MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME CINQUIÈME — 1840.

PIÈCES HISTORIQUES.

 

 

I

1º Lettres de créance de M. Guizot, ambassadeur de France en Angleterre. — Le roi Louis-Philippe à la reine Victoria.

 

Madame ma Sœur, n’ayant rien davantage à cœur que de maintenir et de resserrer de plus en plus l’union et la bonne harmonie qui subsistent si heureusement entre nos couronnes et nos États, je ne veux point différer de nommer un nouvel ambassadeur qui, connaissant parfaitement mes sentiments, sache, comme son prédécesseur, en être le fidèle interprète auprès de Votre Majesté. En conséquence j’ai fait choix du sieur François-Pierre-Guillaume Guizot, grand officier de mon ordre royal de la Légion d’honneur, membre de la Chambre des députés, et je l’ai nommé pour résider près de Votre Majesté, avec le caractère de mon ambassadeur extraordinaire. Ses talents élevés, les services éminents et multipliés qu’il a rendus à la France, son zèle et son entier dévouement pour ma personne, me persuadent qu’il ne négligera rien pour se concilier l’estime et la confiance de Votre Majesté, et mériter, par ce moyen, mon approbation. C’est dans cette conviction que je la prie d’accueillir avec bienveillance mon ambassadeur, et d’ajouter une créance entière à tout ce qu’il lui dira de ma part, et surtout lorsqu’il lui exprimera les vœux que je forme pour la prospérité de ses États et la gloire de son règne, ainsi que les assurances de la haute estime et de l’inaltérable amitié avec lesquelles je suis,

Madame ma Sœur, de Votre Majesté, le bon frère.

Signé : LOUIS-PHILIPPE.

A Paris, le 9 février 1840.

 

2º Instructions données par M. le maréchal Soult, président du Conseil et ministre des affaires étrangères, à M. Guizot, ambassadeur à Londres.

 

Paris, le 19 février 1840.

Monsieur, au moment où vous allez prendre la direction de l’ambassade de Londres, une question domine et, on pourrait dire, absorbe l’ensemble de nos relations avec la Grande-Bretagne. Exposer l’état actuel de cette question, la marche qu’elle a suivie jusqu’à présent et le sens dans lequel le gouvernement du Roi se propose de continuer à la diriger, ce sera donc vous indiquer tout à la fois, et le but que vous devez vous efforcer d’atteindre, et, autant qu’on peut le faire à l’avance, la ligne de conduite que vous avez à suivre pour y arriver.

Dix mois se sont à peine écoulés depuis le jour où l’imminence d’une rupture entre la Porte et le vice-roi d’Égypte vint avertir les grandes puissances de la nécessité de pourvoir à la conservation ou au rétablissement de la paix. La France prit, à cet égard, une honorable initiative. Deux pensées ont constamment présidé aux propositions qu’elle a successivement adressées à ses alliés : faire sortir, s’il se pouvait, de cette crise ou plutôt des moyens par lesquels on la terminerait, un état de choses qui, en plaçant la Porte sous le protectorat collectif de l’Europe, mît fin, par le fait, au protectorat exclusif consacré en faveur de la Russie par le traité d’Unkiar-Skélessi ; établir entre le sultan et son vassal des rapports tels que le droit et le fait y trouvassent une suffisante garantie, et que, par conséquent, un sentiment d’irritation défiante ne les maintînt pas, l’un à l’égard de l’autre, dans une attitude d’hostilité toujours menaçante pour la tranquillité du monde.

De ces deux projets du gouvernement du Roi, le premier, il ne l’ignorait pas, était très difficile à accomplir d’une manière absolue. Il était peu vraisemblable que la Russie se prêtât volontairement à abdiquer une position exceptionnelle qu’elle n’avoue pas en termes explicites, mais vers laquelle ses efforts se sont constamment dirigés ; il était également peu probable que les autres grandes puissances, dont le concours énergique eût pu seul lui imposer cette résignation, y missent l’ensemble et la vigueur nécessaires. A défaut d’un résultat aussi complet, qui d’ailleurs ne pouvait être obtenu que si on parvenait à le lier étroitement à la solution des difficultés provenant de la situation respective du sultan et du pacha, un autre résultat, important encore, a été atteint par l’effet des démarches et des déclarations respectives qu’ont amenées les ouvertures du gouvernement français ; il est devenu évident pour tout le monde que celles même des grandes puissances qui n’osaient nous prêter une assistance suffisamment efficace contre le cabinet russe, s’associaient pourtant sur ce point à notre pensée. La Russie a dû reconnaître, par conséquent, que, si elle ne voulait pas les mécontenter et les rapprocher de nous, elle devait éviter dans l’Orient toute manifestation trop éclatante de ses prétentions ambitieuses, toute affectation de prépotence et de suprématie.

Le second objet que nous avions en vue était plus pratique, plus immédiat. Après avoir suspendu les hostilités, il s’agissait d’en prévenir le renouvellement en réglant les conditions de la pacification de l’Orient. Toutes les puissances étaient d’accord sur ce point : c’est que pour donner à Méhémet-Ali une position stable et définitive, propre à le rassurer sur l’avenir de ses enfants et à lui inspirer avec la sécurité le désir du repos, il fallait lui concéder, sous la souveraineté de la Porte, l’administration héréditaire d’une portion des territoires soumis à son pouvoir en lui faisant acheter cette concession au prix de la rétrocession du surplus de ces territoires. Ce principe admis, quelles devaient être l’étendue de cette rétrocession et par conséquent la limite des pays abandonnés au vice-roi et à sa famille ? C’était là la question à résoudre.

Divers plans, vous le savez, furent indiqués à cet effet. Je me bornerai à rappeler ceux que mirent en avant les cabinets de Londres et de Paris, parce que c’est dans ces deux systèmes que tous les autres sont venus se fondre successivement.

Le gouvernement du Roi a cru et croit encore que, dans la position où se trouve Méhémet-Ali, lui offrir moins que l’hérédité de l’Égypte et de la Syrie jusqu’au mont Taurus, c’est s’exposer de sa part à un refus certain qu’il appuierait au besoin par une résistance désespérée dont le contrecoup ébranlerait et peut-être renverserait l’Empire ottoman ; il croit que la Porte, rentrant en possession de l’île de Candie, du district d’Adana, de l’Arabie, et conservant sur la Syrie et l’Égypte un droit de souveraineté consacré par diverses conditions mises à la charge du vice-roi et de sa famille, serait replacée dans une situation plus forte, plus honorable, plus élevée qu’elle n’était peut-être en droit de s’y attendre après les imprudences du dernier sultan.

Le cabinet de Londres au contraire se montre convaincu de l’impossibilité de rendre à l’Empire ottoman une consistance suffisante et d’imposer à l’ambition de Méhémet-Ali des barrières efficaces tant qu’on ne l’aura pas renfermé dans les limites de la seule Égypte ; il regarde comme indubitable la prompte soumission de ce pacha aux injonctions de l’Europe, dès qu’il aurait la certitude que les puissances sont unanimement résolues à les appuyer par des moyens de coaction.

Vous savez, monsieur, quelles ont été jusqu’à présent les suites de ce fâcheux dissentiment. A peine est-il devenu public, malgré nos efforts pour le dissimuler, que le cabinet de Saint-Pétersbourg s’est empressé de saisir l’occasion qu’il a cru entrevoir de rompre l’alliance de la France avec l’Angleterre. Je ne reproduirai pas ici les détails des deux missions successivement confiées à M. de Brünnow : il me suffira de les résumer en disant que les propositions portées à Londres par ce diplomate ne recélaient au fond qu’une seule pensée, enveloppée, il est vrai, de concessions apparentes et presque dérisoires aux préventions de l’Angleterre contre Méhémet-Ali et à sa jalousie de l’influence russe à Constantinople. Cette pensée, à peine déguisée, c’était celle d’amener le cabinet britannique à signer un acte que la France ne pût pas souscrire, et qui, par conséquent, proclamât la scission des deux cabinets.

Le rôle que l’Autriche et la Prusse ont joué en cette circonstance est pénible à rappeler, parce qu’il prouve qu’il est des préjugés, des préoccupations, des entraînements auxquels certains cabinets ne sauront jamais résister, lorsque l’occasion de s’y livrer se présentera à eux. Ces deux cours qui, jusqu’alors, avaient presque complètement approuvé nos vues et nos propositions sur les affaires d’Orient, ont à peine entrevu la possibilité d’une alliance formée contre nous, sur des bases toutes contraires, qu’abandonnant leurs convictions, désavouant leurs déclarations antérieures, elles se sont empressées d’adhérer par avance à la ligue qui semblait au moment de se conclure.

Heureusement, monsieur, cette combinaison a échoué, et elle ne pouvait manquer d’échouer parce que l’accord fortuit d’une animosité invétérée avec un dépit passager ne suffit pas pour concilier des incompatibilités réelles et pour rendre identiques des intérêts, non seulement divers, mais opposés. Nous en étions certains d’avance, et c’est pour cela qu’au moment même où le langage du cabinet de Londres semblait annoncer la prochaine conclusion des arrangements dont on nous menaçait, le gouvernement du Roi s’est contenté d’opposer une attitude calme et une force d’inertie à l’agitation des autres cours. Aujourd’hui tout est arrêté, et après quelques tentatives embarrassées pour nous déguiser le véritable état des choses, lord Palmerston a fini par nous faire donner spontanément l’assurance que rien ne se ferait avant votre arrivée.

Telles sont, monsieur, les circonstances au milieu desquelles va commencer votre mission. L’œuvre que vous avez à entreprendre n’est pas autre que celle qui avait été recommandée à votre prédécesseur. Les dispositions du gouvernement du Roi à l’égard de la Grande-Bretagne sont aussi bienveillantes, aussi conciliantes qu’à aucune autre époque. Les modifications nombreuses que nous avons déjà apportées à nos propositions primitives, les efforts souvent heureux que nous n’avons cessé de faire pour amener le vice-roi d’Égypte à y adhérer, disent assez le prix que nous mettons à nous rapprocher de nos alliés, à leur faciliter les moyens de s’entendre avec nous. Au point où les choses en sont venues, nous ne nous rendons pas bien compte, je l’avoue, de ce qu’il nous serait possible d’ajouter à ces concessions successives sans altérer la base même de notre système, fondé, je le dis hautement, non pas sur des idées arbitraires, mais sur une conviction profonde, qu’il ne dépend pas de nous de changer. Cependant, nous sommes loin de prétendre qu’il ne peut pas se présenter quelque combinaison heureuse dans laquelle on trouverait un moyen de transaction. Si elle s’offrait à nous, sans nous laisser rebuter par le peu d’accueil fait à nos précédentes démarches, nous nous empresserions de la communiquer au cabinet de Londres. Dans le cas, au contraire, où elle viendrait de lui, nous l’examinerions avec loyauté, avec bienveillance, avec un sincère désir de la trouver acceptable. Vous pouvez en donner l’assurance à lord Palmerston.

Tout ce que vous ferez, monsieur, dans les limites que je viens d’indiquer, pour resserrer les liens un peu relâchés de notre alliance avec le cabinet de Londres, aura la pleine approbation du gouvernement du Roi. Je dois pourtant y mettre deux restrictions : la première, qu’il est presque superflu d’indiquer, c’est qu’à moins d’une autorisation formelle et spéciale, vous ne devez prendre part à aucun acte, apposer aucune signature dont l’effet serait d’engager la France. La seconde, c’est que vous aurez à éviter soigneusement tout ce qui tiendrait à nous faire entrer dans la voie des conférences et des protocoles ; il est trop évident, d’après ce qui s’est passé en dernier lieu, que nous aurions souvent la chance de nous y trouver isolés.

Je ne vous parle aujourd’hui que de la question d’Orient ; comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, c’est en elle que se concentre en ce moment la nature de nos relations avec le gouvernement britannique. J’aurai soin, lorsque les conjonctures le rendront nécessaire, de vous faire parvenir les directions que réclameront les autres points essentiels de la politique générale.

Agréez, monsieur, etc.,

Signé : Maréchal duc de DALMATIE.

 

II

1º Note adressée par Nouri-Efendi, ambassadeur de Turquie à Paris, en mission à Londres, à Son Excellence l’ambassadeur de France.

 

Londres, le 7 avril 1840.

Excellence,

Le soussigné, ambassadeur plénipotentiaire de la Sublime-Porte, ayant été spécialement chargé par son auguste maître le sultan de se rendre à Londres pour y réclamer l’effet de l’intérêt manifesté à Sa Hautesse par la note collective que les représentants des cours de France, d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, accrédités auprès du Grand Seigneur, ont présentée au Divan le 27 juillet 1839, s’adresse en toute confiance à messieurs les représentants desdites cours, réunis à Londres, pour concerter avec eux les moyens d’effectuer la pacification de l’Empire ottoman, dont le repos a été troublé par les projets ambitieux de Méhémet-Ali, pacha d’Égypte.

Il est généralement connu que depuis l’année 1827, l’Empire ottoman a éprouvé une série de malheurs et de désastres par terre et par mer, à la suite desquels ses moyens défensifs ont éprouvé, pour le moment, un grand affaiblissement. Méhémet-Ali, au lieu d’aider son souverain à se relever de ses pertes, a au contraire profité de l’état d’affaiblissement où se trouvait l’Empire ottoman pour donner suite aux desseins ambitieux et hostiles que depuis longtemps il méditait contre son souverain. En effet, il ne craignit pas de l’attaquer en 1832, et il lui enleva une partie de ses plus belles provinces. Les sacrifices que fit alors le sultan devaient lui faire espérer que la paix ne serait plus troublée dans ses États, et que le pacha d’Égypte, en reconnaissance de la générosité avec laquelle Sa Hautesse lui avait conféré le gouvernement de tant de belles provinces, les administrerait dans l’intérêt de son maître. Mais au contraire, l’épuisement où se trouvait l’Empire ottoman à la suite de tant de malheurs, et l’affaiblissement momentané dans lequel il languissait, furent pour Méhémet-Ali un motif de donner un nouvel essor à son ambition. C’est ainsi qu’il essaya, il y a deux ans, de se déclarer indépendant et d’obtenir à cet effet le consentement des puissances étrangères. Mais celles-ci, faisant preuve de loyauté et de bonne foi envers la Porte, repoussèrent spontanément une prétention si incompatible avec les droits de souveraineté du sultan. Mais cette prétention injuste ne fit que changer de forme, et bientôt après Méhémet-Ali demanda avec hauteur, pour lui et ses enfants, l’hérédité de toutes les provinces qu’il administrait au nom de Sa Hautesse. Il appuya sa demande de préparatifs hostiles, indiquant suffisamment son dessein d’en imposer par la force à son souverain.

Feu le sultan Mahmoud se vit en conséquence obligé de se mettre en garde contre les nouveaux projets de son ambitieux vassal, et il réunit une armée pour sa défense : cependant les deux armées une fois en présence en vinrent aux prises. Il en résulta pour l’Empire ottoman de nouveaux désastres qui brisèrent le cœur du sultan Mahmoud et contribuèrent à accélérer sa fin.

Malgré tant de malheurs qui vinrent fondre à la fois sur la Porte, un des premiers actes du sultan Abdul-Medjid, à son avènement au trône, fut d’offrir à son vassal rebelle l’oubli du passé et l’hérédité de l’Égypte pour lui et ses enfants, à condition que le pacha restituerait la flotte impériale et toutes les provinces ne faisant pas partie du pachalik d’Égypte. Au lieu de reconnaître la magnanimité de son souverain, Méhémet-Ali y répondit par des prétentions dures et hautaines. Néanmoins, le sultan allait envoyer un fonctionnaire à Alexandrie pour y faire un nouvel effort afin de régler un arrangement avec son vassal, lorsque les cours de France, d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, voyant la position désastreuse dans laquelle se trouvait le Grand Seigneur, et mues par des sentiments d’amitié, de bienveillance et de générosité qu’il ne saurait assez reconnaître, firent signifier, par le moyen de leurs représentants accrédités auprès de la Sublime Porte que l’accord sur la question d’Orient était assuré entre les cinq grandes puissances, en engageant le sultan à suspendre toute détermination définitive sans leur concours, et en attendant l’effet de l’intérêt qu’elles lui portaient.

Le soussigné prend la liberté de reproduire ci-jointe la copie de cette note collective.

Sa Hautesse a attendu jusqu’à présent avec confiance l’effet de l’intérêt si généreusement exprimé par cette même note. Mais placé sous le fardeau des charges extraordinaires qui pèsent sur l’Empire ottoman, et obligé de se prémunir contre l’attitude hostile et les préparatifs de guerre toujours continués de Méhémet-Ali, le sultan se voit empêché de donner tous ses soins à la réforme des abus dans l’administration de son empire, tandis que les ressources de tout genre qui devraient contribuer à opérer cette réforme s’épuisent tous les jours de plus en plus, et font désirer ardemment de voir bientôt un résultat aux intentions bienveillantes des cinq cours alliées de la Porte.

Le soussigné est en conséquence chargé d’appeler la sérieuse attention de MM. les représentants des cours de France, d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie sur un état de choses aussi pénible que dangereux pour l’existence politique de l’Empire ottoman dont elles ont déclaré vouloir maintenir l’intégrité et l’indépendance, et de réclamer leur coopération et leur sollicitude pour faire cesser au plus tôt des maux d’une nature aussi grave.

Pour mieux atteindre à ce but, le soussigné est chargé, par ordre du sultan son auguste maître, d’annoncer qu’il est muni de l’autorisation nécessaire pour conclure et signer une convention avec MM. les représentants desdites cours, laquelle aurait pour but d’aider le sultan à faire exécuter l’arrangement d’après lequel Sa Hautesse avait annoncé l’intention de conférer à Méhémet-Ali et à ses enfants l’hérédité du gouvernement de l’Égypte, à condition qu’il restituerait la flotte ottomane et toutes les autres provinces situées en dehors du pachalik d’Égypte.

Le soussigné, en vertu de l’intérêt que lesdites puissances ont manifesté au sultan et vu la position critique où se trouve aujourd’hui placé l’Empire ottoman, a l’honneur d’inviter, au nom de Sa Hautesse, MM. les représentants de France, d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie à vouloir bien se joindre à lui pour conclure une convention dans le but ci-dessus énoncé, et pour y convenir en même temps des moyens nécessaires pour y donner effet.

Le soussigné ose se flatter que MM. les représentants desdites cours voudront bien lui prêter leur assistance pour accomplir une œuvre qui devra essentiellement contribuer à rendre la paix au Levant, et servir en même temps à prévenir les complications fâcheuses qui, sans cela, pourraient en résulter pour l’Europe entière.

Le soussigné plénipotentiaire de la Sublime Porte prie MM. les représentants des cinq grandes puissances d’agréer l’assurance de sa plus haute considération.

Signé : NOURI.

 

2º Copie de la note collective adressée le 27 juillet 1839 à la Sublime Porte par les représentants des cinq grandes puissances.

 

Les soussignés ont reçu ce matin, de leurs gouvernements respectifs, des instructions en vertu desquelles ils ont l’honneur d’informer la Sublime Porte que l’accord sur la question d’Orient est assuré entre les cinq grandes puissances, et de l’engager à suspendre toute détermination définitive sans leur concours, en attendant l’effet de l’intérêt qu’elles lui portent.

Constantinople, le 27 juillet 1839.

Lord PONSONBY, ambassadeur d’Angleterre ;

Baron ROUSSIN, ambassadeur de France ;

De BOUTENIEF, ambassadeur de Russie ;

Baron STÜRMER, internonce d’Autriche ;

Comte de KOENIGSMARK ministre de Prusse.

 

3º Réponse de M. Guizot, ambassadeur de France, à la note de Nouri-Efendi du 7 avril 1840.

 

Londres, 8 avril 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le roi des Français, a reçu la note que Son Exc. l’ambassadeur P. P. de la Sublime Porte lui a fait l’honneur de lui adresser en date du 7 avril, et il s’est empressé de porter cette pièce à la connaissance de son gouvernement.

Le soussigné prie Son Excellence l’ambassadeur P. P. de la Sublime Porte d’agréer l’assurance de sa haute considération.

 

4º Réponse de lord Palmerston à la note de Nouri-Efendi.

 

Foreign-Office, le 13 avril 1840.

Le soussigné, etc., etc., a eu l’honneur de recevoir la note du 7 de ce mois, par laquelle Son Exc. Nouri-Efendi, etc., a annoncé qu’il était muni des pouvoirs et instructions nécessaires pour conclure, avec les plénipotentiaires des cours d’Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, une convention dans le but de donner effet à la note collective qui a été présentée à la Porte le 27 juillet 1839 par les représentants des cinq puissances à Constantinople.

En réponse à cette communication, le soussigné a l’honneur d’informer Son Exc. Nouri-Efendi que le soussigné est prêt, en ce qui concerne le gouvernement de Sa Majesté, à concerter avec Son Excellence, d’accord avec les représentants d’Autriche, de France, de Prusse et de Russie, les meilleurs moyens de réaliser les intentions amicales que les plénipotentiaires des cinq puissances ont manifestées, au nom de leurs cours respectives, à l’égard de la Porte, par la note collective susmentionnée du 27 juillet 1839.

Le soussigné,

PALMERSTON.

 

5º Seconde réponse de M. Guizot, ambassadeur de France à la note de Nouri-Efendi.

 

Londres, le 28 avril 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Sa Majesté le Roi des Français auprès de Sa Majesté la Reine de la Grande-Bretagne, a l’honneur d’informer Son Excellence M. l’ambassadeur plénipotentiaire de la Sublime Porte que, conformément aux instructions qu’il a reçues du gouvernement du Roi, il est prêt à rechercher, avec les représentants des cours d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, les meilleurs moyens d’amener en Orient un arrangement qui mette un terme à un état de choses aussi contraire au vœu commun des cinq puissances qu’aux intérêts de la Porte ottomane.

Le soussigné prie Son Excellence M. l’ambassadeur de la Sublime Porte d’agréer, etc.

