MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME SIXIÈME — 1840-1842.

CHAPITRE XXXVI. — LE DROIT DE VISITE.

 

 

Le jour même où fut signée la convention du 13 juillet 1841, les signatures à peine données, lord Palmerston reparla à M. de Bourqueney du traité préparé, trois ans auparavant, entre les cinq grandes puissances, pour mieux assurer la répression de la traite des nègres, et resté en suspens depuis 1840, comme je l’ai déjà dit dans ces Mémoires[1]. Il lui demanda de me le rappeler et de m’engager à finir aussi cette affaire-là. J’écrivis le 20 juillet à M. de Bourqueney : Je veux vous dire, à ce sujet, le fond de mon cœur et de mon intention. J’ai, depuis neuf mois, soigneusement évité, avec lord Palmerston, tout petit débat. Point de plainte, point de récrimination, point de susceptibilité. Je n’ai témoigné, en aucun cas, ni humeur, ni malveillance. J’ai fait les affaires simplement, tranquillement, sans rien céder au fond, mais ne tenant qu’au fond et laissant de côté les incidents et les embarras. La situation politique le voulait ainsi. Ce que je pense de lord Palmerston me le permettait. Je fais grand cas de son esprit. J’ai confiance dans sa parole. Sa manière de traiter, quoique un peu étroite et taquine, me convient ; elle est nette, prompte, ferme. Je ne crois ni à sa haine pour la France et le roi, ni à ses perfidies ; et quant aux difficultés, je pourrais dire aux désagréments que jettent dans les affaires son goût passionné pour l’argumentation, sa disposition à s’enfermer dans ses arguments et à les pousser jusqu’au bout sans rien voir au-dessus, ni au delà, ni à côté, je ne m’en choque point, je ne m’en plains point ; c’est la nature même de son esprit ; il faut bien l’accepter, et l’accepter de bonne grâce quand on traite avec lui. Je ne trouve donc en moi, au sortir de cette longue négociation, rien qui me gêne ou qui m’indispose pour terminer aussitôt, avec lui, les affaires pendantes.

Mais, en subordonnant les petites choses aux grandes, je ne laisse pas de voir les petites, et je n’oublie pas les griefs que je n’ai pas, au moment même, jugé à propos de relever. J’ai trois griefs contre lord Palmerston :

1º Sa dépêche du 2 novembre 1840. Mauvais procédé envers le nouveau cabinet et envers moi. Mauvais procédé que j’attribue à imprévoyance et à insouciance de l’effet que produirait cette dépêche, non à mauvaise intention, mais qui n’en a pas moins été réel, et que j’ai ressenti comme tout le monde l’a remarqué.

2º Je vous ai chargé, le 26 avril dernier, de parler à lord Palmerston de l’état de l’Amérique du Sud, et de la convenance qu’il y aurait, pour la France et l’Angleterre, à agir de concert pour rétablir la paix entre Buenos-Aires et Montevideo. Vous m’avez écrit le 11 mai qu’il avait fort bien accueilli cette idée, vous avait assuré que des instructions dans ce sens seraient très prochainement adressées à M. Mandeville, et vous avait même demandé le nom de notre chargé d’affaires à Buenos-Aires pour engager M. Mandeville à se mettre avec lui dans des rapports de confiance et de bonne harmonie qui donnassent, à leur double action, de l’unité et par conséquent de l’efficacité. Et pourtant, peu après, interpellé à ce sujet dans la chambre des communes, lord Palmerston a écarté toute idée de concert avec la France, et a parlé de l’action de l’Angleterre entre Buenos-Aires et Montevideo comme parfaitement isolée et étrangère à la nôtre.

3º Le discours qu’il a prononcé naguère, dans la lutte électorale, sur les Hustings de Tiverton. Qu’aurait-on dit en Angleterre, si, à Lisieux, parlant au monde entier dans la personne de mes électeurs, j’avais tenu, sur l’Angleterre, son gouvernement et ses armées, un pareil langage[2] ?

De tout cela, mon cher baron, je ne veux faire sortir aucune réclamation, aucune démarche. Tout cela ne m’empêcherait pas de conclure, avec lord Palmerston, les affaires en suspens si l’intérêt de notre pays le demandait. Mais cela me dispense de tout empressement, de tout acte de bienveillance surérogatoire ; cela me commande même quelque froideur. Je ne veux rien faire pour être désagréable, rien pour être agréable. Je n’aurai point de mauvais procédé ; je ne veux, je ne dois avoir point de procédé gracieux. Je veux marquer que j’ai vu ce que je n’ai pas relevé, que j’ai ressenti ce dont je ne me suis pas plaint. Avec qui se montre peu aimable, la plainte n’est pas digne ; l’insouciance ne l’est pas davantage. Je ne réclame jamais que ce qui m’est dû ; mais je ne rends rien au delà de ce qu’on m’a donné.

Voilà, mon cher baron, ce qui règle aujourd’hui ma conduite, et je vous demande, dans les relations que vous aurez encore avec lord Palmerston, de régler vous-même, sur ce que je vous dis là, votre attitude et votre langage, sans roideur, sans affectation, de façon pourtant à ce qu’on s’en aperçoive. La nuance est délicate, mais vous êtes très propre à la saisir et à la faire sentir.

Je demandais à M. de Bourqueney une attitude qui convenait très bien à la judicieuse finesse de son esprit, un peu moins à la disposition naturellement courtoise et douce de son caractère. Il me répondit : Je comprends parfaitement les motifs qui vous empêchent de seconder lord Palmerston dans sa liquidation du Foreign-Office. Je m’attends à une question très anxious sur le traité des nègres. Je ferai une réponse vague qui ne sente ni le mauvais, ni le trop bon procédé. Je me tiendrai dans la mesure que vous m’avez si délicatement fixée. Et quelques jours après : Lord Palmerston m’a demandé si j’avais une réponse de Votre Excellence relativement à la conclusion de la convention générale pour la suppression de la traite. J’ai répondu que je n’avais encore point d’instructions à cet égard ; mais j’ai évité toute allusion aux causes qui en retardaient l’envoi. — Je suis obligé de me mettre en règle, m’a dit lord Palmerston, et je vais vous adresser une note officielle. Les représentants des trois autres cours ont leurs pouvoirs. C’est la France qui, de concert avec nous, a invité l’Autriche, la Prusse et la Russie à signer en commun une convention générale. Les trois puissances se sont rendues à notre invitation. De votre part ou de la nôtre, un retard n’est plus justifiable. — J’ai encore jeté en avant quelques considérations vagues sur le minutieux examen que nécessitaient les détails de la convention, sur les retards qu’entraînait la division des attributions, en cette matière, entre le ministre des affaires étrangères et le ministre de la marine. Lord Palmerston m’a écouté, mais je ne l’ai pas convaincu. M. Bulwer recevra des instructions analogues à l’esprit et au texte de la note qui me sera adressée et dont j’aurais vainement cherché à prévenir l’envoi.

Je reçus en effet, et par M. de Bourqueney et par M. Bulwer, une demande officielle de lord Palmerston pour la signature de la nouvelle convention. J’y répondis officiellement par cette dépêche que je chargeai M. de Bourqueney de lui communiquer : J’ai reçu, monsieur, avec la dépêche que vous m’avez écrite le 11 de ce mois, copie de la note que vous a passée lord Palmerston pour vous exprimer le désir que le gouvernement du roi vous autorisât à signer immédiatement, avec les plénipotentiaires des autres grandes cours, le projet de traité général dressé à Londres, il y a trois ans, dans le but de rendre plus efficace la répression de la traite des noirs. Je n’ai pas besoin de vous dire que, ni sur l’objet de cette convention, ni même sur l’ensemble de ses dispositions, il n’existe et ne peut exister aucun dissentiment entre le gouvernement du roi et celui de Sa Majesté Britannique ; mais quelques-unes des clauses secondaires qu’elle contient paraissent devoir donner lieu à certaines explications qui préviendront, je l’espère, les difficultés que leur exécution pourrait rencontrer. L’opinion publique n’est pas moins prononcée en France qu’en Angleterre contre l’infâme trafic dont il s’agit de faire disparaître les dernières traces ; mais elle n’est pas également arrêtée sur l’opportunité de quelques-unes des mesures à prendre pour y parvenir, et à cet égard elle conserve des doutes, des défiances qu’il est nécessaire de dissiper. Ces difficultés ne sont pas insurmontables, et si des questions plus urgentes n’avaient pas, dans ces derniers temps, absorbé toute notre activité, s’il nous avait été possible de fixer sur ce point l’attention publique distraite par d’autres préoccupations, il est probable que nous aurions déjà triomphé des obstacles que je viens de vous signaler. Quoi qu’il en soit, lord Palmerston comprendra qu’il y aurait de l’imprévoyance de notre part à ne pas en tenir compte, et que nous ne saurions nous engager à les écarter assez promptement pour être en mesure de signer, dans le délai qui lui conviendrait, la convention à laquelle il attache, avec raison, une si grande importance.

Lord Palmerston ne s’en tint pas à sa demande officielle ; il chargea son chargé d’affaires à Paris d’une nouvelle insistance : M. Bulwer est venu, de la part de lord Palmerston, écrivis-je à M. de Bourqueney, me redire ce que son chef vous a dit et me demander aussi la signature. Comme j’ai vu, par vos dernières lettres, que vous n’aviez pas cru devoir faire sentir à lord Palmerston lui-même mon vrai motif, et que vous aviez, comme vous me le dites, éludé la situation, j’ai voulu prendre à mon compte ce petit embarras. J’ai dit tout simplement à M. Bulwer que la signature immédiate de la convention ne serait pas ici bien comprise ni bien prise de tout le monde, que le ministère de la marine avait des objections à cette extension du droit de visite, qu’il y avait dans notre public, à cet égard, des préjugés, de la susceptibilité, que les journaux crieraient, qu’il y avait là, pour moi, quelque obstacle à surmonter, quelque désagrément passager à subir, et que, pour lui parler vrai, lord Palmerston n’avait pas été assez aimable, pour moi, le 2 novembre dernier, ni pour mon pays, tout récemment, à Tiverton, pour que je me donnasse, à moi-même, un embarras à Paris pour lui procurer, à Londres, un succès. — Et comme je désire, ai-je ajouté, que vous ne voyiez en cela que ce qui y est, comme je suis bien aise de vous montrer quelle est, envers lord Palmerston, la juste mesure de ma pensée et de mon intention, voici ce que j’ai écrit à M. de Bourqueney il y a trois semaines. — Et je lui ai lu, à peu près tout entière, ma lettre particulière à vous du 20 juillet. M. Bulwer a pris cela en homme d’esprit, et je suis sûr qu’il aura écrit notre conversation à lord Palmerston de façon à lui en transmettre une impression juste et, je crois, utile. Je ne fais pas du tout ceci, vous le savez bien, par exigence ou par susceptibilité personnelle ; c’est parce que, à mon avis, la dignité de nos relations le commande. Et aussi parce que, au bout de quelque temps, et de peu de temps, j’en suis convaincu, elles y gagneront en sûreté comme en dignité. Quand on saura bien qu’on risque quelque chose à ne pas prendre garde, on prendra garde, et les affaires deviendront d’autant plus faciles qu’on y apportera plus d’attention et moins de fantaisie.

Je ne m’étais pas trompé sur le rapport que ferait de notre entretien M. Bulwer et sur son effet ; je reçus de lui, quelques jours après, ce billet :

Mon cher monsieur Guizot,

Je viens de recevoir la lettre ci-jointe de lord Palmerston. C’est tout ce qu’il me dit au sujet de mes lettres. Vous verrez que vous avez été compris. En tout cas, je ne m’estimerais que trop heureux si je contribuais, le moins du monde, à placer sur un pied plus amical les relations de deux hommes si bien faits pour diriger les affaires des deux grandes nations auxquelles ils appartiennent.

Je reproduis textuellement la lettre de lord Palmerston qui m’était ainsi communiquée, et j’en place le texte anglais dans les Pièces historiques jointes à ce volume[3].

Carlton-Terrace, 17 août 1841.

Mon cher Bulwer,

Je suis très fâché de voir, d’après votre lettre de la semaine dernière, que, dans votre entretien avec M. Guizot, vous avez observé qu’il avait dans l’esprit cette impression que, dans certaines circonstances que vous rappelez, je ne parais pas avoir tenu assez de compte de sa situation ministérielle. Vous m’obligeriez beaucoup, si vous en trouviez l’occasion, en vous appliquant à le convaincre que rien n’a été plus éloigné de mon intention. J’ai une grande considération et estime pour M. Guizot ; j’admire ses talents, je respecte son caractère, et je l’ai trouvé l’un des hommes les plus agréables avec qui j’aie eu à traiter dans les affaires publiques ; il a, sur les choses, des vues larges et philosophiques ; il discute les questions clairement, en pénétrant jusqu’au fond, et il se montre toujours préoccupé d’arriver à la vérité. Il est tout à fait invraisemblable que j’aie jamais fait à dessein quelque chose qui pût lui être personnellement désagréable.

Vous dites qu’il a rappelé trois circonstances dans lesquelles il a paru croire que j’avais, sans nécessité, tenu une conduite embarrassante pour lui. J’essayerai de vous expliquer ma conduite dans chacune de ces circonstances.

Il vous a parlé d’abord de ma note du 2 novembre dernier en réponse à celle de M. Thiers du 8 octobre précédent. Certainement j’aurais désiré répondre plus tôt à la note de M. Thiers, de telle sorte que ma réponse lui arrivât à lui, et non à son successeur. Je ne l’ai pas pu. J’étais accablé d’affaires de toute sorte et je ne disposais pas de mon temps. Je ne pensais pourtant pas que la retraite de M. Thiers fût une raison de renoncer à lui répondre ; sa note du 8 octobre contenait, sur certains points de droit public, des doctrines auxquelles le gouvernement britannique ne pouvait adhérer, et le silence eût été pris pour une adhésion. J’ai cru de mon devoir impérieux, comme ministre de la couronne, de constater officiellement ma réponse. J’ai pensé, je vous l’avouerai, que M. Thiers pourrait se plaindre du retard, et dire qu’en différant de lui répondre jusqu’à ce qu’il fût hors de ses fonctions, je l’avais empêché de me répliquer ; mais il ne me vint pas alors à l’esprit que M. Guizot pût ressentir quelque embarras en recevant ma réponse à son prédécesseur.

Quand M. Guizot, comme ambassadeur ici, me lut la note de M. Thiers du 8 octobre, il me dit, si je ne me trompe, qu’il n’en discuterait pas avec moi les doctrines, et qu’il n’en était pas responsable. Au fait, j’aperçus clairement que M. Guizot reconnaissait les nombreuses méprises et les doctrines erronées que contenait cette note. Il me parut donc que, comme M. Guizot ne pouvait avoir l’intention d’adopter les paradoxes de son prédécesseur, la réfutation de ces paradoxes l’aiderait plutôt qu’elle ne l’embarrasserait dans sa position personnelle, et qu’il valait mieux que cette réfutation vînt de moi, plutôt que de laisser retomber sur lui, par ma négligence, la pénible tâche de réfuter son prédécesseur.

Secondement, M. Guizot a rappelé ma réponse à une question qui me fut faite dans la chambre des communes sur la guerre entre Buenos-Aires et Montevideo. La question, à ce qu’il me parut, était de savoir s’il y avait eu, entre l’Angleterre et la France, quelque convention pour intervenir par la force et mettre fin à cette guerre. Je répondis, ce qui était très exact, qu’aucune convention officielle de cette sorte n’avait été faite entre les deux gouvernements, mais que le gouvernement de Montevideo nous avait, peu de temps auparavant, demandé notre médiation, et que nous avions chargé M. Mandeville de l’offrir à l’autre partie, le gouvernement de Buenos-Aires. J’aurais peut-être dû faire mention de l’entretien que j’avais eu avec le baron de Bourqueney, et dans lequel il m’avait proposé, de la part de son gouvernement, que nos agents à Buenos-Aires eussent à s’entendre et à s’entraider dans cette affaire. Mais, dans la précipitation de la réplique, il ne me vint pas à l’idée que cet entretien rentrât dans l’objet de la question qui m’était adressée.

Quant à ce que j’ai dit à Tiverton sur les procédés des troupes françaises en Afrique, j’ai pu me méprendre ; mais j’ai choisi à dessein cette occasion comme celle où je pouvais, sans trop d’objections, m’efforcer de servir les intérêts de l’humanité et de mettre, s’il était possible, un terme à des actes qui, depuis longtemps, ont excité les regrets de tous ceux qui les ont observés. Il ne m’est pas venu à l’esprit de me demander si ce que je disais devait être agréable ou désagréable. Les journaux français et même les ordres des généraux français prouvent que tout ce que j’ai dit de ces actes est vrai. Je sentais que le gouvernement anglais ne pouvait convenablement rien dire, sur ce point, au gouvernement français ; par la même raison, je ne pouvais en parler de ma place dans le Parlement ; j’ai cru que, paraissant comme un simple particulier sur les Hustings, devant mes électeurs, je pouvais user de la liberté de langage accordée en pareille circonstance pour attirer l’attention publique sur des procédés auxquels il serait de l’honneur de la France de mettre un terme ; et si le débat public qu’a suscité mon discours devait avoir pour effet de supprimer la millième partie des souffrances humaines dont j’ai parlé, je suis sûr que M. Guizot me pardonnera de dire que je ne croirais pas ce résultat trop chèrement acheté quand même j’aurais offensé par là mon plus ancien et plus cher ami. Je suis sûr aussi que M. Guizot déplore ces actes autant que je puis le faire. Mais je sais bien que, dans le mécanisme du gouvernement, un ministre ne peut pas toujours contrôler les départements qu’il ne dirige pas.

Nous sommes à la veille de nous retirer, et dans dix jours nos successeurs auront pris notre place. J’espère sincèrement que le gouvernement français les trouvera aussi désireux que nous l’avons été de maintenir, entre la France et l’Angleterre, la plus intime union possible ; je suis parfaitement sûr qu’ils ne pourront l’être davantage, quoi qu’on ait dit ou pensé en sens contraire.

Je répondis sur-le-champ à M. Bulwer : Je vous remercie d’avoir bien voulu me communiquer la lettre de lord Palmerston. J’avais pressenti ses raisons sans les trouver bonnes, et j’avoue qu’après avoir relu deux fois sa lettre, je ne les trouve pas meilleures. Mais je suis fort touché des sentiments qu’il vous exprime pour moi, et j’espère qu’il me les conservera. Ce que je vous ai dit de lui l’autre jour, je le lui dirais volontiers à lui-même, et je fais trop de cas de son esprit et de sa loyauté pour croire qu’il en pût être blessé.

A Londres, le même jour 19 août, le baron de Bourqueney portait à lord Palmerston notre refus officiel de signer sans délai le nouveau traité. Après avoir eu un moment, et par convenance, l’air de discuter les motifs apparents de ce refus, lord Palmerston reprit : M. Guizot n’aime pas plus la traite que moi ; je connais ses principes, ce sont les miens. Il doit lui être pénible de retarder la conclusion d’un acte, le plus efficacement répressif de tous ceux que nous avons faits jusqu’ici. Quant à moi, il m’eût été sans doute personnellement agréable de couronner, par la signature d’un traité général, dix années de travail et de dévouement à une si bonne cause ; mais je n’ai besoin que de produire les documents et de déposer les pièces diplomatiques sur la table de la chambre, pour prouver à tout le monde que j’avais, en ce qui me concerne, amené l’œuvre aussi près que possible de son exécution. Je n’ai rien à me reprocher, et personne ne me reprochera rien.

En me rendant compte de cette entrevue, M. de Bourqueney ajoutait : Tout cela était dit sans aigreur. J’ai laissé tomber. M. Bulwer recevra une dépêche en réponse à celle que j’ai communiquée ; puis, tout sera dit.

Tout fut dit en effet, de ce jour, entre lord Palmerston et moi : mais, après sa chute, et quand le cabinet tory se forma, la situation fut changée : Je vais consulter sur l’affaire de la traite des nègres, m’avait répondu M. Thiers en 1840, quand je lui avais rendu compte du nouveau projet de convention ; je crains de faire traité sur traité avec des gens qui ont été bien mal pour nous. Ce juste motif d’hésitation avait disparu ; étrangers aux mauvais procédés qui nous avaient blessés, les nouveaux ministres anglais nous témoignaient les dispositions les plus bienveillantes ; quoique je n’eusse pas encore alors, avec lord Aberdeen, les liens d’intime amitié qui se sont formés plus tard entre nous, je le savais animé, pour moi, des meilleurs sentiments : M. Guizot a tous mes vœux, écrivait-il peu après l’avènement de notre cabinet, et je serai empressé de lui prouver mon estime s’il est jamais en mon pouvoir de le faire utilement et efficacement. Il y avait, entre les deux ministères, des causes de sympathie plus profondes que les bons rapports personnels ; sir Robert Peel et ses collègues étaient des conservateurs devenus libéraux ; nous étions des libéraux qui devenaient conservateurs ; quelles que fussent, entre les deux cabinets, les différences d’origine et de situation, nous avions, sur les devoirs et les conditions du gouvernement dans l’état des sociétés européennes, des idées fort semblables, et, partis de points divers, nous marchions au même but en suivant les mêmes pentes. Il y a, dans ces analogies naturelles de pensée et d’inclination, une secrète puissance qui agit sur les hommes et les rapproche, souvent même sans dessein et à leur insu.

