MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME SEPTIÈME — 1842-1847.

CHAPITRE XXXIX. — ÉLECTIONS DE 1842. - MORT DE M. LE DUC D’ORLÉANS. - LOI DE RÉGENCE (1842).

 

 

M. Royer-Collard voyait un jour le général Foy pensif et un peu triste après un discours excellent qui n’avait pas obtenu un succès aussi populaire ni aussi prompt qu’il l’eût souhaité : Mon cher général, lui dit-il, vous en demandez trop ; vous voulez satisfaire également les connaisseurs et la foule ; cela ne se peut pas, il faut choisir.

M. Royer-Collard parlait en connaisseur plutôt qu’en acteur politique ; il était homme de méditation plus que d’action, et il tenait plus à manifester fièrement sa pensée qu’à faire prévaloir sa volonté. Le général Foy avait une ambition plus pratique et plus compliquée ; il voulait réussir dans les événements comme dans les esprits, dans la foule comme parmi les connaisseurs. C’est, de nos jours, la difficulté et l’honneur du gouvernement libre que les hommes publics aient besoin de ce double succès. Pendant bien des siècles, ils n’ont eu guère à se préoccuper des spectateurs ni des penseurs : soit qu’ils ne recherchassent que leur propre fortune, soit qu’ils eussent à cœur de servir les intérêts du prince et du pays, ils poursuivaient leur but selon leurs propres idées, sans avoir incessamment affaire à de hardis publicistes, à d’exigeants critiques et à tout un peuple présent à toutes leurs paroles et à tous leurs actes. Il fallait sans doute qu’en définitive ils triomphassent de leurs adversaires et qu’ils réussissent dans ce qu’ils avaient entrepris ; mais ils n’étaient pas tenus d’être, à chaque pas, compris et acceptés à tous les degrés de l’échelle sociale. Ils sont maintenant soumis à cette rude condition ; ils font les affaires et ils vivent sous les yeux d’une société tout entière attentive, pleine à la fois de doctes et d’ignorants, tous raisonneurs et curieux, tous en mesure de manifester et de soutenir leurs intérêts, légitimes ou illégitimes, leurs idées justes ou fausses. Entre toutes ces influences et toutes ces exigences, tantôt de la foule, tantôt des connaisseurs, M. Royer-Collard, qui ne leur demandait rien, pouvait librement choisir ; mais le général Foy, qui aspirait au pouvoir pour son parti et pour lui-même, ne pouvait se dispenser de compter avec toutes et de leur faire à toutes leur part. Il y eût été encore bien plus obligé si une mort prématurée ne l’eût arrêté dans sa carrière, et si, après la révolution de 1830, il eût été appelé en effet à gouverner.

On m’a souvent reproché de ne pas tenir assez de compte des sentiments et des désirs populaires. On ne sait pas combien, même avant de le subir, je me suis préoccupé de ce reproche. Je suis plus enclin qu’on ne pense au désir de plaire, à l’esprit de conciliation, et je connais tout le prix comme tout le charme de cette sympathie générale qu’on appelle la popularité : M. Guizot, disait un jour sir Robert Peel à lord Aberdeen, fait beaucoup de concessions à ses amis ; moi, je n’en fais qu’à mes adversaires. Il est vrai que j’ai souvent cédé à mes amis, autant par laisser-aller que par nécessité, et quelquefois avec regret. Plus d’une fois aussi, j’aurais volontiers cédé à mes adversaires ; je n’ai jamais, quoi qu’on en ait dit, poursuivi dans le gouvernement l’application et le triomphe d’une théorie ; jamais non plus aucun sentiment violent envers les personnes ne m’a fait repousser les transactions et les concessions qui sont partout inhérentes au succès et au progrès. C’est par une tout autre cause et dans une tout autre disposition que j’ai souvent et obstinément résisté aux instincts populaires. Avant d’entrer dans la vie publique, j’ai assisté à la Révolution et à l’Empire ; j’ai vu, aussi clair que le jour, leurs fautes et leurs désastres dériver de leurs entraînements, tantôt des entraînements de l’esprit, tantôt des entraînements de la force ; la Révolution s’est livrée au torrent des innovations, l’Empire au torrent des conquêtes. Ni à l’un ni à l’autre de ces régimes les avertissements n’ont manqué ; ni pour l’un, ni pour l’autre, la bonne politique n’a été un secret tardivement découvert ; elle leur a été bien des fois indiquée et conseillée, tantôt par les événements, tantôt par les sages du temps ; ils n’ont voulu l’accepter ni l’un ni l’autre ; la Révolution a vécu sous le joug des passions populaires, l’empereur Napoléon sous le joug de ses propres passions. Il en a coûté à la Révolution les libertés qu’elle avait proclamées, à l’Empire les conquêtes qu’il avait faites, et à la France des douleurs et des sacrifices immenses. J’ai porté dans la vie publique le constant souvenir de ces deux grands exemples, et la résolution, instinctive encore plus que préméditée, de rechercher en toute occasion la bonne politique, la politique conforme aux intérêts comme aux droits du pays, et de m’y tenir en repoussant tout autre joug. Quiconque ne conserve pas, dans son jugement et dans sa conduite, assez d’indépendance pour voir ce que sont les choses en elles-mêmes, et ce qu’elles conseillent ou commandent, en dehors des préjugés et des passions des hommes, n’est pas digne ni capable de gouverner. Le régime représentatif rend, il est vrai, cette indépendance d’esprit et d’action infiniment plus difficile pour les gouvernants, car il a précisément pour objet d’assurer aux gouvernés, à leurs idées et à leurs sentiments comme à leurs intérêts, une large part d’influence dans le gouvernement ; mais la difficulté ne supprime pas la nécessité, et les institutions qui procurent l’intervention du pays dans ses affaires lui en garantiraient bien peu la bonne gestion si elles réduisaient les hommes qui en sont chargés au rôle d’agents dociles des idées et des volontés populaires. La tâche du gouvernement est si grande qu’elle exige quelque grandeur dans ceux qui en portent le poids, et plus les peuples sont libres, plus leurs chefs ont besoin d’avoir aussi l’esprit libre et le cœur fier. Qu’ils aient à justifier incessamment l’usage qu’ils font de leur liberté dans leur pouvoir et qu’ils en répondent, rien de plus juste, ni de plus nécessaire ; mais la responsabilité suppose précisément la liberté, et quand Thémistocle disait à Eurybiade irrité de sa résistance : Frappe, mais écoute, il tenait la conduite et le langage que doit tenir, dans un pays libre, tout homme digne de le servir.