 

III

L’ambassadeur de France à lord Palmerston, sur l’arrangement proposé par le gouvernement français entre l’Angleterre et Naples, dans l’affaire des soufres de Sicile.

 

Londres, le 7 juillet 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le Roi des Français auprès de S. M. la Reine de la Grande-Bretagne et d’Irlande, a l’honneur de transmettre à Son Exc. M. le principal secrétaire d’État pour les affaires étrangères de Sa Majesté Britannique, le conclusum proposé par le gouvernement du Roi pour mettre un terme au différend survenu entre les cours de Londres et de Naples au sujet de l’exploitation des soufres en Sicile. Le soussigné espère que Son Exc. M. le principal secrétaire d’État pour les affaires étrangères de Sa Majesté Britannique trouvera ledit conclusum satisfaisant et rédigé de manière à concilier, avec équité, les droits et les intérêts des deux cours, et voudra bien le lui renvoyer revêtu de son approbation, pour que le soussigné puisse le transmettre immédiatement à Son Exc. M. le président du Conseil, ministre des affaires étrangères de S. M. le Roi des Français.

Le soussigné a l’honneur, etc.

 

Le président du Conseil, ministre des affaires étrangères, à Son Exc. le comte de Granville, ambassadeur d’Angleterre à Paris.

 

Paris, le 5 juillet 1840.

Monsieur l’ambassadeur,

Le gouvernement du Roi, mon auguste souverain, justement préoccupé des intérêts de la paix générale et animé des sentiments les plus bienveillants pour deux cours qui lui sont unies par des liens étroits, avait cru devoir offrir sa médiation dans le but de faciliter l’accommodement du différend survenu entre les cabinets de Londres et de Naples relativement à l’exploitation des soufres de Sicile. Cette médiation a été acceptée. Ce témoignage de confiance qui, de la part d’un État aussi puissant que la Grande-Bretagne, atteste l’honorable volonté de chercher, dans les voies de conciliation plutôt que dans un appel à la force, la satisfaction à laquelle il croit avoir droit, a vivement touché le cœur du Roi. Le gouvernement de Sa Majesté, dans son empressement à s’acquitter de la haute mission qui lui était ainsi déférée, a examiné avec l’attention la plus scrupuleuse tous les éléments de la question. Il s’est attaché à apprécier avec une équitable impartialité les prétentions et les droits respectifs, et cette appréciation consciencieuse lui a suggéré les propositions que je vais énoncer à Votre Excellence comme les plus propres, dans notre manière de voir, à amener une transaction vraiment acceptable pour les deux parties.

Le contrat passé le 9 juillet 1838 entre le gouvernement napolitain et la compagnie Taix, pour l’exploitation des soufres de Sicile, serait résilié. Le but que Sa Majesté Sicilienne s’était proposé en souscrivant cette convention pouvant, comme on l’a reconnu, être atteint par d’autres moyens qui concilient, avec le bien-être de ses sujets, les intérêts des étrangers établis ou trafiquant dans ses États, la résiliation ne fait plus une difficulté sérieuse, et il reste seulement à déterminer le moment où elle aura lieu. Nous pensons qu’elle devrait être dénoncée à Naples et en Sicile aussitôt que le gouvernement napolitain serait officiellement informé de l’approbation donnée par Votre Excellence, au nom de son gouvernement, au projet d’arrangement développé dans la présente dépêche.

Cette mesure ne saurait être interprétée comme impliquant, de la part de Sa Majesté Sicilienne, l’abandon de son droit souverain d’imposer les soufres et d’en réglementer l’exploitation. Il est presque superflu d’ajouter que le gouvernement britannique n’entend pas souscrire d’avance à des règlements qui violeraient les droits de ses sujets ou qui tendraient à rétablir sous une autre forme le contrat que S. M. le Roi de Naples consent aujourd’hui à révoquer.

Après avoir ainsi pourvu à l’avenir, voici ce que le gouvernement du Roi croit pouvoir proposer pour régler le passé.

Sa Majesté Sicilienne, animée d’un sentiment d’équité bienveillante, consentirait à écouter les réclamations de ceux des sujets anglais qui prétendent avoir éprouvé des pertes par suite du privilège concédé en 1838 à la compagnie Taix. Une commission de liquidation serait immédiatement constituée à cet effet. Elle siégerait à Paris ou à Naples et serait composée de deux commissaires anglais, de deux commissaires napolitains et d’un commissaire surarbitre désigné d’avance par le gouvernement français, avec l’agrément des deux cours intéressées, pour départager, dans l’occasion, les quatre autres commissaires.

Cette commission ne pourrait accueillir que les demandes d’indemnités formées par les sujets anglais placés dans les catégories suivantes :

1º Ceux qui, avant le 9 juillet 1838, époque du marché passé avec la compagnie Taix, étant devenus propriétaires ou fermiers de mines, auraient essuyé des empêchements dans l’extraction ou l’exportation des soufres, et auraient fait, en conséquence de ces empêchements, des pertes constatées.

2º Ceux qui, avant la même époque, ayant passé des marchés à livrer, auraient été mis dans l’impossibilité d’accomplir leurs engagements, ou privés du bénéfice convenu de leurs transactions.

3º Enfin ceux qui, ayant acheté des soufres dont l’exportation aurait été, soit interdite, soit limitée, soit soumise à des conditions plus onéreuses, auraient fait des pertes appréciables, d’une manière certaine.

La commission de liquidation une fois instituée, un délai de trois mois serait accordé aux réclamants pour produire devant elle les titres justificatifs de leurs demandes en indemnité ; un second terme de six mois serait assigné pour la conclusion de ses travaux, et les indemnités dont elle reconnaîtrait la justice seraient soldées dans l’année qui suivrait le jour de sa dissolution.

Telles sont, monsieur l’ambassadeur, les propositions que le gouvernement du Roi croit devoir présenter simultanément aux puissances qui ont accepté sa médiation. J’ai la conviction qu’elles vous paraîtront reposer sur des bases satisfaisantes, et j’attends avec confiance l’adhésion que vous vous jugerez sans doute en mesure d’y donner.

Agréez, etc. THIERS.

 

Lord Palmerston à l’ambassadeur de France.

 

Foreign-Office, 7 juillet 1840.

Le soussigné, principal secrétaire d’État de Sa Majesté pour les affaires étrangères, a l’honneur d’accuser réception de la note, en date de ce jour, de M. Guizot, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le roi des Français à cette cour, ainsi que de la note que M. Thiers se propose de transmettre à l’ambassadeur de Sa Majesté à Paris, contenant un plan d’arrangement pour régler les différends survenus entre les gouvernements de la Grande-Bretagne et de Naples.

Le soussigné, conformément à la demande contenue dans la note de M. Guizot, a l’honneur de lui renvoyer la note susdite, et en même temps de déclarer à S. Exc. que le gouvernement de Sa Majesté est satisfait de l’arrangement contenu dans cette note, et prêt à l’accepter.

Le soussigné a l’honneur, etc.

PALMERSTON.

 

IV

EXTRACT OF A DISPATCH FROM LT-GENERAL SIR HUDSON LOWE TO EARL BATHURST, DATED ST-HELENA, 14 MAY 1821.

 

.. The heart which had been.. preserved in spirits of wine was put into a small silver Vase, the stomach in another, and both placed in the coffin with the body.

Mr. Rutledge, assistant surgeon of the 20th regiment, was the person who soldered up the vases in which the heart and stomach were placed, and saw them put into the coffin, the undertakers being also present.

The body, when deposited in the coffin, was dressed in the plain uniform of a French colonel of chasseurs.

The coffin, at the particular desire of Count Montholon, was constructed as follows :

1stly A plain coffin lined with tin ;

2dly A lead coffin ;

3dly A mahogany coffin.

Count Montholon wished to have the words « Napoléon, né à Ajaccio 15 août 1769, mort à Sainte-Hélène 5 mai 1821 » inscribed on it. I wished the Word « Bonaparte » to be inserted after « Napoléon ; » to this Count Montholon objected, and therefore no inscription whatever was placed on it.

The grave was formed in the following manner :

A large pit was sunk, of a sufficient width all round to admit of a wall two feet thick of solid masonry being constructed on each side ; thus forming an exact oblong, the hollow space within which was precisely twelve feet deep, near eight long and five wide. A bed of masonry was at the bottom. Upon this foundation supported by eight square stones, each a foot in height, there was laid a slab of white stone five inches thick ; four other slabs of the same thickness closed the sides and ends, which, being joined at the angles by Roman cement, formed a species of stone grave or sarcophagus. This was just of depth sufficient to admit the coffin being placed within it. Another large slab of white stone, which was supported on one side by two pullies, was let down upon the grave after the coffin had been put into it, and every interstice afterwards filled with stone and Roman cement.

Above the slab of white stone which formed the cover of the stone grave, two layers of masonry strongly cemented and even cramped together, were built in, so as to unite with the two foot wall which supported the earth on each side, and the vacant space between this last work of masonry and the surface of the ground, being about eight feet in depth, was afterwards filled up with earth. The whole was then covered in, a little above the level of the ground, with another bed of flat stones whose external surface extending to the brink of the two feet wall on each side of the grave, covers a space of twelve feet long and nine feet wide.

A guard has been placed over the grave.

The spot chosen is not devoid of a certain interest. The fountain near it is the one from which General Bonaparte was supplied with water daily for his own private use, brought to him every morning in two silver bottles of his own by a Chinese servant of the house. It is one of the finest springs on the island. Two very large willow trees overshadow the tomb, and there is a grove of them at a little distance below it. The ground is the property of a Mr. Forbett, a respectable tradesman of this island, who has a little cottage close adjoining to it. He assented with great readiness to the proposition of the body being buried there. I shall cause a railing to be put round the whole of the ground, it being necessary even for the preservation of the willows, many sprigs from which had already began to be taken by different individuals who went down to visit the place after the corpse was interred.

 

EXTRAIT D’UNE DÉPÊCHE ADRESSÉE PAR LE LIEUTENANT GÉNÉRAL SIR HUDSON LOWE AU COMTE BATHURST, EN DATE DE SAINTE-HÉLÈNE, 14 MAI 1821.

 

.. Le cœur, qui avait été conservé dans l’esprit-de-vin, fut mis

dans un petit vase en argent, l’estomac dans un autre, et tous deux

furent placés dans le cercueil avec le corps.

M. Rutledge, aide-major du 20e régiment, fut chargé de souder les vases où étaient placés le cœur et l’estomac, et les vit déposer dans le cercueil, les entrepreneurs des pompes funèbres étant aussi présents.

Le corps, lorsqu’on le déposa dans le cercueil, fut revêtu d’un uniforme de petite tenue de colonel des chasseurs de l’armée française.

Le cercueil, conformément au vœu particulier du comte Montholon, fut disposé comme suit :

1º Un cercueil ordinaire bordé d’étain ;

2º Un cercueil de plomb ;

3º Un cercueil d’acajou.

Le comte Montholon désira que les mots suivants fussent inscrits sur le cercueil :» Napoléon, né à Ajaccio, 15 août 1769 ; mort à Sainte-Hélène, 5 mai 1821. » Je désirais que le mot « Bonaparte » fût inséré après celui de « Napoléon. » Mais le comte Montholon y fit des objections, et en conséquence aucune inscription ne fut placée sur le cercueil.

Le tombeau fut disposé de la manière suivante :

Une vaste fosse fut creusée, d’une largeur suffisante en tout sens pour permettre d’y construire un mur de deux pieds d’épaisseur de maçonnerie solide sur chaque côté de la fosse, formant ainsi une enceinte oblongue et régulière, à l’intérieur de laquelle était un espace vide de douze pieds de profondeur, et d’environ huit pieds de long sur cinq de large. Une couche de maçonnerie occupait le fond sur ces fondements, et sur huit supports en pierre, carrés, et hauts chacun d’un pied, fut posée une plaque de pierre blanche, épaisse de cinq pouces ; quatre autres plaques de la même épaisseur servaient de clôture sur les côtés et aux extrémités, et, jointes aux angles par du ciment romain, formaient une espèce de tombe en pierre ou de sarcophage. Ce sarcophage était d’une profondeur exactement calculée pour recevoir le cercueil qui y fut placé. Une autre grande plaque de pierre blanche, qui était soutenue d’un côté par la force de deux poulies, fut abaissée sur le sarcophage après que le cercueil y eut été placé, et tous les interstices furent ensuite comblés avec de la pierre et du ciment romain.

Par-dessus la plaque de pierre blanche qui formait le couvercle de la tombe en pierre, deux couches de maçonnerie furent construites, fortement cimentées, et même consolidées par des crampons, de manière à rejoindre le mur épais de deux pieds qui supporte de chaque côté le poids des terres ; l’espace qui restait vide entre ce dernier ouvrage de maçonnerie et la surface du sol avait environ huit pieds de profondeur ; il fut comblé de terre, et le tout fut recouvert d’une autre couche de pierres plates qui dépassait un peu le niveau du sol environnant et dont le bord arrive jusqu’à la face extérieure du mur épais de deux pieds, construit de chaque côté de la tombe. L’espace ainsi recouvert a douze pieds de long et neuf pieds de large.

Une sentinelle a été postée sur le tombeau.

L’emplacement choisi n’est pas dénué d’un certain intérêt. La fontaine voisine est celle qui fournissait tous les jours au général Bonaparte l’eau nécessaire à son usage personnel ; cette eau lui était portée chaque matin, dans deux bouteilles d’argent à lui appartenant, par un serviteur chinois de la maison. C’est une des plus belles sources de l’île. Deux très grands saules ombragent la tombe, et à une petite distance au-dessous de la tombe, il y a un bosquet d’arbres semblables. Le terrain appartient à un M. Forbett, respectable commerçant de cette île, qui a tout à côté une petite maison de campagne. Il a consenti avec beaucoup d’empressement au projet d’ensevelir le corps en cet endroit. Je ferai poser une grille tout autour du terrain ; cela est nécessaire pour la conservation même des saules, car différentes personnes, qui sont descendues là pour visiter l’emplacement depuis que le corps y est enterré, ont déjà commencé à prendre à ces arbres beaucoup de petites branches.

 

V

Banquet donné par la ville de Southampton le 20 juin 1840 à l’occasion de la construction du chemin de fer de Paris à Rouen, et discours prononcé par M. Guizot.

 

La municipalité de Southampton a donné samedi, 20 juin, une grande fête pour célébrer la confection et l’ouverture du chemin de fer qui réunit les comtés du sud de l’Angleterre à la capitale, et qui, plus tard, lorsque les chemins de Rouen et du Havre seront terminés, réunira Paris et Londres.

Le corps municipal de la ville de Southampton, désirant témoigner à l’ambassadeur de France sa reconnaissance pour l’appui efficace qu’il avait accordé, auprès du cabinet français, à la compagnie anglaise du chemin de fer de Rouen, l’avait invité à cette fête.

Samedi matin, M. Guizot, accompagné de MM. Herbet et de Banneville, attachés à l’ambassade de France, se rendit à la gare du chemin de fer, située près de Wauxhall-Bridge. Il y fut reçu par M. Easthope, membre du parlement et président de la compagnie du chemin de fer. La salle d’attente était occupée par une foule nombreuse et choisie ; on y remarquait S. A. R. le duc de Sussex, la duchesse d’Inverness, lord Palmerston, le duc et la duchesse de Gordon, lord Duncan, M. Joseph Hume, M. Holmes, M. Baring, et un grand nombre d’autres membres du parlement. Un train spécial avait été préparé pour transporter les personnes invitées à la fête. A onze heures, le train a quitté la gare de Wauxhall, emportant plus de quatre cents personnes ; et en deux heures vingt minutes quinze secondes, la distance de soixante-seize milles (plus de trente lieues), qui sépare Londres de Southampton avait été franchie, en y comprenant un temps d’arrêt de neuf minutes quinze secondes.

Une population nombreuse encombrait les abords du chemin de fer. Toute la ville, tous les bâtiments à l’ancre dans le port étaient pavoisés, et le drapeau tricolore flottait de toutes parts à côté du drapeau anglais. Lorsque le duc de Sussex et l’ambassadeur de France descendirent de voiture, l’artillerie les salua de deux salves de vingt et un coups de canon ; la musique des régiments, rangés en bataille sur le front de la gare du chemin de fer, commença à jouer les airs nationaux, et une foule immense fit retentir l’air de nombreux hourras.

La municipalité de Southampton, ayant le maire à sa tête, vint complimenter S. A. R. le duc de Sussex, et lui présenter une adresse. Après cette réception, le maire invita ses illustres hôtes à se rendre au banquet qui avait été préparé sous une immense tente, dressée en face de la mer. Une voiture, ornée des armes de la ville de Southampton, pavoisée de drapeaux tricolores et traînée par quatre chevaux, avait été disposée pour l’ambassadeur de France. Venaient ensuite les équipages du duc de Sussex, de lord Palmerston, de lord Duncan, député de la ville, etc., etc. Cette longue file de voitures s’avançait lentement entre deux haies de curieux, dans des rues décorées de drapeaux et de nombreux emblèmes, et au milieu des cris de l’enthousiasme populaire. A deux heures et demie, on arriva sous la tente où étaient dressées quatre longues tables autour desquelles vinrent s’asseoir plus de six cents personnes. Le maire présidait l’assemblée, ayant à sa droite la duchesse d’Inverness, et à sa gauche le duc de Sussex. L’ambassadeur de France était placé près de Son Altesse Royale.

M. Guizot, en acceptant l’invitation du corps municipal de Southampton, lui avait annoncé qu’il ne pourrait consacrer qu’une partie de la journée à cette visite. Une invitation antérieure de sir John Hobhouse, secrétaire d’État pour les affaires de l’Inde, l’obligeait à être revenu à Londres avant sept heures, et un train spécial avait été préparé pour effectuer son retour.

Le banquet n’était donc pas terminé, quand le maire s’est levé et s’est exprimé en ces termes :

Je regrette infiniment, messieurs, que notre hôte illustre, M. Guizot, soit obligé de nous quitter à l’instant même pour retourner à Londres. Je ne veux pas cependant le laisser partir sans lui avoir témoigné, au nom de la ville de Southampton, notre vive et profonde reconnaissance pour l’appui si cordial et si efficace qu’il nous a prêté auprès de son gouvernement pour l’établissement du chemin de fer de Paris à Rouen. Je vous propose donc la santé de S. Ex. l’ambassadeur du Roi des Français.

Ce toast a été accueilli et porté avec le plus vif enthousiasme.

M. Guizot s’est levé, et, dès que le silence a été rétabli, il a prononcé le discours suivant :

Je vous remercie, messieurs, je le crains, dans un très mauvais anglais, mais avec un cœur parfaitement reconnaissant pour votre bienveillance envers moi, et plus encore pour votre sympathie envers mon pays et son Roi, dont je vois, avec un profond plaisir, le nom inscrit sur le drapeau qui flotte devant nous. Nos deux pays sont unis déjà par les liens de la plus intime amitié ; mais plus ils se rapprocheront, plus ils se connaîtront, plus leur union deviendra intime, et plus ils se feront de bien l’un à l’autre. J’espère que tel sera le résultat de ces grands travaux entrepris dans les deux pays, et j’ai été heureux de contribuer de tout mon pouvoir à l’entreprise du chemin de fer de Paris à Rouen qui sera, sans aucun doute, continué de Rouen au Havre. Ainsi nos deux pays, qui ont chacun beaucoup à donner et beaucoup à recevoir, seront mutuellement unis, non seulement par une amitié étroite, mais par des intérêts communs. Je veux vous remercier encore une fois des sentiments que vous venez de témoigner pour la France, pour le Roi des Français et pour moi-même.

Après ce discours, fréquemment interrompu par de vifs applaudissements, M. Guizot a pris congé de l’assemblée, et s’est retiré avec les personnes qui l’avaient accompagné. A six heures, il était à Londres, après avoir fait soixante lieues en quatre heures et demie.

Le banquet a continué après son départ.

Des toasts ont été portés à la Reine, au Prince Albert, à la Reine douairière, au duc de Sussex. Son Altesse Royale a pris la parole pour faire ressortir les avantages attachés à la construction du chemin de fer de Southampton :

M. l’ambassadeur de France vous a tout à l’heure exposé de la manière la plus parfaite toute l’importance d’un rapprochement de plus en plus grand entre la France et l’Angleterre ; ce rapprochement doit mettre les deux nations à même de se connaître mieux, et de former une union pacifique, basée non seulement sur une amitié mutuelle, mais encore sur des intérêts communs. (On applaudit.) J’approuve complètement ces réflexions et je m’associe à ces sentiments. Je m’empresse même de les reproduire en l’absence de M. l’ambassadeur. Je le fais avec d’autant plus de plaisir que M. l’ambassadeur verra par là que l’impression produite par ses paroles sur mon esprit n’a nullement été affaiblie par son absence. (On applaudit.)

Un toast est porté à lord Palmerston. Lord Palmerston se lève et dit :

Il est difficile, sans doute, d’ajouter quelque chose de nouveau à ce qui a été déjà, dans cette enceinte, si bien exposé par l’illustre duc de Sussex et l’hôte distingué, M. Guizot, forcé tout à l’heure de nous quitter. Cependant je dois déclarer que je ne comprends pas moins bien toute l’utilité de cette entreprise pour contribuer au maintien des relations pacifiques, si importantes sous le triple point de vue social, moral et politique. Les gouvernements peuvent conclure des traités avec d’autres pays ; si ces traités ne reposent pas sur une communauté d’intérêts, sur des sympathies partagées, sur une extension des lumières rendue plus facile par des communications plus aisées entre les peuples, il suffit du moindre souffle politique pour réduire en poudre tous ces édifices, et il n’y a pas là de base solide pour établir des relations d’amitié et de paix. (Applaudissements.) Il y a longtemps qu’on l’a dit : le plus grand bonheur de l’homme consiste à triompher de difficultés d’abord insurmontables en apparence. C’est ce qui est arrivé aux directeurs de cette entreprise. Lorsque le grand travail qui va être entrepris de l’autre côté du détroit (je veux parler de la communication par le chemin de fer entre Paris et le Havre) sera terminé, et que, de ce côté du détroit, d’autres dispositions seront également complétées, il est difficile de dire les immenses bénéfices pouvant en résulter pour vous.