Dès les premiers jours d’octobre 1841, lord Aberdeen me fit demander, par M. de Sainte-Aulaire, quelles étaient mes intentions sur les deux projets de traités, l’un pour la répression de la traite, l’autre pour les relations commerciales des deux pays, qui avaient été préparés sous le cabinet précédent. Il mettait, à la conclusion de l’un et de l’autre, beaucoup de prix. Je répondis à M. de Sainte-Aulaire : Pour les nègres, tout de suite. Pour le commerce, je veux me mieux instruire de l’affaire. Je suis disposé à la conclure aussi ; pourtant vous avez bien fait d’annoncer plus de réserve. La négociation commerciale fut en effet ajournée ; mais vers la fin de novembre, M. de Sainte-Aulaire reçut ses pouvoirs pour signer la convention destinée à rendre la répression de la traite des nègres plus générale et plus efficace[4].

Pour mon compte, j’avais fortement à cœur le succès de cette répression entreprise à la fois par l’esprit philosophique et par l’esprit chrétien, et l’une de leurs plus belles gloires communes. Les deux conventions négociées en 1831 et 1833, dans ce dessein, entre la France et l’Angleterre, l’une par le général Sébastiani, l’autre par le duc de Broglie, n’avaient excité, à leur origine, point de rumeur ; l’opposition, comme le ministère, les avait, à cette époque, acceptées sans difficulté, comme nécessaires au triomphe de la cause libérale dans le monde ; elles s’exécutaient depuis dix ans sans que le droit réciproque de visite, qu’elles avaient institué, eût donné lieu à de nombreuses et graves plaintes. Je n’étais pas, comme on vient de le voir, étranger à tout pressentiment des difficultés qui pouvaient s’élever à ce sujet ; mais j’avais la confiance que le sentiment libéral et humain les surmonterait ; de l’aveu du roi et du conseil, j’autorisai sans hésiter la signature du nouveau traité ; elle fut donnée le 20 décembre 1841, et l’échange des ratifications fut fixé au 19 février suivant.

Mais dès que les chambres furent réunies, je reconnus que la lutte serait bien plus sérieuse que nous ne l’avions imaginé, et la veille du jour où elle devait s’ouvrir, j’écrivis au comte de Sainte-Aulaire : Sachez bien que le droit de visite pour la répression de la traite des noirs est, dans la chambre des députés, une grosse affaire. Je la discuterai probablement demain, et sans rien céder du tout ; je suis très décidé au fond ; mais la question est tombée bien mal à propos au milieu de nos susceptibilités nationales, et j’aurai besoin de peser de tout mon poids, et de ménager beaucoup mon poids en l’employant. Je ne sais s’il me sera possible de ratifier aussitôt que le désirerait lord Aberdeen. Il n’y a pas moyen que les questions particulières ne se ressentent pas de la situation générale, et que, même lord Palmerston tombé, toutes choses soient, entre les deux pays, aussi faciles et aussi gracieuses que dans nos temps d’intimité. Le débat fut encore plus sérieux que je ne le pressentais en écrivant cette lettre. M. Billault en prit l’initiative, habile à scruter en tous sens une question, à découvrir tous les points d’attaque, et à présenter sans fatigue, quoique trop longuement, et d’une façon incisive sans être violente, une multitude d’arguments spécieux, même quand ils n’étaient pas puissants. Il proposa, à l’adresse de la chambre, un amendement qui attaquait, non seulement le nouveau traité non encore ratifié, mais les conventions en vigueur depuis 1831 et 1833. M. Dupin vint après lui, avec son raisonnement vif et clair, sa verve familière, et son art naturel de présenter ses raisons, solides ou non, sous le drapeau du sentiment populaire et du commun bon sens. M. Thiers, un peu embarrassé par la convention de 1833 qui avait été conclue pendant qu’il était ministre du commerce et sans objection de sa part, porta la question sur un autre terrain, et combattit l’emploi du droit de visite pour la répression de la traite au nom de la politique maritime de la France pour la défense des droits des neutres. M. Berryer et M. Odilon Barrot entrèrent à leur tour dans l’arène, l’un avec son éloquence abondante, brillante, entraînante, l’autre avec sa gravité un peu vague et en faisant un effort sincère pour maintenir son aversion de la traite à côté de son opposition au moyen jusque-là regardé comme le plus efficace pour la réprimer. L’amiral Lalande, marin consommé et aussi estimé dans la flotte anglaise que dans la sienne propre, exprima, avec une modération adroite, l’antipathie naturelle de la marine française pour le droit de visite accordé à la marine anglaise, même pour un cas tout spécial et à charge de revanche. Toutes les nuances de l’opposition, chacune à son rang et dans sa mesure, s’unirent pour livrer, aux conventions de 1831 et 1833 comme au traité du 20 décembre 1841 et au cabinet, un assaut général. Seul dans son camp, M. de Tracy eut le courage de défendre les conventions de 1831 et 1833 comme indispensables à la répression de la traite, et de repousser l’amendement de M. Billault au nom des croyances et des espérances qu’avait jusque-là nourries le parti libéral.

Mais ce qui fut plus grave encore que ce concours de toute l’opposition, ce fut l’ébranlement qu’elle porta et l’appui qu’elle trouva dans le parti conservateur. Nos amis étaient en majorité dans la commission de l’adresse, et ne se méprenaient point sur la portée de l’amendement de M. Billault dirigé contre le cabinet aussi bien que contre le droit de visite ; mais en le repoussant, ils entreprirent de séparer les deux causes, et l’un d’eux, M. Jacques Lefebvre, proposa un amendement qui, tout en témoignant leur adhésion au gouvernement et en l’approuvant de donner son concours à la répression d’un trafic criminel, exprimait aussi leur confiance qu’il saurait préserver de toute atteinte les intérêts de notre commerce et l’indépendance de notre pavillon.

Très frappé de cette complication, et décidé, d’un côté, à ne point abandonner nos principes et nos actes quant à la répression de la traite, de l’autre, à ne pas sacrifier à une difficulté incidente le maintien de la politique générale que représentait et soutenait le cabinet, j’entrai dans le débat à plusieurs reprises ; je repoussai les attaques de M. Billault, de M. Thiers, de M. Berryer, et le dernier jour venu, je résumai la question et la situation en ces termes : Un cas a été ajouté à ceux que toutes les nations civilisées ont mis en dehors de la liberté des mers ; voilà tout. Ne dites pas qu’il n’y a pas de cas semblables ; vous en avez vous-mêmes proclamé à cette tribune. Vous avez parlé de la piraterie, de la contrebande de guerre ; vous avez reconnu que, selon les principes avoués par les nations les plus jalouses de la liberté des mers, selon les principes professés par la France elle-même, la contrebande de guerre était interdite et que le droit de visite existait sur les neutres pour arrêter la contrebande de guerre. Ce qu’ont fait les conventions de 1831 et 1833, c’est de considérer la chair humaine comme une contrebande de guerre ; elles ont fait cela, rien de moins, rien de plus ; elles ont assimilé le crime de la traite au délit accidentel de la contrebande de guerre. A Dieu ne plaise que la liberté des mers soit compromise à si bon marché ! Il ne s’agit pas plus de la liberté des mers que de la liberté des États-Unis ; les mers restent libres comme auparavant ; il y a seulement un crime de plus inscrit dans le code des nations, et il y a des nations qui s’engagent à réprimer en commun ce crime réprouvé par toutes. Et le jour où toutes les nations auront contracté ce même engagement, le crime de la traite disparaîtra. Et ce jour-là, les hommes qui auront poursuivi ce noble but à travers les orages politiques et les luttes des partis, à travers les jalousies des cabinets et les rivalités des personnes, les hommes, dis-je, qui auront persévéré dans leur dessein sans s’inquiéter de ces accidents et de ces obstacles, ces hommes-là seront honorés dans le monde, et j’espère que mon nom aura l’honneur de prendre place parmi les leurs.

Il me reste un autre devoir à remplir. J’ai défendu, pour les nègres, la cause de la liberté et de l’humanité ; j’ai aussi à défendre la cause des prérogatives de la couronne. Quand je parle des prérogatives de la couronne, je suis modeste, messieurs, car je pourrais dire aussi que je viens défendre l’honneur de mon pays. C’est l’honneur d’un pays que de tenir sa parole, de ne pas entamer légèrement ce qu’on désavouera deux ou trois ans après. En 1838, au mois de décembre (je n’étais pas alors dans les affaires), la France et l’Angleterre réunies, après y avoir bien pensé sans doute, car de grands gouvernements, de grands pays pensent à ce qu’ils font, la France et l’Angleterre réunies, dis-je, ont proposé à l’Autriche, à la Prusse et à la Russie, non pas d’adhérer simplement aux conventions de 1831 et 1833, mais de faire un nouveau traité dont elles leur ont proposé le texte, conforme au traité qui vous occupe en ce moment. Après deux ou trois ans de négociations, de délibérations, les trois puissances ont accepté ; le traité a été conclu. Il n’est pas encore ratifié, j’en conviens, et je ne suis pas de ceux qui regardent la ratification comme une pure formalité, à laquelle on ne peut d’aucune façon se refuser quand une fois la signature a été donnée ; la ratification est un acte sérieux, un acte libre ; je suis le premier à le proclamer. La chambre peut donc jeter dans cette affaire un incident nouveau ; elle peut, par l’expression de son opinion, apporter un grave embarras, je ne dis rien de plus, un grave embarras à la ratification ; mais, dans cet embarras, la liberté de la couronne et de ses conseillers reste entière, la liberté de ratifier ou de ne pas ratifier le nouveau traité, quelle qu’ait été l’expression de l’opinion de la chambre. Sans doute cette opinion est une considération grave et qui doit peser dans la balance ; mais elle n’est pas décisive, ni la seule dont il y ait à tenir compte. A côté de cette considération, il y en a d’autres, bien graves aussi, car il y a peu de choses plus graves pour un gouvernement que de venir dire à d’autres puissances, avec lesquelles il est en rapport régulier et amical :Ce que je vous ai proposé il y a trois ans, je ne le ratifie pas aujourd’hui. Vous l’avez accepté à ma demande ; vous avez fait certaines objections ; vous avez demandé certains changements ; ces objections ont été accueillies, ces changements ont été faits ; nous étions d’accord ; n’importe, je ne ratifie pas aujourd’hui.

Je dis, messieurs, qu’il y a là quelque chose de bien grave pour l’autorité du gouvernement de notre pays, pour l’honneur de notre pays lui-même. L’autorité du gouvernement, l’honneur du pays, l’intérêt de la grande cause qui se débat devant vous, voilà certes des motifs puissants, des considérations supérieures, qu’un ministre serait bien coupable d’oublier. Je le répète en finissant ; quel que soit le vote de la Chambre, la liberté du gouvernement du roi, quant à la ratification  du nouveau traité, reste entière ; quand il aura à se prononcer définitivement, il pèsera toutes les considérations que je viens de vous rappeler, et il se décidera sous sa responsabilité. Vous le retrouverez prêt à l’accepter.

La Chambre approuva hautement ma réserve du droit de la couronne en matière de ratification ; mais, en même temps, elle maintint l’expression officielle de son vœu contre le nouveau traité ; l’amendement de M. Jacques Lefebvre fut voté presque à l’unanimité. Évidemment le sentiment général pour la répression de la traite n’avait plus la puissance qui, en 1831 et 1833, avait fait adopter sans objection les mesures destinées à le satisfaire. Personne ne contestait le principe ; tout le monde s’empressait à qualifier par les termes les plus sévères ce trafic coupable, criminel, infâme ; les plus modérés dans la réaction se faisaient un devoir de reconnaître que, tant qu’elles subsistaient, les conventions de 1831 et 1833 devaient être loyalement exécutées ; mais on ne voulait plus se résigner aux inconvénients qu’elles entraînaient, aux efforts qu’elles exigeaient ; on redoutait leurs abus bien plus qu’on ne désirait leur efficacité. La passion de la susceptibilité nationale avait remplacé l’élan public pour le triomphe du droit et de l’humanité.

Quels avaient été, depuis onze ans, ces abus d’abord si peu bruyants ou si patiemment supportés ? L’Angleterre avait-elle dépassé la limite fixée par l’article 3 de la convention du 30 novembre 1831 qui prescrivait que : dans aucun cas, le nombre des croiseurs de l’une des deux nations ne fût plus du double de celui des croiseurs de l’autre ? Le nombre des bâtiments visités avait-il été très considérable et tel que le commerce eût eu beaucoup à en souffrir ? Les réclamations contre l’exercice du droit de visite avaient-elles été très multipliées ? Je fis faire, à ce sujet, des recherches dont je résume ici les résultats. Le nombre des croiseurs anglais investis du droit de visite ne s’était pas élevé, de 1833 à 1842, au-dessus de 152 ; celui des croiseurs français avait été de 120. Sur la côte occidentale d’Afrique, théâtre de la surveillance la plus active comme de la traite la plus fréquente, les croiseurs français avaient visité en 1832 sept navires dont deux français et cinq anglais, en 1833 cinq navires, en 1835 deux, en 1838 vingt-quatre dont huit anglais ; les rapports des années 1834, 1836, 1837, 1839 et 1840 n’indiquaient pas le nombre des visites exercées par la station française. Quant aux croiseurs anglais, les années 1838 et 1839 furent les seules sur lesquelles on parvint à recueillir des renseignements un peu précis : en 1838, sur la côte occidentale d’Afrique, cinq bâtiments français avaient été visités par les croiseurs anglais pendant que, huit bâtiments anglais étaient visités par les croiseurs français, et en 1839 les croiseurs anglais avaient visité onze bâtiments français. Enfin, quant aux réclamations du commerce français suscitées par les abus du droit de visite, l’examen des archives des ministères des affaires étrangères et de la marine pendant le cours de ces onze années n’en fit connaître que dix-sept, dont cinq ou six avaient obtenu satisfaction ; les autres avaient été écartées comme sans fondement, ou délaissées par les réclamants eux-mêmes. C’étaient là sans doute des faits regrettables ; mais ni leur nombre, ni leur gravité ne pouvaient suffire à expliquer une clameur si forte, et à justifier le changement de conduite qu’on demandait au gouvernement du roi.

La vraie cause de l’état des esprits était ailleurs, et suscitait des périls bien plus graves que ceux qui pouvaient résulter du droit de visite. Le traité du 15 juillet 1840 et notre échec dans la question d’Égypte avaient réveillé en France les vieux sentiments de méfiance et d’hostilité contre l’Angleterre. Nous sommes, sur ce point comme sur tant d’autres, dans un travail de transition et de transformation singulièrement difficile pour les gouvernements et critique pour les peuples. Les siècles s’écoulent, mais les faits qui les ont remplis ne disparaissent pas tout entiers, et la trace en demeure longtemps, bien au delà de leurs causes réelles et de leur portée légitime. Notre histoire, ancienne et moderne, était pleine de nos luttes avec l’Angleterre ; la dernière, à son issue, ne nous avait pas été favorable, et elle avait laissé dans les cœurs, peuple et armée, un souvenir ardent et amer. Cependant les temps étaient changés ; l’une et l’autre nation avaient besoin de la paix ; pour l’une et l’autre, la paix était féconde en progrès de prospérité et de bien-être. A l’accord des intérêts se joignait la ressemblance des institutions ; l’esprit de liberté se déployait sur les deux rives de la Manche ; l’Angleterre, peuple et gouvernement, avait donné, à la France et à la monarchie de Juillet, d’éclatants témoignages et de solides preuves de sympathie. Les deux pays marchaient ensemble dans les grandes voies de la civilisation libérale et pacifique. Fallait-il en sortir, et compromettre les gloires comme les bienfaits de cette ère nouvelle, pour rentrer dans nos anciennes luttes et obéir au réveil de ces inimitiés nationales si heureusement assoupies depuis vingt-cinq ans ? C’était la question qui reparaissait en 1842, à propos du droit de visite, après avoir été, la veille, posée et résolue à propos des affaires d’Égypte. Il ne s’agissait pas seulement de la répression de la traite des nègres ; la politique générale que le cabinet du 29 octobre 1840 avait mission de défendre et de pratiquer était engagée dans le débat.

Malgré les difficultés et les ennuis que j’y prévoyais, je n’hésitai pas un moment sur la conduite que j’avais à tenir. Je mettais le maintien de notre politique générale, à l’extérieur comme à l’intérieur, fort au-dessus de telle ou telle question particulière. Je voyais le parti conservateur dans les chambres bien décidé à me soutenir dans l’ensemble, quoiqu’il m’abandonnât dans l’affaire du droit de visite. Je savais que, dans l’état des choses, j’étais plus propre que tout autre à maintenir les bons rapports avec l’Angleterre, et à tirer mon pays du nouveau mauvais pas où il s’engageait. Je pris la résolution d’ajourner la ratification du traité du 20 décembre 1841, et d’y demander des modifications qui devaient ou le rendre acceptable aux Chambres, ou le faire annuler. Le roi et le conseil adoptèrent mon avis.

Le débat terminé dans la chambre des députés, j’écrivis à M. de Sainte-Aulaire : Je regrette l’embarras que ceci donnera à lord Aberdeen. Je compatis fort aux embarras de ce genre, car je les connais. J’ai souvent combattu des impressions populaires, jamais une impression plus générale ni plus vive que celle qui s’est manifestée contre ce droit de visite auquel personne n’avait pensé depuis dix ans qu’il s’exerçait. Toute l’amertume que lord Palmerston a semée chez nous a saisi cette occasion pour éclater. Tenez pour certain que, dans l’état des esprits, nous ne pourrions donner aujourd’hui la ratification pure et simple sans nous exposer au plus imminent danger. J’ai établi la pleine liberté du droit de ratifier. J’ai dit les raisons de ratifier. Je maintiens tout ce que j’ai dit. Mais à quel moment pourrons-nous ratifier sans compromettre des intérêts bien autrement graves ? C’est ce que je ne saurais fixer aujourd’hui.

Au moment où j’écrivais cette lettre, j’en reçus une de M. de Sainte-Aulaire qui me rendait compte de sa première conversation avec lord Aberdeen depuis qu’on avait, à Londres, connaissance de notre débat : Je vous servirais mal, me disait-il, en ne vous disant pas la vérité tout entière. En entrant dans son cabinet, j’ai reconnu l’intention préméditée de me faire entendre les plus grosses paroles. Il a établi « que ce qui se passait dans les chambres ne le regardait pas, qu’il tenait le traité pour ratifié parce que ni délai, ni refus n’était supposable, et que la reine parlerait dans ce sens à l’ouverture de son Parlement. » J’ai répondu que, sauf ces dernières paroles, en pareil cas M. de Metternich me parlerait de même, et que je serais beaucoup plus embarrassé de ce langage dans sa bouche que dans celle du secrétaire d’État de la reine d’Angleterre. Le chancelier d’Autriche ne se soucie guère des nécessités du gouvernement parlementaire qu’il déteste ; à Londres, on en apprécie trop bien les avantages pour ne pas en respecter les inconvénients.

La réponse de M. de Sainte-Aulaire était bonne. J’ajoutai en post-scriptum à ce que je lui écrivais : Je ne change rien à ma lettre après avoir lu la vôtre, car la vôtre ne change rien à la situation. Lord Aberdeen se trompe s’il croit agir sur moi par les paroles dont il s’est servi envers vous. Je ne dirai pas qu’elles agiraient plutôt en sens contraire ; ce serait, de ma part, un enfantillage. Mais elles me laissent dans la même disposition où j’étais. Je regrette l’obstacle qu’a rencontré la ratification actuelle du traité. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour le surmonter. Mais je sais mesurer l’importance relative des choses. Il y a six semaines, j’ai maintenu, en principe et de la façon la plus désintéressée, le droit du roi des Pays-Bas à refuser une ratification qu’il refusait sans nécessité extérieure et par sa propre volonté. Je saurais bien, si on m’y obligeait, maintenir le même droit pour notre propre compte, quand il est si évident que le retard, loin de provenir de notre volonté, n’a lieu que malgré nous et après le plus rude combat pour l’éviter.

Les pouvoirs envoyés le 20 novembre 1841 à M. de Sainte-Aulaire, pour signer le nouveau traité, portaient expressément : sous la réserve de nos ratifications. Nous étions donc ; non seulement en principe général, mais en droit spécial et strict, pleinement autorisés à donner ou à ne pas donner une ratification ainsi réservée d’avance. Je rappelai ce texte à M. de Sainte-Aulaire, et je lui transmis en même temps les modifications que nous demandions au traité, comme pouvant seules nous mettre en mesure de le ratifier. Le cabinet anglais refusa de les admettre ; moins à cause de leur importance que pour n’avoir pas l’air de céder aux sentiments de méfiance et d’hostilité contre l’Angleterre qui éclataient en France : Ce serait là, disait lord Aberdeen à M. de Sainte-Aulaire, une humiliation que nous ne pouvons et ne voulons pas subir. Les symptômes de la société sont graves ici, ajoutait l’ambassadeur ; l’opinion qu’on entretient en France une haine violente contre l’Angleterre s’accrédite et provoque la réciprocité. Je ne regrettai point le rejet des modifications proposées, et j’écrivis sur-le-champ à M. de Sainte-Aulaire : Maintenant ne demandez rien, ne pressez rien. Le temps est ce qui nous convient le mieux. C’est du temps qu’il nous faut, le plus de temps possible. Prenez ceci pour boussole.

