MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME SIXIÈME — 1840-1842.

CHAPITRE XXXVIII. — AFFAIRES DIVERSES A L’INTÉRIEUR (1840-1842).

 

 

Le cabinet s’était formé sur une question de politique extérieure, et pendant tout le cours de sa durée, de 1840 à 1848, ce furent surtout les questions de politique extérieure qui remplirent et animèrent la scène : la question égyptienne, le droit de visite, l’occupation de Tahiti, la guerre du Maroc, le sort des chrétiens de Syrie, l’établissement du régime constitutionnel en Grèce, les mariages espagnols, les jésuites en France et à Rome, les réformes politiques en Italie, le Sonderbund et la guerre civile en Suisse. Chargé de diriger cette portion des affaires de la France, je n’en avais pas moins la profonde conviction et le sentiment constant que c’était surtout du bon gouvernement intérieur que dépendaient la force et les succès de l’État. L’harmonie des grands pouvoirs constitutionnels, l’ordre public, la prospérité publique, la bonne administration des finances, l’autorité contrôlée par la liberté, la liberté contenue par les lois, à ces conditions seulement la bonne politique extérieure est possible. C’est au dedans que sont les causes premières et décisives de l’influence au dehors et de la solide grandeur des peuples.

La situation du gouvernement à l’intérieur en 1840 était à la fois très semblable à ce qu’elle avait été de 1830 à 1835 et très différente, meilleure à la surface, mais, au fond, toujours difficile et périlleuse. Les insurrections, les émeutes, les conspirations à but précis et prochain avaient cessé ; l’ordre régnait à Paris et dans le pays ; le pouvoir s’exerçait sans obstacle ; mais l’hostilité des partis républicain et légitimiste restait la même ; ils n’avaient renoncé ni à leurs espérances, ni à leurs desseins ; nous étions toujours en présence d’un actif et continu travail de renversement ; c’était par la presse, les élections, la tribune, par toutes les armes de la liberté que ce travail se poursuivait. Tranquille sur le sol et dans le présent, le gouvernement était ardemment contesté et attaqué dans les esprits et dans l’avenir.

Ce serait un pouvoir bien inintelligent et bien frivole que celui qui se contenterait de l’ordre matériel et actuel, et n’aspirerait pas à posséder aussi les esprits et l’avenir. Personne n’est plus convaincu que moi du grand rôle que jouent, dans la vie des peuples, les idées qui fermentent dans leur sein, et de la nécessité qu’ils aient foi dans la durée comme dans le droit du pouvoir qui les régit. C’est la dignité, c’est l’honneur des hommes de ne s’attacher à leur gouvernement que lorsque leur pensée est satisfaite en même temps que leurs intérêts sont garantis, et d’avoir besoin de croire qu’il vivra quand ils ne seront plus. Mais les gouvernements libres sont, à cet égard, dans une situation tout autre que celle des gouvernements absolus ; et quand il s’agit, soit de faire à une idée nouvelle sa place et sa part dans la conduite des affaires publiques, soit de faire entrer dans les âmes la confiance dans l’avenir, ils ont de bien autres difficultés à surmonter et des devoirs bien plus compliqués à remplir.

Nous avons vécu et agi, de 1840 à 1848, en présence et sous le feu de plusieurs idées que je voudrais résumer et caractériser aujourd’hui, à la lumière des épreuves qu’elles ont subies et de mes propres épreuves dans l’arène où je les ai rencontrées.

Le droit universel des hommes au pouvoir politique ; — le droit universel des hommes au bien-être social ; — l’unité et la souveraineté démocratiques substituées à l’unité et à la souveraineté monarchiques ; — la rivalité entre le peuple et la bourgeoisie succédant à la rivalité entre la bourgeoisie et la noblesse ; — la science de la nature et le culte de l’humanité mis à la place de la foi religieuse et du culte de Dieu : telles étaient les idées que, sous des noms divers, républicains, démocrates, socialistes, communistes, positivistes, des partis politiques, des groupes philosophiques, des associations secrètes, des écrivains isolés, tous adversaires du gouvernement établi, prenaient pour maximes fondamentales et travaillaient ardemment à propager.

Je n’ai garde d’entrer ici dans l’examen théorique de ces idées ; je ne veux que marquer leur caractère commun et la cause essentielle de leur fatale influence sur notre société et notre temps. Elles ont toutes ce vice radical que, contenant une parcelle de vérité, elles l’isolent, l’enflent et l’exagèrent au point d’en faire sortir une énorme et détestable erreur.

Sans nul doute, ce doit être le but et c’est le résultat naturel des bonnes institutions sociales d’élever progressivement un plus grand nombre d’hommes à ce degré d’intelligence et d’indépendance qui les rend capables et dignes de participer à l’exercice du pouvoir politique ; mais entre ce principe de gouvernement libre et le suffrage universel donné pour loi première et fondamentale aux sociétés humaines, quel abîme ! Quel oubli d’un nombre infini de faits, de droits, de vérités qui réclament à juste titre, dans l’organisation sociale, leur place et leur part !

Que ce soit le devoir du gouvernement de venir en aide aux classes les moins favorisées du sort, de les soulager dans leurs misères et de les seconder dans leur effort ascendant vers les bienfaits de la civilisation, rien n’est plus évident ni plus sacré ; mais établir que c’est des vices de l’organisation sociale que découlent toutes les misères de tant de créatures, et imposer au gouvernement la charge de les en garantir et de répartir équitablement le bien-être, c’est ignorer absolument la condition humaine, abolir la responsabilité inhérente à la liberté humaine, et soulever les mauvaises passions par les fausses espérances.

M. Royer-Collard disait en 1822 : Je conviens que la démocratie coule à pleins bords dans la France telle que les siècles et les événements l’ont faite. Il est vrai que, dès longtemps, l’industrie et la propriété ne cessant de féconder, d’accroître, d’élever les classes moyennes, elles ont abordé les affaires publiques ; elles ne se sentent coupables ni de curiosité ni de hardiesse d’esprit pour s’en occuper ; elles savent que ce sont leurs affaires. Voilà notre démocratie telle que je la vois et la conçois ; oui, elle coule à pleins bords dans notre belle France plus que jamais favorisée du ciel. Que d’autres s’en affligent ou s’en courroucent ; pour moi, je rends grâces à la Providence de ce qu’elle a appelé aux bienfaits de la civilisation un plus grand nombre de ses créatures. La vérité coule à pleins bords dans ces belles paroles ; mais conclure, du grand fait ainsi résumé, que la démocratie est maintenant le seul élément, le seul maître de la société, que nul pouvoir n’est légitime ni salutaire s’il n’émane d’elle, et qu’elle a toujours droit de défaire comme elle a seule droit de faire les gouvernements, c’est méconnaître frivolement la diversité des situations et des droits qui coexistent naturellement, bien qu’à des degrés inégaux, dans toute société ; c’est substituer l’insolence et la tyrannie du nombre à l’insolence et à la tyrannie du privilège ; c’est introniser, sous le nom et le manteau de la démocratie, tantôt l’anarchie, tantôt le despotisme.

Comme toutes les associations d’hommes que rapproche une situation semblable, les classes moyennes ont leurs défauts, leurs erreurs, leur part d’imprévoyance, d’entêtement, de vanité, d’égoïsme, et c’est une œuvre facile de les signaler ; mais c’est une œuvre calomnieuse d’attribuer à ces imperfections une portée qu’elles n’ont point et de les grossir outre mesure pour en faire sortir, entre la bourgeoisie et le peuple, une rivalité, une hostilité active et profonde, analogue à celle qui a existé longtemps entre la bourgeoisie et la noblesse. La bourgeoisie moderne ne dément point son histoire ; c’est au nom et au profit de tous qu’elle a conquis les droits qu’elle possède et les principes qui prévalent dans notre ordre social ; elle n’exerce et ne réclame aucune domination de classe, aucun privilège exclusif ; dans le vaste espace qu’elle occupe au sein de la société, les portes sont toujours ouvertes, les places ne manquent jamais à qui sait et veut entrer. On dit souvent, et avec raison, que l’aristocratie anglaise a eu le mérite de savoir s’étendre et se rajeunir en se recrutant largement dans les autres classes, à mesure que celles-ci grandissaient autour d’elle. Ce mérite appartient encore bien plus complètement et plus infailliblement à la bourgeoisie française ; c’est son essence même et son droit public ; née du peuple, elle puise et s’alimente incessamment à cette même source qui coule et monte sans cesse. La diversité des situations et les velléités des passions subsistent et subsisteront toujours ; elles sont le fruit naturel du mouvement social et de la liberté ; mais c’est une grossière erreur de se prévaloir de ces observations morales sur la nature et la société humaines pour en induire, entre la bourgeoisie et le peuple, une guerre politique qui n’a point de motifs sérieux ni légitimes : L’infanterie est la nation des camps, disait le général Foy ; mais il n’en concluait pas qu’elle fût en hostilité naturelle et permanente contre la cavalerie, l’artillerie, le génie et l’état-major.

Que dirai-je d’une autre idée encore obscure et presque inaperçue en 1840, maintenant montée sur la scène et en train de faire du bruit et de se répandre ? Il est vrai : à côté du bien et de l’honneur qu’elles ont fait aux sociétés humaines, la foi religieuse et l’influence ecclésiastique ont été souvent une source d’erreur et d’oppression ; elles ont tantôt égaré, tantôt entravé la pensée et la liberté humaines ; maintenant l’esprit scientifique et libéral s’est affranchi de leur joug, et, à son tour, il rend à l’humanité d’immenses services qui ne seront pas non plus sans mélange d’erreur et de mal. Que concluent de cette évolution sociale M. Auguste Comte et ses disciples[1] ? Que les croyances et les influences religieuses ont fait leur temps, qu’elles ne sont plus qu’une dépouille usée, une ruine inhabitable, un débris stérile ; au lieu du monde fantastique et impénétrable de la théologie et de la métaphysique, le monde réel, disent-ils, s’est ouvert et se livre à l’homme ; la connaissance de la nature a tué le surnaturel ; la science occupera désormais le trône de la religion ; Dieu fait homme sera remplacé par l’homme fait Dieu. Peut-on méconnaître et mutiler plus étrangement l’humanité et l’histoire ? Peut-on descendre et s’enfermer dans un horizon plus étroit et plus dénué de toute grande lumière sur les grands problèmes et les grands faits qui préoccupent invinciblement l’esprit humain ?

Je touche en passant, et au nom du simple bon sens, à des questions bien graves ; mais j’ai la confiance qu’en cette occasion comme dans toutes, la philosophie la plus profonde et la plus libre confirme les données générales du bon sens, et je reviens à ce que j’ai dit d’abord : c’est en se laissant éblouir par un mince rayon et enivrer par une petite dose de vérité que des esprits droits et sincères, grossissant à perte de vue des idées qui, si elles étaient restées à leur place et à leur mesure, auraient été justes et utiles, les ont transformées en d’énormes et détestables erreurs.