Après le dernier toast, porté à la duchesse d’Inverness et aux dames, Son Altesse Royale et la plupart des convives ont repris le chemin de fer pour retourner à Londres. Les convois ont mis le même temps à parcourir la distance entre Londres et Southampton.

(Extrait du Journal des Débats du 25 juin 1840.)

 

VI

Discours prononcé par M. Guizot au banquet de la Cité de Londres, le 20 avril 1840.

 

Mylords et Messieurs,

Je vous demande pardon de mon mauvais, très mauvais anglais. Vous serez, j’en suis sûr, indulgents pour un étranger qui aime mieux vous mal parler votre langue qu’être mal compris de vous en parlant la sienne. Je suis heureux, messieurs, que ce soit aujourd’hui mon devoir de vous exprimer, au nom de tout le corps diplomatique comme en mon nom propre, au nom de l’Europe comme de la France, nos vifs sentiments de reconnaissance pour votre noble et amicale hospitalité. Vos ancêtres, messieurs, je pourrais dire vos pères, auraient été bien étonnés si on leur eût dit que, pendant plus de vingt-cinq ans, les ambassadeurs, les ministres, les représentants de tous les États, de toutes les nations de l’Europe et de l’Amérique, viendraient chaque année s’asseoir avec vous dans cette salle, pour y jouir de l’amitié de l’Angleterre et vous promettre l’amitié du monde civilisé. Dans des temps encore bien près de nous, la guerre, une guerre tantôt générale, tantôt partielle, et sinon continuelle, du moins très fréquente, rendait de semblables réunions toujours incomplètes et irrégulières. C’est la paix qui nous a fait ce bonheur, image et symbole du bonheur du monde. Et je vous prie de le remarquer, messieurs, cette paix n’est pas une paix indolente, stérile, comme celle qui a régné quelquefois entre des nations énervées et en décadence. C’est la paix la plus active et la plus féconde qu’on ait jamais vue ; une paix amenée et maintenue, non par l’apathie et l’impuissance, mais par le pouvoir de la civilisation, du travail, de la justice et de la liberté. Messieurs, remercions la Providence souveraine qui a versé de tels bienfaits sur notre âge. Espérons que cette paix durera encore vingt-cinq années et bien des années au delà, et qu’elle ne sera jamais interrompue que pour une juste et inévitable cause. C’est le vœu sincère de mon pays comme du vôtre. Et puisse un jour, par l’influence d’une longue et heureuse paix, le genre humain tout entier être uni d’esprit et de cœur dans son passage sur la terre, comme nous sommes tous les enfants de notre Dieu qui est au ciel !

 

VII

1º Note adressée par S. Ex. Chékib-Efendi, envoyé extraordinaire de la Sublime Porte à Londres, à l’ambassadeur de France.

 

Londres, le 31 mai 1840.

Le soussigné, ambassadeur de la Sublime Porte près S. M. Britannique, avait espéré, à la suite de la note présentée le 7 avril de cette année, par son prédécesseur Nouri-Efendi, aux représentants des cours de France, d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse et de Russie, et en conséquence de leurs réponses à ladite note, trouver, en arrivant à Londres, l’affaire turco-égyptienne terminée ou à la veille de l’être.

C’est donc avec le plus vif regret qu’il a appris que les soins que les représentants avaient promis de donner à un objet si important pour le repos de l’Orient étaient jusqu’à présent restés infructueux.

Le soussigné, depuis son départ de Constantinople, a reçu de nouveaux ordres qui lui enjoignent de presser la solution de cette affaire. Si par conséquent les délais apportés dans l’exécution des intentions bienveillantes de Leurs Excellences provenaient de difficultés qu’il serait dans les facultés du soussigné d’aplanir, il a l’honneur de les prévenir que de son côté il apportera toutes les facilités qui dépendront de lui pour aider à lever ces obstacles, et qu’à cet effet il est muni, comme l’ambassadeur Nouri-Efendi son prédécesseur, des pouvoirs les plus amples pour concerter avec Leurs Excellences les moyens de parvenir à conclure un arrangement, lequel serait basé sur des principes équitables et renfermerait les garanties d’une paix durable pour l’Empire ottoman. Cependant le soussigné est persuadé que l’accord qui, dès le principe, a existé entre les cinq grandes puissances relativement aux intérêts du Sultan, et la continuation de leur union à cet égard, suffiront pour écarter toutes les difficultés, si effectivement il en existe.

En attendant, le soussigné croit de son devoir de faire observer à Leurs Excellences que l’Empire ottoman se trouve dans une position fort critique ; que l’incertitude à l’égard des résultats des délibérations de Londres, propage en Turquie une inquiétude qui prend un caractère tellement grave et alarmant que rien ne saurait justifier un plus long délai de l’ajustement d’une question soumise depuis dix mois au jugement et à la sagesse des cinq grandes puissances ; enfin, que la nécessité de la solution de cette question devient de jour en jour plus urgente.

En conséquence, le soussigné prie instamment M. l’ambassadeur de France de vouloir bien, de concert avec les représentants des cours d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse et de Russie, redoubler ses généreux efforts pour mettre fin à un mal toujours croissant et qui menace la paix de l’Orient.

Le soussigné réitère avec une vive insistance la demande faite par son prédécesseur de donner suite le plus tôt possible à l’intérêt manifesté d’une manière si amicale et si bienveillante au Sultan par la note collective des représentants des cinq grandes puissances en date de Constantinople du 27 juillet 1839, intérêt que les représentants à Londres desdites puissances, par leur note responsive à celle du 7 avril de S. Ex. Nouri-Efendi, avaient annoncé vouloir prendre immédiatement en considération.

Le soussigné, ambassadeur de la Sublime Porte près S. M. Britannique, prie M. l’ambassadeur plénipotentiaire de France de vouer, de concert avec les représentants des autres grandes cours, une attention sérieuse à l’objet de la présente note, et profite de cette occasion pour lui assurer ses respects et sa considération la plus distinguée.

CHÉKIB.

 

2º Note de M. Guizot, ambassadeur de France en réponse à la note de l’ambassadeur de la Sublime Porte.

 

Londres, le 21 juin 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le Roi des Français auprès de S. M. Britannique, a reçu la note que S. Ex. Chékib-Efendi, ambassadeur de la Sublime Porte auprès de S. M. Britannique, lui a fait l’honneur de lui adresser, ainsi qu’aux représentants des cours d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse et de Russie, en date du 31 mai dernier.

Le soussigné pense, comme S. Ex. M. l’ambassadeur de la Sublime Porte, que l’Empire ottoman se trouve dans une situation fort critique, que l’incertitude et les délais dans l’ajustement de la question d’Orient ont, en Turquie, des conséquences graves et alarmantes, et que la nécessité de la solution de cette question devient de jour en jour plus urgente.

Le soussigné se félicite d’apprendre que S. Ex. M. l’ambassadeur de la Sublime Porte, muni des pouvoirs les plus amples pour concerter, avec les plénipotentiaires des cinq puissances, un arrangement basé sur des principes équitables et qui renferme les garanties d’une paix durable pour l’Empire ottoman, apportera toutes les facilités qui dépendront de lui pour aider à lever les obstacles qui pourraient s’opposer à la conclusion d’un tel arrangement.

Le soussigné est persuadé en outre, ainsi que S. Ex. M. l’ambassadeur de la Sublime Porte, que la continuation de l’union entre les cinq puissances est le plus sûr moyen de parvenir à un résultat si désirable.

En conséquence, le soussigné a l’honneur de répondre à S. Ex. M. l’ambassadeur de la Sublime Porte qu’il fera tous ses efforts de concert avec les plénipotentiaires d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse et de Russie, pour mettre fin, par un arrangement aussi prompt qu’il sera possible de l’obtenir, à un mal toujours croissant et qui menace la paix de l’Orient.

Le soussigné a l’honneur d’offrir à S. Ex. M. l’ambassadeur de la Sublime Porte les assurances de sa haute considération.

GUIZOT.

 

VIII

Sur les avertissements donnés par M. Guizot au gouvernement du Roi, quant au traité du 15 juillet 1840.

 

1º Extrait du Journal le Siècle, numéro du mercredi 29 juillet 1840.

 

Nous trouvons dans la Gazette d’Augsbourg une correspondance de Paris, en date du 15 juillet, qui prouve que le ministère s’attendait à la rupture qui vient d’éclater entre la France et l’Angleterre.

M. Guizot, qui s’était imaginé qu’il parviendrait à amener lord Palmerston à son opinion, partage maintenant l’opinion de M. Thiers et rend justice à son esprit de prévision. Il écrit qu’il se passe depuis quelques jours à Londres certaines choses dont il ne peut se rendre un compte exact, mais qu’il voit bien que lord Palmerston, après lui avoir donné l’assurance que la question d’Orient l’ennuyait, a entamé l’affaire sans la résoudre, mais il ignore de quelle manière et dans quel sens le noble lord a agi. Toutefois M. Guizot conseille au gouvernement de se tenir sur ses gardes afin de ne pas être pris à l’improviste. Il invite le président du conseil à prendre toutes les mesures nécessaires pour ne pas être forcé de jouer un rôle secondaire dans le drame qui peut-être ne fait que commencer. Cette prévision est digne d’éloges. En attendant, M. Thiers ne s’est pas laissé endormir comme M. Guizot. Il a toujours agi en homme qui a confiance en lui-même et qui veut suivre d’un pas ferme la voie politique dans laquelle il est une fois entré. La mission du jeune Périer dont j’ai parlé hier, et dont le but principal est de veiller à la sécurité des Français en Égypte et en Syrie, aussitôt que la lutte s’engagera sérieusement avec Méhémet-Ali, prouve que M. Thiers a dû juger les choses du véritable point de vue, en les considérant comme de nature à amener les résultats les plus graves.

 

2º Extrait du Journal le Constitutionnel, numéro du lundi 3 août 1840.

 

La Gazette d’Augsbourg annonçait dernièrement que notre ambassadeur à Londres avait été pris à l’improviste par la conclusion du quadruple traité. Ce fait n’est pas exact, et nous tenons à le démentir hautement. M. Guizot n’a pas été surpris. Il n’a jamais espéré qu’il ramènerait lord Palmerston à son avis ; il a au contraire toujours averti son gouvernement de la persistance du ministère anglais, et rien de ce qui se passait et rien de ce qui se préparait ne lui a échappé. Il ne faut pas confondre ce qui est très différent. Le gouvernement français se plaint de n’avoir pas été prévenu officiellement ; mais il est loin d’accepter le rôle de dupe que l’orgueil de lord Palmerston serait sans doute flatté de lui attribuer. Les informations n’ont jamais manqué au gouvernement français, mais il était de son honneur de ne pas admettre qu’on pût aller jusqu’au bout sans lui en donner avis.

 

IX

Sur l’attitude des agents français à Constantinople, en juillet et août 1840.

 

1º Lord Palmerston à M. Guizot, ambassadeur de France en Angleterre.

 

The undersigned, Her Majesty’s principal secretary of State for foreign affairs, in accordance with what was agreed upon between himself and M. Guizot, ambassador extraordinary and plenipotentiary from the King of the French at this court, in their recent interview, has the honour to transmit to M. Guizot an extract from a despatch received by Her Majesty’s Government a few days ago from Lord Ponsonby, together with a copy of the inclosure therein referred to.

Her Majesty’s Government was convinced, even before the undersigned had the honour of showing these papers to M. Guizot, that the message intended to be conveyed to the Porte by M. de Pontois, must have been much altered by the person who delivered it, or else that M. de Pontois must have made such a communication entirely without instructions or authority from his own Government, and indeed in direct opposition to the spirit of the instructions which he had received ; because the language used upon this occasion by M. Pontois was directly at variance with the language which has been held by the French Government to Her Majesty’s ambassador at Paris, by M. Guizot to Her Majesty’s Government in London, and, as far as Her Majesty’s Government are informed, by the French agents at Alexandria to Méhémet Ali. For, at Paris, M. Thiers, on his return not long ago from the meeting hold at the chateau d’Eu, assured Earl Granville that the strictest orders had been sent to the French admirals in the Levant to avoid any thing which might lead to collision between French and British ships of war ; in London M. Guizot, both before and after his visit to the chateau d’Eu, has always stated to the undersigned that the armaments of France are purely precautionary, and in no respect whatever aggressive ; that France intends to remain for the present entirely quiet ; but thinking that the measures which the four powers are about to take in the Levant may by possibility lead to events which might affect the general balance of power, or alter the state of possessions of the powers of Europe, or in some way or other bear upon the direct interests of France, the French Government had deemed it right to place himself in an attitude of observation ; and at Alexandria the French agents are understood to have declared to Méhémet Ali that France has no intention whatever of taking up arms in his support. It was therefore obvious to Her Majesty’s Government that M. de Pontois could not have been instructed or authorized by the French Government to hold at Constantinople a language directly the reverse of that which had been held by the French Government everywhere else, and the more especially as the language held by M. Pontois is directly at variance with all the public and official declarations made by the French Government of the principles upon which the policy of France, with regard to the affairs of the Ottoman Empire, is founded.

The undersigned has great pleasure in acknowledging that the conviction thus felt by Her Majesty’s Government has been confirmed by the belief expressed to him by M. Guizot upon this matter, on which however M. Guizot stated that he had received no information from his own Government, and of which he knew nothing but what the undersigned had laid before him. The undersigned therefore in transmitting to M. Guizot the accompanying papers, in order that they may be made known to the French Government, begs to assure M. Guizot that he makes the communication not in consequence of any doubt which Her Majesty’s Government entertain of the sincerity and good faith of the Government of France, but because it is fitting that, in a matter of such deep importance to the peace of Europe, the French Government should know how much the language which is reported to have been used by one of his diplomatic agents differs from that which the French Government itself has held.

The undersigned has the honour to renew to M. Guizot the assurances of his most distinguished consideration.

Signé : PALMERSTON.

Foreign Office, 9th sept. 1840.

 

Le soussigné, principal secrétaire d’État de Sa Majesté au département des affaires étrangères, selon ce qui a été convenu entre lui et M. Guizot, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Roi des Français auprès de cette cour, lors de leur récente entrevue, a l’honneur de transmettre à M. Guizot un extrait d’une dépêche que le Gouvernement de Sa Majesté a reçue, il y a quelques jours, de Lord Ponsonby, avec une copie des documents auxquels cette dépêche fait allusion.

Avant même que le soussigné ait eu l’honneur de montrer ces papiers à M. Guizot, le Gouvernement de Sa Majesté était convaincu que la déclaration qui devait être faite à la Porte par M. de Pontois devait avoir été fort altérée par la personne qui l’avait faite, ou bien que M. de Pontois devait avoir fait cette déclaration absolument sans instructions et sans l’autorisation de son propre Gouvernement, et véritablement en opposition directe avec l’esprit des instructions qu’il avait reçues, parce que le langage employé en cette occasion par M. de Pontois a été directement contraire au langage tenu par le Gouvernement français à l’ambassadeur de Sa Majesté à Paris, au langage tenu par M. Guizot au Gouvernement de Sa Majesté à Londres, et, autant que peut en être informé le Gouvernement de Sa Majesté, au langage tenu par les agents français à Alexandrie à Méhémet-Ali. Car, à Paris, il n’y a pas longtemps, M. Thiers, à son retour de la réunion tenue au château d’Eu, a assuré le comte Granville que les ordres les plus stricts ont été envoyés aux amiraux français dans le Levant d’éviter tout ce qui pourrait mener à une collision entre les navires de guerre français et anglais ; à Londres, M. Guizot, avant comme après sa visite au château d’Eu, a toujours assuré le soussigné que les armements de la France sont de pure précaution et n’ont en aucune façon un caractère agressif ; que l’intention de la France est de rester entièrement tranquille quant à présent ; mais que, regardant les mesures que les quatre puissances sont au moment de prendre dans le Levant comme de nature à amener, par quelque éventualité, des faits qui pourraient affecter l’équilibre général de la puissance ou altérer l’État des possessions des diverses puissances en Europe, ou atteindre de manière ou d’autre les intérêts immédiats de la France, le Gouvernement français a cru bon de prendre une attitude d’observation ; et à Alexandrie, il revient que les agents français ont déclaré à Méhémet-Ali que la France n’a aucune intention de prendre les armes en sa faveur. Le Gouvernement de Sa Majesté a eu, par conséquent, lieu de penser que M. de Pontois ne pouvait pas avoir reçu d’instructions ni d’autorisation du Gouvernement français pour tenir à Constantinople un langage directement opposé à celui que le Gouvernement français a tenu partout ailleurs — et cela d’autant plus particulièrement que le langage tenu par M. de Pontois est directement opposé à toutes les déclarations publiques et officielles que le Gouvernement français a faites des principes sur lesquels est fondée la politique de la France relativement aux affaires de l’Empire ottoman.

Le soussigné éprouve un grand plaisir à reconnaître que la conviction que le Gouvernement de Sa Majesté s’est ainsi formée a été confirmée par l’opinion que M. Guizot lui a exprimée à ce sujet, sur lequel néanmoins M. Guizot a constaté n’avoir reçu aucune communication de son propre Gouvernement et duquel il ne savait que ce qui lui a été exposé par le soussigné. En conséquence, le soussigné, en transmettant à M. Guizot les papiers ci-joints, afin qu’ils puissent être portés à la connaissance du Gouvernement français, demande la permission d’assurer M. Guizot que cette communication est faite par lui, non par suite d’aucun doute conçu par le Gouvernement de Sa Majesté sur la sincérité et la bonne foi du Gouvernement français, mais parce qu’il convient que, sur des matières si profondément importantes pour la paix de l’Europe, le Gouvernement français sache combien le langage qui a été tenu, à ce que l’on rapporte, par un de ses agents diplomatiques, diffère du langage que le Gouvernement français a tenu lui-même.

Le soussigné a l’honneur de répéter à M. Guizot les assurances de sa considération la plus distinguée.

Signé : PALMERSTON.

Foreign Office, 9 sept. 1840.

 

2º Extract from a despatch from Vicount Ponsonby to Lord Palmerston, nº 176, dated Therapia, August 17, 1840.

 

Reschid Pacha sent M. Francheschi to me this morning to communicate a message the pacha has received from the French ambassador, through M. Cor, the French dragoman.

My servant, by mistake, denied me to M. Francheschi, who went on to the internuncio and delivered his message to H. E. who came here immediately with M. Francheschi, and prepared a despatch for Prince Metternich detailing the transaction, and of which I have now the honour to enclose a copy that will save your Lordship the trouble of details from me.

M. Francheschi said that Reschid Pacha is not alarmed, though he is aware of the gravity of the situation of the affair ; he said the Sultan is not alarmed and is firm.

With the concurrence of M. de Sturmer, I desired M. Francheschi to tell H. E. Reschid Pacha that the Sultan might depend upon the support of his allies.

I added that the internuncio and myself and I (sic) doubted not our colleagues also would be ready to give Reschid and the Ottoman ministers any aid, if any should be wanting, to confirm the Sultan in his views.

I was to a certain degree prepared for the hostility of France by what passed at a visit made by M. Titof to the French ambassador ; when the latter, in the course of conversation, said he thought war between France and England inevitable. This appeared to me to manifest either a very injudicious and improper levity in the ambassador, or that he had received information from his Government that warranted what he said.

 

2º Extrait d’une dépêche du Vicomte Ponsonby à lord Palmerston, nº 176, datée de Therapia, 17 août 1840.

 

Reschid-Pacha m’a envoyé ce matin M. Francheschi pour me faire part d’un message que le pacha a reçu de l’ambassadeur de France, par l’intermédiaire du drogman français M. Cor.

Mon domestique, par erreur, a refusé ma porte à M. Francheschi qui s’est alors rendu chez l’internonce et s’est acquitté de sa commission envers S. E. qui est venue ici immédiatement avec M. Francheschi, et a préparé une dépêche au prince de Metternich, contenant les détails de l’incident, et dont j’ai l’honneur de joindre ici une copie qui évitera à Votre Seigneurie l’ennui des détails que je lui donnerais.

M. Francheschi dit que Reschid-Pacha n’est pas alarmé, quoiqu’il se rende compte de la gravité de la situation des affaires ; il dit que le Sultan n’est pas alarmé et est ferme.

D’accord avec M. de Stürmer, j’ai prié M. Francheschi de dire à Son Excellence Reschid-Pacha que le Sultan peut compter sur l’appui de ses alliés.

J’ai ajouté que l’internonce et moi-même et moi (sic) nous ne doutions pas que nos collègues ne fussent aussi prêts à donner tout leur appui à Reschid-Pacha et aux ministres ottomans, s’il en était besoin pour confirmer le Sultan dans ses vues.

J’étais jusqu’à un certain point préparé à l’hostilité de la France par ce qui s’est passé lors d’une visite faite par M. Titof à l’ambassadeur de France ; car ce dernier, dans le cours de la conversation, avait dit qu’il regardait comme inévitable la guerre entre la France et l’Angleterre ; ce qui me sembla l’indice ou d’une légèreté bien peu judicieuse et bien déplacée chez l’ambassadeur, ou de communications à lui adressées par son Gouvernement et propres à confirmer ce qu’il disait.

 

3º Copie d’une dépêche du baron Stürmer au prince de Metternich, en date de Constantinople, du 17 août 1840.

 

M. le ministre des affaires étrangères vient d’envoyer M. Francheschi chez mes collègues d’Angleterre, de Russie, de Prusse et chez moi, pour nous faire la communication suivante :

M. l’ambassadeur de France a fait dire hier, le 16 de ce mois, par son drogman à Reschid-Pacha :

Qu’il a l’ordre de lui signifier que le gouvernement français, le Roi et la nation considèrent comme une injure faite par le plénipotentiaire ottoman à la France la conclusion du traité qu’il a signé à Londres sans le concours et à l’insu du plénipotentiaire français, et qui a pour objet une question où la France, dès le principe, a été partie intégrante.