Nous touchions à un moment critique ; le 20 février 1842, jour fixé pour l’échange des ratifications entre les cinq puissances, approchait ; il fallait, ce jour-là, déclarer hautement et expliquer notre refus. J’écrivis le 17 février à M. de Sainte-Aulaire : Voici nos points fixes :

1º Nous ne pouvons donner aujourd’hui notre ratification ;

2º Nous ne pouvons dire à quelle époque précise nous pourrons la donner ;

Certaines modifications, réserves et clauses additionnelles sont indispensables pour que nous puissions la donner.

Ces points reconnus, que peut-on faire ?

On peut ajourner, soit indéfiniment, soit à terme fixe, toutes les ratifications. Je n’ai rien à dire de l’ajournement indéfini. Il est clair que, pour nous, il nous conviendrait. Quant à l’ajournement à terme fixe, nous n’avons pas à nous y opposer ; mais nous ne saurions nous engager à ratifier purement et simplement, ce terme venu. Évidemment les circonstances qui entravent, pour nous, la ratification ne sont pas de notre fait, et il n’est pas en notre pouvoir de les faire disparaître à un jour donné. L’ajournement à terme fixe donne, il est vrai, du temps pour que les circonstances changent, et pour que nous nous entendions sur les modifications indispensables ; mais il a l’inconvénient de tenir la question en suspens, au vu et su de tout le monde, sans donner la certitude qu’elle soit résolue quand le terme arrivera.

L’échange actuel des ratifications entre les autres puissances, et le protocole restant ouvert pour la France jusqu’à ce que nous nous soyons entendus sur les modifications réclamées, c’est là, ce me semble, quant à présent, la solution la plus convenable pour tous. Elle consomme, pour les autres puissances, le traité de 1841, et nous laisse, nous, sur le terrain des traités de 1831 et de 1833, en nous donnant, quant au traité de 1841, les chances du temps et d’une nouvelle négociation.

Du reste, mon cher ami, avant d’aller à la conférence, causez de ceci avec lord Aberdeen. Cherchez avec lui les manières de procéder et les formes qui peuvent le mieux lui convenir. Je vous ai indiqué nos points fixes. Tout ce que nous pourrons faire, dans ces limites, pour atténuer les embarras de situation et de discussion que ceci attire au cabinet anglais, nous le ferons, et nous comptons, de sa part, sur la même disposition.

La réunion pour l’échange des ratifications eut lieu en effet le 19 février, et M. de Sainte-Aulaire trouva, non seulement dans lord Aberdeen, mais aussi dans les plénipotentiaires autrichien, prussien, et russe, une disposition très conciliante : Je sors de la conférence, m’écrivit-il ; à midi nous étions réunis au Foreign-Office. C’était à moi à attacher le grelot. J’ai dit que je n’avais point mes ratifications, etc., etc. Vous trouverez mon texte dans la note ci-jointe[5]. Lord Aberdeen a répondu que je changeais entièrement la position prise par vous, que vous aviez déclaré en effet ne pouvoir ratifier en ce moment sans les réserves, mais qu’avec les réserves vous auriez ratifié immédiatement, ce qui laissait supposer que, dans un délai indéterminé, vous donneriez les ratifications pures et simples. J’ai répliqué que non seulement je ne pouvais donner, à cet égard, ni engagement, ni espérance, mais que je devais insister au contraire sur une rédaction du protocole qui nous laissât la plus complète indépendance. Lord Aberdeen a admis cette indépendance, et insisté seulement pour que je ne vous imposasse point la nécessité de tenir à des réserves sans valeur sérieuse, et auxquelles il était convaincu que vous renonceriez volontiers si l’opinion, toujours si mobile en France, vous le permettait plus tard. M. de Brünnow, qui est en possession de rédiger les protocoles, a ouvert l’avis que celui-ci fût le plus bref possible et constatât seulement que, le plénipotentiaire français n’ayant point apporté les ratifications de sa cour, l’échange avait eu lieu entre les autres plénipotentiaires, le protocole restant ouvert pour la France. » Après quelques explications sur les modifications que nous avions demandées et sur la nécessité d’attendre, à ce sujet, les instructions des cours qui n’en avaient pas encore une connaissance précise, l’avis de M. de Brünnow fût adopté et le protocole rédigé dans des termes qui nous convenaient. Maintenant, me disait M. de Sainte-Aulaire, agissez à Vienne, Berlin et Pétersbourg ; les rapports envoyés d’ici, même à cette dernière cour, seront, je n’en doute pas, d’une nature conciliante.

Je lui répondis le 27 février : Vous avez bien dit et bien agi. La rédaction du protocole est bonne et la situation aussi bonne que le permettent les embarras qu’on nous a faits. J’avais déjà mis Vienne, Berlin et Pétersbourg au courant. J’y suivrai l’affaire. Je compte sur le temps et sur l’esprit de conciliation. Nous n’avons qu’à nous louer du langage tenu à Londres, dans le Parlement. Il a été plein de mesure et de tact. Je craignais une discussion qui vînt aggraver ici l’irritation et mes embarras. Je puis au contraire me prévaloir d’un bon exemple. J’en suis charmé.

La difficulté diplomatique était ainsi ajournée ; mais de jour en jour, au contraire, la difficulté parlementaire allait s’aggravant. En toute occasion, sur le moindre prétexte, dans l’une et l’autre Chambre, le débat recommençait sur le traité encore en suspens, sur les conventions de 1831 et 1833, sur les plaintes et les réclamations particulières auxquelles leur exécution avait donné et donnait encore lieu. Nos adversaires montaient et remontaient incessamment sur cette brèche toujours ouverte, et nos adhérents, tout en nous restant fidèles sur le fond et l’ensemble de la politique, cédaient volontiers au désir de faire, sur ce point, un peu d’opposition populaire. Les élections générales, qui eurent lieu en juillet 1842 pour la Chambre des députés, révélèrent dans le public la même disposition ; il nous fut clair que la nouvelle Chambre serait aussi prononcée contre le droit de visite que celle qui venait de finir.

Il était indispensable qu’avant l’ouverture de la session de 1843, la question eût fait un pas. J’écrivis au comte de Flahault, ambassadeur du roi à Vienne, le 27 septembre 1842 : Je n’ai pas besoin de vous dire que nous ne saurions penser et que nous ne pensons nullement à ratifier jamais, quelque modification qu’il dût subir, le traité du 20 décembre 1841. Au premier moment, quand le débat s’est élevé, si les modifications que j’ai indiquées avaient été immédiatement acceptées, peut-être la ratification n’eût-elle pas été impossible. Mais les modifications ont été repoussées ; la question est devenue ce que vous savez. Aujourd’hui, il n’y a plus moyen. Pour nous, le traité du 20 décembre 1841 est mort, et tout le monde ici, dans le corps diplomatique comme dans le public, en est aussi convaincu que moi.

Cependant le protocole resté ouvert à Londres donne à croire que la ratification de la France est encore possible. Les malveillants le disent aux badauds. On le dirait beaucoup et on le croirait un peu dans la prochaine session. Il nous importe qu’on ne puisse plus le dire ni le croire. Nous avons donc besoin que la clôture du protocole vienne clore une situation qui ne peut plus avoir d’autre issue.

Nous en avons besoin à un autre titre. Dans la prochaine session, les conventions de 1831 et 1833 seront attaquées. Nous devons, nous voulons les défendre. Nous le ferions avec un grand désavantage si le protocole restait encore ouvert et le traité du 20 décembre 1841 suspendu sur nous. Pour que nous puissions nous retrancher fermement dans les anciens traités, il faut que les Chambres et le pays n’aient plus à s’inquiéter du nouveau. Cette inquiétude les entretiendrait dans un état de susceptibilité et d’irritation qu’on ne manquerait pas d’exploiter, comme on l’a déjà si bien fait.

Tout ce que je vous dis là, je l’ai dit à lord Cowley et aussi à M. Bulwer qui est allé passer quelques semaines à Londres. Je sais qu’ils en ont écrit et parlé à lord Aberdeen et à sir Robert Peel, et que les deux ministres comprennent la situation et ne feront aucune objection à la clôture du protocole. Mais ils ne croient pas pouvoir prendre, à cet égard, aucune initiative ; ils craignent les saints du Parlement, et ne veulent pas qu’on puisse leur dire qu’ils ont eux-mêmes proposé de renoncer à la ratification de la France. Ils sont prêts, si je suis bien informé, à accepter la clôture du protocole, pourvu que la proposition en soit faite par une tierce puissance.

J’ai parlé de ceci au comte d’Appony. Je lui ai dit que M. de Sainte-Aulaire allait retourner à Londres, qu’il exposerait à lord Aberdeen la situation, et lui dirait que nous ne pouvions songer à ratifier le traité, que par conséquent, en ce qui nous concerne, il est tout à fait inutile que le protocole reste plus longtemps ouvert. J’ai témoigné au comte d’Appony le désir que, sur cette déclaration de la France, le plénipotentiaire autrichien voulût bien demander la clôture pure et simple du protocole, sans aucune observation désagréable ou embarrassante pour nous. Il en a écrit au prince de Metternich, et il vient de me lire une dépêche qui promet de nous rendre ce bon office. M. de Neumann est mandé au Johannisberg, où il recevra des instructions en conséquence. Vous voyez, mon cher comte, que l’affaire est à peu près arrangée ; mais j’ai besoin que vous la connaissiez bien, que vous en causiez avec le prince de Metternich à son retour à Vienne, et que vous le remerciez de la bonne grâce qu’il y a mise. Les affaires sont agréables à traiter avec un esprit droit et grand qui simplifie tout.

Je donnai en même temps à M. de Sainte-Aulaire, pour la clôture du protocole, des instructions positives. Au premier moment, elles le trouvèrent un peu inquiet ; lord Aberdeen lui dit qu’il comprenait que la ratification du traité du 20 décembre 1841 nous était désormais impossible, qu’il ne nous la demanderait jamais, et qu’à l’ouverture du parlement il déclarerait sans équivoque que non seulement nous n’avions point pris l’engagement de ratifier, mais qu’il n’avait, lui, aucune espérance à cet égard. Cela suffirait, selon lui, pour que la question fût considérée comme close. Je vous avoue, ajoutait M. de Sainte-Aulaire, que je suis assez de son avis ; des déclarations très nettes de tribune me semblent pouvoir suppléer à la clôture du protocole, et je crains qu’en touchant avec la plume à cette malheureuse affaire, il n’en sorte de nouveaux embarras. Du reste, les intentions sont ici positivement conciliantes ; dites-moi votre préférence, et je tâcherai de la faire prévaloir.

Je lui répondis sur-le-champ : Chez nous et dans la disposition de notre public, la déclaration dont lord Aberdeen vous a parlé n’aurait pas du tout le même effet que la clôture du protocole. Il y a plus ; dans l’état où sera alors l’affaire, je ne la comprendrais pas. Vous serez, dans le cours de ce mois, chargé de déclarer à lord Aberdeen et à la conférence qu’après y avoir bien réfléchi, et à raison de tout ce qui s’est passé depuis dix-huit mois, le gouvernement du roi ne croit pas devoir ratifier le traité, et ne le ratifiera décidément pas, qu’ainsi il n’y a plus, en ce qui le concerne, aucun motif pour que le protocole reste ouvert. Quand vous aurez fait cette déclaration, il n’y aura plus lieu à dire que nous n’avons point pris l’engagement de ratifier, qu’on n’a aucune espérance à cet égard et qu’on ne nous demandera jamais la ratification. Ces paroles supposeraient encore une situation qui ne subsistera plus. Pourquoi a-t-on laissé le protocole ouvert ? Dans la perspective de la ratification possible de la France et pour en maintenir la possibilité. C’est là non seulement ce qui a été fait, mais ce qui a été dit formellement. Quand la France aura définitivement déclaré qu’elle ne saurait ratifier, l’ouverture prolongée du protocole devient absolument sans objet.

Que signifierait-elle donc et à quelles suppositions pourrait-elle donner lieu ?

On supposerait, ou que le cabinet actuel pourra revenir sur sa déclaration qu’il ne ratifiera point, on qu’un jour, un autre cabinet pourra et voudra ratifier. Évidemment le protocole ne resterait ouvert que pour l’une ou l’autre de ces deux chances, et tout le monde le croirait ou se croirait en droit de le dire.

Je n’hésite pas à affirmer que ni l’une ni l’autre de ces chances n’existe, et qu’en les maintenant sur l’horizon, on créerait, entre les deux pays, et à nous dans nos Chambres, de graves embarras.

A quel moment, en effet, laisserait-on cette perspective encore entr’ouverte ?

Au moment où les conventions de 1831 et 1833 sont et seront violemment attaquées, et où leur exécution peut donner, donne et donnera lieu à de fâcheux conflits, à des plaintes continuelles.

Pour défendre les conventions de 1831 et 1833, pour les exécuter sans que les bonnes relations des deux pays en soient, à chaque instant, compromises, j’ai besoin de n’avoir sur les épaules, dans cette affaire, aucun autre fardeau. Celui-là est déjà assez lourd.

Or la seule perspective d’une résurrection possible du traité du 20 décembre 1841, quelque lointaine et douteuse qu’elle fût, quelques dénégations qu’on en donnât dans l’un et l’autre parlement, serait un fardeau énorme qui m’affaiblirait extrêmement dans la tâche, déjà très difficile, que j’aurai à remplir. Cette perspective toujours subsistante laisserait aussi subsister, chez nous, toutes les irritations, toutes les susceptibilités, toutes les méfiances. L’opposition les exploiterait avidement. Le moindre incident, dans l’exécution des traités, et il y en aura, nous le voyons bien, deviendrait la source d’amères réclamations et de violents débats.

La clôture pure et simple du protocole, après notre déclaration que nous ne ratifierons point, peut seule couper court à ces embarras, je dirai à ces dangers. Seule, elle est en accord avec la vérité des choses et avec l’intérêt des bonnes relations entre les deux pays. Seule, elle nous permettra de recommencer un compte tout à fait nouveau, et de régler les diverses affaires que nous avons ensemble, sans autre difficulté que celle des affaires mêmes.

Lord Aberdeen était, au fond, de cet avis. Je n’ai point connu d’homme moins emprisonné dans ses propres pensées, ni plus disposé à comprendre les idées et la situation des autres, et à leur faire leur part. Il y avait en lui, à côté d’une prudence qui ne se dissimulait aucune des difficultés d’une affaire et qui ne tentait de les surmonter que pas à pas, une liberté et une équité d’esprit qui le portaient à chercher, dans toute question, la solution la plus juste envers tous. Mais, à propos du droit de visite, il avait affaire, dans son propre cabinet, à des dispositions fort diverses et peu traitables ; l’amirauté anglaise et plusieurs des ministres étaient opposés à toute concession ; le chef du cabinet, sir Robert Peel, quoique très judicieux et d’intention très pacifique, était, en fait de politique extérieure, méfiant, susceptible, prompt à partager les impressions populaires et préoccupé surtout de la crainte d’être ou seulement de paraître dupe ou faible. Quand on apprit à Londres qu’il fallait renoncer à toute attente de notre ratification du traité du 20 décembre 1841, et que nous étions sur le point de faire, à ce sujet, une déclaration positive, de vifs dissentiments s’élevèrent dans le cabinet sur la portée de cette déclaration et sur la façon dont elle devait être accueillie : Les uns, m’écrivait M. de Sainte-Aulaire, sont très animés contre notre procédé ; ils veulent qu’on réponde à notre déclaration et pour cela ils préfèrent qu’elle soit motivée ; les autres souhaitent que les choses se passent le plus possible en douceur, qu’aucune réponse ne soit faite à notre déclaration, et pour qu’elle donne moins de prise à une réponse, ils la préfèrent non motivée. D’après ce que je vois et entends, le mode préféré par lord Aberdeen serait la déclaration sans motifs ; à cela, sir Robert Peel objecte que cette déclaration toute sèche a un peu l’air dictatorial, et qu’elle amène naturellement la question : Mais pourquoi donc ? Il lui paraîtrait préférable que nous entrassions en explication et dissions que, depuis la signature du traité et avant sa ratification, les Chambres en ayant eu connaissance, elles ont manifesté une opinion dont un monarque constitutionnel doit tenir compte, et qui oppose un obstacle absolu à la ratification ultérieure. Sir Robert Peel ajoute que si vous voyez des inconvénients à avouer aussi positivement la dépendance où se trouve la prérogative de la couronne devant les Chambres, on pourrait dire seulement qu’entre la signature du traité et l’époque fixée pour la ratification, il est survenu en France des faits auxquels le gouvernement a dû avoir égard, et qui rendent la ratification désormais impossible. Lord Aberdeen trouve que sir Robert Peel a raison dans les reproches qu’il adresse à un refus de ratification tranchant et sans motifs. Nous nous sommes séparés sans rien conclure. Il m’a prié d’essayer diverses rédactions répondant aux idées de sir Robert Peel et à la sienne. Je lui ai promis de m’en occuper ; mais avant de lui rien montrer, je voudrais recevoir vos instructions. Elles peuvent me revenir vendredi prochain, 28. J’ai l’espoir que notre affaire marcherait ensuite rapidement.

Mes instructions ne se firent pas attendre : je donnai à M. de Sainte-Aulaire toutes les facilités qu’à Londres on pouvait désirer ; je lui envoyai deux projets de rédaction pour la clôture définitive du protocole : l’un contenant, sans motifs, notre déclaration que nous étions résolus à ne pas ratifier le traité du 20 décembre ; l’autre, expliquant notre refus par les faits graves et notoires qui, depuis la signature du traité, sont survenus en France à ce sujet, et que le gouvernement du roi juge de son devoir de prendre en grande considération. — Avec ce choix-là, il est difficile, ce me semble, lui disais-je, de ne pas en finir bientôt.

Pourtant les difficultés et les incertitudes se prolongèrent encore ; rien n’est plus difficile, même entre hommes qui, au fond, sont d’accord dans leur intention et leur but, que de donner satisfaction à toutes les susceptibilités et aux apparences que souhaitent les situations diverses : Remarquez bien, disait lord Aberdeen à M. de Sainte-Aulaire, que vous cédez, dans tout ceci, à des motifs qui peuvent avoir pour vous une valeur déterminante, mais qu’il ne faut pas nous appeler à apprécier, car ils sont très injurieux pour nous, et nous ne pouvons avec dignité les voir se produire sans les qualifier sévèrement. On est parvenu à persuader en France que nous sommes d’abominables hypocrites, que nous cachons des combinaisons machiavéliques sous le manteau d’un intérêt d’humanité. Vous vous trouvez dans la nécessité de déférer à ces calomnies, et nous faisons suffisamment preuve de bon caractère en ne nous en montrant pas offensés ; mais si vous venez, à la face de l’Europe, nous les présenter comme le motif déterminant de votre conduite, force nous est de les repousser comme telles, car notre silence impliquerait une sorte d’adhésion. Dans ma correspondance particulière avec M. de Sainte-Aulaire, je répondais à toutes ces humeurs, à tous ces ombrages du cabinet et du public anglais ; je m’appliquais à mettre en lumière la légitimité, en principe, comme la nécessité, en fait, de notre conduite ; ainsi que je l’y autorisais, M. de Sainte-Aulaire montrait mes lettres à lord Aberdeen qui lui dit un jour, en lui en rendant une qu’il avait communiquée à sir Robert Peel : Les lettres de M. Guizot sont toutes parfaitement belles ; mais à les lire, on croirait volontiers que c’est lui qui a toute raison et nous tout le tort, que nous n’avons qu’à nous louer de son procédé, lui à se plaindre du nôtre ; enfin que, dans tout ceci, c’est lui, et non pas nous, qui sommes la partie lésée. — J’ai répondu, me disait M. de Sainte-Aulaire, que jusqu’ici vous ne vous plaigniez point du cabinet anglais, mais que, si vous aperceviez des susceptibilités et des méfiances, il n’y aurait point lieu de s’étonner que vous en fussiez blessé. Quelle est, en effet, ai-je ajouté, la position de M. Guizot en France ? Sur quel terrain l’attaquent ses ennemis ? Ils lui reprochent sa partialité pour l’Angleterre, sa préférence pour l’alliance anglaise, l’estime qu’il professe pour votre nation et son gouvernement. Si pendant qu’il est poursuivi chez nous pour ces causes, il a aussi à se défendre contre vous, un peu d’humeur de sa part ne serait que légitime. Lord Aberdeen est convenu qu’il y avait du vrai dans ce que je disais là ; mais il en a rétorqué contre moi une partie : Si vous êtes attaqué à cause de l’Angleterre, l’Angleterre aussi est attaquée à cause de vous ; les accusations odieuses dont on la poursuit, les passions qu’on soulève, n’ont, au fond, rien de réel contre elle ; ce sont des machines de guerre contre vous ; c’est pour vous faire pièce qu’on a empêché la ratification du traité de 1841 ; c’est pour vous faire pièce qu’on va attaquer ceux de 1831 et 1833. J’ai bien averti lord Aberdeen de prendre garde aux conséquences pratiques qu’on pourrait tirer de ces prémisses ; sans doute, la stratégie des partis a sa part dans ce qui se passe aujourd’hui en France ; mais les partis n’exploitent que les dispositions qui existent, et si un homme moins intrépide que vous était au pouvoir, il serait, à coup sûr, emporté par la tempête contre laquelle vous luttez. A cela, lord Aberdeen m’a répondu par des protestations très explicites et, je n’en doute pas, très sincères de sa confiance en votre loyauté et de son estime pour votre habileté et votre courage. Maintenant, mon cher ami, c’est pour moi un devoir de vous avertir qu’au fond de tout cela est la prévision que nous reviendrons sur les traités de 1831 et 1833, que le parti est pris de ne rien céder sur ce point, et que toute tentative de modifier ces traités aurait pour conséquence nécessaire et immédiate une rupture diplomatique. Ma conviction à cet égard ne s’appuie pas sur telle ou telle parole, mais sur le jugement que je porte de l’ensemble de la situation.

