province d’Ouschda grossissaient tous les jours. Sur terre et sur mer, la guerre était inévitable et le seul moyen de vider les questions qui l’avaient suscitée. Déterminé par ces faits et par nos instructions, le 6 août 1844, le prince de Joinville, avec autant de hardiesse dans l’exécution qu’il avait montré de patience dans la résolution, attaqua Tanger, éteignit le feu de la place et en détruisit les fortifications. Le 14 août, le maréchal Bugeaud, avec 9.500 hommes de troupes, faisait à Isly, m’écrit le général Trochu, une nouvelle et vraiment magnifique application de ses vues sur les effets moraux, et d’un système nouveau de marche et de combat très ingénieusement approprié aux exigences d’une situation qui n’avait pas de précédent dans la guerre d’Afrique. Le choc d’Isly fut relativement petit ; nos pertes furent presque insignifiantes, par la raison que la déroute de l’armée marocaine et des contingents arabes fut complète et irrémédiable dès la première heure. Mais de bonne foi, et en recueillant le souvenir des impressions qui s’échangeaient dans le camp, lequel de nous, avant l’événement et dans les proportions où il se présentait à nos yeux, eût osé affirmer cet étonnant résultat ?

Vingt-cinq mille cavaliers marocains, en effet, étaient là réunis, avec plusieurs bataillons d’infanterie et onze pièces de canon ; le maréchal s’empara de leur camp, de leur artillerie, de leurs drapeaux, de tout leur bagage, y compris la tente et les papiers du fils de l’empereur.

Sur terre, la bataille d’Isly mettait fin à la guerre. Sur mer, le lendemain même de cette victoire, le 15 août, le prince de Joinville bombardait, à l’extrémité méridionale du Maroc, Mogador, la ville favorite d’Abd-el-Rhaman, le principal centre commercial de son empire et le siége de sa fortune particulière. Le prince s’emparait, non sans une vive résistance marocaine, de la petite île qui ferme l’entrée du port, et y établissait une garnison de cinq cents hommes. Sur mer aussi, et en neuf jours, la guerre était terminée sous les yeux d’une escadre anglaise qui suivait de loin les mouvements de la nôtre.

Que le gouvernement anglais fût ému de ces événements et en ressentît un vif déplaisir, rien n’était plus naturel et nous ne pouvions nous en étonner ; il était le protecteur ordinaire du Maroc ; il avait essayé de prévenir la guerre en accommodant notre différend avec l’empereur Abd-el-Rhaman ; il n’y avait pas réussi ; la guerre se terminait par deux victoires de la France. Quelles seraient les conséquences de ces victoires ? La question devait s’élever dans les esprits anglais et y susciter quelque inquiétude. Sir Robert Peel en conçut d’excessives qui dénotaient, de sa part, une fausse appréciation des faits comme des personnes, et dont nous aurions eu droit de nous plaindre. Il témoigna une double crainte : l’une, que, malgré nos déclarations contraires, nous ne prissions possession permanente de quelques parties du territoire marocain ; l’autre, que nous ne donnassions un grand développement à nos forces navales pour les diriger un jour contre l’Angleterre. Il se reportait sans cesse à notre première occupation d’Alger et aux engagements d’évacuation que, selon lui, la France avait pris à cette époque : Il est trop tard, sans doute, disait-il, pour réclamer de la France l’exécution de ces engagements ; mais c’est à cause de ce tort originel que maintenant le Maroc et Tunis sont en péril ; si nous ne tenons pas à la France un langage très décisif, si nous ne sommes pas prêts à agir dans l’intérêt de Tunis et du Maroc, ces deux États auront le sort de l’Algérie, et deviendront, si ce n’est peut-être de nom, du moins en fait, des portions de la France. Sir Robert accueillait tous les renseignements, tous les bruits qui lui parvenaient sur les immenses travaux que nous faisions, disait-on, dans tous les ports d’où l’Angleterre pouvait être menacée, à Dunkerque, à Calais, à Boulogne, à Cherbourg, à Brest, à Saint-Malo. Il se refusait à regarder nos assurances pacifiques et amicales comme des garanties suffisantes, et il insistait auprès de ses collègues pour que l’Angleterre se préparât promptement et largement à une guerre qui lui paraissait probable et prochaine. C’était contre ces dispositions et ces appréhensions du premier ministre que lord Aberdeen avait à défendre la politique de la paix et de l’entente cordiale avec la France ; il le faisait avec une habileté parfaitement loyale, à la fois persévérant et doux, équitable sans complaisance, opposant aux vaines alarmes de sir Robert Peel une appréciation plus juste et plus fine, soit des événements, soit des hommes, soit des chances de l’avenir. Quand on s’inquiétait surtout de notre attaque sur Mogador et de la garnison établie dans l’îlot adjacent : Les Français, disait-il, se sont déjà placés dans une situation très désavantageuse en déclarant qu’ils ne voulaient d’aucune occupation permanente, ni d’aucune conquête. Dire cela à un ennemi, c’est l’encourager à continuer la guerre et agir avec grande imprudence. Il se peut qu’une telle déclaration ait été nécessaire pour satisfaire l’Angleterre ; mais, sans cela, elle ne saurait être justifiée. On reconnaîtra, j’espère, que l’occupation de l’îlot de Mogador était indispensable pour l’attaque sur la place, et on ne le retiendra pas plus longtemps que ne l’exige le blocus. Les Français ont déjà beaucoup fait en mutilant leurs moyens d’hostilité effective ; nous ne pouvons guère attendre, quand ils font une attaque, qu’ils se privent de ce qui est nécessaire pour qu’elle réussisse. Je persiste à croire qu’ils seraient charmés d’amener l’empereur à accepter leurs conditions, en renonçant à tout projet d’occupation ou de conquête sur la côte du Maroc, et je ne désespère nullement que les choses ne finissent ainsi.

Lord Aberdeen était de ceux qui ont l’esprit assez haut pour ne pas se laisser ballotter par tous les vents qui soufflent en bas, et assez ferme pour attendre que le cours des choses leur donne raison.

Je n’ignorais pas et je ne pouvais ignorer l’humeur et les méfiances de sir Robert Peel, écho de celles dont les journaux anglais étaient pleins. Je ne voulus pas m’en taire, ni en laisser ignorer ma surprise : Que s’est-il donc passé de nouveau et d’inattendu, écrivis-je à M. de Jarnac[12], qui ait pu exciter à Londres l’émotion, les appréhensions, je ne veux pas dire les méfiances qui se manifestent autour de vous ? Le gouvernement anglais connaît depuis longtemps nos griefs contre le Maroc et nos demandes de satisfaction. Nous les lui avons communiqués dès le début de l’affaire. Il les a trouvés justes et modérés. Avant de recourir à la force, nous avons épuisé les moyens de conciliation. Nous avons tardé, sur terre et sur mer, aussi longtemps qu’il était possible de tarder. Sur terre, le maréchal Bugeaud est resté plusieurs fois dans nos limites après avoir repoussé et châtié les agressions marocaines. Sur mer, M. le prince de Joinville a attendu, de délai en délai, la réponse à notre ultimatum et le retour de M. Hay. Nous n’avons commencé la guerre que lorsqu’il a été évident que les Marocains ne cherchaient qu’à gagner du temps pour s’y préparer de leur côté, et pour atteindre l’époque de l’année où il nous serait impossible, à nous, de la leur faire efficacement, par mer comme par terre, avec nos vaisseaux comme avec nos régiments. Cette intention a été évidente, du côté de la mer, par les réponses incomplètes, dilatoires, faites à nos demandes et rapportées par M. Hay ; du côté de la terre, par le rassemblement, sur notre frontière, de forces marocaines de plus en plus nombreuses et animées. Est-ce pour faire la paix que le fils de l’empereur est arrivé aux environs d’Ouschda avec plus de vingt mille chevaux et tout  l’appareil militaire possible, faisant prêcher, dans son camp même, la guerre sainte, et envoyant ses cavaliers attaquer les avant-postes de notre camp de Lalla-Maghrania ? Sidi-ben-Hamida, dans ses pourparlers pacifiques avec le maréchal Bugeaud, et Sidi-ben-Dris, dans ses réponses confuses et évasives à M. de Nion et à M. Hay, n’ont évidemment voulu que gagner du temps et nous en faire perdre. Nous agissons modérément et loyalement, mais sérieusement. Le but que nous avons annoncé dès le premier moment, et que nous avons bien droit de poursuivre, car il n’est autre que la sécurité de notre propre territoire, nous voulons l’atteindre effectivement, et nous ne pouvons nous payer de paroles et d’apparences. Pas plus aujourd’hui qu’avant l’explosion de la guerre, nous n’avons aucun projet, aucune idée d’occupation permanente sur aucune partie du territoire marocain, sur aucune des villes de la côte. Nos succès ne changeront rien à nos intentions, n’ajouteront rien à nos prétentions ; mais nous ne pouvons renoncer à aucun des moyens légitimes de la guerre, à aucune des conditions nécessaires de son efficacité. L’Angleterre, en 1840, a débarqué des marines en Syrie ; ils y ont occupé des villes ; ils y sont restés longtemps. Nous ne nous en sommes ni étonnés, ni plaints ; nous avons seulement demandé que l’occupation ne fût que temporaire. On n’aura pas même besoin aujourd’hui de nous faire cette demande, car nous n’occupons, et nous n’aurons, j’espère, besoin d’occuper aucune ville du Maroc. Mais nous sommes en droit de réclamer la confiance que nous avons témoignée.

La victoire est une situation commode, car elle permet la sagesse avec dignité. Nous avions, dès le début, hautement déclaré nos motifs de guerre et nos conditions de paix ; nous résolûmes de n’y rien changer. Bien des gens nous conseillaient plus d’exigence, l’occupation prolongée de quelques villes marocaines, une forte indemnité pour les frais de la guerre ; nous écartâmes ces idées ; non par une générosité inconsidérée et parce que la France était, comme on le dit alors, assez riche pour payer sa gloire, mais par des raisons plus sérieuses. Quant aux conditions de la paix, écrivait le 3 septembre 1844 le maréchal Bugeaud à M. le prince de Joinville, je serais moins rigoureux que vous, pour ne pas ajouter de nouvelles difficultés à celles qui existent et qui sont déjà assez grandes. Si nous n’avions pas à côté de nous la jalouse Angleterre, je crois que nous pourrions tout obtenir à cause des succès déjà réalisés, et parce que l’empire du Maroc est fort peu en état de faire la guerre, tant il est désorganisé et indiscipliné. Mais, dans notre situation vis-à-vis de nos voisins ombrageux, nous devons nous montrer faciles. Je ne demanderais donc pas que l’empereur payât les frais de la guerre, ni qu’il nous livrât Abd-el-Kader ; j’ai la conviction que l’empereur s’exposerait plutôt à continuer une mauvaise guerre que de donner un seul million ; je sais qu’il est sordidement intéressé. Quant à Abd-el-Kader, il ne pourrait pas le livrer sans se faire honnir par tout son peuple ; contentons-nous d’exiger qu’il soit placé dans une des villes de la côte de l’Océan, et que l’on s’oblige à ne pas le laisser reporter la guerre à la frontière.

Une considération, plus pressante encore peut-être, s’ajoutait à ces motifs : les hésitations et les revers d’Abd-el-Rhaman avaient gravement compromis, parmi les populations marocaines, son pouvoir et même son trône ; autour de lui, on conspirait contre lui ; sur divers points de ses États, des séditions éclataient, des tribus guerrières s’engageaient dans une sauvage indépendance. Un autre péril encore se laissait entrevoir ; après la bataille de l’Isly, Abd-el-Kader avait manifesté son indignation d’une défaite qu’il imputait à la mollesse impériale ; et l’idée qu’empereur lui-même il eût opposé et il opposerait aux chrétiens une résistance bien plus efficace, se répandait dans l’empire. Nous avions un intérêt évident à ne pas ébranler davantage Abd-el-Rhaman chancelant ; car sa chute nous eût mis en présence d’un peuple livré à une anarchie passionnée, et peut-être aux mains d’un chef bien plus redoutable. Nous trouvions, dans un grand acte de modération conforme à notre politique générale en Europe, plus de sécurité pour notre établissement en Afrique. M. le prince de Joinville partagea pleinement cet avis et j’adressai au duc de Glücksberg et à M. de Nion, chargés de suivre, de concert avec lui, la négociation de la paix, les instructions suivantes :

Les succès éclatants que viennent de remporter nos forces de terre et de mer, dans la lutte engagée entre nous et le Maroc, n’ont rien changé aux intentions que le gouvernement du Roi avait manifestées avant le commencement de cette lutte. Ce que nous demandions alors comme la condition nécessaire du rétablissement des relations amicales entre les deux États, et comme la seule garantie propre à nous assurer contre le retour des incidents qui ont troublé ces relations, nous le demandons encore aujourd’hui sans y rien ajouter ; car le but que nous nous proposons est toujours le même, et aucune vue d’agrandissement ne se mêle à notre résolution bien arrêtée de ne pas permettre qu’on méconnaisse les droits et la dignité de la France. Que les rassemblements extraordinaires de troupes marocaines formés sur notre frontière, dans les environs d’Ouschda, soient immédiatement dissous ; qu’un châtiment exemplaire soit infligé aux auteurs des agressions commises, depuis le 30 mai, sur notre territoire ; qu’Abd-el-Kader soit expulsé du territoire marocain et n’en reçoive plus désormais aucun appui ni secours d’aucun genre ; enfin, qu’une délimitation complète et régulière de l’Algérie et du Maroc soit arrêtée et convenue, conformément à l’état de choses reconnu du Maroc lui-même à l’époque de la domination des Turcs à Alger, rien ne s’opposera plus au rétablissement de la paix. La cour du Maroc, après tous les torts qu’elle a eus envers nous, ne s’attend peut-être pas à une pareille modération de notre part. Pour lui en donner une preuve éclatante et  pour lui fournir l’occasion d’y répondre en acceptant immédiatement nos propositions, le roi vous ordonne, Messieurs, de vous transporter devant Tanger, à bord de l’un des vaisseaux de notre escadre, et de faire remettre aux autorités de cette place une lettre adressée à l’empereur, dans laquelle vous lui annoncerez que, s’il accepte purement et simplement les conditions de notre ultimatum que je viens de rappeler, vous êtes encore autorisés à traiter sur cette base.