Que le gouvernement français s’opposera de tous ses moyens à toute intervention armée contre le pacha d’Égypte.

Qu’il n’attend pour se décider que le résultat de démarches qu’il fait faire dans ce moment auprès des cabinets de Vienne et de Berlin, afin d’en obtenir l’annulation du traité.

Que, loin d’employer, comme on le lui demandait, son influence morale auprès du pacha pour le porter à la soumission, il lui accordera toute l’assistance qui est en son pouvoir pour l’aider à résister à l’intervention étrangère.

Qu’il réunira ses efforts aux siens pour soulever les populations d’Asie et d’Europe contre l’administration actuelle en Turquie dont le gouvernement français se déclare l’ennemi et qu’il considère comme celui du pays.

Que M. de Pontois fera connaître au Sultan et à toute la nation musulmane que la France, loin d’avoir pris part à une convention dirigée contre les intérêts de l’islamisme, la condamne hautement et s’opposera à son exécution.

Reschid-Pacha a répondu que ce langage a d’autant plus lieu de le surprendre que la France avait elle-même concouru à la note collective du 27 juillet de l’année dernière. Là-dessus le drogman de France a répliqué que M. de Pontois avait prévu cette objection ; mais que d’abord le gouvernement français avait accepté sans avoir jamais approuvé la coopération de son ambassadeur à cette démarche ; qu’au surplus il s’agit ici de mesures coercitives, dont il n’est fait aucune mention dans la note susdite et que c’est contre ces mesures que la France se prononce en ce moment.

Le pacha a répondu : Je suis profondément affligé de la déclaration que vous venez de me faire, car j’ai toujours considéré la France comme une des plus anciennes amies de la Porte ; il ne dépend pas de moi d’empêcher la réalisation d’un acte auquel la Porte ne s’est décidée qu’avec le concours de quatre de ses alliés ; et quels qu’en puissent être les résultats, le gouvernement turc s’y résignera.

M. de Pontois veut faire connaître au Sultan ce qu’il vient de lui faire dire de la part de son drogman (sic) ; le pacha est prêt à l’accompagner à l’audience de ce monarque, pour lequel il ne saurait avoir rien de caché.

Je n’ai pas besoin de dire à Votre Excellence combien Reschid-Pacha a trouvé dur et hostile le langage que le gouvernement français a chargé son ambassadeur de tenir à la Porte dans cette circonstance.

M. Francheschi m’a raconté que Reschid-Pacha, ayant été appelé hier chez le Sultan, Sa Hautesse lui avait donné connaissance d’une lettre que la sultane mère venait de recevoir de l’ex-capitan pacha, on ne sait par quelle occasion, mais probablement par le bateau à vapeur français arrivé le 14 de ce mois. Dans cette lettre Ahmed-Fenzi-Pacha, après avoir assuré à la sultane que Méhémet-Ali était inébranlable dans sa résolution de résister, ajoute qu’il dépend de lui de révolutionner toutes les provinces d’Asie et d’Europe, et il adjure, implore et supplie la sultane d’interposer son influence auprès de son fils pour éviter à la nation les maux dont elle est menacée, et peut-être la chute de l’Empire.

Ces notions m’ont paru assez importantes pour les porter à la connaissance de Votre Altesse par une estafette qui partira demain à l’aube du jour.

Agréez, etc.

Signé : STÜRMER.

 

4º L’ambassadeur de France en Angleterre, à lord Palmerston.

 

Londres, le — septembre 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le Roi des Français auprès de S. M. B., a l’honneur d’informer S. Ex. M. le principal secrétaire d’État de S. M. B. pour les affaires étrangères, qu’il a reçu et transmis au gouvernement du Roi les extraits que S. Ex. a fait au soussigné l’honneur de lui communiquer, de deux dépêches écrites de Constantinople, en date du 17 août dernier, l’une par lord Ponsonby, ambassadeur de S. M. B., l’autre par M. le baron de Stürmer, internonce de S. M. l’Empereur d’Autriche à Constantinople, et relatives aux communications faites récemment à la Porte ottomane par S. Ex. M. de Pontois, ambassadeur de S. M. le Roi des Français auprès de S. H. le Sultan.

Ainsi que le soussigné a déjà eu l’honneur d’en exprimer sa conviction à M. le secrétaire d’État des affaires étrangères, les renseignements contenus dans ces dépêches, au sujet desdites communications, sont inexacts, et M. de Pontois, selon ses instructions, a tenu à Constantinople un langage conforme à celui que le gouvernement du Roi a tenu lui-même à Paris, et fait tenir soit à Londres, soit ailleurs, par ses représentants. Lorsque M. le principal secrétaire d’État de S. M. B. pour les affaires étrangères fit au soussigné l’honneur de lui remettre le Mémorandum du 17 juillet dernier, dans lequel on lisait que le gouvernement français avait plusieurs fois déclaré que, dans aucun cas, la France ne s’opposerait aux mesures que les quatre cours, de concert avec le Sultan, pourraient juger nécessaires pour obtenir l’assentiment du Pacha d’Égypte le soussigné se hâta de faire observer qu’il ne pouvait accepter cette expression : dans aucun cas, et qu’il était certain de n’avoir jamais rien dit qui l’autorisât. Le gouvernement du Roi, dit-il alors à M. le secrétaire d’État des affaires étrangères, ne se fait à coup sûr le champion armé de personne, et ne compromettra jamais, pour les seuls intérêts du Pacha d’Égypte, la paix et les intérêts de la France. Mais si les mesures adoptées contre le Pacha par les quatre puissances avaient, aux yeux du gouvernement du Roi, ce caractère ou cette conséquence que l’équilibre actuel des États européens en fût altéré, il ne saurait y consentir ; il verrait alors ce qu’il lui conviendrait de faire, et il gardera toujours, à cet égard, sa pleine liberté.

Le 24 juillet suivant, lorsque le soussigné eut l’honneur de lire et de remettre à M. le principal secrétaire d’État pour les affaires étrangères la réponse du gouvernement du Roi au Mémorandum du 17 juillet, cette réponse, en faisant allusion au désir témoigné par les quatre puissances que la France continuât de leur prêter son concours moral à Alexandrie, se terminait par le paragraphe suivant :

Le concours moral de la France, dans une conduite commune, était une obligation de sa part. Il n’en est plus une dans la nouvelle situation où semblent vouloir se placer les Puissances. La France ne peut plus être mue désormais que par ce qu’elle doit à la paix et ce qu’elle se doit à elle-même. La conduite qu’elle tiendra, dans les graves circonstances où les quatre Puissances viennent de placer l’Europe, dépendra de la solution qui sera donnée à toutes les questions qu’elle vient d’indiquer.

Et le soussigné, en insistant de tout son pouvoir sur la gravité de la situation où l’Europe allait entrer, eut l’honneur de répéter à M. le principal secrétaire d’État de S. M. B. que la France y garderait sa pleine liberté, ayant toujours en vue la paix, le maintien de l’équilibre actuel entre les États de l’Europe, et le soin de sa dignité et de ses propres intérêts.

Le soussigné est autorisé à déclarer que les intentions du gouvernement du Roi, qu’il a manifestées au moment même où il a eu connaissance de la convention conclue par les quatre Puissances et dans sa réponse au Mémorandum du 17 juillet, sont constamment demeurées et demeurent constamment les mêmes, et que ce sont les intentions dont M. de Pontois a été l’interprète auprès de la Sublime Porte, en s’efforçant, comme un ancien et sincère ami, de l’éclairer sur la situation où elle se plaçait et sur les périls qui pouvaient en résulter pour elle.

Le soussigné a l’honneur, etc., etc.

 

X

Traité du 15 juillet 1840, et actes annexés.

 

1º Convention conclue entre les cours de la Grande-Bretagne, d’Autriche, de Prusse et de Russie, d’une part, et la Sublime Porte ottomane, de l’autre, pour la pacification du Levant, signée à Londres le 15 juillet 1840.

 

Au nom de Dieu très miséricordieux.

Sa Hautesse le Sultan ayant eu recours à Leurs Majestés la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, l’Empereur d’Autriche, Roi de Hongrie et de Bohême, le Roi de Prusse et l’Empereur de toutes les Russies, pour réclamer leur appui et leur assistance au milieu des difficultés dans lesquelles il se trouve placé par suite de la conduite hostile de Méhémet-Ali, Pacha d’Égypte, difficultés qui menacent de porter atteinte à l’intégrité de l’Empire ottoman et à l’indépendance du trône du Sultan ; Leursdites Majestés, mues par le sentiment d’amitié sincère qui subsiste entre elles et le Sultan, animées du désir de veiller au maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’Empire ottoman dans l’intérêt de l’affermissement de la paix de l’Europe, fidèles à l’engagement qu’Elles ont contracté par la note collective remise à la Porte par leurs représentants à Constantinople, le 27 juillet 1839, et désirant de plus prévenir l’effusion de sang qu’occasionnerait la continuation des hostilités qui ont récemment éclaté en Syrie entre les autorités du Pacha d’Égypte et les sujets de Sa Hautesse.

Leursdites Majestés et Sa Hautesse le Sultan ont résolu, dans le but susdit, de conclure entre elles une convention, et ont nommé à cet effet pour leurs plénipotentiaires, savoir :

Sa Majesté la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, le très honorable Henri-Jean, vicomte Palmerston, baron Temple, pair d’Irlande, conseiller de Sa Majesté Britannique en son conseil privé, chevalier grand-croix du très honorable ordre du Bain, membre du Parlement, et son principal secrétaire d’État ayant le département des affaires étrangères.

Sa Majesté l’Empereur d’Autriche, Roi de Hongrie et de Bohême, le sieur Philippe, baron de Neumann, commandeur de l’ordre de Léopold d’Autriche, décoré de la croix pour le mérite civil, commandeur des ordres de la Tour et l’Épée du Portugal, de la croix du Sud du Brésil, chevalier grand-croix de l’ordre de Saint-Stanislas de seconde classe de Russie, son conseiller aulique et plénipotentiaire près Sa Majesté Britannique.

Sa Majesté le Roi de Prusse, le sieur Henri-Guillaume, baron de Bülow, chevalier de l’ordre de l’Aigle-Rouge de première classe de Prusse, grand-croix des ordres de Léopold d’Autriche et des Guelphes de Hanovre, chevalier grand-croix de l’ordre de Saint-Stanislas de seconde classe, et de Saint-Wladimir de quatrième classe de Russie, commandeur de l’ordre du Faucon de Saxe-Weimar, son chambellan, conseiller intime actuel, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près Sa Majesté Britannique.

Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies, le sieur Philippe, baron de Brünnow, chevalier de l’ordre de Sainte-Anne de première classe, de Saint-Stanislas de première classe, de Saint-Wladimir de troisième, commandeur de l’ordre de Saint-Étienne de Hongrie, chevalier de l’ordre de l’Aigle-Rouge et de Saint-Jean-de-Jérusalem, son conseiller privé, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près Sa Majesté Britannique.

Sa Majesté le Très Majestueux, Très Puissant et Très Magnifique Sultan, Abdul-Medjid, Empereur des Ottomans, Chékib-Efendi, décoré du Nichan-Iftihar de première classe, Beylikdgé du Divan Impérial, conseiller honoraire du département des affaires étrangères, son ambassadeur extraordinaire près Sa Majesté Britannique.

Lesquels s’étant réciproquement communiqué leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, ont arrêté et signé les articles suivants :

Article 1er.

Sa Hautesse le Sultan s’étant entendu avec Leurs Majestés, la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne, l’Empereur d’Autriche, Roi de Bohême et de Hongrie, le Roi de Prusse et l’Empereur de toutes les Russies, sur les conditions de l’arrangement qu’il est de l’intention de Sa Hautesse d’accorder à Méhémet-Ali — conditions lesquelles se trouvent spécifiées dans l’acte séparé ci-annexé, — Leurs Majestés s’engagent à agir dans un parfait accord, et à unir leurs efforts pour forcer Méhémet-Ali à se conformer à cet arrangement ; chacune des hautes parties contractantes se réservant de coopérer à ce but selon les moyens d’action dont chacune d’elles peut disposer.

Article 2.

Si le Pacha d’Égypte refusait d’adhérer au susdit arrangement qui lui sera communiqué par le Sultan avec le concours de Leursdites Majestés, celles-ci s’engagent à prendre, à la réquisition du Sultan, des mesures concertées et arrêtées entre Elles afin de mettre cet arrangement à exécution. Dans l’intervalle, le Sultan ayant invité ses alliés à se joindre à lui pour l’aider à interrompre la communication par mer entre l’Égypte et la Syrie, et à empêcher l’expédition de troupes, chevaux, armes, munitions et approvisionnements de guerre de tout genre d’une de ses provinces à l’autre ; Leurs Majestés la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, et l’Empereur d’Autriche, Roi de Hongrie et de Bohême, s’engagent à donner immédiatement à cet effet les ordres nécessaires aux commandants de leurs forces navales dans la Méditerranée ; Leursdites Majestés promettent en outre que les commandants de leurs escadres, selon les moyens dont ils disposent, donneront, au nom de l’alliance, tout l’appui et toute l’assistance en leur pouvoir à ceux des sujets du Sultan qui manifesteront leur fidélité à leur souverain.

Article 3.

Si Méhémet-Ali, après s’être refusé de se soumettre aux conditions de l’arrangement mentionné ci-dessus, dirigeait ses forces de terre ou de mer vers Constantinople, les hautes parties contractantes, sur la réquisition expresse qui en serait faite par le Sultan à leurs représentants à Constantinople, sont convenues, le cas échéant, de se rendre à l’invitation du souverain, et de pourvoir à la défense de son trône au moyen d’une coopération concertée en commun, dans le but de mettre les deux détroits du Bosphore et des Dardanelles, ainsi que la capitale de l’Empire ottoman, à l’abri de toute agression.

Il est en outre convenu que les forces qui, en vertu d’une pareille entente, recevront la destination indiquée ci-dessus, y resteront employées aussi longtemps que leur présence sera requise par le Sultan, et lorsque Sa Hautesse jugera que leur présence aura cessé d’être nécessaire, lesdites forces se retireront simultanément et rentreront respectivement dans la mer Noire et la Méditerranée.

Article 4.

Il est toutefois expressément entendu que la coopération mentionnée dans l’article précédent, et destinée à placer temporairement les détroits des Dardanelles et du Bosphore et la capitale ottomane sous la sauvegarde des hautes parties contractantes, contre toute agression de Méhémet-Ali, ne sera considérée que comme une mesure exceptionnelle adoptée à la demande expresse du Sultan, et uniquement pour sa défense dans le cas seul indiqué ci-dessus. Mais il est convenu que cette mesure ne dérogera en rien à l’ancienne règle de l’Empire ottoman en vertu de laquelle il a été de tout temps défendu aux bâtiments de guerre des puissances étrangères d’entrer dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore. Et le Sultan, d’une part, déclare par le présent acte, qu’à l’exception de l’éventualité ci-dessus mentionnée, il a la ferme résolution de maintenir à l’avenir ce principe invariablement établi comme ancienne règle de son Empire, et tant que la Porte se trouve en paix, de n’admettre aucun bâtiment de guerre étranger dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles ; d’autre part, Leurs Majestés la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, l’Empereur d’Autriche, Roi de Hongrie et de Bohême, le Roi de Prusse et l’Empereur de toutes les Russies, s’engagent à respecter cette détermination du Sultan, et à se conformer au principe ci-dessus énoncé.

Article 5.

La présente convention sera ratifiée, et les ratifications en seront échangées à Londres dans l’espace de deux mois, ou plus tôt si faire se peut.

En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l’ont signée, et y ont apposé les sceaux de leurs armes.

Fait à Londres le 15 juillet, l’an de grâce mil huit cent quarante.

(L.S.) PALMERSTON. (L.S.) CHÉKIB. (L.S.) NEUMANN. (L.S.) BULOW. (L.S.) BRÜNNOW.

 

2º Acte séparé.

 

Acte séparé annexé à la convention conclue à Londres, le 15 juillet 1840, entre les Cours de la Grande-Bretagne, d’Autriche, de Prusse et de Russie, d’une part et la Sublime Porte ottomane, de l’autre.

Sa Hautesse le Sultan a l’intention d’accorder et de faire notifier à Méhémet-Ali les conditions de l’arrangement ci-dessous :

§ 1er.

Sa Hautesse promet d’accorder à Méhémet-Ali, pour lui et pour ses descendants en ligne directe, l’administration du pachalik de l’Égypte ; et Sa Hautesse promet en outre d’accorder à Méhémet-Ali, sa vie durant, avec le titre de pacha d’Acre et avec le commandement de la forteresse de Saint-Jean d’Acre, l’administration de la partie méridionale de la Syrie dont les limites seront déterminées par la ligne de démarcation suivante :

Cette ligne, partant du cap Ras-el-Nakhora sur les côtes de la Méditerranée, s’étendra de là directement jusqu’à l’embouchure de la rivière Seisaban, extrémité septentrionale du lac Tibérias, longera la côte occidentale dudit lac, suivra la rive droite du fleuve Jourdain et la côte occidentale de la mer Morte, se prolongera de là en droiture jusqu’à la mer Rouge, en aboutissant à la pointe septentrionale du golfe d’Akaba, et suivra de là la côte occidentale du golfe d’Akaba et la côte orientale du golfe de Suez jusqu’à Suez.

Toutefois, le Sultan, en faisant ces offres, y attache la condition que Méhémet-Ali les accepte dans l’espace de dix jours après que la communication lui en aura été faite à Alexandrie par un agent de Sa Hautesse, et qu’en même temps Méhémet-Ali dépose entre les mains de cet agent les instructions nécessaires aux commandants de terre et de mer de se retirer immédiatement de l’Arabie et de toutes les villes saintes qui s’y trouvent situées, de l’île de Candie, du district d’Adana, et de toutes les autres parties de l’Empire ottoman qui ne sont pas comprises dans les limites de l’Égypte et dans celles du pachalik d’Acre, tel qu’il a été désigné ci-dessus.

§ 2.

Si dans le délai de dix jours fixé ci-dessus, Méhémet-Ali n’acceptait point le susdit arrangement, le Sultan retirera alors l’offre de l’administration viagère du pachalik d’Acre ; mais Sa Hautesse consentira encore à accorder à Méhémet-Ali, pour lui et pour ses descendants en ligne directe, l’administration du pachalik d’Égypte, pourvu que cette offre soit acceptée dans l’espace de dix jours suivants, c’est-à-dire dans un délai de vingt jours à compter du jour où la communication lui aura été faite, et pourvu qu’il dépose entre les mains de l’agent du Sultan les instructions nécessaires pour ses commandants de terre et de mer de se retirer immédiatement en dedans des limites et dans les ports du pachalik d’Égypte.

§ 3.

Le tribut annuel à payer au Sultan par Méhémet-Ali sera proportionné au plus ou moins de territoire dont ce dernier obtiendra l’administration, selon qu’il accepte la première ou la seconde alternative.

§ 4.

Il est expressément entendu de plus que, dans la première comme dans la seconde alternative, Méhémet-Ali (avant l’expiration du terme fixé de dix ou vingt jours) sera tenu de remettre la flotte turque, avec tous ses équipages et armements, entre les mains du préposé turc qui sera chargé de la recevoir. Les commandants des escadres alliées assisteront à cette remise.

Il est entendu que dans aucun cas Méhémet-Ali ne pourra porter en compte, ni déduire du tribut à payer au Sultan, les dépenses qu’il a faites pour l’entretien de la flotte ottomane pendant tout le temps qu’elle sera restée dans les ports d’Égypte.

§ 5.

Tous les traités et toutes les lois de l’Empire ottoman s’appliqueront à l’Égypte et au pachalik d’Acre, tel qu’il a été désigné ci-dessus. Mais le Sultan consent qu’à condition du payement régulier du tribut susmentionné, Méhémet-Ali et ses descendants perçoivent, au nom du Sultan, et comme délégués de Sa Hautesse, dans les provinces dont l’administration leur sera confiée, les taxes et impôts légalement établis. Il est entendu en outre que, moyennant la perception des taxes et impôts susdits, Méhémet-Ali et ses descendants pourvoiront à toutes les dépenses de l’administration civile et militaire desdites provinces.

§ 6.

Les forces de terre et de mer que pourra entretenir le pacha d’Égypte et d’Acre, faisant partie des forces de l’Empire ottoman, seront toujours considérées comme entretenues pour le service de l’État.

§ 7.

Si, à l’expiration du terme de vingt jours après la communication qui lui aura été faite (ainsi qu’il a été dit plus haut § 2) Méhémet-Ali n’adhère point à l’arrangement proposé, et n’accepte pas l’hérédité du pachalik de l’Égypte, le Sultan se considérera comme libre de retirer cette offre et de suivre, en conséquence, telle marche ultérieure que ses propres intérêts et les conseils de ses alliés pourront lui suggérer.

§ 8.

Le présent acte séparé aura la même force et valeur que s’il était inséré mot à mot dans la convention de ce jour. Il sera ratifié et les ratifications en seront échangées à Londres en même temps que celles de ladite convention.

En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l’ont signé, et y ont apposé les sceaux de leurs armes.

Fait à Londres, le quinze juillet, l’an de grâce mil huit cent quarante.

(L. S.) NEUMANN. (L. S.) CHÉKIB. (L. S.) PALMERSTON. (L. S.) BULOW. (L. S.) BRÜNNOW.

 

3º Protocole signé à Londres, le 15 juillet 1840, par les plénipotentiaires d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse, de Russie, et de la Porte ottomane.

 

En apposant sa signature à la convention du jour, le plénipotentiaire de la Sublime Porte ottomane a déclaré :

Qu’en constatant, par l’article 4 de ladite convention, l’ancienne règle de l’Empire ottoman en vertu de laquelle il a été défendu de tout temps aux bâtiments de guerre étrangers d’entrer dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore, la Sublime Porte se réserve, comme par le passé, de délivrer des firmans de passage aux bâtiments légers sous pavillon de guerre, lesquels sont employés selon l’usage, au service de la correspondance des légations des puissances amies.