Les difficultés et les hésitations furent enfin surmontées par le bon vouloir et le bon sens mutuels des négociateurs : lord Aberdeen prit son parti de ne pas tenir compte des exigences de quelques-uns de ses collègues : Ils veulent une réplique à votre refus de ratifier, dit-il à M. de Sainte-Aulaire, et si je les en croyais, elle serait vive ; mais, au fait, c’est moi, et non pas eux, qui serais responsable des suites ; je ne me laisserai pas pousser. — Je présume, ajoutait M. de Sainte-Aulaire, que lui et sir Robert Peel se sont mis d’accord. Il m’écrivit, en effet, quelques jours après, le 8 novembre 1842 : Quoique je me sois un peu écarté de la ligne que vous aviez tracée, vous ne serez pas, j’espère, mécontent du résultat. Vous teniez : 1º à déclarer, sans compliments, que vous ne ratifieriez, ni à présent, ni plus tard, le traité du 20 décembre 1841 ; 2º à ce que cette déclaration fût admise et le protocole fermé sans phrases. J’ai emporté ces deux points, non sans combat, je vous assure. J’ai concédé que notre déclaration de non ratification serait faite par une note que j’adresserais à lord Aberdeen, lequel convoquera demain la conférence, et lui communiquera ladite déclaration. Il s’est engagé à ne pas laisser mettre dans le protocole une parole désobligeante pour nous : la clôture sans phrases. C’est le prince de Metternich qui a suggéré ce mode de procéder. Lord Aberdeen ne l’avait pas goûté d’abord. Hier soir cependant, après une longue et vive discussion entre nous, il a produit cet expédient comme atténuant l’âpreté de nos formes. Il a paru très satisfait quand j’y ai donné mon adhésion, et m’a quitté précipitamment pour aller le dire à sir Robert Peel qui l’attendait dans une chambre voisine. En reprenant ce matin notre entretien, j’ai été surpris de retrouver lord Aberdeen presque indifférent sur l’expédient auquel il attachait, la veille, tant de prix ; j’ai demandé alors à revenir à la marche plus conforme à mes instructions, dont je ne m’écartais qu’avec grand regret : Pour Dieu, m’a dit lord Aberdeen, ne revenez pas là-dessus ; pour ma part, je n’y tiens pas beaucoup ; mais quand, hier soir, j’ai annoncé à sir Robert Peel que nous étions, vous et moi, d’accord sur ce point, il en a témoigné une joie extrême, et il serait très fâché d’un mécompte. M. Guizot, ni vous, ne saurez jamais la dixième partie des peines que cette malheureuse affaire m’a données[6].

Peu importent les peines quand le but est atteint ; il l’était complètement en cette occasion ; la complication était dénouée et le traité du 20 décembre 1841 annulé, quant à nous, sans aucune récrimination des autres puissances entre lesquelles il continuait d’être en vigueur, et sans que les bons rapports entre la France et l’Angleterre fussent le moins du monde altérés. J’écrivis au comte de Sainte-Aulaire : Vous avez raison d’être content et je le suis aussi. Votre forme de déclaration par une note écrite et communiquée est au moins aussi nette, peut-être plus correcte, et certainement moins ouverte à la polémique, que ne l’eût été votre déclaration face à face dans la conférence. La rédaction du protocole est bonne. Tout est donc bien et voilà un gros embarras derrière nous. Mais je ne veux pas que, de ce traité non ratifié, il reste, entre lord Aberdeen et moi, le moindre nuage. Ce serait, de lui envers moi comme de moi envers lui, une grande injustice, car nous avons, l’un et l’autre, j’ose le dire, conduit et dénoué cette mauvaise affaire avec une prudence et une loyauté irréprochables. Pour ma part, j’ai lutté tant que la lutte a été possible. J’ai proposé des modifications au traité. J’ai attendu près d’un an. Devais-je aller au delà ? Devais-je risquer, sur cette question, notre situation et notre politique tout entière ? Évidemment non. Ni l’intérêt français, ni l’intérêt européen, ni l’intérêt des relations de la France et de l’Angleterre n’y auraient rien gagné. J’ai donc pris, au fond, le seul parti raisonnable et convenable. Dans la forme, j’ai voulu que notre résolution, une fois prise, fût franche et nette ; je n’ai rien admis qui pût blesser la dignité de mon pays et de son gouvernement ; c’était mon devoir. Mais en même temps, je n’ai rien dit, je n’ai rien accueilli, ni paru accueillir dont l’Angleterre pût se blesser. Lord Aberdeen, de son côté, a mis, dans toute l’affaire, beaucoup de bon vouloir et de modération persévérante. Nous étions, l’un et l’autre, dans une situation difficile. Nous avons fait tous deux de la bonne politique. Nous n’en devons garder tous deux qu’un bon souvenir.

Voilà pour le passé. Maintenant voyons l’avenir, car nous en avons un devant nous, et qui aura bien ses embarras.

Évidemment, dans la session prochaine, les conventions de 1831 et 1833 seront fort attaquées. Elles le seront par l’opposition, par les intrigants, par quelques conservateurs malveillants ou aveugles. Plus ou moins ouvertement, on me demandera deux choses : l’une, d’éluder, par des moyens indirects, l’exécution de ces conventions ; l’autre, d’ouvrir une négociation pour en provoquer l’abolition. Je repousserai la première au nom de la loyauté, la seconde au nom de la politique. Je ne suis pas un procureur, un chercheur de chicanes. J’exécuterai honnêtement ce qui a été promis au nom de mon pays. Quant à une négociation pour l’abolition des traités, l’Angleterre ne s’y prêterait pas ; son refus entraînerait de mauvaises relations, peut-être la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Une telle faute ne se commettra point par mes mains. J’ai dit naguère à lord Palmerston qu’il sacrifiait la grande politique à la petite, que l’amitié de la France valait mieux que la Syrie enlevée à Méhémet-Ali. Je n’encourrai pas le même reproche ; la bonne intelligence avec l’Angleterre vaut mieux que l’abolition des traités de 1831 et 1833. C’est là une raison supérieure qui me dispense d’en chercher d’autres.

Voilà mon plan de conduite, mon cher ami. J’y rencontrerai bien des combats, bien des obstacles, car les préventions sont bien générales, les passions bien excitées, et tous les prétendants au pouvoir se coaliseront, ouvertement ou sous main, pour les exploiter. Pourtant je persévérerai, et je crois au succès ; mais pour que j’y puisse compter, il me faut trois choses :

1º La complète exécution, dans les conventions de 1831 et 1833, de toutes les clauses qui peuvent être considérées, en France, comme des garanties ; notamment de l’art. 3 de la convention de 1831 qui veut que le nombre des bâtiments croiseurs soit fixé chaque année par une convention spéciale ;

2º Beaucoup de prudence et de modération dans l’exercice du droit de visite. Ceci dépend et du choix des officiers croiseurs et des instructions qu’ils reçoivent. Il ne m’appartient en aucune façon d’intervenir dans le choix des officiers que le cabinet emploie à ce service dans les diverses stations, notamment sur la côte occidentale d’Afrique. Cependant on peut craindre, d’après les faits connus, que quelques-uns de ces officiers n’aient pas toujours été aussi mesurés, aussi calmes, aussi polis qu’il eût été à désirer. Nos gens, à nous, sont fiers et susceptibles ; c’est par le sang-froid et la politesse qu’on peut prévenir la susceptibilité. Je ne puis m’empêcher de remarquer qu’aucune plainte ne s’est élevée de la part des bâtiments anglais visités par nos croiseurs, et il y en a eu souvent. Je me permets donc d’appeler, sur le choix des officiers, toute l’attention, je dirai tout le scrupule du cabinet anglais. C’est par là surtout que nous nous épargnerons de graves et continuels embarras.

Quant aux instructions, je suis charmé d’apprendre que lord Aberdeen les examine et les fait examiner de très près. Il n’oublie certainement pas qu’aux termes de l’art. 5 de la convention de 1831, il y a des instructions, rédigées et arrêtées en commun par les deux gouvernements. Si ce sont celles-là que lord Aberdeen soumet en ce moment à une révision, cette révision doit aussi se faire en commun, et aucune modification ne peut être arrêtée que de concert. Sans doute il peut, il doit même y avoir, outre les instructions générales et arrêtées en commun, des instructions spéciales personnellement données par chaque gouvernement à ses officiers. Sur celles-là aussi peut-être serait-il utile de nous entendre officieusement. Ni vous, ni personne de votre ambassade n’est, à coup sûr, au courant des détails d’exécution de ce service, et en mesure de s’en entretenir avec les hommes du métier. Jugeriez-vous utile que je vous envoyasse à Londres, comme donneur de renseignements et bon à employer auprès de l’amirauté anglaise, un homme spécial que je demanderais au ministre de la marine et dont vous vous serviriez officieusement ?

Voici mon troisième point nécessaire. Des satisfactions, des réparations équitables et un peu promptes sur les griefs dont nous avons eu ou dont nous pourrons avoir à nous plaindre. Je serai obligé de me montrer, dans les affaires de ce genre, exact et insistant. Je comprends que le cabinet anglais en soit, de son côté, assez embarrassé ; les faits sont souvent douteux, contestés, difficiles et longs à constater. Cependant il y en a de certains. Quelques exemples de ferme impartialité à cet égard seraient d’un excellent effet, et ici dans le public, et dans les diverses stations, sur les croiseurs eux-mêmes. Je ferai tout mon devoir ; mais je tiendrai à tout mon droit.

En voilà bien long, mon cher ami, et pourtant j’aurais encore, sur le même sujet, bien des choses à vous dire. Mais j’ai dit l’essentiel ; le reste viendra en son temps. Vous voyez ; c’est entre Paris et Londres une situation délicate, prolongée, et une bonne conduite difficile, mais nécessaire à tenir de concert. J’espère que nous y réussirons, comme nous avons déjà réussi ; mais, en conscience, il m’est permis de dire que, dans la difficulté, ma part sera la plus grosse.

Je ne me trompais pas sur ce point. Dès que la session de 1843 se rouvrit, la nouvelle chambre des députés s’empressa de témoigner, sur le droit de visite, ses sentiments. Bien que le discours du trône n’eût fait aucune mention de la question, les conservateurs, en majorité décidée dans la commission de l’adresse, et prenant pour rapporteur l’un de mes plus intimes amis, M. Dumon, insérèrent dans leur projet de réponse un paragraphe ainsi conçu : Réunies par un sentiment d’humanité, les puissances s’appliquent à la suppression du trafic infâme des noirs. Nous avons vu avec satisfaction qu’en persévérant à prêter à cette juste entreprise le concours de la France, le gouvernement de Votre Majesté n’a pas donné son assentiment à l’extension des conventions existantes. Pour l’exécution stricte et loyale de ces conventions, tant qu’il n’y sera point dérogé, nous nous reposons sur la vigilance et la fermeté de votre gouvernement. Mais frappés des inconvénients que l’expérience révèle et dans l’intérêt même de la bonne intelligence si nécessaire à l’accomplissement de l’œuvre commune, nous appelons de tous nos vœux le moment où notre commerce sera replacé sous la surveillance exclusive de notre pavillon.

Il y avait là, à coup sûr, une forte insistance pour que le gouvernement entreprît l’abolition des conventions de 1831 et 1833. L’opposition ne s’en contenta point : elle fit, de l’attaque au droit de visite, une attaque au cabinet et à toute sa politique ; elle demanda, pour l’abolition des conventions de 1831 et 1833, une négociation catégorique et immédiate. Le débat se prolongea pendant six jours, et ce ne fut pas sans un peu de triste surprise que je comptai M. de Tocqueville parmi mes adversaires ; il me semblait appelé, par l’élévation de son caractère et de ses idées, à se placer, dans cette circonstance, hors des rangs et des routines de l’opposition. En revanche, un jeune député, nouveau dans la Chambre, M. Agénor de Gasparin, défendit avec un vertueux courage la cause presque abandonnée des conventions de 1831 et 1833 qu’il persista à regarder comme nécessaires pour la répression efficace de la traite et peu dangereuses, en réalité, pour la sûreté du commerce et la liberté des mers. Plusieurs amendements furent proposés pour aggraver le paragraphe du projet d’adresse, et le tourner en machine de guerre contre le cabinet. Je pris la parole vers la fin du débat, et après avoir pleinement expliqué l’attitude du cabinet dans son refus de ratifier le traité du 20 décembre 1841, j’ajoutai : Quant aux traités de 1831 et 1833, ils étaient, depuis dix ans, conclus, ratifiés, exécutés ; j’ai cru qu’il était de l’honneur de mon pays, comme du mien, de les exécuter loyalement, de ne pas donner un exemple d’une extrême irrégularité et d’une véritable mauvaise foi dans les rapports internationaux. J’en ai donc conseillé à la couronne et j’en ai continué l’exécution. La Chambre sait que cette exécution avait eu lieu avec quelque négligence, et que le laisser-aller apporté par tout le monde, Chambres, public, gouvernement, dans cette question, pendant tant d’années, avait fait tomber en désuétude plusieurs garanties importantes pour nous. Je les ai toutes reprises et redemandées. Il y en a trois : la rédaction d’une convention annuelle pour débattre et régler, selon les circonstances de l’année, le nombre des croiseurs ; la déclaration que les croiseurs seront attachés à une station spéciale, et ne pourront, sans un nouveau mandat, passer de l’une à l’autre ; enfin, l’égalité, ou à peu près, dans le nombre des croiseurs des deux pays. Aucune de ces trois garanties n’avait été pratiquée depuis dix ans ; je les ai réclamées ; elles sont toutes en vigueur aujourd’hui. Nous sommes à présent, l’Angleterre et nous, quant à l’exécution des traités de 1831 et 1833, dans le droit strict, complet, loyal.

Faut-il, outre cela, provoquer actuellement l’abolition de ces traités ? Je ne puis me dispenser de rappeler cette maxime que les traités conclus, ratifiés, exécutés, se dénouent d’un commun accord ou se tranchent par l’épée. Il n’y a pas une troisième manière. Le commun consentement, le commun accord pour l’abolition des traités de 1831 et 1833, est-ce le moment de le demander ? Y a-t-il chance actuelle de l’obtenir ? Le cabinet ne l’a pas pensé, et il n’a pas cru devoir, quant à présent, entamer à ce sujet des négociations. Je ne sache personne qui entame une négociation pour autre chose que pour réussir.

On demande si le cabinet prendra réellement le sentiment public et le vœu de la Chambre au sérieux. Je serais bien tenté de prendre cette question pour une injure ; je ne le ferai pas. Messieurs, si je ne prenais pas au sérieux le sentiment du pays et le vœu de la Chambre dans cette question, savez-vous ce que je ferais ? J’ouvrirais une négociation ; je l’ouvrirais à l’instant même, sans me préoccuper de ses conséquences probables. Mon opinion, ma prévoyance est qu’actuellement elle ne réussirait pas. Quand elle aurait échoué, je viendrais vous le dire. J’aurais déféré au vœu de la Chambre ; j’aurais accompli la seule chose qui dépende du cabinet ; je demanderais alors à la Chambre : Maintenant, que voulez-vous ? Voulez-vous vous arrêter ? Voulez-vous reculer ? Voulez-vous poursuivre ? J’écarterais ainsi le fardeau des épaules du cabinet pour le reporter sur la Chambre et sur le pays.

Une telle conduite serait une indignité et une lâcheté. Le cabinet gardera pour lui-même le fardeau. Le cabinet ne mettra pas la Chambre et le pays dans cette alternative que je me suis permis de qualifier ailleurs par ces mots, une faiblesse ou une folie. Il prend trop au sérieux le sentiment public, l’état des esprits, le vœu de la Chambre. Quand le cabinet croira, avec une parfaite sincérité, avec une conviction profonde, qu’une telle négociation doit réussir, que les traités de 1831 et 1833 peuvent se dénouer d’un commun accord, le cabinet l’entreprendra. Auparavant, non ; alors, certainement.

La Chambre approuva hautement cette attitude et ce langage ; tous les amendements furent rejetés ; et l’adoption pure et simple du paragraphe proposé par la commission de l’adresse prouva à la fois la persistance de la majorité dans son vœu et sa ferme adhésion au cabinet.

Un débat analogue eut lieu dans la chambre des pairs. Fidèle à ses traditions, sa commission avait gardé, sur cette affaire, dans son projet d’adresse, le même silence que le discours du trône. Plusieurs pairs réclamèrent, par voie d’amendement, l’abolition formelle et prompte du droit de visite. Le duc de Broglie les combattit au nom de la commission dont il était rapporteur ; et, reprenant pour son propre compte la question au fond, il la discuta historiquement et politiquement, en principe et en fait, d’une façon tellement lucide et complète que la chambre des pairs, rejetant tous les amendements, persista dans la réserve que s’était imposée sa commission.

Au moment même, l’issue de ces débats était bonne pour le cabinet : les Chambres lui avaient témoigné pleine confiance, et elles l’avaient soutenu contre ses adversaires, quoiqu’elles fussent entrées elles-mêmes dans la voie que ses adversaires avaient ouverte. Mais évidemment le vœu pour l’abolition du droit de visite était général et ne pouvait manquer de devenir chaque jour plus impérieux. J’écrivis au comte de Flahault à Vienne : La question du droit de visite reste et pèsera sur l’avenir. J’ai sauvé l’honneur et gagné du temps. Mais il faudra arriver à une solution. J’attendrai, pour en parler, que la nécessité en soit partout comprise. Causez-en, je vous prie, avec M. de Metternich. Il sait prévoir et préparer les choses. J’espère que, le moment venu, il m’aidera à modifier une situation qui ne saurait se perpétuer indéfiniment, car elle amènerait chaque année, au retour des Chambres, et dans le cours de l’année, à chaque incident de mer, un accès de fièvre très périlleux. A Londres, le comte de Sainte-Aulaire n’avait pas besoin d’être ainsi averti ; son inquiétude au sujet du droit de visite était toujours très vive : Vous me dites, m’écrivait-il, de me tenir, quant à présent, bien tranquille sur cette question-là. Vous avez cent fois raison ; si quelque chose doit être possible un jour, c’est à la condition de ne rien compromettre aujourd’hui. Je ne veux rien exagérer : tout en déclarant sans la moindre hésitation qu’aujourd’hui toute ouverture faite au cabinet anglais aboutirait à une rupture ou à une retraite de fort mauvaise grâce pour nous, je ne prétends pas que cette chance soit à jamais fatale, et qu’à une autre époque, sous l’empire d’autres circonstances, on ne puisse tenter avec succès ce qui m’est impossible aujourd’hui.

D’autres circonstances survinrent bientôt, très inattendues et très propres à nous fournir, pour cette embarrassante affaire, des occasions et des moyens d’agir. Vers la fin d’août 1843, la session des Chambres terminée, la famille royale et le cabinet s’étaient dispersés ; le roi prenait, au château d’Eu, ses vacances d’été ; M. le prince de Joinville et M. le duc d’Aumale étaient allés passer quelques jours à Londres et à Windsor ; M. le duc de Nemours tenait un camp de dix mille hommes à Plélan en Bretagne ; je me reposais, au Val-Richer, des fatigues de la session. De retour à Paris le 23 août, j’eus la visite de lord Cowley qui vint me dire que la reine Victoria était sur le point de faire, au château d’Eu, une visite au roi, et que lord Aberdeen devait l’accompagner. Il n’en était encore informé que par une lettre de M. Henri Greville, mais il tenait la chose pour certaine. J’envoyai sur-le-champ une estafette au roi qui me répondit le lendemain 26 août :

Oui, mon cher ministre (je commence comme l’Agamemnon de Racine), j’ai tout lieu de croire que nous allons avoir à Eu la royale visite de la reine Victoria et du prince Albert. Elle a chargé mes fils, qui sont arrivés ce matin, de tous ses messages. Seulement elle nous demande de tenir secret jusqu’au 30 août ce qui n’en est plus un, parce que, dit-elle, l’exécution de ce projet pourrait être entravée par la publicité. Je crois donc important, et je viens même de l’écrire à Duchâtel, que nos gazettes, officielles ou ministérielles, ne prennent pas l’initiative de la nouvelle, qu’elles expriment du doute en la révélant, et qu’elles parlent toujours des incertitudes du temps et de la mer, surtout en septembre. La reine doit venir lundi à Brighton, là s’embarquer pour visiter quelques ports anglais de la Manche et ensuite venir au Tréport, en prenant peut-être un pilote français à Cherbourg. Veuillez dire cela à l’amiral Mackau. Je pense que les autorités de terre et de mer sauraient leur devoir pour les saluts de tous les forts, batteries et bâtiments si le pavillon royal d’Angleterre paraissait à Cherbourg. Au surplus, nous en aurons des nouvelles, j’espère. Ici, je suis fort malheureux avec quatre invalides pour servir six pièces, quoique le maréchal en eût ordonné trente l’année dernière. J’ai dit au général Teste de les faire venir en poste de Douai ; tout cela pour faciliter le secret. Puis, de l’argenterie, de la porcelaine. Il n’y a rien ici, que des têtes qui partent. Les logements sont un autre embarras ; heureusement, il y a chez Peckham une douzaine de baraques en bois, destinées à Alger, que je vais faire établir dans le jardin de l’église et meubler comme nous pourrons. Je fais arriver soixante lits de Neuilly, et chercher à Dieppe de la toile à voile qu’on va goudronner pour couvrir les toits. Cela sera une espèce de smala où le duc d’Aumale donnera l’exemple d’y coucher, comme il a donné celui de charger la smala d’Abd-el-Kader. Je fais commander un spectacle pour lundi 4, car la reine compte arriver samedi 2. Il est certain que lord Aberdeen vient avec elle. Ceci nous paraît indiquer l’invitation à lord Cowley ; veuillez donc la faire de ma part à lord et lady Cowley et miss Wellesley. Quant à vous, mon cher ministre, vous viendrez quand vous voudrez ; mais je vous conseille de venir au plus tard jeudi, afin que nous puissions bien nous entendre et bien causer avant la bordée. Je serai charmé aussi d’avoir ici l’amiral Mackau ; but you will have to excuse the accommodation which will be very indifferent[7]. Never mind, tout ira très bien. Bonsoir, mon cher ministre.