Il est bien entendu que cette démarche n’aurait point pour effet de suspendre les hostilités, et que nos armées de terre et de mer seraient libres de poursuivre leurs opérations jusqu’à ce que l’empereur eût adhéré à nos offres.

Avant que ces instructions fussent parvenues à leur adresse et trois jours seulement après celui où elles avaient été adoptées à Paris, Sidi-Bouselam, pacha des provinces septentrionales du Maroc et confident intime de l’empereur, écrivait de Tanger[13] à M. de Nion : Nous vous faisons savoir que, comme les préliminaires des conférences s’étaient passés entre vous et la cour de Sa Majesté, lorsque vous résidiez dans ce port de Tanger, nous nous adressons à vous, vu que Sa Majesté vient de nous charger d’accorder les quatre demandes que vous aviez formulées contre elle. Si c’est encore vous qui êtes celui qui doit entretenir les relations de la France avec notre heureuse cour, venez nous trouver pour que nous terminions en nous abouchant, car notre glorieux maître n’a point cessé d’être en paix avec votre gouvernement, sur le même pied que ses ancêtres. Si c’est, au contraire, un autre que vous qui est chargé de porter la parole, donnez-lui connaissance de cette lettre pour qu’il puisse se rendre auprès de nous dans l’heureux port de Tanger, afin de conférer ensemble sur un pied amical.

En me communiquant aussitôt cette initiative pacifique des Marocains, le duc de Glücksberg et M. de Nion ajoutaient : M. le prince de Joinville a pensé qu’avant d’aller plus avant, il était prudent de s’assurer de la nature de ces pleins pouvoirs dont Sidi-Bouselam se disait muni. En conséquence, M. Warnier, l’interprète de S. A. R. et M. Fleurat, interprète du consulat, vont partir ce soir pour Tanger ; ils porteront notre réponse. Elle sera courte ; il n’entre pas dans notre pensée de repousser une première démarche qui, si elle est sérieuse, devient à l’instant très importante. Nous prenons donc acte de cette lettre ; mais nous indiquons au pacha que quelques éclaircissements sont nécessaires et que M. Warnier va les lui demander. Si le retour de celui-ci éclaircit tous nos doutes, l’intention du prince est de nous accompagner, ou de nous faire partir pour Tanger avec ses instructions.

Le surlendemain, MM. Warnier et Fleurat revinrent de Tanger à Cadix apportant au prince de Joinville cette lettre de Sidi-Bouselam[14] : Louanges à Dieu l’unique ! L’agent de la cour très élevée par Dieu, Bouselam-ben-Ali, — que Dieu lui pardonne dans sa miséricorde !à l’amiral des vaisseaux de guerre français, le fils de l’empereur, le prince de Joinville ;nous nous informons avec empressement de l’état de votre santé, et nous faisons également des vœux pour la conservation des jours de notre maître le vénéré. J’atteste par ces présentes que j’ai entre les mains l’ordre de l’empereur de faire la paix avec vous.

Partis immédiatement de Cadix avec M. le prince de Joinville, MM. de Nion et de Glücksberg m’écrivirent le lendemain 10 septembre 1844, en rade de Tanger et à bord du Suffren :

Nous sommes arrivés ce matin en rade de Tanger. Le consul général de Naples, M. de Martino, s’est transporté immédiatement à notre bord, et nous a fait savoir que l’impatience était grande dans la ville, et que Sidi-Bouselam attendait avec anxiété notre arrivée et les communications que nous avions à lui faire. Suivant nos conventions, il nous annonçait la prochaine arrivée du gouverneur de la ville, le caïd Ben-Abbou, qui vint, accompagné du capitaine du port, à bord du Suffren. Ben-Abbou répéta à S. A. R. que l’empereur attendait de lui la paix, et que son plénipotentiaire Bouselam était prêt à la signer. Il se retira, évidemment flatté de la réception qui lui avait été faite. Peu de moments après, M. Warnier se rendit auprès du pacha, porteur de la convention concertée et rédigée entre nous, approuvée par le prince et dont Votre Excellence trouvera ci-joint une copie. M. Warnier avait pour instructions de la présenter au pacha et de lui demander, sans tolérer ni accepter aucune discussion, s’il était prêt, en vertu des pouvoirs qu’il tenait de l’empereur, à y apposer sa signature. La réponse du pacha fut affirmative. Un signal nous le fit savoir. Nous nous rendîmes immédiatement à terre où le corps consulaire nous attendait déjà. Nous y fûmes également reçus par le gouverneur de la ville et une garde d’honneur qui nous conduisirent à la Casba où nous fûmes introduits dans l’appartement impérial, auprès de Sidi-Bouselam, qui était accompagné du premier administrateur de la douane, homme qui a joué un rôle politique de quelque importance dans les derniers événements. Après avoir échangé quelques paroles de courtoisie, nous avons demandé au pacha s’il était en effet disposé à signer le traité que nous lui avions fait soumettre. Il désira quelques explications sur la nature de l’engagement que l’article 7 impose à son gouvernement, et se montra satisfait de nos réponses. A notre tour, nous avons insisté sur l’urgence des mesures relatives à la convention pour la délimitation des frontières des deux États, dont le principe est consacré dans l’article 5. Nous lui avons rappelé les dispositions que la bienveillance et la générosité de S. A. R. lui dictaient quant à l’évacuation de l’île de Mogador, et nous lui avons fait savoir qu’aussitôt après la signature de la convention, le consulat général serait réinstallé, et que la gestion en serait confiée à M. Mauboussin jusqu’à l’échange des ratifications. Il resta convenu alors qu’aussitôt que le pavillon français serait hissé de nouveau sur la maison consulaire, il serait salué de vingt et un coups de canon par la ville, et que le vaisseau amiral rendrait le salut. Nous avons procédé immédiatement à la signature de la convention ; un texte français et un texte arabe, dûment signés et scellés, sont restés entre les mains de Sidi-Bouselam ; les deux autres instruments seront portés à Paris par M. de Glücksberg.

Le traité était exactement conforme à notre ultimatum, et les articles ajoutés n’avaient pour but que d’assurer la stricte exécution de ses dispositions.

Cet acte fut, dans la session suivante[15], l’objet des attaques ordinaires de l’opposition. On nous reprocha de n’avoir pas exigé davantage, de n’avoir pas imposé au Maroc une forte indemnité de guerre, de n’avoir pas pris contre Abd-el-Kader des garanties plus efficaces. On se félicitait de la victoire ; on se félicitait de la paix ; mais on maudissait la négociation. Le maréchal Bugeaud, présent à la Chambre des députés, avait ressenti quelque humeur de n’avoir pas joué, dans cette négociation, un plus grand rôle ; le cours rapide des événements l’avait naturellement portée à Tanger et entre les mains des agents diplomatiques qui en étaient et en devaient être naturellement chargés. Avant d’arriver à Paris, le maréchal m’avait franchement témoigné ses regrets, et ses conversations dans la Chambre en avaient porté quelque empreinte. L’opposition essaya d’exploiter, contre le cabinet, ce sentiment de l’un des vainqueurs ; le maréchal, qui avait un peu oublié la lettre qu’il avait écrite le 3 septembre au prince de Joinville, s’en expliqua avec une loyauté parfaite, déclarant que, les événements et ses propres réflexions l’avaient mis en doute sur sa première impression, et le portaient à penser que le cabinet avait agi sagement en ne demandant au Maroc ni indemnité de guerre, ni d’autres garanties contre Abd-el-Kader qui auraient imposé à l’armée d’Afrique une trop lourde tâche sans être probablement plus efficaces. On nous accusait surtout d’avoir fait la paix, une paix trop prompte et trop facile, par faiblesse envers l’Angleterre et pour apaiser sa mauvaise humeur. Je me récriai avec un sincère mouvement de surprise : Comment, dis-je, il existe à nos portes un État depuis longtemps spécialement protégé par la Grande-Bretagne, en face duquel, à quelques lieues de ses côtes, elle a l’un de ses principaux, de ses plus importants établissements. Nous avons fait la guerre à cet État ; nous l’avons faite malgré les appréhensions qu’elle inspirait à la Grande-Bretagne, appréhensions fondées sur des intérêts légitimes et impossibles à méconnaître. Non seulement nous avons fait la guerre, mais nous avons attaqué, en face de Gibraltar, la place même qui alimente Gibraltar ; nous avons détruit ses fortifications ; quelques jours après, nous sommes allés détruire la principale ville commerciale du Maroc, avec laquelle surtout se fait le commerce de la Grande-Bretagne. Nous avons fait tout cela en face des vaisseaux anglais qui suivaient les nôtres pour assister à nos opérations et à nos combats. Et l’on nous dit que, dans cette affaire, nous nous sommes laissés gouverner par la crainte de l’Angleterre, par les intérêts de l’Angleterre ! En vérité, messieurs, jamais les faits, jamais les actes n’avaient donné d’avance un plus éclatant démenti à une telle inculpation. Ce que je m’attendais à entendre à cette tribune, et ce que j’y porterai moi-même, c’est la justice rendue à la loyauté, à la sagesse avec lesquelles le gouvernement anglais a compris les motifs de notre conduite et les nécessités de notre situation. Il a compris, reconnu, proclamé que les griefs de la France contre le Maroc étaient justes, que les demandes de la France au Maroc étaient modérées. Non seulement il l’a reconnu, mais il l’a dit au Maroc ; il lui a officiellement notifié que, s’il ne nous donnait pas satisfaction, il ne devait compter, en aucune façon, sur l’appui direct ou indirect de l’Angleterre. Le gouvernement anglais a ordonné à ses agents militaires et diplomatiques d’employer leur influence que le Maroc reconnût les griefs de la France, et acceptât les conditions que lui faisait la France. Voilà ce qui s’est passé entre les deux gouvernements ; rien de moins, rien de plus. La conduite du gouvernement français dans cette affaire a été ce qu’elle devait être, ce dont il ne doit pas se faire un mérite, ce dont personne ne peut lui faire un mérite ; elle a été pleine d’indépendance et de préoccupation des intérêts français. La conduite du gouvernement anglais a été pleine de loyauté, de sagesse, de sincérité. Je saisis avec empressement cette occasion de lui rendre cette justice qui lui est due, et dont l’une des pièces, déposées sur le bureau de la Chambre, est une éclatante preuve : qu’on lise la dépêche de lord Aberdeen aux lords de l’Amirauté[16], transmise aux officiers de l’escadre anglaise, et qu’on se demande si jamais paroles ont été plus loyales et plus dignes d’un allié.

 Dans l’une et l’autre Chambre la conviction fut entière ; tous les amendements qui avaient pour but d’effacer ou d’affaiblir l’approbation exprimée dans les projets d’adresse furent rejetés ; pairs et députés déclarèrent formellement que, dans cette affaire, prince et ministres, gouvernement et armée, généraux et soldats avaient fait leur devoir, et que l’Algérie avait vu sa sécurité affermie par notre puissance et notre modération.

Une question importante restait à vider, la délimitation des territoires algérien et marocain promise par l’article 5 du traité. Je me concertai avec le maréchal Soult pour que cette mission fût confiée à un homme capable de comprendre à la fois la guerre et la politique, et déjà éprouvé dans les affaires de l’Algérie. Notre choix s’arrêta sur le général comte de la Rue, vaillant officier et homme du monde, ferme et prudent, habile à démêler et à déjouer les ruses ennemies, et sachant faire, dans sa propre conduite, la juste part de l’adresse et de la franchise. Nous lui donnâmes pour agent intime, avec le titre d’interprète général, M. Léon Roches, naguère prisonnier d’Abd-el-Kader ; hardi, sagace et infatigable, il avait acquis, dans les périlleuses aventures de sa vie, une rare habileté à traiter avec les musulmans, et m’était vivement recommandé par le maréchal Bugeaud. Le général de la Rue reçut, les 10 et 14 janvier 1845, les instructions du ministre de la guerre et les miennes, et partit aussitôt pour sa mission. Il passa deux mois à examiner la frontière occidentale de l’Algérie, à s’entretenir avec les chefs des tribus éparses sur le territoire, et à débattre avec les plénipotentiaires marocains la ligne de démarcation indiquée par les traditions locales et possible à définir entre les deux États. La négociation aboutit à un traité qui détermina les limites de notre domination, non seulement dans le Tell, mais jusque dans le désert où, à aucune époque, aucune délimitation entre la régence d’Alger et le Maroc n’avait existé : Il y a quatre ans, m’écrivait le général de la Rue[17], le vieux général turc Mustapha-ben-Ismaël, consulté à cet effet, avait fait dresser une carte de la frontière (cette carte, très curieuse, existe au ministère de la guerre), et, arrivé à Koudiat-el-Debbagh, il s’était arrêté, disant :Le pays au delà ne peut se délimiter ; c’est le pays des fusils. Le traité fut signé le 18 mars 1845, à Lalla-Maghrania, précisément sur le territoire qui nous était naguère contesté. C’est un résultat important, j’ose l’espérer, m’écrivit le général de la Rue[18], d’avoir fait accepter toutes nos conditions, et surtout, pour l’effet produit sur toutes ces populations, d’avoir amené les plénipotentiaires marocains jusque sous le canon du fort de Lalla-Maghrania, pour y signer le partage du territoire, et mieux encore celui de populations musulmanes, entre un empereur chrétien et un empereur musulman. Je garantis à Votre Excellence qu’il n’est pas un seul membre de l’opposition, dans nos tribus, qui osât dire aujourd’hui que la France n’est pas une grande et forte nation, imposante au dehors et maîtresse chez elle.

Les Marocains partageaient, à cet égard, le sentiment du général français, et le traité leur parut si avantageux pour nous, que l’empereur Abd-el-Rhaman en refusa, pendant trois mois, la ratification ; ce fut seulement le 20 juin suivant, après nos déclarations comminatoires portées deux fois par M. Léon Roches au pacha Sidi-Bouselam, qu’il se décida à la donner.