C’est là le sentiment qui m’a constamment animé dans le cours de ma vie publique. Et non pas moi seul, mais aussi le prince que j’ai servi et les amis politiques qui m’ont soutenu. Le roi Louis-Philippe avait acquis, dans sa vie compliquée et aventureuse, un esprit remarquablement libre en gardant un cœur sincèrement patriote. Imbu, dès sa jeunesse, des idées générales de son temps, il les avait vues à l’épreuve des faits, et les avait mesurées sans les abandonner. Il restait fidèle à leur cause en les jugeant ; et quoiqu’il ménageât, et même qu’il partageât trop complaisamment quelquefois les impressions populaires, il démêlait avec un ferme bon sens l’intérêt vrai du pays, et il en faisait la règle de sa politique, doutant souvent du succès et regrettant la popularité, mais bien résolu à la sacrifier plutôt que d’obéir à ses entraînements. Avec moins de finesse et autant de constance, le parti qui, depuis le ministère de M. Casimir Périer, s’était formé autour du gouvernement et lui prêtait dans les Chambres son appui, avait les mêmes instincts de sagesse et d’indépendance dans la conduite des affaires publiques, et luttait honnêtement contre certains penchants du pays, quoique enclin souvent à les partager. C’est un lieu commun sans cesse répété de ne voir, dans la conduite des hommes, grands ou petits, que l’empire de leurs intérêts, ou de leurs passions égoïstes, ou de leurs faiblesses, et j’ai trop vécu pour ne pas savoir que la part de ces mobiles est grande dans les vies humaines ; mais il n’est pas vrai qu’ils soient les seuls, ni même toujours les plus puissants ; et il y a aussi peu d’intelligence que d’équité à ne pas reconnaître qu’en résistant aux penchants populaires, en même temps qu’ils respectaient scrupuleusement les libertés publiques, le roi Louis-Philippe, ses conseillers et leurs amis faisaient acte de probité politique comme de prévoyance, bien loin d’obéir à de subalternes dispositions ou à de vulgaires intérêts.

J’étais, pour mon compte, profondément convaincu de la valeur générale comme de l’utilité immédiate de cette politique ; et quoiqu’elle n’eût pas toujours, dans ses divers organes, toute la dignité d’attitude ni toute l’harmonie que je lui aurais souhaitées, je la pratiquais avec une entière sympathie. Mais j’étais loin de me dissimuler ses difficultés et ses périls : pendant les sessions de 1841 et 1842, j’avais eu à lutter, dans la question d’Égypte contre les souvenirs et les goûts belliqueux du pays, dans celle du droit de visite contre les susceptibilités et les jalousies nationales ; je voyais poindre d’autres questions qui ne seraient pas moins délicates, ni moins propres à susciter des émotions populaires auxquelles il faudrait résister. Nous touchions à la dissolution obligée et à l’élection générale de la Chambre des députés. Je me préoccupais vivement de cette épreuve, et tout en persistant sans hésitation dans notre politique, je sentais le besoin de m’assurer que nous n’abondions pas trop dans notre propre sens. J’avais, à cette époque, deux amis sincères sans être intimes, l’un, jurisconsulte et administrateur éminent par la rectitude et le calme de la raison, l’autre, philosophe et moraliste d’un esprit aussi élevé que fin, et d’un caractère indépendant jusqu’à la fierté ombrageuse ; ils siégeaient, l’un dans la Chambre des pairs, l’autre dans la Chambre des députés ; et tous deux près de succomber, le comte Siméon sous le poids de l’âge et M. Jouffroy sous les atteintes de la maladie, ils étaient en dehors de l’arène et assistaient à ces luttes avec l’impartialité et la clairvoyance de l’entier désintéressement. J’allai plusieurs fois les voir et m’entretenir avec eux de notre situation : tous deux, avec des impressions très différentes, nous approuvaient pleinement : Vous aurez de la peine à réussir, me dit le comte Siméon ; la raison ne réussit pas toujours, bien s’en faut ; mais la déraison finit toujours par échouer ; la politique du juste-milieu est difficile ; celle de vos adversaires deviendrait promptement impossible ; durez et continuez, votre cause est bonne ; j’espère que votre chance le sera aussi. Je trouvai M. Jouffroy dans une disposition morale dont je fus ému : Je ressens, écrivait-il lui-même le 20 décembre 1841, tous les bons effets de la solitude ; en se retirant de son cœur dans son âme et de son esprit dans son intelligence, on se rapproche de la source de toute paix et de toute vérité qui est au centre, et bientôt les agitations de la surface ne semblent plus qu’un vain bruit et une folle écume... La maladie est certainement une grâce que Dieu nous fait, une sorte de retraite spirituelle qu’il nous ménage pour nous reconnaître, nous retrouver, et rendre à nos yeux la véritable vue des choses. Son opinion avait, après nos derniers débats, beaucoup de valeur ; il avait été, en 1839, à la Chambre des députés, rapporteur de la question d’Égypte et favorable à la politique égyptienne : Nous nous sommes trompés, me dit-il ; nous n’avons pas bien connu les faits ni bien apprécié les forces ; nous avons fait trop de bruit ; c’est triste ; mais, la lumière venue, il n’y avait pas à hésiter. Vous avez fait acte de courage et de bon sens en arrêtant le pays dans une mauvaise voie. Que le gouvernement libre dure en France et la paix en Europe, c’est là, d’ici à bien des années, tout ce qu’il nous faut. Votre politique a tous mes vœux ; je regrette de ne pouvoir vous donner que le suffrage d’un mourant.

Ils étaient morts l’un et l’autre quand la session de 1842 arriva à son terme ; mais leur adhésion me confirma dans une confiance à laquelle, même dans mes sollicitudes d’avenir, j’étais d’ailleurs disposé.

Les élections eurent lieu du 9 au 11 juillet 1842, dans la plus entière liberté de la presse, des réunions électorales, des comités, de tous les moyens publics d’influence. Les attaques contre le gouvernement s’y déployèrent avec leurs emportements accoutumés ; le cabinet, disait-on, n’avait pris le pouvoir que pour servir les intérêts de l’étranger ;il cherchait des complices qui voulussent l’aider à consommer la ruine et l’avilissement de la France ;il n’exerçait qu’un despotisme sans gloire, appuyé d’une aristocratie d’argent, la plus mesquine et la plus ignoble. Quelques désordres matériels se joignirent aux injures, insignifiants en eux-mêmes, mais où s’entrouvrirent des perspectives qui dépassaient infiniment les réformes parlementaire et électorale. Au cimetière du Montparnasse, sur la tombe d’un médecin républicain, un orateur déclama si violemment contre l’infâme propriété, que le National se crut obligé de déclarer qu’il n’avait ni mission ni envie de défendre un tel discours ; mais, tout en prenant cette précaution, il gourmandait le commissaire de police qui avait interrompu l’orateur. Le péril de 1840 ne pesait plus sur les esprits ; les impatiences libérales, les passions révolutionnaires, le goût de l’opposition reprenaient leur cours ; l’opposition, ce plaisir des peuples qui n’ont ni tout à fait perdu, ni réellement possédé la liberté. Le mouvement électoral fut favorable à ces penchants du jour ; cependant en définitive, après une lutte libre jusqu’à la licence, sur 459 élections, 266 appartinrent au gouvernement, 193 à l’opposition, et sur 92 députés nouveaux, 54 étaient des amis du cabinet et 38 des opposants.

Quand la Chambre se réunit et procéda à la vérification des pouvoirs de ses membres, l’administration fut, comme à l’ordinaire, accusée de corruption électorale ; mais, après de longs et minutieux débats qui mirent en pleine évidence la loyauté et la légalité générale des actes du cabinet, trois élections seulement parurent offrir des symptômes de manœuvres locales illégitimes, soit menaces, soit promesses ; une commission d’enquête, proposée par M. Odilon Barrot, fut chargée d’examiner les faits, et après de scrupuleuses recherches, la Chambre, sur le rapport de sa commission, annula deux de ces trois élections, et l’une des deux appartenait à un député de l’opposition.