A Paris et partout, quand la nouvelle se répandit, l’effet en fut grand ; satisfaction pour les uns, humeur pour les autres, surprise pour tous. Chez quelques-uns des membres du corps diplomatique, l’humeur s’épanchait quelquefois en propos étourdis et peu dignes :

Fantaisie de petite fille ; un roi n’aurait pas fait cela. Et quand on répondait : Fantaisie acceptée par des ministres qui ne sont pas des petites filles, l’humeur redoublait : Ses ministres ne songent qu’à lui plaire, ils tremblent devant elle. Bientôt pourtant l’humeur se contint devant l’importance du fait et le sentiment public ; les impressions du moment même et sur place sont plus vraies que les plus exacts souvenirs ; j’insère ici textuellement une lettre où, le soir même, en écrivant à Paris, je racontais l’arrivée et le débarquement de la reine : A cinq heures un quart, le canon nous a avertis que la reine était en vue. A cinq heures trois quarts, nous nous sommes embarqués dans le canot royal, le roi, les princes, lord Cowley, l’amiral Mackau et moi, pour aller au-devant d’elle. Nous avons fait en mer un demi-mille. La plus belle mer, le plus beau ciel, la terre couverte de toute la population des environs. Nos six bâtiments sous voiles, bien pavoisés, pavillons français et anglais, saluaient bruyamment, gaiement. Le canon couvrait à peine les cris des matelots. Nous avons abordé le yacht Victoria and Albert. Nous sommes montés. Le roi était ému, la reine aussi. Il l’a embrassée. Elle m’a dit : Je suis charmée de vous revoir ici. Elle est descendue, avec le prince Albert, dans le canot du roi. A mesure que nous approchions du rivage, les saluts des canons et des équipages sur les bâtiments s’animaient, redoublaient. Ceux de la terre s’y sont joints. La reine, en mettant le pied à terre, avait la figure la plus épanouie que je lui aie jamais vue : de l’émotion, un peu de surprise, surtout un vif plaisir à être reçue de la sorte. Beaucoup de Shake hand dans la tente royale. Puis les calèches et la route. Le God save the Queen et autant de Vive la reine ! Vive la reine d’Angleterre ! que de Vive le roi ! Il faut croire à la puissance des idées justes et simples. Ce pays-ci n’aime pas les Anglais. Il est normand et maritime. Dans nos guerres avec l’Angleterre, le Tréport a été brûlé deux ou trois fois et pillé je ne sais combien de fois. Rien ne serait plus facile que d’exciter ici une passion populaire qui nous embarrasserait fort ; mais on a dit, on a répété : La reine d’Angleterre fait une politesse à notre roi ; il faut être bien poli avec elle. » Cette idée s’est emparée du peuple et a surmonté souvenirs, passions, tentations, partis. Ils ont crié et ils crieront Vive la reine ! et ils applaudissent le God save the Queen de tout leur cœur. Il ne faudrait seulement pas le leur demander trop longtemps.

J’ajoute pourtant qu’une autre idée simple et plus durable, la paix, le bien de la paix, est devenue et devient chaque jour plus puissante. Elle domine parmi les bourgeois et aussi parmi les réfléchis et les honnêtes du peuple. Elle nous sert beaucoup en ce moment. On se dit beaucoup : Quand on veut avoir la paix, il ne faut pas se dire des injures et se faire la grimace. Cela était compris aujourd’hui de tout le monde, sur cette rive de la Manche.

Dès que nous fûmes seuls, lord Aberdeen me dit : Prenez ceci, je vous prie, comme un indice assuré de notre politique, et sur la question d’Espagne et sur toutes les questions ; nous causerons à fond de toutes. Il n’était pas aisé de causer ; les journées se passaient en réunions générales, en présentations, en conversations à bâtons rompus dans les salons, en promenades. Le dimanche 3 septembre, après que la reine Victoria eut assisté au service anglican dans une salle du château arrangée à cet effet, le roi la mena, dans un grand char-à-bancs que remplissait la famille royale, au haut d’un plateau d’où l’on avait, sur la mer et sur la forêt, un point de vue admirable ; le temps était beau, mais le chemin mauvais, étroit, plein de cailloux et d’ornières ; la reine d’Angleterre riait et s’amusait d’être ainsi cahotée en royale  compagnie française, dans une sorte de voiture nouvelle pour elle, et emportée par six beaux chevaux normands gris-pommelés que conduisaient gaiement deux postillons avec leurs bruyants grelots et leur brillant uniforme. Nous suivions lord Aberdeen et moi, avec lord Liverpool et M. de Sainte-Aulaire, dans une seconde voiture. Lord Aberdeen venait d’avoir, avec le roi, un long tête-à-tête dont il était content et frappé ; content des vues et des intentions politiques que le roi lui avait développées, spécialement sur la question d’Espagne, frappé de l’abondance de ses idées et de ses souvenirs, de la rectitude et de la liberté de son jugement, de la vivacité naturelle et gaie de son langage. Le roi m’a parlé à fond et très sérieusement, me dit-il. Nous causâmes aussi en courant, un peu de toutes choses. Il me dit que, depuis deux mois, la reine avait projeté ce voyage et en avait parlé à sir Robert Peel et à lui ; ils l’avaient fort approuvé, en lui demandant de n’en rien dire jusqu’à la séparation du parlement, pour éviter les questions, les remarques et peut-être les critiques de l’opposition. La reine, ajouta lord Aberdeen, n’ira point à Paris ; elle veut être venue pour voir le roi et la famille royale, non pour s’amuser. Dans la conversation, je me montrai disposé à me concerter avec lui pour des modifications libérales dans les tarifs mutuels, faites séparément par les deux gouvernements et en conservant leur indépendance, plutôt qu’à conclure un traité solennel et permanent. Il me parut touché de mes raisons, et j’ai su depuis qu’il avait dit à sir Robert Peel : J’incline à croire qu’en effet cela vaudrait mieux qu’un traité de commerce dont on exagère fort l’importance, et qu’on ne peut jamais faire sans exciter, de l’une ou de l’autre part, beaucoup de mécontentement et de plaintes.

Au retour de la promenade, à peine descendu de calèche, le roi me demanda quel effet avait produit, sur lord Aberdeen, leur entretien : Bon, sire, lui dis-je ; j’en suis sûr ; mais lord Aberdeen ne m’a encore donné aucun détail, il faut que je les attende. Cette attente contrariait fort le roi. Il était patient à la longue et pour l’ensemble des choses, mais le plus impatient et le plus pressé des hommes au moment même et dans chaque circonstance. Jamais il ne s’était montré, pour moi, plus bienveillant, je pourrais dire plus affectueux : Nous sommes, me dit-il ce jour-là, bien nécessaires l’un à l’autre ; sans vous, je puis empêcher la mauvaise politique ; ce n’est qu’avec vous que j’en puis faire de bonne.

Le mardi 5 septembre, pendant une promenade royale à laquelle nous demandâmes la permission de ne pas prendre part, nous passâmes deux heures, lord Aberdeen et moi, à nous promener seuls dans le parc, nous entretenant de toutes choses, de nos deux pays, de nos deux gouvernements, de l’Orient, de la Russie en Orient, de la Grèce, de l’Espagne, du droit de visite, du traité de commerce. Entretien singulièrement libre et franc des deux parts, et auquel nous prenions visiblement, l’un et l’autre, ce plaisir qui porte à la confiance et à l’amitié. Je fus plus frappé que je ne saurais le dire de la tranquille étendue d’esprit et de la modeste élévation de sentiments de lord Aberdeen, à la fois très impartial et très anglais, praticien politique sans dédain pour les principes, et libéral par justice et respect du droit, quoique décidément conservateur. Il me parut en même temps avoir peu de goût pour la contradiction publique et ardente, et disposé à préférer, pour atteindre son but, les procédés lents et doux. Le mariage de la reine d’Espagne était évidemment, à ses yeux, notre grande affaire et le droit de visite notre plus gros embarras : Il y a deux choses, me dit-il, sur lesquelles mon pays n’est pas traitable, et moi pas aussi libre que je le souhaiterais, l’abolition de la traite et la propagande protestante. Sur tout le reste, ne nous inquiétons, vous et moi, que de faire ce qui sera bon ; je me charge de le faire approuver. Sur ces deux choses-là, il y a de l’impossible en Angleterre et beaucoup de ménagements à garder. Je lui demandai quelle était, dans la Chambre des communes, la force du parti des saints : Ils sont tous saints sur ces questions-là, me répondit-il. Pourtant je le laissai convaincu que nos Chambres poursuivraient obstinément l’abolition du droit de visite, et qu’il y avait là, entre nos deux pays, une question à laquelle il fallait trouver une solution et un péril qu’il fallait faire cesser.

La visite se termina avec toutes les satisfactions personnelles et tout l’effet politique qu’on y avait cherchés et espérés. La reine Victoria repartit le jeudi 7 septembre pour son royaume, laissant, entre les deux familles royales et entre les ministres des deux États, le germe d’une vraie confiance et d’une rare amitié. Je jouis beaucoup, pour mon compte, de l’épreuve que venait de subir, dans cette rencontre, la politique que j’avais pratiquée ; et pendant que la réunion du château d’Eu durait encore, j’écrivis à l’un de mes amis : Je pense beaucoup à ce qui se passe ici. Si je ne consultais que mon intérêt, l’intérêt de mon nom et de mon avenir, je désirerais, je saisirais un prétexte pour me retirer des affaires et me tenir à l’écart. J’y suis entré, il y a trois ans, pour empêcher la guerre entre les deux plus grands pays du monde. J’ai empêché la guerre. J’ai fait plus : au bout de trois ans, à travers des incidents et des obstacles de tout genre, j’ai rétabli, entre ces deux pays, la bonne intelligence et l’accord. La plus brillante démonstration de ce résultat est donnée en ce moment à l’Europe. Je ne ressemble pas à Jeanne d’Arc ; elle a chassé les Anglais de France ; j’ai assuré la paix entre la France et les Anglais. Mais vraiment ce jour-ci est, pour moi, ce que fut, pour Jeanne d’Arc, le sacre du roi à Reims. Je devrais faire ce qu’elle avait envie de faire, me retirer. Je ne le ferai pas, et on me brûlera quelque jour, comme elle.

On ne sort pas des affaires comme on veut, et quand on y est engagé très avant, on ne s’arrête pas longtemps à la pensée d’en sortir. C’est un beau spectacle que celui auquel vous assistez, m’écrivait M. Duchâtel[8] qui n’avait pas quitté Paris ; je regrette de ne pas le voir ; mais il faut faire son devoir en ce monde et préférer les affaires à ses plaisirs. L’effet sera immense, plus grand qu’on ne le pouvait croire au premier abord. Quand les impressions se fortifient en durant, c’est un signe qu’elles sont générales et profondes. Vous me dites que la reine ne viendra pas à Paris. Somme toute, cela vaut mieux ; la visite en a un caractère plus marqué. Mais la réception ici aurait été très belle. J’étais d’abord un peu dans le doute ; toutes mes informations sont très favorables. Le général Jacqueminot trouve la garde nationale très animée dans le bon sens. A l’étranger et dans les cours, l’impression, très différente, n’était pas moins vive : Il y a longtemps, m’écrivait de Berlin le comte Bresson[9], que je n’ai reçu une aussi agréable nouvelle que celle de la visite de la reine d’Angleterre à Eu. Mon plaisir ne sera égalé que par le déplaisir qu’on en éprouvera à Pétersbourg et autres lieux. Que va-t-on faire de tous ces engagements malveillants, de ces restrictions blessantes, de toutes ces petitesses qu’on a mêlées, depuis treize ans, aux grandes affaires ? Que nous importe maintenant que tel ou tel prince, de grande, moyenne ou petite cour, juge que ses principes ne lui permettent pas de toucher la terre de France ? La manifestation essentielle est accomplie. Il faut avoir, comme moi, habité, respiré, pendant longues années, au milieu de tant d’étroites préventions, de passions mesquines et cependant ardentes, pour bien apprécier le service que vous avez rendu, et pour savoir combien vous déjouez de calculs, combien de triomphes vous changez en mécomptes, et tout ce que gagne le pays aux hommages qui sont rendus au roi. De Vienne, le comte de Flahault me donnait, dans un langage moins animé, les mêmes informations[10] : Vous savez, me disait-il, qu’une étroite union entre la France et l’Angleterre est l’objet de tous mes vœux ; la visite de la reine Victoria au château d’Eu produit ici un très grand effet. Je ne veux pas dire que la joie que j’en éprouve soit partagée ici, tant s’en faut. Vous pensez bien qu’on ne me le témoigne pas ; mais il m’est facile de voir que le prince de Metternich (et c’est ici ce qu’il y a de plus bienveillant pour nous) est loin d’en être satisfait. Ce n’est pas qu’il désire voir régner la mauvaise intelligence entre les gouvernements de France et d’Angleterre ; il est trop partisan de la paix pour cela ; mais il ne verrait pas avec plaisir s’établir entre eux une intimité trop étroite, et l’idée d’une alliance entre la France et l’Angleterre lui est antipathique. Rien ne serait plus de nature à rendre inutile l’influence qu’il est accoutumé à exercer comme grand modérateur et médiateur européen. Et en même temps que je recevais du dehors ces témoignages du favorable effet d’un événement aussi inattendu pour l’Europe que pour nous, j’entrevoyais la chance de résoudre, selon le vœu des Chambres et du pays, cette question du droit de visite qui pesait si gravement sur nous. Je rentrai à Paris content et confiant, en attendant la session de 1844 et ses débats.

Je me mis à l’œuvre pour en préparer la favorable issue ; trois semaines avant la réunion des Chambres, j’écrivis au comte de Sainte-Aulaire[11] : Reprenez avec lord Aberdeen la conversation que j’ai eue avec lui au château d’Eu sur les conventions de 1831 et 1833 et le droit de visite. La question est un peu amortie ; le public s’en montre moins préoccupé ; les journaux n’en remplissent plus toutes leurs colonnes ; la prudence des instructions données aux croiseurs a empêché que les griefs ne se multipliassent. Je reconnais cette amélioration de la situation et j’en suis charmé. Mais il ne faut pas s’y tromper : au fond, la disposition des esprits est la même ; personne n’a oublié la question, ni ceux qui y portent une passion sincère, ni ceux qui s’en font une arme contre le cabinet ; si on supposait que nous l’avons oubliée, et que nous ne nous préoccupons plus d’une affaire qui a si vivement, si généralement ému le pays, on nous la rappellerait bientôt avec un redoublement d’ardeur, vraie ou calculée, qui ranimerait à l’instant la passion publique, et ramènerait les mêmes et peut-être de plus grands embarras. Lord Aberdeen connaît, comme moi, l’amour-propre et la susceptibilité des assemblées. La chambre des députés s’est engagée par ses adresses ; la chambre des pairs n’a pas expressément parlé, mais elle a clairement manifesté les mêmes sentiments, les mêmes désirs. Tout en me refusant à ce qu’on exigeait de moi, tout en luttant contre la mauvaise politique qu’on voulait m’imposer, j’ai dit moi-même que, lorsque l’effervescence se serait calmée, lorsqu’une négociation serait possible sans compromettre notre loyauté dans nos engagements et les bonnes relations des deux pays, je m’empresserais de l’ouvrir. Je ne saurais tarder davantage ; ce qui s’est passé et ce qui se passerait encore m’en fait une nécessité.

Lord Aberdeen me connaît assez, j’espère, pour être convaincu qu’il y a deux choses, je dirai deux devoirs, que je ne méconnaîtrai et n’abandonnerai jamais : l’un, de poursuivre constamment le but que nous nous sommes proposé en 1831 et pour lequel les conventions de cette époque ne sont qu’un moyen, l’abolition de la traite ; l’autre, d’observer fidèlement les traités aussi longtemps qu’ils n’auront pas été changés ou déliés d’un commun accord. J’ai maintenu ces deux principes dans les moments les plus difficiles ; j’y serai toujours fidèle ; l’honneur de mon pays, de son gouvernement et le mien propre y sont engagés ; mais j’ai étudié avec soin la question ; il y a, je pense, non seulement dans la disposition des esprits, mais aussi dans d’autres circonstances survenues depuis 1831, des raisons décisives et en même temps des moyens efficaces de modifier, à certains égards, l’état actuel des choses et d’en préparer un nouveau. Je ne veux aujourd’hui que rappeler à lord Aberdeen la nécessité qui pèse sur nous et dont je l’ai entretenu il y a déjà trois mois. Il a trop de jugement et d’équité pour ne pas la reconnaître.

M. de Sainte-Aulaire me répondit le 12 décembre : J’ai envoyé à lord Aberdeen votre lettre relative aux traités de 1831 et 1833. Nous en avons causé ce matin. Je n’ai point eu à m’étendre sur les considérations qui y sont développées ; lord Aberdeen les avait parfaitement comprises et avait très présente à l’esprit votre conversation du château d’Eu. Je me suis donc borné à lui demander dans quels termes précis je devais vous envoyer la réponse qu’il allait me donner : Vous pouvez écrire à M. Guizot, m’a-t-il dit, que, plein de confiance dans la sincérité de sa résolution de travailler à la suppression de la traite, j’accueillerai toute proposition qui me viendra de lui avec beaucoup de.... prévenance, et que je l’examinerai avec la plus grande attention. Je n’avais, ce me semble, pour aujourd’hui, rien de plus à prétendre ; nous avons parlé d’autres choses ; puis, en nous séparant, j’ai répété sa phrase en disant que j’allais vous l’écrire : C’est bien cela, a repris lord Aberdeen ; mais prenez bien garde de rien ajouter qui implique une adhésion de ma part à telle ou telle mesure ; il s’est agi à Eu, entre M. Guizot et moi, de commencer une négociation, non pas d’en préjuger l’issue. Je comprends la situation de votre ministère devant ses Chambres ; il doit aussi comprendre la mienne.

La situation de lord Aberdeen, non seulement devant ses Chambres, mais dans son cabinet même, n’était en effet point commode, et exigeait, de sa part, autant de mesure que de fermeté persévérante, et de la nôtre, beaucoup de ménagement. Quand il communiqua à sir Robert Peel ma lettre et le projet d’une nouvelle négociation, le premier ministre en témoigna assez d’inquiétude et d’humeur : Pourquoi rengager à ce sujet, dit-il, un débat parlementaire ? Nous nous sommes déjà montrés très faciles pour les désirs de la France. M. Guizot pose des principes très justes pour en faire ensuite une application partiale ; il parle de l’amour-propre et de la susceptibilité des assemblées ; il sait bien que l’Angleterre aussi n’est pas un pays de pouvoir absolu, et que son gouvernement ne peut pas ne pas tenir compte de la fierté et des passions nationales. Jamais la chambre des communes ne consentira à faire des concessions aux exigences de la chambre des députés. — Il ne s’agit ni de concessions, ni d’exigences, répondait lord Aberdeen ; M. Guizot tient compte d’une nécessité de situation dont, nous aussi, nous tiendrions compte pour nous-mêmes, le cas échéant. Il annonce des propositions qu’on n’a pas le droit de repousser à priori, car il ne s’agit pas ici d’un intérêt anglais ; la suppression de la traite est un intérêt commun sur lequel la France n’a pas moins que l’Angleterre le droit d’ouvrir un avis. Je ne devine pas quelles mesures M. Guizot peut substituer à la visite réciproque, et certainement je n’accepterai ces mesures que si elles sont efficaces pour la répression de la traite ; mais, pour être en droit de les repousser, il faut les connaître et les avoir discutées. Sir Robert Peel avait l’esprit trop droit et trop de confiance dans son collègue pour ne pas se rendre à un si honnête et équitable langage ; il fut convenu, entre les deux ministres, qu’on ne se refuserait pas à la négociation.