Erreurs puissantes, car, sous le manteau de la part de vérité qu’elles contiennent, elles évoquent des intérêts désordonnés et de mauvaises passions. Plus puissantes sous un gouvernement libre que sous tout autre, car elles ont alors à leur service toutes les armes de la liberté. Plus puissantes au début d’un gouvernement libre, naguère issu d’une révolution, qu’à toute autre époque de sa durée, car à leur influence propre et naturelle s’ajoute le souffle longtemps prolongé du vent révolutionnaire. C’est contre ces forces ennemies que, malgré l’ordre matériel rétabli, nous avions encore à défendre, en 1840, la société et le gouvernement.

Nous n’avons employé, dans cette lutte, que deux armes, les lois et la liberté : la répression judiciaire et légale quand les erreurs enfantaient des délits ; la discussion libre, publique et continue de notre politique et de ses motifs.

J’ai déjà dit dans ces Mémoires[2] ce que je pense de la multiplicité des procès contre les délits de la presse, et de l’indifférence que le gouvernement doit presque toujours opposer à des excès auxquels on donne, en les poursuivant, plus d’éclat qu’on ne leur impose de frein. Mais une telle indifférence n’est guère possible qu’à des gouvernements anciens et bien établis ; nous étions, de 1840 à 1848, en présence d’attaques directes et flagrantes contre les principes vitaux et l’existence même de la monarchie constitutionnelle de 1830 ; les lois nous faisaient un devoir de l’en défendre ; nos amis politiques, tout le parti conservateur, dans les Chambres et dans le public, nous en faisaient une loi. Le 17 décembre 1840, le surlendemain des obsèques de Napoléon aux Invalides, le National fut traduit devant la Cour d’assises de la Seine pour avoir dit dans son numéro du 9 décembre, en parlant de M. Thiers et de moi : Que nous importe, à nous, vos vaines querelles ? Vous êtes tous complices. Le principal coupable, oh ! nous savons bien quel il est, où il est ; la France le sait bien aussi, et la postérité le dira ; mais vous, vous avez été complices. Le 23 septembre suivant, ce journal fut acquitté par le jury, et le lendemain, en annonçant son acquittement, il s’écria : Oui, c’est le roi que nous avons voulu désigner ; notre pensée était évidente ; nos expressions la rendaient avec fidélité. Le nier, c’eût été une véritable insulte au bon sens et à l’intelligence du jury ; c’eût été, de notre part, un indigne mensonge. J’écrivis le jour même au roi, alors au château de Compiègne : Le National a été acquitté hier. L’article dans lequel il se vante ce matin de son acquittement m’a paru beaucoup plus coupable que celui qui avait été l’objet de la poursuite ; MM. Duchâtel, Martin du Nord et Villemain en ont pensé comme moi. Nous l’avons donc fait saisir de  nouveau et il sera cité à bref délai. Le procureur général portera la parole lui-même. Je lui ai fait sentir, et je crois qu’il a bien senti la nécessité d’agir et de parler, dans ce procès et dans les procès analogues, avec une énergie soutenue. Il est homme de devoir et de talent ; il est décidé à payer de sa personne. Nous verrons quelle impression il produira sur l’esprit des jurés. En tout cas, je persiste à penser que, toutes les fois qu’il y a délit et danger, le gouvernement doit poursuivre et mettre les jurés en demeure de faire leur devoir, en faisant lui-même le sien.

Poursuivi en effet à raison de ce nouvel article, encore plus scandaleusement agressif que le précédent, le National fut de nouveau acquitté.

A la même époque, le 13 septembre 1841, M. le duc d’Aumale, revenant d’Algérie avec le 17e régiment d’infanterie légère dont il était colonel, et accompagné de ses frères les ducs d’Orléans et de Nemours, qui étaient allés à sa rencontre, rentrait dans Paris à la tête de ce régiment qui servait avec éclat en Afrique depuis sept ans. Dans la rue Saint-Antoine, le groupe des princes, et spécialement le duc d’Aumale, fut visé presque à bout portant par un assassin. Au moment où le coup partit, le cheval du lieutenant-colonel du régiment, M. Levaillant, qui marchait à côté du duc d’Aumale, releva la tête, reçut la balle destinée au colonel, et tomba mort devant lui. La foule était grande et joyeusement empressée à voir ce brave régiment dont le numéro et les faits d’armes avaient, depuis sept ans, retenti dans les journaux. De Marseille à Paris, il n’y avait eu partout, sur son passage, que des marques de satisfaction et de bienveillance populaire : l’assassinat était dans un révoltant contraste avec le sentiment public. On eut de la peine à préserver l’assassin de l’indignation des assistants. J’étais aux Tuileries quand, vers deux heures, le 17e léger entra dans la cour du château, son jeune colonel en tête, au bruit des acclamations de tout un peuple qui remplissait la place du Carrousel et les rues adjacentes. Officiers et soldats avaient cet aspect à la fois grave et animé des vieilles troupes qui rentrent dans leurs foyers après avoir longtemps combattu, souffert et vaincu. Les habits étaient usés, les visages hâlés, les regards sérieusement contents, avec quelque fatigue. Le drapeau du régiment flottait, noirci et déchiré. J’ai rarement vu un mouvement plus vif que celui qui éclata autour des Tuileries quand le roi Louis-Philippe vint au-devant de son fils et l’embrassa au milieu de la cour, pendant que le régiment se rangeait sur deux lignes par un mouvement rapide et silencieux. Toute pleine des sympathies militaires, des émotions de famille et d’une colère honnête, la population semblait avoir à cœur de démentir bruyamment les factions.

Les premières recherches de l’instruction indiquèrent clairement que l’assassin n’était pas isolé et qu’un complot avait préparé l’attentat. L’affaire fut déférée à la Cour des pairs. Nous ne voulions rien changer à la législation de la presse. Nous respections l’indépendance des jurés, et nous ne pouvions rien pour leur donner plus d’intelligence et de fermeté ; mais nous pouvions et nous devions assurer à l’action légale des magistrats toute son efficacité. C’est la première condition d’un gouvernement libre que tous ceux qui y concourent, ministres, magistrats, administrateurs, chefs militaires, en restant chacun dans les limites de son rôle, conviennent et suffisent pleinement aux fonctions spéciales qui leur sont confiées, car c’est de l’harmonie et de l’énergie de ces actions diverses que dépend le succès général. J’étais convaincu que, dans les procès politiques, le ministère public à Paris avait, souvent manqué d’habileté et de vigueur. Je demandai que M. Frank-Carré, qui l’occupait plus honorablement qu’efficacement, fût appelé à la première présidence, alors vacante, de la Cour royale de Rouen, et que M. Hébert le remplaçât comme procureur général près la Cour royale de Paris. Membre de la Chambre des députés, M. Hébert s’y était fait remarquer et honorer par la franchise et la fermeté de ses idées et de sa conduite ; avocat général à la Cour de cassation, il y avait promptement acquis le renom d’un habile jurisconsulte, précis et puissant dans la discussion ; il inspirait, comme homme politique et comme magistrat, une sérieuse confiance. Le roi et le conseil approuvèrent ce choix ; il fut nommé le 12 octobre 1841, et chargé de suivre, devant la Cour des pairs, le procès de l’assassin du duc d’Aumale, Quénisset dit Pappart, et de ses complices.

Le lendemain même de sa nomination, j’eus, à son sujet, un moment de vive sollicitude. A sept heures du matin, je vis entrer dans mon cabinet madame Hébert triste et agitée ; son mari, me dit-elle, était si frappé, si troublé de la gravité de ses nouvelles fonctions et de la responsabilité qu’elles lui imposeraient, que, malgré son acceptation officielle et publique, il ne pouvait se résoudre à en subir le fardeau et demandait à en être déchargé. Je me rendis sur-le-champ chez lui, et je le trouvai en effet en proie à une extrême perplexité suscitée par les scrupules d’une conscience exigeante et les inquiétudes d’une fierté passionnée qui ne supportait pas la perspective d’un échec dans une grande situation et un grand devoir. Nous causâmes longtemps ; je combattis ses pressentiments d’insuccès ; j’insistai sur les motifs qui l’avaient fait choisir. Il se rassura, reprit confiance en lui-même, me promit de se mettre immédiatement à l’œuvre ; et quoiqu’un peu surpris de son accès d’hésitation, je le quittai avec un redoublement d’estime pour lui, et convaincu que nous aurions en lui le procureur général énergique et efficace dont nous avions besoin.

Mon attente ne fut point trompée : appelé, dès ses premiers pas dans ses nouvelles fonctions, à poursuivre devant la Cour des pairs, les auteurs et les complices de l’attentat et du complot dirigés le 13 septembre contre le duc d’Aumale et ses frères, M. Hébert déploya, dans ce grand procès, une vigueur de caractère et d’esprit égale aux plus difficiles épreuves et digne des plus éminents magistrats. Ne se laissant ni troubler, ni embarrasser, ni irriter par les violences et les subtilités du débat, il ne s’arma contre les accusés que de la loi commune, le code pénal réformé en 1832 et la législation libérale de 1819 en matière de presse ; il mit en éclatante lumière le complot aussi bien que l’attentat ; non pas en alléguant une simple complicité morale, comme le prétendirent au dehors les amis des accusés, mais bien en démontrant la complicité réelle et légale des provocateurs à l’attentat ou au complot, quels que fussent le mode et l’instrument de la provocation. En même temps que son attitude était ferme et consciencieusement animée, son argumentation fut simple, précise, appliquée à mettre le vrai caractère des faits en face du vrai sens des lois, et exempte d’emphase autant que de faux ménagements. La Cour des pairs rendit, avec mansuétude dans l’application des peines, un arrêt conforme aux conclusions du procureur général, et la clémence du roi atténua encore pour plusieurs des coupables les décisions de la cour. Personne, pas plus les journalistes que les affiliés de sociétés secrètes, ne réussit à éluder la responsabilité de ses actes et la justice des lois.

A l’occasion de plusieurs procès politiques portés, dans le cours de 1842, devant la Cour d’assises de Paris, M. Hébert fit preuve du même talent et du même courage, et plusieurs fois avec le même succès.