Nous ne connaissions encore qu’incomplètement le résultat des élections, quand, le 13 juillet, vers midi, un garde à cheval m’apporta la nouvelle de la chute que venait de faire M. le duc d’Orléans en se rendant de Paris à Neuilly pour aller dire adieu au roi et à la reine, avant de partir pour Saint-Omer où il allait inspecter plusieurs régiments. La chute était très grave, disait-on, sans savoir encore à quel point. Le prince évanoui avait été déposé dans une boutique voisine de la porte Maillot ; le roi et la reine étaient auprès de lui, les ministres étaient appelés. J’accourus. Je ne reproduirai pas ici aujourd’hui, après vingt-deux ans qui sont un siècle, les détails de ce tragique événement ; ils ont été recueillis et racontés, avec autant d’exactitude que d’émotion vraie et saisissante, dans un petit volume intitulé : Neuilly, Notre-Dame et Dreux, écrit jour par jour et presque heure par heure, par M. Cuvillier-Fleury, précepteur de M. le duc d’Aumale et resté secrétaire de ses commandements. Le malheur accompli, j’écrivis le lendemain 14 juillet, au comte de Flahault, ambassadeur à Vienne et à tous les représentants du roi auprès des grandes cours étrangères : Je n’ai rien à vous apprendre. Les détails de notre malheur sont partout. Tout ce que vous lirez dans le Journal des Débats, je l’ai vu. J’ai été pendant trois heures dans cette misérable chambre, en face de ce prince mourant sur un matelas, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs à genoux autour de lui, se taisant pour l’entendre respirer, écartant tout le monde pour qu’un peu d’air frais arrivât jusqu’à lui. Je l’ai vu mourir. J’ai vu le roi et la reine embrasser leur fils mort. Nous sommes sortis, le corps du prince sur un brancard, le roi et la reine à pied derrière lui ; un long cri de Vive le Roi ! est parti de la foule, pur peuple, qui s’était assemblée autour de la maison. La plupart croyaient que le prince n’était pas mort, et qu’on le ramenait à Neuilly pour le mieux soigner. La marche a duré plus d’une demi-heure. Je quitte le roi. Hier, durant cette agonie, il a été admirable de courage, de présence d’esprit, d’empire sur lui-même et sur les autres. Il est fatigué ce matin, plus livré qu’hier à sa tristesse, mais d’une force physique et morale qui surmonte tout. Nous avons rapproché de huit jours la réunion des Chambres ; elles viendront le 26 de ce mois. Les obsèques n’auront lieu que quelques jours après. La reine est au désespoir, mais soumise ; il n’y a point de révolte dans sa douleur. L’impression publique est profonde ; la préoccupation se mêle à l’émotion. Tout est et restera fort tranquille. La bonne conduite est indispensable, et tout le monde le sent. Aussi j’espère qu’elle ne manquera pas et qu’elle produira son effet.

J’avais à cœur que, dans une si grave épreuve, nos agents au dehors fussent bien instruits et pénétrés des sentiments intimes du gouvernement et du pays qu’ils représentaient. Je leur récrivis le 25 juillet, la veille de la réunion des Chambres : Le roi et la famille royale commencent à être sensibles à la sympathie. Dans les premiers moments, ils ne voyaient rien, n’entendaient rien ; c’était ce mélange d’agitation et de saisissement, de trouble et de stupeur que cause un coup de foudre. Le roi se retrouvait tout entier chaque fois que la nécessité l’exigeait absolument ; mais, la nécessité passée, il retournait au milieu des siens et retombait dans leur désolation. La présence de ce malheureux cercueil dans la petite chapelle de Neuilly, tout près de l’appartement de la reine, le chant continu des prêtres, le silence de la cour du château où aucune voiture ne pénétrait plus, l’arrivée successive des princes, tout maintenait ou replongeait, à chaque instant, la famille royale dans son déplorable état. Ils allaient vingt fois le jour dans la chapelle. Ils avaient tous les jours quelque nouvelle et cruelle entrevue. Ceci est fini. Ils sont tous ensemble, tous établis en commun dans leur malheur. Samedi prochain, le cercueil quittera Neuilly pour Notre-Dame. Les chants cesseront, les sentinelles s’en iront, les voitures rouleront. Ce sera le retour aux habitudes, le premier soulagement qui se fasse sentir dans une telle épreuve. La reine a retrouvé un peu de sommeil. Madame a recommencé à être exclusivement préoccupée du roi, de sa santé, de sa disposition, de son travail. Madame la duchesse d’Orléans a la douleur pénétrée et pénétrante, mais point abattue, d’une âme haute, forte et jeune. Les princes sont touchants par l’uniformité de leur tristesse et l’assiduité de leurs soins auprès de leur père, de leur mère, de leur tante, de leurs sœurs. Le roi a recouvré toute son activité, toute sa liberté d’esprit. Il était très éploré et abattu jeudi dernier, à cette lugubre cérémonie où tout le monde est venu le regarder et s’incliner devant lui sans lui parler. Mais c’était de l’ébranlement et de la fatigue momentanée ; au fond, l’âme et le corps sont déjà revenus à leur état naturel de vigueur et d’élasticité infatigables. Dans quelques jours, quand nous aurons accompli nos tristes cérémonies funèbres, tout reprendra son cours régulier, son aspect accoutumé ; et il ne restera que ce qui doit rester bien longtemps, dans la famille royale une immense douleur, devant nous tous un vide immense et le fardeau qu’il nous impose.

Tout le monde le sent. Jamais impression n’a été plus générale et plus vive. Tout le monde a l’air et est réellement affligé et inquiet pour son propre compte. Deux choses éclatent à la fois, beaucoup de sollicitude pour l’avenir et une forte adhésion à ce qui est, à la famille royale, à la monarchie. On prévoit des orages, mais certainement les ancres se sont enfoncées et affermies.

La session s’ouvre demain. Je ne fermerai ma lettre qu’après la séance royale. Le discours du trône, que ce même courrier vous portera, n’élève absolument aucune question et se renferme dans l’événement. Nous agirons comme le discours parle. Les chefs de l’opposition souhaiteraient, je crois, qu’on en fît autant de leur côté, et qu’il n’y eût en ce moment qu’une adresse dynastique et le vote rapide de la loi de régence. Mais les passions de leur parti les entraîneront probablement à quelque débat que nous ne provoquerons point, mais que nous ne refuserons point. Non pas certes pour l’intérêt du cabinet, mais pour la dignité du pays, du gouvernement, de tout le monde, toute lutte devrait être ajournée à l’hiver prochain. J’en doute fort.

Le projet de loi sur la régence est à peu près :

Mort de M. le Duc d’Orléans (13 Juillet 1843). Il est adopté dans le conseil. Il est fort simple : c’est l’application à la régence des principes essentiels de notre royauté constitutionnelle, l’hérédité, la loi salique, l’unité du pouvoir royal, l’inviolabilité. La garde et la tutelle du roi mineur sont confiées à sa mère ou à sa grand’mère. Le projet n’a point la prétention de prévoir et de régler toutes les hypothèses imaginables, toutes les chances possibles ; il résout les questions et pourvoit aux nécessités que les circonstances nous imposent.

Je ne crois pas que cette petite session dure moins de cinq ou six semaines. La vérification des pouvoirs et la constitution de la Chambre nous prendront au moins huit jours. Puis l’adresse. Puis la loi sur la régence ; une commission, un rapport, un débat. Et ensuite autant dans la Chambre des pairs. Nos formes sont lentes. Je doute que la prorogation ait lieu avant le commencement de septembre.

Mardi, 26 juillet, 3 heures.