Quand notre session s’ouvrit[12], le discours de la couronne, en constatant la sincère amitié qui m’unit, dit le roi, à la reine de la Grande-Bretagne et la cordiale entente qui existe entre mon gouvernement et le sien, garda, comme de raison, sur la négociation entamée au sujet du droit de visite, un complet silence ; mais la commission chargée, dans la chambre des députés, de préparer l’adresse en réponse au discours, connut et comprit parfaitement la situation nouvelle ; en se félicitant de la bonne intelligence qui régnait entre les deux gouvernements, elle ajouta dans un paragraphe spécial : Cette bonne intelligence aidera, sans doute, au succès des négociations qui, en garantissant la répression d’un infâme trafic, doivent tendre à replacer notre commerce sous la surveillance exclusive de notre pavillon. La Chambre persistait ainsi dans son vœu pour l’abolition du droit de visite, et en même temps elle témoignait sa confiance dans le cabinet chargé d’en poursuivre l’accomplissement. Cela ne convenait pas à l’opposition ; M. Billault proposa un amendement qui supprimait tout témoignage de confiance dans le cabinet, et déclarait que la bonne intelligence entre la France et l’Angleterre n’aurait des chances de durée que le jour où des négociations, conduites avec persévérance, auraient, en continuant de poursuivre la répression d’un trafic infâme, replacé la navigation française sous la surveillance exclusive du pavillon national. Je repoussai formellement cet amendement : J’ai pris au sérieux, dis-je, le vœu des Chambres, et j’en donne en ce moment une preuve, car j’accepte pleinement le paragraphe de votre commission. Ce paragraphe répète textuellement le vœu que le commerce français soit replacé sous la surveillance exclusive du pavillon national. Puisque je l’accepte sans objection, il est évident que c’est là le but que je poursuis.

En même temps que je suis aussi formel dans l’expression de ma conduite, j’affirme que je manquerais à tous mes devoirs si je venais communiquer ici des pièces et des détails sur l’état actuel de la négociation, car je lui créerais des difficultés au lieu de la faire marcher.

On a parlé de toutes les raisons qu’il y avait à donner pour arriver à l’accomplissement du vœu exprimé dans l’adresse. Permettez-moi de garder pour moi ces raisons et de les donner là où il est utile que je les donne. Je n’ai pas besoin de les produire dans cette enceinte ; c’est ailleurs qu’il faut que je les fasse valoir, et je les ferai valoir en effet.

L’amendement de l’honorable M. Billault crée une difficulté dans la négociation, au lieu de me donner une force. Que dis-je ? il crée deux difficultés, une qui porte sur moi et une qui s’adresse à Londres. La difficulté qui porte sur moi, c’est que, dans cet amendement, il n’y a pas confiance dans le négociateur ; il y a le sentiment contraire. Croyez-vous que vous me donneriez une force à Londres en agissant ainsi ? J’ai besoin, pour agir à Londres, de m’y présenter avec la confiance comme avec le vœu de la Chambre. C’est ce que faisait votre adresse de l’année dernière, ce que fait encore l’adresse de votre commission. L’amendement de M. Billault m’ôte une force dans une négociation qu’il m’impose.

Voici la seconde difficulté qu’il me crée.

Cet amendement est comminatoire ; il a des apparences de menace. Messieurs, il y a ici deux sentiments nationaux, deux amours-propres nationaux en présence. Quel est le devoir de la négociation ? D’empêcher que ces deux sentiments ne se heurtent. L’honorable M. Billault fait le contraire ; il les oblige à se heurter. C’est là ce qu’à tout prix je veux éviter.

Laissez la question se débattre entre les deux gouvernements, entre deux gouvernements sérieux et de bonne intelligence, qui connaissent l’un et l’autre les difficultés auxquelles ils ont affaire. Le but est indiqué, par les Chambres françaises au gouvernement français, par le gouvernement français au gouvernement anglais avec lequel il négocie. Apportez de la force aux négociateurs, au lieu de leur créer des embarras.

La Chambre fut convaincue. M. Billault retira son amendement. Le paragraphe proposé par la commission fut adopté à l’unanimité. Et en 1844, comme en 1842 et 1843, la chambre des pairs garda, dans son adresse, le silence sur cette question.

Je me trouvai dès lors dans la situation qui me convenait pour entrer en négociation à Londres avec autorité et quelques chances de succès. En demandant l’abolition du droit de visite, j’étais l’interprète d’un vœu national, non d’un vote de parti ; je ne cédais point à mes adversaires ; je parlais au nom de mes propres amis, au nom de ce parti conservateur qui me soutenait fermement dans notre politique générale et dans notre entente cordiale avec le gouvernement anglais. Je commençais à entrevoir des moyens de continuer, sans le droit de visite, à poursuivre efficacement la répression de la traite. Le ministre de la marine, M. de Mackau, et les principaux chefs de son département, entre autres M. Galos, directeur des colonies, étudiaient avec soin cette question. Un jeune et habile officier de marine, M. Bouet-Willaumez, alors simple capitaine de corvette et gouverneur provisoire du Sénégal, nous avait communiqué, au duc de Broglie et à moi, des renseignements et des idées qui nous avaient frappés. Et par une rencontre singulière, au même moment, des idées analogues m’étaient suggérées par lord Brougham, l’un des plus fermes soutiens de l’entente cordiale entre l’Angleterre et la France, et qui venait de me donner, dans la chambre des lords, d’éloquentes marques d’une amicale sympathie. J’écrivis au comte de Sainte-Aulaire[13] : Il est venu dans l’esprit à lord Brougham, pour remplacer le droit de visite sans que la répression de la traite en souffre, une idée que nous avons ici et que nous étudions depuis six semaines, un système d’escadres combinées, placées alternativement sous un commandant de l’une et de l’autre nation. Je n’y vois pas encore bien clair ; mais je crois réellement qu’il y a quelque chose à en tirer, peut-être une solution définitive de la question. Je suis charmé que cette idée germe à Londres comme à Paris, et j’encourage lord Brougham à la cultiver. N’en parlez du reste qu’à lui. Je fais préparer, à ce sujet, un travail complet que je vous enverrai plus tard.

Plusieurs mois s’écoulèrent avant que ces études préparatoires fussent terminées, et dans cet intervalle deux incidents survinrent qui me fournirent l’occasion de faire faire, à la négociation à peine entamée, quelques progrès. Le 1er juin 1844, l’empereur Nicolas arriva en Angleterre, et y séjourna huit jours, à Londres ou à Windsor. Le 8 octobre suivant, le roi Louis-Philippe rendit à la reine Victoria la visite qu’elle lui avait faite au château d’Eu, et passa six jours à Windsor où je l’accompagnai.

Le voyage de l’empereur Nicolas ne nous surprit point. Dès le 16 février, M. de Sainte-Aulaire m’avait écrit : J’oubliais un fait assez important dont vous garderez le secret, je vous prie. L’empereur de Russie s’est annoncé pour cet été en Angleterre. Au retour du grand-duc Michel, qui faisait de grands récits de son voyage, l’empereur a manifesté, devant M. Bloomfield, secrétaire de l’ambassade anglaise, le désir de juger par lui-même de l’exactitude de ces récits. C’est lord Aberdeen qui me l’a dit. Il n’a pas ajouté qu’une invitation formelle eût été adressée. Deux mois plus tard, le 16 avril, j’avertis à mon tour notre ambassadeur : J’ai des raisons de croire, lui écrivis-je, que, vers la fin de mai, l’empereur Nicolas ira tomber à Londres brusquement, comme un voyageur sans façon et inattendu. Il dit et fait dire qu’à son grand regret il ne le peut pas faire cette année. Tout indique pourtant qu’il ira. Il aime les surprises et les effets de ce genre.

La surprise n’était qu’apparente ; sans avoir été provoqué de Londres, le voyage avait été accepté avec empressement par la cour d’Angleterre, par le cabinet plus que par la reine elle-même. Dès que l’empereur fut arrivé, j’écrivis à M. de Sainte-Aulaire : Je n’ai, à ce sujet, point de directions particulières à vous donner. Soyez réservé, avec une nuance de froideur. Les malveillants, ou seulement les malicieux, voudraient bien ici que nous prissions de ce voyage quelque ombrage, ou du moins quelque humeur. Il n’en sera rien. Nous ne savons voir dans les choses que ce qu’il y a, et nous sommes inaccessibles à la taquinerie. L’empereur vient à Londres parce que la reine d’Angleterre est venue à Eu. Nous ne le trouvons pas difficile en fait de revanche. Nous sommes sûrs qu’il ne fera à Londres, avec le cabinet anglais, point d’autre politique que celle que nous connaissons. Bien loin de regretter qu’il fasse sa cour à l’Angleterre et qu’elle ait influence sur lui, nous en sommes fort aises ; cela est bon pour tout le monde en Europe. Voilà pour le fond des choses. Quant aux formes extérieures, vous savez aussi bien que moi les convenances de notre situation ; faites ce qu’elle vous prescrit, rien de moins, rien de plus. Attendez les politesses impériales, et recevez-les avec le respect qui leur est dû, et comme vous étant dues aussi.

Pendant tout son séjour, l’empereur Nicolas se conduisit en souverain courtisan, venu pour déployer sa bonne grâce avec sa grandeur, soigneux de plaire à la reine Victoria, à ses ministres, à ses dames, à l’aristocratie, au peuple, à tout le monde en Angleterre, gardant toujours, dans ses empressements, beaucoup de dignité personnelle, mais manquant quelquefois de tact et de mesure. Assistant un jour, avec la reine, à une revue, et lui faisant compliment sur la belle tenue de ses troupes, il ajouta en s’inclinant devant elle : Je prie Votre Majesté de considérer toutes les miennes comme lui appartenant, et il eut soin de répéter à plusieurs officiers de l’état-major de la reine ce qu’il venait de lui dire. Aux courses d’Ascott, il affecta la plus vive admiration et fit, pour concourir aux frais de ce divertissement national en Angleterre, le don annuel d’une coupe d’or de cinq cents louis, oubliant qu’à ce moment même les amateurs des courses en voulaient un peu au prince Albert à qui ils attribuaient quelque part dans les mesures de police prises récemment contre les jeux qui s’y associaient. Un bal par souscription devait avoir lieu le 10 juin en faveur des réfugiés polonais ; on essaya, mais sans succès, de le faire ajourner ; le baron de Brünnow écrivit à la duchesse de Somerset, la première des dames patronnesses, que l’empereur voyait avec intérêt cette œuvre bienfaisante, et qu’il s’y associerait très volontiers si la recette ne répondait pas aux vœux du comité ; pendant qu’on délibérait dans le comité, fort divisé à cet égard, sur la question de savoir si on accepterait l’argent de l’empereur et si on le remercierait de son offre, il dit avec une humeur mal contenue à Horace Vernet : On vient encore de me crier dans les oreilles : Vivent les Polonais ! Le succès cependant ne lui manqua point à la cour, et à Londres, dans la foule, la singularité de son voyage, la beauté de sa personne, ses manières grandes et ouvertes avec une simplicité superbe excitèrent une curiosité sans bienveillance, mais non sans admiration. Il fut, à tout prendre, plus couru que goûté du public anglais, et il laissa aux observateurs pénétrants l’idée d’un homme qui se drape majestueusement dans un rôle éclatant dont le poids l’inquiète, et qui redoute l’épreuve de l’action quoiqu’il veuille y paraître toujours prêt.

Le lendemain de son départ, lord Aberdeen, causant familièrement avec M. de Sainte-Aulaire, lui faisait compliment de l’accueil, particulièrement gracieux en effet, que lui avait fait l’empereur : Je n’accepte pas le compliment, dit le comte ; des politesses exclusivement personnelles, de la part d’un souverain envers un ambassadeur, sont de véritables inconvenances. L’empereur devait me parler du roi ; il ne l’a point fait ; je ne lui tiens nul compte de ses prévenances. Lord Aberdeen dit alors qu’avec la reine Victoria, l’empereur Nicolas s’était également abstenu et n’avait pas prononcé le nom du roi ; une fois, le mouvement de la conversation ayant amené ce nom, l’empereur avait laissé sa phrase à moitié et changé brusquement de sujet. M. de Sainte-Aulaire ayant demandé à lord Aberdeen si, avec lui-même, l’empereur s’était tenu dans la même réserve, lord Aberdeen, tout en essayant d’adoucir plutôt que d’aigrir, donna à l’ambassadeur lieu de penser que les sentiments de l’empereur Nicolas étaient toujours les mêmes, et qu’il les manifestait toujours aussi librement : Il n’a, dit-il, contre votre roi, point d’animosité personnelle ; il reconnaît que, depuis quatorze ans, l’Europe doit beaucoup à son habileté et à sa sagesse, mais le principe du gouvernement de Juillet est révolutionnaire, et ce principe est essentiellement contraire à ses sentiments et à sa politique. Je n’ai du reste rien à me reprocher ; a-t-il ajouté ; en 1830, on m’a fait reconnaître le gouvernement de la France, et depuis, je n’ai rien fait pour lui nuire ; je n’ai pas donné à ses ennemis le moindre appui. Je vois sans le moindre regret votre entente cordiale ; faites-la durer tant que vous pourrez. A vous dire vrai, je ne crois pas que ce soit bien longtemps ; la première bourrasque dans les Chambres l’emportera. Louis-Philippe essayera de résister, et s’il ne se sent pas assez fort, il se mettra à la tête du mouvement pour sauver sa popularité.

La sagacité de l’empereur Nicolas était en défaut, et il ne pressentait bien ni les événements, ni les hommes ; l’épreuve des plus mauvais comme des meilleurs jours a montré jusqu’où pouvait aller la persévérance du roi Louis-Philippe plutôt que de sacrifier sa politique au maintien de sa popularité.

Ce sujet exclusivement français étant épuisé, m’écrivait M. de Sainte-Aulaire, j’ai demandé à lord Aberdeen, ce qu’il voulait que je vous mandasse sur le but politique du voyage de l’empereur. — Je comprends votre curiosité, m’a-t-il répondu ; un voyage d’Angleterre au château d’Eu ou du château d’Eu en Angleterre peut s’expliquer comme partie de plaisir ; mais arriver en huit jours de l’extrémité de l’Europe pour y retourner huit jours après, cela ne semble pas aussi simple ; et pourtant, en dépit de toute vraisemblance, il est positif que l’empereur  n’a fait et n’a essayé de faire ici aucune affaire. Le seul sujet sur lequel nous ayons causé avec détail, c’est l’empire turc ; l’empereur en désire beaucoup la conservation et s’inquiète beaucoup de sa faiblesse ; mais il ne m’a ni proposé un plan ni laissé voir un projet applicable aux diverses éventualités qu’on peut prévoir. J’ai cependant remarqué dans la suite de notre entretien, ajoutait M. de Sainte-Aulaire, que l’empereur Nicolas avait protesté que, dans aucun cas, il ne voulait rien pour lui. Il a témoigné une égale confiance dans le désintéressement de l’Angleterre, avec laquelle il est sûr de s’entendre amicalement, quoi qu’il arrive ; mais les embarras viendront du côté de la France qui se ruera impétueusement à travers une question qu’il  faudrait, le cas échéant, traiter avec tant de réserve et de sagesse. Lord Aberdeen croit sincèrement que ces généralités sont toute la pensée de l’empereur. S’il avait arrêté un plan, s’il était venu en Angleterre pour en préparer l’adoption, il aurait fait assurément quelques ouvertures, et il n’en a fait aucune.

L’empereur Nicolas n’avait eu garde de proposer, en 1844, à lord Aberdeen, le plan de conquête et de partage de l’empire ottoman, à l’entière exclusion de la France, que neuf ans plus tard, il développa un peu étourdiment à sir George Hamilton Seymour, et qui a coûté à la Russie Sébastopol et l’empire de la mer Noire.

Quoi qu’il en fût de sa confiance ou de sa réserve, cette visite de l’empereur de Russie fut, pour le cabinet anglais, un notable succès de politique et d’amour-propre, et lord Aberdeen n’en dissimulait pas sa satisfaction. Mais loin de le refroidir ou de l’embarrasser dans ses bonnes dispositions pour la France et son gouvernement, cet incident ne fit que l’y animer et le mettre à l’aise ; il ne pouvait plus être accusé d’une préférence exclusive et nuisible aux rapports de l’Angleterre avec ses autres alliés. Peu après le départ de l’empereur Nicolas, il parla au comte de Jarnac du voyage du roi à Windsor comme d’une chose convenue, dont la reine Victoria l’entretenait toutes les fois qu’elle le voyait, et qui lui faisait, à lui, autant de plaisir qu’à la reine. Bientôt le bruit s’en répandit en Angleterre, et y fut partout accueilli avec ce contentement, tantôt silencieux, tantôt avide de manifestations publiques et solennelles, qui est le caractère des joies anglaises. Le maire de Liverpool écrivit, dès le 12 septembre, à lord Aberdeen pour témoigner le désir que le roi Louis-Philippe honorât de sa visite la seconde ville commerçante d’Angleterre, offrant de faire lui-même, soit à l’hôtel de ville de Liverpool, soit dans sa propre maison, tous les frais de cette réception. Informé de ce vœu avant son départ pour Windsor, le roi chargea lord Aberdeen de remercier de sa part le maire, en lui témoignant son regret de ne pouvoir s’y rendre : Je sais, lui dit-il, que je dois m’interdire de telles satisfactions ; je serai et dois être exclusivement l’hôte de la reine (The Queen’s guest), et je serai bien heureux de lui consacrer entièrement le temps trop court qu’il m’est permis tout juste de passer auprès d’elle.

A ce moment, j’étais, pour mon compte, assez peu en train de voyager ; je sortais à peine d’une indisposition causée par les fatigues de la session, et qui me laissait encore assez souffrant pour que le roi m’écrivît le 27 septembre : Mon cher ministre, nul ne peut prendre à votre santé un intérêt plus vif que celui que je lui porte. Vous êtes entouré d’habiles médecins qui doivent connaître votre tempérament mieux que personne ; mais moi qui en ai un bilieux, j’en suis resté sur le système de Tronchin qui a dirigé mes premières années, et je m’en suis bien trouvé. Or, il disait :Peu de remèdes, des délayants et prenez garde à l’abus des toniques. — Si j’en dis trop, pardonnez-le-moi ; c’est l’intérêt que je vous porte et ma vieille expérience de soixante et onze ans qui me le dictent ; mais je sais bien que je ne suis pas médecin et que je devrais me taire. Ce qui réussit à l’un peut nuire à l’autre. Quoique je me sentisse faible, j’étais bien décidé à prendre ma part dans cette visite, témoignage éclatant du succès de la politique pour laquelle j’avais tant combattu. Dans la matinée du 7 octobre 1844, je rejoignis le roi au château d’Eu, et le soir même nous nous embarquâmes au Tréport, sur le Gomer, belle frégate à vapeur qui devait nous rendre le lendemain matin à Portsmouth. Ce n’est pas la seule fois que j’aie éprouvé la puissance des grands spectacles de la nature et des grandes scènes de la vie pour relever soudainement la force physique et remettre le corps en état de suffire aux élans de l’âme. Pendant la  journée, le temps avait été sombre et pluvieux ; vers le soir, le soleil reparut, la brise se leva ; à six heures et demie, nous entrâmes, le roi, le duc de Monpensier, l’amiral de Mackau et moi, dans le canot de l’amiral de la Susse qui franchit aussitôt la barre du Tréport et rama vers le Gomer à l’ancre dans la rade avec deux autres bâtiments à vapeur, le Caïman et l’Élan, qui nous faisaient cortège. Il était déjà nuit, l’air était frais, les rameurs vigoureux et animés ; le canot marchait rapidement ; tantôt nous regardions en arrière, vers la rive où la reine, madame Adélaïde, les princesses et leur suite étaient encore debout essayant de nous suivre des yeux sur la mer, à travers la nuit tombante, et de nous faire encore arriver leurs adieux ; tantôt nous portions nos regards en avant, vers les bâtiments qui nous attendaient et d’où les cris des matelots montés dans les vergues retentissaient jusqu’à nous. Au moment où nous approchions du Gomer, les trois  navires sur rade s’illuminèrent tout à coup ; les sabords étaient éclairés ; des feux du Bengale brillaient sur les bastingages et leurs flammes bleuâtres se reflétaient dans les eaux légèrement agitées. Nous arrivâmes au bas de l’échelle ; le roi y mit le pied ; le cri de vive le roi ! retentit au-dessus et autour de nous. Nous montâmes : une compagnie d’infanterie de marine était rangée sur le pont, présentant les armes ; les matelots épars redoublaient leurs acclamations. Nous étions émus et contents. Les derniers arrangements se firent ; chacun prit la place qui lui était assignée ; les feux tombèrent, les lumières disparurent, les canots furent hissés ; tout rentra dans l’obscurité et le silence ; on leva l’ancre ; et quand les trois navires se mirent en route, j’étais déjà couché dans ma cabine où je m’endormis presque aussitôt, avec un sentiment de repos et de bien-être que depuis bien des jours je n’avais pas éprouvé.