Mais ces succès partiels dans la résistance judiciaire étaient un remède bien insuffisant contre le mal dont nous étions travaillés. On punit, on intimide un moment par des arrêts les assassins et les conspirateurs ; on ne change pas, par de tels moyens, l’état des esprits et le cours des idées ; c’est dans la région intellectuelle même qu’il faut combattre les mauvais courants qui s’y élèvent ; c’est la vérité qu’il faut opposer à l’erreur ; ce sont les esprits sains qu’il faut mettre aux prises avec les esprits malades. Emportés, surmontés par les affaires de chaque jour, les dépositaires du pouvoir perdent souvent de vue cette part de leur tâche, et, satisfaits de vaincre dans l’arène politique, ils ne se préoccupent pas assez de la sphère morale dans laquelle ils ont aussi tant et de si grands combats à livrer. Nous n’avons pas été tout à fait exempts de cette faute ; nous n’avons pas pris assez de soins ni fait assez d’efforts pour soutenir dans la presse, dans les journaux, dans l’enseignement public, par des moyens de tout genre, une forte lutte contre les idées fausses que je viens de résumer et qui assaillaient sans relâche le gouvernement dont la garde nous était confiée. Un fait explique et excuse dans une certaine mesure cette lacune dans notre action ; les champions nous manquaient pour une telle lutte. Contemporaines de notre grande révolution, nées dans son berceau ou de son souffle, les idées qu’il s’agissait de combattre étaient encore, dans la plupart des esprits, implicitement admises et liées à sa cause. Les uns les regardaient comme nécessaires à la sûreté de ses conquêtes ; les autres, comme ses conséquences naturelles et le gage de ses progrès futurs ; d’autres y tenaient sans y penser, par routine et préjugé. On ne sait pas assez à quel point se sont étendues et à quelles profondeurs ont pénétré les racines des mauvaises théories philosophiques et politiques qui entravent si déplorablement aujourd’hui le progrès régulier des gouvernements libres et du bon état social. Même parmi les hommes qui, de 1830 à 1848, en sentaient l’erreur comme le péril, et qui, dans la pratique de chaque jour, en combattaient avec nous les conséquences, la plupart, et quelques-uns des plus éminents, ne remontaient pas jusqu’à la source du mal et s’arrêtaient avant d’y atteindre, soit incertitude dans la pensée, soit crainte de venir en aide à la réaction vers l’ancien régime et le pouvoir absolu. La jeune génération aussi, élevée dans les ornières ou séduite par les nouvelles perspectives de la révolution, était peu disposée à entrer dans les voies plus laborieuses et plus lentes de la liberté sous la loi. Les philosophes étaient en proie aux mêmes perturbations, aux mêmes hésitations que les politiques ; l’école spiritualiste, qui avait si brillamment et si utilement combattu les erreurs du siècle dernier, maintenait honorablement son drapeau, mais sans y rallier les masses et sans pouvoir empêcher que beaucoup d’esprits distingués ne tombassent dans un matérialisme prétendu scientifique, tantôt ouvertement déclaré, tantôt déguisé sous le nom de panthéisme. En un tel état des faits, comment trouver, en assez grand nombre, des esprits assez sûrs de leur propre pensée et assez résolus pour proclamer et développer, tous les jours et sur tous les points, les vrais principes rationnels et moraux de ce gouvernement libre que, dans l’arène politique, nous travaillions à fonder ?

Dans cette rareté des armes nécessaires pour la lutte philosophique et morale, la tribune politique était notre principal et constant moyen d’action. On a dénaturé et on continue à dénaturer étrangement ce fait caractéristique de notre situation et du gouvernement tout entier de 1830 à 1848. On magnifie et on calomnie tour à tour la parole, ou comme on dit, quand on veut joindre le compliment à l’injure, l’éloquence ; sous le régime parlementaire, c’est, dit-on, l’éloquence qui gouverne, et le pouvoir appartient aux plus beaux diseurs que, pour rabattre leur orgueil, on appelle des rhéteurs. On fait trop d’honneur à l’éloquence ; même dans les temps de discussion libre où elle est un peu nécessaire, elle est fort loin de suffire, et pas plus en fait qu’en droit ce n’est à elle que va et demeure naturellement le pouvoir ; elle peut, à un moment donné, dans une circonstance spéciale, déterminer un succès passager ; elle n’est point, au sein de la liberté politique, la condition première de l’art de gouverner ; les mérites de la pensée et de l’action y sont bien supérieurs à ceux de la parole, et dans le régime parlementaire comme dans tout autre, le bon sens, la bonne conduite et le courage sont bien plus indispensables et bien plus efficaces que l’éloquence. C’est l’honneur du gouvernement libre qu’il exige les mêmes qualités que tout autre mode de gouvernement et bien plus de qualités réunies ; et c’est précisément cette forte exigence qui garantit la bonne gestion des affaires publiques et la satisfaction éclairée du sentiment public.

Pendant notre première session, du 5 novembre 1840 au 25 juin 1841, la situation du cabinet dans les Chambres fut très animée et très laborieuse, mais au fond peu périlleuse. D’importants alliés nous venaient de rangs divers, et nos adversaires mêmes, peu jaloux d’avoir à nous succéder, ne tentaient pas sérieusement de nous renverser. Entre la paix ou la guerre, la crise était forte et la responsabilité pesante ; soit conviction, soit prudence, on nous en laissait volontiers le fardeau. Dans les grandes questions de la politique extérieure, MM. de Lamartine, Dufaure et Passy nous apportèrent leur appui ; les questions embarrassantes de la politique intérieure ne furent pas soulevées. Nous mîmes à profit ces dispositions tolérantes pour traiter et résoudre d’autres questions plus sociales que politiques et peu orageuses, quoique très difficiles. Pendant la courte durée du cabinet du 12 mai 1839, deux de ses membres, MM. Cunin-Gridaine et Dufaure, avaient présenté aux Chambres deux projets de loi d’une incontestable opportunité, l’un sur le travail des enfants dans les manufactures, l’autre sur l’expropriation pour cause d’utilité publique. Le cabinet de M. Thiers en avait accepté l’héritage ; mais plus passager encore, il avait laissé ces questions au point où il les avait trouvées. D’accord avec nous, MM. Renouard et Dufaure demandèrent à la Chambre des députés, le 16 novembre 1840 et le 4 janvier 1841, la reprise des deux projets de loi ; nous en approuvions pleinement la pensée et nous prîmes une part assidue à la discussion. Elle fut longue et approfondie ; toutes les objections des manufacturiers au premier projet, toutes les difficultés que trouvaient les jurisconsultes dans le second furent produites et débattues ; les questions furent traitées sous leurs diverses faces, sans aucune complication de dissentiments politiques, dans la seule vue du bien social, et le débat aboutit à deux lois essentiellement pratiques, promulguées, l’une le 22 mars, l’autre le 5 mai 1841. On a repris et on reprendra encore plus d’une fois la question du travail des enfants dans les manufactures ; il y a là des intérêts moraux et des intérêts matériels, des droits de liberté et des droits d’autorité difficiles à concilier, et dont la conciliation doit varier selon la diversité et la mobilité des faits industriels ; mais on n’a pas délaissé, on ne délaissera pas les principes posés dans la loi du 22 mars 1841 ; on ne sortira pas des voies où elle a fait entrer la puissance publique ; elle a franchement accepté le problème d’économie politique et de morale posé par la condition des enfants dans les manufactures, et elle l’a résolu selon le bon sens et l’humanité. Quant à la loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique, elle a disparu. On connaît le régime qui lui a succédé. Je n’hésite pas à affirmer qu’elle reparaîtra. En administration comme en politique, la dictature n’a qu’un temps, et la propriété se passe encore moins de garanties que la liberté.

Nous ne nous bornâmes pas à vider ainsi les questions que nous avaient léguées les cabinets précédents ; nous portâmes en même temps devant les Chambres les questions nouvelles que provoquait l’intérêt public. M. Humann, qui ne s’était pas résigné sans peine à l’entreprise des fortifications de Paris et à ses charges, n’en fut pas moins empressé à proposer, le 18 janvier 1841, à la Chambre des députés, selon le vœu du roi et du cabinet, un grand ensemble de travaux extraordinaires pour les divers services des ponts et chaussées, de la guerre et de la marine : Depuis dix ans, dit-il en présentant le projet de loi, le gouvernement est entré chaque jour plus avant dans cette carrière d’utiles entreprises. De 1830 à 1832, au milieu des plus graves embarras, environ 20 millions furent affectés annuellement à des travaux extraordinaires. De 1833 à 1836, ce genre de dépense a été porté en moyenne à 30 millions par année. De 1837 à 1840, le même service a obtenu une dotation moyenne de 50 millions. Elle dépassera 60 millions en 1840, et le projet de loi que nous vous apportons a pour but de l’élever à 75 millions pendant six années consécutives, à partir de 1842. M. Humann affectait à ce service une somme de 450 millions à recueillir par la voie de l’emprunt ; et peu après la promulgation du projet de loi adopté par les deux Chambres à de fortes majorités, un premier emprunt de 150 millions, en rentes 3 p. 100, fut souscrit au taux de 78 fr. 52 c. ½. La mesure administrative et l’opération financière étaient à la fois larges et contenues dans de prudentes limites, secondant ainsi le développement de la prospérité publique sans peser lourdement et précipitamment sur le trésor.

Dans la session suivante, du 27 décembre 1841 au 11 juin 1842, le cabinet entreprit et accomplit une œuvre bien plus considérable et plus difficile. Depuis plusieurs années la question des chemins de fer préoccupait fortement le gouvernement et le public ; l’un et l’autre hésitaient, tâtonnaient, et quant à la détermination des principales lignes à construire, et quant au système à adopter pour leur construction. Des deux systèmes en présence, la construction par l’État et aux frais de l’État, ou la construction par des compagnies industrielles à qui serait faite la concession des chemins, le cabinet de M. Molé avait, en 1837 et 1838, adopté le premier et proposé l’exécution, par l’État, de quatre grandes lignes ; mais ses projets de loi et le principe sur lequel ils reposaient avaient été rejetés à une forte majorité. Un pas fut fait en 1840, sous le ministère de M. Thiers ; quelques chemins de fer, et dans le nombre deux importants, celui de Paris à Rouen et celui de Paris à Orléans furent votés ; mais la question générale, la question de la détermination des grandes lignes à construire et du mode de construction pour toute la France subsistait toujours ; sur ces deux points fondamentaux, les esprits et les mesures restaient encore en suspens. Nous résolûmes de mettre fin à cette incertitude, et le 7 février 1842 nous présentâmes à la Chambre des députés un projet de loi qui ordonnait la construction d’un réseau général de chemins de fer formé par les six grandes lignes de Paris à la frontière de Belgique, de Paris au littoral de la Manche, de Paris à Strasbourg, de Paris à Marseille et à Cette, de Paris à Nantes et de Paris à Bordeaux. L’exécution de ces lignes devait avoir lieu par le concours de l’État, des départements et des communes intéressées et de l’industrie privée, dans des proportions déterminées par le projet et qui mettaient les deux tiers des indemnités de terrain à la charge des départements et des communes, le tiers restant de ces indemnités, les terrassements et les ouvrages d’art à la charge de l’État, la voie de fer, le matériel et les frais d’exploitation et d’entretien à la charge des compagnies à qui serait faite la concession. A travers beaucoup de difficultés et d’objections spéciales, ce projet et son principe général furent reçus avec une faveur marquée ; et après deux mois employés à l’examiner, M. Dufaure, rapporteur de la commission, en proposa l’adoption, sauf quelques amendements, et termina son rapport en disant : Votre commission vous devait un compte fidèle de ses recherches et de ses travaux ; elle vous a exposé jusqu’aux dissentiments qui, sur quelques portions de la loi, se sont élevés dans son sein, et elle a autorisé son rapporteur à vous dire que, sur plusieurs points importants, il a fait partie de la minorité. Mais elle le déclare en finissant ; elle a été fermement et constamment unanime pour désirer que le projet de loi ait un utile résultat ; que toutes les opinions de détail, après avoir cherché à obtenir, par la discussion, un légitime triomphe, se soumettent au jugement souverain de la Chambre ; que la création d’un réseau de chemins de fer soit considérée par nous tous comme une grande œuvre nationale ; et qu’au moment où nous émettrons notre vote définitif sur la loi qui est présentée, chacun de nous s’éclaire aux idées générales et de bien public qui élèvent nos délibérations et les rendent fécondes, au lieu de céder à des passions de localité qui les abaisseraient et les rendraient stériles.