Les plénipotentiaires des cours d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie ont pris acte de la présente déclaration pour la porter à la connaissance de leurs cours.

(Signé) NEUMANN. PALMERSTON. BULOW. BRÜNNOW. CHÉKIB.

 

4º Protocole réservé, signé à Londres, le 15 juillet 1840, par les plénipotentiaires d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse, de Russie et de la Porte ottomane.

 

Les plénipotentiaires des cours d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse, de Russie et de la Sublime Porte ottomane ayant, en vertu de leurs pleins pouvoirs, conclu et signé en ce jour une convention entre leurs souverains respectifs pour la pacification du Levant.

Considérant que, vu la distance qui sépare les capitales de leurs cours respectives, un certain espace de temps devra s’écouler nécessairement avant que l’échange des ratifications de ladite convention puisse s’effectuer et que les ordres fondés sur cet acte puissent être mis à exécution.

Et lesdits plénipotentiaires étant profondément pénétrés de la conviction que, vu l’état actuel des choses en Syrie, des intérêts d’humanité aussi bien que les graves considérations de politique européenne qui constituent l’objet de la sollicitude commune des Puissances signataires de la convention de ce jour, réclament impérieusement d’éviter, autant que possible, tout retard dans l’accomplissement de la pacification que ladite transaction est destinée à atteindre.

Lesdits plénipotentiaires, en vertu de leurs pleins pouvoirs, sont convenus entre eux que les mesures préliminaires mentionnées, à l’article 2 de ladite convention seront mises à exécution tout de suite, sans attendre l’échange des ratifications ; les plénipotentiaires respectifs constatant formellement par le présent acte l’assentiment de leurs cours à l’exécution immédiate de ces mesures.

Il est convenu en outre entre lesdits plénipotentiaires que Sa Hautesse le sultan procédera de suite à adresser à Méhémet-Ali la communication et les offres spécifiées dans l’acte séparé annexé à la convention de ce jour.

Il est convenu de plus que les agents consulaires de l’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, à Alexandrie, se mettront en rapport avec l’agent que Sa Hautesse le sultan y enverra pour adresser à Méhémet-Ali la communication et les offres susmentionnées ; que lesdits consuls prêteront à cet agent toute l’assistance et tout l’appui en leur pouvoir, et qu’ils emploieront tous leurs moyens d’influence auprès de Méhémet-Ali à l’effet de le déterminer à accepter l’arrangement qui lui sera proposé d’ordre de Sa Hautesse le sultan.

Les amiraux des escadres respectives dans la Méditerranée recevront les instructions nécessaires pour se mettre en communication à ce sujet avec lesdits consuls.

(Signé) NEUMANN. PALMERSTON. BULOW. BRÜNNOW. CHÉKIB.

 

5º Note adressée par lord Palmerston à M. Guizot, le 16 septembre 1840.

 

Le 17 juillet, le soussigné a eu l’honneur d’informer Son Exc. M. Guizot qu’une convention concernant les affaires de la Turquie avait été signée le 15 du même mois par les plénipotentiaires de l’Autriche, de la Grande-Bretagne, de la Prusse et de la Russie, d’une part, et par le plénipotentiaire de la Porte ottomane, d’autre part. Les ratifications de cette convention ayant été échangées, le soussigné a l’honneur de transmettre à Son Exc. M. Guizot une copie de ladite convention et de ses annexes, pour qu’il la communique au gouvernement français. En faisant cette communication à Son Exc. M. Guizot, le soussigné ne peut s’empêcher de lui exprimer de nouveau les sincères regrets du gouvernement de Sa Majesté de ce que la répugnance du gouvernement français à s’associer aux mesures concernant l’exécution de ce traité ait créé un obstacle qui ait empêché la France de se rendre partie au traité. Mais le gouvernement de Sa Majesté est convaincu que le cabinet des Tuileries verra dans les dispositions de ce traité des preuves irréfragables : 1º que les quatre puissances, en s’imposant les obligations qu’il contient, ont été animées d’un désir désintéressé de maintenir les principes de politique, à l’égard de la Turquie, que la France a, dans plus d’une occasion, déclaré nettement et formellement être les siens ; 2º qu’elles ne cherchent pas à obtenir, par les arrangements qu’elles ont en vue, un avantage exclusif pour elles-mêmes, et que le grand objet qu’elles se proposent est de maintenir l’équilibre politique en Europe, et de détourner les événements qui troubleraient la paix générale.

PALMERSTON.

 

6º Protocole de la conférence tenue au Foreign Office le 17 septembre 1840.

 

Présents : les plénipotentiaires d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse, de Russie et de Turquie.

Les plénipotentiaires des cours d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, après avoir échangé les ratifications de la convention conclue le 15 juillet dernier, ont résolu, dans le but de placer dans son vrai jour le désintéressement qui a guidé leurs cours dans la conclusion de cet acte, de déclarer formellement que, dans l’exécution des engagements résultant de ladite convention pour les puissances contractantes, ces puissances ne cherchent aucune augmentation de territoire, aucune influence exclusive, aucun avantage de commerce pour leurs sujets que ceux des autres nations ne puissent également obtenir.

Les plénipotentiaires des cours susdites ont résolu de consigner cette déclaration dans le présent protocole.

Le plénipotentiaire de la Sublime Porte ottomane, en rendant un juste hommage à la loyauté et au désintéressement de la politique des cours alliées, a pris acte de la déclaration contenue dans le présent protocole, et s’est chargé de la transmettre à sa cour.

NEUMANN, SCHLEINITZ, CHÉKIB, PALMERSTON, BRÜNNOW.

 

XI

Dépêches échangées entre les gouvernements anglais et français sur l’exécution et les conséquences du traité du 15 juillet 1840.

 

1º Mémorandum de lord Palmerston, ministre de la Grande-Bretagne, adressé au gouvernement français le 31 août 1840.

 

Monsieur,

Différentes circonstances m’ont empêché de vous transmettre plus tôt, et par votre entremise au gouvernement français, quelques observations que le gouvernement de Sa Majesté désire faire sur le mémorandum qui m’a été remis le 24 juillet par l’ambassadeur de France à cette cour, en réponse au mémorandum que j’avais remis à Son Excellence le 17 du même mois ; mais actuellement je viens remplir cette tâche.

C’est avec une grande satisfaction que le gouvernement de Sa Majesté a remarqué le ton amical du mémorandum français et les assurances qu’il contient du vif désir de la France de maintenir la paix et l’équilibre des puissances en Europe. Le mémorandum du 17 juillet a été conçu dans un esprit tout aussi amical envers la France ; et le gouvernement de Sa Majesté est tout aussi empressé que la France peut l’être de conserver la paix de l’Europe et de prévenir le moindre dérangement dans l’équilibre existant entre les puissances.

Le gouvernement de Sa Majesté a également vu avec plaisir les déclarations contenues dans le mémorandum français portant que la France désire agir de concert avec les quatre autres puissances en ce qui concerne les affaires du Levant ; qu’elle n’a jamais été poussée dans ces questions par d’autres motifs que par le désir de maintenir la paix ; et que, dans l’opinion qu’elle s’est formée, elle n’a jamais été influencée par des intérêts particuliers qui lui soient propres, étant en fait aussi désintéressée que toute autre puissance peut l’être dans les affaires du Levant.

Les sentiments du gouvernement de Sa Majesté sont, sur ces points, à tous égards semblables à ceux du gouvernement français et y correspondent entièrement ; car en premier lieu, dans tout le cours des négociations ouvertes sur cette question pendant plus de douze mois, le désir empressé du gouvernement britannique a été constamment qu’un concert fût établi entre les cinq puissances, et que toutes cinq elles accédassent à une ligne de conduite commune ; et le gouvernement de Sa Majesté, sans devoir s’en référer, pour preuve de ce désir, aux différentes propositions qui ont été faites de temps en temps au gouvernement français, et auxquelles il est fait allusion dans le mémorandum de la France, peut affirmer sans crainte qu’aucune puissance de l’Europe ne peut être moins influencée que ne l’est la Grande-Bretagne par des vues particulières ou par tout désir et espérance d’avantages exclusifs qui naîtraient pour elle de la conclusion des affaires du Levant ; bien au contraire, l’intérêt de la Grande-Bretagne dans ces affaires s’identifie avec celui de l’Europe en général, et se trouve placé dans le maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’Empire ottoman, comme étant une sécurité pour la conservation de la paix, et un élément essentiel de l’équilibre général des puissances.

C’est à ces principes que le gouvernement français a promis son plein concours, et qu’il l’a offert dans plus d’une circonstance, et spécialement dans une dépêche du maréchal Soult, en date du 17 juillet 1839, dépêche qui a été communiquée officiellement aux quatre puissances ; il l’a encore offert dans une note collective du 27 juillet 1839 et dans le discours du roi des Français aux Chambres en décembre 1839.

Dans ces documents, le gouvernement français fait connaître sa détermination de maintenir l’intégrité et l’indépendance de l’Empire ottoman, sous la dynastie actuelle, comme un élément essentiel de l’équilibre des puissances, comme une sûreté pour la conservation de la paix ; et dans une dépêche du maréchal Soult il a également assuré que sa résolution était de repousser, par tous ses moyens d’action et d’influence, toute combinaison qui pourrait être hostile au maintien de cette intégrité et de cette indépendance.

En conséquence, les gouvernements de la Grande-Bretagne et de France sont parfaitement d’accord, quant aux objets vers lesquels leur politique, en ce qui concerne les affaires d’Orient, doit tendre, et quant aux principes fondamentaux d’après lesquels cette politique doit être guidée ; la seule différence qui existe entre les deux gouvernements est une différence d’opinion quant aux moyens qu’ils jugent les plus propres pour atteindre cette fin commune : point sur lequel, ainsi que l’observe le mémorandum français, on peut naturellement s’attendre à voir se rencontrer différentes opinions.

Sur ce point il s’est élevé, en effet, une grande différence d’opinion entre les deux gouvernements, différence qui semble être devenue plus forte et plus prononcée à mesure que les deux gouvernements ont plus complètement expliqué leurs vues respectives, ce qui, pour le moment, a empêché les deux gouvernements d’agir de concert pour atteindre le but commun.

D’un côté, le gouvernement de Sa Majesté a manifesté à diverses reprises l’opinion qu’il serait impossible de maintenir l’intégrité de l’Empire turc et de conserver l’indépendance du trône du sultan, si Méhémet-Ali devait être laissé en possession de la Syrie. Le gouvernement de Sa Majesté a établi qu’il considère la Syrie comme la clef militaire de la Turquie asiatique, et que si Méhémet-Ali devait continuer à occuper cette province, outre l’Égypte, il pourrait en tout temps menacer Bagdad du côté du midi, Diarbekir et Erzeroum du côté de l’est, Koniah, Brousse et Constantinople du côté du nord ; que le même esprit ambitieux qui a poussé Méhémet-Ali, en d’autres circonstances, à se révolter contre son souverain, le porterait bientôt derechef à prendre les armes pour de nouveaux envahissements, et que dans ce but il conserverait toujours une grande armée sur pied ; que le sultan, d’un autre côté, devrait être continuellement en garde contre le danger qui le menacerait et serait également obligé de rester armé ; qu’ainsi le sultan et Méhémet-Ali continueraient d’entretenir de fortes armées pour s’observer l’un l’autre ; qu’une collision devrait nécessairement éclater par suite de ces continuels soupçons et de ces alarmes mutuelles, quand même il n’y aurait d’aucun côté une agression préméditée ; que toute collision de ce genre devait nécessairement conduire à une intervention étrangère dans l’intérieur de l’Empire turc, et qu’une telle intervention, ainsi provoquée, conduirait aux plus sérieux différends entre les puissances de l’Europe.

Le gouvernement de Sa Majesté a signalé comme probable, sinon comme certain, un danger plus grand que celui-ci, en conséquence de l’occupation continue de la Syrie par Méhémet-Ali, à savoir que le pacha, se fiant sur sa force militaire et fatigué de sa position politique de sujet, exécuterait une intention qu’il a franchement avouée aux puissances d’Europe qu’il n’abandonnerait jamais, et se déclarerait lui-même indépendant. Une pareille déclaration de sa part serait incontestablement le démembrement de l’Empire ottoman, et, ce qui plus est, ce démembrement pourrait arriver dans des circonstances telles qu’elles rendraient plus difficile aux puissances d’Europe d’agir ensemble pour forcer le pacha à rétracter une pareille déclaration, qu’il ne l’est aujourd’hui de combiner leurs efforts pour le contraindre à évacuer la Syrie.

Le gouvernement de Sa Majesté a, en conséquence, invariablement prétendu que toutes les puissances qui désiraient conserver l’intégrité de l’Empire turc et maintenir l’indépendance du trône du sultan, devaient s’unir pour aider ce dernier à rétablir son autorité directe en Syrie.

Le gouvernement français, d’un autre côté, a avancé que Méhémet-Ali une fois assuré de l’occupation permanente de l’Égypte et de la Syrie, resterait un fidèle sujet et deviendrait le plus ferme soutien du sultan ; que le sultan ne pourrait gouverner si le pacha n’était en possession de cette province, dont les ressources militaires et financières lui seraient alors d’une plus grande utilité que si elle était entre les mains du sultan lui-même ; qu’on peut avoir une confiance entière dans la sincérité du renoncement de Méhémet-Ali à toute vue ultérieure d’ambition, et dans ses protestations de dévouement fidèle à son souverain ; que le pacha est un vieillard et qu’à sa mort, en dépit de tout don héréditaire fait à sa famille, l’ensemble de puissance qu’il a acquis retournerait au sultan, parce que toutes possessions des pays mahométans, quelle que soit leur constitution, ne sont réellement autre chose que des possessions à vie.

Le gouvernement français a, en outre, soutenu que Méhémet-Ali ne voudra jamais librement consentir à évacuer la Syrie ; et que les seuls moyens dont les puissances d’Europe peuvent user pour le contraindre seraient, ou bien des opérations sur mer, ce qui serait insuffisant, ou des opérations par terre, ce qui serait dangereux ; que des opérations sur mer n’expulseraient pas les Égyptiens de la Syrie et exciteraient seulement Méhémet-Ali à diriger une attaque sur Constantinople ; et que les mesures auxquelles on pourrait avoir recours, en pareil cas, pour défendre la capitale, mais bien plus encore toute opération par terre par les troupes des puissances alliées pour expulser l’armée de Méhémet de la Syrie, deviendraient plus fatales à l’Empire turc que ne pourrait l’être l’état de choses auquel ces mesures seraient destinées à remédier.

A ces objections, le gouvernement de Sa Majesté répliqua qu’on ne pouvait faire aucun fond sur les protestations actuelles de Méhémet-Ali ; que son ambition est insatiable et ne fait que s’accroître par le succès ; et que donner à Méhémet-Ali la faculté d’envahir et laisser à sa portée des objets de convoitise, ce serait semer des germes certains de nouvelles collisions ; que la Syrie n’est pas plus éloignée de Constantinople qu’un grand nombre de provinces bien administrées ne le sont, dans d’autres États, de leur capitale, et qu’elle peut être gouvernée de Constantinople tout aussi bien que d’Alexandrie ; qu’il est impossible que les ressources de cette province puissent être aussi utiles au sultan entre les mains d’un chef qui peut, à tout moment, tourner ces ressources contre ce dernier, qu’elles le seraient si elles étaient dans les mains et à la disposition du sultan lui-même ; qu’Ibrahim, ayant une armée sous ses ordres, avait le moyen d’assurer sa propre succession, lors du décès de Méhémet-Ali, à tout pouvoir dont celui-ci serait en possession à sa mort ; et qu’il ne serait pas convenable que les grandes puissances conseillassent au sultan de conclure un arrangement public avec Méhémet-Ali dans l’intention secrète et éventuelle de rompre cet arrangement à la première occasion opportune.

Néanmoins, le gouvernement français maintint son opinion et refusa de prendre part à l’arrangement qui supposait l’emploi de mesures coercitives.

Mais le mémorandum français établit que :

Dans les dernières circonstances, il n’a pas été fait à la France de proposition positive sur laquelle elle fût appelée à s’expliquer, et que conséquemment la détermination que l’Angleterre lui a communiquée dans le mémorandum du 17 juillet, sans doute au nom des quatre puissances, ne devait pas être imputée à des refus que la France n’avait pas faits.

Ce passage me force à vous rappeler en peu de mots le cours général de la négociation.

La première opinion conçue par le gouvernement de Sa Majesté et dont il fut donné connaissance aux quatre puissances, la France comprise, en 1839, était que les seuls arrangements entre le sultan et Méhémet-Ali qui pourraient assurer un état de paix permanent dans le Levant seraient ceux qui borneraient le pouvoir délégué à Méhémet-Ali à l’Égypte seule, et rétabliraient l’autorité directe du sultan dans toute la Syrie, aussi bien à Constantinople que dans toutes les villes saintes, en interposant ainsi le désert entre la puissance directe du sultan et la province dont l’administration resterait au pacha. Et le gouvernement de Sa Majesté proposa qu’en compensation de l’évacuation de la Syrie, Méhémet-Ali reçût l’assurance que ses descendants mâles lui succéderaient comme gouverneurs de l’Égypte, sous la suzeraineté du sultan.

A cette proposition, le gouvernement français fit des objections en disant qu’un tel arrangement serait sans doute le meilleur, s’il y avait moyen de le mettre à exécution ; mais que Méhémet-Ali résisterait, et que toute mesure de violence que les alliés pourraient employer pour le faire céder produirait des effets qui pourraient être plus dangereux pour la paix de l’Europe et pour l’indépendance de la Porte, que ne pourrait l’être l’état actuel des choses entre le sultan et Méhémet-Ali. Mais, quoique le gouvernement français refusât ainsi d’accéder au plan de l’Angleterre, cependant, durant un long espace de temps qui s’écoula ensuite, il n’eut pas à proposer de plan qui lui fût propre.

Cependant, en septembre 1839, le comte Sébastiani, ambassadeur français à la cour de Londres, proposa de tracer une ligne de l’est à l’ouest de la mer, à peu près vers Beyrouth, au désert près de Damas, et de déclarer que tout ce qui serait au midi de cette ligne serait administré par Méhémet-Ali et que tout ce qui serait au nord le serait par l’autorité immédiate du sultan ; et l’ambassadeur de France donna à entendre au gouvernement de Sa Majesté que, si un pareil arrangement était admis par les cinq puissances, la France s’unirait, en cas de besoin aux quatre puissances pour l’emploi de mesures coercitives ayant pour but de forcer Méhémet-Ali à s’y soumettre.

Mais je fis remarquer au comte Sébastiani qu’un pareil arrangement serait sujet, quoiqu’à un moindre degré, à toutes les objections qui s’appliquent à la position actuelle et relative des deux parties, et que, par suite, le gouvernement de Sa Majesté ne pouvait y accéder. J’observai qu’il paraissait inconséquent, de la part de la France, de vouloir employer, pour forcer Méhémet-Ali à souscrire à un arrangement qui serait évidemment incomplet et insuffisant pour le but qu’on se proposait, des mesures coercitives auxquelles elle se refuserait pour le contraindre à consentir à l’arrangement proposé par Sa Majesté dont, aux yeux de la France même, l’exécution atteindrait entièrement le but proposé.

A ce raisonnement, le comte Sébastiani répliqua que les objections avancées par le gouvernement français pour employer des mesures coercitives contre Méhémet-Ali étaient fondées sur des considérations de régime intérieur, et que ces objections seraient écartées si le gouvernement français était en mesure de prouver à la nation et aux Chambres qu’il avait obtenu pour Méhémet-Ali les meilleures conditions possibles, et que celui-ci avait refusé d’accepter ces conditions.

Cette insinuation n’ayant pas été admise par le gouvernement de Sa Majesté, le gouvernement français communiqua, le 27 septembre 1839, et officiellement son propre plan, qui était que Méhémet-Ali serait fait gouverneur héréditaire d’Égypte et de toute la Syrie, et gouverneur à vie de Candie, ne rendant autre chose que l’Arabie et le district d’Adana. Le gouvernement français ne dit même pas, au reste, s’il savait si Méhémet-Ali voudrait adhérer à cet arrangement, et il ne déclara pas non plus que, s’il refusait d’y accéder, la France prendrait des mesures coercitives pour l’y contraindre.

Évidemment le gouvernement de Sa Majesté ne pouvait consentir à ce plan, qui était susceptible de plus d’objections que l’état de choses actuel ; d’autant plus que donner à Méhémet-Ali un titre légal et héréditaire au tiers de l’Empire ottoman, qu’il n’occupe maintenant que par la force, c’eût été tout d’abord introduire un démembrement réel de l’Empire. Mais le gouvernement de Sa Majesté pour prouver son désir empressé d’en venir, sur ces questions, à une entente avec la France, établit qu’il ferait céder son objection bien fondée à toute extension du pouvoir de Méhémet-Ali au delà de l’Égypte, et qu’il se joindrait au gouvernement français pour recommander au sultan d’accorder à Méhémet-Ali, outre le pachalik d’Égypte, l’administration de la partie basse de la Syrie, bornée au nord par une ligne tirée du cap Carmel, à l’extrémité méridionale du lac Tibérias, et par une ligne de ce point au golfe d’Akaba, pourvu que la France voulût s’engager à coopérer avec les quatre puissances à des mesures coercitives, si Méhémet-Ali refusait cette offre.

Mais cette proposition ne fut pas agréée par le gouvernement français, qui déclara maintenant ne pouvoir coopérer aux mesures coercitives, ni participer à un arrangement auquel Méhémet-Ali ne voudrait pas consentir.