Le lendemain, à sept heures, nous étions en vue de Portsmouth. Point de brume ; le ciel était pur, la mer calme ; le jour naissant nous découvrait les trois villes qui entourent le port, Portsmouth, Portsea et Gosport, et qui, de loin, semblent n’en faire qu’une. Huit petits bâtiments à vapeur, envoyés la veille au-devant de nous pour s’échelonner sur notre route et nous saluer, chacun à son tour, à notre approche, s’étaient ralliés derrière nous et marchaient à notre suite ; d’autres bâtiments, mouillés dans la rade, s’étaient spontanément joints à ceux-là ; à mesure que nous avancions, notre cortège grossissait ; bientôt la mer fut couverte de navires de toute sorte, à voiles, à vapeur, à rames, grands vaisseaux, yachts, canots, barques, si nombreux et si empressés que le Gomer fut obligé de ralentir sa marche et de prendre garde pour n’en heurter aucun. Tous ces bâtiments étaient ombragés de leurs pavois ; les drapeaux anglais et français flottaient ensemble ; tous les équipages montés dans les vergues ou debout sur le pont, toute la population assemblée sur la rive mêlaient leurs hourras aux saluts des batteries du port, des forts et des vaisseaux de ligne. C’était un mouvement et un bruit immenses, en témoignage de joie nationale et pacifique. Entrés et mouillés dans le port, nous attendîmes, pour débarquer, que le train par lequel le prince Albert venait au-devant du roi fût arrivé à Gosport ; mais notre attente n’était pas vide ; animés du même sentiment que, trois semaines auparavant, le maire de Liverpool avait exprimé à lord Aberdeen, le maire et la corporation municipale de Portsmouth avaient demandé et obtenu l’autorisation de fêter, pour leur propre compte, la venue du roi des Français en Angleterre en lui présentant une adresse ; ils vinrent en effet la lui présenter à bord du Gomer, et se retirèrent charmés de la réponse qu’ils reçurent de lui, et contents, d’avoir eux aussi, pris place dans cette rencontre des deux souverains et des deux peuples. Cette manifestation municipale de l’esprit national se renouvela quatre fois pendant le voyage du roi, à Portsmouth quand il arriva, à Windsor pendant son séjour, à Douvres quand il repartit, et le 12 octobre, la corporation de la Cité de Londres, regrettant vivement de n’avoir pu fêter le roi dans Londres même, envoya au château de Windsor son lord-maire, ses aldermen, ses schériffs, ses officiers et ses conseillers municipaux chargés de lui présenter aussi, dans une adresse solennelle, ses félicitations, ses hommages et ses vœux. Ce fut une grave et affectueuse cérémonie. J’écrivis le jour même à Paris : Je sors de la réception de l’adresse de la Cité au roi. Sa réponse a été parfaitement accueillie. Je l’avais écrite ce matin et je l’avais fait traduire par M. de Jarnac. De l’avis de sir Robert Peel et de lord Aberdeen, il fallait qu’elle fût écrite, lue et remise immédiatement par le roi au lord-maire. La reine et le prince Albert ont passé une demi-heure dans le cabinet du roi à revoir et corriger la traduction. C’est une véritable intimité de famille. Au dire de tout le monde ici, cette adresse, votée à l’unanimité dans le common-concil, est un événement sans exemple et très significatif. Sir Robert Peel dit qu’il en est très frappé.

A la cour, peuplée alors de torys, quelques-uns ressentaient bien quelque surprise de voir régner, autour d’eux et parmi eux-mêmes, une courtoisie si bienveillante pour la France et pour un roi de France issu d’une révolution ; mais ces restes des passions et des routines de parti s’évanouissaient ou se taisaient devant l’évidente amitié de la reine pour le roi Louis-Philippe et sa famille, l’entente cordiale proclamée par le cabinet tory, l’adhésion que donnaient à cette politique les anciens et illustres chefs du parti, le duc de Wellington en tête, et la satisfaction que les whigs ne pouvaient se dispenser d’en témoigner. Ce fut avec l’approbation générale, tory et whig, aristocratique et populaire, que la reine donna au roi Louis-Philippe l’ordre de la Jarretière ; et la veille du jour où la Cité de Londres vint présenter au roi son adresse, la cérémonie de l’investiture chevaleresque eut lieu à Windsor, de la main de la reine Victoria elle-même, avec tout l’éclat de la cour. Lord Aberdeen, toujours prévoyant et équitable envers ses adversaires, eut soin que, par une faveur spéciale, le principal des chefs whigs, lord John Russell, fût invité à dîner à Windsor la veille du départ du roi, et il m’engagea à causer librement avec lui des rapports des deux pays, et même du droit de visite. C’était toujours la question dont il se préoccupait le plus ; il s’appliquait à la placer en dehors des querelles de parti, et il espérait un peu que lord John Russell pourrait s’y prêter. Lord Palmerston, au contraire, dans la précédente session du parlement, avait tenté de ranimer, à ce sujet, une polémique passionnée ; il avait annoncé une motion formelle contre toute  atteinte au droit de visite et aux traités qui le consacraient. Le peu de faveur que rencontra son projet, parmi les whigs eux-mêmes, le fit plusieurs fois ajourner ; M. Monckton Milnes déclara qu’il ferait, à cette motion, un amendement portant que les conventions relatives au droit de visite pour l’abolition de la traite devaient être regardées comme un essai temporaire, toujours soumis à l’examen des deux pays ; et le jour où lord Palmerston devait développer sa proposition, la Chambre des communes ne se trouva pas en nombre pour en délibérer. Le droit de visite était visiblement ébranlé dans la pensée du parlement et du pays ; mais personne n’osait le dire tout haut et n’entrevoyait par quel autre mode d’action contre la traite on pourrait le remplacer.

Je m’entretins de la question avec tous les membres du cabinet qui se trouvaient à Windsor, lord Aberdeen, sir Robert Peel, le duc de Wellington, lord Stanley (aujourd’hui comte de Derby) et sir James Graham. Je leur tins à tous le même langage : Il se peut, leur dis-je, qu’en soi le droit de visite soit, comme on le pense en Angleterre, le moyen le plus efficace de réprimer la traite ; mais, pour être efficace, il faut qu’il soit praticable ; or, dans l’état des esprits en France, Chambres et pays, il n’est plus praticable, car s’il est sérieusement pratiqué, il amènera infailliblement des incidents qui amèneront la rupture entre les deux pays. Faut-il sacrifier à cette question particulière notre politique générale, et la paix à la répression de la traite par le droit de visite ? Là est la question. Nous croyons, nous, qu’il y a, pour assurer la répression de la traite, d’autres moyens que le droit de visite, et des moyens qui, dans la situation actuelle, seront plus efficaces. Nous vous les proposerons. Refuserez-vous de les examiner avec nous et de les adopter si, après examen, ils paraissent plus efficaces que le droit de visite qui aujourd’hui ne peut plus l’être ?

Lord Aberdeen acceptait pleinement la question ainsi posée, et la posait ainsi lui-même à ses collègues, avec réserve toutefois et en subordonnant l’issue de la négociation à la valeur pratique des nouveaux moyens que nous proposerions. C’était sa nature de paraître toujours moins décidé qu’il ne l’était au fond, et d’attendre patiemment que la réflexion et le temps amenassent à son avis les esprits récalcitrants ou incertains. Sir Robert Peel ne s’expliqua point avec moi sur la question même ; il était évidemment perplexe et très préoccupé de l’opposition que rencontrerait dans le parlement l’abandon du droit de visite et de l’impression qu’en recevrait le public ; mais il me témoigna la plus grande confiance, me répéta deux fois que, sur toutes choses, il s’entendait parfaitement avec lord Aberdeen, et à la fin de notre entretien, il me tendit la main avec plus d’abandon que je ne m’y attendais, en me demandant toute mon amitié. Le duc de Wellington vint me voir dans mon appartement et passa avec moi près d’une heure, m’écoutant avec une attention que sa surdité rendait fort nécessaire, s’étonnant que le droit de visite, appliqué pendant dix ans avec si peu de bruit, excitât tout à coup tant de clameurs, assez enclin à croire ces clameurs moins graves que je ne le disais, mais convenant que la bonne intelligence des deux gouvernements valait mieux que le droit de visite, et prêt à accepter ce que décideraient ses collègues. Lord Stanley, après une assez longue conversation dans un coin du salon de la reine, me dit d’un ton franc et ferme : Je vous promets que je me souviendrai de tout ce que vous m’avez dit ; et sir James Graham me parut, de tous, le plus avancé dans l’intimité de lord Aberdeen, et le plus décidé à marcher, avec lui, du même pas vers le même but. Je quittai Windsor convaincu que le moment était venu d’engager et de poursuivre vivement la négociation.

J’envoyai le 27 novembre à M. de Sainte-Aulaire, en le chargeant de le communiquer confidentiellement à lord Aberdeen, un mémoire où j’indiquais les nouveaux moyens qui me semblaient propres à remplacer, pour la répression de la traite, le droit de visite, et dans lequel je demandais que des commissaires désignés par les deux gouvernements se réunissent sans retard à Londres, soit pour examiner les moyens que j’indiquais, soit pour en chercher eux-mêmes d’autres si ceux-là ne leur paraissaient pas convenables. J’annonçai moi-même à lord Aberdeen l’envoi de ce mémoire en lui disant : Nous sommes, vous et nous, dans une situation fausse. Préoccupés surtout du droit de visite, nous perdons de vue la répression réelle de la traite ; nous sacrifions le but au moyen. Les conventions de 1831 et 1833, gage et symbole de l’union de la France et de l’Angleterre pour réprimer la traite, ont perdu presque toute leur efficacité pratique, et ne sont plus guère qu’une vaine apparence, un mensonge officiel. Est-ce là une politique sérieuse et digne de nous ? N’est-il pas cent fois plus convenable et plus utile d’adopter, pour la répression de la traite, d’autres moyens que nous puissions, vous et nous, pratiquer avec le même zèle et la même confiance, de telle sorte que l’union de la France et de l’Angleterre, dans ce grand but, redevienne quelque chose de vrai et d’efficace ?

L’appel de commissaires spéciaux chargés d’étudier librement la question et de chercher de nouveaux moyens d’action commune aux deux gouvernements convint à lord Aberdeen : Il a saisi cette idée avec empressement, m’écrivit M. de Sainte-Aulaire ; sa responsabilité en sera déchargée, et il pourrait nommer tel commissaire, lord Brougham, par exemple, qui serait, pour nous, une garantie du succès. Mais, sur le fond même de l’affaire, lord Aberdeen se montra beaucoup plus hésitant : J’avais compris à Windsor, dit-il à M. de Sainte-Aulaire, que M. Guizot proposait, non pas d’abandonner entièrement le système des traités de 1831 et 1833, mais d’essayer d’un système nouveau pour revenir ensuite à l’ancien, en cas de non succès, les traités ne cessant pas ainsi d’exister virtuellement. — J’ai répondu, m’écrivit M. de Sainte-Aulaire, que, pour ma part, je ne vous avais jamais entendu rien dire de pareil, et qu’il me paraîtrait impossible de satisfaire nos Chambres à ce prix. Je ne serais pas étonné que lord Aberdeen ne trouvât beaucoup plus difficile de changer les traités de 1831 et 1833 que de les laisser tomber en désuétude par le refus de délivrer aux croiseurs des mandats de visite ; ce refus, fait par nous, serait, au pis aller, renvoyé aux avocats de la couronne qui, dans leur système d’interprétation judaïque, ne manqueraient pas de déclarer que nous restons dans la lettre des traités en ne demandant et ne donnant qu’un seul mandat pour un seul croiseur. Je ne vous propose certes pas cet expédient que je ne trouverais ni digne ni utile ; mais comment dois-je l’accueillir si lord Aberdeen lui-même me le suggère ?

Lord Aberdeen était fort éloigné de le suggérer, car M. de Sainte-Aulaire en ayant laissé entrevoir l’idée : Ce serait une insulte, lui dit-il, et toute négociation deviendrait impossible. Du reste, avant d’ajouter un mot, il faut que je communique, au moins officieusement, le Mémoire de M. Guizot à mes collègues, et surtout que je m’entende avec sir Robert Peel. Le mieux serait peut-être, quand viendra votre communication officielle, qu’elle développât seulement vos objections contre les traités de 1831 et 1833, en raison de leurs inconvénients et de leur peu d’effet pour la suppression de la traite. Puis, sans entrer dans le détail des moyens à substituer au droit de visite réciproque, vous pourriez les indiquer vaguement et proposer la formation d’une commission mixte pour les examiner. Il serait, je crois, beaucoup plus facile d’obtenir l’adhésion du cabinet par cette voie qu’en l’appelant à discuter une proposition complexe.

Je suivis le conseil de lord Aberdeen ; j’adressai le 26 décembre à M. de Sainte-Aulaire, avec ordre de la lui communiquer, une dépêche officielle de laquelle j’écartai toute indication précise des nouveaux moyens de réprimer la traite qui pourraient être substitués au droit de visite. Je me bornai, sur ce point, à des expressions générales marquant le but vers lequel les commissaires devaient tendre, c’est-à-dire la recherche de moyens de répression aussi efficaces que le droit de visite, car cette efficacité était, pour la France comme pour l’Angleterre, la condition essentielle de tout nouveau système. J’indiquai dans quel esprit les commissaires devaient être choisis et quelles dispositions, quelles qualités nous devions chercher en eux ; nous aussi, nous voulions, comme lord Aberdeen me l’avait témoigné à Windsor, des hommes considérables, de situation tout à fait indépendante, et connus par leur zèle pour l’abolition de la traite et de l’esclavage[14]. Ma dépêche convint parfaitement à lord Aberdeen qui s’empressa de l’envoyer à sir Robert Peel et, le 30 décembre, M. de Sainte-Aulaire m’écrivit : Le premier ne conteste pas en principe la commission mixte ; il raisonne même dans l’hypothèse de son admission, ce qui est l’admettre implicitement ; mais il réclame deux choses : 1º La nomination des commissaires ; 2º des instructions concertées. Il insiste pour que vous n’annonciez la chose aux Chambres que quand elle sera faite ; des paroles, même vagues, prononcées par vous, pourraient préparer de graves embarras. En résumé, il engage fort son collègue à se tenir encore dans une grande réserve. En écoutant la lecture de cette lettre, je n’étais pas trop à mon aise ; je craignais des scrupules et des délais ; j’ai donc été fort agréablement surpris par le commentaire qui a suivi le texte ; lord Aberdeen, qui connaît mieux que nous la valeur des rédactions de sir Robert Peel, ne voit, dans sa lettre, rien qui l’empêche, lui, d’aller en avant ; il se propose donc d’envoyer votre dépêche en communication à tous les membres aujourd’hui dispersés du cabinet, et il ne voit plus guère d’incertitude que sur la date plus ou moins rapprochée à laquelle vous recevrez sa réponse.

En attendant cette réponse, nous avions, de part et d’autre, à choisir les commissaires. Lord Aberdeen me fit prévenir qu’il nommerait le docteur Lushington, membre du conseil privé et juge de la haute cour d’amirauté, grave et savant homme, honoré pour son caractère comme pour sa science, et l’un des plus ardents ennemis de la traite et de l’esclavage. Je chargeai, à mon tour, M. de Sainte-Aulaire de dire à lord Aberdeen que je demanderais au duc de Broglie d’accepter cette délicate mission : Si M. de Broglie accepte, répondit lord Aberdeen, M. Guizot devra encore s’exprimer avec beaucoup de réserve devant les Chambres ; mais il pourra dès aujourd’hui regarder le succès de sa proposition comme assuré. Sir Robert Peel, en effet, informé de ce choix, écrivit à lord Aberdeen qu’il mettait de côté toute objection : Si cependant, disait-il, M. Guizot quittait le ministère, et si alors le duc de Broglie se retirait de la commission, le choix de son remplaçant pourrait être mauvais, et nous aurions peut-être lieu de regretter notre concession. En me transmettant ces détails, M. de Sainte-Aulaire ajoutait : A Windsor, le prince Albert m’a également parlé du bon effet que ferait ici la nomination du duc de Broglie comme commissaire. C’était la première fois que le prince me parlait politique ; je l’ai trouvé plein de sens, bien informé et fort ami de lord Aberdeen. Quant à nous, il est impossible d’être mieux que ne l’ont été la reine et le prince ; les souvenirs du séjour du roi à Windsor y sont vivants comme le lendemain de son départ.

Presque au même moment où M. de Sainte-Aulaire me donnait ces assurances, je lui écrivais : Le duc de Broglie consent volontiers à être notre commissaire. A deux conditions seulement : la première, c’est que cela vous conviendra à vous ; la seconde, c’est qu’il sera bien entendu qu’il ne se charge de cette mission que pour et avec le cabinet actuel, et que, si le cabinet se retirait, il se retirerait aussi ; j’accepte sans regret cette nouvelle marque de son amitié, car j’ai la confiance qu’il n’aura pas lieu de la mettre en pratique. Les bureaux de la Chambre des députés viennent de nommer la commission de l’adresse, et nous y avons huit voix contre deux, et huit voix des plus décidées. La discussion sera vive, mais le succès me paraît assuré. L’opposition a fait peur et a pris peur. Le dépouillement des votes dans les bureaux nous donne cinquante-cinq voix de majorité.

La discussion de l’adresse fut vive en effet, moins sur le droit de visite que sur des questions plus nouvelles et qui offraient à l’opposition de meilleures chances, entre autres sur la guerre avec le Maroc et sur les affaires de Tahiti. Il était difficile de presser fortement le cabinet sur le droit de visite au moment où il venait de faire accepter par le cabinet anglais une négociation sérieuse pour satisfaire au vœu de la Chambre en en réclamant l’abolition. Éclairé par les renseignements qui lui venaient de Londres, M. Thiers engageait lui-même ses amis à ne pas trop déclarer impossible un succès que le cabinet obtiendrait peut-être, et qu’on grossirait en le niant d’avance. Quand je fus appelé, dans l’une et l’autre Chambre, à m’expliquer sur ce point, je me bornai à dire : La question est très difficile par elle-même, et certes on n’a pas fait, depuis trois ou quatre ans, ce qu’il fallait pour la rendre plus facile à résoudre. Je ne dis pas que maintenant elle soit pleinement résolue ; ne croyez pas que j’étende mes paroles au delà de la réalité des faits ; j’aimerais mieux rester en deçà. Si j’en disais plus aujourd’hui qu’il n’y en a réellement, je nuirais à la solution de la question au lieu de la servir. Voici ce qu’il y a de fait. Le gouvernement anglais est en présence d’un esprit  national avec lequel il faut qu’il traite, comme nous traitons avec celui de la France. Vous savez avec quelle passion, quelle honorable passion l’abolition de la traite est poursuivie en Angleterre. Or, c’est là l’opinion générale que le droit de visite est, dans ce dessein, le moyen le plus efficace, peut être le seul efficace. Pour que le gouvernement anglais puisse changer ce qui existe, il faut qu’il reconnaisse lui-même et qu’il fasse reconnaître au parlement, et par le parlement au pays, qu’il y a, pour réprimer la traite, des moyens autres que le droit de visite, des moyens aussi efficaces, plus efficaces, car dans l’état actuel des faits et des esprits, le droit de visite a beaucoup perdu de son efficacité. Le premier, le plus grand pas peut-être à faire, c’était donc de décider le gouvernement anglais à chercher, de concert avec nous, ces nouveaux moyens de réprimer la traite. C’est là le pas qui a déjà été fait. Non pour ajourner la difficulté et nous leurrer d’une fausse apparence, mais pour entreprendre sérieusement l’examen et la solution de la question. Et le nom des personnes qui concourront à cet acte sera la meilleure preuve du sérieux que les deux gouvernements y apportent. On dit que nous poursuivons un but impossible. J’espère fermement qu’on se trompe, et que deux grands gouvernements, pleins d’un bon vouloir réciproque et fermement décidés à persévérer dans la grande œuvre qu’ils ont entreprise en commun, réussiront, en tous cas, à l’accomplir.

Devant la question ainsi posée, tous les amendements présentés contre le cabinet dans la Chambre des députés furent rejetés, et la Chambre des pairs, rompant le silence qu’elle avait gardé jusque-là, inséra dans son adresse ce paragraphe : Votre Majesté nous assure que les rapports de la France et de l’Angleterre n’ont pas été altérés par des discussions qui pouvaient les compromettre. Nous nous en félicitons avec vous, Sire, bien convaincus que le gouvernement de Votre Majesté persévère dans ses efforts pour aplanir, d’une manière conforme à la dignité et aux intérêts de la France, les difficultés qui pourraient menacer la paix de l’avenir. Le bon accord des deux États importe au repos du monde ; les intérêts de la civilisation et de l’humanité y sont engagés ; le haut degré de prospérité dont jouissent deux grands peuples, qui ont des droits égaux à l’estime l’un de l’autre, en dépend. Puisse un mutuel esprit d’équité présider toujours à leurs relations et hâter le succès des négociations qui, en garantissant la répression d’un odieux trafic, doivent tendre à replacer notre commerce sous la surveillance exclusive du pavillon national ! Loin de nous causer, par ce langage, aucun embarras, c’était un appui que la Chambre des pairs nous apportait.