La discussion se prolongea pendant quinze jours, et les deux principes fondamentaux du projet de loi, l’établissement du réseau général de chemins de fer et la répartition des frais entre l’État, les départements intéressés et l’industrie privée, triomphèrent de toutes les jalousies locales et de toutes les objections systématiques. Mais quand on vint à régler l’exécution même du réseau, une question s’éleva, non plus de principe, mais de conduite : plusieurs membres, M. Thiers à leur tête, demandèrent qu’au lieu de partager, dès le commencement des travaux, le concours et les fonds de l’État entre les diverses lignes dont le réseau était formé, on les concentrât sur une ligne unique, la  plus importante de toutes, disait-on, la ligne de Paris à la frontière de Belgique d’une part et à la Méditerranée de l’autre. C’était presque détruire le vote déjà prononcé en faveur d’un réseau général, car c’était ajourner pour longtemps l’application du principe d’équité qui avait déterminé le gouvernement à faire participer simultanément, aux avantages fécondants des chemins de fer, les diverses régions de la France. C’était de plus compromettre gravement le sort du projet de loi qui avait besoin de recueillir, sur un grand nombre de points divers du territoire, les éléments de la majorité. Le rapporteur, M. Dufaure, avait, dans le cours de la discussion générale, pressenti et combattu d’avance cet amendement en disant : Si vous indiquez une ligne unique, vous continuez l’œuvre incomplète et incohérente que vous avez commencée dans les dernières années ; vous ne déterminez pas à l’avance l’emploi des ressources que le gouvernement pourra, dans cinq, dix ou quinze ans, appliquer au grand œuvre des chemins de fer. C’est ce que nous devons faire, ce qu’il est urgent de faire. Ce n’est pas seulement une satisfaction théorique que nous donnerons au pays ; c’est le but que nous assignerons à nos efforts ; c’est une destination que nous donnerons à nos ressources. Ce classement a des difficultés ; nous ne pouvons le faire sans de vives discussions ; nous devons nous y attendre ; il causera de grandes émotions dans le pays ; cependant nous devons le faire si nous voulons arriver à quelque chose de grand et de complet dans l’entreprise des chemins de fer. Un vif débat s’éleva à ce sujet ; M. Thiers, d’une part, et M. Duchâtel, de l’autre, y furent les principaux acteurs. C’était surtout par des considérations financières que M. Thiers soutenait l’amendement en faveur de la ligne unique ; M. Duchâtel le combattit au nom et de l’état de nos finances, et du grand avenir des chemins de fer, et de la justice distributive qui était à la fois le principe rationnel du projet de loi et la condition pratique de son succès. M. Billault et M. de Lamartine appuyèrent M. Duchâtel. La Chambre leur donna raison ; l’amendement fut rejeté à une forte majorité ; la Chambre des pairs unit son vote à celui de la Chambre des députés ; et l’expérience, à son tour, a donné pleinement raison à cette conduite du gouvernement et des Chambres ; de 1842 à 1848, l’exécution simultanée du réseau général a été poursuivie sans aucune perturbation dans les finances publiques ; et depuis cette époque, à travers toutes nos révolutions politiques et administratives, la loi du 11 juin 1842 est restée la base sur laquelle s’est élevé l’édifice général des chemins de fer de la France ; elle a fait ce qui a fait le reste.

En matière de législation politique, le cabinet vit s’élever, dans la session de 1842, des questions plus délicates et plus d’opposition qu’il n’en avait rencontré dans la session précédente. Les graves inquiétudes de 1840 n’existaient plus ; la paix était assurée ; le public ne se préoccupait plus exclusivement des affaires extérieures ; les alliés qu’elles nous avaient momentanément valus dans les Chambres ne se faisaient plus le même devoir de nous appuyer et reprenaient peu à peu leur position distincte et mitoyenne entre le gouvernement et l’opposition. Les deux questions qu’en 1840 le cabinet de M. Thiers s’était appliqué à éluder, la question des incompatibilités parlementaires et celle de la réforme électorale reparurent ; deux membres du tiers-parti, MM. Ganneron et Ducos, en firent, les 10 et 14 février 1842, l’objet de propositions formelles. M. Ganneron interdisait, à un grand nombre de fonctionnaires publics, l’entrée de la Chambre des députés, et demandait que, sauf quelques exceptions pour les fonctions supérieures de l’ordre politique, aucun membre de cette Chambre, qui ne serait pas fonctionnaire public salarié au jour de son élection, ne pût le devenir pendant qu’il siégerait dans la Chambre et un an après l’expiration de son mandat. M. Ducos proposait que tous les citoyens inscrits, dans chaque département, sur la liste du jury, fussent électeurs.

Je n’avais, à ces deux propositions, aucune objection de principe, ni de nature perpétuelle. Diverses incompatibilités parlementaires étaient déjà légalement établies, et en vertu de la loi rendue en 1840 sur ma propre demande comme ministre de l’intérieur, tout député promu à des fonctions publiques était soumis à l’épreuve de la réélection. Je ne pensais pas non plus que l’introduction de toute la liste départementale du jury dans le corps électoral menaçât la sûreté de l’État, ni que le droit électoral ne dût pas s’étendre progressivement à un plus grand nombre d’électeurs. Mais, dans les circonstances du temps, je regardais les deux propositions comme tout à fait inopportunes, nullement provoquées par des faits graves et pressants, et beaucoup plus nuisibles qu’utiles à la consolidation du gouvernement libre, ce premier intérêt national.

En fait, au 1er février 1842, sur 459 membres dont la Chambre des députés était composée, il y avait 149 fonctionnaires salariés. Dans ce nombre, 16 étaient des ministres ou de grands fonctionnaires politiques que la proposition de M. Ganneron pour l’extension des incompatibilités parlementaires laissait toujours éligibles. Sur les 133 députés restants, 53 étaient des magistrats inamovibles. La Chambre ne contenait donc que 80 députés fonctionnaires amovibles et placés, à ce titre, dans la dépendance du pouvoir. Quant aux députés promus, depuis leur entrée dans la Chambre, à des fonctions publiques salariées, on dressa le tableau des nominations de ce genre faites par les divers cabinets du 1er novembre 1830 au 1er février 1842 ; leur nombre était de 211, et dans ce nombre se trouvaient 72 ministres ou grands fonctionnaires politiques que personne ne voulait exclure de la Chambre. Sur 1400 députés élus à la Chambre dans l’espace de ces douze années, il n’y en avait eu donc que 139 qui eussent été appelés à des fonctions auxquelles les incompatibilités réclamées dussent s’appliquer.

A ce premier aspect et en ne considérant que les chiffres, il n’y avait, dans le nombre des députés fonctionnaires, rien d’étrange, rien qui pût inspirer, sur l’indépendance des résolutions de la Chambre, un doute légitime, aucun de ces abus choquants qui appellent d’indispensables et promptes réformes. MM. Villemain, Duchâtel et Lamartine, en signalant ces faits, firent valoir, contre la proposition de M. Ganneron, d’autres considérations plus hautes ; ils peignirent l’état actuel de la société française où les fonctionnaires tiennent une si grande place que, lorsqu’on lui demande de se faire représenter, elle les appelle naturellement elle-même à tenir aussi une grande place dans sa représentation ; ils insistèrent sur la nécessité de ne pas réduire, par la loi, le nombre, déjà si restreint dans toute société démocratique, des hommes pratiquement éclairés, expérimentés, et prêts à comprendre, au sein de la liberté politique, les conditions du gouvernement. Mais bien que très justes et profondes, ces considérations n’auraient pas suffi à surmonter les vieux préjugés et les passions vivantes qui  avaient provoqué et qui soutenaient la proposition ; ce n’était pas,à vrai dire, d’une question de principe et d’organisation qu’il s’agissait ; l’attaque était dirigée contre la politique qui prévalait dans la Chambre bien plus que contre le nombre des députés fonctionnaires, et c’était surtout pour changer la majorité en la mutilant qu’on demandait la réforme d’un abus dont on exagérait fort l’étendue et la gravité. M. Duchâtel ramena judicieusement le débat à ces termes ; la chambre comprit le vrai sens de l’attaque, et la proposition fut rejetée, bien qu’à une faible majorité.