Je reviens de la séance royale et des Tuileries. Assemblée très nombreuse ; environ cent soixante pairs et quatre cents députés. La salle plus que pleine de public. Tout le monde en deuil. Une émotion très vraie ; des acclamations très vives et plusieurs fois répétées à l’entrée du roi. Le roi, troublé d’abord, plein de larmes, parlant à peine. Il s’est remis à la troisième phrase. L’aspect général avait beaucoup de simplicité et de gravité.

En Europe aussi l’impression fut vive. Vraiment sympathique et générale en Angleterre, où sir Robert Peel s’en fit l’éloquent organe : Il n’arrive pas en France, dit-il à la Chambre des communes, un malheur qui ne soit profondément et sincèrement déploré dans ce pays. Quand une récente calamité a frappé la famille royale et le peuple de France, n’avons-nous pas vu un sentiment unanime de chagrin se manifester chez nous, comme si ce malheur eût été le nôtre ? En Allemagne, dans son voyage à Berlin et à Vienne, M. le duc d’Orléans, par l’agrément de sa personne et les qualités de son esprit, avait surmonté des préventions peu bienveillantes et laissé un souvenir populaire ; mais les grandes cours du continent, et la plupart des petites, à leur exemple, n’avaient pas cessé d’avoir peu de goût pour le roi Louis-Philippe et pour tout l’établissement de 1830, régime libéral issu d’une révolution ; on se plaisait à lui témoigner des froideurs frivoles, à énumérer ses embarras, à douter de son succès ; seulement, quand l’inquiétude sur sa solidité devenait un peu sérieuse, elle ramenait la justice et le bon sens, et l’on s’empressait alors à lui donner des marques d’un prudent intérêt. Dès qu’ils apprirent la mort de M. le duc d’Orléans, l’empereur d’Autriche, le roi de Prusse, tous les souverains de l’Europe adressèrent au roi son père leurs lettres autographes de condoléance, quelques-unes sincèrement émues. L’empereur Nicolas seul, malgré les tentatives de ses principaux conseillers et le désir marqué de la société de Saint-Pétersbourg, persista dans son silence personnel, tout en s’empressant, avec quelque étalage, de prendre immédiatement le deuil, de contremander un bal de cour, et de faire écrire à M. de Kisséleff, par le comte de Nesselrode, une dépêche qui me fut communiquée, et dans laquelle la sympathie du père, chaudement exprimée, essayait de couvrir l’hostilité obstinée du souverain. A Vienne, le prince de Metternich, plus libre que le comte de Nesselrode à Saint-Pétersbourg, ne se borna pas à des témoignages officiels ; il se complaisait dans la manifestation de ses idées et mêlait habilement l’abandon à la préméditation : Depuis la nouvelle du funeste événement qui a plongé la France dans un si profond deuil, m’écrivait le comte de Flahault[1], j’ai eu, avec le prince de Metternich, de longues et fréquentes conversations. En m’entretenant de la douleur dont cette perte cruelle avait dû pénétrer le cœur du roi, il s’est fort étendu sur les regrets que Sa Majesté doit éprouver comme chef de famille et fondateur de sa dynastie :C’était une grande tâche pour votre roi, m’a-t-il dit, que de former son successeur et de le rendre apte à continuer son œuvre. Le roi y avait mis tous ses soins, et je sais que, depuis un an surtout, il était parfaitement content du résultat qu’il avait obtenu ; il éprouvait une grande tranquillité et une extrême satisfaction en voyant que son fils était entré dans ses idées, et qu’il pourrait s’endormir sans trouble, certain que le système d’ordre et de paix qu’il a établi ne serait point abandonné après lui. Voilà la perte irréparable. Dans ma petite sphère et sans vouloir établir une comparaison entre un humble particulier et le roi des Français, j’ai éprouvé le même malheur. — Le prince m’a fait alors un récit fort étendu de la mort de son fils et des émotions qu’elle lui avait causées, et comme père, et, lui aussi, comme fondateur de la fortune et de l’illustration de sa famille. — Mais c’est assez vous parler de moi, a-t-il ajouté ; tout le travail du roi est à refaire, d’abord sur le duc de Nemours si, comme cela est probable, la régence lui est dévolue, puis, sur le comte de Paris, si le ciel, dans sa bonté, prolonge les jours du roi jusqu’à ce que ce royal enfant puisse profiter de ses leçons.

Je rouvre des tombeaux ; je réveille ceux qui y reposent ; je les fais penser et parler comme s’ils étaient encore vivants et présents, avec leurs travaux, leurs desseins, leurs craintes et leurs espérances. Rien de tout cela n’est plus ; ils sont tous morts. Morts, comme le duc d’Orléans, d’une chute violente et soudaine, le prince de Metternich dans l’Autriche si longtemps immobile, aussi bien que le roi Louis-Philippe dans la France révolutionnaire. Pendant qu’après la catastrophe de 1848, nous étions ensemble à Londres, je dis un jour au prince de Metternich : « Permettez-moi une question ; je sais pourquoi et comment la révolution de Février s’est faite à Paris ; mais pourquoi et comment elle s’est faite à Vienne, c’est ce que j’ignore et ce que je voudrais apprendre de vous. » Il me répondit avec un sourire tristement superbe : C’est que j’ai gouverné l’Europe quelquefois, l’Autriche jamais. A mon tour, je souris, dans mon âme, de son orgueilleuse et bien vaine explication.

Le 30 juillet, quatre jours après la réunion des Chambres, le cercueil du duc d’Orléans fut transporté de la chapelle de Neuilly dans l’église de Notre-Dame où ses obsèques furent célébrées avec toutes les pompes que le monde peut fournir à la mort, pompe religieuse, pompe civile, pompe militaire, pompe populaire. Le concours était immense et l’émotion aussi profonde que peut l’admettre un spectacle. J’ai pris part aux deux plus grandes solennités funèbres de mon temps et de bien des temps, les obsèques de l’empereur Napoléon et celles du duc d’Orléans, accomplies l’une sous l’empire des souvenirs, l’autre dans le mécompte des espérances. Dans ces deux journées et devant ces deux cercueils, les sentiments étaient, à coup sûr, très divers et très diversement manifestés : en décembre 1840, autour du cercueil de Napoléon, il y avait plus de curiosité que de tristesse, et les passions politiques essayaient, par moments, de faire du bruit ; en juillet 1842, un regret inquiet et un silence universel régnaient autour du cercueil du duc d’Orléans. Pourtant, dans les deux circonstances, et au-dessus de ces impressions si différentes, un même sentiment s’élevait et dominait au sein de ces vastes foules, le respect instinctif de la grandeur et de la mort. Le cœur humain est naturellement généreux et sympathique. C’est dommage que ses beaux élans soient si courts.

Cinq jours après les pompes de Notre-Dame, le 4 août, une cérémonie moins éclatante s’accomplit au sein d’une douleur plus intime et plus longue : les obsèques de famille succédèrent aux obsèques d’État. La profanation des tombes royales de Saint-Denis avait laissé dans l’âme du roi Louis-Philippe une horreur profonde ; il ne supportait pas la pensée que les restes mortels de sa femme, de ses enfants, de sa sœur, de tous les siens, courussent la chance de telles indignités. Il ne voulut pas que sa race allât rejoindre, dans les caveaux où ils les avaient subies, ses royaux ancêtres, et au lieu de l’église de Saint-Denis, il adopta, pour la sépulture de la maison d’Orléans, la chapelle que, sous l’empire du même sentiment, la duchesse d’Orléans, sa mère, avait fait construire à Dreux, sur les ruines du vieux château des comtes de Dreux, dans les anciens domaines du bon et populaire duc de Penthièvre. Ce fut là que, dans le caveau où le cercueil du duc d’Orléans prit sa dernière demeure, le roi vint dire au prince, son fils, un dernier adieu, et que la reine, recueillie dans sa pieuse ferveur maternelle, adressa à Dieu, pour l’âme de son premier-né, des prières qui durent encore.