Dès le début de sa mission et avant son propre succès, le général de la Rue avait été frappé du grand effet de la guerre récente et de la négociation qui l’avait terminée ; il m’écrivait le 22 février 1845 : « Notre situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne. Ils reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces militaires. L’expulsion d’Abd-el-Kader de l’Algérie, l’invincible sultan du Maroc battu, son armée dispersée ont frappé l’imagination des Arabes ; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque nous sommes les  plus forts. Cette impression est déjà répandue, même dans les tribus les plus éloignées ; à ce point qu’un marabout vénéré au désert disait hier : Je ne veux ni pouvoirs, ni honneurs, ni richesses ; j’ai assez de tout cela ; ce que je voudrais, ce qui ajouterait à l’illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du grand sultan de France à qui Dieu donne la victoire. —  Sur plusieurs points de la province d’Oran, ajoutait le général de la Rue, les tribus offrent de souscrire des sommes de 25, 30 à 40.000 francs pour qu’on établisse des barrages sur leurs rivières pour irriguer leurs champs, comme le général Lamoricière vient d’en faire construire un sur le Sig, qui arrose et fertilise dix-neuf mille hectares de terres labourables. Je viens de voir aussi des tribus offrir au général Lamoricière de souscrire pour fonder un journal arabe qui leur apporte les nouvelles et comment on doit s’y prendre pour bien faire. Sans nul doute, monsieur le ministre, ce serait une chose éminemment utile pour éclairer ces gens-là et éteindre peu à peu leur fanatisme en affaiblissant l’influence de leurs marabouts ; mais la rédaction d’une semblable feuille devrait être confiée à un homme bien habile et dirigé par des autorités bien clairvoyantes. Un journal, un seul journal arabe, serait un très puissant moyen de compléter notre domination et la soumission des tribus ; œuvre si glorieusement accomplie par l’armée et qu’elle seule devrait perfectionner, à l’exclusion des écoliers ignorants et des vieux administrateurs tarés qu’on nous a trop souvent envoyés en Afrique pour tout entraver et tout déconsidérer.

Pendant que les négociateurs de la paix se félicitaient de ces résultats, les deux héros de la guerre, Abd-el-Kader et le maréchal Bugeaud la recommençaient en Algérie, comme ne tenant plus nul compte, l’un de ses défaites, l’autre de ses victoires. Dans les grandes entreprises, la persévérance dans l’espérance et dans le travail est la première des qualités humaines ; Abd-el-Kader et le maréchal Bugeaud la possédaient l’un et l’autre à un degré rare. Abd-el-Kader eût pu rester en sûreté, avec sa deira, sur le territoire du Maroc, dans les montagnes du Riff où il s’était réfugié ; le traité du 10 septembre 1844 lui avait enlevé l’appui actif, non la tolérance sympathique des Marocains, et, malgré ce traité, l’empereur Abd-el-Rhaman n’avait ni la ferme volonté, ni probablement le pouvoir de l’expulser par la force de ses États. De son côté, le maréchal Bugeaud, créé duc d’Isly, avait, quelques mois après sa victoire, envoyé au maréchal Soult sa démission et demandé un successeur. Au premier aspect, le moment lui avait paru opportun pour rentrer sous sa tente ; il se croyait en outre, de la part du ministre et du ministère de la guerre, l’objet d’une hostilité sourdement acharnée : J’ai la conviction, m’écrivait-il[19], que M. le maréchal Soult a l’intention de me dégoûter de ma situation pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d’une foule de petits faits et d’un ensemble qui prouve qu’il n’a aucun égard pour mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu’il a fait de l’engagement, pris devant le Conseil, de demander 500.000 francs pour un essai de colonisation militaire ; c’est la même chose de tout, ou à peu près ; il suffit que je propose une chose pour qu’on fasse le contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d’influence que moi sur l’administration et la colonisation de l’Algérie. Dans tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit ; le mien a baissé dans la proportion du progrès des affaires de l’Algérie. Je ne puis être l’artisan de la démolition de ce que je puis sans vanité appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste spectacle de la marche dans laquelle on s’engage au pas accéléré. Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses civiles ; amputation successive de l’armée et des travaux publics pour couvrir les folles dépenses d’un personnel qui suffirait à une population dix fois plus forte ; voilà le système. Je suis fatigué de lutter sans succès contre tant d’idées fausses, contre des bureaux inspirés par le journal l’Algérie. Je veux reprendre mon indépendance pour exposer mes propres idées au gouvernement et au pays. Le patriotisme me le commande puisque j’ai la conviction qu’on mène mal la plus grosse affaire de la France.

Ni le maréchal Bugeaud, ni Abd-el-Kader ne cédèrent, l’un à ses déplaisirs, l’autre à ses revers ; ils étaient voués, l’un et l’autre, à une idée et à une passion souveraines ; l’un voulait chasser les Français de l’Algérie ; l’autre voulait les y établir ; ils s’empressèrent tous deux, l’un de rentrer, l’autre de rester sur le théâtre de leur œuvre. Abd-el-Kader reprit ses courses rapides et imprévues à travers les provinces d’Oran et d’Alger, depuis les côtes de la mer jusqu’au fond du désert, remuant partout les tribus, tantôt s’alliant avec ceux de leurs chefs naturels qu’il trouvait fidèles à leur cause commune, Bou-Maza, Mohammed-Ben-Henni, Bel-Cassem, tantôt travaillant à décrier les chefs qu’il ne dominait pas, et à les remplacer par ses amis. D’autre part, de bonnes paroles du roi et « une phrase amicale qui terminait une lettre du maréchal Soult, » décidèrent le maréchal Bugeaud à retirer sa démission ; et dans l’automne de 1844 à 1845, le gouverneur général de l’Algérie était rentré en lutte avec des insurrections locales, partielles, décousues, mais vives et partout suscitées ou soutenues par son infatigable adversaire.

Dans l’une de ces insurrections, celle des tribus du Dahra, entre le cours du Chéliff et la mer, un incident qui a fait du bruit fournit au maréchal Bugeaud l’occasion de déployer une qualité aussi essentielle dans la vie militaire que dans la vie politique, la ferme fidélité à ses agents ; et il y trouva en même temps, contre le maréchal Soult, un nouveau motif d’humeur. Le colonel Pélissier avait été chargé par le gouverneur général de dompter une tribu jusque-là insoumise, celle des Ouled-Riah, dont le territoire offrait des grottes vastes et profondes où les Arabes, en cas de péril, avaient coutume de se réfugier. Dans le cours de la lutte contre la colonne française, les Arabes se réfugièrent, en effet, dans l’une de ces grottes : le colonel Pélissier les fit sommer d’en sortir, leur promettant la vie et la liberté, à la seule condition qu’ils remettraient leurs armes et leurs chevaux. Ils s’y refusèrent. Le colonel insista de nouveau et à plusieurs reprises, leur faisant répéter l’assurance que nul d’entre eux ne serait conduit prisonnier à Mostaganem, et qu’une fois la caverne évacuée, ils seraient libres de se retirer chez eux. Ils demandèrent que d’abord les troupes françaises s’éloignassent. A son tour, le colonel Pélissier repoussa cette condition ; l’entrée de la grotte fut comblée de bois et de fascines ; on déclara aux Arabes que, s’ils persistaient, on y mettrait le feu ; ils persistèrent et tirèrent eux-mêmes sur quelques-uns d’entre eux qui tentaient de s’échapper. Le feu fut mis en effet. Longtemps avant le jour, le colonel fit suspendre le jet des fascines. Un émissaire fut de nouveau envoyé. Il revint avec quelques hommes haletants qui firent comprendre l’étendue du malheur. On put alors extraire de la grotte une cinquantaine d’Arabes ; mais l’état de l’atmosphère à l’intérieur força de suspendre ce travail qui ne put être repris qu’au point du jour. On put recueillir 110 individus. Plus de 500 avaient trouvé la mort dans la caverne.

Le rapport du colonel Pélissier au maréchal Bugeaud se terminait par ces paroles : Ce sont là, monsieur le maréchal, de ces opérations que l’on entreprend quand on y est forcé, mais que l’on prie Dieu de n’avoir jamais à recommencer.

Ce lamentable récit produisit partout la plus douloureuse impression. Les journaux en retentirent. La session touchait à son terme ; la Chambre des députés n’avait plus de séances ; mais la Chambre des pairs se réunissait encore, et le prince de la Moskowa interpella le ministre de la guerre sur le fait ainsi raconté. Le maréchal Soult manqua, dans cette occasion, de sa présence d’esprit et de son autorité accoutumées ; il exprima, en quelques paroles embarrassées, un blâme froid et timide, livrant le colonel Pélissier sans satisfaire ceux qui l’attaquaient. Le maréchal Bugeaud ressentit vivement cet abandon et n’eut garde de l’imiter : Je regrette, monsieur le maréchal, écrivit-il au ministre[20], que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier ; je prends sur moi la responsabilité de son acte ; si le gouvernement jugeait qu’il y a justice à faire, c’est sur moi qu’elle doit être faite. J’avais ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, d’employer ce moyen à la dernière extrémité ; et, en effet, il ne s’en est servi qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. C’est à bon droit que je puis appeler déplorables, bien que le principe en soit louable, les interpellations de la séance du 11. Elles produiront sur l’armée un bien pénible effet qui ne peut que s’aggraver par les déclamations furibondes de la presse.... Avant d’administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu’elles ne l’acceptent que par la force, et celle-ci même est impuissante si elle n’atteint pas les personnes et les intérêts. Par une rigoureuse philanthropie on éterniserait la guerre d’Afrique, ou tout au moins l’esprit de révolte, et alors on n’atteindrait même pas le but philanthropique.

On pouvait contester les raisons du maréchal Bugeaud ; on pouvait les trouver insuffisantes ; en présence de pareils faits, le cri de l’humanité est légitime et doit se faire entendre, même à ceux qui, dans une situation compliquée et urgente, n’ont pas cru devoir lui obéir ; mais le maréchal Bugeaud tint, dans cette circonstance, l’attitude et le langage qui convenaient à un chef de gouvernement et d’armée. S’il avait eu en ce moment sous les yeux l’Histoire du Consulat et de l’Empire de M. Thiers, il aurait pu rappeler un fait qu’à coup sûr le maréchal Soult n’avait pas oublié. Dans la glorieuse bataille d’Austerlitz, une division russe fut arrêtée dans un mouvement de retraite par la division française du général Vandamme ; des étangs glacés lui offraient seuls un passage. Alors tous les Russes ensemble se jettent vers ces étangs et tâchent de s’y frayer un chemin. La glace qui couvre les étangs, affaiblie par la chaleur d’une belle journée, ne peut résister au poids des hommes, des chevaux, des canons ; elle fléchit en quelques points sous les Russes qui s’y engouffrent ; elle résiste sur quelques autres et offre un asile aux fuyards qui s’y retirent en foule. Napoléon, arrivé sur les pentes du plateau de Pratzen, vers les étangs, aperçoit le désastre qu’il avait si bien préparé. Il fait tirer à boulet, par une batterie de la garde, sur les parties de la glace qui résistent encore, et achève la ruine des malheureux qui s’y étaient réfugiés. Près de deux mille trouvent la mort sous cette glace brisée[21].

L’empereur Napoléon était plus heureux que le colonel Pélissier : il n’avait à côté de lui, en 1805, ni tribune ni presse pour trouver barbares ses procédés de guerre et personne au-dessus de lui pour le désavouer.

Quelque diverse qu’eût été, dans ce triste incident, l’attitude des deux maréchaux qui présidaient au gouvernement de l’Algérie il y avait entre eux des dissentiments plus profonds et plus difficiles à concilier. J’ai dit que le maréchal Bugeaud avait, quant à l’Algérie, deux idées fixes, la complète soumission des Arabes dans toute l’étendue de la Régence et la colonisation par l’armée. Il avait, dès 1838, manifesté et même rédigé en articles législatifs ses vues sur ce dernier point, dans une brochure intitulée : De l’établissement de légions de colons militaires dans les possessions françaises du nord de l’Afrique ; suivi d’un projet d’ordonnance adressé au gouvernement et aux Chambres. Appelé en décembre 1840 au gouvernement de l’Algérie, il reçut du ministre de la guerre, sous la date du 13 août 1841, une série de questions sur les divers modes de coloniser la Régence : il y répondit le 26 novembre 1841, par un long Mémoire dans lequel, prenant pour point de départ la nécessité de la colonisation pour que l’Algérie fût à la France autre chose qu’un champ de bataille et un fardeau, il établissait que la colonisation militaire, organisée et soutenue à son début par l’État, pouvait seule atteindre les divers buts de sécurité permanente, de propriété féconde et d’allégement progressif dans les dépenses qu’un gouvernement prévoyant devait se proposer. C’était par des officiers et des soldats recrutés dans l’armée active, ou invités, après leur retraite, à s’établir comme propriétaires et chefs de famille en Algérie, sous certaines conditions de service et de discipline, que les colonies militaires devaient être fondées et devenir la souche d’un peuple de Français-Africains capables de la guerre en se livrant aux travaux de la paix.