Sur la proposition de M. Ducos pour la réforme électorale, la discussion était à la fois plus facile et plus grande : la loi d’élections dont on demandait le changement avait à peine onze ans d’existence : quand elle avait été rendue en 1831, l’opposition avait elle-même proclamé qu’elle satisfaisait pleinement aux besoins de la liberté. Par l’abaissement du cens électoral de 300 à 200 francs et par le progrès naturel des institutions libres comme de la prospérité publique, le nombre des électeurs s’était rapidement accru ; parti de 99.000, en 1830, il s’était élevé, en 1842, à 224.000. Lorsque, sous le ministère du 1er mars 1840, la Chambre des députés avait eu à délibérer sur des pétitions dont la plupart réclamaient le suffrage universel et quelques-unes seulement des modifications analogues à la proposition de M. Ducos, M. Thiers, au nom du cabinet comme au sien propre, s’était formellement déclaré contraire à la réforme électorale, et avait demandé, sur toutes les pétitions, l’ordre du jour que la Chambre avait en effet prononcé. Une telle réforme n’était, à coup sûr, pas plus urgente ni plus opportune le 15 février 1842 que le 16 mai 1840. Mais je ne me bornai pas à la repousser par ces considérations préalables et accessoires ; j’entrai dans le fond même de la question et dans l’examen des motifs au nom desquels la réforme électorale était réclamée. Il ne fallait pas une grande sagacité pour entrevoir que le suffrage universel était au fond comme au bout de ce mouvement, et que ses partisans étaient les vrais auteurs et faisaient la vraie force de l’attaque dirigée contre le régime électoral en vigueur. Je n’ai, contre le suffrage universel, point de prévention systématique et absolue ; je reconnais que, dans certains états et certaines limites de la société, il peut être praticable et utile ; j’admets que, dans certaines circonstances extraordinaires et passagères, il peut servir tantôt à accomplir de grands changements sociaux, tantôt à retirer l’État de l’anarchie et à enfanter un gouvernement. Mais, dans une grande société, pour le cours régulier de la vie sociale et pour un long espace de temps, je le regarde comme un mauvais instrument de gouvernement, comme un instrument dangereux tour à tour pour le prince et pour le peuple, pour l’ordre et pour la liberté. Je ne discutai pas directement ni pleinement la théorie du suffrage universel que nous n’avions devant nous qu’en perspective ; mais j’attaquai, comme routinière et fausse, l’idée principale sur laquelle repose le suffrage universel, la nécessité du grand nombre d’électeurs dans les élections politiques : La société, dis-je, était jadis divisée en classes diverses, diverses de condition civile, d’intérêts, d’influences. Et non seulement diverses, mais opposées, se combattant les unes les autres, la noblesse et la bourgeoisie, les propriétaires terriens et les industriels, les habitants des villes et ceux des campagnes. Il y avait là des différences profondes, des intérêts contraires, des luttes continuelles. Qu’arrivait-il alors de la répartition des droits politiques ? Les classes qui ne les avaient pas avaient beaucoup à souffrir de cette privation ; la classe qui les possédait s’en servait contre les autres ; c’était son grand moyen de force dans leurs combats. Rien de semblable n’existe chez nous aujourd’hui : on parle beaucoup de l’unité de la société française et l’on a raison ; mais ce n’est pas seulement une unité géographique ; c’est aussi une unité morale, intérieure. Il n’y a plus de luttes entre les classes, car il n’y a plus d’intérêts profondément divers ou contraires. Qu’est-ce qui sépare aujourd’hui les électeurs à 300 francs, des électeurs à 200, à 100, à 50 francs ? Ils sont dans la même condition civile, ils vivent sous l’empire des mêmes lois. L’électeur à 300 francs représente parfaitement l’électeur à 200 ou à 100 francs ; il le protège, il le couvre, il parle et agit naturellement pour lui, car il partage et défend les mêmes intérêts ; ce qui n’était encore jamais arrivé dans le monde, la similitude des intérêts s’allie aujourd’hui, chez nous, à la diversité des professions et à l’inégalité des conditions. C’est là le grand fait, le fait nouveau de notre société. Un autre grand fait en résulte : c’est que ceux-là se trompent qui regardent le grand nombre des électeurs comme indispensable à la vérité du gouvernement représentatif. Le grand nombre des électeurs importait autrefois, quand les classes étaient profondément séparées et placées sous l’empire d’intérêts et d’influences contraires, quand il fallait faire à chacune une part considérable. Rien de semblable, je le répète, n’existe plus chez nous ; la parité des intérêts, l’appui qu’ils se prêtent naturellement les uns aux autres permettent de ne pas avoir un très grand nombre d’électeurs sans que ceux qui ne possèdent pas le droit de suffrage aient à en souffrir. Dans une société aristocratique, en face d’une aristocratie ancienne et puissante, c’est par le nombre que la démocratie se défend ; le nombre est sa principale force ; il faut bien qu’à l’influence des grands seigneurs puissants et accrédités elle oppose son nombre, et même son bruit. Nous n’avons plus à pourvoir à une telle nécessité ; la démocratie n’a plus, chez nous, à se défendre contre une aristocratie ancienne et puissante. Prenez garde, messieurs, une innovation n’est une amélioration qu’autant qu’à un besoin réel elle applique un remède efficace ; à mon avis, la réforme électorale qu’on vous propose n’est pas aujourd’hui un besoin réel. Savez-vous ce que vous feriez en l’acceptant ? Au lieu d’appliquer un remède à un mal réel, au lieu de satisfaire à une nécessité véritable, vous donneriez satisfaction (je ne voudrais pas me servir d’un mot trop vulgaire) à ce prurit d’innovation qui nous travaille. Vous compromettriez, vous affaibliriez notre grande société saine et tranquille pour plaire un moment à cette petite société maladive qui s’agite et nous agite. Portez, je vous prie, vos regards sur le côté pratique de nos affaires et l’ensemble de notre situation. Nous avons une tâche très rude, plus rude qu’il n’en a été imposé à aucune autre époque ; nous avons trois grandes choses à fonder : une société nouvelle, la grande démocratie moderne, jusqu’ici inconnue dans l’histoire du monde ; des institutions nouvelles, le gouvernement représentatif, jusqu’ici étranger à notre pays ; enfin une dynastie nouvelle. Jamais, non, jamais il n’est arrivé à une génération d’avoir une pareille œuvre à accomplir. Cependant, nous approchons beaucoup du but. La société nouvelle est aujourd’hui victorieuse, prépondérante ; personne ne le conteste plus ; elle a fait ses preuves ; elle a conquis et les lois civiles, et les institutions politiques, et la dynastie qui lui conviennent et qui la servent. Toutes les grandes conquêtes sont faites, tous les grands intérêts sont satisfaits ; notre intérêt actuel, dominant, c’est de nous assurer la ferme jouissance de ce que nous avons conquis. Pour y réussir, nous n’avons besoin que de deux choses, la stabilité dans les institutions et la bonne conduite dans les affaires journalières et naturelles du pays. C’est là maintenant la tâche, la grande tâche du gouvernement, la responsabilité qui pèse sur vous comme sur nous. Mettons notre honneur à y suffire ; nous y aurons assez de peine. Gardez-vous d’accepter toutes les questions qu’on se plaira à élever devant vous, toutes les affaires où l’on vous demandera d’entrer. Ne vous croyez pas obligés de faire aujourd’hui ceci, demain cela ; ne vous chargez pas si facilement des fardeaux que le premier venu aura la fantaisie de mettre sur vos épaules, lorsque le fardeau que nous portons nécessairement est déjà si lourd. Résolvez les questions obligées ; faites bien les affaires indispensables que le temps amène naturellement, et repoussez celles qu’on vous jette à la tête légèrement et sans nécessité.

La Chambre fut convaincue et elle repoussa la réforme électorale de M. Ducos à une majorité plus forte que celle qui avait écarté les incompatibilités parlementaires de M. Ganneron. J’avais réussi à faire dominer, dans l’esprit de cette majorité, l’idée qui dominait dans le mien, la nécessité de nous appliquer, surtout et avant tout, à la consolidation du gouvernement libre et régulier encore si nouveau parmi nous. On a appelé cette politique la politique de résistance, et on s’est armé de ce nom pour la représenter comme hostile au mouvement social, au progrès de la liberté. Accusation singulièrement inintelligente ; sans nul doute, c’est la mission, c’est le devoir du gouvernement de seconder le progrès des forces et des destinées publiques, et toute politique serait coupable qui tendrait à rendre la société froide et stationnaire. Mais ce qui importe le plus au progrès de la liberté, c’est la pratique de la liberté ; c’est en s’exerçant dans le présent qu’elle prépare et assure ses conquêtes dans l’avenir. De même qu’en 1830, sous le ministère de M. Casimir Périer, la résistance au désordre matériel était la première condition de la liberté, de même, en 1842, c’était de la mobilité des lois et des fantaisies politiques que nous avions à préserver le régime naissant de la liberté. Ce qu’il y avait de résistance dans notre politique n’avait point d’autre dessein et ne pouvait avoir d’autre effet. Que les racines de l’arbre s’affermissent, ses branches ne manqueront pas de s’étendre ; si, au moment où l’on vient de le planter, on le secoue trop souvent, au lieu de grandir, il tombe. La durée d’un gouvernement libre garantit à un peuple bien plus de liberté et de progrès que ne peuvent lui en donner les révolutions.

Une seule fois, de 1840 à 1842, nous eûmes à résister au désordre matériel. La loi de finances du 14 juillet 1838 avait ordonné que dans la session de 1842 et ensuite de dix années en dix années, il serait soumis aux Chambres un nouveau projet de répartition, entre les départements, tant de la contribution personnelle et mobilière que de la contribution des portes et fenêtres. A cet effet, les agents des contributions directes continueront de tenir au courant les renseignements destinés à faire connaître le nombre des individus passibles de la contribution personnelle, le montant des loyers d’habitation et le nombre des portes et fenêtres imposables. En 1841, pour exécuter cette prescription de la loi de 1838 et se mettre en mesure de soumettre aux Chambres, en 1842, la nouvelle répartition annoncée, M. Humann ordonna le recensement, dans toute la France, des personnes et des matières imposables. Il espérait peut-être faire sortir un jour, de cette mesure, une notable augmentation du revenu public par la transformation de la contribution mobilière et de celle des portes et fenêtres, jusque-là impôts de répartition dont le montant total était annuellement fixé par les Chambres, en impôts de quotité susceptibles d’un accroissement indéfini. Le bruit se répandit que tel était au fond le but de l’opération, ce qui la rendit, dès le premier moment, suspecte et déplaisante. M. Humann démentit le bruit et déclara qu’il n’avait d’autre dessein que d’arriver à une répartition plus égale de ces taxes sans en augmenter nullement le montant. Mais l’effet était produit ; et d’ailleurs, indépendamment de toute augmentation de la somme totale des deux taxes, la mesure devait avoir pour résultat de les faire payer à des personnes qui n’en avaient pas encore été atteintes ; il fut constaté, entre autres, le 15 juin 1841, que 129,486 maisons n’étaient pas imposées. M. Humann, dont les idées générales en fait de gouvernement et de finances étaient fort saines, ne prévoyait pas toujours bien l’effet politique des mesures administratives, ne s’en inquiétait pas assez d’avance, et ne prenait pas assez de soin pour s’en entendre avec ses collègues. Il communiquait peu et agissait seul. Le recensement, ordonné par lui comme une opération toute simple et facile, rencontra sur plusieurs points du pays, entre autres dans quelques grandes villes, Toulouse, Lille, Clermont-Ferrand, des résistances qui, soit par la faiblesse des autorités, soit par la prompte complicité des factions, devinrent de véritables rébellions que la force armée dut réprimer. La répression fut partout efficace ; mais la fermentation se prolongeait et M. Humann en fut troublé. Le roi m’écrivit du château d’Eu[3] : M. Humann me fait un tableau assez sombre de notre situation, et il ajoute (je transcris ses propres paroles) — Mes convictions à l’égard du recensement sont telles qu’il y va de mon honneur de ne pas reculer. La mesure cependant suscite des difficultés extrêmes ; ces difficultés peuvent devenir insurmontables, et il y a lieu d’examiner s’il est prudent d’en courir le risque. Aujourd’hui, ma retraite, motivée par l’état de ma santé, calmerait les esprits et n’entraînerait aucun inconvénient ; si, au contraire, elle était forcée plus tard par les circonstances, l’autorité morale du gouvernement du roi en serait compromise. Je soumets cette réflexion à Votre Majesté ; je la supplie d’examiner si son consentement à ma retraite ne serait pas, dans les circonstances actuelles, un acte de bonne politique. — Je ne répondrai à M. Humann que ce soir, ajoutait le roi, je lui exprimerai combien je désire le conserver et éviter tout ce qui pourrait ébranler le ministère actuel que je tiens tant à conserver ; mais j’ajouterai que la circonstance est trop grave pour que je ne transmette pas au président du conseil la communication qu’il me fait, afin qu’il en délibère lui-même avec ses collègues, et que le conseil me donne son avis.

Je répondis sur-le-champ au roi : Je viens de voir le maréchal, M. Duchâtel et M. Humann. Le conseil se réunira à deux heures. Le maréchal, qui est encore souffrant, partira cependant, je crois, dans la soirée et portera au roi le résultat de la délibération. Ce résultat n’est pas douteux. M. Humann a mis sa retraite à la disposition du roi et du conseil pour acquitter sa conscience ; il n’a aucune envie de se retirer ; il sent que son honneur est engagé dans l’opération du recensement ; il désire rester et la mener jusqu’au bout. Si son offre était acceptée, il se regarderait comme une victime sacrifiée, et sacrifiée par faiblesse. A mon avis, il aurait raison. Les difficultés de la situation sont réelles, mais non insurmontables, ni menaçantes ; nous n’avons pas été encore appelés à tirer un coup de fusil. Les résistances, là même où elles s’élèvent vivement, tombent bientôt et facilement. La plupart des grands conseils municipaux se prononcent pour la légalité de l’opération. Nous ne sommes pas au terme des embarras, mais je ne vois nulle part apparaître le danger. L’abandon du recensement serait l’abandon du gouvernement. Il n’y aurait plus ni loi, ni administration, ni cabinet, et le pouvoir aurait été lui-même au-devant de sa ruine, car en vérité il n’y a, dans ce qui se passe, rien d’assez grave pour inspirer une sérieuse inquiétude. M. Humann comprend que, tout en accomplissant l’opération, il est nécessaire de la tempérer, de l’adoucir, de se montrer facile sur les formes et d’arriver promptement au terme. Il donne depuis plusieurs jours et continuera de donner des ordres en conséquence. Je n’hésite donc pas à dire au roi que l’avis du conseil sera d’écarter toute idée de retraite de M. Humann et de poursuivre l’opération, en rendant la loi aussi flexible, aussi indulgente qu’il se pourra, mais en assurant partout obéissance à la loi.