Pendant le temps que ces discussions avaient lieu avec la France, une négociation séparée avait lieu entre l’Angleterre et la Russie, dont tous les détails et les transactions ont été portés à la connaissance de la France. La négociation avec la France fut suspendue pendant quelque temps, au commencement de cette année : 1º parce qu’on s’attendait à un changement de ministère, et 2º parce que ce changement eut lieu. Mais au mois de mai, le baron de Neumann et moi-même nous résolûmes, sur l’avis de nos gouvernements respectifs, de faire un dernier effort afin d’engager la France à entrer dans le traité à conclure avec les quatre autres puissances, et nous soumîmes au gouvernement français, par l’entremise de M. Guizot, une autre proposition d’arrangement à intervenir entre le sultan et Méhémet-Ali. Une objection mise en avant par le gouvernement français aux dernières propositions de l’Angleterre fut que, bien qu’on voulût donner à Méhémet-Ali la forte position qui s’étend du mont Carmel au mont Tabor, on le priverait de la forteresse d’Acre.

Pour détruire cette objection, le baron de Neumann et moi nous proposâmes, par l’intermédiaire de M. Guizot, que les frontières du nord de cette partie de la Syrie qui serait administrée par le pacha s’étendraient depuis le cap Nakhara jusqu’au dernier point nord du lac Tibérias, de manière à renfermer dans ses limites la forteresse d’Acre, et que les frontières de l’est s’étendraient le long de la côte ouest du lac Tibérias, et ensuite comme il a été proposé, jusqu’au golfe d’Akaba ; nous déclarâmes que le gouvernement de cette partie de la Syrie ne pourrait être donné à Méhémet-Ali que sa vie durant, et que ni l’Angleterre, ni l’Autriche ne pouvaient consentir à accorder l’hérédité à Méhémet-Ali pour aucune partie de la Syrie. Je déclarai de plus à M. Guizot que je ne pouvais aller plus loin, en fait de concessions, dans la vue d’obtenir la coopération de la France, et que c’était donc notre dernière proposition. Le baron de Neumann et moi nous fîmes séparément cette communication à M. Guizot ; le baron de Neumann d’abord et moi le lendemain. M. Guizot me répondit qu’il ferait connaître cette proposition à son gouvernement ainsi que les circonstances que je lui avais exposées, et qu’il me ferait savoir la réponse dès qu’il l’aurait reçue. Peu de temps après, les plénipotentiaires d’Autriche, de Prusse et de Russie m’informèrent qu’ils avaient tout lieu de croire que le gouvernement français, au lieu de décider cette proposition lui-même, l’avait transmise à Alexandrie pour connaître la décision de Méhémet-Ali ; que c’était placer les quatre puissances qui s’occupaient de cette affaire, non pas en face de la France, mais de Méhémet-Ali ; que, sans parler du délai qui en résultait, c’était ce que leurs cours respectives n’avaient jamais eu l’intention de faire, et ce à quoi elles n’avaient pas non plus l’intention de consentir, que le gouvernement français avait ainsi placé les plénipotentiaires dans une situation fort embarrassante.

Je convins avec eux que leurs objections étaient justes à l’égard de la conduite qu’ils attribuaient au gouvernement français, mais que M. Guizot ne m’avait rien dit sur ce que l’on ferait. On avait fait connaître à Méhémet-Ali que le gouvernement français était, en ce moment, tout occupé de questions parlementaires, et pouvait naturellement demander quelque temps pour faire une réponse à nos propositions ; qu’il ne pouvait d’ailleurs y avoir un grand mal à un délai, dans cette circonstance. Vers la fin de juin, je pense que c’est le 27, M. Guizot vint chez moi et me lut une lettre qui lui avait été adressée par M. Thiers, contenant la réponse du gouvernement français à notre proposition. Cette réponse était un refus formel. M. Thiers disait : Que le gouvernement français savait, d’une manière positive, que Méhémet-Ali ne consentirait pas à la division de la Syrie, à moins qu’il n’y fût forcé, que la France ne pouvait coopérer aux mesures à prendre contre Méhémet-Ali dans cette circonstance et que par conséquent elle ne pouvait participer à l’arrangement projeté.

La France ayant refusé d’accéder à l’ultimatum de l’Angleterre, les plénipotentiaires des quatre puissances durent examiner quelle serait la marche à adopter par leurs gouvernements.

La position des cinq puissances était celle-ci : toutes cinq avaient déclaré être convaincues qu’il était essentiel, dans des intérêts d’équilibre et pour préserver la paix de l’Europe, de conserver l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman, sous la dynastie actuelle ; toutes les cinq elles avaient déclaré qu’elles emploieraient tous leurs moyens d’influence pour maintenir cette intégrité et cette indépendance ; mais la France, d’un côté, soutint que le meilleur moyen pour arriver à ce résultat était d’abandonner le sultan à la merci de Méhémet-Ali, et de lui conseiller de se soumettre aux conditions que Méhémet lui imposerait, afin de conserver la paix, sine qua non ; tandis, que, d’un autre côté, les quatre puissances regardèrent une plus longue occupation militaire des provinces du sultan par Méhémet-Ali comme devant détruire l’intégrité de l’Empire turc et être fatale à son indépendance ; elles crurent donc qu’il était nécessaire de renfermer Méhémet-Ali dans une limite plus étroite.

Après environ deux mois de délibérations, la France non seulement refusa de consentir au plan proposé par les quatre puissances comme ultimatum de leur part, mais elle déclara de nouveau qu’elle ne pouvait s’associer à aucun arrangement auquel Méhémet-Ali ne consentirait pas de son propre mouvement et sans qu’on l’y forçât. Il ne resta donc aux quatre puissances d’autre alternative que d’adopter le principe posé par la France, qui consistait dans la soumission entière du sultan aux demandes de Méhémet, ou d’agir d’après leurs principes qui consistaient à contraindre Méhémet-Ali à accepter un arrangement compatible, quant à la forme, avec les droits du sultan, et, quant au fond, avec l’intégrité de l’Empire ottoman. Dans la première hypothèse, on aurait obtenu la coopération de la France ; dans la seconde, on devait s’en passer.

Le vif désir des quatre puissances d’obtenir la coopération de la France a été assez manifesté par les offres qu’elles ont faites pendant plusieurs mois de négociations. Elles en connaissaient bien la valeur, non seulement par rapport à l’objet qu’elles ont actuellement en vue, mais encore par rapport aux intérêts généraux et permanents de l’Europe. Mais ce qui leur manquait, et ce qu’elles estimaient, c’était la coopération de la France pour maintenir la paix, pour obtenir la sécurité future de l’Europe, pour arriver à l’exécution pratique des principes auxquels les cinq puissances avaient déclaré vouloir concourir. Elles estimaient la coopération de la France, non seulement pour elle-même, pour l’avantage et l’opportunité du moment, mais pour le bien qu’elle devait procurer et pour les conséquences futures qui devaient en résulter. Elles désiraient coopérer avec la France pour faire le bien, mais elles n’étaient pas préparées à coopérer avec elle pour faire le mal.

Croyant donc que la politique conseillée par la France était injuste et nullement judicieuse envers le sultan, qu’elle pouvait occasionner des malheurs en Europe, qu’elle ne se coordonnait pas avec les engagements publics des cinq puissances, et qu’elle était incompatible avec les principes qu’elles avaient mis sagement en avant, les quatre puissances sentirent qu’elles ne pouvaient faire le sacrifice qu’on exigeait d’elles, et mettre ce prix à la coopération de la France ; si, en effet, on peut appeler coopération ce qui devait consister à laisser suivre aux événements leur cours naturel. Ne pouvant donc adopter les vues de la France, les quatre puissances se sont déterminées à accomplir leur mission.

Mais cette détermination n’avait pas été imprévue, et les éventualités qui devaient s’ensuivre n’avaient pas été cachées à la France. Au contraire, à diverses reprises, pendant la négociation, et pas plus tard que le 1er octobre dernier, j’avais déclaré à l’ambassadeur français que notre désir de rester unis avec la France sur cette affaire devait avoir une limite, que nous désirions marcher en avant avec la France, mais que nous n’étions pas disposés à nous arrêter avec elle, et que, si elle ne pouvait trouver moyen d’entrer en accommodement avec les quatre puissances, elle ne pouvait être étonnée de voir celles-ci s’entendre entre elles et agir sans la France.

Le comte Sébastiani me répondit qu’il prévoyait que nous en agirions ainsi, et qu’il pouvait prédire le résultat : que nous devions tâcher de terminer nos arrangements sans la participation de la France et que nous trouverions que nos moyens étaient insuffisants ; que la France serait spectatrice passive et tranquille des événements ; qu’après une année ou une année et demie d’efforts inutiles, nous reconnaîtrions que nous nous sommes trompés, que nous nous adresserions alors à la France, et que cette puissance coopérerait à arranger ces affaires aussi amicalement après que nous aurions échoué qu’elle l’eût fait avant notre tentative, et qu’alors elle nous persuaderait probablement d’accéder à des choses auxquelles nous refusions de consentir pour le moment.

De semblables significations furent également faites à M. Guizot relativement à la ligne que suivraient probablement les quatre puissances si elles ne réussissaient pas à en venir à un arrangement avec la France. C’est pourquoi le gouvernement français ayant refusé l’ultimatum des quatre puissances, et ayant, en le refusant, posé de nouveau un principe de conduite qu’il savait ne pouvoir être adopté par les quatre puissances, principe qui consistait notamment en ce qu’il ne pouvait se faire aucun règlement entre le sultan et son sujet si ce n’est aux conditions que le sujet pourrait accepter spontanément, ou, en d’autres termes, dicter, le gouvernement français dut s’être préparé à voir les quatre puissances agir sans la France ; et les quatre puissances, ainsi déterminées, ne pouvaient, à juste titre, être représentées comme se séparant elles-mêmes de la France, ou comme excluant la France de l’arrangement d’une grande affaire européenne. Ce fut au contraire la France qui se sépara des quatre puissances, car ce fut la France qui se posa pour elle-même un principe d’action qui rendit impossible sa coopération avec les autres quatre puissances.

Et ici, sans chercher à m’étendre sur des observations de controverse relativement au passé, je trouve tout à fait nécessaire de remarquer que cette séparation volontaire de la France n’était pas purement produite par le cours des négociations à Londres, mais que, à moins que le gouvernement de Sa Majesté n’eût été étrangement induit en erreur, elle avait encore eu lieu d’une manière plus décidée dans le cours des négociations à Constantinople. Les cinq puissances ont déclaré au sultan, par la note collective qui a été remise à la Porte, le 27 juillet 1839, par leurs représentants à Constantinople, que leur union était assurée, et ceux-ci lui avaient demandé de s’abstenir de toutes négociations directes avec Méhémet-Ali, et de ne faire aucun arrangement avec le pacha sans le concours des cinq puissances. Mais cependant le gouvernement de Sa Majesté a de bonnes raisons de croire que, depuis quelques mois, le représentant français à Constantinople a isolé la France, d’une manière tranchée, des quatre autres puissances, en ce qui concerne les questions auxquelles cette note se rapportait, et qu’il a pressé vivement et à plusieurs reprises la Porte de négocier directement avec Méhémet-Ali, et de conclure un arrangement avec le pacha, non seulement sans le concours des quatre autres puissances, mais encore sous la seule médiation de la France, et conformément aux vues particulières du gouvernement français.

En ce qui concerne la ligne de conduite suivie par la Grande-Bretagne, le gouvernement français doit reconnaître que les vues et les opinions du gouvernement de Sa Majesté sur les affaires d’Orient n’ont jamais varié le moins du monde, depuis le commencement de ces négociations, excepté en ce que le gouvernement de Sa Majesté a offert de modifier ces vues et ces opinions dans l’intention d’obtenir la coopération de la France. Ces vues et opinions ont de tout temps été exprimées franchement et sans réserve au gouvernement français, et ont été constamment appuyées, auprès de ce gouvernement, de la manière la plus pressante par des arguments qui paraissaient concluants au gouvernement de Sa Majesté. Dès les premiers pas de la négociation, les déclarations de principes, faites par le gouvernement français sur les moyens d’exécution, différaient de celles du gouvernement britannique ; la France n’a certainement pas le droit de qualifier de dissidence inattendue entre la France et l’Angleterre celle que le gouvernement français reconnaît avoir existé depuis longtemps. Si les intentions et les opinions du gouvernement français relativement aux moyens d’exécution, ont subi un changement depuis l’ouverture des négociations, la France n’a certainement pas le droit d’imputer à la Grande-Bretagne une divergence de politique qui provient d’un changement de la part de la France, et nullement de l’Angleterre.

Mais de toute manière, quand, de cinq puissances, quatre se sont trouvées d’accord sur une ligne de conduite, et que la cinquième a résolu de poursuivre une conduite entièrement différente, il ne serait pas raisonnable d’exiger que les quatre abandonnassent, par déférence pour la cinquième, les opinions dans lesquelles elles se confirment de jour en jour davantage, et qui ont trait à une question d’une importance vitale pour les intérêts majeurs et futurs de l’Europe.

Mais comme la France continue à s’en tenir aux principes généraux dont elle a fait déclaration au commencement, et à soutenir qu’elle considère le maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’Empire turc, sous la dynastie actuelle, comme nécessaire pour la conservation de l’équilibre des puissances et pour assurer la paix ; comme la France n’a jamais méconnu que l’arrangement que les quatre puissances ont l’intention d’amener entre le sultan et le pacha fût, s’il pouvait être exécuté, le meilleur et le plus complet, et comme les objections de la France s’appliquent, non à la fin qu’on se propose, mais aux moyens par lesquels on doit arriver à cette fin, son opinion étant que cette fin est bonne, mais que les moyens sont insuffisants et dangereux, le gouvernement de Sa Majesté a la confiance que l’isolement de la France des autres quatre puissances, isolement que le gouvernement de Sa Majesté regrette on ne peut plus vivement, ne peut pas être de longue durée.

Car lorsque les quatre puissances réunies au sultan seront parvenues à amener un pareil arrangement entre la Porte et ses sujets, arrangement compatible avec l’intégrité de l’Empire ottoman et avec la paix future de l’Europe, il ne restera plus de dissidence entre la France et ses alliés, et il ne peut rien avoir qui puisse empêcher la France de concourir avec les quatre puissances à tels autres engagements pour l’avenir qui pourront paraître nécessaires pour donner une stabilité convenable aux bons effets de l’intervention des quatre puissances en faveur du sultan, et pour préserver l’Empire ottoman de tout retour de danger.

Le gouvernement de Sa Majesté attend avec impatience le moment où la France sera en position de reprendre sa place dans l’union des puissances, et il espère que ce moment sera hâté par l’entier développement de l’influence morale de la France. Quoique le gouvernement français ait, pour des raisons qui lui sont propres, refusé de prendre part aux mesures de coercition contre Méhémet-Ali, certainement ce gouvernement ne peut rien objecter à l’emploi de ces moyens de persuasion pour porter le pacha à se soumettre aux arrangements qui doivent lui être proposés, et il est évident qu’il y a plus d’un argument qui peut être mis en avant et plus d’une considération de prudence qui peut être appuyée auprès du pacha avec plus d’efficacité par la France, comme puissance neutre ne prenant aucune part à ces affaires, que par les quatre puissances qui sont activement engagées à l’exécution des mesures de contrainte.

Quoi qu’il en soit, le gouvernement de Sa Majesté a la confiance que l’Europe reconnaîtra la moralité du projet qui a été mis en avant par les quatre puissances, car leur but est désintéressé et juste : elles ne cherchent pas à recueillir quelques avantages particuliers des engagements qu’elles ont contractés ; elles ne cherchent à établir aucune influence exclusive, ni à faire aucune acquisition de territoire, et le but auquel elles tendent doit être aussi profitable à la France qu’à elles-mêmes parce que la France, ainsi qu’elles-mêmes, est intéressée au maintien de l’équilibre des puissances et à la conservation de la paix générale.

Vous transmettrez officiellement à M. Thiers une copie de cette dépêche.

Je suis, etc.

PALMERSTON. Foreign-Office, 31 août 1840.

 

2º Réponse de M. Thiers au Mémorandum de lord Palmerston, du 31 août 1840.

 

Paris, le 3 octobre 1840.

PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, À M. L’AMBASSADEUR DE FRANCE À LONDRES.

Monsieur l’ambassadeur, vous avez eu connaissance de la dépêche que lord Palmerston a écrite à M. Bulwer pour expliquer la conduite du gouvernement britannique dans l’importante négociation qui s’est terminée par le traité du 15 juillet. Cette dépêche, dont je me plais à reconnaître que le ton est parfaitement convenable et modéré, contient cependant des assertions et des raisonnements qu’il est impossible au gouvernement du Roi de laisser établir. Sans doute, pour ne pas aggraver une situation déjà si menaçante, il vaudrait mieux laisser le passé dans l’oubli, et ne pas revenir sur des contestations trop souvent renouvelées ; mais, outre que lord Palmerston aurait droit de trouver mauvais que sa communication restât sans réponse, il importe de représenter, dans sa vérité, la conduite respective de chaque cour pendant cette importante négociation. La dépêche de lord Palmerston, communiquée à toutes les légations sous la forme d’exemplaires imprimés, est déjà devenue publique. Il était donc indispensable d’y faire une réponse. Celle que je vous envoie, et dont je souhaite que le cabinet britannique ne croie pas avoir à se plaindre, donnera aux faits qui se sont passés entre les divers cabinets le sens véritable qu’ils nous semblent avoir. Vous voudrez bien en laisser copie au secrétaire d’État de Sa Majesté Britannique.

Si j’ai bien saisi l’ensemble de l’exposé présenté par lord Palmerston, on pourrait le résumer comme il suit :

La Grande-Bretagne, complètement désintéressée dans la question d’Orient, n’a poursuivi qu’un seul but, c’est l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman. C’est ce but qu’elle a proposé à toutes les cours, qu’elles ont toutes adopté et qu’elles ont toutes poursuivi, la France comme les autres. Dans ce but, il fallait réduire à de moindres proportions les prétentions démesurées du vice-roi d’Égypte ; il fallait éloigner le plus possible du Taurus les possessions et les armées de cet ambitieux vassal. Ce qu’il y avait de mieux, c’était de mettre le désert entre le sultan et le pacha ; c’était de réduire Méhémet-Ali à l’Égypte et de rendre la Syrie au sultan Abdul-Medjid. Le désert de Syrie aurait alors servi de barrière entre les deux États et rassuré l’Empire ottoman et l’Europe intéressée au salut de cet Empire, contre l’ambition de la famille égyptienne.

C’est toujours là ce que l’Angleterre a proclamé à toutes les époques de la négociation. La France, par la note collective signée à Constantinople le 27 juillet 1839, et par une circulaire adressée le 17 du même mois à toutes les cours, la France avait semblé adhérer au principe commun, en proclamant, d’une manière aussi absolue que les autres cabinets, l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman.

Cependant elle s’est ensuite éloignée de ce principe en demandant au profit du vice-roi un démembrement de l’Empire, incompatible avec son existence. Dans le désir de s’assurer le concours de la France, les quatre cabinets signataires du traité du 15 juillet ont fait auprès d’elle des instances réitérées pour l’amener à leurs vues. Ils lui ont même fait des sacrifices considérables, car ils ont ajouté à l’Égypte, héréditairement concédée, le pachalik d’Acre moins la place de ce nom ; et ensuite ils ont consenti à y joindre la place elle-même. Mais tous ces sacrifices sont demeurés inutiles ; la France à persisté à s’éloigner du principe que les cinq cabinets avaient cru devoir proclamer en commun.

Les autres cours n’ont pas pu la suivre dans cette voie. Quelque désir qu’elles éprouvassent de s’assurer son concours, elles ont dû enfin se séparer d’elle, et signer un acte qui ne doit pas la surprendre, car elle avait été plus d’une fois avertie que, si on ne parvenait pas à s’entendre, il faudrait bien finir par résoudre à quatre la question qu’on ne pouvait résoudre à cinq.

En effet, lord Palmerston avait soigneusement répété à l’ambassadeur de France que la proposition contenue depuis dans le traité du 15 juillet était son ultimatum, et que, cette proposition refusée, il n’en ferait plus d’autre. Il a bien fallu passer outre, et ne pas laisser périr l’Empire ottoman par de trop longues hésitations. Les autres cours ne sauraient être accusées d’avoir voulu offenser la France en cette occasion. Quatre cabinets, étant d’accord sur une question de la plus haute importance, ne pouvaient pas indéfiniment accorder à un cinquième le sacrifice de leurs vues et de leurs intentions parfaitement désintéressées.

D’ailleurs, en agissant ainsi, les quatre cabinets se rappelaient que la France avait, au mois de septembre 1839, par l’organe de son ambassadeur à Londres, proposé un plan d’arrangement fondé, à peu de chose près, sur les mêmes bases que le traité du 15 juillet ; que plus tard, en combattant le projet présenté par l’Angleterre, elle avait reconnu que, sauf la difficulté et le danger des moyens d’exécution, il serait incontestablement préférable à tout autre ; qu’enfin, en toute occasion, elle avait manifesté l’intention de ne mettre aucun obstacle à ces moyens d’exécution. Ils devaient donc penser que, si, pour des considérations particulières, elle refusait de se joindre à eux pour contraindre Méhémet-Ali par la force, elle ne mettrait du moins aucun obstacle à leurs efforts, que même elle les seconderait par l’emploi de son influence morale à Alexandrie. Les quatre cabinets espèrent encore que, lorsque le traité du 15 juillet aura reçu son accomplissement, la France se joindra de nouveau à eux pour assurer d’une manière définitive le maintien de l’Empire ottoman.

Telle est, si je ne me trompe, l’analyse exacte et rigoureuse de l’exposé que lord Palmerston, et les quatre cours en général, ne cessent de faire des négociations auxquelles a donné lieu la question turco-égyptienne.

D’après cet exposé, la France aurait été inconséquente ;

Elle aurait voulu et ne voudrait plus l’intégrité et l’indépendance de l’Empire ottoman.

Les quatre cours auraient fait des sacrifices réitérés à ses vues.

Elles auraient fini par lui présenter un ultimatum fondé sur une ancienne proposition de son propre ambassadeur.