Arrivé à Londres le 15 mars, le duc de Broglie fut accueilli à la cour, par le cabinet et dans le monde, avec une faveur marquée. Dès le surlendemain, la reine l’invita à dîner ; lord Aberdeen et M. de Sainte-Aulaire étaient seuls invités avec lui : Malgré la semaine sainte, lui dit la reine, je n’ai pas voulu différer de vous recevoir. Elle lui parla beaucoup du roi, de la famille royale, et toucha en passant à l’affaire pour laquelle il venait, disant seulement : Ce sera bien difficile. Il avait passé la veille une heure avec lord Aberdeen : Il est venu, m’écrivit-il, au-devant de nos propositions ; tous les points généraux de l’affaire ont été successivement abordés par lui : la constitution d’une nouvelle escadrille mieux appropriée au service de la répression de la traite et à la poursuite des négriers, la destruction des marchés d’esclaves, la difficulté et les dangers de l’entreprise, la possibilité d’associer, à l’avenir, les Américains au nouveau système. Or, en voyant qu’il était si bien instruit, je n’ai pas refusé la conversation ; mais je me suis tenu dans des termes généraux, et j’ai professé la plus grande incertitude sur le résultat de toutes les spéculations tant qu’elles n’ont pas pour base l’accord et l’aveu des hommes du métier ; je me suis donc borné à demander qu’avant toutes choses nous entendissions les commandants des stations anglaise et française sur la côte d’Afrique, ce qui a été accepté avec empressement ; j’ai simplement ajouté que j’étais autorisé à dire que mon gouvernement ne reculerait devant aucunes dépenses qui seraient jugées nécessaires pour atteindre le but que nous poursuivions. Lord Aberdeen est revenu à la charge sur divers points qu’il avait entamés, et pour peu que je m’y fusse prêté, nous serions entrés tout de suite dans le fond même de la discussion : si j’avais eu affaire à lui seul, peut-être aurais-je cédé à l’envie qu’il témoignait de tout dire et de tout savoir ; mais comme c’est le docteur Lushington qu’il faut convaincre avant tout, je me suis retranché derrière la défiance de nos propres idées, tout en lui donnant à entendre que nous aurions peut-être réponse aux difficultés qu’il entrevoyait. Bref, nous nous sommes séparés en très bonne intelligence. Parmi les autres membres du cabinet anglais, sir James Graham et lord Haddington se montrèrent particulièrement bien disposés : Je vous souhaite, dit le dernier au duc de Broglie, tout le succès possible dans votre entreprise, et je mets tout mon département (l’Amirauté) à votre disposition. Sir Robert Peel était absent ; mais, à son retour, il s’expliqua plus nettement qu’on ne s’y attendait, et approuva formellement la substitution d’un plus grand nombre de croiseurs des deux nations au droit de visite réciproque. Les chefs whigs, presque tous amis du duc de Broglie, l’accueillirent avec leurs anciens sentiments, mais avec beaucoup de réserve et en gardant le silence sur l’objet de sa mission : Ils sont, m’écrivit-il, fort divisés à cet égard ; la partie raisonnable se tient pour battue, ou même désire que nous réussissions ; c’est ce que me disait avant-hier lord Clarendon. Lord Palmerston est seul à mettre une très grande importance aux conventions de 1831 et de 1833 ; mais, quand il parle, il impose son opinion à beaucoup de personnes bien disposées d’ailleurs. Une circonstance survint, propre à agir sur le parti whig : la Société contre l’esclavage, composée des saints les plus chauds et les plus éprouvés, fit remettre au duc de Broglie un mémoire que déjà, l’année précédente, elle avait présenté à sir Robert Peel : Ce mémoire, m’écrivit-il, établit, moyennant une longue série de citations et d’arguments, que le droit de visite est parfaitement inutile, qu’il n’y a qu’une chose à faire pour abolir la traite, c’est d’abolir l’esclavage, et il conclut qu’on doit répondre à la France :Abolissez l’esclavage, et il ne sera plus question du droit de visite : s’il vous faut, pour cela, cinq, dix, quinze ans, prenez-les ; le droit de visite durera autant que l’esclavage et finira avec lui. — La conclusion est absurde, mais l’argumentation contre le droit de visite a sa valeur, et j’en tirerai parti dans la discussion. Lord Brougham s’est chargé de parler au comité de la Société contre les conclusions du mémoire, et de m’envoyer les membres, un à un, pour que, de mon côté, je les raisonne de mon mieux. Lord Brougham nous secondait avec un zèle infatigable ; et les apparences étaient si bonnes que le duc de Broglie ne croyait pas se trop avancer en disant à lord Aberdeen : J’espère, mylord, qu’il vous arrivera dans cette occasion, comme dans bien d’autres, de dire à vos adversaires, comme le Lacédémonien à l’Athénien : ce que tu dis, je le fais. C’est vous qui détruirez définitivement la traite des noirs. Et lord Aberdeen ne refusait pas le compliment.

Mais, soit pour espérer, soit pour craindre, il ne faut pas trop croire, dans les affaires, aux bonnes apparences et aux débuts faciles : tout en témoignant sa disposition favorable, lord Aberdeen, dès qu’on serrait de près les questions, se retranchait derrière le docteur Lushington : Je ne lui donne, dit-il au duc de Broglie, aucune instruction ; je m’en remets à lui du soin de chercher les expédients, et j’accepterai tout de lui avec confiance. La première fois que le duc de Broglie vit lord Aberdeen et le docteur Lushington ensemble, il trouva le ministre plus réservé en présence du commissaire qu’il ne l’avait été dans le tête à tête. C’était donc le docteur Lushington surtout qu’il fallait persuader et décider. On s’accordait à dire que c’était un parfait homme de bien, de science et d’honneur, dévoué aux bonnes causes, sensible aux bonnes raisons, mais un peu entêté, pointilleux, préoccupé de son propre sens et de son propre succès. Le duc de Broglie, dont la fierté est absolument exempte d’amour-propre et de toute envie de paraître, évita d’entamer sur-le-champ la controverse, se montra plus pressé de connaître les idées du docteur que de lui exposer les siennes, et s’appliqua d’abord à entrer, avec lui, dans une confiante intimité. Il le pouvait sans affectation et sans perte de temps. La négociation commença par une enquête sur les circonstances de la traite le long des côtes d’Afrique et sur les moyens de la réprimer autrement que par le droit de visite. Six officiers de marine, trois français et trois anglais, furent successivement entendus. Le docteur Lushington avait d’avance témoigné, pour l’un des Anglais, le capitaine Trotter, une grande confiance, et le duc de Broglie avait dans l’un des Français, le capitaine Bouet-Willaumez (aujourd’hui vice-amiral et préfet maritime à Toulon) un marin aussi spirituel qu’expérimenté, plein d’ardeur, d’invention et de savoir-faire, et habile à vivre en bons rapports avec les officiers anglais, même quand il s’empressait un peu trop à les devancer, au risque de les effacer. Sa déposition se trouva complètement d’accord avec celle du capitaine anglais Denman, officier distingué qui avait, comme lui, commandé longtemps sur la côte occidentale d’Afrique. Après une semaine entièrement consacrée à l’enquête, le duc de Broglie et le docteur Lushington entrèrent en conférence sur leurs vues et leurs plans mutuels.

Celui que le duc de Broglie communiqua au docteur Lushington, comme conforme aux instructions de son gouvernement et à sa conviction personnelle après l’étude scrupuleuse des faits, était simple et court ; il consistait à déclarer d’abord l’impossibilité de maintenir sous quelque forme et dans quelques limites que ce puisse être, le droit de visite réciproque établi par les conventions de 1831 et 1833, et à mettre à la place : 1º sur la côte occidentale d’Afrique, principal théâtre de la traite, deux escadres, française et anglaise, composées l’une et l’autre d’un nombre considérable et déterminé de bâtiments croiseurs, à vapeur et à voiles, chargés de poursuivre, chacun sous son pavillon, les bâtiments suspects de traite ; 2º Des traités conclus avec les chefs indigènes des points de la côte sur lesquels se tenaient communément les marchés d’esclaves, pour obtenir d’eux l’engagement d’interdire la traite sur leur territoire, et l’autorisation d’intervenir à terre et par la force, s’il y avait lieu, pour faire respecter cette interdiction et détruire les barracons ou lieux et instruments de marché[15].

Le plan du docteur Lushington était plus long et plus compliqué ; il faisait deux choses inacceptables pour nous : 1º Au lieu d’abolir les conventions de 1831 et 1833, il se bornait à les suspendre pendant cinq ans, en les remplaçant par le nouveau système proposé pour la répression de la traite, et en déclarant qu’au bout de cinq ans elles rentreraient en vigueur ipso facto, à moins qu’elles ne fussent expressément abrogées, du consentement des deux gouvernements ; 2º Il établissait, en principe et au nom du droit des gens, la doctrine soutenue par le gouvernement anglais, dans ses relations avec les États-Unis d’Amérique, sur le droit de vérifier la nationalité des bâtiments soupçonnés d’arborer, pour dissimuler des actes essentiellement illégitimes, un pavillon qui n’était pas le leur ; ce qui maintenait, indirectement et sous une dénomination générale, le droit de visite spécialement institué contre la traite[16].

Sur le premier point, la question était simple, et dès l’ouverture de la négociation, notre but avait été positivement déterminé. Sur le second point, une grave difficulté s’élevait ; il était impossible de poser en principe que, pour échapper à toute surveillance, il suffisait à un bâtiment engagé dans un acte essentiellement illégitime, piraterie ou traite, d’arborer un pavillon autre que le sien, et on ne pouvait pas non plus reconnaître formellement aux bâtiments de guerre le droit d’arrêter et de visiter, en temps de paix, les bâtiments de commerce, sous prétexte de vérifier leur nationalité. Dès que le duc de Broglie m’informa avec précision de la difficulté, je lui répondis : Je crains bien qu’il ne soit impossible de faire comprendre ici, au gros du public, la différence entre la visite pour la répression de la traite et la visite pour la vérification de la nationalité. Et quand nous la ferions comprendre, il suffit que les Américains repoussent, en principe, la seconde visite comme la première, pour la décrier également parmi nous. Ou je me trompe fort, ou si notre négociation avait pour unique résultat de mettre cette visite-ci à la place de l’autre, elle ne produirait aucun bon effet et aggraverait plutôt la situation. Une longue et subtile controverse s’engagea à ce sujet entre le duc de Broglie, le docteur Lushington et lord Aberdeen. J’ai tort de dire une controverse, car il y avait, des deux parts, tant de bonne foi et de bon sens qu’ils avaient l’air de chercher ensemble la vérité et la justice bien plutôt que de soutenir chacun son opinion et son intérêt. La longue pratique des affaires et l’expérience des égoïsmes artificieux qui s’y déploient laissent, dans l’âme des honnêtes gens, une disposition fort naturelle à la méfiance et aux précautions soupçonneuses ; mais quand il leur arrive de se rencontrer et de se reconnaître mutuellement, ils sortent avec une profonde satisfaction de cette triste routine, et se complaisent à surmonter, par la franchise et la rectitude d’esprit, les difficultés qui s’élèvent sur leurs pas. Ce fut ce qui arriva, dans cette occasion, aux trois négociateurs : après un mois de conversations et de recherches également sincères de part et d’autre, ils s’accordèrent dans des articles qui, en ménageant toutes les situations, résolvaient équitablement, et au fond selon notre vœu, les deux questions embarrassantes. Quant aux conventions de 1831 et 1833, il fut stipulé qu’elles seraient suspendues pendant dix ans, terme assigné à la durée du nouveau traité, et qu’au bout de ce temps elles seraient considérées comme définitivement abrogées si elles n’avaient pas été, d’un commun accord, remises en vigueur. Quant au droit de vérification de la nationalité des bâtiments, aucune maxime générale et absolue ne fut établie ; mais il fut convenu que des instructions fondées sur les principes du droit des gens et sur la pratique constante des nations maritimes seraient adressées aux commandants des escadres et stations française et anglaise sur la côte d’Afrique, et que les deux gouvernements se communiqueraient leurs instructions respectives dont le texte serait annexé à la nouvelle convention. Ainsi rédigé, le traité fut signé le 29 mai 1845 et le droit de visite aboli.

Vers la fin de la négociation, j’avais été atteint de violentes douleurs hépatiques et néphrétiques qui me condamnèrent, pendant un mois, à un repos presque absolu. Quand je repris les affaires, nous présentâmes à la Chambre des députés un projet de loi demandant un crédit extraordinaire de 9.760.000 francs pour faire face aux dépenses que devait occasionner, dans les services de la marine, l’exécution du nouveau traité. La discussion s’ouvrit le 27 juin sur ce projet, et personne ne demandant la parole, on put croire qu’il allait être adopté sans aucune objection. Cependant, MM. Denis, Mauguin et Dupin rompirent le silence général, et firent, sur le droit de vérification de la nationalité des bâtiments, quelques observations auxquelles je m’empressai de répondre. La Chambre n’en voulut pas entendre davantage, et le projet de loi fut adopté par 243 voix contre une. La plupart des membres de l’opposition, ne voulant ni approuver ni combattre, s’abstinrent de voter. Le débat ne fut pas plus long à la Chambre des pairs ; le duc de Broglie le termina par quelques explications, et 103 suffrages contre 8 adoptèrent le projet de loi qui fut promulgué le 19 juillet 1845. L’année suivante, dans la session de 1846, les deux Chambres exprimèrent, de la façon la plus nette, leur approbation du nouveau traité et de la négociation qui l’avait amené. L’adresse de la Chambre des pairs portait : Une convention récemment conclue entre la France et l’Angleterre, dans le but de mettre un terme à un trafic odieux, replace notre commerce sous la protection et la surveillance exclusive de notre pavillon. Nous applaudissons hautement au succès d’une négociation habilement conduite et promptement terminée. L’exécution du traité, confiée au loyal concours des marins des deux États, nous assure que les droits et la dignité des deux nations seront également respectés, et qu’une répression efficace atteindra désormais toute violation des droits sacrés de l’humanité. La Chambre des députés ne fut pas moins explicite : Les témoignages réitérés de l’amitié qui vous unit à la reine de la Grande-Bretagne, dit-elle au roi dans son adresse, et la confiance mutuelle des deux gouvernements ont heureusement assuré les relations amicales des deux États. Votre Majesté nous annonce que la convention récemment conclue pour mettre un terme à un trafic infâme reçoit en ce moment son exécution. Ainsi se réalise le vœu constamment exprimé par la Chambre : les droits de l’humanité seront efficacement protégés, et notre commerce sera replacé sous la surveillance exclusive de notre pavillon. Dans l’une et l’autre Chambre pourtant, l’opposition revint du silence qu’elle avait gardé l’année précédente ; le traité du 29 mai 1845 fut critiqué ; dans la Chambre des députés, MM. Dupin et Billault proposèrent des amendements pour retrancher de l’adresse l’approbation qu’elle lui donnait ; mais, après le débat, M. Dupin retira son amendement ; celui de M. Billault fut rejeté, et la Chambre maintint pleinement son témoignage de satisfaction et son adhésion au cabinet.

Je ne sais point d’affaire dans laquelle la salutaire efficacité du gouvernement libre, sensément et honnêtement pratiqué, se soit plus démontrée que dans celle-ci. La question du droit de visite n’était point naturellement soulevée par les faits ; dans son application à la répression de la traite, ce droit n’avait point donné lieu à des abus assez nombreux et assez graves pour porter atteinte à la sûreté du commerce légitime et à la liberté des mers ; les conventions de 1831 et 1833, en vertu desquelles il s’exerçait, avaient été aussi loyalement exécutées que conçues ; leur effet n’avait point dépassé leur objet ; elles n’avaient réellement agi que contre la traite, et si elles eussent été acceptées et mises en pratique par toutes les puissances maritimes, elles étaient probablement le plus sûr moyen de réprimer cet odieux trafic. Mais après le traité du 15 juillet 1840 et l’échec de la France dans la question d’Égypte, ces conventions et celle du 20 décembre 1841, qui n’en était que le complément, devinrent tout à coup, en France, un sujet d’alarme et de colère nationale. L’opposition s’empara de ce sentiment pour l’exploiter ; mais il était général et sincère, et les conservateurs ne furent pas moins ardents que leurs adversaires à le témoigner. Aussitôt éclatèrent deux graves périls : au dehors, les bonnes relations, et même la paix, entre la France et l’Angleterre, au dedans la politique générale du gouvernement français, furent compromises ; en Angleterre aussi, le sentiment national était blessé et pouvait rendre toute transaction impossible ; en France, l’accord de la majorité et de l’opposition sur cette question pouvait entraîner la chute du cabinet. Il n’en fut rien : dans l’un et l’autre pays, les faits finirent par être considérés sous leur vrai jour et réduits à leur juste valeur ; en Angleterre, on comprit que les conventions de 1831, 1833 et 1841 ne valaient pas la rupture des bons rapports avec la France, et qu’on pouvait réprimer la traite par d’autres moyens que le droit de visite ; en France, le parti conservateur ne se laissa point entraîner hors de sa politique générale parce qu’il se trouvait, sur un point spécial, d’accord avec l’opposition. Dans les deux pays, la discussion libre et le temps vinrent en aide à la diplomatie sensée, et le sentiment national fut satisfait sans que l’intérêt public fût sacrifié.

 

 

 



[1] Tome V, p. 297.

[2] Dans ce discours, lord Palmerston avait comparé la conduite des Anglais dans l’Inde et celle des Français dans l’Algérie en ces termes :

Nous avons, dans une campagne, soumis à l’influence britannique une étendue de pays plus grande que la France, presque aussi grande que la moitié de l’Europe ; et la manière dont cela a été fait, et les résultats qui ont suivi méritent bien l’attention du peuple d’Angleterre. Il y a, entre le progrès de nos armes en Orient et les opérations qu’une puissance voisine, la France, poursuit maintenant en Afrique, un contraste dont nous avons droit d’être fiers. La marche de l’armée anglaise en Asie a été signalée par un soin scrupuleux de la justice, un respect inviolable de la propriété, une complète abstention de tout ce qui eût pu blesser les sentiments et les préjugés des peuples ; et le résultat est qu’il y a quelques semaines, un officier distingué, revenu naguère du centre de l’Afghanistan, d’une ville appelée Candahar, dont peut-être beaucoup d’entre vous n’ont jamais entendu parler, m’a dit qu’accompagné seulement d’une douzaine de serviteurs, sans aucune escorte militaire, il avait fait à cheval plusieurs centaines de milles, à travers un pays peuplé de tribus sauvages et presque barbares qui, deux ans auparavant, s’opposaient avec fureur à l’approche des troupes anglaises, et qu’il avait fait cette traversée avec autant de sécurité qu’il eût pu chevaucher de Tiverton à John O’Groats house ; son nom d’officier anglais avait été, pour lui, un passeport à travers toutes ces peuplades parce que les Anglais avaient respecté leurs droits et les avaient protégées et traitées avec justice ; ainsi, un Anglais désarmé était en sûreté au milieu de ces contrées sauvages. Le système différent, suivi en Afrique par les Français, a produit des résultats tout différents. Là, les troupes françaises, je regrette de le dire, ont terni leur gloire par le caractère de leurs opérations. Elles tombent à l’improviste sur les paysans du pays ; elles tuent tout homme qui ne peut leur échapper par la fuite ; elles emmènent captifs les femmes et les enfants (cris de : honte, honte !) ; elles enlèvent tous les bestiaux, tous les moutons, tous les chevaux, et elles brûlent tout ce qu’elles ne peuvent enlever ; les moissons sur le sol et le blé dans les greniers sont dévorés par le feu des envahisseurs (honte, honte !). Quelle est la conséquence ? Tandis que dans l’Inde, nos officiers vont à cheval, désarmés et presque seuls, au milieu des plus sauvages tribus du désert, il n’y a pas en Afrique un Français qui puisse montrer son visage au delà d’un point déterminé et loin de la sentinelle, sans tomber victime de la féroce et excusable vengeance des Arabes (écoutez, écoutez !). Ils disent qu’ils colonisent l’Algérie ; mais ils ne sont que campés dans des postes militaires ; et tandis que, dans l’Inde, nous avons pour nous les sentiments du peuple, en Afrique, tout naturel est opposé aux Français et brûle du désir de se venger. Je dis ces choses parce qu’il est bon que vous les connaissiez ; elles sont une nouvelle preuve que, même dans ce monde, la Providence veut que l’injustice et la violence rencontrent leur châtiment, et que la justice et la douceur reçoivent leur récompense.

On peut douter que, seize ans plus tard, en 1857, en présence de l’Inde soulevée contre l’Angleterre et des affreuses scènes amenées par ce soulèvement, lord Palmerston eût pensé à établir une telle comparaison.

J’insère dans les Pièces historiques nº 11 le texte anglais de ce fragment de discours qui fut publié en entier dans le Morning Chronicle du 30 juin 1841.

[3] Pièces historiques, nº III.

[4] Pièces historiques nº IV.

[5] Pièces historiques, nº V.

[6] Pièces historiques, nº VI.

[7] Mais vous aurez à excuser les arrangements qui seront médiocres.

[8] Le 3 septembre 1843.

[9] Le 31 août 1843.

[10] Les 11 et 30 septembre 1843.

[11] Le 6 décembre 1843.

[12] Le 27 décembre 1843.

[13] Le 24 février 1844.

[14] Pièces historiques, nº VII.

[15] Pièces historiques, nº VIII.

[16] Pièces historiques, nº IX.