Le roi nous sut, de notre fermeté, plus de gré qu’elle ne valait : Votre lettre, m’écrivit-il, me cause un sensible plaisir. Vous avez assurément dit et écrit de bien belles et bonnes choses dans le cours de votre vie ; vous avez honorablement proclamé de grandes vérités, et défendu ces précieux principes qui peuvent seuls conserver la morale et assurer la prospérité des sociétés humaines ; mais jamais vous n’avez rien dit ni écrit de mieux que la lettre que je viens de recevoir de vous, et elle est, en tous points, l’expression de ma pensée et de mes désirs. Dès que j’aurai vu le maréchal, ou qu’il m’aura écrit, j’écrirai à M. Humann, et en lui répétant combien je désire qu’il reste, je lui témoignerai combien j’apprécie la marche qu’il suit actuellement. Avec ce parfait accord, les nuages du moment se dissiperont, et notre soleil politique brillera avec plus d’éclat qu’auparavant. Je n’ai eu d’autre inquiétude que celle des conséquences qu’aurait entraînées la retraite de M. Humann au milieu de cette crise ; une fois rassuré sur ce point, je le suis sur l’issue, et en attendant que je lui écrive, vous pouvez lui dire combien je jouis de la résolution que vous m’annoncez de sa part.

M. Humann ainsi raffermi, l’opération du recensement se termina sans nouveaux troubles, et cessa d’être pour lui un échec. Mais huit mois après, le 25 avril 1842, au moment où il allait prendre part au débat du projet de loi sur le réseau général des chemins de fer, M. Humann, atteint d’un anévrisme au cœur, mourut subitement, assis dans son cabinet, devant son bureau, et la main encore posée sur son papier. Sa mort, s’il se sentit mourir, le surprit moins lui-même que ses amis ; deux jours auparavant, causant avec l’un de ses employés : Je sens que je m’en vais, lui avait-il dit ; la vie que je mène m’épuise ; je n’en ai pas pour longtemps. C’était un homme d’un esprit élevé, de mœurs graves, d’une grande autorité financière, laborieux, ombrageux, susceptible, inquiet en silence, très soigneux de sa considération personnelle, portant dans la vie publique plus de dignité que de force et plus de prudence que de tact, conservateur par goût comme par position, trop éclairé pour ne pas être libéral autant que le comportaient les intérêts de l’ordre, et tenant bien partout sa place sans se donner nulle part tout entier. Je n’avais avec lui point de lien intime, mais je le regrettai sérieusement ; c’était à ma demande et par confiance en moi que, le 29 octobre 1840, il était entré dans le cabinet ; il y était une force réelle dans le monde des affaires et dans les Chambres, et un personnage considérable dans le public. Le vide que faisait parmi nous sa mort fut immédiatement comblé ; dès le lendemain nous offrîmes le ministère des finances à M. Hippolyte Passy qui le refusa sans hostilité : homme d’esprit et de lumières plus que d’action, ayant plus d’amour-propre et de dignité que d’ambition, craignant plus d’échouer qu’il ne désirait de réussir, se complaisant dans la critique, et préférant l’indépendance à la responsabilité. Les finances furent données le jour même à M. Lacave-Laplagne qui les avait occupées avec capacité sous la présidence de M. Molé et qui s’empressa de les accepter. Ainsi se ralliaient successivement au cabinet toutes les fractions du parti conservateur divisé en 1839 par la coalition.

A côté de ces affaires extérieures et intérieures, nous en avions une autre fort grande, qui, sans être du dehors, n’était pas tout à fait du dedans, et à laquelle, peu de jours après la formation du cabinet, nous fîmes faire un grand pas, l’Algérie. Je m’en étais toujours sérieusement préoccupé ; j’avais pris part à toutes les discussions dont elle avait été l’objet ; j’avais exprimé à la fois la ferme résolution que la France conservât sa nouvelle possession, et l’intention de n’y pousser notre établissement que pas à pas, selon les exigences et les chances de chaque jour, sans préméditation de guerre et sans impatience d’agrandissement. C’était, à mon avis, la seule conduite sensée, et la disposition des Chambres nous en faisait une loi : au sein non seulement du parti conservateur, mais de l’opposition, beaucoup de personnes croyaient peu à l’utilité de cette conquête, en redoutaient l’extension et résistaient aux dépenses qu’elle entraînait ; quelques-unes allaient même jusqu’à provoquer formellement l’abandon. Nous trouvâmes, en 1840, les affaires de l’Algérie dans un état à la fois de crise et de langueur : la paix conclue en 1837, à la Tafna, avec Abd-el-Kader, avait été rompue ; après en avoir employé les loisirs à rallier les tribus éparses, à organiser ses bataillons réguliers et à se procurer des munitions, le héros arabe avait recommencé partout la guerre. Le maréchal Valée, gouverneur général depuis la prise de Constantine, la soutenait dignement, mais sans résultats décisifs : des expéditions partielles réussissaient ; princes, officiers et soldats se faisaient grand honneur ; nos journaux retentissaient de la résistance de Mazagran, de la prise de Cherchell, du passage de l’Atlas, de l’occupation de Médéah et de Milianah ; mais la situation générale restait la même, et Abd-el-Kader, toujours battu, maintenait ou rallumait toujours l’insurrection. C’était un sentiment répandu parmi les personnes qui prenaient aux affaires de l’Algérie le plus d’intérêt que, de tous nos officiers, le général Bugeaud était le plus propre à poursuivre efficacement cette difficile guerre : il exposait, en toute occasion, ses idées à ce sujet avec une verve abondante et puissante et une confiance en lui-même qui avait bien plus l’apparence que la réalité de la présomption, car en même temps qu’il se promettait le succès, il ne se faisait aucune illusion sur les difficultés, et ne négligeait aucun moyen de les surmonter. Employé déjà plus d’une fois en Afrique, il y avait promptement fait preuve d’habileté et d’influence ; l’armée avait confiance en lui et goût pour lui ; les Arabes avaient peur de lui. Le cabinet de M. Thiers avait eu, si je suis bien informé, envie de le nommer gouverneur général ; mais par sa rude ardeur dans la politique de résistance, par son attitude dans la Chambre, par ses divers antécédents, le général Bugeaud était antipathique au côté gauche, et M. Thiers ne le fit pas nommer. Nous n’avions pas les mêmes motifs d’hésitation ; j’avais foi dans le talent militaire du général Bugeaud et dans sa fermeté politique ; le roi, le maréchal Soult et tout le conseil partagèrent mon opinion ; le 29 décembre 1840, il fut nommé gouverneur général de l’Algérie, et après avoir subi avec un plein succès, dans son arrondissement, l’épreuve de la réélection, il entra, vers la fin de février 1841, en possession active de son gouvernement.

Dès son début, dans ses deux campagnes du printemps et de l’automne en 1841, il justifia largement notre attente. Abd-el-Kader ne fut pas détruit ; on ne détruit pas, tant qu’on ne l’a pas tué ou pris, un grand homme à la tête de sa nation ; mais il fut partout battu, pourchassé et réduit à la défensive. Plusieurs tribus arabes, et des plus considérables, se soumirent. Plusieurs points de la Régence, et des plus importants, furent atteints et fortement occupés. Notre domination reprit son cours d’affermissement et de solide progrès. Le général Bugeaud, en partant, m’avait exposé son plan de conduite ; depuis qu’il était en Algérie, il me tenait au courant de ses opérations, de leur intention et de leur résultat, se plaignant un peu de n’avoir point de lettre de moi, réserve que je gardais pour ne pas offusquer la susceptibilité du maréchal Soult officiellement chargé des affaires de l’Algérie. J’écrivis le 21 septembre 1841 au gouverneur général : Si je vous écrivais toutes les raisons pour lesquelles je ne vous ai pas encore écrit, je suis sûr que, dans le nombre, vous en trouveriez de très bonnes, et que vous me pardonneriez mon silence. Je le romps aujourd’hui sans perdre mon temps à l’expliquer. Je le regretterais amèrement si je pouvais supposer qu’il vous a donné une seule minute de doute sur mes sentiments pour vous. Mais cela ne peut pas être. Soyez sûr, mon cher général, qu’il n’y a personne qui vous porte plus d’estime et d’amitié sincère. Nous nous sommes vus et éprouvés dans des moments qu’on n’oublie jamais.

Vous avez eu de vrais succès. Vous en aurez encore. Votre prochaine campagne affermira et développera les résultats de la première. Je m’en réjouis pour nous comme pour vous. Évidemment il faut, avant tout et par-dessus tout, rétablir en Afrique notre ascendant moral, en donner aux Arabes le sentiment profond, permanent, et si on ne peut espérer leur soumission complète et durable, jeter au moins parmi eux la désorganisation et l’abattement.

C’est là la question du moment. Vous êtes en train de la résoudre. J’admets que ce n’est pas fini, que vous avez encore bien des efforts à faire, que pour ces efforts il vous faut des moyens, que c’est à nous de vous les fournir ; et pour mon compte, dans le conseil et à la tribune, je vous soutiendrai de tout mon pouvoir. Même bien soutenu, votre fardeau est encore très lourd. Nous vous devons d’en prendre notre part.

Mais je suppose la question du moment résolue, les Arabes intimidés, la confédération qui entoure Abd-el-Kader désunie. Reste la grande question, la question de notre établissement en Afrique et de la conduite à tenir pour qu’il soit solide. S’il est solide, il deviendra utile.

Le premier point, à mon avis, c’est la délimitation claire, rigoureuse, entre deux territoires : l’un, directement occupé par la France et livré à des colons européens, l’autre indirectement dominé au nom de la France et laissé aux Arabes.

La séparation des deux races me paraît être la règle fondamentale de l’établissement, la condition de son succès.

Quel doit être, dans les diverses provinces de la régence, le territoire réservé à notre domination directe et à la colonisation européenne ? Vous seul pouvez nous fournir les renseignements nécessaires pour résoudre cette question. Recueillez-les, je vous prie, avec soin ; arrivez à des propositions précises. Nous ne ferons rien de raisonnable, ni de durable, tant que nous n’aurons pas, à cet égard, un parti bien pris et bien connu, en Afrique comme ici.

Dans le choix et la délimitation du territoire européen, il faut se diriger d’après cette idée qu’il doit suffire un jour à la nourriture et à l’entretien de notre établissement, soit de la population qui le cultivera, soit de l’armée qui le défendra. Ce sera là un résultat très long à obtenir ; mais il faut, dès aujourd’hui, l’avoir en vue et régler en conséquence la limite de notre occupation directe.