Au retour de Dreux, et dans l’intérieur de la famille royale, un changement fut remarqué dans la physionomie et l’attitude de la reine ; la douleur y restait empreinte, mais toute agitation, toute préoccupation exclusive avaient cessé ; une résignation pieuse avait remplacé l’amertume des regrets ; cette grande âme semblait se reporter tout entière sur les affections et les devoirs qui lui restaient : A Neuilly, la reine allait prier près du corps de son fils ; la présence de ce corps était encore un lien ; la sépulture à Dreux l’avait rompu ; le sacrifice était accompli. La reine voulut l’offrir à Dieu, et le rendre plus complet encore en le manifestant moins.

Pendant que toutes ces cérémonies funèbres s’accomplissaient, couvrant de leurs pompes les douleurs et les inquiétudes paternelles et publiques, au milieu de cette situation si grave, nous étions en présence d’une question aussi grave que la situation : quelle serait la régence pendant la minorité de l’héritier du trône ? Ni en 1814, ni en 1830, la Charte n’avait résolu cette question qui s’élevait tout à coup, en 1842, entière et pressante. C’était pour le pays un intérêt suprême, et pour les conseillers de la couronne, un devoir impérieux de la vider sans réserve, sans délai : Le roi ne meurt point en France, dit le duc de Broglie dans le rapport qu’il fit à ce sujet, le 27 août, à la Chambre des pairs ; c’est l’excellence du gouvernement monarchique que l’autorité suprême n’y souffre aucune interruption, que le rang suprême n’y soit jamais disputé, que la pensée même n’y puisse surprendre, entre deux règnes, le moindre intervalle d’attente ou d’hésitation. C’est par là surtout que ce gouvernement domine les esprits et contient les ambitions. La monarchie est l’empire du droit, de l’ordre et de la réglé. Tout doit être réglé dans la monarchie ; tout ce qui peut être prévu raisonnablement doit l’être ; rien n’y doit être livré, par choix ou par oubli, à l’incertitude des événements. Sous un tel gouvernement, en effet, la royauté est le support de l’État ; quand ce support vient à manquer, tout s’écroule ; tout s’ébranle, dès qu’il paraît chanceler. Nous l’avons éprouvé naguère. A l’instant où la main de Dieu s’est appesantie, sur nous, quand cette sagesse infinie, dont les voies ne sont pas nos voies, a frappé la nation dans le premier-né de la maison royale, et moissonné dans sa fleur notre plus chère espérance, les cœurs se sont sentis glacés d’un secret effroi ; l’anxiété publique s’est fait jour à travers les accents de la douleur ; l’inquiétude était sur tous les fronts en même temps que les larmes coulaient de tous les yeux. Chacun comptait, dans sa pensée, quel nombre d’années sépare désormais l’héritier du trône de l’âge où il pourra saisir d’une main ferme le sceptre de son aïeul et l’épée de son père ; chacun se demandait ce qu’il adviendrait d’ici là si les jours du roi n’étaient mesurés aux vœux de ses peuples et aux besoins de l’État ; chacun interrogeait la Charte et regrettait son silence.

Pour faire ce que n’avait pas fait la Charte, nous avions à nous prononcer entre divers systèmes, tous empressés à se manifester et à réclamer le droit de devenir loi. Selon les uns, ce n’était pas aux Chambres, c’était à la nation elle-même à faire cette loi ; au pouvoir constituant seul, et à une assemblée formellement investie de ce pouvoir, il appartenait de résoudre une telle question et d’élire cette royauté temporaire. D’autres, en repoussant le pouvoir constituant, voulaient que la régence fût, dans chaque occasion, élective et instituée par les pouvoirs parlementaires, en vertu d’une loi spéciale. D’autres, en admettant le principe de la régence élective, demandaient que la régence des femmes fût aussi admise en principe, et qu’en particulier madame la duchesse d’Orléans en fût investie, pendant la minorité du prince son fils. Et chacun de ces systèmes invoquait à l’appui de sa prétention, non seulement des principes généraux, mais des faits puisés soit dans notre propre histoire, soit dans l’histoire des nations civilisées, et des considérations de circonstance suscitées par les intérêts actuels du pays et du gouvernement qu’il avait à cœur de fonder.

La question que nous avions à résoudre était en effet une question de circonstance bien plus que de principe ; elle ne nous donnait à appliquer ou à ménager aucune de ces grandes vérités morales, aucun de ces droits préexistants qui règlent, mais aussi qui compliquent la marche d’un pouvoir honnête et sensé. Entre les divers systèmes en présence, la raison politique, c’est-à-dire l’intérêt bien entendu du pays et la juste prévoyance de l’avenir, devait seule nous décider. Pour agir avec cette forte indépendance nous étions dans une situation favorable : nous n’avions pas, comme le parlement d’Angleterre en 1788 et 1810, une régence immédiate à instituer pour remplacer un roi fou et hors d’état d’exercer ses fonctions ; point de trouble, point de lacune chez nous au sommet de l’État ; les trois grands pouvoirs constitutionnels, la royauté et les deux Chambres étaient parfaitement sains et actifs, assurés d’un loyal concours mutuel, et c’était à l’avenir seul, et probablement à un avenir assez éloigné, qu’ils avaient à pourvoir. Les deux principaux systèmes entre lesquels nous avions à délibérer avaient l’un et l’autre de dignes et rassurants représentants. M. le duc de Nemours, à qui devait appartenir la régence masculine si ce principe prévalait, était un prince exempt de toute mauvaise ambition, profondément dévoué à son frère aîné et à ses neveux : Nemours, disait souvent de lui le duc d’Orléans, est le devoir personnifié ; et les Chambres, comme le pays tout entier, pouvaient avoir dans ce prince la même confiance que la famille royale, car il était aussi attaché au régime constitutionnel qu’à ses devoirs envers sa race, aussi plein de respect pour les lois de sa patrie que pour les droits de ses neveux. D’autre part, si la régence féminine était admise, madame la duchesse d’Orléans donnait à la France, à ses libertés comme à son honneur national, toutes les garanties qu’on peut attendre d’une intelligence élevée et d’une âme droite et grande. Il ne nous venait donc, des personnes mêmes, aucun embarras, aucune inquiétude ; nous pouvions choisir entre les systèmes avec pleine sécurité dans les mérites et les vertus de leurs représentants.

Ce fut dans cet affranchissement de toute fâcheuse pression, dans cette entière liberté de résolution comme de pensée et en vue du seul bien futur de l’État que fut préparé le projet de loi présenté le 9 août 1842 à la Chambre des députés. Il était simple et en parfaite harmonie avec les principes fondamentaux de nos institutions. Notre gouvernement était monarchique ; la régence fut monarchique aussi, établie d’après une règle fixe et générale qui statuait d’avance. La loi salique était la loi permanente, moderne aussi bien qu’ancienne, de la monarchie française ; elle fut aussi la loi de la régence ; le prince le plus proche du trône dans l’ordre de succession en fut investi de droit ; mais la garde et la tutelle du roi mineur furent réservées à sa mère ; au régent l’administration de l’État, sous la responsabilité de ses ministres ; à la mère, sous sa propre responsabilité morale, l’éducation du roi, le soin de sa personne, la direction de sa maison et de ses affaires domestiques. La régence élective et la régence féminine ainsi écartées, la régence devenait selon la loi ce qu’elle était en fait, une royauté temporaire, formée à l’image de la royauté véritable dont elle remplissait momentanément les fonctions, investie de tous les pouvoirs royaux, et en même temps soumise à toutes les conditions de liberté publique, de contrôle et de concours parlementaire instituées par le régime constitutionnel.