A l’appui de son système, le maréchal Bugeaud apportait une foule de considérations, toutes ingénieuses et spécieuses, quelques-unes vraiment pratiques et fortes ; mais il oubliait deux choses plus fortes que toutes les considérations du monde, la nature de notre gouvernement et la nécessité de l’action du temps ; il ne tenait nul compte de l’opinion des Chambres et voulait devancer l’œuvre des années. Toutes les colonies, celles qui sont devenues de puissants États comme celles qui n’ont pas si grandement réussi, ne se sont fondées que lentement, à travers de pénibles efforts, de cruelles souffrances et des alternatives répétées de lutte ou de repos, de progrès ou de langueur. C’était le dessein et l’espoir du maréchal Bugeaud d’épargner à l’Algérie française, par la colonisation militaire, ces longues et douloureuses épreuves, et il  prédisait, il promettait avec une foi passionnée le succès de son plan. Je lis dans une lettre de lui[22] à M. Adolphe Blanqui, membre de l’Institut, qui avait voyagé en Algérie : Réduire successivement l’armée de moitié, sans compromettre la conquête et sans retarder les progrès de son utilisation, c’est là le problème. Je crois en avoir trouvé la solution infaillible. Il serait trop long de vous détailler ici les moyens d’exécution ; je me borne à vous dire que la principale base de mon système est la colonisation militaire, et que j’ai la presque certitude qu’avec une bonne loi constitutive de cette colonisation, on trouvera aisément douze mille colons militaires chaque année, et que j’ai la certitude complète que l’armée actuelle pourra, à partir de l’année prochaine, avec les moyens de tout genre dont elle dispose, installer par an douze mille familles de colons militaires. En dix ans, nous aurions donc cent vingt mille familles vivant sous le seul régime qui puisse donner l’unité et la force nécessaires pour commander le pays. Voilà la base du peuple dominateur. Quand elle sera fondée sur des points bien choisis sous tous les rapports, l’armée pourra être diminuée de moitié sans compromettre notre domination, et sans arrêter les grands travaux qui doivent utiliser et féconder le pays conquis. Mes colons militaires donneront aux travaux généraux tout le temps que les saisons ne permettront pas de donner à l’agriculture, et ils le donneront au même prix que nos soldats, c’est-à-dire à cinq centimes par heure de travail, quarante centimes pour huit heures.

Les Chambres, comme l’administration centrale, étaient loin de partager une telle confiance, et quand le maréchal Bugeaud l’exprimait dans ses conversations comme dans ses brochures et dans ses lettres, son abondante et fervente parole inspirait la surprise et le doute bien plus qu’elle ne communiquait la conviction. C’était le sentiment général que les frais du système seraient infiniment plus considérables et ses résultats infiniment plus incertains et plus lents que ne l’affirmait son auteur. On consentait, non sans peine, à lui donner de faibles moyens pour en faire de petits essais ; mais on reculait absolument devant l’idée de s’engager dans un si grand, si douteux et si onéreux dessein.

Par un entraînement imprévoyant plutôt qu’avec une préméditation profonde, le maréchal Bugeaud se persuada qu’en prenant lui-même, à ce sujet, une initiative hardie, il déciderait le cabinet et les Chambres à accepter son plan et à le mettre en état de l’exécuter. Il adressa, le 9 août 1845, à tous les généraux sous ses ordres en Algérie, cette circulaire : Général, j’ai lieu de regarder comme très prochain le moment où nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de colonisation militaire. Ces conditions sont détaillées ci-après. Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs subordonnés, et à vous adresser, aussitôt qu’il se pourra, l’état des officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire partie des colonies militaires.

A la circulaire était jointe, en effet, une série d’articles énumérant les avantages accordés et les obligations imposées aux futurs colons, réglant l’administration des établissements projetés, organisant enfin, d’une façon complète et précise, les colonies militaires comme un fait déjà résolu dans son ensemble comme dans son principe, et qu’il ne s’agissait plus que de réaliser.

La surprise et la désapprobation furent grandes à Paris quand cette circulaire y arriva. La presse opposante s’empressa de l’exploiter contre le ministère, affectant d’y voir une première tentative du maréchal Bugeaud pour se déclarer indépendant et préparer un démembrement de l’empire français. Les membres des deux Chambres furent blessés du silence gardé dans la circulaire sur leurs droits, leur pouvoir et leur intervention nécessaire dans une telle œuvre. Pour le cabinet, et pour le ministère de la guerre en particulier, il y avait là une atteinte portée à la dignité comme aux attributions du gouvernement central, et un grave désordre, sinon un mauvais dessein. Le Roi et plusieurs des ministres étaient alors au château d’Eu ; ils m’envoyèrent sur-le-champ la circulaire en m’en exprimant leur mécontentement et leur embarras. J’eus quelque peine à faire comprendre les naïfs entraînements du maréchal Bugeaud, sa préoccupation passionnée dans cette question ; et, pour remettre toutes choses à leur place, le maréchal lui-même comme le cabinet, je fis insérer dans le Journal des Débats[23] un article portant : Si le gouverneur général de l’Algérie nous paraissait disposé à se passer du gouvernement et des Chambres, nous serions aussi empressés que d’autres à lui rappeler le respect qu’il doit à l’autorité de laquelle il relève. Mais nous ne saurions voir, dans l’intention qui a dicté sa circulaire, autre chose que le désir d’ouvrir une sorte d’enquête sur les moyens de réaliser un projet qu’il croit bon, utile et possible. Un plan de cette nature et de cette étendue n’est pas de ceux qui peuvent s’exécuter, ni même se commencer par ordonnance, dans l’intervalle d’une session à une autre. M. le maréchal Bugeaud n’est pas seulement un habile général ; il est aussi, nous en sommes sûrs, un homme beaucoup plus constitutionnel et beaucoup moins dictatorial qu’on ne veut le faire ; s’il voyait que le gouvernement de son pays ne partageât pas ses vues, nous sommes persuadés qu’il se contenterait de retirer de sa circulaire de simples renseignements théoriques dont il pourrait faire son profit. Que la France se rassure donc ; il y a des juges à Berlin ; il y a à Paris un gouvernement et des Chambres ; et il ne s’agit de fonder en Afrique ni un nouveau royaume, ni une nouvelle dynastie.

Avec cet avertissement public, et pour le confirmer tout en l’adoucissant, j’écrivis en particulier au maréchal Bugeaud[24] : J’ai été charmé de vous voir abandonner vos intentions de retraite ; mais c’est avec un vif chagrin, autant de chagrin que de franchise, que je viens me plaindre à vous de vous-même, et vous dire que, par votre circulaire du 9 août aux généraux de votre armée et par le projet d’organisation des colonies militaires qui y est joint, vous venez de me créer et de vous créer à vous-même de nouvelles et grandes difficultés dans une question qui en offrait déjà beaucoup. Vous n’ignorez pas, mon cher maréchal, qu’il existe, contre votre système de colonies militaires, de fortes préventions dans le cabinet, dans les Chambres, dans les commissions de finances, dans tous les pouvoirs dont le concours est indispensable. Il y a quelque chose de plus grave encore que des préventions ; il y a des opinions manifestées, des amours-propres compromis. Comment surmonter ces obstacles ? Je n’en sais qu’un moyen ; faire de votre système un essai limité, opposer aux préventions un fait accompli et contenu dans des bornes bien déterminées. On répond ainsi à la double objection qui préoccupe tout le monde, l’immensité de l’entreprise et de la dépense, l’incertitude du résultat. Au lieu de cela, que faites-vous par votre circulaire du 9 ? Vous présentez votre projet dans toute son étendue ; ce n’est plus une expérience, c’est le programme et la mise en train de tout votre système. Vous faites appel, pour l’exécution, à tous les officiers, à tous les soldats qui voudront y concourir. Vous vous montrez prêt à accueillir tous ceux qui se présenteront, et vous imposez à l’État, envers eux tous, toutes les obligations, toutes les charges que le système entraîne. Vous allez ainsi à l’encontre de toutes les objections, de toutes les préventions ; vous blessez tous les amours-propres qui se sont engagés contre une si vaste entreprise. Peut-être avez-vous cru lier d’avance et compromettre sans retour le gouvernement dans cette entreprise ainsi étalée tout entière dès les premiers pas. C’est une erreur, mon cher maréchal ; vous ne faites qu’embarrasser grandement vos plus favorables amis ; car au moment même où ils ne parlent et ne peuvent parler que d’un essai, vous montrez, vous donnez à soulever tout le fardeau. Je vous porte, mon cher maréchal, beaucoup d’estime et d’amitié ; j’ai à cœur d’exécuter, pour ma part, ce que je vous ai fait dire. Je ne me suis point dissimulé la difficulté (grande, soyez-en sûr), de faire agréer et de mener à bien, ici même, cette expérience limitée ; mais enfin je m’y suis décidé et engagé sérieusement. C’est donc pour moi une nécessité et un devoir de vous dire ce que je pense de la démarche que vous venez de faire, et de tout ce qu’elle ajoute au fardeau que nous avons à porter en commun. Trouvez donc, je vous prie, une manière de réduire ce fardeau à ce qu’il peut et doit être, et de ramener vos paroles et vos promesses dans les limites de l’essai que j’ai regardé comme possible. Tenez pour certain qu’il faut se renfermer bien visiblement dans ces limites pour avoir des chances de succès.

Tout en maintenant son plan et son acte, le maréchal comprit sa faute et mon reproche. En retirant sa démission, il avait demandé à venir passer quelques semaines en France pour s’entendre avec le ministre de la guerre ; il vint, en effet, et après un très court séjour à Paris, où je n’étais pas en ce moment, il m’écrivit de sa terre, de La Durantie[25] : Votre lettre du 23 août est venue me trouver ici au moment où j’y arrivais pour visiter mes champs ; je leur ai donné un coup d’œil très rapide, et pour ne leur rien dérober, je me lève avant le jour pour vous répondre.... Au moment de mon départ d’Alger, j’ai laissé, pour être inséré dans le Moniteur du 5 septembre, un article qui répond à votre désir de me voir atténuer, par un acte quelconque, ce que vous appelez le mauvais effet de ma circulaire.... elle ne devait avoir aucune publicité.... je dois dire aussi que les termes en étaient trop positifs ; j’aurais dû mettre partout les verbes au conditionnel ; au lieu de dire : Les colons recevront, etc., j’aurais dû dire : Si le gouvernement adoptait mes vues, les colons recevraient, etc., changez le temps du verbe, et vous ne verrez plus qu’une chose simple, une investigation statistique qui est dans les droits et dans les usages du commandement, et destinée à éclairer le gouvernement lui-même.... Ce qui prouve que je n’avais pas de temps à perdre pour connaître un résultat avant mon départ, c’est que je n’ai pu encore obtenir que les états de la division d’Alger ; ils me donnent 3.996 sous-officiers et soldats, présentant entre eux un avoir de 1.700.000 francs. On peut évaluer que les deux autres divisions donneront chacune environ 3.000 demandes. Voilà donc près de 10.000 sous-officiers et soldats de vingt-quatre à trente ans, c’est-à-dire tous jeunes, forts, vigoureux, disciplinés, aguerris, acclimatés, qui offrent de se consacrer à l’Afrique, eux et leur descendance.... Si la France était assez mal avisée pour ne pas s’emparer de telles dispositions pour consolider promptement et à jamais sa conquête, on ne pourrait trop déplorer son aveuglement.... Du reste, pour répondre à la sotte et méchante accusation de la Presse qui m’appelle un pacha révolté, je viens me livrer seul au cordon, et je me suis présenté tout d’abord chez le ministre de la guerre. Si j’avais eu quelques craintes, son charmant accueil les aurait effacées ; il m’a bien fait voir, dans la conversation, que les déclamations de la presse avaient produit quelque effet sur son esprit ; mais aussitôt que je lui ai expliqué mes motifs, tous basés sur la profonde conviction où je suis que c’est rendre à la France un grand service, et que l’acte en lui-même est au fond dans les droits et dans les usages du commandement, le nuage s’est dissipé, et, pendant les deux jours que nous avons disserté sur les affaires de l’Afrique, je n’ai trouvé en lui que d’excellents sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires en général. De mon côté, j’y ai mis un moelleux et une déférence dont vous ne me croyez peut-être pas susceptible, et cela m’a trop bien réussi pour que je n’use pas à l’avenir du même moyen.

En me parlant ainsi, le maréchal Bugeaud se faisait illusion et sur les dispositions de son ministre, et sur sa propre habileté en fait de déférence et de douceur. Le maréchal Soult ne lui était pas devenu plus favorable ; moins passionné seulement et fatigué de la lutte, il ne se souciait pas de rompre ouvertement en visière à un rival plus jeune de gloire comme d’âge, et de prendre seul la responsabilité des refus. Le maréchal Bugeaud ne tarda pas à s’en apercevoir et à retrouver lui-même sa rudesse avec son mécontentement. Mais les nouvelles d’Algérie vinrent donner, pour un moment, à ses idées un autre cours. Depuis son départ d’Alger, la situation s’était fort aggravée ; ce n’était plus à des soulèvements partiels et décousus que nous avions affaire ; l’insurrection arabe devenait générale, concertée, organisée ; de la province d’Oran, où il avait son foyer d’influence et son centre d’opération, Abd-el-Kader, par ses délégués ou par ses apparitions rapides dans les provinces d’Alger et de Constantine, y échauffait le fanatisme et y dirigeait le mouvement. Quelques postes isolés avaient été enlevés ; quelques petits corps de nos troupes avaient éprouvé de glorieux, mais douloureux échecs. Inquiétées et irritées, l’armée et la population coloniale rappelaient de tous leurs vœux le maréchal Bugeaud. Ses lieutenants, préoccupés de l’étendue du péril et de la responsabilité d’un pouvoir provisoire, pressaient eux-mêmes son retour. L’un de ses officiers d’ordonnance, le chef d’escadron Rivet, lui apporta, avec le détail des événements, l’expression de ce sentiment public. Son patriotisme, le juste sentiment de sa force, et l’espoir d’acquérir une gloire et une force nouvelles déterminèrent sur-le-champ le maréchal. Sans retourner de La Durantie à Paris, sans demander des instructions positives, il écrivit le 6 octobre 1845, au maréchal Soult : Je pars dans la nuit du 7 au 8 pour Marseille, où j’espère trouver le Caméléon ou tout autre bateau pour arriver tout de suite à mon poste. J’ai pensé qu’étant encore gouverneur nominal de l’Algérie, je ne pouvais me dispenser de répondre à l’appel que me font l’armée et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le gouvernement et envers le pays. Il exposait ensuite ses vues sur les causes de l’insurrection, sur les besoins de la campagne qu’il allait faire, énumérait avec précision les renforts de tout genre qu’il demandait, et terminait ainsi sa dépêche : Nous allons, monsieur le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour notre domination si nous la jouons bien, ou nous préparer de grandes tribulations et de grands sacrifices si nous la jouons mal. L’économie serait ici à jamais déplorable. Nous avons affaire à un peuple énergique, persévérant et fanatique : pour le dompter, il faut nous montrer plus énergiques et plus persévérants que lui ; et après l’avoir vaincu plusieurs fois, comme de tels efforts ne peuvent pas toujours se renouveler, il faut, coûte que coûte, l’enlacer par une population nombreuse, énergique et fortement constituée. Hors de cela, il n’y aura que des efforts impuissants et des sacrifices qu’il faudra toujours recommencer, jusqu’à ce qu’une grande guerre européenne ou une grande catastrophe en Algérie nous force à abandonner une conquête que nous n’aurons pas su consolider, dominés par les fausses idées de nos écrivains. Ce n’est assurément pas le développement prématuré des institutions civiles qui constituera la conquête ; la catastrophe sera plus voisine si l’on étend l’administration civile aux dépens de la force de l’armée.