Cette limite fixée, il faut déterminer, dans le territoire européen, les portions qui seront livrées les premières à la colonisation, et procurer aux colons, quels qu’ils soient, militaires ou civils, compagnies ou individus, une sécurité réelle. Par quels moyens cette sécurité peut-elle être acquise ? A quelle étendue de terrain doit-elle d’abord s’appliquer ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il faut un territoire européen, que, dans ce territoire, il faut des colons, qu’à ces colons il faut la sécurité.

Toutes les autres questions que soulève la colonisation sont secondaires et ne doivent être abordées que lorsque celles-ci seront résolues.

Quant au territoire arabe, en l’interdisant absolument aux colons européens, nous devons évidemment y occuper quelques points militaires où notre domination soit visible et d’où elle s’exerce en cas de besoin. Plus j’observe, plus je demeure convaincu que ces points doivent être peu nombreux et fortement occupés.

Hors de ces points, l’exploitation et l’administration du pays doivent être laissées aux Arabes, à leurs chefs, à leurs lois, à leurs mœurs, sous la seule condition du tribut. Toute notre activité doit être là une activité de savoir-faire et de diplomatie pour bien vivre avec les tribus diverses, les empêcher de se coaliser contre nous, nous en attacher spécialement quelques-unes, avoir des intelligences dans toutes, et maintenir, parmi elles, le sentiment de notre force sans nous mêler de leurs affaires.

Ici, comme pour le territoire européen, je laisse de côté les questions secondaires. Vous seul pouvez, non seulement les résoudre, mais les poser.

Je laisse également de côté d’autres questions, importantes mais spéciales, comme celle des travaux maritimes à exécuter sur certains points de la côte, celles de la fixation du domaine public et de l’organisation administrative. Je ne veux aujourd’hui, mon cher général, que vous faire bien connaître l’état de mon esprit sur l’ensemble et les conditions générales de notre établissement, vous demander si votre pensée s’accorde avec la mienne, et poser ainsi les bases de l’entente qui doit exister entre nous pour que je puisse vous aider efficacement quand j’aurai à débattre, au Palais-Bourbon et au Luxembourg, ce que vous aurez fait en Afrique.

Dans le plan que j’exposais ainsi au général Bugeaud, il y avait, l’expérience me l’a appris, un peu de système préconçu et d’utopie. Je croyais trop à la possibilité de régler, selon la justice et par la paix, les rapports des Français avec les Arabes, des chrétiens avec les musulmans, des colons avec des indigènes. Je ne tenais pas assez de compte des difficultés et des entraînements que devait amener la juxtaposition des races, des religions, des territoires, des autorités, des propriétés. La réflexion préalable ne voit jamais les choses exactement comme elles sont, et la raison ne devine pas tout ce que révélera l’expérience. Mais c’est précisément la mission et l’honneur de l’esprit humain de prendre, dans les affaires humaines, une initiative salutaire malgré les erreurs qui s’y mêlent, et la politique pratique tomberait dans un abaissement ou un engourdissement déplorable, si l’utopie ne venait de temps en temps la sommer de faire une part à ses généreuses espérances. J’aspirais à introduire, dans le gouvernement de l’Algérie conquise, une large mesure d’équité, d’humanité, de respect du droit, et j’indiquais au général Bugeaud quels en étaient, selon moi, les conditions et les moyens.

Il me répondit de Mostaganem, le 6 novembre 1841 : Je trouve ici votre excellente lettre. Elle demande une réponse sérieuse, bien réfléchie, que je n’ai pas le temps de vous faire en ce moment, mais que vous aurez dès que je serai débarrassé du plus gros de ma besogne arriérée par cinquante-trois jours de campagne que je viens de faire. Je sens combien il est important que je satisfasse à vos questions.

Vous me demandez en quoi vous pouvez m’aider ; le voici. Le plus grand service que vous puissiez me rendre pour le moment, c’est de faire récompenser raisonnablement mon armée. Après avoir été prodigue envers elle sous le maréchal Valée qui obtenait tout ce qu’il demandait pour les plus minimes circonstances, on est devenu extrêmement avare. Je n’ai pu rien obtenir pour grand nombre d’officiers très méritants, malgré mes demandes réitérées. L’armée d’Afrique, de laquelle j’ai exigé beaucoup cette année, compare ses services, et elle n’est pas satisfaite. Elle compare aussi les époques, et la comparaison ne m’est pas avantageuse puisque j’exige beaucoup plus de fatigue et que j’obtiens beaucoup moins de faveurs. J’ai cru devoir ramener les bulletins à la vérité et à la modestie qu’ils doivent avoir chez une armée que, pour la rendre capable de faire de grandes choses, on ne doit pas exalter sur les petites. Je suis tenté de croire que cela a tourné contre nous. On a cru que nous avions peu fait, parce que nous n’avons pas rédigé de pompeux bulletins pour de petits combats. Mais on devrait savoir que nous ne pouvons pas avoir en Afrique des batailles d’Austerlitz, et que le plus grand mérite dans cette guerre ne consiste pas à gagner des victoires, mais à supporter avec patience et fermeté les fatigues, les intempéries et les privations. Sous ce rapport, nous avons dépassé, je crois, tout ce qui a eu lieu jusqu’ici. La guerre a été poussée avec une activité inouïe, tout en soignant les troupes autant que les circonstances le permettaient, et elles le reconnaissent ; le soin que je prends d’elles et la vigueur de nos opérations me font un peu pardonner la rareté des récompenses ; mais si la parcimonie continuait, il pourrait en être autrement. Il est de l’intérêt du pays que mon autorité morale ne soit pas affaiblie.

Je comprends qu’il est délicat, pour vous, de toucher cette corde dans le conseil. Cependant il peut se présenter une circonstance favorable et naturelle de dire votre mot. Vous pouvez d’ailleurs en avoir un entretien particulier avec le roi. J’espère que Sa Majesté ne m’en veut pas pour avoir eu quelques petites vivacités avec M. le duc de Nemours, que j’ai du reste fort bien traité. Plût au ciel que tous les serviteurs de la monarchie lui fussent aussi dévoués que je le suis et eussent mes vivacités !

Je fis, auprès du roi, ce que désirait le général Bugeaud ; plusieurs de ses officiers obtinrent les récompenses qu’il avait demandées pour eux, et personne ne lui rendit, dans les conversations diverses, plus de justice que M. le duc de Nemours, plus sensible que personne au mérite simple et au devoir bien accompli. Rentré à Alger, le général Bugeaud m’écrivit[4] : Ayant à peu près comblé mon arriéré de deux mois et imprimé une nouvelle activité à tous les services, à tous les travaux, je relis votre bonne lettre du 21 septembre que je n’ai reçue que le 5 novembre et pour laquelle je vous ai promis une réponse.

Je pourrais me borner à vous envoyer, comme je le fais, copie d’un mémoire sous forme de lettre que j’adresse au ministre de la guerre, en réponse à une série de questions qu’il avait posées dès les premiers jours de septembre ; vous y trouveriez la plus grande partie des choses que vous me demandez. Mais certains passages de votre lettre appellent quelque chose de plus ; je vais tâcher d’y satisfaire.

D’abord, j’ai remarqué avec grand plaisir que vous avez bien compris la situation, ce qui fait qu’en général vous posez les questions comme il faut. Vous reconnaissez qu’avant tout, il faut rétablir en Afrique notre ascendant moral et en donner aux Arabes le sentiment profond. Puis vous ajoutez : Et si l’on ne peut espérer leur soumission complète, il faut au moins jeter parmi eux la désorganisation et l’abattement.

Dans la première partie de ce paragraphe, nous sommes parfaitement d’accord ; mon système de guerre a eu ce but et, je crois, en grande partie cet effet. Sur le second point, nous différons, en ce que vous paraissez douter de la soumission complète et que j’en suis assuré, pourvu que nous sachions persévérer dans notre impolitique entreprise.

Si nous sommes en voie, comme j’en ai la conviction, de produire la désorganisation et l’abattement, avec de la ténacité nous obtiendrons infailliblement la conquête et la domination des Arabes. Que ferions-nous d’ailleurs de la désorganisation et de l’abattement si nous abandonnions la partie ? Le découragement aurait bientôt fait place à la confiance et à l’arrogance qui est un caractère de ce peuple. Il penserait avec raison que, si nous n’avons pas achevé notre œuvre, c’est que nous ne l’avons pas pu, et avant six mois, il faudrait recommencer la guerre.

Mais j’ai tort d’insister sur votre doute ; il est évident que ce n’est qu’un pis-aller, puisque vous ajoutez immédiatement : Vous êtes en train de résoudre la question ; j’admets que ce n’est pas fini, que vous avez bien des efforts à faire, que, pour ces efforts, il vous faut des moyens, que c’est à nous de vous les fournir, etc., etc.

Non, tout n’est pas fini et il y a encore beaucoup à faire ; mais la besogne la plus difficile est faite ; les premières pierres de cet édifice arabe, beaucoup plus solide qu’on ne croyait, sont arrachées ; encore quelques-unes, et la démolition ira vite. Nous avons détruit presque tous les dépôts de guerre. Nous avons foulé les plus belles contrées. Nous avons fortement approvisionné les places que nous possédons à l’intérieur. Nous avons profondément étudié le pays dans un grand nombre de directions, et nous connaissons les manœuvres et les retraites des tribus pour nous échapper, en sorte qu’à la prochaine campagne nous serons en mesure de leur faire beaucoup plus de mal. Mais ce qui est beaucoup plus capital, c’est que nous avons singulièrement affaibli le prestige qu’exerçait Abd-el-Kader sur les populations. Il leur avait persuadé que nous ne pouvions presque pas nous éloigner de la mer : Ils sont comme des poissons, disait-il ; ils ne peuvent vivre qu’à la mer ; leur guerre n’a qu’une courte portée et ils passent comme les nuages. Vous avez des retraites où ils ne vous atteindront jamais. Nous les avons atteints cette année dans les lieux les plus reculés, ce qui a frappé les populations de stupeur. Aussi commençons-nous à avoir des alliés et des auxiliaires ; il est permis de croire que la défection du Sud grossira ; la soumission de cette partie des douars et des smélas qui était restée toujours fidèle à l’émir, et qui se composait des familles les plus fanatiques, est un événement important parce qu’en outre des quatre cents cavaliers que nous y gagnons, c’est un excellent symptôme de l’affaiblissement du chef arabe. Cet exemple doit être contagieux, et dès que nous aurons un certain nombre de tribus, la boule de neige se grossira vite si nous savons la pousser avec énergie, et la faire toujours rouler jusqu’à ce que nous ayons tout ramassé, tout dominé. Les demi-moyens n’obtiennent que des demi-résultats qui n’assurent rien ; c’est toujours à recommencer. Notre politique et notre guerre en Afrique doit être ce qu’aurait dû être la vôtre à l’intérieur : on vous a attaqué trois fois les armes à la main et trois fois vous avez vaincu ; mais trois fois aussi vous vous êtes arrêté comme ayant peur d’être trop victorieux. Voyez le parti qu’en ont tiré les factions ; voyez-les aujourd’hui plus audacieuses et plus vivaces que jamais ; vous ont-elles su gré de vos ménagements, de votre mansuétude ? Non ; elles ont dit que vous aviez peur et vous n’avez découragé que vos amis. Et voilà pourquoi vous êtes obligé de leur dire : Nous n’aurons point de repos, nous sommes condamnés à être infatigables. (Expressions de votre lettre.)