La discussion fut l’image vraie et vive, avec convenance et non sans grandeur, de l’état des esprits, soit sur la question spéciale du projet de loi, soit sur la situation générale du gouvernement. Tous les partis y prirent part ; tous les systèmes s’y produisirent. Pour les deux partis hostiles à la monarchie de Juillet, le républicain et le légitimiste, la difficulté était grande ; l’inquiétude publique suscitée par la mort de M. le duc d’Orléans exaltait le sentiment dynastique, et à aucun moment depuis 1830 l’attaque contre la royauté nouvelle ne pouvait choquer davantage le pays et être plus rudement repoussée. Exposée par M. Ledru-Rollin avec une hardiesse qui ne manquait pas d’habileté, la théorie radicale du pouvoir constituant et de la nécessité d’un appel au peuple pour conférer la régence souleva de violents murmures et n’eut pas besoin d’une longue réfutation. Je la rejetai en quelques paroles : Si l’on prétend, dis-je, qu’il existe ou qu’il doit exister au sein de la société deux pouvoirs, l’un ordinaire, l’autre extraordinaire, l’un constitutionnel, l’autre constituant, l’un pour les jours ouvrables, permettez-moi cette expression, l’autre pour les jours fériés, on dit une parole insensée, pleine de dangers et fatale. Le gouvernement constitutionnel, c’est la souveraineté sociale organisée. Hors de là il n’y a que la société flottant au hasard, aux prises avec les chances d’une révolution. On n’organise pas les révolutions ; on ne leur assigne pas une place et des procédés légaux dans le cours des affaires des peuples. Aucun pouvoir humain ne gouverne de tels événements ; ils appartiennent à un plus grand maître. Dieu seul en dispose ; et quand ils éclatent, Dieu emploie, pour reconstituer la société ébranlée, les instruments les plus divers. J’ai vu dans le cours de ma vie, trois pouvoirs constituants : en l’an VIII, Napoléon ; en 1814, Louis XVIII ; en 1830, la Chambre des députés. Voilà la vérité, la réalité ; tout ce dont on vous parle, ces votes, ces bulletins, ces registres ouverts, ces appels au peuple, tout cela c’est de la fiction, du simulacre, de l’hypocrisie. Soyez tranquilles, messieurs ; nous, les trois pouvoirs constitutionnels, nous sommes les seuls organes légitimes et réguliers de la souveraineté nationale. Hors de nous, il n’y a qu’usurpation ou révolution. M. Thiers, qui se sépara nettement de l’opposition pour appuyer le projet de loi, fut plus sévère encore pour le pouvoir constituant : J’en ai parlé, dit-il, dans mon bureau avec peu de respect, et je m’en excuse ; mais savez-vous pourquoi j’ai montré pour le pouvoir constituant si peu de respect ? C’est qu’en effet je ne le respecte pas du tout. J’admets la différence qu’il y a entre l’article de la Charte et un article de loi ; mais cela ne fait pas que je croie au pouvoir constituant. Le pouvoir constituant a existé, je le sais ; il a existé à plusieurs époques de notre histoire ; mais, permettez-moi de vous le dire, s’il était le vrai souverain, s’il était au-dessus des pouvoirs constitués, il aurait cependant joué par lui-même un triste rôle. En effet il a été, dans les assemblées primaires, à la suite des factions ; sous le Consulat et sous l’Empire, il a été au service d’un grand homme ; il n’avait pas alors la forme d’assemblée primaire ; il avait la forme d’un sénat conservateur qui, à un signal donné par cet homme qui faisait tout plier sous l’ascendant de son génie, faisait toutes les constitutions qu’il lui demandait. Sous la Restauration, il a pris une autre forme ; il s’est caché sous l’article XIV de la Charte ; c’était le pouvoir d’octroyer la Charte et de la modifier. Voilà les divers rôles qu’a joués le pouvoir constituant depuis cinquante ans. Ne dites pas que c’est la gloire de notre histoire, car les victoires de Zurich, de Marengo et d’Austerlitz n’ont rien de commun avec ces misérables comédies constitutionnelles. Je ne respecte donc pas le pouvoir constituant.

M. Berryer seul pouvait, dans cette circonstance comme dans tant d’autres, suffire à la situation de son parti et à la sienne propre. Ce n’est pas seulement par l’élévation et la souplesse de son esprit, par l’entraînement et le charme de son éloquence qu’il a si longtemps surmonté les insurmontables difficultés d’un rôle couvert et extra-légal dans un régime de légalité, de publicité et de liberté. Il puise à d’autres sources encore sa populaire puissance. Quoiqu’il ait vécu en homme de parti, M. Berryer sent en patriote ; il n’est étranger à aucun des instincts, à aucune des émotions et des aspirations de son pays ; non seulement il comprend, mais il partage les joies et les tristesses nationales ; il a soutenu les droits et les traditions des temps anciens, et il est, autant que personne, homme du temps actuel et attaché aux droits que les générations modernes ont conquis ; il a combattu le gouvernement le plus libre qu’ait jamais possédé la France, et il aime, il veut sincèrement la liberté. Nature large, prompte, facile et sympathique, il peut concilier dans son âme des sentiments très divers, et conserver, à travers toutes les vicissitudes politiques, l’unité de sa vie et la fidélité à sa cause, sans jamais inspirer, aux adversaires qu’il combat le plus vivement, des colères et des haines qu’il ne ressent pas lui-même envers eux. Il fit valoir, contre le projet de loi sur la régence, tantôt les exemples des régences féminines, sinon heureuses, du moins glorieuses, de notre histoire, tantôt les actes des anciens parlements exerçant, sur de telles questions, un contrôle plus bruyant qu’efficace, soit qu’ils vinssent soutenir ou invalider les testaments des rois. M. Berryer fut, dans ce débat, plus ingénieux qu’incisif et plus brillant qu’ardent, ne se prononçant catégoriquement ni pour la régence féminine, ni pour la régence élective, et uniquement appliqué à aggraver, en les mettant en lumière, les embarras et les inconséquences apparentes du régime qu’il attaquait tout en s’y soumettant. M. Villemain le réfuta aussi solidement que spirituellement, tantôt en rétablissant dans leur exacte et complète vérité les faits historiques dont M. Berryer n’avait rappelé que les côtés favorables à sa thèse, tantôt en faisant ressortir à son tour les inconséquences et les embarras du parti légitimiste et de son éloquent interprète. Dans la Chambre des pairs, le marquis de Brézé reproduisit, avec plus d’amertume et moins d’éclat, les arguments de M. Berryer contre le projet de loi, et ce fut encore M. Villemain qui lui répliqua avec la même sagacité à la fois courtoise et poignante.