Elles n’auraient passé outre qu’après cet ultimatum refusé.

Elles auraient droit d’être surprises de la manière dont la France a accueilli le traité du 15 juillet, car, d’après ses propres déclarations, on aurait dû s’attendre qu’elle donnerait à ce traité plus qu’une adhésion passive, et au moins son influence morale.

Le récit exact des faits répondra complètement à cette manière de présenter les négociations.

Lorsque la Porte, mal conseillée, renouvela ses hostilités contre le vice-roi, et à la fois perdit son armée de terre et sa flotte, lorsqu’à toutes ces pertes se joignit la mort du sultan Mahmoud, quelle fut la crainte de l’Angleterre et de la France, alors toutes les deux parfaitement unies ? Leur crainte fut de voir Ibrahim victorieux franchir le Taurus, menacer Constantinople, et amener à l’instant même les Russes dans la capitale de l’Empire ottoman. Tout ce qu’il y a en Europe d’esprits éclairés s’associa à cette inquiétude.

Quelles furent à ce sujet les propositions de lord Palmerston ? Une première fois, en son nom personnel, une seconde fois au nom de son cabinet, il proposa à la France de réunir deux flottes, l’une anglaise, l’autre française, de les diriger vers les côtes de la Syrie, d’adresser une sommation aux deux parties belligérantes, afin de les obliger à suspendre les hostilités, d’appuyer cette sommation par les moyens maritimes, puis de réunir les deux flottes et de demander à la Porte l’entrée des Dardanelles, ou de forcer ce célèbre passage, si la lutte entre le pacha et le sultan avait ramené les Russes à Constantinople.

Ce que l’Angleterre, et avec elle tous les politiques prévoyants entendaient alors par l’intégrité et l’indépendance de l’Empire ottoman, c’était donc le préserver de la protection exclusive des armées russes, et, pour prévenir le cas de cette protection, d’empêcher le vice-roi de marcher sur Constantinople.

La France entra pleinement dans cette pensée. Elle employa son influence auprès de Méhémet-Ali et de son fils pour arrêter l’armée égyptienne victorieuse ; elle y réussit, et, pour parer au danger plus sérieux de voir les armées russes à Constantinople, elle pensa qu’avant de forcer les Dardanelles, il convenait de demander à la Porte son consentement à l’entrée des deux flottes, dans le cas où un corps de troupes russes aurait franchi le Bosphore.

L’Angleterre accéda à ces propositions, et les deux cabinets furent parfaitement d’accord. Les mots d’indépendance et d’intégrité de l’Empire ottoman ne signifiaient pas alors, on ne saurait trop le faire remarquer, qu’on enlèverait à Méhémet-Ali telle ou telle partie des territoires qu’il occupait, mais qu’on l’empêcherait de marcher sur la capitale de l’Empire, et d’attirer, par la présence des soldats égyptiens, la présence des soldats russes.

Le secrétaire d’État de Sa Majesté Britannique, s’entretenant à ce sujet avec M. de Bourqueney, le 25 mai et le 20 juin, reconnaissait qu’il y avait en France et en Angleterre une opinion en faveur de la famille égyptienne ; qu’en France cette opinion était beaucoup plus générale ; que, par suite, le gouvernement français devait être beaucoup plus favorable que le gouvernement anglais à Méhémet-Ali ; que c’était là sans doute une difficulté de la situation, mais que c’était une considération secondaire ; qu’une considération supérieure devait dominer toutes les autres, c’était le besoin de sauver l’Empire ottoman d’une protection exclusive, et tôt ou tard mortelle pour lui, si la France et l’Angleterre ne s’entendaient pas.

La France partageait ces idées. Sa politique tendait conséquemment à un double but, celui d’arrêter le vice-roi lorsque de vassal puissant, mais soumis, il passerait au rôle de vassal insoumis et menaçant le trône de son maître, et de substituer, à la protection exclusive d’une puissance, celle des cinq puissances prépondérantes en Europe.

C’est dans ces vues qu’elle signa, en commun, la note du 27 juillet, note tendant à placer la protection des cinq cours entre le sultan vaincu et le pacha victorieux ; c’est dans ces vues qu’elle adressa, le 17 juillet, une circulaire à toutes les cours pour provoquer une profession commune de respect pour l’intégrité de l’Empire ottoman ; c’est dans ces vues qu’elle proposa elle-même, et la première, d’associer l’Autriche, la Prusse et la Russie elle-même à toutes les résolutions relatives à la question turco-égyptienne.

Lord Palmerston se rappellera sans doute qu’il était moins disposé que la France à provoquer ce concours général des cinq puissances ; et le cabinet français ne peut que se souvenir avec un vif regret, en comparant le temps d’alors au temps d’aujourd’hui, que c’était sur la France surtout que le cabinet anglais croyait pouvoir compter pour assurer le salut de l’Empire turc.

Personne n’était disposé à croire alors que l’intégrité de l’Empire ottoman consistât dans la limite qui séparerait en Syrie les possessions du sultan et du vice-roi. Tout le monde la faisait consister dans un double fait : empêcher Ibrahim de menacer la capitale, et dispenser les Russes de la secourir. La France partageait avec tous les cabinets cette croyance à laquelle elle est restée fidèle.

L’Autriche et la Prusse adhérèrent aux vues de la France et de l’Angleterre. La cour de Russie refusa de prendre part aux conférences qui devaient se tenir à Vienne, dans le but de généraliser le protectorat européen à l’égard du sultan. Elle approuvait peu l’empressement des puissances d’Occident à se mêler de la question d’Orient : L’empereur, disait M. de Nesselrode dans une dépêche écrite le 6 août 1839 à M. de Medem, et communiquée officiellement au gouvernement français, l’empereur ne désespère nullement du salut de la Porte, pourvu que les puissances de l’Europe sachent respecter son repos, et que par une agitation intempestive elles ne finissent pas par l’ébranler tout en voulant le raffermir. La cour de Russie jugeait donc peu convenable de s’interposer entre le sultan et le pacha, croyait qu’il suffisait d’empêcher le vice-roi de menacer Constantinople, et semblait regarder un arrangement direct comme la ressource la plus convenable à cette situation. Du reste, disait encore M. de Nesselrode à l’ambassadeur de France, au commencement d’août 1839, un peu plus, un peu moins de Syrie, donné ou ôté au pacha, nous touche peu. Notre seule condition c’est que la Porte soit libre dans le consentement qu’elle donnera.

A cette époque donc, les quatre cours, depuis signataires du traité du 15 juillet, les quatre cours n’étaient pas, comme on voudrait le faire croire aujourd’hui, unies de vues, en présence de la France seule dissidente et empêchant tout accord par ses refus perpétuels.

Le danger s’était éloigné depuis qu’Ibrahim avait suspendu sa marche victorieuse. Les deux parties belligérantes étaient en présence, le pacha tout-puissant, le sultan vaincu et sans ressources, mais immobiles tous les deux, grâce à l’intervention de la France. Le cabinet britannique proposa d’arracher la flotte turque des mains de Méhémet-Ali. La France s’y refusa, craignant de provoquer de nouvelles hostilités. Alors commença le funeste dissentiment qui a séparé la France de l’Angleterre, et qu’il faut à jamais regretter, dans l’intérêt de la paix et de la civilisation du monde.

Les mauvaises dispositions du cabinet britannique contre le vice-roi d’Égypte éclatèrent avec beaucoup de vivacité : la France chercha à les tempérer. Le cabinet britannique, sur les représentations de la France, appréciant le danger d’un acte de vive force, renonça à recouvrer la flotte turque par des moyens violents. Cette proposition n’eut point de suite.

Il était devenu nécessaire de s’expliquer enfin pour savoir de quelle manière se viderait la question territoriale entre le sultan et le vice-roi. Le dissentiment entre les vues de la France et de l’Angleterre éclata plus vivement. Lord Palmerston déclara qu’à ses yeux le vice-roi devait recevoir l’Égypte héréditairement ; mais que, pour prix de cette hérédité, il devait abandonner immédiatement les villes saintes, l’île de Candie, le district d’Adana et la Syrie tout entière. Toutefois, il modifia un peu ses premières vues, et consentit à joindre à la possession héréditaire de l’Égypte la possession, héréditaire aussi, du pachalik d’Acre, moins la place d’Acre.

La France n’admit point ces propositions : elle jugea que le vice-roi, vainqueur du sultan à Nezib, sans avoir été l’agresseur, ayant de plus consenti à s’arrêter quand il pouvait fondre sur l’Empire et renverser le trône du sultan, méritait plus de ménagement. Elle pensa que, de la part des puissances qui l’avaient engagé, en 1833, à accepter les conditions de Kutahié, il y aurait peu d’équité à lui imposer des conditions beaucoup plus rigoureuses alors qu’il n’avait rien fait pour perdre le bénéfice de cette transaction. Elle crut qu’en lui enlevant les villes saintes, l’île de Candie, le district d’Adana, position offensive et qui, restituée à la Porte, rendait à celle-ci toute sécurité, on devait lui assurer la possession héréditaire de l’Égypte et de la Syrie. La victoire de Nezib, gagnée sans agression de sa part, aurait pu seule lui valoir l’hérédité de ses possessions depuis le Nil jusqu’au Taurus. Mais en tenant la victoire de Nezib pour non avenue, en faisant acheter à Méhémet-Ali l’hérédité, au prix d’une partie de ses possessions actuelles, il y avait du moins rigoureuse justice à ne pas lui enlever plus que Candie, Adana et les villes saintes. D’ailleurs la France demandait par quels moyens on prétendait réduire Méhémet-Ali. Sans doute les cabinets européens étaient forts contre lui, lorsqu’il voulait menacer Constantinople ; dans ce cas, des flottes dans la mer de Marmara suffisaient pour l’arrêter. Mais pour lui ôter la Syrie, quels moyens avait-on ? Des moyens peu efficaces, comme un blocus ; peu légitimes, comme des provocations à l’insurrection ; très dangereux, très contraires au but proposé, comme une armée russe. La France proposa donc, en septembre 1839, d’adjuger au vice-roi l’hérédité de l’Égypte et l’hérédité de la Syrie.

Jamais, à aucune époque de la négociation, la France n’a proposé autre chose, excepté dans ces derniers temps, lorsqu’elle a conseillé au vice-roi de se contenter de la possession viagère de la Syrie. J’ai examiné les dépêches antérieures à mon administration, et je n’y ai vu nulle part que le général Sébastiani ait été autorisé à proposer la délimitation contenue dans le traité du 15 juillet, ou qu’il ait spontanément pris sur lui de la proposer. Je lui ai demandé, à lui-même, quels étaient ses souvenirs à cet égard, et il m’a affirmé qu’il n’avait fait aucune proposition de ce genre. La France donc proposa en 1839 l’attribution au vice-roi de l’hérédité de l’Égypte et de l’hérédité de la Syrie. Elle fut malheureusement en dissentiment complet avec l’Angleterre.

Ce dissentiment, à jamais regrettable, fut bientôt connu de l’Europe entière. Tout à coup, et comme par enchantement, il fit cesser les divergences qui avaient séparé les quatre cours, et amena entre elles un subit accord. L’Autriche, qui d’abord avait donné une pleine adhésion à nos propositions, qui, sur le point de notifier cette adhésion à Londres, n’avait, nous disait-elle, suspendu cette notification que pour nous donner le temps de nous mettre d’accord avec l’Angleterre, l’Autriche commença à dire qu’entre la France et l’Angleterre elle se prononcerait pour celle des deux cours qui accorderait la plus grande étendue de territoire au sultan. Il est vrai qu’alors elle protestait encore contre la pensée de recourir à des moyens coercitifs dont elle était la première à proclamer le danger. La Prusse adopta le sentiment de l’Autriche. La Russie envoya à Londres M. de Brünnow, en septembre 1839, pour faire ses propositions. La Russie, qui naguère repoussait comme peu convenable l’idée d’une intervention européenne entre le sultan et le vice-roi, et ne semblait voir de ressource que dans un arrangement direct, la Russie adhérait maintenant à tous les arrangements territoriaux qu’il plairait à l’Angleterre d’adopter, et demandait qu’en cas de reprise des hostilités, on la laissât, au nom des cinq cours, couvrir Constantinople avec une armée, tandis que les flottes anglaise et française bloqueraient la Syrie.

Ces propositions réalisaient justement la combinaison que l’Angleterre avait jusque-là regardée comme la plus dangereuse pour l’Empire ottoman, la protection d’une armée russe ; combinaison redoutable, non par la possibilité qu’une armée russe pût être tentée de rester définitivement à Constantinople, mais uniquement parce que la Russie, ajoutant ainsi au fait de 1833 un second fait exactement semblable, aurait créé en sa faveur l’autorité des précédents.

Ces propositions ne furent point accueillies. M. de Brünnow quitta Londres et y revint en janvier 1840 avec des propositions nouvelles. Elles différaient des premières en ce qu’elles accordaient à la France et à l’Angleterre la faculté d’introduire chacune trois vaisseaux dans une partie limitée de la mer de Marmara, pendant que les troupes russes occuperaient Constantinople.

La négociation s’est arrêtée là pendant plusieurs mois, depuis le mois de février jusqu’à celui de juillet 1840. Dans cet intervalle, un nouveau ministère et un nouvel ambassadeur ont été chargés des affaires de la France. Le cabinet français a toujours répété qu’il ne croyait pas juste de retrancher la Syrie du nombre des possessions égyptiennes ; que, s’il était possible que le vice-roi y consentît, la France ne pouvait être pour le vice-roi plus ambitieuse que lui-même ; mais que, s’il fallait lui arracher la Syrie par la force, le gouvernement français ne voyait, pour y réussir, que des moyens ou inefficaces ou dangereux, et que, dans ce cas, il s’isolerait des autres cours et tiendrait une conduite tout à fait séparée.

Pendant que le cabinet français tenait ce langage à Londres avec franchise et persévérance, l’ambassadeur français à Constantinople ne cherchait pas à négocier un arrangement direct entre le sultan et le vice-roi ; il ne donnait pas, ainsi que semble le croire lord Palmerston sans l’affirmer, il ne donnait pas le premier l’exemple de la séparation.

Jamais notre représentant à Constantinople n’a tenu la conduite qu’on lui prête ; jamais les instructions du gouvernement du Roi ne lui ont prescrit une pareille marche. Sans doute la France n’a cessé de travailler à un rapprochement entre le sultan et le vice-roi, à les disposer l’un et l’autre à de raisonnables concessions, à faciliter ainsi la tâche délicate dont l’Europe s’était imposé l’accomplissement ; mais nous avons constamment recommandé, tant à M. le comte de Pontois qu’à M. Cochelet, d’éviter avec le plus grand soin tout ce qui eût pu être considéré comme une tentative de mettre à l’écart les autres puissances, et ils ont été scrupuleusement fidèles à cette recommandation.

L’Angleterre avait à choisir entre la Russie, lui offrant l’abandon du vice-roi à condition de faire adopter les propositions de M. de Brünnow, c’est-à-dire l’exécution consentie par l’Europe du traité d’Unkiar-Skélessi, et la France ne demandant qu’une négociation équitable et modérée entre le sultan et Méhémet-Ali, une négociation qui prévînt de nouvelles hostilités, et, à la suite de ces hostilités, le cas le plus dangereux pour l’intégrité de l’Empire ottoman, la protection directe et matérielle d’un seul État puissant.

Avant de faire son choix définitif entre la Russie et la France, le cabinet de Londres ne nous a pas fait les offres réitérées dont on parle pour nous amener à ses vues. Ses efforts se sont bornés à une seule proposition.

En 1839, on accordait au vice-roi la possession héréditaire de l’Égypte et du pachalik d’Acre, moins la citadelle ; en 1840, lord Palmerston nous proposa de lui accorder le pachalik d’Acre avec la citadelle de plus, mais avec l’hérédité de moins. Assurément, c’était là retrancher de la première offre plus qu’on n’y ajoutait, et on ne pouvait pas dire que ce fût une proposition nouvelle, ni surtout plus avantageuse.

Mais cette proposition, si peu digne du titre de proposition nouvelle, car elle ne contenait aucun avantage nouveau, n’avait en rien le caractère d’un ultimatum. Elle ne nous fut nullement présentée ainsi. Nous étions si loin de la considérer sous cet aspect que, sur une insinuation de MM. de Bülow et de Neumann, nous conçûmes l’espérance d’obtenir pour le vice-roi la possession viagère de toute la Syrie, jointe à la possession héréditaire de l’Égypte.

Sur l’affirmation de MM. de Bülow et de Neumann que cette proposition, si elle était faite, serait la dernière concession de lord Palmerston, nous envoyâmes M. Eugène Périer à Alexandrie pour disposer le vice-roi à consentir à un arrangement qui nous semblait le dernier possible. Ce n’était pas, comme le dit lord Palmerston, faire dépendre la négociation de la volonté d’un pacha d’Égypte, mais disposer les volontés contraires et les amener à un arrangement amiable qui prévînt le cruel spectacle aujourd’hui donné au monde.

La France avait quelque droit de penser qu’une si longue négociation ne se terminerait pas sans une dernière explication, que la grande et utile alliance, qui depuis dix ans la liait à l’Angleterre, ne se dissoudrait pas sans un dernier effort de rapprochement. Les insinuations qui lui avaient été faites, et qui tendaient à faire croire que peut-être on accorderait la possession viagère de la Syrie au vice-roi, devaient l’entretenir dans cette espérance. Tout à coup, le 17 juillet, lord Palmerston appelle au Foreign-Office l’ambassadeur de France, et lui apprend qu’un traité avait été signé depuis l’avant-veille ; il le lui apprend sans même lui donner connaissance du texte de ce traité. Le cabinet français a dû en être surpris. Il n’ignorait pas sans doute que les trois cours du continent avaient adhéré aux vues de l’Angleterre, que, par conséquent un arrangement des quatre cours sans la France était possible ; mais il ne devait pas croire que cet arrangement aurait lieu sans qu’on l’en eût préalablement averti, et que l’alliance française serait aussi promptement sacrifiée.

L’offre que le vice-roi a faite, en juin, au sultan, de restituer la flotte turque, et de laquelle on a craint de voir sortir un arrangement direct secrètement proposé par nous, la possibilité qui s’est offerte à cette époque d’insurger la Syrie, paraissent être les deux motifs qui ont fait succéder dans le cabinet anglais, à une longue inertie, une résolution soudaine. Si le cabinet britannique avait voulu avoir avec nous une dernière et franche explication, le cabinet français aurait pu lui démontrer que l’offre de renvoyer la flotte n’était pas une combinaison de la France pour amener un arrangement direct, car elle n’a connu cette offre qu’après qu’elle a été faite ; peut-être aussi aurait-il pu lui persuader que le soulèvement de la Syrie était un moyen peu digne et peu sûr.

Tels sont les faits dont la France affirme la vérité avec la sincérité et la loyauté qui conviennent à une grande nation.

Il en résulte évidemment :

1º Que l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman ont été entendues, au début de la négociation, comme la France les entend aujourd’hui, non pas comme une limite territoriale plus ou moins avantageuse entre le sultan et le vice-roi, mais comme une garantie des cinq cours contre une marche offensive de Méhémet-Ali, et contre la protection exclusive d’une seule de ces cinq puissances.

2º Que la France, loin de modifier ses opinions en présence des quatre cours toujours unies de vues, d’intentions et de langage, a toujours, au contraire, entendu la question turco-égyptienne d’une seule manière, tandis qu’elle a vu les quatre cours, d’abord en désaccord, s’unir ensuite dans l’idée de sacrifier le vice-roi, et l’Angleterre, satisfaite de ce sacrifice, se rapprocher des trois autres et former une union, il est vrai, aujourd’hui très persévérante dans ses vues, très soudaine, très inquiétante dans ses résolutions.

3º Qu’on n’a pas fait à la France des sacrifices réitérés pour l’attirer au projet des quatre cours, puisqu’on s’est borné à lui offrir, en 1839, de joindre à l’Égypte le pachalik d’Acre, sans la place d’Acre, mais avec l’hérédité de ce pachalik, et à lui offrir en 1840 le pachalik d’Acre, avec la place, mais sans l’hérédité.

4º Qu’elle n’a pas été avertie, comme on le dit, que les quatre cours allaient passer outre si elle n’adhérait pas à leurs vues, que, tout au contraire, elle avait quelques raisons de s’attendre à de nouvelles propositions quand, à la nouvelle du départ de Sami-Bey pour Constantinople et de l’insurrection de Syrie, on a soudainement signé, sans l’en prévenir, le traité du 15 juillet, dont on ne lui a donné connaissance que lorsqu’il était déjà signé, et communication que deux mois plus tard.

5º Enfin, qu’on n’a pas droit de compter sur son adhésion passive à l’exécution de ce traité, puisque, si elle a surtout insisté sur la difficulté des moyens d’exécution, elle n’a toutefois jamais professé, pour le but pas plus que pour les moyens, une indifférence qui permît de conclure qu’elle n’interviendrait en aucun cas dans ce qui se passerait en Orient ; que, bien loin de là, elle a toujours déclaré qu’elle s’isolerait des quatre autres puissances, si certaines résolutions étaient adoptées ; que jamais aucun de ses agents n’a été autorisé à dire une parole de laquelle on pût conclure que cet isolement serait l’inaction, et qu’elle a toujours entendu, comme elle entend encore, se réserver à cet égard sa pleine liberté.

Le cabinet français ne reviendrait point sur de telles contestations si la note de lord Palmerston ne lui en faisait un devoir rigoureux. Mais il est prêt à les mettre tout à fait en oubli, pour traiter le fond des choses, et attirer l’attention du secrétaire d’État de Sa Majesté Britannique sur le côté vraiment grave de la situation.