Il m’écrivit le même jour, en m’envoyant copie de sa lettre au maréchal Soult : Je suis parfaitement convaincu qu’un grand complot de révolte était ourdi depuis longtemps sur toute la surface de l’Algérie. Je l’ai fait avorter au printemps dernier en écrasant les premiers insurgés qui se sont manifestés. Il a été repris à la suite du fanatisme que ranime le Ramadan. Plusieurs fautes graves, commises par des officiers braves, dévoués, mais ne connaissant pas assez la guerre, ont procuré à l’émir des succès qui ont certainement ravivé l’ardeur et les espérances des Arabes. Les circonstances sont donc très graves ; elles demandent de promptes décisions. Ce n’est pas le cas de vous entretenir de mes griefs et des demandes sans l’obtention desquelles je ne comptais pas rentrer en Algérie. Je cours à l’incendie ; si j’ai le bonheur de l’apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter des mesures de consolidation de l’avenir. Si je n’y réussis pas, rien au monde ne pourra m’attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe. C’est bien le cas de vous dire aujourd’hui ce que le maréchal de Villars disait à Louis XIV : Je vais combattre vos ennemis et je vous laisse au milieu des miens.

Au moment même où il prenait cette judicieuse et généreuse résolution, le maréchal Bugeaud se laissa aller de nouveau à l’un de ces actes d’exubérance indiscrète et imprévoyante qui l’ont plus d’une fois embarrassé et affaibli, et ses amis avec lui, dans la poursuite de leurs communs desseins. En partant pour Alger, il écrivit à M. de Marcillac, préfet de son département[26] : M. le chef d’escadron Rivet m’apporte d’Alger les nouvelles les plus fâcheuses ; l’armée et la population réclament à grands cris mon retour. J’avais trop à me plaindre de l’abandon du gouvernement, vis-à-vis de mes ennemis de la presse et d’ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement décidé à ne rentrer en Algérie qu’avec la commission que j’ai demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes idées fondamentales ; mais les événements sont trop graves pour que je marchande mon retour au lieu du danger. Je me décide donc à partir après-demain ; je vous prie de m’envoyer quatre chevaux de poste qui me conduiront à Périgueux ; et après avoir donné à M. de Marcillac quelques détails sur l’insurrection des Arabes, il finissait en disant : Il est fort à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer. Hélas, les événements ne donnent que trop raison à l’opposition que je faisais au système qui étendait sans nécessité l’administration civile et diminuait l’armée pour couvrir les dépenses de cette extension. J’ai le cœur navré de douleur de tant de malheurs et de tant d’aveuglement de la part des gouvernants et de la presse, qui nous gouverne bien plus qu’on n’ose l’avouer.

Le maréchal attribuait à un fait secondaire, à l’extension, alors très limitée, de l’administration civile en Algérie, des événements qui provenaient de causes infiniment plus générales et plus puissantes ; mais qu’il eût tort ou raison dans ses plaintes, la publication d’une telle lettre était, de la part d’un officier général en activité de service et dans un tel moment, inconvenante et inopportune. Ce ne fut point le fait du maréchal lui-même ; M. de Marcillac avait montré et remis étourdiment sa lettre au rédacteur du Conservateur de la Dordogne qui, au lieu d’en extraire simplement les nouvelles de fait, comme le préfet le lui avait demandé, la publia en entier dans son journal d’où elle passa dans ceux de Paris et de plusieurs départements. Commentée par les uns avec joie, par les autres avec tristesse, elle produisit partout un fâcheux effet qu’au moment de l’arrivée du maréchal à Marseille, le préfet des Bouches-du-Rhône, M. de Lacoste, ne lui laissa point ignorer. Le maréchal s’en montra désolé, et m’en témoigna sur-le-champ son profond regret : Ma lettre était, m’écrivit-il[27], la communication confidentielle d’un ami à un ami ; elle ne devait avoir aucune publicité. C’est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d’en tirer parti contre le gouvernement. Je vous remercie de la mesure énergique que le conseil a prise. Nous venions de lui envoyer immédiatement des renforts considérables : Avec cela, j’ai la confiance que nous rétablirons les affaires dans le présent. Restera toujours à fonder l’avenir. Il fit en même temps insérer dans les journaux de Marseille son désaveu de la publication de sa lettre et les explications qui pouvaient en atténuer le mauvais effet.

Je ne pensai pas que ces explications pussent suffire, ni qu’avec le maréchal lui-même nous pussions passer sous silence un acte si contraire à la dignité comme au bon ordre dans le gouvernement : en apprenant que le maréchal partait immédiatement pour l’Afrique, je lui écrivis :

Quelques mots, mon cher maréchal, pas beaucoup, mais quelques-uns que je trouve indispensables, entre vous et moi, sur des choses personnelles. Vous avez eu toute raison d’ajourner, quant à présent, vos demandes et vos plaintes ; cela convient à votre patriotisme et à votre caractère. Vous savez que, parmi les choses que vous avez à cœur, il en est, et ce sont les plus importantes, que je vous ai promis d’appuyer dans des limites dont vous avez reconnu vous-même, quant à présent, la nécessité et la prudence. Je le ferai comme je vous l’ai promis. Ma première disposition est toujours de vous seconder, car je vous porte une haute estime et j’ai pour vous une vraie amitié. Mais je ne puis accepter votre reproche que vous n’avez pas été soutenu par le gouvernement. Il appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal, de distinguer les grandes choses des petites et de ne s’attacher qu’aux premières. Il n’y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes choses ; l’une, d’y avoir été envoyé ; l’autre, d’y avoir été pourvu, dans l’ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d’action nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup de difficultés. Vous l’avez vous-même reconnu et proclamé. Après cela, qu’à tel ou tel moment, sur telle ou telle question, le gouvernement n’ait pas partagé toutes vos idées ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple ; c’est son droit. Que vous ayez même rencontré dans telle ou telle commission, dans tel ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de mauvais procédés, des obstacles, cela se peut ; cela n’a rien que de naturel et presque d’inévitable ; ce sont là des incidents secondaires qu’un homme comme vous doit s’appliquer à surmonter sans s’en étonner ni s’en irriter, car il s’affaiblit et s’embarrasse lui-même en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de place qu’il ne leur en appartient réellement.

Les journaux vous attaquent beaucoup, cela est vrai. Le gouvernement n’engage pas dans les journaux, pour vous défendre, une polémique continue ; cela est vrai aussi. Mon cher maréchal, permettez-moi de penser et d’agir, en ceci, pour vous comme pour moi-même. Je m’inquiète peu des attaques personnelles des journaux et je ne m’en défends jamais. J’ai l’orgueil de croire qu’après ce que nous avons fait l’un et l’autre, nous pouvons laisser dire les journaux. Notre vie parle et ce n’est qu’à la tribune qu’il nous convient d’en parler. Je vous y ai, plus d’une fois, rendu justice ; je le ferai encore avec grand plaisir. C’est là que vous devez être défendu, mais grandement et dans les grandes occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes à ce petit bruit qui nous assiége, et en essayant à tout propos, et bien vainement, de le faire taire.

Votre lettre à M. de Marcillac, publiée dans le Conservateur de la Dordogne, m’a affligé pour vous, mon cher maréchal, et blessé pour moi. Que lorsque vous croyez avoir quelque chose à demander ou à reprocher à votre gouvernement, vous écriviez, dans l’intimité, à vos amis qui font partie de ce gouvernement, tout ce que vous avez dans l’esprit et sur le cœur, que vous le fassiez avec tout l’abandon, toute la vivacité de vos impressions et de votre caractère, rien de plus simple ; loin de m’en plaindre jamais, je m’en féliciterai, au contraire, car je tiens à connaître et à recevoir de vous toute votre pensée, fût-elle même exagérée et injuste. C’est mon affaire ensuite de faire en sorte qu’on vous donne raison si je crois que vous avez raison, ou de vous dire pourquoi je pense que vous avez tort, si en effet je le pense. Mais mettre le public dans la confidence de vos rapports avec le gouvernement que vous servez, prendre les journaux pour organes de vos plaintes, mon cher maréchal, cela ne se peut pas. C’est là du désordre. Vous ne le souffririez pas autour de vous. Et croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le pouvoir auquel vous êtes dévoué.

Le maréchal Bugeaud n’essaya pas de défendre sa lettre ; il était capable de reconnaître dignement ses erreurs et ses fautes, quoiqu’il ne s’en souvînt pas toujours assez.

Arrivé à Alger, le 15 octobre, aux acclamations de toute la population française, militaire et civile, il entra immédiatement en action, et de l’automne de 1845 à l’été de 1846, il fit la campagne, non la plus féconde en périlleux et brillants combats, mais la plus étendue, la plus active et la plus efficace de toutes celles qui ont rempli et honoré son gouvernement de l’Algérie. Dix-huit colonnes mobiles, m’écrit le général Trochu, furent mises en mouvement. Celle que commandait le maréchal en personne ne comptait pas plus de 2.500 baïonnettes et 400 sabres. Des marches, des contre-marches, des fatigues écrasantes, des efforts inouïs furent imposés à toutes ; mais pas une, à proprement parler, ne combattit sérieusement l’ennemi qui, ne s’étant organisé nulle part, demeurait insaisissable, on pourrait dire invisible. La petite cavalerie du maréchal rencontra à Temda celle d’Abd-el-Kader, qui ne fit pas grande contenance et s’en alla de très bonne heure, paraissant obéir à un mot d’ordre de dispersion. Finalement, lorsque les dix-huit colonnes épuisées étaient au loin en opération, celle du maréchal entre Médéah et Boghar, on apprit soudainement qu’Abd-el-Kader, les tournant toutes avec deux mille cavaliers du sud, avait pénétré par la vallée de l’Isser jusque chez les Krachena dont il avait tué les chefs nos agents et pillé les tentes. Il était donc à l’entrée de la Métidja, la plaine de la grande colonisation, défendue seulement par trois ou quatre douzaines de gendarmes dispersés, à douze lieues d’Alger qui n’avait pas de garnison, et où un bataillon de condamnés, outre la milice, dut être formé à la hâte et armé. L’alerte fut des plus vives ; Alger ne courait là aucun risque, ni l’Algérie non plus, car la pointe audacieuse d’Abd-el-Kader ne pouvait être qu’une incursion ; mais les oreilles des colons de la Métidja l’échappèrent belle !

La sérénité du maréchal dans cette redoutable crise, on pourrait dire sa gaieté, nous remplit d’étonnement et d’admiration. Ce calme profond d’un chef responsable sur qui la presse algérienne et métropolitaine s’apprêtait à déchaîner toutes ses colères, et aussi des veilles continuelles, des fatigues excessives pour son âge furent, dans cette campagne ultra-laborieuse de près d’une année, des faits qui mirent dans un nouveau relief la vaillante organisation morale et physique du gouverneur. Mais son rôle, dans l’action, ne différa pas et ne pouvait pas différer de celui des autres généraux lancés comme lui, avec de petits groupes, à la poursuite d’un ennemi qui n’avait pas de corps et se montrait partout inopinément, alors que les populations indigènes, d’ailleurs restées en intelligence avec lui, s’étaient généralement soumises et avaient repris leurs campements accoutumés.

La guerre se termina tout à coup, comme il arrive si souvent, par un hasard qui fut un coup de fortune inattendu. Les cavaliers d’Abd-el-Kader étaient des gens du désert, grands pillards, et qui, une fois gorgés de butin, n’avaient plus, selon leur coutume, qu’une préoccupation, celle de le remporter à leurs tentes, entreprise qui avait ses difficultés et ses périls. En ce moment, dix compagnies de jeunes soldats venant de France et un bataillon venant de Djigelly furent envoyés à tout hasard contre l’émir dans l’Isser. Ils surprirent la nuit, un peu surpris eux-mêmes, je crois, ses gens livrés aux idées de retour que j’ai dites. Aux premiers coups de fusil, les Arabes se débandèrent et coururent vers le sud. Abd-el-Kader abandonné faillit être pris, et ne put jamais se relever de cet échec qui ne nous coûta rien.

De cette campagne, qui ne fut marquée par aucune action militaire éclatante, le maréchal parlait souvent avec complaisance, et c’était à bon droit ; elle fut l’une des plus grandes crises, la plus grande crise peut-être, de sa carrière algérienne. Quand il rentra dans Alger avec une capote militaire usée jusqu’à la corde, entouré d’un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant à la tête d’une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures résolues et portant fièrement leurs guenilles, l’enthousiasme de la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement. C’est qu’il venait d’apercevoir de très près le cheveu auquel la Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est rompu, il est difficile de le renouer.