A travers ces attaques pour ainsi dire extérieures, empreintes d’hostilité préconçue et d’arrière-pensées, la lutte des partis intérieurs et légaux de la monarchie de 1830 dura plusieurs jours, animée sans être orageuse ; la gravité de la situation et du sentiment public imposait à tous la mesure sans altérer la sincérité. La question se posa nettement entre la régence de droit et la régence élective, entre la régence maternelle et la loi salique appliquée à la régence. M. de Lamartine se fit le champion de la régence maternelle. J’ai déjà dit dans ces Mémoires[2], avec franchise et tristesse, l’impression que j’ai reçue et l’idée que je me suis formée du caractère et de la vie de cet homme éminent ; je n’y reviendrai pas ; je n’aime pas à toucher d’une main froide à de douloureuses blessures ; mais je trouve que même les amis de M. de Lamartine ne lui rendent pas pleine justice comme orateur et écrivain politique ; c’est comme poète qu’il est entré dans le monde et qu’il a pris, à bon droit, possession de l’admiration publique ; beaucoup de gens, sincèrement ou malicieusement, s’en prévalent pour ne voir en lui qu’un poète, et pour l’admirer à ce titre plutôt qu’à tout autre. On dit qu’il s’en est lui-même quelquefois impatienté, et qu’il met ses œuvres politiques bien au-dessus de ses vers. Sans prendre parti dans cette comparaison, je suis frappé des qualités supérieures que M. de Lamartine a déployées comme orateur et comme prosateur ; il n’a pas seulement un brillant et séduisant langage ; il a l’esprit singulièrement riche, étendu, sagace sans subtilité et fin avec grandeur ; il abonde en idées habituellement élevées, ingénieuses, profondes même ; il peint largement, quelquefois avec autant de vérité que d’éclat, les situations, les événements, et les hommes ; et il excelle, par instinct autant que par habileté, à apporter de nobles raisons à l’appui des mauvaises causes. Il soutint brillamment celle de la régence maternelle qu’il devait un jour faire si tragiquement échouer. Malgré le prestige de son discours, j’eus peu d’efforts à faire pour lui répondre ; une sympathie générale s’attachait à madame la duchesse d’Orléans ; mais le sentiment sérieux, dans les Chambres et dans le public, était prononcé en faveur d’une régence virile. Le gouvernement d’une femme peut prendre place au sein d’une monarchie ancienne et bien établie ; l’histoire n’offre pas d’exemple d’une dynastie nouvelle et encore contestée fondée par une femme, au nom d’un enfant.

La régence élective conférée, dans chaque occasion, par les Chambres, au lieu de la régence de droit instituée d’avance par la loi, était plus difficile à combattre. Tout le monde reconnaissait que la régence était une royauté temporaire, appelée, pendant la minorité de l’héritier du trône, à tenir lieu de la royauté véritable, et qui devait, sous les conditions constitutionnelles, en exercer tous les pouvoirs. Quelle tentation, pour une assemblée politique, que d’avoir, au sein de la monarchie héréditaire, un roi temporaire à élire ! M. Odilon Barrot, qui soutint avec une éloquence aussi consciencieuse que spécieuse, le système de la régence élective, sentait le péril d’une telle situation et essayait d’y échapper en disant : Est-ce que nous vous demandons de faire désigner le régent par la Chambre des députés, en vertu d’un pouvoir dictatorial et révolutionnaire ? Non, nous vous demandons le concours régulier, normal, des trois pouvoirs de l’État. Croyez-vous que, dans la désignation du régent, l’initiative du chef de la famille royale, du chef de l’État, n’ait pas toujours une influence nécessaire, irrésistible, je dirai presque légitime ? M. Odilon Barrot oubliait que, dans la plupart des cas de minorité, le concours des trois pouvoirs de l’État serait impossible, car ce serait après la mort du roi qu’éclaterait la nécessité de choisir un régent. Tout roi régnant serait-il légalement tenu de voter d’avance, par un testament, dans cette question ? S’il l’avait fait, quelle serait, lui mort, l’autorité de son acte ? Et s’il ne l’avait pas fait, s’il n’avait pris à cet égard aucune initiative, les Chambres n’auraient-elles pas seules à décider, et où serait alors le concours régulier des trois pouvoirs de l’État ? M. Dupin, rapporteur du projet de loi au nom d’une commission unanime, avait répondu d’avance à M. Odilon Barrot en indiquant, avec une brièveté simple et forte, la raison fondamentale de la régence de droit. M. Hippolyte Passy, qui appuya sans réserve le projet, fit spirituellement ressortir, par les exemples de l’histoire comme par les présomptions de la raison, combien les inconvénients de la régence élective seraient graves, soit pour le régent élu, soit pour les Chambres elles-mêmes, foyer et arène des partis politiques ; et le duc de Broglie, en faisant à la Chambre des pairs le rapport du projet de loi, traça, des conséquences naturelles de ce système, un tableau frappant : Pourquoi préférons-nous, dit-il, la monarchie à la république, le gouvernement héréditaire au gouvernement électif ? Parce que nous pensons, l’histoire à la main, que le plus grand des dangers, pour un grand pays, c’est de vivre à l’aventure, de laisser l’autorité suprême flotter à tout vent d’opinion, de l’abandonner périodiquement en proie à la lutte des partis, à l’ambition des prétendants. Si cette raison est décisive en faveur de la monarchie héréditaire, elle est décisive en faveur de la régence légale, c’est-à-dire de la régence réglée dans un ordre déterminé. Déclarez la régence élective : aux approches de chaque minorité, vous verrez les partis se former, se grossir, se menacer l’un l’autre du geste et de la voix ; vous verrez les prétendants lever la tête et jeter le masque. Le ministère ne sera plus, pour les citoyens, le dernier terme de l’ambition ; les orateurs puissants, les généraux aimés du soldat porteront plus haut leurs regards et leurs espérances. La famille royale courra risque de se diviser ; admettant qu’elle reste unie, on ne le croira point ; on affirmera le contraire ; chaque parti s’arrogera le droit d’y chercher un chef et de lui forcer la main s’il résiste. Le jour de l’élection venu, au sein des Chambres, quel vaste foyer d’intrigues et de cabales, quelle carrière ouverte aux insinuations perfides, aux personnalités outrageantes ! La presse, la tribune, les réunions publiques deviendront autant d’arènes où périront les réputations les mieux acquises. Les princes du sang royal, ces princes éventuellement appelés au trône, comparaîtront sur la sellette : leurs qualités, leurs défauts, leurs moindres actes y seront passés au crible d’une polémique ardente, vindicative, impitoyable. S’ils succombent devant un simple sujet, que deviendront-ils ? Celui d’entre eux qui l’emportera, s’il l’emporte seulement de quelques voix, que sera-t-il ? Que deviendra, dans sa main débile, la prérogative royale ? Si ce n’est pas l’héritier présomptif qui l’emporte, où se cachera-t-il en attendant qu’il devienne roi après avoir été déposé comme régent ? Si les Chambres ne peuvent s’accorder sur le choix d’un régent, point de régence, point de gouvernement, et l’État en pleine dissolution.