L’existence de l’Empire turc est en péril, l’Angleterre s’en préoccupe, et elle a raison ; toutes les puissances amies de la paix doivent s’en préoccuper aussi ; mais comment faut-il s’y prendre pour raffermir cet Empire ? Lorsque les sultans de Constantinople, n’ayant plus la force de régir les vastes provinces qui dépendaient d’eux, ont vu la Moldavie, la Valachie, et plus récemment la Grèce, s’échapper insensiblement de leurs mains, comment s’y est-on pris ? A-t-on, par une décision européenne, appuyée sur des troupes russes et des flottes anglaises, cherché à restituer aux sultans des sujets qui leur échappaient ? Assurément non. On n’a pas essayé l’impossible. On ne leur a pas rendu la possession et l’administration directe des provinces qui se détachaient de l’Empire. On ne leur a laissé qu’une suzeraineté presque nominale sur la Valachie et la Moldavie, on les a tout à fait dépossédés de la Grèce. Est-ce par esprit d’injustice ? Non certainement. Mais l’empire des faits, plus fort que les résolutions des cabinets, a empêché de restituer à la Porte soit la souveraineté directe de la Moldavie et de la Valachie, soit l’administration, même indirecte, de la Grèce ; et la Porte n’a eu de repos que depuis que ce sacrifice a été franchement opéré. Quelle vue a dirigé les cabinets dans ces sacrifices ? C’est de rendre indépendantes, c’est de soustraire à l’ambition de tous les États voisins les portions de l’Empire turc qui s’en séparaient. Ne pouvant refaire un grand tout, on a voulu que les parties détachées restassent des États indépendants des Empires environnants.

Un fait semblable vient de se produire depuis quelques années relativement à l’Égypte et à la Syrie. L’Égypte a-t-elle jamais été véritablement sous l’empire des sultans ? Personne ne le pense, et personne ne croirait aujourd’hui pouvoir la faire gouverner directement de Constantinople. On en juge apparemment ainsi, puisque les quatre cours décernent à Méhémet-Ali l’hérédité de l’Égypte, en réservant toutefois la suzeraineté du sultan. Elles-mêmes, en cela, entendent comme la France l’intégrité de l’Empire ottoman ; elles se bornent à vouloir lui conserver tout ce qu’il pourra retenir sous son autorité. Elles veulent, autant que possible, un lien de vasselage entre l’Empire et ses parties détachées. Elles veulent, en un mot, tout ce que veut la France. Les quatre cours, en attribuant au vassal heureux qui a su gouverner l’Égypte, l’hérédité de cette province, lui attribuent encore le pachalik d’Acre ; mais elles lui refusent les trois autres pachaliks de Syrie, les pachaliks de Damas, d’Alep, de Tripoli. Elles appellent cela sauver l’intégrité de l’Empire ottoman ! Ainsi, l’intégrité de l’Empire ottoman est sauvée même quand on en détache l’Égypte et le pachalik d’Acre ; mais elle est détruite, si on en détache de plus Tripoli, Damas et Alep ! Nous le disons franchement, une telle thèse ne saurait se soutenir gravement devant l’Europe.

Évidemment il ne saurait y avoir, pour donner ou retirer ces pachaliks à Méhémet-Ali, que des raisons d’équité et de politique. Le vice-roi d’Égypte a fondé un État vassal avec génie et avec suite. Il a su gouverner l’Égypte et même la Syrie, que jamais les sultans n’avaient pu gouverner. Les musulmans, depuis longtemps humiliés dans leur juste fierté, voient en lui un prince glorieux qui leur rend le sentiment de leur force. Pourquoi affaiblir ce vassal utile qui, une fois séparé par une frontière bien choisie des États de son maître, deviendra pour lui le plus précieux des auxiliaires ? Il a aidé le sultan dans sa lutte contre la Grèce ; pourquoi ne l’aiderait-il pas dans sa lutte contre les voisins d’une religion hostile à la sienne ? Son intérêt répond de lui, à défaut de sa fidélité. Quand Constantinople sera menacée, Alexandrie sera en péril : Méhémet-Ali le sait bien, il prouve tous les jours qu’il le comprend parfaitement.

Il faut, pour garder l’intégrité de l’Empire ottoman, depuis Constantinople jusqu’à Alexandrie, il faut à la fois le sultan et le pacha d’Égypte, celui-ci uni à celui-là par un lien de vasselage. Le Taurus est la ligne de séparation indiquée entre eux. Mais on veut ôter au pacha d’Égypte les clefs du Taurus ; soit : qu’on les rende à la Porte, et pour cela qu’on retire le district d’Adana à Méhémet-Ali. On veut lui ôter aussi la clef de l’Archipel ; qu’on lui refuse Candie : il y consent. La France, qui n’avait pas promis son influence morale au traité du 15 juillet, mais qui la doit tout entière à la paix, a conseillé ces sacrifices à Méhémet-Ali, et il les a faits. Mais, en vérité, pour lui ôter encore deux ou trois pachaliks, et les donner, non au sultan, mais à l’anarchie ; pour assurer ce singulier triomphe de l’intégrité de l’Empire ottoman, déjà privé de la Grèce, de l’Égypte, du pachalik d’Acre, appeler sur cette intégrité le seul danger sérieux qui la menace, celui que l’Angleterre trouvait si sérieux l’année dernière que pour le prévenir elle proposait de forcer les Dardanelles, c’est là une manière bien singulière de pourvoir à ces grands intérêts.

Admettons cependant, pour un moment, que les vues du cabinet britannique soient mieux entendues que celles du cabinet français ; l’alliance de la France ne valait-elle pas mieux, pour l’intégrité de l’Empire ottoman et pour la paix du monde, que telle ou telle délimitation en Syrie ?

On ne s’alarmerait pas tant sur l’intégrité de l’Empire ottoman si on ne craignait de grands bouleversements de territoire dans le monde, si on ne craignait la guerre, qui seule rend ces grands bouleversements possibles. Or, pour les prévenir, quelle était la combinaison la plus efficace ? N’était-ce pas l’alliance de la France et de l’Angleterre ? Depuis Cadix jusqu’aux bords de l’Oder et du Danube, demandez-le aux peuples ? Demandez-leur ce qu’ils pensent à cet égard, et ils répondront que c’est cette alliance qui depuis dix ans a sauvé la paix et l’indépendance des États, sans nuire à la liberté des nations.

On dit que cette alliance n’est pas rompue, qu’elle renaîtrait après le but atteint par le traité du 15 juillet. Quand on aura poursuivi à quatre, sans nous et malgré nous, un but en soi mauvais, que du moins nous avons cru et déclaré tel, quand on l’aura poursuivi par une alliance trop semblable à ces coalitions qui ont depuis cinquante ans ensanglanté l’Europe, croire qu’on retrouvera la France sans défiance, sans ressentiment d’une telle offense, c’est se faire de sa fierté nationale une idée qu’elle n’a jamais donnée au monde.

On a donc sacrifié gratuitement, pour un résultat secondaire, une alliance qui a maintenu l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman beaucoup plus sûrement que ne le fera le traité du 15 juillet.

On dira que la France pouvait aussi faire la même réflexion, et qu’elle pouvait, si la question des limites en Syrie lui paraissait secondaire, se rendre aux vues de l’Angleterre, et acheter par ce sacrifice le maintien de l’alliance. A cela il y a une réponse fort simple. La France, une fois d’accord sur le but avec ses alliés, aurait fait, non pas de ces sacrifices essentiels qu’aucune nation ne doit à une autre, mais celui de sa manière de voir sur certaines questions de limites. Elle vient de le prouver par les concessions qu’elle a demandées et obtenues du vice-roi. Mais on ne lui a pas laissé le choix. On lui a fait part d’une nouvelle alliance quand déjà elle était conclue. Dès lors elle a dû s’isoler. Elle l’a fait, mais elle ne l’a fait qu’alors. Depuis, toujours fidèle à sa politique pacifique, elle n’a cessé de conseiller au vice-roi d’Égypte la plus parfaite modération. Bien qu’armée et libre de son action, elle fera tous ses efforts pour éviter au monde des douleurs et des catastrophes. Sauf les sacrifices qui coûteraient à son honneur, elle fera tout ce qu’elle pourra pour maintenir la paix ; et si aujourd’hui elle tient ce langage au cabinet britannique, c’est moins pour se plaindre que pour prouver la loyauté de sa politique, non seulement à la Grande-Bretagne, mais au monde, dont aucun État, aujourd’hui, quelque puissant qu’il soit, ne saurait mépriser l’opinion. Le secrétaire d’État de Sa Majesté Britannique a voulu prouver son bon droit ; le secrétaire d’État de Sa Majesté le Roi des Français doit aussi à son Roi et à son pays de prouver la conséquence, la loyauté de la politique française dans la grave question d’Orient.

Recevez, monsieur l’ambassadeur, l’assurance de ma haute considération.

Le président du conseil, ministre des affaires étrangères.

A. THIERS.

P. S. Paris, 8 octobre. Pendant que j’écrivais cette dépêche, monsieur l’ambassadeur, de déplorables événements sont venus ajouter encore à la gravité de la situation. Aux démarches conciliantes du vice-roi d’Égypte on a répondu par les plus violentes hostilités. La Porte, cédant à de funestes conseils, a prononcé sa déchéance. Il ne s’agit plus seulement de restreindre la puissance de Méhémet-Ali, on veut le faire disparaître de la face du monde politique. Si c’étaient là les intentions sérieuses des puissances unies par le traité du 15 juillet, s’il fallait voir, dans ce qui vient de se passer, autre chose que l’entraînement presque involontaire d’une situation fausse dont on n’a pas su prévoir les conséquences, il y aurait à désespérer du rétablissement de l’harmonie entre les grandes puissances.

En conséquence, je crois devoir ajouter à la présente communication la note ci-jointe.

 

3º M. Thiers à M. Guizot.

 

Paris, le 8 octobre 1840.

Monsieur l’ambassadeur,

La grave question qui préoccupe aujourd’hui tout le monde vient de prendre une face toute nouvelle depuis la réponse que la Porte a faite aux concessions du vice-roi d’Égypte. Méhémet-Ali, en répondant aux sommations du sultan, a déclaré qu’il se soumettait aux volontés de son auguste maître, qu’il acceptait la possession héréditaire de l’Égypte, et qu’il s’en remettait, pour le reste des territoires qu’il occupait actuellement, à la magnanimité du sultan. Nous avons fait connaître au cabinet anglais ce qu’il fallait entendre par cette manière de s’exprimer ; et bien que Méhémet-Ali ne voulût pas déclarer immédiatement toutes les concessions auxquelles il avait été disposé par les vives instances de la France, nous avons pris sur nous de les faire connaître, et nous avons annoncé que Méhémet se résignerait, au besoin, à accepter la possession de l’Égypte héréditaire et de la Syrie viagère, en abandonnant immédiatement Candie, Adana, les villes saintes. Nous ajouterons que, si la Porte avait adhéré à cet arrangement, nous aurions consenti à le garantir de concert avec les puissances qui s’occupent de régler le sort de l’Empire ottoman.

Tous les esprits éclairés ont été frappés de la loyauté de la France qui, bien que tenant une conduite séparée, ne cessait pas d’exercer son influence au profit d’une solution modérée et pacifique de la question d’Orient. Ils ont aussi été frappés de la sagesse avec laquelle le vice-roi écoutait les conseils de la prudence et de la modération.

En réponse à de telles concessions, la Porte, soit qu’elle ait agi spontanément, soit qu’elle ait agi par des conseils irréfléchis reçus sur les lieux mêmes, la Porte, avant de pouvoir en référer à ses alliés, a répondu à la déférence du vice-roi par un acte de déchéance. Une telle conduite, aussi exorbitante qu’inattendue, excède même l’esprit du traité du 15 juillet et dépasse les conséquences les plus extrêmes qu’on pouvait en tirer. Ce traité que la France ne saurait invoquer car elle n’y adhère point, mais qu’elle rappelle pour montrer la rapidité avec laquelle on est entraîné déjà à des conséquences dangereuses, ce traité, dans le cas d’un refus absolu du vice-roi sur tous les points, laissait à la Porte la faculté de retirer ses premières offres, et d’en agir alors comme elle l’entendrait, suivant ses intérêts et les conseils de ses alliés ; mais il supposait deux choses, un refus absolu et péremptoire sur tous les points de la part du vice-roi et le recours aux conseils des quatre puissances. Or, rien de tout cela n’a eu lieu. Le vice-roi n’a point fait de refus absolu, et la Porte ne s’est pas même donné le temps de concerter une réponse avec ses alliés. Elle a répondu à des concessions inespérées par la déchéance ! Les quatre puissances ne sauraient approuver une telle conduite, et nous savons en effet que plusieurs d’entre elles l’ont déjà désapprouvée. Lord Palmerston nous a fait déclarer qu’il ne fallait voir en cela qu’une mesure comminatoire sans conséquence effective et nécessaire. M. le comte Appony, s’entretenant avec moi sur ce sujet, m’a annoncé la même opinion de la part de son cabinet. Nous prenons acte volontiers de cette sage manifestation, et nous en prenons aussi occasion d’exprimer à cet égard les intentions de la France.

La France a déclaré qu’elle consacrerait tous ses moyens au maintien de la paix et de l’équilibre européen. C’est le cas d’expliquer clairement ce qu’elle a entendu par cette déclaration. En acceptant avec une religieuse fidélité l’état de l’Europe tel qu’il résultait des traités, la France a entendu que, pendant la paix générale qui dure heureusement depuis 1815, cet État ne fût point changé, ni au profit, ni au détriment d’aucune des puissances existantes. C’est dans cette pensée qu’elle s’est toujours prononcée pour le maintien de l’Empire ottoman. La race turque, par ses qualités nationales, méritait assurément pour elle-même le respect de son indépendance ; mais les plus chers intérêts de l’Europe se rattachent aussi à l’existence de l’Empire turc. Cet Empire, en succombant, ne pouvait servir qu’à augmenter les États voisins aux dépens de l’équilibre général ; sa chute aurait entraîné un tel changement dans la proportion actuelle des grandes puissances que la face du monde en aurait été changée. La France, et toutes les puissances avec elle, l’ont tellement senti qu’elles se sont engagées à maintenir l’Empire ottoman, quels que fussent leurs intérêts respectifs relativement à sa chute ou à son maintien.

Mais l’intégrité de l’Empire ottoman s’étend des bords de la mer Noire à ceux de la mer Rouge. Il importe autant de garantir l’indépendance de l’Égypte et de la Syrie que l’indépendance du Bosphore et des Dardanelles. Un prince vassal a réussi à créer une administration ferme dans deux provinces que depuis longtemps les sultans de Constantinople n’avaient pu gouverner. Ce prince vassal, s’il n’a pas fait régner dans les provinces qu’il régit l’humanité de la civilisation européenne, que peut-être ne comportent pas encore les mœurs des pays qu’il administre, y a fait prévaloir plus d’ordre et de régularité que dans aucune partie de l’Empire turc. Il a su y créer une force publique, une armée, une marine ; il a relevé l’orgueil du peuple ottoman et lui a rendu un peu de cette confiance en lui-même qui est indispensable pour qu’il puisse défendre son indépendance. Ce prince vassal est devenu, suivant nous, partie essentielle et nécessaire de l’Empire ottoman. S’il était détruit, l’Empire n’acquerrait pas aujourd’hui les moyens qui lui ont manqué autrefois pour gouverner la Syrie et l’Égypte, et il perdrait un vassal qui fait maintenant l’une de ses principales forces. Il aurait des pachas insoumis envers leur maître et dépendants de toutes les influences étrangères. En un mot, une partie de l’intégrité de l’Empire ottoman serait compromise, et, avec une partie de cette intégrité, une partie de l’équilibre général. Dans l’opinion de la France, le vice-roi d’Égypte, par les provinces qu’il administre, par les mers sur lesquelles s’exerce son action, est nécessaire pour assurer les proportions actuellement existantes entre les divers États du monde.

Dans cette conviction, la France, aussi désintéressée dans la question d’Orient que les quatre puissances qui ont signé le protocole du 17 septembre, se croit obligée de déclarer que la déchéance du vice-roi, mise à exécution, serait à ses yeux une atteinte à l’équilibre général. On a pu livrer aux chances de la guerre actuellement engagée la question des limites qui doivent séparer, en Syrie, les possessions du sultan et du vice-roi d’Égypte ; mais la France ne saurait abandonner à de telles chances l’existence de Méhémet-Ali, comme prince vassal de l’Empire. Quelle que soit la limite territoriale qui les sépare par suite des événements de la guerre, leur double existence est nécessaire à l’Europe, et la France ne saurait admettre la suppression de l’un ou de l’autre. Disposée à prendre part à tout arrangement acceptable qui aurait pour base la double garantie de l’existence du sultan et du vice-roi d’Égypte, elle se borne dans ce moment à déclarer que, pour sa part, elle ne pourrait consentir à la mise à exécution de l’acte de déchéance prononcé à Constantinople.

Du reste, les manifestations spontanées de plusieurs des puissances signataires du traité du 15 juillet nous prouvent qu’en cela nous entendons l’équilibre européen comme elles-mêmes et qu’en ce point nous ne les trouverons pas en désaccord avec nous. Nous regretterions ce désaccord que nous ne prévoyons pas, mais nous ne saurions nous départir de cette manière d’entendre et d’assurer le maintien de l’équilibre européen.

La France espère qu’on approuvera en Europe le motif qui la fait sortir du silence. On peut compter sur son amour de la paix, sentiment constant chez elle, malgré les procédés dont elle a cru avoir à se plaindre. On peut compter sur son désintéressement, car on ne saurait même la soupçonner d’aspirer en Orient à des acquisitions de territoire. Mais elle aspire à maintenir l’équilibre européen. Ce soin est remis à toutes les grandes puissances. Son maintien doit être leur gloire et leur principale ambition.

Agréez, etc.

 

XII

Projet de discours pour l’ouverture de la session des Chambres de 1840, présenté au Roi le 20 octobre 1840 par le cabinet présidé par M. Thiers, et non agréé par le Roi.

 

Messieurs les Pairs,

Messieurs les Députés,

En vous réunissant aujourd’hui, j’ai devancé l’époque ordinaire de la convocation des Chambres. Vous apprécierez la gravité des circonstances qui ont dicté à mon gouvernement cette détermination.

Au moment où finissait la dernière session, un traité a été signé entre la Porte ottomane, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, la Russie, pour régler le différend survenu entre le sultan et le vice-roi d’Égypte.

Cet acte important, accompli sans la participation de la France et dans les vues d’une politique à laquelle elle n’a point adhéré, pouvait, dans l’exécution, amener de dangereuses conséquences. La France devait les prévoir et se disposer à faire face à tous les événements. Mon gouvernement a pris sous sa responsabilité toutes les mesures qu’autorisaient les lois et que prescrivait la situation nouvelle.

La France, qui continue à souhaiter sincèrement la paix, demeure fidèle à la politique que vous avez plus d’une fois appuyée par d’éclatants suffrages. Jalouse d’assurer l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman, elle les croit conciliables avec l’existence du vice-roi d’Égypte, devenu lui-même un des éléments nécessaires de la force de cet Empire. C’est en ménageant tous les droits, en respectant tous les intérêts, qu’on peut jeter en Orient les bases d’un arrangement durable.

Mais les événements qui se pressent pourraient amener des modifications plus graves. Les mesures prises jusqu’ici par mon gouvernement pourraient alors ne plus suffire. Il importe donc de les compléter par des mesures nouvelles pour lesquelles le concours des deux Chambres était nécessaire. J’ai dû les convoquer. Elles penseront comme moi que la France, qui n’a pas été la première à livrer le repos du monde à la fortune des armes, doit se tenir prête à agir le jour où elle croirait l’équilibre européen sérieusement menacé.

(Le paragraphe de l’Espagne manque.)

La satisfaction à laquelle nous avions droit n’ayant pas été obtenue de la république Argentine, j’ai ordonné que de nouvelles forces fussent ajoutées à l’escadre dont la présence dans ces parages doit amener une conclusion favorable à nos justes réclamations.

En Afrique, le succès a couronné nos armes dans plusieurs expéditions importantes où s’est signalée la valeur de nos soldats. Deux de mes fils ont partagé leurs périls. Le plan de l’occupation définitive de l’Algérie est en partie réalisé. De nouveaux efforts seront nécessaires pour l’achever ; mais, en ce moment, tant que la situation générale de l’Europe ne changera pas, nous nous bornerons à occuper fortement les points où flotte notre drapeau.

A l’intérieur, l’ordre a été maintenu. La ville de Boulogne a été le théâtre d’une tentative insensée qui n’a servi qu’à faire éclater de nouveau le dévouement de la garde nationale, de l’armée et de la population. Toutes les ambitions et tous les souvenirs échoueront contre une monarchie créée et défendue par la toute-puissance du vœu national.

La Providence a encore une fois préservé ma tête des coups qui la menaçaient. L’impuissance n’a point découragé les passions anarchiques. Sous quelque forme qu’elles se présentent, la fermeté de mon gouvernement les combattra avec l’arme des lois. Pour moi, dans ces tristes épreuves, je ne veux me souvenir que de l’affection dont la France m’a donné les touchants témoignages.

Cette session sera presque tout entière consacrée à l’examen des mesures que les circonstances ont commandées à mon gouvernement ou peuvent lui commander encore. Il ne vous présentera que les projets de loi indispensables à l’expédition des affaires. La loi du budget ne tardera pas à être soumise à votre examen. J’ai prescrit la plus sévère économie dans la fixation des dépenses ordinaires. J’ai l’espérance que l’état de nos finances nous permettra de satisfaire  aux besoins du pays sans lui imposer de nouvelles charges.

Messieurs, j’aime à compter plus que jamais sur votre patriotique concours. Vous voulez comme moi que la France soit forte et grande. Aucun sacrifice ne vous coûterait pour lui conserver dans le monde le rang qui lui appartient. Elle n’en veut pas déchoir. La France est fortement attachée à la paix, mais elle ne l’achèterait pas d’un prix indigne d’elle, et votre Roi, qui a mis sa gloire à la conserver au monde, veut laisser intact à son fils ce dépôt sacré d’indépendance et d’honneur national que la Révolution française a mis dans ses mains.