Pendant que général, officiers et soldats déployaient en Afrique cette laborieuse et inépuisable vigueur, en France, le gouvernement, les Chambres et le public suivaient avec une attention perplexe les événements compliqués de cette guerre disséminée sur un si vaste espace et sans cesse renaissante. Dans les journaux, dans les correspondances, dans les conversations, les idées et les opérations du maréchal Bugeaud étaient incessamment discutées et critiquées, tantôt avec l’ignorance de spectateurs lointains et frivoles, tantôt avec le mauvais vouloir accoutumé des adversaires politiques. Tout ce bruit arrivait en Afrique au maréchal Bugeaud au milieu des travaux et des vicissitudes de sa campagne, et il s’en préoccupait passionnément, mais sans que la controverse, dans laquelle il était toujours prêt à se lancer, l’ébranlât dans ses idées ou le troublât dans son action : Je connais l’Afrique, ses habitants et ses conquérants depuis douze années, m’écrivait M. Léon Roches[28] que j’avais envoyé au maréchal pour le bien informer de ma propre pensée ; j’ai été plus que tout autre en garde contre les fâcheuses impressions produites en France par les événements de 1845 à 1846. Cependant je partageais un peu l’opinion générale ; je croyais que M. le maréchal aurait pu centraliser l’action de son commandement et éviter beaucoup de courses inutiles ; je craignais que le dégoût ne se fût glissé dans les rangs de son armée. J’étais dans l’erreur. Le maréchal a sans cesse communiqué avec toutes ses colonnes ; ses ordres ont été quelquefois éludés, mais il a toujours pu les faire arriver à temps. Il a dû avoir la mobilité que nous lui reprochions pour se trouver toujours, de sa personne, en face de son infatigable ennemi. Les Arabes nous détestent, tous sans exception ; ceux que nous qualifions de dévoués ne sont que compromis ; ils sont tous amis de l’indépendance qui est, pour eux, le désordre ; ils sont tous guerriers ; ils conservent au fond du cœur un levain de fanatisme, et toutes les fois qu’il sera réchauffé par des hommes de la trempe d’Abd-el-Kader, ils se soulèveront et tenteront des efforts plus ou moins efficaces, selon nos moyens de domination, pour nous chasser de leur pays. Mais notre position n’a rien d’inquiétant ; seulement elle sera longtemps encore difficile, car la domination d’un peuple dont on veut posséder le territoire et qu’on veut s’assimiler, ne saurait être l’œuvre de quinze années.

Je partageais la confiance de l’armée d’Afrique dans son chef, et j’étais résolu à le seconder énergiquement ; mais cette œuvre, difficile en elle-même, le devenait bien plus encore quand, dans les accès de sa colère contre les journaux et les bureaux du département de la guerre, ou dans les élans de son imagination belliqueuse, le maréchal Bugeaud se montrait enclin tantôt à accuser par ses plaintes le gouvernement qu’il servait, tantôt à le compromettre par ses démarches. Il était, comme on devait s’y attendre, plus préoccupé de sa propre situation que de celle du cabinet et de sa guerre que de notre politique : délivrer l’Algérie d’Abd-el-Kader, c’était là son idée et sa passion dominantes, et pour atteindre à ce but, il était à chaque instant sur le point de recommencer la guerre avec le Maroc, en poursuivant indéfiniment, sur le territoire de cet empire, le grand chef arabe qui, soit que l’empereur Abd-el-Rhaman le voulût ou non, y prenait toujours son refuge. Le maréchal Bugeaud ne se bornait pas à se laisser aller sur cette pente ; il érigeait son penchant en un plan prémédité, soutenant qu’il fallait à tout prix enlever à Abd-el-Kader toute chance d’asile dans le Maroc ; et si nous ne voulions pas l’autoriser formellement à cette guerre d’invasion défensive, il nous demandait de le laisser faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui seul la responsabilité. Ni l’une ni l’autre de ces propositions ne pouvait convenir à un gouvernement sérieux et décidé à respecter le droit des gens et sa propre dignité. Nous venions de conclure avec le Maroc un traité de paix et un traité de délimitation de la frontière des deux États ; nous en réclamions de l’empereur marocain la stricte observation ; nous devions et nous voulions l’observer nous-mêmes, dût notre lutte contre l’insurrection en Algérie en être quelque temps prolongée. Je chargeai M. Léon Roches de bien inculquer au maréchal la ferme résolution du cabinet et la mienne propre à cet égard ; mon envoyé s’acquitta loyalement de sa mission, et après m’avoir plusieurs fois rendu compte de ses entretiens avec le maréchal, il m’écrivit le 23 avril 1846 : C’est avec un bien vif sentiment de satisfaction que je m’empresse d’annoncer à Votre Excellence que M. le maréchal duc d’Isly a complètement renoncé à son projet d’invasion dans le Maroc ; le prochain courrier emportera sans doute l’assurance officielle de M. le gouverneur général de cette sage résolution.

Je ne sais si cette résolution, même sincèrement prise, eût été par le maréchal effectivement et longtemps pratiquée ; mais le jour même où M. Roches me l’annonçait d’Alger, nous faisions officiellement et je faisais moi-même amicalement, auprès du maréchal, une démarche décisive qui ne devait lui laisser aucun doute sur le ferme maintien de notre politique, en Algérie comme à Paris. L’empereur Napoléon Ier disait, en parlant des difficultés de son gouvernement : Croit-on que ce soit une chose toute simple de gouverner des hommes comme un Soult ou un Ney ? Dans notre régime constitutionnel, nous n’avions pas, pour gouverner leurs pareils, les mêmes moyens que l’empereur Napoléon ; mais nous étions tout aussi décidés que lui à ne pas nous laisser dominer par eux, et quoique nos procédés fussent autres, notre politique n’était pas plus incertaine. Je connaissais le maréchal Bugeaud ; je le savais loyal et capable, malgré sa passion, d’entendre raison et de s’arrêter devant le pouvoir et l’ordre légal ; j’usai envers lui des procédés qui conviennent à un gouvernement libre dans ses rapports avec des agents considérables et qu’il honore ; en lui déclarant péremptoirement notre politique, je pris soin de lui en développer les motifs et de lui témoigner mon désir de convaincre son esprit en même temps que nous enchaînions sa volonté. Je lui écrivis le 24 avril 1846 :

Vous avez toute raison de vous féliciter de votre longue et pénible campagne. Je n’en puis juger les opérations en détail, mais j’en vois l’ensemble, et cet ensemble prouve le progrès décisif de notre domination en Algérie, et ce progrès est votre ouvrage. Il y a quelques années, nous pouvions errer en vainqueurs dans le pays, mais il appartenait à nos ennemis ; aujourd’hui c’est Abd-el-Kader qui vient errer en agresseur dans un pays qui nous appartient. Il peut encore y susciter des insurrections et y trouver des asiles ; il ne peut plus s’y établir. La différence est énorme. J’espère que le débat qui va s’ouvrir dans les Chambres la mettra en lumière et que justice vous sera rendue.

Je suis, comme vous, fort loin de croire que, dans ce pays qui est maintenant à nous, la lutte soit pour nous terminée. Nous aurons encore souvent et longtemps la guerre, la guerre comme celle que vous venez de faire. Vous le répétez beaucoup ; vous ne sauriez, nous ne saurions le trop répéter, car il faut que tout le monde ici, gouvernement, Chambres, public, ne l’oublie pas en ce moment. Nous avons trop dit et trop laissé dire, à chaque crise de succès, que le triomphe était définitif, la domination complète, la pacification assurée. Extirpons bien ces illusions ; c’est le seul moyen d’obtenir les efforts nécessaires pour qu’elles deviennent des réalités.

Je vois, par vos dernières dépêches, que votre principale attention se porte maintenant sur la frontière du Maroc, sur la position qu’Abd-el-Kader va probablement y reprendre et sur la conduite que nous y devons tenir. Vous avez bien raison. Abd-el-Kader errant et guerroyant sur le territoire de l’Algérie, ou Abd-el-Kader campé et aux aguets sur le territoire du Maroc, ce sont là les deux dangers avec lesquels tour à tour, tant qu’Abd-el-Kader vivra, nous aurons nous-mêmes à vivre et à lutter.

Je ne compte pas plus que vous sur la sincérité de l’empereur du Maroc, ni sur son action décidée en notre faveur. Il partage peut-être réellement, et à coup sûr il est obligé, devant ses sujets, de paraître partager leur antipathie pour nous et leur sympathie pour l’émir ; mais bien certainement il nous craint, et il craint Abd-el-Kader à cause de nous ; il serait charmé de s’en délivrer en nous en délivrant. S’il ne le fait pas, c’est qu’il ne le peut pas ou ne l’ose pas. Je crois à son impuissance pour nous servir, non à sa volonté de servir Abd-el-Kader. Il laissera ses sujets faire pour l’émir ce qu’il ne pourra pas empêcher ou ce qui ne le compromettra pas trop avec nous. Il fera pour nous ce qu’il croira indispensable pour ne pas se brouiller avec nous, et possible sans se brouiller avec son peuple. Vous voyez que je ne me fais, à cet égard, aucune illusion. Mais j’ajoute que ces déclarations, ces apparences ont en Afrique, en France, en Europe, une valeur réelle, et qu’il faut les conserver.

En Afrique, les protestations d’amitié, les apparences de concours de l’empereur du Maroc ont certainement pour effet de gêner et de contenir un peu, sur son territoire, le mauvais vouloir de ses sujets, de décourager et d’intimider un peu, sur le nôtre, les Arabes. L’action morale d’Abd-el-Kader dans le Maroc et dans l’Algérie en est affaiblie, la nôtre fortifiée.

En France, tenez pour certain que, si les Chambres nous voyaient brouillés avec le Maroc et engagés contre lui dans une guerre qui serait nécessairement illimitée quant à l’espace, au temps et à la dépense, elles tomberaient dans une inquiétude extrême, et ne nous soutiendraient pas dans cette nouvelle lutte ; ou, ce qui serait pire, elles ne nous soutiendraient que très mollement, très insuffisamment, en blâmant et en résistant toujours. C’est déjà beaucoup que de les décider à porter le fardeau de l’Algérie ; vous savez, vous éprouvez, comme moi, tout ce qu’il faut prendre de peine, et pas toujours avec succès, pour faire comprendre les difficultés de notre établissement et obtenir les moyens d’y satisfaire. Nous avons toujours devant nous un parti anti-africain, qui compte des hommes considérables, influents, toujours disposés à faire ressortir les charges, les fautes, les malheurs, les périls de l’entreprise, et dont les dispositions rencontrent, au fond de bien des cœurs, un écho qui ne fait pas de bruit, mais qui est toujours là, prêt à répondre si quelque occasion se présente de lui parler un peu haut. Nous ne ferions pas accepter un nouveau fardeau, un nouvel avenir du même genre ; et l’Algérie elle-même aurait beaucoup à souffrir du crédit qu’obtiendraient ses adversaires et du découragement où tomberaient beaucoup de ses partisans.

En Europe, de graves complications ne tarderaient pas à naître. Vous le savez comme moi : c’est l’explosion soudaine, c’est la grandeur de la révolution de Juillet, de l’ébranlement qu’elle a causé, des craintes qu’elle a inspirées, qui ont fait d’abord oublier, puis accepter, par toutes les puissances, notre conquête de l’Algérie. Il est évident que nous ne pourrions compter aujourd’hui sur un second fait semblable, et que l’envahissement, la conquête totale ou partielle du Maroc, troubleraient profondément la politique européenne. Il est également évident qu’au bout et par l’inévitable entraînement d’un état de guerre réelle et prolongée entre nous et le Maroc, l’Europe verrait la conquête et se conduirait en conséquence.

Partout donc, en Afrique, en France, en Europe, et sous quelque aspect, intérieur ou extérieur, parlementaire ou diplomatique, que nous considérions la question, le bon sens nous conseille, nous prescrit de maintenir, entre nous et l’empereur du Maroc, la situation actuelle de paix générale, de bonne intelligence officielle, de semi-concert contre Abd-el-Kader ; nous devons donner soigneusement à toute notre conduite, à toutes nos opérations vers l’ouest de l’Algérie, ce caractère qu’elles sont uniquement dirigées contre l’émir, et n’ont d’autre but que de garantir la sécurité que l’empereur du Maroc nous doit, qu’il nous a formellement promise par le traité de Tanger, par le traité de Lalla-Maghrania, par ses engagements récents ; sécurité que, s’il ne nous la donne pas, nous avons droit de prendre nous-mêmes, fallût-il, pour cela, entrer et guerroyer sur le territoire marocain.

J’ai proclamé, à cet égard, notre droit. Tout le monde l’a reconnu, y compris l’empereur Abd-el-Rhaman. De quelle façon et dans quelles limites l’exercerons-nous pour atteindre notre but spécial de sécurité algérienne en maintenant, entre nous et le Maroc, la situation générale que je viens de caractériser ? Voilà la vraie question, la question de conduite que nous avons aujourd’hui à résoudre.

Je comprends deux systèmes de conduite, deux essais de solution.

Nous pouvons entreprendre de poursuivre Abd-el-Kader et sa déira sur le territoire marocain, partout où il se retirera, ne faisant la guerre qu’à lui, mais décidés à pousser ou à renouveler notre ou nos expéditions jusqu’à ce que nous l’ayons atteint et que nous ayons extirpé définitivement du Maroc ce fléau de l’Algérie, que l’empereur Abd-el-Rhaman doit et ne peut pas en extirper lui-même.

Ce système a pour conséquences, les unes certaines, les autres si probables qu’on peut bien les appeler certaines :

1º De nous condamner à poursuivre, dans le Maroc, un but que nous avons, depuis bien des années, vainement poursuivi en Algérie, la destruction ou la saisie de la personne et de la déira d’Abd-el-Kader. Évidemment les difficultés et les charges seront beaucoup plus grandes, les chances de succès beaucoup moindres. Nous nous mettrons, avec beaucoup plus d’efforts, de dépenses et de périls, à la recherche d’Abd-el-Kader qui se retirera et se déplacera bien plus aisément devant nous. Là, comme ailleurs, le hasard seul peut nous le faire atteindre, et ce hasard est encore plus invraisemblable là qu’ailleurs.

2º De nous engager bientôt dans la guerre avec le peuple et l’empereur du Maroc, qui ne pourront souffrir nos expéditions continuelles et profondes sur leur territoire, et seront inévitablement poussés à faire cause commune avec l’émir.

3º De compromettre le repos intérieur, déjà fort troublé, du Maroc, et le trône déjà chancelant de l’empereur, et par conséquent de livrer tout le pays à une anarchie qui le livrera soit à Abd-el-Kader, soit à une multitude de chefs avec lesquels nous ne pourrons ni traiter, ni vivre ; ce qui nous contraindra fatalement à une guerre prolongée qui n’aura pour terme que la conquête ou l’abandon forcé de l’entreprise.