Ces arguments, ces justes pressentiments ramenaient à la régence de droit les esprits d’abord incertains ; c’était le vœu général de la Chambre de donner à la monarchie, dans cette douloureuse épreuve, une éclatante adhésion et un ferme appui. Je n’avais pas de doute sur l’adoption définitive du projet de loi. Cependant la Chambre restait agitée ; deux amendements étaient proposés ; l’un en faveur de la régence féminine ; l’autre demandait qu’on n’attribuât la régence à l’aîné des oncles du prince mineur que d’une façon spéciale et pour le cas actuel, ce qui était, en fait, la régence élective. Le roi, qui avait cette question fortement à cœur, la regardant comme capitale pour l’avenir de sa maison et de sa politique, s’inquiétait de ces dispositions chancelantes et du terme prochain de cette petite session inattendue. Il m’écrivit le vendredi soir, 19 août : Il me paraît bien désirable que le vote ait lieu demain, car beaucoup de députés ont arrêté leurs places pour dimanche, et il serait à craindre que lundi il n’en manquât un bon nombre à l’appel nominal. Je n’ai pas vu Dupin. Il était fatigué, mais prononcé contre toute concession, ce qui est le principal, car, ce qu’il nous faut, c’est la loi telle que la commission l’a adoptée à l’unanimité. Un plus grand nombre de boules noires serait sans doute regrettable ; mais une majorité réduite ne compromettra pas l’avenir, tandis qu’un accroissement de boules blanches, au prix d’un amendement, serait un abîme. Dupin paraît ferme dans ce système. Ce dont il se plaint, c’est qu’on n’ait pas laissé parler Thiers, et c’est en effet regrettable. Dieu veuille que Thiers parle demain, et parle bien ! Tâchez que demain on laisse briller Dupin ; il est naturel qu’il craigne d’être éclipsé. Ce qui me paraît essentiel, c’est que vous tâchiez de tout enlever rapidement demain, car ce serait le succès, et c’est le succès qui fait la gloire et la sécurité. La séance commençant à midi, si vous êtes en nombre dès le début, vous devez pouvoir prendre le pas accéléré. La Chambre doit être pressée ; elle est française et s’animera si on lui sonne la charge ; mais les troupes sont molles quand les généraux sont timides. Grâces à Dieu, vous ne l’êtes pas, et j’attendrai demain la victoire avec bonne confiance. Nous avons lu ce matin, en famille, votre admirable discours d’hier ; les larmes ont coulé à l’exorde, et tous m’ont bien demandé de vous dire combien nous étions touchés.

C’était par accident, non par suite d’aucune petite manœuvre cachée que M. Thiers n’avait pas parlé dans la séance du 19 août ; il prit la parole le lendemain, avec le plus grand et le plus juste succès, pour le projet de loi comme pour lui-même. Il commença par expliquer, avec une ferme franchise, pourquoi, dans cette circonstance, il se séparait de l’opposition sans en sortir : Je suis l’adversaire du cabinet, dit-il ; des souvenirs pénibles m’en séparent, et je crois qu’il y a même mieux que des souvenirs pour m’en séparer ; il y a des intérêts du pays, peut-être mal compris par moi, mais des intérêts vivement sentis. Je suis donc l’adversaire du cabinet... Malgré cela, malgré cet intérêt très grave de ma position, je viens appuyer aujourd’hui le gouvernement ; je viens combattre l’opposition... Je suis profondément monarchique. Rappelez-vous ce que certains hommes m’ont reproché, ce que je ne me reprocherai jamais, d’avoir voté pour l’hérédité de la pairie. Je parlais dans un temps où il était difficile, je ne dirai pas périlleux, car l’ordre était maintenu dans les rues par un ministre puissant, dans un temps où il était difficile de parler comme je le faisais, j’ai parlé pour l’hérédité de la pairie ; cela doit vous dire à quel point je suis monarchique dans mes convictions. Quand je vois cet intérêt de la monarchie clair et distinct, j’y marche droit, quoiqu’il arrive ; fussé-je seul, entendez-vous ? .... Quoi ! parce qu’un instant, sous la parole d’un homme que j’ai appelé, que j’appelle encore mon ami, parole éloquente, sincère, certaines convictions ont flotté hier, certaines conduites ont changé, j’irais déserter ce qui m’a paru une conduite sage, politique, honorable, bien calculée dans l’intérêt de l’opposition elle-même !... Non, fussé-je seul, je persisterais à soutenir la loi telle quelle, sans modification, sans amendement.

Il la soutint, en effet, avec cette abondance de vues à la fois ingénieuses et pratiques, cette verve naturelle et imprévue, facile, lucide, rapide, même quand elle se répand en longs développements, qui est le propre et original caractère de son talent. Il agit puissamment sur les esprits, persuada les incertains, raffermit les chancelants, et donna à ceux qui étaient déjà décidés le plaisir d’avoir confiance dans leur opinion et dans son succès. M. Dupin termina le débat par un résumé précis et ferme. Les deux amendements, pour la régence féminine et pour la régence élective, furent rejetés sans qu’on eût même besoin d’aller au scrutin, et le projet de loi fut adopté dans cette même séance, par 310 suffrages sur 404 votants. Présenté le surlendemain à la Chambre des pairs, il y fut également adopté, sur le rapport du duc de Broglie, par 163 suffrages sur 177 votants.

Le but était atteint ; la question de la régence avait reçu la solution la plus monarchique et la mieux appropriée à l’intérêt du pays comme de la royauté. Mais le coup qu’avait reçu cette royauté par la mort de M. le duc d’Orléans n’était pas guéri ; les lois ne remplacent pas les hommes. M. le duc d’Orléans était parfaitement adapté à la mission que l’avenir semblait lui réserver ; il n’avait ni l’expérience consommée, ni l’inépuisable richesse d’esprit, ni la profondeur instinctive de jugement du roi son père ; mais ses qualités propres, qui n’auraient peut-être pas suffi, en 1830, à bien apprécier la situation de la monarchie naissante, à surmonter ses difficultés et à conjurer ses périls, convenaient admirablement à cette monarchie jeune encore, mais déjà hors de page. Il était jeune lui-même, beau, élégant, d’un esprit prompt, net et aussi agréable que sa personne, de manières dignes et princières au sein même d’une familiarité à laquelle il se prêtait volontiers, sans pourtant s’y abandonner ; brave avec grâce, élan et contagion ; fait pour plaire également dans les camps et dans les salons, aux soldats et aux femmes, au peuple et au monde des cours. Il avait, en politique, une vive sympathie pour les instincts nationaux, un chaud dévouement à la grandeur de la France, une coquetterie complaisante pour la faveur populaire, quelquefois même pour les entraînements révolutionnaires ; et ces sentiments auraient pu, au premier moment, prendre trop de place dans ses résolutions et dans sa conduite ; mais il était capable de s’arrêter sur cette pente, d’apprécier la juste mesure des choses, la vraie valeur des hommes, et d’apporter dans le gouvernement plus de sagacité froide et de prudence que son attitude et son langage ne l’auraient fait conjecturer. Depuis 1840, il avait fait, dans ce sens, de notables progrès, et quoiqu’il ménageât avec soin l’opposition, son appui sérieux en même temps que réservé ne manqua point au cabinet. Ce n’était pas un prince à l’abri des fautes ; mais il y aurait touché plus qu’il n’y serait tombé, et, s’il y était tombé, il les aurait, je crois, reconnues à temps. Il avait ces qualités brillantes, confiantes et hardies qui, dans les jours de crise, plaisent aux peuples agités et les rallient autour de leur chef. Sa mort laissa, dans la maison royale et dans la France, un vide immense dont le public et les hommes même à qui les dispositions présumées de ce prince inspiraient quelque sollicitude, eurent, au moment où l’événement éclata, un triste et juste pressentiment.

 

 

 



[1] Le 31 juillet 1842.

[2] Tome IV, p. 288.