Ne faisons pas de même en Afrique, ne nous contentons pas d’une demi-soumission, d’un léger tribut, ce qui serait infailliblement précaire. Puisque nous avons été assez insensés pour engager la lutte, triomphons complètement et gouvernons les Arabes. Mêlons-nous de leurs affaires et demandons-leur l’impôt tout entier, car c’est, dans leurs mœurs, le signe le plus marquant de la puissance d’une part et de la soumission de l’autre. Toute la diplomatie dont vous me parlez ne vaut pas cela, et cela n’empêche pas d’être habile d’ailleurs.

Je n’entends pas dire par là que nous devions donner partout aux Arabes des chefs et des administrateurs français, bien que quelques tribus de la province de Constantine en aient demandé ; non, nous devons les gouverner longtemps par des indigènes ; mais ces chefs de notre choix doivent être tenus vigoureusement et ne gouverner qu’en notre nom. Le général Négrier[5] les tient très bien ; aussi a-t-il considérablement augmenté les revenus, et il les augmentera chaque année davantage.

Vous voulez savoir mon opinion sur la manière de nous établir dans le pays pour y maintenir notre puissance et pour que la conquête ne soit pas éternellement à charge à la métropole ; je vais vous la dire.

Vous verrez, dans ma lettre au ministre de la guerre, que, comme vous, je pense qu’il doit y avoir un territoire arabe et un territoire français, c’est-à-dire que nous ne devons pas nous mêler dans l’exploitation rurale des localités, et que la fusion n’est possible que dans un certain nombre de villes ; mais je pense en même temps que nous ne devons pas être divisés par grandes masses géographiques, car cette division ne nous permettrait pas d’exercer l’action gouvernementale dont j’ai cherché à démontrer la nécessité pour rendre notre établissement durable.

Dans l’assiette de nos établissements, nous devons avoir toujours en vue la révolte, la guerre qui l’accompagne, et la force militaire plus encore que les convenances agricoles et commerciales. Il faut donc occuper les positions militaires, les centres d’action, et vous énoncez une grande vérité de guerre en disant que ces points doivent être peu nombreux, mais que nous devons y être forts. Quand les points d’occupation sont nombreux, on ne peut qu’être faible dans chacun, et dès lors il y a paralysie de toutes les forces. Les points d’occupation n’ont en général d’autre puissance que celle de la mobilité des troupes qui peuvent en sortir ; quand elles ne sont tout juste que ce qu’il faut pour garder le poste, elles sont dominées par lui ; mais quand elles peuvent sortir avec des forces suffisantes, elles commandent dans un rayon de trente ou quarante lieues.

Ces vérités si simples paraissent avoir été ignorées, et l’éparpillement des postes paralyse encore, en ce moment, plus du tiers de l’armée d’Afrique.

A ce point de vue, je voudrais placer la colonisation civile sur la côte et la colonisation militaire dans l’intérieur, sur des points bien choisis et sur nos lignes de communication les plus importantes. Ainsi, colonisation civile autour d’Oran, Arzew, Mostaganem, Cherchell, Alger, Philippeville et Bône ; colonisation militaire à Tlemcen, Mascara, Milianah, Médéah, Sétif, Constantine, et de poste en poste sur la communication de ces points-là avec la côte. Sur quelques-uns des points de la côte et de la colonie militaire seraient placées de petites réserves de troupes régulières que fournirait et relèverait la métropole, mais que payerait, à un temps donné, le budget de la colonie. La colonisation civile serait militarisée autant que possible.

Ce système étreindrait le pays une fois soumis, de manière à ce que les révoltes sérieuses fussent à peu près impossibles. La politique et l’énervante civilisation compléteraient l’œuvre. La race européenne, plus favorisée, mieux constituée et plus industrieuse que la race arabe, progresserait, je crois, davantage, et pourrait, dans la suite des temps, former la plus grande masse de la population.

Reste une grande question qui, bien que trop tardive, demande pourtant à être résolue : quels avantages la métropole tirera-t-elle de sa conquête ?

Des avantages proportionnés aux sacrifices qu’elle a faits et fera, aux dangers et aux embarras que cette conquête lui aura causés, ne les cherchons pas, ce serait en vain. Mais nous pouvons trouver d’assez nombreuses fiches de consolation. A cet égard, mes idées sont moins fâcheuses qu’elles ne l’étaient avant d’avoir parcouru l’Algérie, comme je l’ai fait cette année ; jugeant de tout par quelques parties, je croyais que l’Algérie était loin de mériter son antique réputation de fertilité. Je pense aujourd’hui qu’elle est fertile en grains, qu’elle peut l’être en fruits, en huile, en soie, et j’ai acquis la certitude qu’actuellement elle nourrit, sans industrie, beaucoup de bétail et de chevaux, et qu’elle possède beaucoup plus de combustible qu’on ne le pensait ; seulement ce combustible est mal réparti.

Nos colons et les Arabes, quand ils ne feront plus la guerre, pourront donc être dans l’abondance, et avoir un excédant de produits pour le livrer au commerce. Actuellement, malgré leur mauvaise administration, leurs guerres incessantes et la barbarie de leur agriculture, les Arabes produisent plus de grains et de bétail qu’il ne leur en faut pour leur consommation.

Je juge de la fertilité, non seulement par les produits que j’ai vus sur le Chélif, la Mina, l’Illel, l’Habra, le Sig, etc. ; mais encore par la population et celle-ci par le grand nombre de cavaliers. J’ai la certitude que la province d’Oran possède 23.000 cavaliers montés sur des chevaux qui leur appartiennent ; quatre surfaces pareilles en France ne produiraient pas autant de chevaux. Un tel pays n’est pas pauvre : bien administré, il pourra très bien payer les impôts nécessaires pour couvrir les dépenses gouvernementales et procurer à la métropole des échanges avantageux. Elle y trouvera d’excellents chevaux pour monter sa cavalerie légère ; elle peut même y former des Numides modernes qui lui rendraient de grands services dans ses guerres d’Europe. Elle y trouvera un débouché pour sa population croissante et pour ses produits manufacturés, si elle a le bon esprit de concentrer la population algérienne dans l’agriculture. Enfin elle y trouvera quelques emplois pour ces capacités pauvres qui nous obstruent et constituent l’un des plus grands dangers de notre société.

L’Algérie sera aussi une cause d’activité pour notre marine, et quelques-uns de ses ports améliorés ne seront pas sans utilité dans une guerre sur la Méditerranée et pour étendre notre influence sur cette mer.

Je pourrais trouver d’autres compensations de moindre importance. Je pourrais dire qu’on formera en Algérie des hommes pour la guerre et le gouvernement, qu’on y trouvera du plomb, du cuivre et d’autres minéraux, etc., etc. Je n’ai voulu toucher que les points principaux.

Le général Bugeaud était trop modeste quand il classait ainsi à la fin de sa liste, et comme par post-scriptum, les hommes de guerre et de gouvernement parmi les produits possibles de l’Algérie ; les événements leur ont assigné un plus haut rang. Il était plus pressé que moi de poursuivre, par la force, la complète domination de la France sur les Arabes, et plus sceptique que moi sur les avantages et l’avenir de notre établissement en Afrique ; mais je ne m’inquiétais pas beaucoup de l’une ni de l’autre de ces différences entre nos vues ; j’avais la confiance qu’il ferait bien la guerre, et qu’en la faisant il ne s’emporterait pas fort au delà de ses instructions ; il était plus vaillant que téméraire et plus intempérant dans ses paroles que dans sa conduite : Il me faut un gouvernement, disait-il au milieu des crises de 1848, quand la France cherchait partout un gouvernement et quand il eût pu être tenté de lui offrir le sien ; il se jugeait bien lui-même ; il était plus capable de bien servir et de bien défendre le gouvernement de son pays qu’ambitieux d’en prendre et propre à en porter lui-même le fardeau.

Quelques mois après la date de la lettre que je viens de citer[6], il m’écrivit d’Alger : Encore une lettre confidentielle et expansive. Des lettres de Paris parlent de la retraite de M. le maréchal Soult pour cause de santé, et ajoutent que l’on flotte entre M. le maréchal Valée et moi. Je regarderais l’éloignement actuel de M. le maréchal Soult comme un grand malheur, et si mon rappel de l’Afrique en était la conséquence, ce serait, à mes yeux, doublement regrettable. Non que j’aie l’orgueil de penser qu’on ne pourrait pas me remplacer ici pour le talent et le savoir-faire ; mais parce que j’ai acquis, sur les Arabes, un ascendant qu’un autre, quelque habile qu’il fût, aurait besoin d’acquérir avant d’être aussi utile que moi.

J’ajouterai, comme considération très secondaire, que j’ai aujourd’hui le plus vif désir de mener mon œuvre à fin avant de quitter, et vous le comprendrez aisément sans que je m’explique davantage.

Assurément vous êtes, de tous les hommes politiques, celui avec lequel j’aimerais le mieux m’associer au gouvernement du pays ; mais je serais désespéré d’abandonner l’Afrique au moment où je crois toucher à la fin de la guerre.

Peut-être je combats un fantôme. Il se peut qu’on n’ait jamais eu l’ombre de cette pensée ; mais dans tous les cas, il ne peut pas être nuisible de vous faire connaître d’avance mon opinion à cet égard.

Je crois, et la lettre du général Bugeaud m’y autorise, que la pensée dont il se défendait ne lui était point désagréable, et qu’il eût volontiers consenti à conduire les affaires de l’Algérie, avec toutes celles du département de la guerre, de Paris au lieu d’Alger. Mais il combattait, comme il le dit, un fantôme ; il n’était nullement question, à cette époque, de la retraite du maréchal Soult : les grandes difficultés de la situation à l’extérieur étaient surmontées ; celles de l’intérieur, tout en se faisant pressentir, n’avaient pas un aspect très redoutable. Quand la session de 1842 fut close et la Chambre des députés dissoute, le 13 juin 1842, le cabinet bien établi avait en perspective un succès probable dans les élections et un avenir plus chargé de travaux que d’orages.

 

FIN DU TOME SIXIÈME.

 

 

 



[1] Je me fais un devoir de redresser ici une erreur qui s’est glissée dans le tome III de ces Mémoires. J’ai dit (p. 126) qu’avant mon ministère de l’instruction publique (1832-1836), je ne connaissais pas M. Auguste Comte. C’était, de ma part, un oubli ; bien avant 1830, M. Auguste Comte m’avait fait quelques visites, et j’avais eu avec lui quelques entretiens dont, en 1860, le souvenir m’avait complètement échappé. Dans son ouvrage intitulé Auguste Comte et la philosophie positive, M. Littré a rectifié, avec autant de convenance que de fondement, cette erreur involontaire.

[2] Tome III, pages 209-218.

[3] Le 14 août 1841.

[4] Le 27 novembre 1841.

[5] Commandant dans la province de Constantine.

[6] Le 3 mars 1842.