4º D’amener ainsi, en France et dans nos Chambres les embarras, en Europe et dans nos relations politiques les complications que j’indiquais tout à l’heure.

Mon cher maréchal, cela n’est pas acceptable. L’enjeu, tout important qu’il est, ne vaut pas la partie.

Voici le second plan de conduite.

Ne pas nous proposer de poursuivre indéfiniment Abd-el-Kader et sa déira dans le Maroc, et de l’en extirper définitivement ; mais nous montrer et être en effet bien décidés à lui rendre, à lui et à sa déira, le séjour sur le territoire marocain, dans un voisinage assez large de notre frontière, tout à fait impossible : c’est-à-dire aller le chercher dans ces limites, l’en chasser quand il s’y trouvera, et châtier les tribus qui y résident, de telle sorte qu’elles ne puissent ou ne veuillent plus le recevoir, et qu’il soit, lui, contraint de se retirer plus loin, assez loin dans l’intérieur du Maroc, pour qu’il ne puisse plus aussi aisément, aussi promptement, se reporter sur notre territoire et y fomenter l’insurrection.

Nous entretiendrions, à cet effet, dans la province d’Oran, assez de troupes et des troupes toujours assez disponibles pour faire, au besoin, sur le territoire marocain rapproché de notre frontière, parmi les tribus qui l’habitent et dans les limites qui seraient jugées nécessaires, une police prompte, efficace, et y empêcher tout établissement, toute résidence d’Abd-el-Kader et de sa déira. Nous rentrerions chez nous après l’avoir chassé de ces limites et avoir sévèrement châtié les tribus qui l’y auraient reçu ; nous détruirions ainsi, sinon notre ennemi lui-même, du moins tout asile, tout repaire pour lui près de nous, et nous créerions, entre lui et nous, un certain espace où il ne pourrait habiter, et qui deviendrait, pour nous, contre la facilité de ses entreprises futures, une certaine garantie.

Ce second plan de conduite n’offre aucun des inconvénients du premier. Il ne nous condamne point à poursuivre indéfiniment un but qui nous échappe sans cesse et recule indéfiniment devant nous. Il ne nous engage point, avec l’empereur du Maroc et son peuple, dans une guerre générale. Il ne compromet pas le repos intérieur de cet empire et la sûreté de son gouvernement actuel que nous avons intérêt à conserver. Enfin, il ne peut donner naissance à aucune complication grave dans notre politique européenne, car s’il prouve notre ferme résolution de garantir la sécurité de nos possessions d’Afrique, il prouve en même temps notre sincère intention de ne pas les étendre par de nouvelles conquêtes.

Ce plan a, je le reconnais, l’inconvénient de ne pas extirper définitivement le mal, et d’en laisser subsister le principe, plus loin de nous, mais encore à portée possible de nous et avec des chances de retour. C’est là une situation que, lorsqu’on est en présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers et impuissants, on est souvent contraint d’accepter. Il n’y a pas moyen d’établir, avec de tels gouvernements et de tels peuples, même après leur avoir donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties efficaces. Il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu’à la conquête et l’incorporation complète, ou se résigner aux embarras, aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel voisinage, en se mettant en mesure de les surmonter ou d’en repousser plus loin la source qu’on ne peut tarir. C’est entre ces deux partis que nous sommes obligés d’opter.

Après y avoir bien réfléchi, après avoir bien pesé le pour et le contre de ces diverses conduites, le Roi et le conseil, mon cher maréchal, ont adopté la seconde comme la plus conforme, tout bien considéré et compensé, à l’intérêt de notre pays. Le ministre de la guerre vous a envoyé, ces jours derniers, des instructions qui en sont la conséquence.  J’ai voulu vous en dire le vrai caractère et les motifs. Il y aura, je n’en doute pas, dans ce système, des inconvénients et des difficultés graves, de l’imprévu et de l’incomplet fâcheux. Cela arrive dans tout système. Vous saurez, j’en suis sûr, dans l’exécution de celui-ci, en corriger, autant qu’il se pourra, les défauts, et le rendre efficace en vous contenant dans ses limites.

Je ne fus point trompé dans mon attente ; le maréchal Bugeaud sentit le poids de nos raisons et de notre volonté. Plus résigné que convaincu, mais sincèrement résigné, il me répondit le 30 avril : Ce que vous me dites de la conduite que nous devons tenir envers le Maroc me paraît d’une grande justesse, me plaçant à votre point de vue, et c’est là qu’il faut se placer. Sous un gouvernement absolu, et en ne considérant que la question militaire et le succès de notre entreprise en Afrique, je raisonnerais autrement. Mais vous avez dû voir, dans mes dépêches et dans les instructions que je viens de donner à MM. de Lamoricière et Cavaignac, que j’entrais entièrement dans votre politique. Ainsi, n’ayez aucune inquiétude à cet égard ; il sera fait comme vous l’entendez, et je vais encore me servir de vos propres expressions pour en bien pénétrer les généraux qui sont à la frontière.

Contraint ainsi de renoncer, quant à la guerre, à son plan favori, le maréchal Bugeaud chercha, dans la seconde des idées qu’il avait fortement à cœur, dans son plan de colonisation militaire, une compensation à ses déplaisirs. Au printemps de 1846, après les succès de sa campagne contre la grande insurrection de 1845, il reprit un moment le projet de retraite qu’il avait aussi conçu un moment en 1844, après sa victoire sur le Maroc. Des articles de journaux l’avaient replongé dans un accès de colère et de tristesse : Je sais, m’écrivait-il[29], que vous voulez me défendre à la tribune et que vous me défendrez bien ; mais votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se fera tous les jours ? Croyez-vous qu’on puisse rester, à de telles conditions, au poste pénible et inextricable où je suis ? Mon temps est fini, cela est évident ; l’œuvre étant devenue quelque chose, tout le monde s’en empare ; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou mal. Je ne puis m’opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre. Je m’éloigne donc de la rive. J’ai déjà fait la lettre par laquelle je prie M. le ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du Roi la demande que je fais  d’un successeur. Je fonde ma demande sur ma santé et mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel fardeau, et sur mes affaires de famille ; mais, entre nous, je vous le dis, ma grande raison, c’est que je ne veux pas être l’artisan des idées fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions d’Afrique ; je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux de l’administration ; mes soldats et les administrateurs de l’Algérie le savent très bien ; mais je redoute l’opinion publique égarée. Je suis toujours plein de reconnaissance de la grande mission qui m’a été confiée ; je n’ai pas oublié que c’est à vous, en très grande partie, que je la dois, et je ne l’oublierai jamais, quoi qu’il arrive. Je sais aussi que c’est à vous que je dois d’avoir été bien aidé dans cette rude tâche. Vous pouvez donc compter sur mon attachement reconnaissant, comme je compte sur votre haute estime. Je vous demande aujourd’hui une faveur ; c’est de me faire accorder un congé définitif pour les premiers jours de juillet, en me laissant la faculté de remettre l’intérim à M. le général de Lamoricière, comme aussi de prolonger mon séjour pendant quelques semaines si je me trouvais en présence de circonstances très graves. Dans trois mois, je serai soustrait à cet enfer.

Je me refusai à son prétendu désir ; je le défendis énergiquement à la tribune ; un incident ministériel le remit en confiance ; fatigué et souffrant, le maréchal Soult avait quitté l’administration active, conservant encore pour quelque temps un siége dans le cabinet et le titre de président du conseil ; le général Moline Saint-Yon l’avait remplacé dans le département de la guerre ; le maréchal Bugeaud, loin de redouter sa malveillance, était en bons rapports avec lui et se louait de ses procédés. Il vint passer en France quelques semaines, et, rentré à Alger en octobre 1846, il porta sur son plan de colonisation militaire tous ses efforts. En même temps que, dans sa correspondance officielle ou particulière, il insistait sans relâche sur ce point, il écrivait des brochures pour démontrer aux Chambres et au public, les mérites de son système, et réfuter les objections qui s’élevaient de toutes parts. Nous lui avions promis de demander aux Chambres les fonds nécessaires pour en faire un sérieux essai ; il lui revint que la question, reproduite dans le conseil, avait de nouveau été ajournée ; il écrivit au Roi[30] :

Sire,

Lorsque, au mois de septembre dernier, j’eus l’honneur insigne d’entretenir Votre Majesté de l’importance de la colonisation militaire pour la consolidation de notre conquête, vous parûtes partager mon opinion, comme vous l’aviez déjà fait l’année précédente, dans un conseil où je fus appelé. Votre Majesté m’engagea à en parler à M. Guizot, pour tâcher d’obtenir de ce ministre, avant mon départ, un engagement formel de poser la question devant les Chambres, dès l’ouverture de la prochaine session, par la demande d’un crédit d’essai. Cet engagement a été pris par M. Guizot, en ce qui le concerne, car il ne pouvait s’engager pour ses collègues. J’étais donc autorisé à compter sur le succès puisque j’avais l’assentiment du Roi et d’un ministre qui exerce, à juste titre, une haute influence dans le conseil. Cependant on m’apprend qu’après une haute délibération, la question a été ajournée. Est-ce une fin de non recevoir ou bien seulement de la tactique parlementaire ? J’ai demandé des explications sur ce point à M. le ministre des affaires étrangères. Si c’est une fin de non recevoir, Votre Majesté voudra bien se rappeler les paroles que j’eus l’honneur de lui adresser lorsqu’elle insistait pour mon retour en Afrique ; ces paroles, les voici :Sire, j’obéis ; mais je supplie Votre Majesté de faire que j’aie quelque chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation. Après avoir fait les grandes choses qui ont résolu les deux premières questions, la conquête du pays et l’organisation du gouvernement des Arabes, je ne voudrais pas m’user dans les misères d’un peuplement impuissant qui, ne pouvant satisfaire en aucun point les impatiences publiques, me ferait chaque jour assaillir par des critiques et même des outrages. Je viens d’adresser à M. Guizot un Mémoire sur la colonisation en général. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien en agréer une copie. Si ce travail ne me rallie pas la majorité du conseil, il ne me restera plus qu’à faire des vœux pour qu’on trouve de meilleurs moyens d’assurer l’avenir de l’Algérie.

Je suis, etc., etc.

Maréchal DUC D’ISLY.

Nous n’avions nul dessein d’ajourner la promesse que nous avions faite au maréchal, et au moment où il la réclama, nous nous disposions à l’acquitter. Quand la session se rouvrit, le 11 janvier 1847, le Roi dit aux Chambres dans son discours : Vous aurez aussi à vous occuper de mesures propres à seconder, dans nos possessions d’Afrique, le progrès de la colonisation et de la prospérité intérieure. La tranquillité, si heureusement rétablie dans l’Algérie par la valeur et le dévouement de notre armée, permet d’examiner mûrement cette importante question, sur laquelle un projet de loi spécial vous sera présenté. Le 19 février suivant, j’écrivis au maréchal Bugeaud : Les deux projets de loi sur l’Algérie, l’un de crédits supplémentaires ordinaires, l’autre d’un crédit extraordinaire de trois millions pour des essais de colonisation militaire, seront présentés sous peu de jours. Votre présence à la Chambre pendant la discussion sera indispensable. Le ministre de la guerre vous a envoyé l’ordre de venir à ce moment. Je vous répète, mon cher maréchal, que c’est indispensable et que j’y compte. La question sera posée solennellement, par un projet de loi spécial annoncé dans le discours de la couronne. Il faut que la discussion soit complète, et elle ne peut pas être complète sans vous. Nous soutiendrons, je soutiendrai très fermement le projet de loi ; mais il y a une foule de points que vous seul pouvez éclaircir, une foule de questions auxquelles vous seul pouvez répondre. Je l’ai dit avant-hier à ce jeune officier que vous m’aviez présenté, M. Fabas, et qui me paraît fort intelligent. Il va écrire une brochure dont je lui ai indiqué les bases. Je vous attends donc vers le milieu de mars, au plus tard. Je suppose que le débat viendra du 15 au 30 mars.

Le projet de loi fut, en effet, présenté le 27 février. L’exposé des motifs commençait par rappeler les divers essais et les divers modes de colonisation tentés en Algérie, surtout depuis le gouvernement du maréchal Bugeaud. Il énumérait les résultats déjà obtenus, plus importants qu’on ne le croyait en général, quoique bien insuffisants et encore bien loin du but : En résumé, disait le ministre de la guerre, vingt-sept centres nouveaux de colonisation ont été fondés dans la province d’Alger depuis la conquête : six villes anciennes ont été reconstruites, sans compter celle d’Alger, qui est devenue une ville européenne de premier ordre, et une population d’environ 73.000 âmes s’est constituée dans cette province. Huit centres nouveaux ont été créés dans la province d’Oran ; trois villes y ont été relevées, indépendamment de celle d’Oran, et une population européenne de plus de 22.000 âmes s’y est fixée. Dans la province de Constantine, huit centres nouveaux ont été fondés ; trois villes anciennes y ont été rebâties, et une population européenne de près de 12.000 âmes s’y est établie..... Mais jusqu’à ce que la consécration du temps ait plus universellement établi notre domination en Algérie, jusqu’à ce qu’une population européenne compacte ait couvert toute la surface du sol disponible, il est d’un haut intérêt pour la sécurité des personnes et des propriétés, cette première condition de tout progrès colonial, de fonder au cœur du pays, sur les limites des territoires occupés, en présence d’un peuple fanatique, admirablement constitué pour la guerre et toujours accessible aux idées de rébellion, de quelque part qu’elles viennent, il est, dis-je, d’un haut intérêt de fonder une colonisation plus forte, plus défensive que la colonisation libre et civile, en un mot, une colonisation armée. Cette colonisation d’avant-garde, qui doit former en quelque sorte le bouclier des établissements fondés derrière elle, qui doit se servir du fusil comme de la bêche, qui doit être toujours prête à se défendre elle-même et à protéger ses voisins, ce serait en vain qu’on en chercherait les éléments dans une population étrangère au métier des armes ; ceux-là seuls qui ont su opérer la conquête peuvent entreprendre efficacement cette œuvre militaire qui n’en est que la continuation, parce que seuls ils sont à même de fournir un choix d’hommes jeunes, vigoureux, acclimatés, aguerris, énergiques, capables enfin de tenir constamment les Arabes en respect et de leur faire comprendre que nous voulons décidément rester les maîtres du pays.

Dans le but d’encourager, au moyen de cette protection puissante, l’envahissement plus rapide du sol par les exploitations européennes jusqu’ici timidement concentrées sur quelques parties du littoral, comme aussi pour donner un témoignage de satisfaction à l’armée d’Afrique qui, en toute circonstance, a si bien mérité de la France par la continuité, l’éclat et le désintéressement de ses services, le Roi, mû par une pensée analogue à celle qui avait dirigé Napoléon lorsqu’en 1808, il décréta les camps de Juliers et d’Alexandrie, nous a chargés de vous présenter un projet de loi ayant pour objet d’obtenir un crédit extraordinaire, spécialement destiné à fonder en Algérie des camps agricoles qui comprendraient mille soldats.

Le projet exposait ensuite avec détail l’organisation de ces camps agricoles et tout le régime de cette colonisation militaire appelée à se transformer, par degrés, en colonisation civile et définitive. La plupart de ces dispositions étaient empruntées aux idées et aux brochures du maréchal Bugeaud.

Quand ce projet de loi arriva à Alger, il trouva le maréchal atteint d’un rhume violent et presque alité à la suite de courses rapides et répétées par une saison rigoureuse : Je viens de me faire lire l’exposé des motifs, m’écrivit-il[31] ; si je ne comptais que sur cet exposé le projet me paraîtrait bien malade ; je n’ai rien vu de plus pâle, de plus timide, de plus incolore que ce discours du ministre de la guerre ; on y a mêlé l’historique incomplet de la colonisation, le système du général Lamoricière, celui du général Bedeau ; enfin, le mien arrive comme accessoire. On ne l’appuie par aucune des grandes considérations ; on lui donne la plus petite portée possible ; on l’excuse bien plus qu’on ne le recommande et qu’on n’en démontre l’utilité. Je compte infiniment peu sur la parole du ministre de la guerre ; mais je compte infiniment sur la vôtre. C’est maintenant l’œuvre du ministère ; vous ne voudrez pas lui faire éprouver un échec. Pour mon compte, je n’y attache qu’un intérêt patriotique ; mon intérêt personnel s’accommoderait fort bien de l’insuccès. Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne d’Afrique, et vous savez que, si je tiens à conserver le gouvernement après avoir résolu les questions de guerre et de domination des Arabes, c’est uniquement pour faire entrer le pays, avant de me retirer, dans une voie de colonisation qui puisse perpétuer notre conquête et délivrer la France du grand fardeau qu’elle supporte. Il y a de l’amélioration dans ma santé ; j’espère que je pourrai partir le 14.

Quelques jours plus tard, le 15 mars, il me récrivit : C’est encore de mon lit de douleur que je vous écris. Ayant besoin de guérir vite, j’ai supplié le docteur de m’appliquer les remèdes les plus énergiques pour dissiper ma violente maladie de poitrine ; les pommades révulsives, les vésicatoires, les purgations, les compresses camphrées, l’eau sédative, rien n’a été négligé ; on m’a martyrisé ; ma poitrine n’est qu’une plaie, et cependant il n’y a pas d’amélioration dans mon état intérieur. Je commence à craindre sérieusement de n’être pas en état de me rendre à Paris avant la fin du mois, et dès lors, qu’irais-je y faire ? Les partis seront pris ; la commission aura fait son rapport ; s’il est favorable, la chose ira probablement bien ; s’il ne l’était pas, ce ne serait pas moi qui ferais changer le résultat.

Un post-scriptum ajouté à cette lettre portait : J’apprends, par une lettre particulière, les noms des commissaires de sept bureaux de la Chambre pour les crédits d’Afrique. Je crois la majorité d’entre eux très peu favorable. Le gouvernement, qui est si fort dans tous les bureaux, n’a donc pas cherché à faire prévaloir les candidats de son choix. Tout ceci est d’un bien mauvais augure.

Les informations du maréchal ne le trompaient pas ; la commission élue dans la Chambre des députés pour examiner le projet de loi fut presque unanimement contraire ; elle choisit pour son président M. Dufaure qui, dans la session précédente, s’était hautement prononcé contre la colonisation militaire. Indépendamment des objections spéciales qu’on adressait au plan du maréchal Bugeaud, c’était l’instinct général de la Chambre qu’il y avait là une prétention démesurée à se passer du temps pour l’une de ces œuvres dans lesquelles le temps est l’allié nécessaire des hommes. Il fut bientôt évident que le projet de loi ne serait pas adopté. Nous n’en avions pas fait une question de cabinet ; quelque importante que fût l’affaire, notre politique générale n’y était nullement engagée ; c’était une de ces occasions dans lesquelles un gouvernement sensé doit laisser à son propre parti une assez grande latitude, et si nous avions agi autrement, nos plus fidèles amis se seraient justement récriés. Le maréchal Bugeaud lui-même pressentait le résultat de cette situation, et prenait d’avance des précautions pour ne pas s’engager, de sa personne, dans la lutte parlementaire ; il ne vint point à Paris et m’écrivit[32] : M. le ministre de la guerre a sans doute déjà fait connaître au conseil ma détermination de me retirer devant l’accueil que la Chambre a fait au projet de loi sur les colonies militaires. Je suis sûr qu’in petto vous approuverez ma résolution. De même que vous ne voudriez pas, en gouvernement, défendre des idées qui ne seraient pas les vôtres, vous penserez que je ne dois pas plus vouloir appliquer en Afrique des systèmes de colonisation et de gouvernement qui répugnent à ma raison pratique, et partant à mon patriotisme. L’état de ma santé ne me permet pas de me rendre à Paris comme j’en avais le projet ; je fais des remèdes qui exigent que je sois chez moi tranquille ; puis, je dois aller aux eaux. Toutefois, ma forte constitution me laisse l’espoir de me rétablir dans le courant de l’année.

En présence de cette résolution du maréchal ; le projet de loi cessait d’être, pour le cabinet, une question embarrassante ; c’était à lui que nous avions accordé cette tentative ; sans lui, et dans la perspective de sa retraite, le débat n’était pas sérieux. M. de Tocqueville fit, le 2 juin, au nom de la commission, un rapport dans lequel, après avoir discuté les divers plans de colonisation, et en particulier celui des camps agricoles, il conclut au rejet du crédit demandé pour en faire l’essai. Huit jours après la lecture de ce rapport, le gouvernement retira le projet de loi.

La retraite du maréchal Bugeaud avait précédé celle-là. En la regrettant vivement, j’en trouvais le motif sérieux et légitime. Après avoir accompli une grande œuvre, la domination de la France en Algérie, le maréchal avait conçu une grande idée, le prompt établissement en Algérie d’un peuple de soldats français. C’était vouloir trop et trop vite, et vouloir ce que repoussait la conviction, également sincère, des chambres. Devant ce conflit, le maréchal Bugeaud ne pouvait que se retirer, et il se retirait dignement, car il emportait dans sa retraite la gloire de sa vie et l’indépendance de sa pensée. Mais pour le gouvernement du Roi, une grande question s’élevait alors, et qui ne pouvait être ajournée : quel successeur dans le gouvernement de l’Algérie fallait-il donner au maréchal Bugeaud ? Autour de lui, les lieutenants éminents ne manquaient pas ; le général Changarnier, le général Lamoricière, le général Bedeau, le général Cavaignac avaient fait leurs preuves d’habileté comme de bravoure. Pourtant aucun d’eux n’avait encore été en mesure d’acquérir cette notoriété universelle et cette prépondérance incontestée qui confèrent, en quelque sorte de droit naturel et public, le commandement supérieur. L’état des affaires en Afrique ne demandait plus d’ailleurs que le pouvoir eût un caractère essentiellement militaire ; le maréchal Bugeaud avait réellement accompli l’œuvre de la conquête ; Abd-el-Kader errait encore çà et là, cherchant partout les occasions et les moyens de continuer la lutte ; mais la domination française prévalait irrésistiblement ; une puissante autorité morale s’attachait, dans toute l’ancienne Régence et tout à l’entour, au nom et aux armes de la France, la Grande-Kabylie seule conservait encore une indépendance qu’il était réservé à M. le maréchal Randon de dompter. Le jour était venu où le gouvernement de l’Algérie pouvait être politique et civil en même temps que guerrier. M. le duc d’Aumale était plus propre que personne à lui donner ce double caractère : il avait pris part avec distinction, quelquefois avec éclat, à quelques-unes des campagnes les plus actives ; il était aimé autant qu’estimé dans l’armée ; son nom et son rang avaient, sur les Arabes, un sérieux prestige ; ils se rangeaient sous la main du fils du sultan de France, plus aisément que sous l’épée d’un général vainqueur. Depuis quelque temps déjà, il avait été plus d’une fois question de lui pour le grand poste que la retraite du maréchal Bugeaud laissait vacant : le 17 juillet 1843, en annonçant au maréchal Bugeaud que le Roi se disposait à lui donner le bâton de maréchal, le maréchal Soult lui écrivait : M. le duc d’Aumale ne pourrait consentir à exercer l’interim du gouvernement de l’Algérie ; mais Son Altesse Royale ne renonce point, pour l’avenir, à en devenir titulaire. Jusque-là, son désir serait d’aller commander, au mois d’octobre prochain, la province de Constantine, et d’y servir sous vos ordres. Quelques mois plus tard[33], le maréchal Bugeaud écrivait à M. Blanqui : Je désire qu’un prince me remplace ici ; non pas dans l’intérêt de la monarchie constitutionnelle, mais dans celui de la question ; on lui accordera ce qu’on me refuserait. Le duc d’Aumale est et sera davantage chaque jour un homme capable. Je lui laisserai, j’espère, une besogne en bon train ; mais il y aura longtemps beaucoup à faire encore ; c’est une œuvre de géants et de siècles. L’année suivante enfin, le maréchal Bugeaud m’écrivit à moi-même : Quant au gouvernement du duc d’Aumale, je n’y vois d’inconvénient que pour la monarchie qui prendra une responsabilité de plus. Le jeune prince est capable, et il va vite en expérience. Je pense que, dès le début, il administrera bien et deviendra un militaire très distingué ; sur ce point, il ne lui faut qu’un peu plus d’expérience et de méditation.

On a dit souvent que le roi Louis-Philippe avait imposé son fils au cabinet et à l’Algérie, uniquement par faveur et dans un intérêt de famille ; rien n’est plus faux ; le Roi désirait sans doute que les princes ses fils affermissent sa race en l’honorant ; mais il n’a jamais eu, à ce sujet, ni exigence, ni impatience, et il n’a mis ses fils en avant que lorsqu’il les a jugés capables de bien servir le pays. Pour M. le duc d’Aumale en particulier, le Roi a attendu que le temps et les faits appelassent naturellement le prince au poste qu’il lui désirait ; l’occasion ne pouvait être plus favorable ; c’était uniquement à cause du désaccord entre ses idées et celles des Chambres et par un acte de sa propre volonté que le maréchal Bugeaud se retirait ; le choix du duc d’Aumale pour lui succéder fut décidé uniquement par des motifs puisés dans l’intérêt de la France comme de l’Algérie, et de l’administration civile comme de l’armée ; le cabinet en fut d’avis autant que le Roi ; et quand, le 11 septembre 1847, ce prince reçut la charge de gouverneur général de nos possessions d’Afrique, il y fut appelé comme le successeur le plus naturel du maréchal Bugeaud, et comme celui qu’accepteraient le plus volontiers les hommes éminents qui auraient pu prétendre au pouvoir dont il fut revêtu, comme les soldats et les peuples sur qui ce pouvoir devait s’exercer.

 

 

 



[1] Le 18 octobre 1842.

[2] Le 30 juin 1845.

[3] Le 18 août 1845.

[4] Au 1er juillet 1840, avant la formation du cabinet du 29 octobre 1840 et la nomination du général Bugeaud comme gouverneur général de l’Algérie, nos forces militaires en Algérie étaient de 64.057 hommes.

Au 1er juillet 1841, elles s’élevaient à 78.989 hommes, tant troupes françaises qu’auxiliaires et indigènes.

Au 1er juillet 1842, elles s’élevaient à 83.281 hommes.

Au 1er juillet 1843, elles s’élevaient à 85.664 hommes.

Au 1er juillet 1844, elles s’élevaient à 90.562 hommes.

Au 1er juillet 1845, elles s’élevaient à 89.099 hommes.

Au 1er juillet 1846, elles s’élevaient à 107.688 hommes.

Au 1er juillet 1847, elles s’élevaient à 101.520 hommes.

[5] Le 3 mars 1846.

[6] On trouvera, dans les Pièces historiques placées à la fin de ce volume, un résumé puisé à des sources authentiques et aussi lumineux que précis, des campagnes du maréchal Bugeaud en Afrique de 1841 à 1847, et de leurs principaux résultats pour l’extension et la consolidation de la domination française en Algérie.

[7] Le 20 septembre 1842.

[8] Le 18 octobre 1842.

[9] Les 15 et 17 juin 1844.

[10] Le 17 juin 1844.

[11] Le 10 juillet 1844.

[12] Les 25 et 27 août 1844.

[13] Le 3 septembre 1844.

[14] Du 7 septembre 1844.

[15] En janvier 1845.

[16] En date du 10 juillet 1844.

[17] Le 18 mars 1845.

[18] Le 22 mars 1845.

[19] Le 30 juin 1845.

[20] Les 14 et 18 juillet 1845.

[21] Histoire du Consulat et de l’Empire, t. VI, p. 326.

[22] En date du 23 octobre 1843.

[23] Du 28 août 1845.

[24] Le 23 août 1845.

[25] Le 28 septembre 1845.

[26] Le 6 octobre 1845.

[27] Le 11 octobre 1845.

[28] Le 5 mars 1846.

[29] Les 11 et 30 avril 1846.

[30] Le 30 décembre 1846.

[31] Le 9 mars 1847.

[32] Les 21 mars et 28 mai 1847.

[33] Le 23 octobre 1843.